CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 19 OCTOBRE 1972
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
I — Introduction
Rappel des faits
Par trois ordonnances, en date du 1er mars 1972, le Bundessozialgericht de Kassel (Cour sociale fédérale) vous a saisis, conformément à l'article 177 du traité de Rome, de questions préjudicielles portant sur l'interprétation du règlement no 3 du Conseil de la Communauté économique européenne, relatif à la sécurité sociale des travailleurs migrants (affaires 14-72, 15-72 et 16-72).
Un bref rappel des conditions dans lesquelles cette juridiction a été conduite à vous soumettre ces questions est nécessaire.
Selon la législation de la République fédérale, toute personne atteinte de tuberculose, qu'elle soit de nationalité allemande ou non, assuré social ou non, a droit, en vertu de la loi fédérale du 30 juin 1961 sur l'assistance sociale (Bundessozialhilfegesetz), à des prestations comprenant, notamment, le traitement médical ou l'hospitalisation, une allocation financière pour son entretien, une aide en vue de l'intégration dans la vie active.
Le financement de ces prestations incombe, non seulement aux institutions d'assistance, mais aussi aux organismes d'assurance pension. C'est l'article 1244a de la loi sur les assurances sociales (Reichsversicherungsordnung — RVO) qui fait obligation à ces organismes d'intervenir en faveur des assurés ou de leurs ayants droit, lorsque ces affiliés ont versé des cotisations, au titre d'une activité soumise à l'assurance obligatoire, pendant au moins 6 mois civils au cours des deux années précédant la
constatation de la maladie ou lorsqu'ils satisfont à la condition de délai d'attente général de 60 mois pour les pensions au titre de l'invalidité professionnelle.
A — Dans la première des affaires déférées à la Cour sociale fédérale, le Sieur Heinze, citoyen allemand, a travaillé en Allemagne pendant 36 mois, de 1950 à 1953, puis dans le grand-duché de Luxembourg durant 84 mois, de 1953 à 1960. Son épouse et son fils ont été atteints, en 1966, de tuberculose contagieuse, nécessitant un traitement. La Caisse des pensions de Düsseldorf a rejeté la demande de prise en charge de ce traitement au motif que les périodes pendant lesquelles M. Heinze, assujetti au
régime de l'assurance obligatoire, avait cotisé en Allemagne étaient insuffisantes au regard des conditions exigées par l'article 1244a du RVO.
Saisi du litige, en première instance, le Sozialgericht de Düsseldorf estima, au contraire, qu'en application des articles 16 et suivants du règlement no 3 du Conseil de la Communauté économique européenne les périodes pendant lesquelles l'intéressé avait travaillé au Luxembourg devaient être totalisées avec les périodes d'affiliation au régime allemand; que, dès lors, les ayants droit de M. Heinze avaient droit aux prestations prévues pour les tuberculeux.
Sur appel de la Caisse des pensions, le Landessozialgericht confirma cette décision, en se fondant, non sur l'article 16 du règlement no 3, mais sur les articles 24 et suivants qui concernent la totalisation des périodes d'assurance en matière de prestations d'invalidité.
B — Dans la deuxième affaire, le Land de Basse-Saxe, représenté par le bureau d'aide sociale, réclamait à la Caisse d'assurance pension de Hanovre le remboursement des frais d'hospitalisation de M. Antonio Buscema, ressortissant italien, atteint d'une tuberculose contagieuse nécessitant un traitement de longue durée. Celui-ci a été affilié en Italie, pendant 8 ans, de 1956 à 1964, au régime de l'assurance invalidité; il a, en outre, acquitté des cotisations au titre de l'assurance, spéciale aussi en
Italie, contre le risque de tuberculose, jusqu'au 31 mars 1965. Puis, aussitôt après, il a occupé, en Allemagne, un emploi assujetti au régime de l'assurance maladie et de l'assurance pension obligatoire.
Reconnu malade en août 1965, il fut admis dans un établissement de soins; les frais de son hospitalisation furent supportés par le bureau d'aide sociale de Basse-Saxe qui en demanda le remboursement à la Caisse d'assurance pension, en raison de la qualité d'affilié de M. Buscema.
Le Sozialgericht de Hanovre donna gain de cause au bureau d'aide sociale, en retenant que la prestation en cause devait être qualifiée prestation de maladie et, qu'en vertu de l'article 16 du règlement no 3, il convenait de totaliser les périodes d'assurance en Italie et en Allemagne fédérale. En appel, le Landessozialgericht de Basse-Saxe a confirmé cette solution, mais en appliquant les dispositions du règlement communautaire relatives aux prestations d'invalidité.
C — Enfin, dans la troisième affaire, le litige au principal oppose la Caisse de maladie de Hambourg à la Caisse d'assurance pension du Schleswig-Holstein au sujet du remboursement des frais d'hospitalisation de la fille d'un ressortissant italien, M. Primo Primus, atteinte de tuberculose en mai 1965. Ce travailleur justifie de périodes d'assurance en Allemagne qui seraient, à elles-seules, insuffisantes pour motiver la prise en charge de l'hospitalisation de sa fille par un organisme d'assurance
pension. Mais il fait également état de périodes d'assurance en Italie, au Luxembourg, ainsi d'ailleurs qu'en Suisse. Le Sozialgericht de Hambourg a condamné la Caisse d'assurance pension à rembourser les frais d'hospitalisation, en admettant la totalisation des périodes d'assurance de M. Primus, au motif que les prestations prévues par l'article 1244a du RVO seraient des prestations d'invalidité, au sens des articles 26 et 27 du règlement no 3. En appel, le Landessozialgericht de Hambourg a
confirmé ce jugement.
La Cour sociale fédérale vous demande, en premier lieu, par une question préjudicielle commune à ces trois affaires, si les articles 26 et 27 du règlement no 3, qui prévoient la totalisation des périodes d'assurance pour la couverture du risque d'invalidité, sont applicables, par analogie, aux dispositions de la législation allemande relatives à la lutte contre la tuberculose, étant précisé, par les ordonnances de renvoi, que «selon le droit en vigueur en République fédérale allemande, ces
dispositions concernent, non pas des prestations de sécurité sociale, mais une obligation qui, dans le cadre de la prophylaxie, est imposée, dans certaines conditions, aux organismes d'assurance pension». La Cour sociale ajoute que les prestations en cause n'ont pas le caractère de pensions; elles ne sont pas réparties «pro rata temporis» ; elles sont servies indépendamment de la réalisation ou de la menace du risque d'invalidité; enfin, la charge incombant aux organismes de pension dépend d'une
durée minimale d'affiliation des intéressés au régime de l'assurance, mais, cette condition remplie, les prestations ne varient pas en fonction de la durée d'affiliation.
Deux autres questions de caractère complémentaire vous sont posées par la Cour sociale dans les affaires nos 15 et 16; vous n'aurez à les examiner que si vous répondez par l'affirmative à la question commune aux trois ordonnances de renvoi.
II — Applicabilité du règlement no 3
Question de principe
Les litiges au principal procèdent, on l'a vu, des répartitions de compétence que détermine la législation allemande, en matière de lutte contre la tuberculose, entre les organismes d'aide sociale et les caisses d'assurance pension.
En effet, contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, comme la France, où la protection contre la tuberculose relève du régime général maladie, les mesures édictées pour le traitement des tuberculeux et leur réinsertion dans la vie sociale font l'objet, en République fédérale allemande, de dispositions spéciales et autonomes prévues à l'origine dans un règlement du 8 septembre 1942 qui précisait d'ailleurs que les avantages octroyés n'entraient pas dans le cadre de l'assistance publique. Ces
dispositions ont été, par la suite, regroupées dans la loi du 23 juillet 1959 sur l'aide en cas de tuberculose, à laquelle a été substituée, deux années plus tard, la loi fédérale sur l'assistance sociale (Bundessozialhilfegesetz) du 30 juin 1961. Dans son titre III, section 8, ce texte rassemble désormais les diverses dispositions applicables, qu'il s'agisse du traitement médical à domicile ou de l'hospitalisation, de prestations en argent, telles que l'allocation de subsistance, de l'aide à
l'intégration — ou à la réintégration — dans la vie active, ou enfin de prestations particulières, telles qu'une aide en vue de disposer d'un personnel de remplacement ou d'une aide au logement.
Le bénéfice de ce régime de protection est assuré, au titre de l'aide sociale, sans condition de nationalité et sans exigence d'aucune activité professionnelle. Toutefois, les organismes d'assistance n'interviennent qu'à titre subsidiaire, c'est-à-dire seulement lorsque les personnes atteintes ne sont tributaires d'aucune autre institution de prévoyance sociale, et particulièrement d'un organisme d'assurance pension. Il en est de même dans les cas urgents: lorsqu'il n'a pas été immédiatement
possible de déterminer l'institution dont dépend le malade, c'est encore le bureau d'aide sociale qui supporte la charge des prestations, mais à titre provisoire, car l'organisme en définitive responsable doit lui rembourser les frais qu'il a exposés à titre d'avance.
En ce qui concerne les travailleurs affiliés à l'assurance pension obligatoire et leurs ayants droit, c'est l'article 1244a, introduit en 1959 dans le règlement sur les assurances sociales, qui met à la charge des caisses d'assurance pension les dépenses afférentes aux prestations octroyées en matière de tuberculose. Mais, le deuxième paragraphe de cet article exige, pour que soit admis le droit aux prestations, que des cotisations aient été versées, au titre d'un emploi ou d'une activité soumise à
l'assurance obligatoire, pendant au moins 6 mois civils au cours des 24 mois précédant la constatation de l'état nécessitant un traitement. A défaut, il faut que soit atteint le terme du délai d'attente de 60 mois, condition nécessaire pour le versement d'une prestation au titre de l'invalidité.
Ces dispositions, qui ne tendent qu'à déterminer l'organisme qui doit supporter la charge financière du régime, demeurent sans incidence sur la réponse à la première question posée par le Bundessozialgericht. Celle-ci conduit en effet à rechercher la «qualification», au sens du règlement no 3, des prestations mises à la charge des caisses d'assurance pension. Or, ce texte communautaire n'a pas à tenir compte de la répartition des attributions entre les organismes ou institutions nationales. Ses
critères ne reposent que sur la nature matérielle des avantages reconnus aux travailleurs et à leur famille.
En vérité, cette recherche recouvre deux problèmes distincts :
— Le premier met en cause le champ d'application même du règlement no 3.
Les avantages prévus par la loi allemande sont-ils au nombre des «prestations de sécurité sociale» qu'énumère l'article 2, paragraphe 1er , de ce règlement ?
— Le second implique que soit déterminé si, et en vertu de quelles dispositions du règlement, la règle de la totalisation des périodes d'assurance accomplies dans différents États membres, en l'espèce l'Allemagne, l'Italie et le Luxembourg, est applicable pour l'octroi desdites prestations.
Sur le premier point, vous vous trouvez, Messieurs, devant un problème voisin de celui que vous avez tranché, sur renvoi du tribunal du travail de Bruxelles, par votre arrêt du 22 juin 1972 rendu dans l'affaire 1-72, Dame Frilli. Les termes dans lesquels la Cour sociale fédérale a posé sa question essentielle révèlent clairement que, dans son opinion, le régime allemand spécifique des prestations octroyées aux personnes atteintes de tuberculose relèverait de la politique sanitaire, de l'action
prophylactique, et non de la sécurité sociale. Les motifs dont la Cour sociale assortit sa demande de décision préjudicielle inclinent, d'autre part, à suggérer que ce régime, organisé par la loi fédérale d'aide sociale de 1961, participerait de «l'assistance sociale et médicale».
Or, nous savons que le règlement no 3, en vigueur à l'époque où la Cour sociale fédérale vous a saisis, exclut expressément cette forme de protection de son champ d'application.
Ainsi que nous l'avons exposé dans l'affaire Frilli, il n'existe pas de critères rigoureux permettant de distinguer catégoriquement les deux notions complémentaires de «sécurité sociale» et d'«assistance», dont ni l'article 51 du traité de Rome, ni le règlement no 3 qui en procède, ne donnent de définition précise. Mais la rédaction du règlement, et plus spécialement des dispositions générales qui déterminent son champ d'application, montre que le Conseil a voulu conférer à la notion de «sécurité
sociale» son sens le plus large, tandis qu'au contraire l'exclusion de l'assistance sociale et médicale ne peut être interprétée que de manière restrictive.
Tel est bien le sens de votre jurisprudence. Vous avez constamment donné du règlement no 3 une interprétation très libérale, confirmée par l'arrêt du 22 juin dernier, et solidement assise sur les principes posés par l'article 51 du traité, dont l'objectif consiste à assurer la mise en œuvre pratique de la liberté de circulation et d'emploi des travailleurs communautaires sur le territoire de chacun des États membres. Cet objectif ne peut être atteint que par la reconnaissance de leur droit à toutes
les prestations de sécurité sociale, quelle qu'en soit la nature, ainsi que par la totalisation des périodes d'assurance effectuées sous l'empire de législations nationales différentes.
L'analyse de la législation allemande conduit à penser que les prestations servies aux tuberculeux relèvent bien de cette notion communautaire de la sécurité sociale, dans la mesure du moins où elles bénéficient à des travailleurs affiliés au régime obligatoire de prévoyance ou à leurs ayants droit.
1. Sans attacher d'importance décisive au fait que l'article 1244a, qui donne compétence en la matière aux organismes d'assurance pension, est intégré dans une législation de sécurité sociale, à savoir le règlement sur les assurances sociales, il convient de noter que ce texte, instituant un droit subjectif aux prestations, établit un lien direct entre la qualité d'affilié en régime d'assurance pension et l'exercice dudit droit, alors que, sur le plan de la pure assistance sociale, un tel lien fait
évidemment défaut.
La qualité d'affilié du tuberculeux ainsi soigné et aidé déclenche à elle-seule l'obligation prioritaire de l'organisme d'assurance-pension, alors que, dans le cadre de la loi fédérale d'aide sociale, l'intervention de l'organisme d'assistance est purement subsidiaire.
En second lieu, quelle que soit la diversité des prestations servies: traitement médical ou hospitalier, allocation de subsistance, aide à la réintégration dans la vie active, elles entrent bien, par leur nature même, dans le champ d'application de l'article 2, paragraphe 1er , du règlement communautaire, sans qu'il soit d'ailleurs besoin, pour trancher la question de principe, du moins à ce stade du raisonnement, de déterminer si elles doivent être classées parmi les prestations-maladie (alinéa
a) ou au nombre des prestations d'invalidité, y compris celles destinées à maintenir ou améliorer la capacité de gain (alinéa b).
Du point de vue du simple bon sens, ces prestations, destinées à permettre le traitement et la réinsertion sociale des tuberculeux, ne sont pas différentes, par nature, des autres prestations-maladie; le fait que la tuberculose soit une affection contagieuse présentant un réel danger pour l'ensemble de la population, le fait aussi que le traitement en soit généralement de longue durée et qu'une surveillance médicale attentive doive être exercée sur les malades, même après leur guérison, ne
sauraient, à l'évidence, modifier la qualification de ces prestations.
Que, d'ailleurs, les mesures ainsi prises, ou dans le cadre de la loi d'aide sociale, ou dans celui de l'assurance pension, s'intègrent dans une action générale de prophylaxie — il est, par exemple, précisé que les institutions de sécurité sociale peuvent donner, sous certaines réserves, des instructions à leurs affiliés atteints de tuberculose — n'a rien qui puisse surprendre, tant il est vrai que la plupart des interventions de la sécurité sociale participent nécessairement de la politique
sanitaire générale.
D'ailleurs, si la tuberculose est un fléau social, n'existe-t-il pas d'autres maladies contagieuses qui, même alors qu'elles ne présenteraient pas autant de danger, n'en ouvrent pas moins droit aux prestations de l'assurance maladie, dont le but principal est certes de permettre aux malades de se soigner et de recouvrer leur capacité de gain, mais dont l'effet est aussi de participer à une action prophylactique? L'existence, en Allemagne, d'un régime de protection spécifique contre la tuberculose
ne saurait avoir pour conséquence de soustraire les prestations qu'il prévoit au champ d'application de la notion de sécurité sociale, au sens du règlement no 3. C'est donc sans hésitation que nous proposons de répondre par l'affirmative à la question de principe qui vous est soumise.
2. Si vous admettez que le règlement no 3 est applicable, dans son principe, aux prestations en cause, il convient alors de rechercher en vertu de quelle disposition de ce texte la totalisation des périodes d'assurance serait imposée. Mais, d'abord, s'agit-il d'une véritable «totalisation» au sens où on l'entend pour des pensions de retraite ou d'invalidité, puisque ces prestations ne sont pas octroyées «prorata temporis», que leur montant est indépendant de la durée d'affiliation, que d'ailleurs
elles comprennent, outre certaines allocations en argent, la prise en charge du traitement médical et de l'hospitalisation? Si la question se pose, c'est seulement parce que l'ouverture du droit est subordonnée à une durée minimale de paiement des cotisations; ce n'est point en vue d'opérer le calcul des prestations.
La nature même de celles-ci conduit à se demander si la règle de la totalisation trouve, ici, son fondement dans les articles 16 et suivants du règlement no 3 (chapitre 1 du titre III) relatif aux prestations maladie ou dans les dispositions du chapitre 2 — articles 24 et suivants — concernant les prestations d'invalidité.
Bien que la juridiction de renvoi n'ait posé la question qu'au regard des articles 26 et 27, prenant ainsi, semble-t-il, parti pour l'application du régime de l'invalidité, nous ne pensons pas que vous soyez liés par cette manière de voir. Il vous appartient, au contraire, d'indiquer précisément le terrain sur lequel la juridiction nationale devra, selon une interprétation correcte du droit communautaire, se placer.
A cet égard, disons, des l'abord, que l'application du principe de la totalisation des périodes d'assurance ne fait, à nos yeux, aucun doute, quelle que soit celle des dispositions du règlement entre lesquelles il vous faudra, en définitive, choisir.
En effet, ce principe, découle directement de l'article 51 du traité, qui l'a institué comme l'un des moyens d'assurer la libre circulation des travailleurs, et si même vous n'estimiez pas possible de dégager du règlement no 3 une règle techniquement adaptée au cas des prestations prévues par la loi allemande en faveur des tuberculeux, il y aurait lieu de considérer que la totalisation n'en est pas moins applicable de droit.
Vous n'avez pas hésité à faire un raisonnement comparable dans votre arrêt du 27 octobre 1971 — affaire 23-71 — Janssen (Recueil, 1971, p. 859), en reconnaissant aux «aidants» agricoles du droit belge la possibilité de se prévaloir des périodes accomplies à titre de travailleur salarié, sous la législation d'un autre État membre, pour invoquer le bénéfice de certains avantages en matière d'assurance maladie-invalidité des travailleurs indépendants, et vous avez clairement motivé cette solution en
disant que «le but des articles 48 à 51 ne serait pas atteint, mais méconnu, si les périodes d'assurance acquises par le travailleur conformément à la législation d'un État membre devaient être, pour lui, perdues lorsque, profitant de la libre circulation qui lui est garantie, il change de lieu de travail et est ainsi soumis à un régime de sécurité sociale d'un autre État membre».
Toutefois, il vous faut prendre parti sur la nature des prestations en cause, et éclairer la Cour sociale fédérale sur le point de savoir quel régime de totalisation appliquer, celui des prestations maladie ou celui de l'invalidité. Car les solutions qui en découleront dans les litiges au principal dépendent, dans une certaine mesure, d'un tel choix.
Nous sommes, quant à nous, portés à considérer que les prestations servies en application de l'article 1244a du RVO doivent être rangées dans la catégorie des prestations de maladie, ainsi d'ailleurs que deux des juridictions sociales saisies en première instance l'ont admis.
A l'appui de cette conclusion, les arguments ne manquent pas :
— Tout d'abord, ces avantages ne sont manifestement pas des pensions d'invalidité, au sens propre du terme. Il ne s'agit pas de rentes destinées à compenser une incapacité de travail. Les prestations sont servies, on l'a vu, indépendamment d'une réduction de la capacité de gain et du souci de restaurer ou d'améliorer cette capacité.
Si l'on pouvait avoir, sur ce point, un doute en ce qui concerne l'allocation d'entretien, nul ne prétendrait que la prise en charge du traitement médical ou de l'hospitalisation soit assimilable à une pension d'invalidité. Il s'agit de prestations en nature, relevant du régime applicable au risque maladie.
— En second lieu, il est remarquable que, dans la plupart des États membres, la protection des assurés sociaux contre le risque de tuberculose obéit aux règles concernant les prestations de maladie, sous réserve que, comme c'est la cas en France, la protection soit plus complète et se prolonge, le cas échéant, sur une plus longue période. C'est manifester simplement l'importance qui s'attache à la lutte contre cette affection particulièrement grave et contagieuse.
Bien qu'il existe en Italie une assurance spéciale contre la tuberculose, gérée par l'Institut national de la prévoyance sociale, ce régime obéit aux règles de l'assurance maladie de droit commun. La totalisation des périodes d'assurance est pratiquée par les autorités italiennes à l'égard des travailleurs communautaires sur la base des articles 16 et 17 du règlement no 3.
— En troisième lieu, comme l'indique la Commission, les autorités administratives allemandes elles-mêmes ont fait état, à partir de 1969, d'une augmentation des dépenses exposées pour le traitement hospitalier de cas de tuberculose de travailleurs migrants ou de membres de leur famille pour justifier l'accroissement des coûts moyens des prestations en nature servies au titre de l'assurance maladie.
Enfin, il faut rappeler qu'antérieurement au traité de Rome et, dès lors, à l'entrée en vigueur du règlement no 3, existait entre la République italienne et la République fédérale allemande une convention de sécurité sociale, signée à Rome le 5 mai 1953. Or, l'article 7 de cet accord, qui garantit aux citoyens de chaque État sur le territoire de l'autre le droit aux prestations de sécurité sociale du pays d'accueil, assimile pleinement les prestations en cas de tuberculose à celles du régime
général de la maladie.
Et sur la base de cette disposition conventionnelle, le Bundessozialgericht lui-même a, par un arrêt du 26 octobre 1967, jugé que les prestations visées à l'article 1244a du RVO relèvent du risque maladie et admis qu'il convenait de tenir compte des périodes d'assurance tuberculose accomplies en Italie aux fins de l'ouverture, en Allemagne, du droit aux prestations servies en ce domaine.
Cette convention est au nombre de celles que vise l'article 6, 2o, e), du règlement no 3 qui précise que restent applicables certaines «dispositions de conventions de sécurité sociale, pour autant qu'elles soient énumérées dans l'annexe D du présent règlement». Dans le texte originaire de cette annexe, figurait l'article 7 de la Convention germano-italienne du 5 mai 1953. Le fait que cet article n'y soit plus mentionné depuis le règlement du Conseil no 130/63 ne peut être interprété comme ayant
eu pour effet de priver les travailleurs migrants de ces deux pays du bénéfice de cette disposition. Elle faisait simplement double emploi avec celles du règlement no 3, si même elle n'a pas été jugée moins favorable que ces dernières. Pour l'ensemble de ces raisons, nous pensons que c'est sur le terrain de l'article 16 qu'il convient que la juridiction de renvoi se place pour admettre la totalisation des périodes d'assurance.
L'article 16 dispose, vous le savez, «qu'en vue de l'acquisition, du maintien ou du recouvrement du droit aux prestations, lorsqu'un travailleur salarié a été soumis successivement ou alternativement à la législation de deux ou plusieurs États membres, les périodes d'assurance et les périodes assimilées accomplies en vertu de la législation de chacun des États membres sont totalisées pour autant qu'elles ne se superposent pas».
Il suffirait donc que les travailleurs concernés par les litiges au principal justifient des périodes d'affiliation minimales exigées par le règlement sur les assurances sociales, en totalisant les périodes d'assurance accomplies tant en république fédérale d'Allemagne que dans un autre État membre pour que le droit aux prestations prévu par l'article 1244a de ce texte leur soit reconnu ou, qu'en conséquence, les organismes d'assurance pension, dont ils sont tributaires, soient tenus de supporter
la charge de ces prestations.
Toutefois, l'article 17 du règlement no 3, paragraphe 1, alinéa 2, apporte au principe de la totalisation une restriction en exigeant qu'il ne se soit pas écoulé un délai supérieur à un mois entre la période d'assurance accomplie dans l'État où le travailleur était occupé en dernier lieu et le début d'assurance de l'État membre sur le territoire duquel il se rend.
Une difficulté semble s'élever, de ce fait, dans l'affaire no 14. Si une interruption d'assurance supérieure à un mois était établie — ce qui paraît être le cas en ce qui concerne les ayants droit de Monsieur Heinze (celui-ci a mis fin à son activité professionnelle au Luxembourg en 1960 et ne semble pas avoir repris en Allemagne un emploi soumis à l'assurance obligatoire) — il s'ensuivrait que la totalisation des périodes d'assurance serait, dans un tel cas, exclue, du moins sur la base du
règlement no 3.
Encore que la Cour sociale fédérale ne vous ait pas soumis ce problème et que vous n'ayez donc pas à l'évoquer, nous croyons utile de préciser, comme l'a fait la Commission dans ses observations écrites, que l'article 18 du règlement no 1408/72, qui abroge et remplace le règlement no 3, ne prévoit plus aucune limitation tenant à l'interruption d'assurance en matière de prestations maladie, si ce n'est pour les travailleurs saisonniers.
Or, ce nouveau règlement est entre en vigueur depuis le 1er octobre 1972. Il dispose, il est vrai, dans son article 94, qu'il n'ouvre aucun droit pour la période antérieure à son entrée en vigueur. En d'autres termes, il ne comporte pas d'effet rétroactif, il ne permet pas de revenir sur des situations définitivement réglées administrativement ou tranchées juridictionnellement avant cette date. Mais, le paragraphe 3 du même article 94 précise, sous réserve des dispositions du paragraphe 1, qu'un
droit est ouvert, même s'il se rapporte à une éventualité, c'est-à-dire à un risque, réalisée antérieurement. Il nous paraît qu'il faudrait alors entendre cette disposition, si l'on veut lui donner portée utile, comme s'appliquant à des droits ouverts du fait de risques réalisés avant l'entrée en vigueur du règlement, mais sur lesquels il n'a pas encore été statué par une décision définitive. Nous avons cru utile d'indiquer, au passage, cette difficulté.
III — Questions subsidiaires
La question de principe, commune aux trois affaires qui vous ont été déférées, devant, si vous partagez notre sentiment, comporter une réponse affirmative, il nous faut enfin examiner les questions subsidiaires posées dans les affaires no 15 et no 16.
Sur la première, nous pensons que votre jurisprudence vous permettra de trancher sans hésitation. Aux termes de l'article 28, paragraphe 2, 1re phrase, du règlement no 4 de la Commission, texte d'application du règlement no 3, «si les périodes d'assurance accomplies en vertu de la législation d'un État membre n'atteignent pas, dans leur ensemble, six mois, aucune prestation ne sera accordée en vertu de ladite législation» ; et ce texte ajoute : «les périodes susvisées sont prises en considération en
vue de l'acquisition, du maintien et du recouvrement du droit aux prestations, de la part des autres États membres, mais elles ne le sont pas pour déterminer le montant dû au prorata, selon l'article 28, paragraphe 1, alinéa b), du règlement no 3 sur la sécurité sociale des travailleurs migrants». Ce texte n'a ni pour objet, ni pour effet de priver les travailleurs migrants du bénéfice de la totalisation des périodes inférieures à six mois. Il n'a d'autre but que de permettre la simplification des
opérations de paiement des pensions, et notamment d'éviter à l'organisme débiteur d'une pension d'exposer des frais de liquidation et éventuellement de virement qui pourraient, dans certains cas, atteindre un montant plus élevé que la pension elle-même.
C'est ce que vous avez expressément jugé par votre arrêt du 1er décembre 1970, dans l'affaire 32-70, Union nationale des mutualités socialistes contre La Marca, Recueil, 1970, p. 987, sur une question préjudicielle formée par la Commission de réclamation de Liège en matière d'assurance obligatoire de maladie et d'invalidité, en rappelant que «si l'article 28, paragraphe 2, poursuit un objectif de simplification administrative, ce ne peut être, en tout état de cause, que dans le cadre et les limites
de l'obligation de totalisation imposée par l'article 51 du traité et sans qu'il puisse être porté atteinte aux droits que les particuliers tirent de celui-ci».
Aussi bien, sont en cause dans le litige au principal, concernant le cas de M. Buscema, des prestations en nature, pour lesquelles aucune répartition au prorata n'est concevable; l'article 28, paragraphe 2, du règlement no 4 est donc sans application.
La réponse à la question posée ne peut être que négative.
Dans l'affaire no 16, la Cour sociale fédérale vous a enfin soumis, à titre subsidiaire, la question de savoir s'il convient de prendre en considération, pour la totalisation prescrite par le règlement no 3, des périodes d'assurance dont un État membre autre que l'Allemagne, l'Italie en l'espèce, aurait, pour sa part, l'obligation de tenir compte en vue du calcul des prestations, en vertu d'une convention passée avec un État tiers, la Suisse.
La réponse à cette question nous paraît être commandée tout à la fois par le texte du règlement no 3, par le champ d'application territorial du traité de la Communauté économique européenne et par l'esprit de l'article 51.
D'abord le texte: dans toutes ses dispositions concernant la totalisation des périodes d'assurance, qu'il s'agisse de l'article 16 ou des articles 27, 32 et 33, le règlement ne vise que les périodes accomplies «en vertu de la législation de chacun des États membres» et non, à l'évidence, des États tiers.
En second lieu, le champ d'application territorial du traité est nécessairement délimité, qu'il s'agisse d'ailleurs de la sécurité sociale des travailleurs migrants, du droit d'établissement ou de toutes autres dispositions.
En particulier, les articles 48 à 51 ne sauraient recevoir application en dehors du territoire de la Communauté, pas plus que les règles de totalisation du règlement no 3 ne sauraient s'appliquer à des périodes d'assurance accomplies sur le territoire d'un État tiers. Enfin, si l'article 51 a pour objet de permettre la libre circulation des travailleurs communautaires, c'est assurément sur le territoire des États membres exclusivement.
Ajoutons que, le traité de Rome n'ayant pas mis en cause, dans le domaine de la sécurité sociale, le pouvoir d'un des États membres de s'engager lui-même par convention avec un État tiers et d'admettre la prise en considération des périodes d'assurance accomplies par ses ressortissants dans cet État, il ne serait pas concevable que, par le biais d'une telle convention bilatérale, puissent être imposées à ses partenaires de la Communauté des obligations qui excéderaient ce qu'exige d'eux le droit
communautaire.
Nous nous engageons donc à donner à cette dernière question une réponse négative.
Nous concluons à ce que vous disiez pour droit :
1) sur la question commune aux affaires nos 14 , 15 et 16 :
— que les dispositions législatives de la république fédérale d'Allemagne, ouvrant des droits à prestations au profit des travailleurs et de leurs ayants droit atteints de tuberculose active nécessitant un traitement, à la condition que ces travailleurs justifient de l'accomplissement des périodes minimales d'assurance exigées par ces dispositions, entrent dans le champ d'application du règlement no 3 du Conseil, lesdites prestations devant être qualifiées«prestations de maladie» au sens de
l'article 2, paragraphe 1, a), de ce règlement ;
— qu'en conséquence, la totalisation des périodes d'assurance accomplies dans différents États membres doit être opérée en application des articles 16 et suivants du règlement no 3 ;
2) sur la question subsidiaire posée dans l'affaire no 15 :
— que les dispositions de l'article 28, paragraphe 2, du règlement no 4, en vertu desquelles «si les périodes d'assurance accomplies en vertu de la législation d'un État membre n'atteignent pas, dans leur ensemble, six mois, aucune prestation ne sera accordée en vertu de ladite législation»… ne sont pas applicables aux prestations prévues par la législation susvisée de la République fédérale allemande ;
3) sur la question subsidiaire posée dans l'affaire no 16 :
— qu'un État membre n'est pas tenu de prendre en considération des périodes d'assurance dont un autre État membre aurait lui-même l'obligation de tenir compte, lorsque cette obligation résulte d'une convention passée par ce même État avec un État tiers.