COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. T.J.M., 2021 CSC 6
Appel entendu : 9 novembre 2020
Jugement rendu : 29 janvier 2021
Dossier : 38944
Entre :
T.J.M.
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
Motifs de jugement :
(par. 1 à 28)
Le juge Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin et Kasirer)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. t.j.m.
T.J.M. Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. T.J.M.
2021 CSC 6
No du greffe : 38944.
2020 : 9 novembre; 2021 : 29 janvier.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour du banc de la reine de l’alberta
Droit criminel — Adolescents — Mise en liberté provisoire — Adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel et choisissant d’être jugé par un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle — Le juge d’une cour supérieure a‑t‑il compétence pour entendre et trancher la demande de mise en liberté provisoire d’un adolescent? — Si oui, cette compétence est‑elle exclusive, ou est‑elle détenue concurremment avec les juges du tribunal pour adolescents désigné pour la province? — Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, art. 13(1), (2), (3), 33(8).
M, un adolescent, a été inculpé de meurtre au deuxième degré, une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel. La Couronne a donné avis de son intention de demander l’assujettissement à la peine applicable aux adultes, ce qui a permis à M de choisir le mode de procès. Il a choisi d’être jugé par un juge de la cour supérieure sans jury, demandé la tenue d’une enquête préliminaire, et sollicité sa mise en liberté provisoire à un juge de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Le juge de première instance a statué qu’il n’avait pas compétence pour accorder une mise en liberté provisoire à un adolescent, concluant que la Cour provinciale de l’Alberta, le tribunal pour adolescents désigné pour la province, avait compétence exclusive. M interjette appel à la Cour de la décision du juge de première instance.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli.
Le juge d’une cour supérieure a compétence pour entendre et trancher une demande de mise en liberté provisoire présentée par un adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel, et cette compétence est détenue conjointement avec les juges du tribunal pour adolescents désigné pour la province.
Lorsqu’un juge de la cour supérieure devient un juge du tribunal pour adolescents par application des dispositions assimilantes figurant aux par. 13(2) ou 13(3) de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (« LSJPA »), la cour supérieure est réputée être ce tribunal pour les procédures en cause. Les mots « les procédures en cause » utilisés aux par. 13(2) et 13(3) ne s’entendent pas seulement du procès. Ces mots englobent plutôt toute mesure prise par le juge du tribunal pour adolescents après que l’adolescent ait choisi d’être jugé en cour supérieure, y compris toute demande préliminaire de mise en liberté provisoire, et ce, jusqu’au procès.
Le paragraphe 33(8) de la LSJPA confère à « un juge du tribunal pour adolescents » compétence exclusive pour mettre en liberté un adolescent inculpé d’une infraction mentionnée à l’art. 522 du Code criminel, qui intègre les infractions mentionnées à l’art. 469. Il ne circonscrit pas le terme « juge du tribunal pour adolescents » de manière à ce qu’il s’entende uniquement des juges de la cour supérieure réputés par les par. 13(2) et 13(3) être des juges du tribunal pour adolescents. Tout comme les par. 13(2) et 13(3) de la LSJPA assimilent le juge de la cour supérieure à un juge du tribunal pour adolescents, le par. 13(1) désigne aussi à titre de juge du tribunal pour adolescents le juge du tribunal établi par la province en tant que tribunal pour adolescents. La compétence est donc concurrente, et non exclusive à l’un d’entre eux.
En accordant compétence concurrente pour décider de la mise en liberté après le choix de l’adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469, le Parlement a cherché à instaurer une certaine souplesse qu’on ne retrouve pas dans le système de justice pénale pour adultes en vue d’atteindre les objectifs de la LSJPA. Cela a des répercussions particulièrement importantes sur les adolescents des régions rurales, y compris surtout les jeunes autochtones, qui bénéficieront d’un meilleur accès aux tribunaux pour adolescents désignés par la province qu’à une cour supérieure.
Jurisprudence
Citée par le juge Brown
Arrêts mentionnés : Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342; R. c. T.R.M., 2013 ABQB 571, 571 A.R. 121; R. c. K. (T.), 2004 ONCJ 410, 192 C.C.C. (3d) 279; Protection de la jeunesse ⸺ 177486, 2017 QCCS 5165; R. c. B.W.H. (2005), 2005 CanLII 57045 (MB PC), 198 Man. R. (2d) 264; R. c. N.M., 2010 MBPC 45, 257 Man. R. (2d) 207; R. c. W. (E.E.), 2004 SKCA 114, 188 C.C.C. (3d) 467; R. c. B. (J.), 2012 ONSC 4957, 291 C.C.C. (3d) 43; R. c. F. (M.), 2006 ONCJ 161, 210 C.C.C. (3d) 146; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, 1995 CanLII 112 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1031; Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533; R. c. K.J.M., 2019 CSC 55.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 469, partie XVI, 522.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 33(2).
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, art. 2 « juge du tribunal pour adolescents », « tribunal pour adolescents », 3(1)(b)(iii), (v), (d)(iv), 13, 20(1), 25(3)(c), (4), 26(9), (10), 28, 33(8), 67.
Provincial Court Act, R.S.A. 2000, c. P‑31, art. 11.
Doctrine et autres documents cités
Black’s Law Dictionary, 11th ed., by Bryan A. Garner, St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2019, « proceeding ».
Davis‑Barron, Sherri. Youth and the Criminal Law in Canada, 2nd ed., Toronto, LexisNexis, 2015.
Lacombe, Étienne F. « Prioritizing Children’s Best Interests in Canadian Youth Justice : Article 3 of the UN Convention on the Rights of the Child and Child‑Friendly Alternatives » (2017), 34 Windsor Y.B. Access Just. 209.
POURVOI contre une décision de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge Renke), 190794529U1, 9 octobre 2019, qui a jugé qu’un juge de la cour supérieure n’a pas compétence pour entendre et trancher la demande de mise en liberté provisoire présentée par un adolescent. Pourvoi accueilli.
Graham Johnson, pour l’appelant.
Matthew W. Griener, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Brown —
I. Aperçu
[1] La question précise dont nous sommes saisis est la suivante : le juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle a‑t‑il compétence pour entendre et trancher la demande de mise en liberté provisoire d’un adolescent accusé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46? Si oui, (1) dans quelles circonstances? et (2) cette compétence est‑elle exclusive, ou est‑elle détenue concurremment avec les juges du tribunal pour adolescents désigné pour la province?
[2] Le présent pourvoi est interjeté par T.J.M., un adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel. La Couronne a donné avis de son intention de demander l’assujettissement à la peine applicable aux adultes pour meurtre au deuxième degré, ce qui permet à T.J.M. de choisir le mode de procès. Il a choisi d’être jugé par un juge de la cour supérieure sans jury, demandé la tenue d’une enquête préliminaire, et sollicité sa mise en liberté provisoire au juge de première instance, qui siège à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Le juge de première instance a statué qu’il n’avait pas compétence pour accorder une mise en liberté provisoire à un adolescent, concluant que le Parlement avait conféré une compétence exclusive au tribunal pour adolescents désigné pour la province ⸺ en l’occurrence la Cour provinciale de l’Alberta (Provincial Court Act, R.S.A. 2000, c. P‑31, art. 11).
[3] Après examen des dispositions pertinentes de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1 (« LSJPA »), et du Code criminel, de même que pour les motifs qui suivent, je tire respectueusement la conclusion contraire : le juge d’une cour supérieure a compétence pour entendre et trancher une demande de mise en liberté provisoire présentée par un adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel. De plus, cette compétence est détenue concurremment avec les juges du tribunal pour adolescents désigné pour la province. Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi, mais de ne rendre aucune autre ordonnance. Tant la Couronne que l’appelant, T.J.M., conviennent que le présent pourvoi est théorique, la Couronne ayant inscrit l’arrêt des procédures, mais ils affirment qu’il est loisible à notre Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur le bien‑fondé du pourvoi en conformité avec l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 358‑363. Je partage leur avis.
II. Analyse
A. Le juge du tribunal pour adolescents
[4] Le paragraphe 33(8) de la LSJPA prévoit que « [s]eul un juge du tribunal pour adolescents, à l’exclusion de tout autre tribunal, juge ou juge de paix », peut ordonner la mise en liberté d’un adolescent inculpé d’une infraction mentionnée à l’art. 522 du Code criminel. Les infractions mentionnées à l’art. 469 sont incorporées par renvoi dans l’art. 522. La question de savoir qui est « un juge du tribunal pour adolescents » est alors déterminante pour statuer sur le présent pourvoi. Celui‑ci repose donc sur la juste interprétation de certaines dispositions de la LSJPA qui touchent à cette question.
[5] L’article 2 de la LSJPA définit le « tribunal pour adolescents » et le « juge du tribunal pour adolescents », respectivement, comme le « tribunal visé à l’article 13 » et « [t]out juge du tribunal pour adolescents visé à l’article 13 ».
[6] Voici les paragraphes pertinents de l’article 13 :
Tribunal pour adolescents
13 (1) Le tribunal pour adolescents est le tribunal établi ou désigné à ce titre pour l’application de la présente loi soit sous le régime d’une loi provinciale, soit par le gouverneur en conseil ou par le lieutenant‑gouverneur en conseil d’une province; le juge du tribunal pour adolescents est la personne nommée ou désignée à ce titre ou celle qui est juge d’un tribunal établi ou désigné à titre de tribunal pour adolescents.
Assimilation au tribunal pour adolescents
(2) Dans le cas où l’adolescent a choisi d’être jugé par un juge sans jury, le juge est alors le juge visé à la définition de ce terme à l’article 552 du Code criminel ou, s’il s’agit d’une infraction mentionnée à l’article 469 de cette loi, le juge de la cour supérieure de juridiction criminelle de la province où le choix a été fait. Le juge est réputé être un juge du tribunal pour adolescents et la cour est réputée constituer le tribunal pour adolescents pour les procédures en cause.
Assimilation au tribunal pour adolescents
(3) Dans le cas où l’adolescent a choisi ou est réputé avoir choisi d’être jugé par un tribunal formé d’un juge et d’un jury, la cour supérieure de juridiction criminelle de la province où le choix a été ou est réputé avoir été fait est réputée constituer le tribunal pour adolescents pour les procédures en cause et le juge de la cour supérieure est réputé être un juge du tribunal pour adolescents.
[7] Le paragraphe 13(1) désigne donc, en tant que tribunal pour adolescents, « le tribunal établi ou désigné à ce titre [par la province] », et désigne, en qualité de juge du tribunal pour adolescents, le « juge d’un tribunal établi [. . .] à titre de tribunal pour adolescents ». Les paragraphes 13(2) et 13(3) s’appliquent lorsque survient l’une ou l’autre des trois circonstances qui, selon l’art. 67 de la LSJPA, mettent en jeu le droit de choisir le mode de procès[1], et que l’adolescent choisit d’être jugé par un juge avec ou sans jury. Dans le cas d’un adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469, un juge de la cour supérieure aura compétence sur lui s’il opte pour un procès en cour supérieure de juridiction criminelle sans jury (dans le cas du par. 13(2)) ou avec jury (dans le cas du par. 13(3)). Il en est ainsi parce que, quand l’adolescent inculpé d’une infraction mentionnée à l’art. 469 est appelé à faire son choix, le par. 67(2) de la LSJPA lui donne trois possibilités : (1) subir un procès devant un juge, visé au par. 13(1), du tribunal désigné par la province à titre de tribunal pour adolescents; (2) subir un procès devant un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle, que le par. 13(2) assimile à un juge du tribunal pour adolescents qui siège seul; et (3) subir un procès devant un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle, que le par. 13(3) assimile à un juge du tribunal pour adolescents qui siège avec jury.
[8] Voici le point crucial : peu importe le mode de procès choisi, la LSJPA exige qu’un adolescent soit jugé par un juge du tribunal pour adolescents. Il en est ainsi, que le procès se tienne devant un juge du tribunal pour adolescents désigné par la province au titre du par. 13(1), ou devant un juge de la cour supérieure réputé être un juge du tribunal pour adolescents par le par. 13(2) (s’il siège seul) ou le par. 13(3) (s’il siège avec jury). Dans les deux derniers cas ⸺ c’est‑à‑dire lorsqu’un juge de la cour supérieure devient un juge du tribunal pour adolescents par application des dispositions assimilantes figurant aux par. 13(2) ou 13(3) ⸺ la cour supérieure est réputée être ce tribunal « pour les procédures en cause ». Je passe maintenant au sens de cette expression utilisée dans la loi.
B. Le sens du mot « procédures » employé aux par. 13(2) et 13(3)
[9] Si le par. 13(2) assimile le juge de la cour supérieure au juge du tribunal pour adolescents « pour les procédures en cause », quelles étapes procédurales sont visées par « les procédures »? Le juge de première instance a conclu que « les procédures » s’entendent uniquement du procès. T.J.M. soutient qu’elles ont un sens plus large et régissent sa demande de mise en liberté provisoire. Je partage son avis; les mots « les procédures » utilisés dans ces deux paragraphes ne s’entendent pas seulement du procès. Comme je vais maintenant l’expliquer, ces mots englobent plutôt toute mesure prise par le juge du tribunal pour adolescents après que l’adolescent ait choisi d’être jugé en cour supérieure, y compris toute demande préliminaire de mise en liberté provisoire.
[10] Les mots « les procédures » ne sont pas définis dans la LSJPA. La réponse à cette question se trouve donc dans les principes d’interprétation législative, selon lesquels il faut lire le texte législatif en suivant son sens ordinaire et grammatical dans le contexte de l’ensemble de la loi et en harmonie avec l’économie et les objets de la loi.
[11] La jurisprudence révèle que trois approches différentes prévalent dans une affaire ou l’autre. La première ⸺ retenue par le juge de première instance ⸺ se veut étroite et assimile « les procédures » au procès. Selon cette approche, les par. 13(2) et 13(3) assimilent le juge de la cour supérieure au juge du tribunal pour adolescents uniquement pour le procès, ce qui laisse au juge du tribunal pour adolescents visé au par. 13(1) (soit un juge de la Cour provinciale de l’Alberta dans les circonstances du présent pourvoi) la compétence exclusive sur la mise en liberté provisoire des adolescents inculpés d’infractions énumérées à l’art. 469, quel que soit le mode de procès choisi (voir R. c. T.R.M., 2013 ABQB 571, 571 A.R. 121, par. 63‑64; R. c. K. (T.), 2004 ONCJ 410, 192 C.C.C. (3d) 279, p. 282‑283).
[12] Une deuxième approche qui émerge de la jurisprudence considère que « les procédures » englobent chaque mesure prise après le renvoi de l’adolescent à procès ou sa comparution devant la cour supérieure de juridiction criminelle. D’après cette interprétation des mots « les procédures » qui figurent aux par. 13(2) et 13(3), conjuguée à la directive donnée au par. 67(7) de la LSJPA, « le procès a lieu » après le renvoi de l’adolescent à procès au terme d’une enquête préliminaire. Donc, selon cette thèse, « les procédures », vues à la lumière de la présence des mots « le procès » au 67(7), ne renvoient qu’au procès, et un juge de la cour supérieure n’est pas réputé être un juge du tribunal pour adolescents au sens des par. 13(2) ou 13(3) avant que l’adolescent ne soit renvoyé à procès, une étape qui déclenche le transfert de compétence à la cour supérieure (voir Protection de la jeunesse ⸺ 177486, 2017 QCCS 5165, par. 34‑35 (CanLII); R. c. B.W.H. (2005), 2005 CanLII 57045 (MB PC), 198 Man. R. (2d) 264 (C. prov.), par. 37‑38; R. c. N.M., 2010 MBPC 45, 257 Man. R. (2d) 207, par. 45‑55). En outre, dans cette perspective, une fois la compétence transférée à la cour supérieure, elle est exclusive.
[13] Enfin, suivant une troisième approche, « les procédures » désignent de façon générale tout stade de la poursuite. Partant, lorsqu’un adolescent choisit de subir un procès devant un juge de la cour supérieure, les par. 13(2) et 13(3) de la LSJPA assimilent ce juge à un juge du tribunal pour adolescents pour toute étape procédurale à partir du moment où l’adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 choisit d’être jugé en cour supérieure, et ce, jusqu’à son procès. Cette approche a été jumelée à la thèse voulant que la compétence accordée à ce juge soit exclusive. En termes clairs, cela voudrait dire que les juges du tribunal pour adolescents visé au par. 13(1) (tels les juges de la Cour provinciale de l’Alberta) n’ont pas compétence pour entendre les demandes de mise en liberté provisoire présentées par des adolescents inculpés d’infractions énumérées à l’art. 469 qui ont choisi d’être jugés par un juge d’une cour supérieure siégeant avec ou sans jury (voir R. c. W. (E.E.), 2004 SKCA 114, 188 C.C.C. (3d) 467, par. 14 et 21; R. c. B. (J.), 2012 ONSC 4957, 291 C.C.C. (3d) 43, par. 1‑20 et 32; R. c. F. (M.), 2006 ONCJ 161, 210 C.C.C. (3d) 146, par. 46 et 49‑52).
[14] À mon humble avis, les deux premières approches ne sauraient être bonnes. Le sens ordinaire et grammatical des mots « les procédures » n’est pas aussi restreint. Le mot « proceeding » (procédure) signifie, selon le Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019), par B. A. Garner, à la p. 1457, [traduction] « [u]n acte ou une mesure qui fait partie d’une action plus vaste » ou « le déroulement habituel et ordonné d’une poursuite, y compris tous les actes et faits survenus entre le début de la poursuite et l’inscription du jugement ». Et aucune disposition de l’art. 13 ne donne le moindrement à penser que les mots « les procédures », tel qu’ils sont employés aux par. 13(2) et 13(3), renvoient à autre chose que tout le déroulement d’une poursuite criminelle après que l’adolescent ait choisi d’être jugé en cour supérieure. Nous devons accepter que le Parlement légifère délibérément, et que les mots précis qu’il utilise ont un sens (Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, 1995 CanLII 112 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1031, par. 11); si le Parlement avait voulu restreindre au procès l’application des dispositions assimilantes qui figurent aux par. 13(2) et 13(3), il aurait utilisé le mot « procès », comme il l’a fait dans plusieurs autres dispositions de la LSJPA (voir, par exemple, l’al. 25(3)c) (« à son procès ») et le par. 25(4) (« du procès »)).
[15] Il vaut mieux donc considérer, à la lumière du sens ordinaire et grammatical des mots « les procédures », que le Parlement voulait que les juges de la cour supérieure réputés être des juges du tribunal pour adolescents par application des par. 13(2) et 13(3) de la LSJPA soient réputés tels pour toutes les mesures prises après que l’adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 ait choisi de subir un procès en cour supérieure, et ce, jusqu’à son procès.
[16] L’argument fondé sur une interprétation corrélative des par. 13(2) et 13(3) et du par. 67(7) ne me fait pas renoncer à cette opinion. Il en est ainsi, peu importe que l’on examine la version française ou la version anglaise de la LSJPA. Je le répète, le par. 67(7) prescrit que, dans le cas où un adolescent accusé d’une infraction énumérée à l’art. 469 est renvoyé à procès au terme d’une enquête préliminaire, « le procès a lieu » (ou, dans la version anglaise, « the proceedings shall be conducted ») en cour supérieure.
[17] Je fais d’abord remarquer que l’emploi de la forme plurielle « proceedings » dans la version anglaise du par. 67(7) et de la forme singulière « proceeding » dans la version anglaise des par. 13(2) et 13(3) n’a aucune importance. En effet, selon la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, les mots employés au singulier dans une loi comprennent leur forme plurielle, et vice versa (par. 33(2)). En outre, et plus précisément, on ne saurait raisonnablement considérer que le Parlement voulait que son utilisation dans la version anglaise des mots « the proceedings » (ou « le procès ») au par. 67(7) définisse la portée des mots « the proceeding » qui figurent aux par. 13(2) et (3) ou dans la LSJPA en général. La version anglaise de la LSJPA contient 35 autres mentions de « the proceedings », tandis que sa version française emploie notamment et fréquemment les mots « les procédures » et « les procédures en cause ». Attribuer de l’importance à leur utilisation au par. 67(7) pour restreindre la portée des mots « the proceeding » aux par. 13(2) et (3) dénuerait de sens au moins certaines des autres occurrences de « the proceedings » dans la LSJPA.
[18] À titre d’exemple, le par. 20(1) de la LSJPA dispose que « le juge de paix est [. . .] compétent pour toute procédure dont il peut connaître sous le régime du Code criminel, à l’exception des plaidoyers, procès et prononcé des peines, . . . ». En l’espèce, le mot « procédure » englobe clairement les mesures procédurales autres que le procès. De même, le par. 26(9) de la LSJPA dispose que « le fait de ne pas donner l’avis [aux parents de l’adolescent] [. . .] n’invalide pas les procédures engagées sous le régime de la présente loi ». Cette disposition est subordonnée au par. 26(10), lequel prévoit dans sa version anglaise que le défaut de donner cet avis invalide les « subsequent proceedings » à moins que, notamment, « a youth justice court judge or a justice before whom proceedings are held against the young person adjourns the proceedings and orders that the notice be given in the manner and to the persons that the judge directs ». Il serait absurde d’interpréter le mot anglais « proceedings » (ou les mots anglais « the proceedings ») dans la présente affaire comme désignant seulement le procès compte tenu du renvoi aux « procédures [subséquentes] », et cela compromettrait l’objectif de cette disposition : préserver la validité des mesures procédurales déjà prises, tout en veillant à ce que les parents de l’adolescent soient informés de toutes les mesures procédurales à prendre dans la poursuite de leur enfant pour qu’ils puissent être encouragés à lui offrir leur soutien (sous‑al. 3(1)d)(iv) LSJPA).
[19] Qui plus est, le par. 67(7) accorde au « [juge du] tribunal pour adolescents mentionné au paragraphe 13(1) » compétence exclusive pour tenir une enquête préliminaire. Si, toutefois, le juge de la cour supérieure qui est réputé être un juge du tribunal pour adolescents ne pouvait jamais acquérir compétence avant le procès, il n’aurait pas été nécessaire pour le Parlement de mentionner expressément le par. 13(1) au par. 67(7). Il en est ainsi car, selon ce point de vue, un juge du tribunal pour adolescents mentionné au par. 13(1) serait alors le seul juge du tribunal pour adolescents qui pourrait avoir compétence sur une procédure préalable au procès telle l’enquête préliminaire. Le Parlement est présumé éviter « les termes, les phrases et les parties plus longues, comme les paragraphes, les dispositions et les parties d’un texte législatif, qui sont superflus et dénués de sens » (Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, par. 178).
[20] En dernier lieu, je signale qu’il y a, entre le texte du par. 13(2) et celui du par. 13(3), une différence subtile, mais importante, qui appuie la justesse de donner une interprétation plus large aux mots « les procédures ». Le paragraphe 13(2) assimile la cour supérieure à un tribunal pour adolescents et assimile le juge de la cour supérieure à un juge du tribunal pour adolescents pour les procédures en cause. Or, bien que le par. 13(3) assimile également la cour supérieure à un tribunal pour adolescents pour les procédures en cause, il assimile le juge de la cour supérieure au juge du tribunal pour adolescents sans réserve. En d’autres termes, le par. 13(3) ne limite pas à première vue la compétence d’un juge de la cour supérieure réputé être un juge du tribunal pour adolescents dans les procédures en cause. Considérer que « les procédures » ne s’entendent que du procès proprement dit créerait donc une situation anormale où le juge de la cour supérieure réputé par le par. 13(3) être un juge du tribunal pour adolescents aurait compétence pour entendre la demande de T.J.M., alors que ce ne serait pas le cas du juge de la cour supérieure réputé par le par. 13(2) être un juge du tribunal pour adolescents. Pourtant, la seule différence entre les deux tient à ce que le premier siège avec jury et que le deuxième siège seul. Le Parlement n’aurait pas pu souhaiter pareil résultat.
C. Compétence exclusive par opposition à compétence concurrente
[21] Comme il est clair que le juge de la cour supérieure a compétence pour entendre et trancher la demande de mise en liberté provisoire d’un adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel après son choix, il reste à décider si cette compétence est exclusive, ou si elle continue également d’être dévolue aux tribunaux désignés par la province en tant que tribunal pour adolescents. La jurisprudence sur ce point est partagée (voir, par exemple, Protection de la jeunesse, par. 34‑35; B.W.H., par. 37‑38; N.M., par. 45‑55; W. (E.E.), par. 14 et 21; B. (J.), par. 1‑20 et 32; F. (M.), par. 46 et 49‑51).
[22] L’argument selon lequel le choix d’un adolescent d’être jugé par un juge de la cour supérieure fait intervenir la compétence exclusive de la cour supérieure à l’égard des adolescents accusés d’infractions énoncées à l’art. 469 se fonde sur le par. 522(1) du Code criminel, que l’on retrouve à la partie XVI ⸺ « Mesures concernant la comparution d’un prévenu devant un juge de paix et la mise en liberté provisoire ». Aux termes de ce paragraphe, « aucun tribunal, juge ou juge de paix, autre qu’un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle ou un juge présidant une telle cour [. . .] ne peut mettre le prévenu en liberté avant ni après le renvoi aux fins de procès ». À elle seule, cette disposition semble écarter la compétence d’un juge, visé au par. 13(1), du tribunal pour adolescents désigné par la province pour entendre et trancher la demande de mise en liberté provisoire (B. (J.), par. 17‑20; F. (M.), par. 49‑51).
[23] L’article 522 est toutefois subordonné à la réserve qui figure à l’art. 28 de la LSJPA, lequel prévoit que les dispositions de la partie XVI du Code criminel s’appliquent à la détention et à la mise en liberté des adolescents sous le régime de la LSJPA « [d]ans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec la [LSJPA] ou écartées par celle‑ci ». En d’autres termes, la partie XVI du Code criminel régit les cas de détention et de mise en liberté d’adolescents sauf disposition contraire de la LSJPA, auquel cas la LSJPA prévaut. Autre fait important, comme je l’ai déjà signalé, lorsqu’un adolescent est inculpé d’une infraction visée à l’art. 522 (qui parle d’« une infraction mentionnée à l’article 469 »), le par. 33(8) de la LSJPA confère à « un juge du tribunal pour adolescents » (« à l’exclusion de tout autre tribunal, juge ou juge de paix ») compétence exclusive pour remettre un adolescent en liberté.
[24] Il est essentiel ici de rappeler que, tout comme les par. 13(2) et 13(3) de la LSJPA assimilent le juge de la cour supérieure à un juge du tribunal pour adolescents, le par. 13(1) désigne aussi à titre de juge du tribunal pour adolescents le juge du tribunal désigné par la province en tant que tribunal pour adolescents. Par conséquent, bien que l’art. 522 du Code criminel, dis‑je, semble priver un juge et un tribunal visés au par. 13(1) du pouvoir d’entendre et de trancher une demande de mise en liberté provisoire, le par. 33(8) de la LSJPA prévoit le contraire de manière catégorique. Il ne circonscrit pas le terme « juge du tribunal pour adolescents » de manière à ce qu’il s’entende uniquement des juges de la cour supérieure réputés par les par. 13(2) et 13(3) être des juges du tribunal pour adolescents. Au contraire, « un juge du tribunal pour adolescents » peut mettre un adolescent en liberté. Dans la mesure où l’art. 522 enlèverait ce pouvoir à un juge du tribunal pour adolescents visé au par. 13(1) en conférant à « un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle ou un juge présidant une telle cour » compétence exclusive pour entendre et trancher des demandes de mise en liberté provisoire lorsqu’un adolescent est accusé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel, il est incompatible avec le par. 33(8) et ne s’applique pas.
[25] Il s’ensuit de ce qui précède que même si, comme je l’ai expliqué, le juge de la cour supérieure réputé par le par. 13(2) ou 13(3) de la LSJPA être un juge du tribunal pour adolescents a compétence pour entendre et trancher la demande de mise en liberté provisoire d’un adolescent qui est inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469 du Code criminel et qui a choisi d’être jugé en cour supérieure, il en va de même du juge d’un tribunal désigné par la province à titre de tribunal pour adolescents. Autrement dit, la compétence est concurrente, et non exclusive à l’un d’entre eux.
[26] Bien que le résultat exposé précédemment soit dicté par l’orientation claire du Parlement quant au rapport entre la LSJPA et la partie XVI du Code criminel, j’ajoute que cette orientation n’a rien d’étonnant. Comme l’a reconnu notre Cour, le Parlement voulait, au moment où il a adopté la LSJPA, offrir aux adolescents des protections procédurales supplémentaires tout au long du processus pénal compte tenu de leur âge, ainsi que créer des procédures moins formelles et plus rapides (sous‑al. 3(1)b)(iii) et (v); R. c. K.J.M., 2019 CSC 55, par. 51‑52 (le juge Moldaver), et 136 (les juges Abella et Brown, dissidents, mais non sur ce point); S. Davis‑Barron, Youth and the Criminal Law in Canada (2e éd. 2015), p. 177). En accordant compétence concurrente pour décider de la mise en liberté après le choix de l’adolescent inculpé d’une infraction énumérée à l’art. 469, le Parlement aurait cherché à instaurer une certaine souplesse qu’on ne retrouve pas dans le système de justice pénale pour adultes en vue d’atteindre les objectifs de la LSJPA (É. F. Lacombe, « Prioritizing Children’s Best Interests in Canadian Youth Justice: Article 3 of the UN Convention on the Rights of the Child and Child‑Friendly Alternatives » (2017), 34 Windsor Y.B. Access Just. 209, p. 217). Cela a des répercussions particulièrement importantes sur les adolescents des régions rurales, y compris surtout les adolescents autochtones, qui bénéficieront d’un meilleur accès aux tribunaux pour adolescents désignés par la province qu’à une cour supérieure.
[27] Une dernière mise en garde. Le présent pourvoi ne concernait que la question de la compétence en matière de mise en liberté provisoire avant l’ouverture du procès. Bien entendu, une fois le procès commencé, une demande de mise en liberté provisoire est habituellement présentée devant le juge du procès. Or, je n’ai pas à statuer en l’espèce sur la question de savoir si cette demande doit être présentée devant le juge du procès ⸺ par exemple lorsque le procès est ajourné ⸺, et je me contente de remettre à plus tard le règlement de la question, quand la Cour en sera dûment saisie.
III. Conclusion
[28] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Le juge de première instance avait compétence pour entendre la demande de mise en liberté provisoire présentée par T.J.M. ⸺ une compétence qu’il détenait concurremment avec le tribunal pour adolescents désigné pour la province. Puisque le pourvoi est théorique, aucune autre ordonnance n’est nécessaire.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Dawson Duckett Garcia & Johnson, Edmonton.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
[1] (1) lorsque le procureur général a donné, au titre du par. 64(2), avis de son intention de réclamer une peine pour adultes (al. 67(1)b)); (2) lorsque l’adolescent est accusé de meurtre au premier ou au deuxième degré (al. 67(1)c)); et (3) lorsque l’art. 16 de la LSJPA (incertitude sur le statut de l’accusé) s’applique et l’adolescent, après qu’il eut atteint l’âge de quatorze ans, est accusé d’une infraction pour laquelle un adulte pourrait faire un choix en vertu de l’art. 536 du Code criminel, ou sur laquelle une cour supérieure de juridiction criminelle aurait compétence exclusive selon l’art. 469 du Code criminel (al. 67(1)d)).