COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24
Appel entendu : 1er et 2 décembre 2021
jugement rendu : 2 décembre 2021
Motifs de jugement : 3 juin 2022
Dossier : 39558
Entre :
B.J.T.
Appelante
et
J.D.
Intimé
- et -
Directrice des Services de protection de l’enfance de la province de
l’Île-du-Prince-Édouard et Coalition des familles LGBT
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 114)
La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Kasirer et Jamal)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
B.J.T. Appelante
c.
J.D. Intimé
et
Directrice des Services de protection de l’enfance
de la province de l’Île-du-Prince-Édouard et
Coalition des familles LGBT Intervenantes
Répertorié : B.J.T. c. J.D.
2022 CSC 24
No du greffe : 39558.
Appel entendu : 1er, 2 décembre 2021.
Jugement rendu : 2 décembre 2021.
Motifs déposés: 3 juin 2022.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’île‑du‑prince‑édouard
Droit de la famille — Protection de l’enfance — Garde — Intérêt supérieur de l’enfant — Norme de contrôle en appel applicable aux décisions rendues au terme d’une audience en vertu d’une loi relative à la protection de l’enfance — Enfant jugé avoir besoin d’être protégé de sa mère — Plans parentaux concurrents présentés par la grand‑mère maternelle et le père à l’audience relative à la décision — Garde de l’enfant accordée à la grand‑mère — Ordonnance contestée avec succès en appel par le père — Une intervention en appel était‑elle justifiée?— La juge qui a présidé l’audience a‑t‑elle commis une erreur dans la détermination de ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant? — Le facteur du parent naturel ou biologique devrait‑il être pris en considération dans la détermination de ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant? — Child Protection Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C‑5.1, art. 2(2).
En janvier 2018, un enfant de quatre ans a été appréhendé par la directrice des services de protection de l’enfance de l’Île‑du‑Prince‑Édouard (« Directrice »), ce qui a donné lieu à une longue instance en matière de protection de l’enfance. Les parents de l’enfant avaient une relation tumultueuse. Ils se sont mariés en mai 2012 et ont ensuite habité ensemble en Alberta. En 2013, à la suite d’une allégation de violence conjugale, la mère a quitté le père et a déménagé à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. À ce moment, le père ne savait pas que la mère était enceinte. Après la naissance de l’enfant en octobre 2013, la mère avait du mal à prendre soin de lui, car elle était aux prises avec d’importants problèmes de santé mentale. Lorsque l’enfant avait trois mois, la grand‑mère maternelle est arrivée à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et, pendant environ deux ans, elle a vécu avec l’enfant et la mère, les a soutenus financièrement et s’est occupée de l’enfant au quotidien. La grand‑mère est partie pendant environ un an, puis est retournée à l’Île‑du‑Prince‑Édouard en mars 2017 et a recommencé à prendre soin de l’enfant. Cet arrangement a pris fin abruptement en août 2017 lorsque l’état de la mère s’est aggravé et qu’elle a refusé de permettre à la grand‑mère de communiquer avec l’enfant. Quelques mois plus tard, l’enfant a été appréhendé par la Directrice. Un tribunal a conclu que l’enfant avait besoin d’être protégé et a accordé la garde temporaire de l’enfant à la Directrice.
Après que l’enfant a été confié à la garde temporaire de la Directrice, cette dernière a conclu une entente avec la grand‑mère selon laquelle la grand-mère s’occuperait des soins quotidiens de l’enfant en tant que parent d’accueil. En février 2019, la Directrice a communiqué avec le père et l’a informé qu’il avait un enfant. Il a voulu que l’enfant habite avec lui en Alberta et a commencé à se préparer à la parentalité. Il a retenu les services d’une experte psychologue et s’est rendu par avion à l’Île‑du‑Prince‑Édouard afin de rencontrer l’enfant en juin 2019, où la Directrice a permis des visites quotidiennes et ensuite des visites non surveillées. Peu de temps avant sa visite, la grand‑mère a avisé la Directrice des allégations de violence de la part du père. La Directrice a continué à autoriser le père à faire une visite à l’enfant et a modifié sa demande afin de soutenir la demande du père en vue d’obtenir la garde permanente. Pendant la visite du père, la grand‑mère a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance la désignant en tant que « parent » au sens de la Child Protection Act, laquelle a été accueillie au début du mois de juillet. Le lendemain, la Directrice a mis fin à l’arrangement conclu avec la grand‑mère selon lequel celle‑ci agirait comme parent d’accueil et lui a retiré l’enfant, le plaçant chez des parents de famille d’accueil. Quatre semaines plus tard, la Directrice a envoyé l’enfant en Alberta pour une deuxième visite à son père. La Directrice a ensuite décidé que la visite serait d’une durée indéterminée.
La grand‑mère et le père ont tous les deux demandé la garde permanente de l’enfant. À l’audience relative à la décision qui s’est déroulée à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, il a été conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être confié à sa grand‑mère. La juge qui a présidé l’audience a statué que la grand‑mère favoriserait la relation de l’enfant avec le père et la famille de ce dernier, mais qu’à moins que le tribunal ne lui ordonne de le faire, le père ne veillerait pas à ce que l’enfant ait une relation véritable avec sa famille à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. La juge a également conclu que le but de la Directrice était d’aider le père à devenir le parent de l’enfant, sans tenir compte de la possibilité que la grand‑mère soit la tutrice de l’enfant. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé cette décision et ont accordé la garde au père. Ils ont conclu que la juge avait pris en considération un facteur non pertinent, à savoir la conduite de la Directrice, et n’avait pas examiné l’argument du père selon lequel, en tant que parent naturel, sa demande de garde devait être favorisée.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’ordonnance de la juge qui a présidé l’audience est rétablie.
L’arrêt Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, de la Cour constitue la norme de contrôle applicable dans l’appréciation des conclusions relatives à la garde tirées par le ou la juge qui a présidé l’audience dans un contexte de protection de l’enfance. L’intérêt supérieur de l’enfant constitue le principe directeur et la considération primordiale dans les affaires de garde, tout comme il l’est suivant le par. 2(2) de la Child Protection Act. Dans cette loi, comme dans d’autres, aucune priorité n’est donnée à un facteur par rapport à un autre. La question de savoir quels facteurs sont pertinents et quel poids devrait leur être accordé relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal en ce qui concerne la preuve dont il est saisi. En conséquence, un tribunal d’appel doit agir avec retenue dans l’examen des conclusions relatives à la garde tirées par le ou la juge dans un contexte de protection de l’enfance, et ne peut intervenir que s’il y a eu une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit. Il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la détermination par un ou une juge de première instance de l’arrangement en matière de garde qui est préférable à la lumière de l’intérêt supérieur de l’enfant, et un tribunal d’appel n’est pas autorisé à refaire l’analyse d’une juridiction inférieure afin d’obtenir un résultat qu’il croit préférable dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Rien dans le par. 2(2) de la Child Protection Act n’appuie ni ne suggère l’application d’une autre norme de contrôle en appel. En l’espèce, en accordant la garde permanente au père, les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas fait preuve du degré approprié de déférence à l’égard de l’appréciation de la juge. La détermination par la juge de ce qui était dans l’intérêt supérieur de l’enfant reposait sur une appréciation approfondie de la preuve abondante en l’espèce. À la lumière du dossier de preuve, la juge a procédé à une évaluation qui ne révélait aucune erreur importante, aucune erreur significative dans l’interprétation de la preuve, ni aucune erreur de droit.
La prise en considération par la juge qui a présidé l’audience de la conduite de la Directrice n’a pas entaché de façon inappropriée son analyse. Aucun principe général n’empêche les juges, dans le cadre d’une analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’examiner les actions d’une agence de protection de l’enfance. Non seulement de tels examens sont autorisés, mais ils peuvent dans certaines circonstances être exigés en raison de la fonction essentielle de surveillance qu’exerce le tribunal dans les affaires de protection de l’enfance et de la compétence parens patriae dont il est investi. Les juges ont le pouvoir de se demander comment les décisions d’une agence de protection de l’enfance sont susceptibles d’avoir des répercussions importantes sur l’analyse de l’intérêt supérieur. La conduite de l’agence pourra avoir influencé, voire défini, le cadre factuel dont dispose le tribunal, y compris les positions et la conduite des parties, ainsi que le statu quo pertinent quant à l’intérêt supérieur de l’enfant. Un tribunal est autorisé à regarder derrière le voile d’un statu quo pour comprendre comment il s’est produit et évaluer si ce statu quo est lui-même dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Rien ne devrait s’opposer à ce que le tribunal à qui ont été présentées les observations d’une agence de protection de l’enfance quant à l’aptitude des parents puisse examiner la manière dont l’agence a enquêté sur les parties en cause et a traité ces parties pour évaluer le poids pouvant être accordé à ces éléments de preuve ou arguments. En l’espèce, après l’appréhension initiale, la Directrice a dirigé tous les aspects de la vie de l’enfant : où et avec qui il vivait, où il allait à l’école, qui pouvait le voir et quand et à quelles conditions ces droits d’accès pouvaient être exercés. La juge n’a donc pas commis d’erreur de droit en prenant en considération la conduite de la Directrice dans la mesure où cela lui a permis de mieux comprendre ce qui s’était passé, comment un certain statu quo avait été créé, ainsi que la conduite et la position des parties. Il était loisible à la juge de prendre en compte le traitement différent réservé au père et à la grand‑mère et de conclure que la Directrice avait privilégié la relation de l’enfant avec son père par rapport au lien qu’il avait déjà avec la grand‑mère. Il était également loisible à la juge de se demander comment tout déséquilibre de la facilité d’accès que la Directrice avait donné à chaque parent aurait eu une incidence sur leur lien avec l’enfant.
La juge qui a présidé l’audience pouvait en outre se pencher sur la preuve et la conduite de la Directrice pour être en mesure de bien évaluer (1) les allégations faites par le père et la grand‑mère quant à leur désir et à leur capacité de faciliter l’accès à l’autre parent, et (2) l’impartialité de la témoin experte et le poids à accorder à son témoignage. La juge était obligée d’examiner l’objectivité et l’impartialité de l’opinion de l’experte pour évaluer à la fois le seuil d’admissibilité de ce témoignage et le poids qui devait lui être accordé en définitive. Il était tout à fait loisible à la juge de conclure que, même si le témoignage de l’experte psychologue était probant quant aux aptitudes parentales du père, il convenait d’accorder à celui‑ci moins de poids lorsque l’experte s’était prononcée sur le placement final de l’enfant. La juge n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle et elle avait le droit de déterminer le poids à accorder à l’opinion de l’experte.
Qui plus est, la juge qui a présidé l’audience n’a commis aucune erreur dans l’approche qu’elle a adoptée à l’égard du lien biologique du père avec l’enfant. Bien que les tribunaux ne commettent aucune erreur en prenant en considération un lien biologique en soi quand ils évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant, un tel lien devrait généralement avoir un poids minime dans l’évaluation. Le simple lien biologique d’un parent n’est qu’un élément parmi de nombreux autres qui pourrait être pertinent en ce qui a trait à l’intérêt supérieur de l’enfant et les juges ne sont pas obligés de considérer la biologie comme un élément décisif lorsque deux parents à qui la garde peut être accordée sont égaux par ailleurs. Accorder trop d’importance au lien biologique pourrait amener certains décisionnaires à faire prévaloir la demande du parent biologique sur l’intérêt supérieur de l’enfant, et les préférences parentales ne devraient pas supplanter l’accent sur l’intérêt de l’enfant. L’attachement de l’enfant est une considération qui devrait l’emporter sur la « règle vaine » d’un lien biologique. Le lien biologique ne garantit pas que l’enfant ne subira aucun préjudice, et l’enfant peut être également attaché à des personnes qui ne sont pas ses parents biologiques et ces personnes peuvent être tout aussi capables de répondre à ses besoins. En outre, l’avantage d’un lien biologique en lui‑même peut être intangible et difficile à formuler, de sorte qu’il est difficile de le faire primer sur d’autres facteurs plus concrets liés à l’intérêt supérieur. L’importance du lien biologique peut aussi diminuer à mesure que les enfants sont de plus en plus élevés dans des familles où ce lien ne définit pas les relations familiales de l’enfant. En outre, les tribunaux devraient faire preuve de prudence lorsqu’ils préfèrent un lien biologique à un autre en l’absence de preuve qu’un est plus avantageux qu’un autre. Une comparaison de la proximité ou du degré du lien biologique est un indice épineux, réducteur et peu fiable pour prédire quelle personne serait la mieux à même de prendre soin de l’enfant. En l’espèce, aucun des facteurs énumérés au par. 2(2) de la Child Protection Act n’a expressément trait au lien biologique d’un parent; le tribunal n’est donc pas obligé de prendre en considération la relation biologique de l’enfant avec la partie qui demande la garde. La Cour d’appel a exagéré l’importance du lien biologique du père avec l’enfant. La juge n’était pas contrainte de statuer en faveur du père après avoir conclu que les deux parties étaient plus ou moins égales. Il lui était loisible de trancher l’affaire sur le fondement d’un facteur qu’elle considérait comme plus important : la question de savoir quel parent était plus susceptible de maintenir la relation de l’enfant avec l’autre parent.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; arrêt examiné : King c. Low, 1985 CanLII 59 (CSC), [1985] 1 S.C.R. 87; arrêts mentionnés : Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518; Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27; P. (D.) c. S. (C.), 1993 CanLII 35 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 141; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 46; Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48, [2000] 2 S.C.R 519; Beson c. Director of Child Welfare (T.‑N.), 1982 CanLII 32 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 716; Bureau de l’avocat des enfants c. Balev, 2018 CSC 16, [2018] 1 R.C.S. 398; Thomson c. Thomson, 1994 CanLII 26 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 551; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; La Reine c. Lupien, 1969 CanLII 120 (CSC), [1970] R.C.S. 263; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; Re Baby Duffell : Martin c. Duffell, 1950 CanLII 11 (SCC), [1950] R.C.S. 737; Hepton c. Maat, 1957 CanLII 18 (SCC), [1957] R.C.S. 606; Re Agar; McNeilly c. Agar, 1957 CanLII 22 (SCC), [1958] R.C.S. 52; Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3; Frame c. Smith, 1987 CanLII 74 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 99; A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181; 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 919; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, 1995 CanLII 115 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 315; Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), 1994 CanLII 83 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 165; Racine c. Woods, 1983 CanLII 27 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 173; British Columbia Birth Registration No. 99‑00733, Re, 2000 BCCA 109, 73 B.C.L.R. (3d) 22.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Child Protection Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C‑5.1, art. 1(s), 2(2), 27, 29, 30, 36, 37, 38(2)(c), (d), (e), 41.
Child, Youth and Family Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. C‑12, art. 2(1).
Children’s Law Act, R.S.P.E.I. 1988, c C‑6.1, art. 33.
Family Law Act, S.A. 2003, c. F‑4.5, art. 18.
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), art. 16(3).
Doctrine et autres documents cités
Bala, Nicholas, and Jane Thomson. Expert Evidence and Assessments in Child Welfare Cases, Queen’s Law Research Paper Series, No. 63, Kingston, Queen’s University, 2015.
Bala, Nicholas. « Bringing Canada’s Divorce Act into the New Millennium : Enacting a Child‑Focused Parenting Law » (2015), 40 Queen’s L.J. 425.
Schlosser, M. Joyce. « Third Party Child‑Centred Disputes : Parental Rights v. Best Interests of the Child » (1984), 22 Alb. L. Rev. 394.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.
Wilton, Ann, Gary S. Joseph and Tara Train. Parenting Law and Practice in Canada, vol. 1, Toronto, Thomson‑Reuters, 1992 (loose‑leaf updated April 2022, release 2).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Île‑du‑Prince‑Édouard (le juge en chef Jenkins et les juges Murphy et Mitchell), 2020 PECA 14, [2020] P.E.I.J. No. 48 (QL), 2020 CarswellPEI 73 (WL), qui a infirmé une décision de la juge Key, 2020 PESC 23, [2020] P.E.I.J. No. 25 (QL), 2020 CarswellPEI 44 (WL). Pourvoi accueilli.
Ryan Moss et Christiana Tweedy, pour l’appelante.
Jonathan Coady, c.r., et Sophie MacDonald, c.r., pour l’intimé.
Mitchell M. O’Shea, pour l’intervenante la Directrice des Services de protection de l’enfance de la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
Laura Cárdenas, pour l’intervenante la Coalition des familles LGBT.
Version française des motifs de jugement de la Cour rendus par
La juge Martin —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi porte sur un litige concernant la garde d’un enfant qui a été appréhendé à l’âge de quatre ans par la directrice des Services de protection de l’enfance de l’Île‑du‑Prince‑Édouard (« Directrice »)[1]. À l’audience relative à la décision tenue en vertu de l’art. 37 de la Child Protection Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C‑5.1, qui a eu lieu alors que l’enfant avait six ans, son père, qui se trouvait en Alberta, et sa grand‑mère maternelle, qui se trouvait à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, ont tous les deux demandé la garde permanente. La juge qui a présidé l’audience a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur du garçon d’être confié à sa grand‑mère, qui a beaucoup pris soin de lui tout au long de sa vie. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé cette décision et ont accordé la garde au père, lequel n’avait appris l’existence de son fils que lorsque celui‑ci avait cinq ans et n’avait commencé à avoir une relation avec lui que récemment.
[2] À la fin de l’instruction du pourvoi, nous avons accueilli l’appel à l’unanimité. Nous avons annulé la décision de la Cour d’appel et rétabli l’ordonnance dans laquelle la juge qui a présidé l’audience a accordé la garde et la tutelle permanentes à la grand‑mère en application de l’al. 38(2)(e) de la Child Protection Act. Suivant le libellé de la décision définitive rendue par la juge, la grand‑mère avait immédiatement droit à la garde et à la tutelle de l’enfant à l’Î.‑P.‑É., et la Directrice était tenue de renvoyer celui‑ci à la grand‑mère dans les deux semaines suivant le prononcé de la décision. Cependant, comme l’année scolaire était en cours et afin d’atténuer les perturbations et le stress prévisibles pour l’enfant, la Cour a permis à ce dernier de rester avec le père en Alberta jusqu’au 21 mars 2022, ce qui correspondait au début du congé scolaire du printemps en Alberta. Par la suite, l’enfant devait être renvoyé à l’Î.‑P.‑É. aux frais de la Directrice.
[3] Ce jugement a été rendu sans préjudice de tout droit de l’une ou l’autre des parties de présenter à la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard une demande sur toute question en matière de garde et d’accès.
[4] J’énonce ci‑après les motifs du jugement de la Cour, et j’explique pourquoi la juge qui a présidé l’audience n’a fait aucune erreur de droit qui justifiait une intervention en appel et pourquoi il y avait lieu de faire preuve de déférence envers sa décision initiale.
II. Contexte factuel
[5] L’historique du présent pourvoi est long et compliqué.
[6] Au moment où le pourvoi a été entendu, W.D. était un enfant de huit ans atteint d’autisme à haut niveau de fonctionnement. Les personnes qui le connaissent affirment qu’il est vif d’esprit, énergique, aimant et très bon avec les chiffres. Depuis son diagnostic, il a reçu divers soutiens professionnels pour ses besoins, notamment des services d’orthophonie et d’ergothérapie.
[7] La mère de W.D. et le père de celui‑ci (l’intimé) se sont rencontrés en juin 2011, se sont mariés en mai 2012 et habitaient ensemble à Calgary, en Alberta, avec le demi‑frère de W.D., un enfant que la mère a eu avec un partenaire antérieur. L’appelante, la grand‑mère de W.D., habitait aussi à Calgary, et avant que la mère et le père déménagent dans leur propre maison, le demi‑frère et ceux‑ci vivaient avec elle.
[8] De l’avis général, la mère et le père de W.D. avaient une relation tumultueuse. Le père a été arrêté trois fois pour violence et menaces contre la mère et a pris deux engagements de ne pas troubler l’ordre public. Le père a témoigné que la relation était [traduction] « instable », en a rejeté la responsabilité sur la mère et a nié qu’il avait déjà été violent avec elle.
[9] La grand‑mère a témoigné qu’en mars 2013, la mère de W.D. est arrivée chez elle avec des blessures importantes et a dit que le père de W.D. l’avait battue. Cet incident n’a pas seulement contribué à la fin de la relation entre la mère et le père, mais il a aussi fait en sorte que le demi‑frère de W.D. a été retiré à sa mère par les autorités de protection de l’enfance de l’Alberta et confié à la garde exclusive de son père à l’Î.‑P.‑É. La mère a quitté le père de W.D. et a suivi le demi‑frère à l’Î.‑P.‑É. peu de temps après. La mère et le père ont finalisé leur divorce en 2014.
[10] W.D. est né à l’Î.‑P.‑É. en octobre 2013. Quand la mère de W.D. est partie pour l’Î.‑P.‑É., le père de W.D. ne savait pas qu’elle était enceinte. Il a appris qu’il avait un fils seulement lorsque la Directrice a communiqué avec lui dans le cadre de la présente affaire en février 2019. Le demi‑frère de W.D. réside toujours à l’Î.‑P.‑É. et entretient une relation étroite avec W.D. depuis la naissance de ce dernier.
[11] La mère de W.D. a essayé d’élever W.D. seule, mais elle avait du mal à prendre soin de son nouveau‑né, car elle était aux prises avec d’importants problèmes de santé mentale. Lorsque les difficultés de la mère à exercer ses responsabilités parentales à l’égard de W.D. sont devenues évidentes, la grand‑mère a quitté son emploi et son domicile en Alberta et a déménagé à l’Î.‑P.‑É. pour aider. W.D. avait environ trois mois quand sa grand‑mère est arrivée au début de 2014.
[12] Une fois déménagée à l’Î.‑P.‑É., la grand‑mère a beaucoup pris part à ses soins. Elle vivait avec W.D. et la mère, les soutenait financièrement et s’occupait de W.D. au quotidien. Cet arrangement a duré environ deux ans, soit jusqu’en mars 2016, puis elle est retournée en Alberta. La grand‑mère est retournée à l’Î.‑P.‑É. en mars 2017 et a recommencé à prendre soin de W.D. Même si elle n’habitait pas avec W.D. à ce moment, elle fournissait un soutien financier et W.D. lui rendait souvent visite.
[13] Cet arrangement a pris fin abruptement en août 2017 lorsque l’état de la mère s’est aggravé et qu’elle a refusé de permettre à la grand‑mère de communiquer avec W.D.
[14] Quelques mois plus tard, en janvier 2018, lorsque W.D. avait quatre ans, la Directrice a, par voie d’appréhension, retiré W.D. de chez sa mère sans ordonnance judiciaire. La Directrice estimait que la mère de W.D. était incapable d’assurer seule une surveillance ou une protection adéquate pour W.D., en raison de sa lutte constante contre la maladie mentale. Après de nombreux reports, une audience combinée — protection et décision — a finalement été tenue (voir Child Protection Act, art. 36‑37). Le 29 mai 2018, la juge Matheson a conclu que W.D. avait besoin d’être protégé de sa mère et a accordé la garde temporaire de W.D. à la Directrice pour trois mois.
[15] Quand la grand‑mère a appris que W.D. avait été appréhendé, elle a pris les mesures nécessaires afin de pouvoir devenir son parent d’accueil. En juin 2018, deux semaines après que l’ordonnance initiale de protection a été accordée, la Directrice a conclu une entente avec la grand‑mère selon laquelle cette dernière s’occuperait des soins quotidiens de W.D. en tant que parent d’accueil.
[16] Pendant la durée de l’entente, la Directrice a, en février 2019, informé le père de W.D. qu’il avait un fils. Une fois la paternité confirmée, le père a voulu que son fils habite avec lui en Alberta, et a commencé à se préparer à la parentalité. Il a suivi un cours sur le rôle parental et a retenu les services d’une psychologue. Le père est atteint du syndrome d’Asperger et se décrit comme une personne autiste à haut niveau de fonctionnement.
[17] En mai et juin 2019, la grand‑mère a avisé la Directrice des allégations de violence de la part du père, dont certaines touchaient le demi‑frère de W.D. La Directrice a organisé une entrevue avec le demi‑frère, mais avant que l’entrevue ait lieu, et avant que W.D. rencontre son père, elle a modifié sa demande afin de soutenir la demande du père en vue d’obtenir la garde permanente. L’entrevue avec le demi‑frère a eu lieu quelques jours après la modification de la demande.
[18] Le demi‑frère a raconté qu’il avait observé de la violence entre le père et la mère de W.D., qu’il avait déjà sauté sur le dos du père pour tenter de protéger sa mère et qu’il avait été lancé contre un mur par le père, et qu’il craignait le père.
[19] Le 24 juin 2019, environ trois jours après l’entrevue du demi‑frère, la Directrice a continué à autoriser le père à faire une première visite à W.D. comme ils l’avaient prévu à la fin mai ou au début juin.
[20] Le 24 juin 2019, le père s’est rendu par avion à l’Î.‑P.‑É. avec ses parents et la psychologue dont il avait retenu les services, et ils ont tous été présentés à W.D. La Directrice a permis au père d’avoir des visites quotidiennes pendant cette période de deux semaines. Dans cette brève période, ses visites sont passées de visites entièrement surveillées à des visites complètement non surveillées pour la nuit.
[21] Le 20 juin 2019, la grand‑mère a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance la désignant en tant que [traduction] « parent » au sens de l’al. 1(s) de la Child Protection Act. Avec cette désignation, la grand‑mère se verrait conférer par la loi les mêmes droits qu’un parent, y compris le droit de déposer lors de l’audience relative à la décision un plan parental afin d’exposer les grandes lignes d’une proposition pour que la garde permanente de W.D. lui soit confiée (par. 37(1.2)). La Directrice s’est opposée à la requête.
[22] Le juge saisi de la requête a conclu que la grand‑mère satisfaisait à la définition de parent donnée par la loi parce qu’elle avait agi in loco parentis à l’égard de W.D. pendant une période minimale d’un an et qu’elle avait une relation continue avec lui. La grand‑mère avait agi in loco parentis pendant deux périodes : les deux ans après son arrivée à l’Î.‑P.‑É. peu après la naissance de W.D. et jusqu’à ce qu’elle retourne temporairement en Alberta, et de nouveau lorsqu’elle avait agi en tant que parent d’accueil de W.D. après l’appréhension de celui‑ci en janvier 2019. De plus, le juge a conclu que la grand‑mère avait une relation ininterrompue avec W.D. depuis qu’il était un bébé, même si la relation se heurtait à de nombreux défis. L’ordonnance judiciaire reconnaissant le statut juridique de la grand‑mère comme « parent » de W.D. a pris effet le 2 juillet 2019.
[23] Le lendemain, le 3 juillet 2019, la Directrice a mis fin à l’arrangement conclu avec la grand‑mère selon lequel celle‑ci agirait comme parent d’accueil et lui a retiré W.D. sans préavis. W.D. a quitté la maison de sa grand‑mère pour aller au camp comme d’habitude, mais il a été appréhendé par la Directrice qui ne lui a jamais permis de retourner chez elle. La Directrice a plutôt choisi de placer W.D. chez des parents de famille d’accueil, qui lui étaient inconnus. Pendant la durée de cet arrangement de placement familial, la Directrice a permis à la grand‑mère de visiter W.D. sous surveillance quatre heures par semaine.
[24] La Directrice a affirmé que W.D. avait été retiré à sa grand‑mère en raison des [traduction] « messages négatifs » que celle‑ci transmettait à W.D. concernant son père. Toutefois, la juge qui a présidé l’audience a accepté le témoignage de la grand‑mère portant qu’elle n’avait jamais eu une telle conduite.
[25] Le 31 juillet 2019, la Directrice a interjeté appel de l’ordonnance désignant la grand‑mère comme parent. Cet appel a été instruit le 9 décembre 2019 et rejeté le 12 décembre 2019.
[26] Environ quatre semaines après le début du nouvel arrangement de placement familial, la Directrice a choisi d’envoyer W.D. en Alberta pour une deuxième visite à son père. Le voyage, qui a commencé le 8 août 2019, devait durer trois semaines, mais W.D. n’est jamais retourné à l’Î.‑P.‑É.
[27] Par la suite, la Directrice a retenu les services de la même psychologue qu’avait engagée le père pour évaluer son aptitude parentale. Le 22 août 2019, la psychologue a recommandé que W.D. reste en Alberta avec son père. Peu de temps après, la Directrice a décidé que la visite serait d’une durée indéterminée et a inscrit W.D. à l’école en Alberta. Par conséquent, lorsque l’audience relative à la décision sur la garde permanente a finalement eu lieu en février 2020, la Directrice avait permis à W.D. de demeurer en Alberta avec son père depuis l’été précédent.
[28] Après que W.D. est arrivé en Alberta, la Directrice a limité l’accès de la grand‑mère. Elle n’a pas permis à W.D. de voir sa grand‑mère autrement que par appels vidéo pendant six mois. Cependant, seulement deux semaines avant l’audience relative à la décision, elle a autorisé la grand‑mère à se rendre en Alberta pour effectuer sa première visite en personne pendant une seule fin de semaine. La Directrice a imposé plusieurs conditions à la visite de la grand‑mère : le temps passé avec W.D. était surveillé et se limitait aux espaces publics et à sept heures réparties sur trois jours. Elle a rejeté la demande de la grand‑mère pour que W.D. séjourne une nuit avec elle à son hôtel et n’a pas justifié sa décision d’exiger que les visites soient surveillées.
[29] Après des mois d’attente, une audience de révision de l’ordonnance initiale d’appréhension, qui était initialement prévue pour le 3 octobre 2018, a finalement eu lieu du 13 au 15 janvier 2020 (2020 PESC 9). W.D. devait toujours être protégé de sa mère et une audience relative à la décision a été ordonnée pour permettre de régler la question de la garde permanente.
III. Historique judiciaire
A. Audience relative à la décision tenue en vertu de l’art. 37 de la Child Protection Act : Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 2020 PESC 23 (la juge Key)
[30] L’audience relative à la décision devait durer trois jours en février 2020 et être suivie d’une journée de plaidoiries orales en mars 2020. Étant donné que W.D. avait été sous la garde temporaire de la Directrice pour une période dépassant la limite autorisée par la loi, une autre ordonnance de garde temporaire fondée sur l’al. 38(2)(c) de la Child Protection Act n’était pas permise. Le tribunal devait plutôt confier la garde et la tutelle permanentes de W.D. soit à la Directrice (al. 38(2)(d)), soit à un « parent » (al. 38(2)(e)).
[31] Conformément à l’art. 37, le père et la grand‑mère ont déposé des plans de soins. La mère de W.D. a refusé de participer et l’amicus curiae n’a pas été en mesure d’obtenir un plan qu’elle pourrait vouloir présenter. Le père a déposé un plan pour que W.D. demeure en Alberta et a demandé la [traduction] « garde complète et exclusive » (par. 145 (CanLII)). La grand‑mère a proposé un plan prévoyant qu’elle allait [traduction] « continuer de faire pour W.D. ce qu’elle a toujours fait, soit lui fournir un foyer aimant et toutes les ressources dont il disposait avant de lui être retiré » (par. 191). Elle a demandé que W.D. soit renvoyé à l’Î.‑P.‑É., où il pourrait poursuivre sa relation avec son demi‑frère et continuer les visites avec sa mère.
[32] Tout en reconnaissant l’existence de préoccupations concernant les « messages négatifs » transmis par la grand‑mère, la Directrice a affirmé qu’il n’y avait aucune préoccupation en matière de protection à l’égard de l’un ou l’autre des parents. La Directrice a abandonné son approbation antérieure du plan du père et n’a adopté aucune position officielle sur la garde permanente. Malgré cette position affirmée, la juge qui a présidé l’audience a conclu que la Directrice avait pris une série de décisions en vue de [traduction] « faire pencher la balance » en faveur du père.
[33] Même si l’appréhension de W.D. par la Directrice signifiait que l’instance était régie par la Child Protection Act, ce dont était saisi le tribunal était une bataille [traduction] « déguisée » pour la garde (par. 11). La juge qui a présidé l’audience a reconnu que la seule question était de savoir si l’intérêt supérieur de W.D. favorisait l’octroi de la garde permanente à son père ou à sa grand‑mère. Elle a accordé la garde à la grand‑mère.
[34] La juge qui a présidé l’audience a fondé son analyse sur un examen approfondi des déclarations de neuf témoins, notamment des personnes travaillant à la protection de l’enfance et aux visites surveillées de l’Î.‑P.‑É. et de l’Alberta, le père, la mère du père de W.D., la psychologue, la grand‑mère, le demi‑frère de W.D. et le père du demi‑frère. Elle a résumé les déclarations de chaque témoin, par témoin, elle a tiré des conclusions expresses sur la crédibilité et la fiabilité, et elle a expliqué le poids qu’elle a accordé à leurs déclarations.
[35] Pour ce qui est du témoignage d’experte de la psychologue, la juge qui a présidé l’audience a observé que, bien qu’il ne soit pas toujours nécessaire pour un parent de fournir une opinion d’expert concernant son aptitude parentale, un tel témoignage était, compte tenu des facteurs uniques en l’espèce, pertinent et nécessaire. Elle a qualifié la psychologue du père d’experte en psychologie, spécialisée dans l’enfance et l’exercice des responsabilités parentales, et a admis son rapport en preuve.
[36] La juge qui a présidé l’audience a accepté l’évaluation par l’experte psychologue de l’aptitude parentale du père parce que cette évaluation était [traduction] « objective et impartiale » (par. 109). Elle a souligné que l’experte psychologue avait voyagé avec le père pendant la période de deux semaines lors de laquelle il avait rencontré W.D. Elle avait passé beaucoup de temps avec le père, était en contact avec plusieurs personnes travaillant à la protection de l’enfance de l’Î.‑P.‑É. et de l’Alberta, et avait continué de fournir des conseils et avis au père.
[37] La juge qui a présidé l’audience, cependant, a accordé moins de poids à l’avis de l’experte psychologue concernant la question ultime de savoir s’il était dans l’intérêt supérieur de W.D. qu’il soit confié à la garde permanente du père. Elle a souligné que l’experte psychologue avait recommandé à la Directrice que W.D. demeure en Alberta, une recommandation à laquelle la Directrice avait [traduction] « rapidement souscrit » (par. 108). La juge a conclu que lorsqu’elle a cessé de commenter l’aptitude parentale du père, et a donné son avis quant à l’endroit où W.D. devrait vivre, la psychologue a fait preuve [traduction] « d’un parti pris à l’égard [du père] et elle est devenue défenseure [du père], alors qu’elle était auparavant objective et impartiale » (par. 109). Elle a aussi expliqué que [traduction] « son rôle auprès [du père] et sa famille a pu brouiller son jugement et l’empêcher d’envisager que tout autre arrangement parental pour W.D. aurait pu être tout aussi avantageux » (par. 109), et que, comme elle n’a jamais rencontré la mère ou la grand‑mère de W.D., [traduction] « le peu qu’elle sait de la famille de W.D. à l’Î.‑P.‑É. lui a été appris par le personnel de la Directrice » (par. 110). La juge a conclu : [traduction] « En conséquence, bien que j’accepte la preuve de l’aptitude parentale [du père], j’ai accordé moins de poids à l’opinion de [l’experte psychologue] pour ce qui est de ma décision finale » (par. 110).
[38] La juge qui a présidé l’audience a ensuite rattaché la preuve qu’elle avait acceptée des nombreux témoins à chacun des facteurs pertinents relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant qu’énonce le par. 2(2) de la Child Protection Act. Ce faisant, elle a tiré les conclusions suivantes : W.D. était en sécurité avec l’un ou l’autre parent (al. 2(2)(a)), il n’y avait aucune préoccupation relative à la capacité de l’un ou l’autre parent d’avoir accès à des soins ou à des traitements afin de répondre aux besoins physiques, mentaux et affectifs de W.D. (al. 2(2)(c)), les deux parents étaient capables de veiller au respect des besoins de développement de W.D. (al. 2(2)(d)), et l’un ou l’autre foyer assurerait la sécurité de W.D. et lui permettrait d’établir une relation positive avec la famille avec laquelle il résidait (al. 2(2)(f)). Eu égard à ces considérations, la grand‑mère et le père — qui étaient tous deux parents pour les besoins de son analyse — étaient [traduction] « plus ou moins égaux dans leur capacité à prendre soin de W.D. » (par. 215).
[39] Cependant, son analyse ne s’est pas arrêtée là, car il y avait un [traduction] « autre facteur » qui, lorsqu’il était dûment pris en considération, militait en faveur de l’octroi de la garde à la grand‑mère (par. 214). De l’avis de la juge ayant présidé l’audience, le principal facteur de différenciation était la volonté de la grand‑mère d’appuyer et de promouvoir la relation de W.D. avec le père et la famille de celui‑ci. La juge a accepté le témoignage de la grand‑mère portant qu’elle pourrait [traduction] « mettre de côté toute rancune contre [le père] et sa famille pour le bien de W.D. », qu’elle serait respectueuse et permettrait à W.D. de maintenir un contact avec son père, et qu’elle n’avait « aucune objection à se rendre en Alberta par avion avec W.D. et à laisser celui‑ci avec [son père] et sa famille pendant quelques semaines à la fois » (par. 192‑193). Le père, pour sa part, était réticent à s’engager à assurer une relation véritable avec la grand‑mère et le demi‑frère de W.D., alors âgé de 17 ans.
[40] La juge qui a présidé l’audience a souligné que W.D. avait droit à l’amour et à l’affection des deux familles ainsi qu’à des liens avec celles‑ci (al. 2(2)(g)). Elle a tiré la conclusion de fait que la grand‑mère favoriserait la relation avec le père et la famille de ce dernier, mais qu’à moins que le tribunal ne lui ordonne de le faire, le père ne veillerait pas à ce que W.D. ait une relation véritable avec sa famille à l’Î.‑P.‑É.
[41] En parvenant à sa décision, la juge qui a présidé l’audience était consciente de la façon dont la Directrice avait traité le dossier de W.D., soulignant qu’au moment de l’audience, W.D. [traduction] « demeur[ait] sous la garde et la tutelle de la Directrice, même si l’audience de révision avait eu lieu environ 20 mois après qu’il eut été appréhendé, soit bien au‑delà des limites de temps prescrites par la loi » (par. 7). Elle a conclu que la Directrice avait retiré W.D. à sa grand‑mère et l’avait placé en famille d’accueil [traduction] « pour des raisons peu convaincantes » (par. 8). Elle a aussi fait remarquer que la Directrice avait appuyé le plan parental du père avant d’avoir rencontré ce dernier et avant même que le père et le fils aient été présentés l’un à l’autre.
[42] Elle a conclu que les actions des délégataires de la Directrice démontraient effectivement qu’ils n’avaient examiné que deux possibilités en ce qui concerne W.D. : le confier à la garde permanente du père ou de la Directrice. En conséquence, malgré les progrès importants qu’avait faits W.D. dans les plus d’un an où sa grand‑mère s’était occupée de ses soins quotidiens, la famille de W.D. à l’Î.‑P.‑É. était laissée de côté en faveur du père. Le [traduction] « but non déclaré » de la Directrice était d’aider le père à devenir le parent de tous les jours de W.D. (par. 89), sans tenir compte de la possibilité que la grand‑mère agisse comme tutrice permanente de W.D. De plus, la juge qui a présidé l’audience a statué que la conduite de la Directrice avait [traduction] « dans les faits ôté toute possibilité d’action au tribunal et empêché celui‑ci de rendre une ordonnance globale de garde en ce qui a trait au futur de W.D. » (par. 90). Cela dit, elle a reconnu expressément que l’audience ne mettait pas l’accent sur la responsabilité pour ce qui s’était passé, et elle a répété que [traduction] « l’accent doit être mis et est mis uniquement sur l’intérêt supérieur de W.D. » (par. 91).
B. Cour d’appel de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 2020 PECA 14 (le juge en chef Jenkins et les juges Murphy et Mitchell)
[43] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont souscrit à deux moyens d’appel invoqués par le père, et ont conclu que la juge ayant présidé l’audience (1) avait pris en considération un facteur non pertinent, à savoir la conduite de la Directrice, et (2) n’avait pas examiné l’argument principal du père selon lequel, en tant que parent naturel, la [traduction] « préférence pour le parent » favorisait sa demande de garde.
[44] En ce qui a trait au premier moyen, les juges majoritaires ont conclu que la juge ayant présidé l’audience avait, [traduction] « en accordant moins de poids à l’opinion de [l’experte psychologue], laissé sa répugnance pour le comportement de la Directrice, une considération non pertinente, avoir une incidence sur son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant » (par. 79 (CanLII)). Rien ne permettait de conclure que l’experte psychologue avait un parti pris. La psychologue a dit clairement que l’objectif de son rapport d’expertise était d’émettre une opinion sur l’aptitude parentale du père; elle n’a pas exprimé d’avis sur la grand‑mère ni sur la question de savoir si un autre arrangement parental était avantageux. Ce que la Directrice a pu faire ou ne pas faire sur le conseil de la psychologue n’avait aucune pertinence : l’accent devait être mis uniquement sur l’intérêt supérieur de W.D.
[45] Pour ce qui est du deuxième moyen, les juges majoritaires ont conclu que la juge ayant présidé l’audience ne s’était pas penchée sur le principal argument juridique avancé par le père portant que le bien‑être de l’enfant est mieux servi lorsqu’il est sous la garde de ses parents naturels et que les parents naturels ne devraient être privés de la garde que quand cela est clairement nécessaire. Ce faisant, elle avait refusé au père le droit d’être entendu. De plus, les juges majoritaires ont statué que lorsqu’un parent et une personne qui ne l’est pas sont [traduction] « plus ou moins égaux » après que tous les facteurs pertinents ont été pris en considération, ou lorsque la personne qui n’est pas un parent est seulement un peu mieux, le « facteur du parent naturel » est décisif (par. 113).
[46] Plutôt que de renvoyer l’affaire, les juges majoritaires ont conclu que l’intérêt supérieur de W.D. favorisait l’octroi de la garde permanente à son père. En parvenant à leur propre décision, les juges majoritaires ont accepté toutes les conclusions de fait tirées par la juge qui a présidé l’audience, mais ils ont accordé ce qu’ils ont considéré être le poids approprié au témoignage de l’experte psychologue et ils ont pris en compte le facteur du parent naturel.
[47] Le juge en chef Jenkins, dissident, aurait rejeté l’appel. Il a conclu que la lecture du jugement, considéré globalement, montrait que la juge ayant présidé l’audience avait soigneusement évalué et soupesé l’ensemble de l’intérêt supérieur de W.D. Rien ne permettait une intervention en appel.
[48] En ce qui a trait au premier moyen d’appel, il a estimé que la juge ayant présidé l’audience n’a pas été désorientée quand elle s’est penchée sur les actions de la Directrice. Les juges peuvent prendre en considération le contexte dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. En l’espèce, ce contexte comprenait l’objectif commun poursuivi par la Directrice et le père, soit de faire en sorte que ce dernier se voie confier la garde de W.D. La juge n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que l’experte psychologue avait outrepassé son mandat et était devenue défenseure du père quand elle avait recommandé à la Directrice que W.D. reste en Alberta. La juge était autorisée à établir une distinction entre l’opinion professionnelle de la psychologue sur l’aptitude parentale du père et sa recommandation que W.D. reste en Alberta jusqu’à ce que l’audience relative à la décision soit tenue.
[49] Pour ce qui est du deuxième moyen, le juge en chef Jenkins a conclu que le fait que la juge ayant présidé l’audience n’ait pas examiné l’argument du père sur le [traduction] « principe de la présomption en faveur des parents » ne constituait pas une erreur importante (par. 184). La juge a traité de l’attachement naturel du père sans nommer le principe du parent naturel. Elle savait que le père était le père biologique de W.D. et était consciente du lien qu’il était en train de nouer avec W.D. Les prétentions du père sur le facteur du parent naturel ne tenaient aucun compte de considérations clés, notamment : le lien solide unissant W.D. à sa grand‑mère, la qualité de parent de la grand‑mère et la conclusion de la juge selon laquelle la grand‑mère était plus susceptible de maintenir la relation de W.D. avec le père que l’inverse. La juge a conclu que toutes choses n’étaient pas égales dans la présente affaire : la grand‑mère favoriserait les autres liens familiaux de W.D., alors que le père ne le ferait pas sans une ordonnance judiciaire. Cette conclusion [traduction] « lui appartenait » (par. 203).
IV. Questions en litige
[50] Eu égard à la manière dont la présente affaire a été plaidée, trois questions doivent être examinées :
1. À quel moment un tribunal d’appel peut‑il intervenir pour déterminer ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant — c’est‑à‑dire quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions rendues au terme d’une audience en vertu d’une loi relative à la protection de l’enfance?
2. La juge qui a présidé l’audience a‑t‑elle commis une erreur dans sa décision de ce qui était dans l’intérêt supérieur de l’enfant en l’espèce?
3. Quel est le poids à accorder au facteur du parent naturel ou biologique quand il s’agit de déterminer ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant dans une affaire de protection de l’enfance?
V. Analyse
[51] Je réponds à chacune de ces questions à tour de rôle et je conclus qu’il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’égard d’une détermination judiciaire de l’arrangement en matière de garde qui est préférable à la lumière de l’intérêt supérieur de l’enfant. Les interventions en appel ne sont justifiées que lorsque les juges commettent une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit. Cette norme n’a pas été respectée en l’espèce. La juge qui a présidé l’audience n’a pas fait d’erreur en statuant qu’il était dans l’intérêt supérieur de W.D. d’être confié à la garde de sa grand‑mère. Son analyse ne comportait aucune erreur de droit et sa prise en considération de la conduite de la Directrice n’a pas entaché l’analyse de façon inappropriée. La juge n’a pas non plus commis d’erreur en n’accordant pas de poids au fait que le père avait qualité de parent biologique de W.D. Ces décisions lui appartenaient. En accordant la garde permanente au père de W.D., les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas fait preuve du degré approprié de déférence à l’égard de l’appréciation de la juge.
A. La norme de contrôle applicable à la détermination de ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant
[52] D’abord et avant tout, le présent pourvoi porte sur l’application convenable de la déférence en appel dans les affaires de garde d’enfant. Les parties ont débattu de la question de savoir quelle devrait être la norme de contrôle applicable dans l’appréciation des conclusions relatives à la garde tirées par le ou la juge qui a présidé l’audience dans un contexte de protection de l’enfance. À mon avis, l’arrêt Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, par. 11, citant Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518, par. 12, s’applique : un tribunal d’appel n’est autorisé à intervenir que dans le cas où il y a eu une « une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit ».
[53] L’intérêt supérieur de l’enfant constitue le principe directeur dans la plupart des affaires de garde, tout comme il l’est suivant le par. 2(2) de la Child Protection Act. Pour évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant, les tribunaux appliquent une norme juridique multifactorielle, bien que différentes lois puissent énoncer les facteurs individuels un peu différemment. Il s’agit d’une opération éminemment contextuelle et factuelle qui fait intervenir un grand pouvoir discrétionnaire judiciaire : le processus se caractérise par l’examen cas par cas des circonstances propres à chaque enfant. Ces facteurs incluent [traduction] « non seulement son bien‑être physique et économique, mais également son bien‑être affectif, psychologique, intellectuel et moral » (Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27, par. 120, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente, citant J. D. Payne, Payne on Divorce (3e éd. 1993), p. 279).
[54] Dans un contexte de protection de l’enfance à l’Î.‑P.‑É., les critères qui régissent la détermination de ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant sont énoncés au par. 2(2) de la Child Protection Act :
[traduction]
(2) L’intérêt supérieur de l’enfant désigne l’intérêt que la directrice, le directeur ou le tribunal estime être pour le plus grand profit de l’enfant dans les circonstances, compte tenu de toutes les considérations pertinentes, notamment :
a) la sécurité de l’enfant;
b) la capacité d’un parent de s’acquitter convenablement de ses obligations parentales;
c) les besoins physiques, mentaux et affectifs de l’enfant, et les soins ou le traitement qui conviennent pour répondre à ces besoins;
d) le niveau de développement physique, mental et affectif de l’enfant;
e) le point de vue de l’enfant, lorsque cela est indiqué;
f) une place sûre pour l’enfant et l’établissement d’une relation positive en tant que membre d’une famille;
g) l’amour, l’affection et les liens entre l’enfant et les personnes qui en ont eu la garde;
h) l’amour, l’affection et les liens entre l’enfant et les autres personnes dans la vie de l’enfant;
i) le patrimoine culturel, racial, linguistique et religieux de l’enfant;
j) si l’enfant est autochtone, l’importance de préserver son identité culturelle;
k) la capacité de personnes autres qu’un parent d’exercer les droits et obligations de garde concernant l’enfant;
l) la continuité des soins à l’enfant et l’effet possible d’une interruption de ceux‑ci sur l’enfant;
m) la conception différente du temps, et la capacité liée au stade de développement de l’enfant.
[55] Dans cette loi, comme dans d’autres, aucune priorité n’est donnée à un facteur par rapport à un autre. La question de savoir quels facteurs sont pertinents et quel poids devrait leur être accordé relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal en ce qui concerne la preuve dont il est saisi. La preuve qui établit la base des facteurs doit elle‑même faire l’objet d’une décision judiciaire discrétionnaire, en ce qui a trait à son admissibilité, à sa crédibilité, à sa fiabilité et son poids. De fait, l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant peut être conceptualisée comme requérant une succession d’exercices du pouvoir discrétionnaire judiciaire, où le tribunal de première instance est « le mieux placé pour évaluer la preuve relative à l’intérêt de l’enfant » (P. (D.) c. S. (C.), 1993 CanLII 35 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 141, p. 192, les juges Cory et Iacobucci).
[56] L’arrêt de principe sur la norme de contrôle en appel de décisions en matière de garde et d’accès a été rendu par la Cour dans l’affaire Van de Perre. Il énonce que de telles décisions sont intrinsèquement discrétionnaires (par. 13). En conséquence, un tribunal d’appel doit agir avec retenue et ne peut intervenir que s’il y a eu « une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit » (Hickey, par. 12; Van de Perre, par. 11). Une omission ne constitue une erreur importante que « si elle donne lieu à la conviction rationnelle que le juge de première instance doit avoir oublié, négligé d’examiner ou mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée » (Van de Perre, par. 15).
[57] La portée restreinte du contrôle en appel signifie qu’en l’absence d’une erreur importante, la « Cour d’appel n’est pas en mesure de déterminer ce qu’elle estime être les conclusions justes qui se dégagent de la preuve. C’est le rôle du juge de première instance » (Van de Perre, par. 12 (soulignement omis)). Un tribunal d’appel n’est donc pas autorisé à refaire l’analyse d’une juridiction inférieure afin d’obtenir un résultat qu’il croit préférable dans l’intérêt supérieur de l’enfant.
[58] La norme énoncée dans Van de Perre reflète la grande déférence que commande la décision du tribunal de première instance quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, en raison de la nature polymorphe, factuelle et éminemment discrétionnaire de telles décisions (Hickey, par. 10). À mon avis, en l’absence d’indication précise dans la loi applicable, cette même norme s’applique aux décisions en matière de garde fondées sur une loi relative à la protection de l’enfance.
[59] Rien dans le par. 2(2) de la Child Protection Act n’appuie ni ne suggère l’application d’une autre norme de contrôle en appel. De plus, les mêmes justifications que celles énoncées dans Hickey, qui sous‑tendaient la grande déférence accordée aux ordonnances alimentaires au profit des enfants, s’appliquent avec la même force aux litiges en matière de garde fondés sur une loi relative à la protection de l’enfance. Dans les deux cas, il faut une approche qui favorise le caractère définitif des litiges en droit de la famille, qui reconnaît l’importance de la nature éminemment discrétionnaire de la décision et de l’appréciation des faits par le ou la juge de première instance qui a entendu les parties, et qui évite d’inciter les parties à interjeter appel des jugements dans l’espoir que le tribunal d’appel appréciera différemment les facteurs pertinents et la preuve (Van de Perre, par. 11; Hickey, par. 12).
B. L’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant ne comportait aucune erreur
[60] La détermination par la juge qui a présidé l’audience de ce qui était dans l’intérêt supérieur de W.D. reposait sur une appréciation approfondie de la preuve abondante en l’espèce. Conformément à ses obligations, la juge a soigneusement examiné le témoignage de chaque témoin, a formulé des commentaires sur leur crédibilité et, au besoin, a indiqué les parties de leur témoignage qu’elle acceptait. Elle a ensuite dans une analyse approfondie rattaché ces éléments de preuve aux facteurs prévus par la loi qui se rapportaient à l’intérêt supérieur de W.D. À la lumière du dossier de preuve, la juge a procédé à une évaluation qui ne révélait aucune erreur importante, aucune erreur significative dans l’interprétation de la preuve, ni aucune erreur de droit. Ses conclusions commandaient une déférence considérable.
C. La juge qui a présidé l’audience n’a pas commis d’erreur en prenant en considération la conduite de la Directrice
[61] Dans la mesure où ils ont mis en doute la décision de la juge qui a présidé l’audience au motif que cette décision avait été influencée de façon inappropriée par les actions de la Directrice, les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas seulement omis d’appliquer la norme de contrôle en appel fondée sur la déférence, mais ils n’ont pas saisi l’importance que pouvait revêtir la conduite de la Directrice dans une instance de garde qui comporte un volet protection de l’enfance. Le problème que pose le raisonnement des juges majoritaires est qu’il ne tient aucun compte du fait que l’instance dont était saisie la juge avait en fait été introduite en raison de l’intervention de la Directrice. De toute évidence, ce raisonnement fait abstraction du fait que le cadre factuel porté à l’attention de la juge ne s’est pas créé en vase clos, mais était influencé par les mesures prises par la Directrice. Je conviens avec le juge en chef Jenkins que mettre en doute les motifs de la juge à cet égard équivaut à lui demander de [traduction] « porter des œillères » (par. 213).
[62] Le fait que la juge qui a présidé l’audience était consciente de la manière dont la Directrice s’était occupée du dossier de W.D. ne l’a pas distraite de l’élément central de sa décision : l’intérêt supérieur de W.D. La juge a reconnu expressément [traduction] « [qu’il] n’appartient pas à la cour [. . .] de jeter la responsabilité sur qui que soit pour ce qui s’est passé. Malgré les actions du personnel de la Directrice, je ne dois mettre et je ne mets l’accent que sur l’intérêt supérieur de W.D. » (par. 91). Cet énoncé de droit n’est pas seulement correct, mais il a aussi été appliqué assidûment tout au long du jugement.
(1) L’obligation de surveillance judiciaire à l’égard des enfants confiés aux soins de l’État
[63] Aucun principe général n’empêche les juges, dans le cadre d’une analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’examiner les actions d’une agence de protection de l’enfance. Non seulement de tels examens sont autorisés, mais ils peuvent dans certaines circonstances être exigés en raison de la fonction essentielle de surveillance qu’exerce le tribunal dans les affaires de protection de l’enfance et de la compétence parens patriae dont il est investi.
[64] La Directrice a la responsabilité légale de protéger les enfants et détient de larges pouvoirs d’enquête et d’appréhension afin d’agir dans l’intérêt supérieur de ceux‑ci. Les personnes travaillant à la protection de l’enfance assurent un service public essentiel, dans des circonstances souvent ardues et difficiles. La décision de placer des enfants aux soins de l’État entraîne des conséquences profondes pour les enfants et leurs familles, des décisions qui bouleversent leur vie. « Peu d’actes gouvernementaux peuvent avoir des répercussions plus profondes sur la vie des parents et de l’enfant » (Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 76).
[65] Selon l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, « cette forme d’intervention étatique radicale ne peut se faire qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale » (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48, [2000] 2 R.C.S. 519, par. 15, la juge Arbour, dissidente quant au résultat). Pour veiller à ce que les agences de protection de l’enfance exercent leur compétence seulement lorsqu’il est justifié de le faire et en toute équité envers les enfants et les parents, les lois sur la protection de l’enfance confèrent aux tribunaux le pouvoir de surveiller l’exercice du pouvoir d’une agence (p. ex., la Child Protection Act, art. 27 et 29). Ce rôle important, avec les freins et contrepoids qu’il comporte, est exercé tout au long de l’instance. En conséquence, même dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, le processus décisionnel de l’agence demeure ce sur quoi devrait porter l’analyse dans le cadre du rôle de surveillance exercé par le tribunal. De même, la compétence parens patriae d’agir dans l’intérêt supérieur de l’enfant permet à la cour supérieure de prendre dûment connaissance de la conduite d’une agence dans la mesure où celle‑ci a une incidence sur cet intérêt.
[66] La juge qui a présidé l’audience n’a donc commis aucune erreur susceptible de contrôle en soulignant le fait que la Directrice avait maintenu trop longtemps W.D. sous ses soins et n’avait pas respecté les délais prescrits à l’art. 41 de la Child Protection Act. Comme l’a fait remarquer la juge Matheson lors d’une audience distincte relative à l’outrage tenue en l’espèce, [traduction] « [q]uand l’enfant est confié aux soins et à la garde de la Directrice par le tribunal, ces soins et cette garde sont toujours assujettis à la surveillance du tribunal » (2019 PESC 53, par. 37 (CanLII)). Ainsi que l’a conclu la juge Matheson, au 16 juillet 2019, la Directrice avait épuisé les délais prévus à l’art. 41, et n’avait pas compétence pour retenir W.D., donner des directives relatives à ses soins, ou transférer celui‑ci en Alberta, sans retourner devant les tribunaux pour solliciter une autre période d’appréhension.
[67] Bien qu’ils ne doivent pas perdre de vue l’intérêt supérieur de l’enfant, les juges ne devraient pas non plus craindre une intervention en appel parce qu’ils ont exercé leurs fonctions de surveillance en soulignant ou en examinant la conduite d’une agence de protection de l’enfance. Dans la mesure où l’examen demeure axé sur les principes juridiques applicables, il est dans l’intérêt supérieur de tout le monde que les freins et contrepoids établis dans les lois sur la protection de l’enfance constituent une priorité pour tous les décisionnaires, y compris les juges qui se livrent à une analyse relative à l’intérêt supérieur.
(2) La conduite de la Directrice permettait de mettre en contexte le statu quo et la position de la Directrice
[68] Outre la fonction de surveillance exercée par les tribunaux, il y a le fait que la conduite d’une agence de protection de l’enfance peut fournir des éléments contextuels cruciaux pour comprendre le statu quo et la position adoptée par l’agence dans l’instance.
a) Mettre en contexte le statu quo
[69] Dans une instance de garde où une agence de protection de l’enfance est en cause, la conduite de l’agence pourra avoir influencé, voire défini, le cadre factuel dont dispose le tribunal, y compris les positions et la conduite des parties, ainsi que le statu quo pertinent quant à l’intérêt supérieur de l’enfant. En l’espèce, après l’appréhension initiale, la Directrice a dirigé tous les aspects de la vie de W.D., notamment où et avec qui il vivait, où il allait à l’école, qui pouvait le voir et quand et à quelles conditions ces droits d’accès pouvaient être exercés. La juge qui a présidé l’audience n’a donc pas commis d’erreur de droit en prenant en considération la conduite de la Directrice dans la mesure où cela lui a permis de mieux comprendre ce qui s’était passé, comment un certain statu quo avait été créé, ainsi que la conduite et la position des parties.
[70] En l’espèce, la juge qui a présidé l’audience a estimé qu’il était nécessaire de prendre en compte la conduite de la Directrice pour être en mesure d’évaluer adéquatement la nature et l’étendue de la participation du père et de la grand‑mère aux soins de W.D. dans les mois qui ont précédé l’audience relative à la décision. En mettant en contexte la relation entre W.D. et chacune des personnes susceptibles d’en prendre soin comme étant fonction des droits d’accès et de visite qui leur ont été offerts par la Directrice, la juge était à même d’évaluer la preuve et d’apprécier comment certains liens ont pu en venir à être renforcés et comment d’autres ont pu être affaiblis. Il était clairement loisible à la juge de prendre en compte le traitement différent réservé au père et à la grand‑mère et de conclure que la Directrice avait privilégié la relation de W.D. avec son père par rapport au lien qu’il avait déjà avec sa grand‑mère : en organisant une visite de deux semaines à l’Î.‑.P.‑É., en permettant des visites quotidiennes qui, en l’espace de 12 visites, sont progressivement passées de visites entièrement surveillées à des visites complètement non surveillées pour la nuit, en permettant à W.D. de se rendre en Alberta pour une deuxième visite, en permettant à W.D. de s’inscrire à l’école en Alberta et d’y demeurer en attendant la tenue de l’audience relative à la décision, et en travaillant avec le père et l’experte psychologue sur le contenu de son plan parental.
[71] La juge qui a présidé l’audience était d’avis qu’elle ne pouvait équitablement évaluer le plan parental de la grand‑mère sans également comprendre les restrictions qu’avait imposées la Directrice à l’accès de celle‑ci et comment W.D. avait été retiré de ses soins quotidiens. Il n’y a rien d’erroné à se demander si de telles actions ont pu faire obstacle à la continuité et à la proximité de leur relation. Au cours des quatre semaines pendant lesquelles la Directrice avait placé W.D. chez des parents de famille d’accueil, la grand‑mère n’a été autorisée qu’à des visites surveillées de 4 heures par semaine, et ce, même si elle avait prodigué des soins quotidiens continus à W.D. pendant plus de 12 mois. Ses appels FaceTime étaient sporadiques et contrôlés par des surveillants. De même, quand la grand‑mère a pu aller voir W.D. en Alberta, la Directrice ne lui a permis de rendre visite à W.D. que pendant trois heures le vendredi, trois heures le samedi et une heure le dimanche. La Directrice a en outre exigé que ces visites soient surveillées et restreintes à des lieux publics, et elle a rejeté la demande de la grand‑mère pour que W.D. séjourne la nuit avec elle à l’hôtel. La juge a également fait remarquer que la travailleuse sociale aux enfants pris en charge (« Child in Care Social Worker ») employée par la Directrice avait elle‑même reconnu que même si la Directrice avait le fardeau de prendre des décisions dans l’intérêt supérieur de W.D. pour aider à soutenir ses relations familiales, aucune initiative n’avait été prise en ce sens à l’égard de la famille de W.D. à l’Î.‑P.‑É.
[72] Il était loisible à la juge qui a présidé l’audience de se demander comment tout déséquilibre de la facilité d’accès que la Directrice avait donné à chaque parent aurait eu une incidence sur leur lien avec W.D. Les juges qui évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant ont le pouvoir de se demander comment les décisions de la Directrice sont susceptibles d’avoir des répercussions importantes sur l’analyse de l’intérêt supérieur. Dans un contexte différent, le fait qu’un parent n’ait vu l’enfant qu’une seule fois, pendant trois jours, sur une période de six mois pourrait permettre de conclure à une volonté limitée d’avoir un lien étroit avec l’enfant. Lorsque ce fait est attribuable aux décisions de la Directrice, les implications qui en découlent et les inférences que l’on peut en tirer changent radicalement.
[73] Dans le même ordre d’idées, les décisions prises par la Directrice ont structuré le statu quo tel qu’il existait à l’époque de l’audience relative à la décision et la juge qui a présidé l’audience avait tout à fait le pouvoir de chercher à comprendre comment le statu quo s’était produit. Dans bon nombre d’affaires, le statu quo est une considération importante lorsqu’il s’agit d’évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant (voir Beson c. Director of Child Welfare (T.‑N.), 1982 CanLII 32 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 716, p. 728; K.L.W., par. 18). Toutefois, les tribunaux ont également reconnu que dans certaines circonstances, il est inapproprié de donner effet à une situation existante. Par exemple, les ordonnances de retour ou de non‑retour rétablissent la situation d’avant le déplacement ou le non‑retour illicite (Bureau de l’avocat des enfants c. Balev, 2018 CSC 16, [2018] 1 R.C.S. 398, par. 24; Thomson c. Thomson, 1994 CanLII 26 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 551, p. 579‑581). Bien que le père ait fait valoir devant notre Cour le statu quo de W.D. qui vit en Alberta, un statu quo engendré par un ensemble d’actions ou d’erreurs de la part d’une agence de protection de l’enfance ou d’autres peut requérir un examen minutieux. Un tribunal est autorisé à regarder derrière le voile d’un statu quo pour comprendre comment il s’est produit et évaluer si ce statu quo est lui‑même dans l’intérêt supérieur de l’enfant.
[74] En évaluant l’intérêt supérieur d’un enfant autiste de cinq ans, la juge qui a présidé l’audience avait le droit de prendre en considération le fait que W.D. était resté sous la garde de sa grand‑mère pendant plus d’un an, jusqu’à ce que la Directrice, sans préavis, le retire abruptement, le place chez un autre parent de famille d’accueil pendant quatre semaines, puis l’envoie vivre avec son père en Alberta de façon à pouvoir commencer à évaluer les aptitudes parentales du père, car ce dernier n’avait jamais agi comme parent à l’égard d’un enfant. La juge avait également le pouvoir de statuer que ce retrait spectaculaire s’appuyait sur des raisons [traduction] « peu convaincantes » et que la possibilité que la grand‑mère continue à prendre soin de W.D. n’avait pas été prise en compte. Il lui était loisible de conclure qu’il était [traduction] « évident pour le tribunal que malgré les progrès importants qu’avait faits W.D. dans les plus d’un an où [sa grand‑mère] s’était occupée de ses soins quotidiens, la famille de W.D. à l’Î.‑P.‑É. était écartée en faveur [du père] » (par. 80 et 85).
b) Mettre en contexte la position et les actions de la Directrice
[75] De même, la juge qui a présidé l’audience pouvait se demander comment la conduite d’une agence de protection de l’enfance pouvait aider à mettre en contexte ou à expliquer la position adoptée par une agence, que ce soit dans le cadre d’une instance judiciaire ou hors de ce cadre. Rien ne devrait s’opposer à ce que le tribunal à qui ont été présentées les observations d’une agence de protection de l’enfance quant à l’aptitude des parents puisse examiner la manière dont l’agence a enquêté sur les parties en cause et a traité ces parties pour évaluer le poids pouvant être accordé à ces éléments de preuve ou arguments. Cette possibilité d’apprécier ces éléments de preuve revêt une importance particulière dans une situation où, comme en l’espèce, une agence a, alors que des procédures avaient été entamées, favorisé une personne susceptible de prendre soin de l’enfant par rapport à une autre. En l’espèce, la juge n’a commis aucune erreur en prenant en compte la conduite antérieure de la Directrice, y compris ses déclarations antérieures ainsi que l’enquête et la rigueur de l’examen auxquels chacun des parents a été soumis, pour évaluer la position de la Directrice à l’audience relative à la décision.
[76] Il était loisible à la juge qui a présidé l’audience de conclure que la neutralité dont prétendait faire preuve la Directrice à l’audience n’était [traduction] « tout simplement pas crédible », que la Directrice avait « fait pencher la balance » en faveur du père et que les actions de la Directrice avaient « dans les faits ôté toute possibilité d’action au tribunal » (par. 89‑90). S’appuyant sur ses réponses en contre‑interrogatoire, la juge a expressément rejeté le témoignage d’une personne travaillant à la protection de l’enfance selon lequel la Directrice ne favorisait pas le plan de soins de l’un ou l’autre des parents. La juge a conclu que la chronologie des événements faisant état des diverses mesures et décisions prises par la Directrice [traduction] « témoign[ait] d’un plan qui contredit l’observation de la Directrice selon laquelle elle n’appuie » ni le père ni la grand‑mère dans leurs plans de soins (par. 87). Il lui était en outre loisible de se demander pourquoi la Directrice avait choisi à un moment donné d’appuyer la garde du père et pourquoi, si la Directrice n’avait véritablement aucune inquiétude à l’égard de l’un ou l’autre des parents, elle ne s’était pas retirée du processus pour permettre aux parents de faire valoir leurs demandes de garde concurrentes par la voie législative appropriée, plutôt que sous le régime de la Child Protection Act.
(3) La conduite de la Directrice a fondé l’évaluation de la preuve
[77] En plus de remplir le rôle de surveillance du tribunal et de jeter un éclairage sur des facteurs contextuels, la juge qui a présidé l’audience pouvait en outre se pencher sur la preuve et la conduite de la Directrice pour être en mesure de bien évaluer (1) les allégations faites par le père et la grand‑mère quant à leur désir et à leur capacité de faciliter l’accès à l’autre parent, et (2) l’impartialité de la témoin experte et le poids à accorder à son témoignage.
a) La volonté des parents de faciliter l’accès
[78] La preuve de la Directrice a été utilisée pour aider la juge qui a présidé l’audience à évaluer les allégations de chaque parent en ce qui concerne leur volonté de faciliter le contact avec l’autre. La juge a conclu que la Directrice avait retiré W.D. à sa grand‑mère pour des raisons « peu convaincantes » et que la grand‑mère ne s’était pas livrée à la communication de messages négatifs à propos du père. Ces constatations sous‑tendaient sa conclusion selon laquelle la grand‑mère était plus susceptible de favoriser la relation de W.D. avec son père que l’inverse, un point sur lequel la décision finale en est venue à reposer.
[79] En particulier, si la Directrice avait effectivement mis fin à l’arrangement de placement familial chez la grand‑mère en raison de préoccupations véritables à propos de [traduction] « messages négatifs », les allégations de la grand‑mère selon lesquelles elle favoriserait la relation de W.D. avec le père auraient été moins crédibles et convaincantes. Dans le même ordre d’idées, la réticence du père à permettre à W.D. de visiter la grand‑mère en raison de ses « messages négatifs » aurait été plus raisonnable. L’appréciation de la preuve de la Directrice par la juge qui a présidé l’audience accordait nécessairement plus de crédibilité et de poids aux dénégations de la grand‑mère et réduisait le caractère raisonnable de la réticence du père à permettre à W.D. de rendre visite à la grand‑mère en raison de ses « messages négatifs ». La juge n’a commis aucune erreur à cet égard.
b) La preuve d’expert
[80] De plus, je ne puis souscrire à l’avis des juges majoritaires de la Cour d’appel selon lequel les opinions de la juge ayant présidé l’audience quant à la conduite de la Directrice ont eu une incidence inappropriée sur sa décision d’accorder un poids limité à l’opinion de l’experte psychologue portant que W.D. devrait vivre avec son père.
[81] La juge qui a présidé l’audience a adopté une approche mesurée : elle a reconnu cette experte à ce titre, elle a admis son rapport et elle a accepté son témoignage quant aux aptitudes parentales du père, affirmant qu’il rassurait quelque peu le tribunal. Cependant, elle a accordé une importance limitée à l’opinion de l’experte sur la question de savoir quel placement était dans l’intérêt supérieur de W.D., c’est‑à‑dire la question que la juge devait trancher en définitive. La juge a fait remarquer que le témoignage de l’experte comportait ses limites lorsqu’il s’agissait d’aider au prononcé de la décision ultime de ce qui était dans l’intérêt supérieur de W.D., puisque le rôle de l’experte auprès du père a pu [traduction] « brouiller son jugement » et l’empêcher d’envisager que W.D. retirerait également un avantage d’un autre arrangement (par. 109).
[82] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé la décision rendue sur ce point par la juge ayant présidé l’audience, y ont substitué leur opinion sur la manière dont le témoignage de l’experte aurait dû être apprécié et ont accordé la garde au père en partie sur ce fondement. Soit dit en tout respect, la juge n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle et elle avait le droit de déterminer le poids à accorder à l’opinion de l’experte sur ce point.
[83] La juge qui a présidé l’audience était obligée d’examiner l’objectivité et l’impartialité de l’opinion de l’experte pour évaluer à la fois le seuil d’admissibilité de ce témoignage et le poids qui devait lui être accordé en définitive (White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182, par. 32; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 106). Le fait que l’experte psychologue ait été engagée d’abord par le père comme professionnelle du secteur privé qui lui fournirait assistance sur la manière d’être parent, puis par la Directrice comme observatrice censément neutre qui l’aiderait à évaluer les aptitudes parentales du père, crée le type même de ce qui constitue à première vue un conflit d’intérêts ou une crainte d’intérêts alliés qui permettrait à la juge d’évaluer l’incidence, s’il en est, que cette double relation avait sur l’admissibilité et le poids du témoignage d’expert présenté (voir N. Bala et J. Thomson, Expert Evidence and Assessments in Child Welfare Cases (2015), p. 25‑26).
[84] En tant que « gardienne » de la preuve, il était tout à fait loisible à la juge qui a présidé l’audience de déterminer le poids à accorder à cette partie de l’opinion de l’experte (La Reine c. Lupien, 1969 CanLII 120 (CSC), [1970] R.C.S. 263, p. 280, voir aussi White Burgess, par. 20). La juge n’avait pas à adopter la méthode du tout ou rien à l’égard du témoignage (voir R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 266). Elle a fait remarquer que l’experte n’était pas impartiale sur cette question et qu’elle n’était pas en mesure de donner une opinion éclairée sur les mérites relatifs des allégations de chacun des parents, puisque, même si elle avait une connaissance directe des aptitudes du père, son appréciation de l’aptitude de la grand‑mère n’était qu’indirecte et avait pour source la Directrice. Par conséquent, l’experte n’était pas en mesure de faire une analyse comparative juste et fiable de l’intérêt supérieur de W.D. entre ces deux parents et, à son tour, d’émettre une opinion quant à son placement. Il était loisible à la juge de conclure que, même si le témoignage de l’experte était probant quant aux aptitudes parentales du père, il convenait d’accorder à celui‑ci moins de poids lorsque l’experte s’était prononcée sur le placement final de W.D. Il n’y a aucune erreur importante qui justifierait une intervention en appel sur cette conclusion, et sa décision commandait la déférence.
D. La juge qui a présidé l’audience n’a commis aucune erreur dans l’approche qu’elle a adoptée à l’égard des liens biologiques du père
[85] La grand‑mère prétend que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en faisant renaître de fait une présomption en faveur de la biologie lorsqu’ils ont accordé la garde au père. Elle cite la conclusion des juges majoritaires selon laquelle la préférence est accordée au parent biologique quand deux parents à qui la garde peut être accordée sont égaux par ailleurs.
[86] Pour le père, le rôle des liens biologiques a évolué avec le temps. Aux premières étapes, alors que sa relation avec W.D. était nouvelle, le père insistait avec plus de vigueur sur le fait qu’il était le père biologique de W.D., faisant valoir à l’audience relative à la décision qu’à titre de parent naturel, il avait un statut privilégié en ce qui a trait à la garde de W.D. Cependant, comme son lien avec W.D. s’est renforcé avec le temps, le père s’est appuyé de plus en plus sur ses nouvelles compétences parentales, son lien plus profond avec W.D. et le statu quo. Néanmoins, devant la Cour d’appel, il a demandé que soit reconnu [traduction] « le principe de la présomption en faveur des parents », c’est‑à‑dire le principe selon lequel « le bien‑être de l’enfant est mieux servi lorsqu’il est sous la garde [de son] parent naturel » (par. 183‑184 (italique omis)). Devant notre Cour, avec le témoignage d’experte de la psychologue et la déclaration de la Directrice selon laquelle il n’y a aucune préoccupation en ce qui a trait à l’exercice par le père de ses responsabilités parentales, il affirme que la présente affaire [traduction] « ne concerne pas la biologie » et reconnaît qu’il n’existe aucune présomption favorisant les parents biologiques.
[87] Je suis d’accord avec la grand‑mère pour dire que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont exagéré l’importance du lien biologique du père avec W.D. Bien qu’ils aient conclu qu’il n’existait aucune présomption en faveur de la biologie, les juges majoritaires ont estimé que la parentalité biologique était [traduction] « très important[e] » et ils ont statué que les tribunaux devaient considérer celle‑ci comme un facteur décisif lorsqu’un parent et une personne qui ne l’est pas sont égaux par ailleurs (par. 112). Comme je vais l’expliquer, dans le présent litige de garde, le simple lien biologique d’un parent n’est qu’un élément parmi de nombreux autres qui pourrait être pertinent dans certains cas en ce qui a trait à l’intérêt supérieur de l’enfant, intérêt qui constitue et doit constituer la considération primordiale. Les juges ne sont pas obligés de considérer la biologie comme un élément décisif lorsque deux parents à qui la garde peut être accordée sont égaux par ailleurs.
(1) L’approche historique en ce qui concerne la biologie dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant
[88] Les tribunaux ont progressivement cessé de mettre l’accent sur les droits parentaux et les liens biologiques dans le règlement des affaires de garde, qu’elles découlent d’un litige privé, d’une adoption ou de l’appréhension par l’État d’enfants ayant besoin de protection.
[89] Cette transition s’est produite sur plusieurs siècles et a impliqué des changements apportés par l’intervention des législatures et l’innovation des tribunaux. L’étape qui revêt la plus grande importance en l’espèce est l’arrêt King c. Low, 1985 CanLII 59 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 87, rendu par notre Cour, qui a mis fin à la présomption de droit de garde en faveur des parents naturels par rapport aux parents adoptifs que notre Cour avait établie dans les années 1950 (voir Re Baby Duffell : Martin c. Duffell, 1950 CanLII 11 (SCC), [1950] R.C.S. 737, p. 744; Hepton c. Maat, 1957 CanLII 18 (SCC), [1957] R.C.S. 606, p. 607‑608 et 615; et Re Agar; McNeilly c. Agar, 1957 CanLII 22 (SCC), [1958] R.C.S. 52, p. 53). Dans King c. Low, une mère a donné son fils nouveau‑né en adoption à un couple. Avant la fin du processus d’adoption, la mère a demandé le retour de l’enfant, le couple a refusé et il s’est ensuivi un litige de garde. Au procès, la garde a été accordée aux parents adoptifs. Le juge a conclu que les avantages de la stabilité et du lien de l’enfant avec ses parents adoptifs l’emportaient sur l’avantage des soins de sa mère biologique.
[90] S’exprimant au nom de la Cour, le juge McIntyre a confirmé les décisions des juridictions inférieures. Ce faisant, il a reconnu plusieurs principes qui sont pertinents dans le présent pourvoi. Il a fait remarquer que la « considération primordiale » dans les litiges de garde opposant un parent « naturel » et une autre figure parentale est le bien‑être de l’enfant (p. 93). La préférence accordée aux parents naturels est apparue dans le contexte de l’adoption, où une seule partie était un parent naturel. De plus, le juge McIntyre a souscrit à la conclusion du juge de première instance selon laquelle la préférence est accordée au parent naturel en raison non pas de la biologie en soi, mais de l’attachement affectif ou psychologique qui est présumé se former quand un parent commence à prendre soin d’un nouveau‑né. La question de savoir lequel des parents à qui la garde peut être accordée a noué ce lien est une considération qui devrait l’emporter sur une « règle vaine », comme un lien biologique (p. 104). De plus, l’importance juridique des liens biologiques dans l’évaluation de l’intérêt supérieur a diminué avec les « changements d’attitudes et de conditions sociales » (p. 97).
(2) Les liens biologiques auront généralement un poids limité dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant
[91] Comme nous l’avons vu, l’arrêt King c. Low a rejeté l’idée selon laquelle les parents biologiques ont, à première vue, un droit à la garde de leur enfant, concluant que l’intérêt supérieur de l’enfant constitue la considération primordiale dans les litiges de garde. Les lois prescrivent maintenant souvent qu’il s’agit également de la seule considération (Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3, p. 37, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente quant au résultat; voir aussi Frame c. Smith, 1987 CanLII 74 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 99, p. 132).
[92] Il est également maintenant courant que les législatures dressent une liste non exhaustive de facteurs applicables à l’intérêt supérieur de l’enfant dans un contexte donné (A. Wilton, G. S. Joseph et T. Train, Parenting Law and Practice in Canada (feuilles mobiles), vol. 1, § 6:1). Par exemple, la Loi sur le divorce énonce des facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant (notion désignée sous le nom d’ « intérêt de l’enfant » dans cette loi) qui sont applicables aux litiges de garde opposant des personnes qui divorcent (Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), par. 16(3)). De même, des lois provinciales et territoriales établissent des considérations relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant qui s’appliquent entre personnes non mariées (p. ex., Family Law Act, S.A. 2003, c. F‑4.5, art. 18; Children’s Law Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C‑6.1, art. 33). D’autres lois, qui concernent plus directement l’État, par exemple des lois sur la protection de l’enfance et des lois sur l’adoption, établissent également des critères servant à déterminer ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant (Child Protection Act, par. 2(2); Child, Youth and Family Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. C‑12, par. 2(1)).
[93] Les facteurs prévus par la loi fournissent le point de départ dans l’évaluation de la pertinence des liens biologiques. Lorsqu’ils évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant, les tribunaux devraient prendre en considération tout facteur applicable énuméré dans la loi pertinente (Van de Perre, par. 9). Les facteurs prévus par la loi offrent clarté, structure, prévisibilité, et représentent l’opinion de la législature sur les facteurs qui sont importants sur le fondement de « décennies d’études approfondies sur les besoins des enfants et sur la façon dont le législateur peut le mieux y répondre » (A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181, par. 92; voir aussi N. Bala, « Bringing Canada’s Divorce Act into the New Millennium : Enacting a Child‑Focused Parenting Law » (2015), 40 Queen’s L.J. 425). Vu l’abandon progressif des liens biologiques dans l’histoire juridique canadienne, la décision d’une législature d’omettre la biologie dans la liste des facteurs pertinents prévus par la loi pour l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant témoigne également d’une décision d’en minimiser l’importance.
[94] En l’espèce, le point de départ est la liste de facteurs énumérés au par. 2(2) de la Child Protection Act. Ici, certains facteurs explicites peuvent faire intervenir la biologie, par exemple la prise en considération du patrimoine autochtone, et/ou culturel, racial, linguistique et religieux de l’enfant (al. 2(2)(i) et (j)). Cependant, aucun des facteurs énumérés n’a expressément trait aux liens biologiques d’un parent. Les alinéas (g) et (h) mentionnent [traduction] « l’amour, l’affection et les liens » entre l’enfant et les personnes qui en ont eu la garde ou les autres personnes dans la vie de l’enfant. Comme le mot « liens » est associé aux mots « amour » et « affection », le principe d’interprétation législative selon lequel le sens d’un terme est connu par ceux auxquels il est associé implique que les « liens » en question sont les liens affectifs ou psychologiques de l’enfant (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), § 8.58; 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 195). Bien que d’autres lois puissent être différentes, les facteurs prévus par la loi qui sont applicables en l’espèce n’obligent donc pas le tribunal à prendre en considération la relation biologique de l’enfant avec la partie qui demande la garde. Vu cette omission, la Child Protection Act accorde peu de poids à la biologie dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant.
[95] Il est vrai que la Child Protection Act confère divers droits au [traduction] « parent », y compris le droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat en application de l’art. 30. Toutefois, il faut d’abord reconnaître que ces droits procéduraux ne sont pas conférés qu’aux seuls parents biologiques. La définition de [traduction] « parent » à l’al. 1(s) de la Child Protection Act est large et extensive. Elle comprend le parent de naissance et le parent adoptif (sous‑al. 1(s)(i)). Cependant, elle comprend aussi la personne qui a agi in loco parentis pendant plus d’un an (comme en l’espèce) (sous‑al. 1(s)(ii)), le tuteur légal ou la tutrice légale (sous‑al. 1(s)(iii)), ou la personne responsable des soins de l’enfant et avec laquelle l’enfant réside (sous‑al. 1(s)(iv)). Le préambule de la Child Protection Act mentionne le besoin de veiller à ce que les enfants ne soient retirés à leurs parents que lorsque d’autres mesures ont échoué. Or, vu que le « parent » comprend à la fois le parent biologique et le parent non biologique, le préambule s’applique aux deux. La loi ne protège pas ni ne privilégie les liens du sang : elle énonce des garanties procédurales applicables à toutes ces personnes — qu’elles aient ou non un lien biologique avec l’enfant — qui ont un lien avec l’enfant en tant que « parent » au sens donné par la loi.
[96] De plus, ces droits constituent une réponse au pouvoir de l’État de retirer les enfants de leurs familles existantes et témoignent de l’incidence importante qu’ont de telles procédures tant sur les enfants que sur les parents. Les parents se voient conférer plusieurs protections procédurales pour assurer l’équité de l’instance, y compris le droit à l’assistance d’un avocat ou d’une avocate (G. (J.), par. 70‑75, citant le juge La Forest dans B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, 1995 CanLII 115 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 315, par. 88). Cependant, les droits procéduraux que la loi confère aux parents ne donnent pas plus de poids aux liens biologiques dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant en application de la Child Protection Act ou autrement.
[97] En définitive, l’intérêt supérieur de l’enfant constitue la considération primordiale dans les instances en matière de protection de l’enfance (G. (J.), par. 72). Une appréhension par l’État est justifiée lorsqu’il n’est plus dans l’intérêt supérieur de l’enfant de maintenir sa relation familiale existante (Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), 1994 CanLII 83 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 165, p. 203). Cette idée est conforme à l’équilibre que les lois sur la protection de l’enfance tentent d’établir entre l’intérêt supérieur de l’enfant et la préservation de sa cellule familiale existante (M. (C.), p. 196; voir aussi M. J. Schlosser, « Third Party Child‑Centred Disputes : Parental Rights v. Best Interests of the Child » (1984), 22 Alb. L. Rev. 394, p. 409).
[98] Quoi qu’il en soit, le souci exprimé dans le préambule de faire en sorte que les enfants ne soient retirés à leurs parents que si d’autres mesures ont échoué n’entre pas en jeu lorsque l’État ne demande pas la garde, comme en l’espèce.
[99] En résumé, les facteurs prévus par la loi qui sont applicables en l’espèce n’obligent pas le tribunal à prendre en considération la biologie dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. De fait, l’omission indique qu’il y a lieu d’accorder relativement moins de poids à ce facteur. Toutefois, les facteurs prévus par la loi ne sont pas exhaustifs. Il reste alors à décider s’il relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal d’attribuer du poids aux liens biologiques à titre de facteur non énuméré.
[100] Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que le tribunal peut prendre en considération les liens biologiques dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant si ces liens ont un certain rapport avec cet intérêt. Cependant, les juges majoritaires ont exagéré l’importance du lien biologique en soi quand ils ont conclu qu’il s’agissait d’un facteur [traduction] « important, unique et spécial » qui doit constituer un élément décisif lorsque deux parents à qui la garde peut être accordée sont égaux par ailleurs (par. 111‑113). De plus, je ne partage pas l’avis des juges majoritaires que la biologie revête quelque pertinence que ce soit dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis, où les deux parents légaux ont des liens biologiques et où rien dans le dossier n’établit qu’un type de lien est meilleur que l’autre.
[101] À mon avis, les tribunaux ne commettent aucune erreur en prenant en considération un lien biologique en soi quand ils évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant en application de cette loi, même s’ils devraient hésiter à superposer le facteur à la loi lorsque la législature l’a omis, puisque les tribunaux et les législatures se sont progressivement éloignés des liens biologiques. Néanmoins, les tribunaux jouissent d’un pouvoir discrétionnaire considérable pour identifier et soupeser les facteurs qui sont pertinents dans une affaire donnée (Van de Perre, par. 11‑13, citant Hickey, par. 10 et 12). Par conséquent, un tribunal peut conclure que la preuve permet que l’on accorde du poids à un lien biologique s’il peut établir le rapport avec l’intérêt supérieur de l’enfant. Cela dit, un lien biologique en soi devrait généralement avoir un poids minime, et ce, pour plusieurs raisons.
[102] Premièrement, accorder trop d’importance aux liens biologiques pourrait amener certains décisionnaires à faire prévaloir les demandes du parent sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Les préférences parentales ne devraient pas supplanter l’accent sur l’intérêt de l’enfant. Comme l’a écrit la juge Wilson dans Racine c. Woods, 1983 CanLII 27 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 173, à la p. 185 : « . . . un enfant n’est pas un bien sur lequel les parents ont un droit de propriété; c’est un être humain envers lequel ils ont des obligations sérieuses ».
[103] Deuxièmement, dans King c. Low, la Cour a conclu que l’attachement de l’enfant est une considération qui devrait l’emporter sur la « règle vaine » d’un lien biologique (par. 104). L’affirmation dans King c. Low selon laquelle les demandes des parents biologiques ne devraient pas être écartées « à la légère » doit être lue dans le contexte de l’adoption dans lequel elle a été prononcée et de concert avec l’accent que la Cour a ultimement mis sur l’attachement de l’enfant (par. 101). Il ressort de King c. Low qu’il ne faut pas écarter « à la légère » les demandes des parents biologiques seulement parce qu’un lien biologique est un indicateur présumé du parent envers lequel l’enfant a l’attachement affectif ou psychologique le plus étroit. Il arrivera fréquemment que l’enfant ait un fort attachement envers un parent biologique, car les parents biologiques font généralement partie des personnes qui participent le plus aux soins de l’enfant. Pourtant, cela ne confère pas un poids important à un lien biologique en lui‑même. C’est le rôle de fournisseur de soins du parent biologique, et non le lien biologique en soi, qui favorise l’attachement psychologique et affectif de l’enfant.
[104] « [L]es liens entre parents et enfants n’[ont] rien de magique » (Young, p. 38, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente quant au résultat). La nécessité même des lois sur la protection de l’enfance met en évidence le fait que le lien biologique ne garantit pas que l’enfant ne subira aucun préjudice. D’autre part, l’enfant peut être également attaché à des personnes qui ne sont pas ses parents biologiques et ces personnes peuvent être tout aussi capables de répondre à ses besoins, comme l’illustrent la présente espèce et l’affaire King c. Low. En conséquence, l’arrêt King c. Low n’accorde pas un poids important au lien biologique en lui‑même, mais le traite comme un indicateur présumé de l’attachement le plus fort de l’enfant.
[105] Comme les liens biologiques constituent un indicateur présumé d’un attachement, tout avantage qui favorise le parent biologique s’inscrira habituellement dans l’enquête plus large portant sur l’intérêt supérieur de l’enfant. En particulier, si le parent biologique est plus près de l’enfant et mieux à même de répondre à ses besoins, cela se reflétera dans un éventail plus large de facteurs pertinents, par exemple la relation de l’enfant avec le parent, l’opinion et les préférences de l’enfant, et la capacité de répondre aux besoins de l’enfant, notamment sa sécurité et son bien‑être (Wilton, Joseph et Train, § 6:1). Dans la mesure où un parent s’appuie sur la biologie pour les considérations liées à la culture, à la race ou au patrimoine de l’enfant, elle peut être examinée dans le cadre ces facteurs.
[106] Troisièmement, l’avantage d’un lien biologique en lui‑même peut être intangible et difficile à formuler (British Columbia Birth Registration No. 99‑00733, Re, 2000 BCCA 109, 73 B.C.L.R. (3d) 22, par. 117). Il s’ensuit qu’il est difficile de le faire primer sur d’autres facteurs plus concrets liés à l’intérêt supérieur. Par exemple, en l’espèce, le facteur décisif était celui de savoir quel parent était plus susceptible de favoriser la relation de W.D. avec l’autre parent. Ce facteur est clairement avantageux pour l’enfant : il fait en sorte que l’enfant sera placé chez le parent qui favorisera le mieux la relation affective et psychologique avec l’autre parent. En comparaison, l’avantage du lien biologique du père est plus difficile à trouver. De plus, tout avantage découlant d’un lien à un parent biologique, par exemple, un [traduction] « sentiment de sécurité » que procurerait la connaissance de ses « racines », comme l’ont exprimé les juges majoritaires de la Cour d’appel, peut être obtenu par des droits d’accès et du temps parental, plutôt que par la garde (par. 111).
[107] De même, l’importance des liens biologiques peut diminuer à mesure que les enfants sont de plus en plus élevés dans des familles où ces liens ne définissent pas les relations familiales de l’enfant. Les institutions familiales « ont connu [. . .] une profonde évolution » et, comme nous l’avons vu, les changements de conditions sociales ont diminué l’importance des liens biologiques (Young, p. 43; King c. Low, p. 97). Les changements et l’évolution se poursuivent encore aujourd’hui. Les changements actuels touchant l’exercice des responsabilités parentales et la composition des familles sont susceptibles de réduire la pertinence des liens biologiques.
[108] Enfin, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux devraient faire preuve de prudence lorsqu’ils préfèrent un lien biologique à un autre en l’absence de preuve qu’un est plus avantageux qu’un autre. Notre Cour s’est éloignée des solutions stéréotypées telles que le principe des « enfants en bas âge » (Young, p. 43; A.C., par. 92). Les généralisations non fondées portant sur, comme c’est le cas en l’espèce, la capacité de prodiguer des soins d’un père biologique par rapport à une grand‑mère, ou vice versa, ne sont pas appropriées non plus. Une comparaison de la proximité ou du degré du lien biologique est un indice épineux, réducteur et peu fiable pour prédire quelle personne serait la mieux à même de prendre soin de l’enfant. Elle ne prend pas en compte combien de fois d’autres membres de la famille assument les soins d’enfants dont les parents biologiques ne peuvent agir comme fournisseurs de soins en raison de dépendances, de problèmes de santé mentale, de comportement criminel ou d’autres difficultés. Elle fait également abstraction du fait qu’un litige de garde opposant en apparence deux parents biologiques risque fréquemment de mettre en cause plusieurs membres de la famille, car la famille élargie d’un parent peut aussi aider à prodiguer des soins et se sentir investie dans le succès d’une demande de garde. En l’espèce, non seulement la grand‑mère est intervenue pour aider sa fille à prendre soin de W.D., mais les parents du père aident aussi celui‑ci à s’occuper de W.D.
[109] Pour ces motifs, je ne partage pas l’avis des juges majoritaires de la Cour d’appel que la biologie doit constituer un facteur décisif lorsque deux parties sont égales par ailleurs en application de la loi en l’espèce. Le tribunal n’est pas obligé de faire appel à la biologie et de se livrer à une détermination risquée de celui ou celle qui est susceptible d’être le membre de la famille le plus proche par le sang. Bien qu’ils puissent être pertinents dans une affaire donnée, les liens biologiques auront généralement un poids minime dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant.
(3) La biologie n’a pas beaucoup de poids en l’espèce
[110] La juge qui a présidé l’audience n’a commis aucune erreur dans l’approche qu’elle a adoptée à l’égard du lien biologique du père avec W.D. Le dossier ne lui permettait pas d’accorder le moindre poids à ce facteur. Les deux parties sont des [traduction] « parents » visés par la Child Protection Act et chacune d’elles a un lien biologique avec W.D. Rien dans le dossier ne permettait à la juge d’accorder plus de poids à la relation biologique du père. J’ajouterais qu’en l’espèce, le père n’a pas non plus prétendu que son lien biologique était pertinent à l’égard de considérations liées à l’autochtonité, à la culture, au patrimoine ou à la race.
[111] La juge qui a présidé l’audience n’a pas omis de prendre en considération le lien de W.D. avec son père ou d’entendre l’argument de ce dernier. Elle avait manifestement connaissance de cette relation et, dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de W.D., elle a expressément souligné que W.D. [traduction] « aime [son père et la famille de celui‑ci] et paraît se sentir en sécurité » avec eux (par. 205).
[112] Enfin, la juge qui a présidé l’audience n’était pas contrainte de statuer en faveur du père après avoir conclu que les deux parties étaient plus ou moins égales. Il lui était loisible de trancher cette affaire sur le fondement d’un facteur qu’elle considérait comme plus important : la question de savoir quel parent était plus susceptible de maintenir la relation de W.D. avec l’autre parent.
VI. Dispositif
[113] Conformément au jugement rendu séance tenante par notre Cour le 2 décembre 2021, et pour les motifs qui précèdent, la décision de la Cour d’appel de l’Île‑du‑Prince‑Édouard a été annulée et la décision de la juge Key d’accorder la garde et la tutelle permanentes à la grand‑mère en application de l’al. 38(2)(e) de la Child Protection Act a été confirmée. W.D. devait rester avec le père jusqu’au 21 mars 2022, puis être renvoyé à l’Î.‑P.‑É. aux frais de la Directrice. Le pourvoi a été accueilli avec dépens devant toutes les cours en faveur de la grand‑mère.
[114] Le jugement de la Cour confirmant l’octroi de la garde et de la tutelle permanentes à la grand‑mère en vertu de l’al. 38(2)(e) de la Child Protection Act a force exécutoire.
Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours.
Procureurs de l’appelante : Cox & Palmer, Charlottetown.
Procureurs de l’intimé : Stewart McKelvey, Charlottetown.
Procureur de l’intervenante la Directrice des Services de protection de l’enfance de la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard : Ministère de la Justice et de la Sécurité publique, Charlottetown.
Procureurs de l’intervenante la Coalition des familles LGBT: IMK, Montréal.
[1] Je reconnais qu’il y a eu passage des termes « garde » (« custody ») et « accès » (« access ») à des expressions comme « responsabilités décisionnelles » (« decision-making responsibility ») et « temps parental » (« parenting time »). Ce changement est codifié dans certaines lois, notamment la nouvelle Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), et la loi adoptée récemment à l’Î.‑P.‑É., la Children’s Law Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C‑6.1 — la province où le litige prend naissance. Malgré ces changements, le litige dont la Cour est saisie est régi par la Child Protection Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C‑5.1, de l’Î.‑P.‑É., où il est question des concepts de « garde » et d’« accès ». Les termes que j’utilise dans mes motifs reflètent ceux employés dans la loi applicable.