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05/10/2018 | CANADA | N°2018CSC39

Canada | Canada, Cour suprême, 05 octobre 2018, 2018CSC39


Répertorié : Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec

Traduction française officielle : Motifs de la juge Karakatsanis et motifs du juge Rowe

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 58) : La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Gascon et Martin)
Motifs concordants (par. 59 à 75) : Le juge Rowe
Motifs conjoints dissidents (par. 76 à 165) : Les juges Côté et Brown

Note : C

e document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive d...

Répertorié : Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec

Traduction française officielle : Motifs de la juge Karakatsanis et motifs du juge Rowe

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 58) : La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Gascon et Martin)
Motifs concordants (par. 59 à 75) : Le juge Rowe
Motifs conjoints dissidents (par. 76 à 165) : Les juges Côté et Brown

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Honorable Serge Joyal, c.p., et président de l’Assemblée législative de l’Ontario, Intervenants

No du greffe : 37543.

2018 : 15 mars; 2018 : 5 octobre.

Arrêt (les juges Côté et Brown sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin : Les congédiements ne sont pas protégés par le privilège parlementaire et ne sont donc pas à l’abri d’une révision externe dans le cadre du régime de relations de travail applicable. Bien que le président soit autorisé à exercer ses droits de gestion et à congédier les gardiens de sécurité pour une cause juste et suffisante, le privilège parlementaire ne protège pas sa décision d’une révision dans le cadre du régime des relations de travail auquel les gardiens sont assujettis.

Au Canada, les organes législatifs, y compris les assemblées législatives provinciales, disposent de privilèges parlementaires inhérents qui découlent de leur nature et de leur fonction au sein d’une démocratie parlementaire basée sur le modèle du Parlement de Westminster. Les privilèges parlementaires inhérents contribuent à maintenir la séparation des pouvoirs et à favoriser le bon fonctionnement de la démocratie représentative, en protégeant certains domaines d’activité législative d’une révision externe. Cependant, la nature inhérente du privilège parlementaire signifie que son existence et sa portée doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être. Il appartient aux tribunaux d’établir si une catégorie de privilège parlementaire existe et d’en délimiter la portée, tandis qu’il appartient aux assemblées législatives de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier. La portée du privilège parlementaire est délimitée par les objectifs qu’il vise, et ne s’appliquera que dans la mesure où cela est indispensable pour protéger les législateurs dans l’exécution de leurs fonctions législatives et délibératives et de la tâche de l’assemblée législative de demander des comptes au gouvernement relativement à la conduite des affaires du pays. Puisque les tribunaux ne peuvent pas réviser l’exercice des privilèges parlementaires, même pour des motifs fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés , ils doivent faire en sorte que la protection que procure un privilège n’excède pas son objet. En conséquence, une démarche téléologique doit être adoptée lors de l’appréciation des revendications de privilège parlementaire. Une telle démarche aide à concilier le privilège avec la Charte , en veillant à ce qu’il n’ait pas une portée plus large que nécessaire pour le bon fonctionnement d’une démocratie constitutionnelle.

La partie qui invoque l’immunité contre une révision externe en application du privilège parlementaire a le fardeau d’en établir la nécessité, c’est‑à‑dire qu’elle doit démontrer que la portée de la protection revendiquée est nécessaire à la lumière de l’objet du privilège parlementaire. Le critère de la nécessité exige que la sphère d’activité à l’égard de laquelle est revendiqué le privilège soit plus que simplement liée aux fonctions de l’assemblée législative. L’immunité qui est sollicitée à l’égard de l’application du droit commun doit aussi être nécessaire au rôle constitutionnel de l’assemblée.

En l’espèce, la norme de contrôle applicable à la décision de l’arbitre est celle de la décision correcte. L’arbitre a conclu à juste titre que la décision du président de congédier les gardiens de sécurité n’est pas visée par le privilège parlementaire. D’abord, le président n’a pas réussi à prouver la nécessité d’un privilège parlementaire à l’égard de la gestion des gardiens. Il est vrai que les gardiens accomplissent des tâches importantes qui sont liées aux fonctions constitutionnelles de l’Assemblée nationale; notamment, ils protègent celle‑ci contre les menaces à la sécurité et aident à faire respecter le décorum dans la salle de l’assemblée. Cependant, il n’est pas nécessaire que l’Assemblée nationale dispose de l’immunité contre toute révision externe à l’égard de la gestion générale des gardiens de sécurité pour s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles. Les questions liées à la gestion des gardiens pourraient être réglées sous le régime de droit commun sans porter atteinte à la sécurité ou à la capacité de l’Assemblée nationale de s’acquitter de ses fonctions législatives et délibératives. Permettre que les protections habituellement conférées aux employés et aux travailleurs s’appliquent aux gardiens ne nuirait pas à l’indépendance dont l’Assemblée nationale a besoin pour s’acquitter de son mandat constitutionnel dignement et efficacement.

La question de la nécessité peut être examinée sans se pencher sur la Loi sur l’assemblée nationale (« LAN »). Cependant, bien qu’aucune mesure législative ne supprime le privilège parlementaire, la LAN établit que les employés de l’Assemblée nationale sont tous gérés conformément au droit commun. Les articles 110 et 120 de la LAN prévoient que les employés de l’Assemblée nationale font partie du personnel de la fonction publique et à ce titre, ils sont généralement assujettis à un régime de relations de travail, à moins d’en être exemptés par règlement. Puisqu’actuellement, il n’existe aucune exemption prévue par règlement pour les gardiens de sécurité, cela démontre que l’Assemblée nationale ne semble pas percevoir le contrôle exclusif de la gestion de ceux‑ci comme étant nécessaire à son autonomie.

Pour ce qui est du privilège parlementaire d’expulser des étrangers, bien que son existence soit reconnue depuis longtemps, il n’est pas nécessaire pour qu’une assemblée législative puisse exercer ses fonctions constitutionnelles que son privilège soit défini largement au point d’inclure la décision de congédier des employés qui l’exercent au nom du président. Une telle immunité aurait une incidence sur des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée législative et minerait leur accès au régime de relations de travail négocié conformément aux droits que leur garantit l’al. 2d) de la Charte . Le président n’a pas démontré que l’application du droit général du travail à ces personnes mettrait en péril l’autonomie, la dignité et l’efficacité dont l’Assemblée nationale a besoin pour s’acquitter de son mandat législatif. En conséquence, le privilège d’expulser des étrangers ne protège pas d’une révision la décision de congédier les employés qui l’exercent.

Le juge Rowe : Il y a accord quant au fait que la norme de contrôle est celle de la décision correcte, et accord avec l’opinion des juges majoritaires selon laquelle le pourvoi devrait être rejeté, mais pour des motifs différents. Quelle que soit la portée du privilège relatif à la gestion du personnel, la Loi sur l’Assemblée nationale (« LAN ») résout le litige. Lorsqu’un corps législatif assujettit un aspect du privilège à l’application d’une loi, ce sont les dispositions de la loi qui s’appliquent. Pendant que ces dispositions sont en vigueur, le corps législatif ne peut pas se prévaloir du privilège pour contourner la loi dont l’objet même est de régir le fonctionnement de la législature. Le privilège parlementaire ne peut être invoqué pour éviter l’application d’une loi que la législature a adoptée afin de régir son propre fonctionnement. Le fait que la législature se conforme à ses propres textes législatifs ne constitue pas un obstacle à son fonctionnement, et cela ne peut être perçu comme une intrusion eu égard à son privilège.

La relation entre une loi et le privilège est définie en fonction des principes ordinaires d’interprétation législative. En l’espèce, dans la LAN, l’Assemblée nationale a prévu la façon dont doit être géré son personnel sous le régime applicable aux employés de la fonction publique. Si l’Assemblée nationale souhaite qu’un groupe d’employés ne soient plus régis par ce régime, elle peut se prévaloir de la procédure de dérogation à laquelle fait référence l’art. 120 de la LAN. Le privilège s’appliquerait donc de nouveau, à condition que les employés soient visés par celui‑ci.

Comme la procédure de dérogation prévue à l’art. 120 n’a pas été appliquée en l’espèce à l’égard des gardiens de sécurité, le président ne peut maintenant invoquer le privilège en lien avec la gestion des gardiens, et ainsi soustraire la décision de les congédier à l’examen par l’arbitre de grief. Il serait incompatible avec la décision de l’Assemblée nationale énoncée dans la LAN que le président exerce son pouvoir sur la gestion des employés au cas par cas, en théorie, en application du privilège. L’arbitre n’a donc pas commis d’erreur lorsqu’il a jugé avoir compétence pour entendre les griefs.

Les juges Côté et Brown (dissidents) : Il y a accord avec les juges majoritaires à l’effet que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, puisque l’existence et la portée des privilèges parlementaires soulèvent une question de droit générale à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre. La norme de la décision correcte s’applique également parce que l’existence et la portée des privilèges parlementaires soulèvent une question constitutionnelle.

Toutefois, il y a désaccord avec les juges majoritaires quant à la façon de disposer du présent pourvoi. Les privilèges parlementaires en cause font échec à la compétence de l’arbitre de grief. Le pourvoi devrait donc être accueilli et les griefs déclarés irrecevables.

Les tribunaux jouissent d’une compétence étroite en ce qui concerne les privilèges parlementaires — ils peuvent uniquement constater leur existence et leur portée. Ils doivent faire preuve d’une grande retenue quant au degré d’autonomie dont les assemblées législatives et les présidents de ces assemblées estiment devoir bénéficier pour s’acquitter de leurs fonctions. C’est en fonction du critère de la nécessité que les tribunaux doivent constater l’existence et l’étendue des privilèges. Ce critère s’attache à une sphère d’activité de l’organe législatif, qui sera exclue du régime de droit commun. Les assemblées législatives ont le fardeau de démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement. La sphère d’activité ne doit pas être morcelée lors de l’analyse du critère de nécessité — ce ne sont pas les tâches précises de chaque employé qui font l’objet de l’analyse, mais bien la sphère d’activité et la catégorie d’emploi. Une fois que les tribunaux ont conclu que la sphère d’activité et la catégorie d’emploi sont nécessaires au bon fonctionnement de l’assemblée législative, l’analyse prend fin puisque l’existence du privilège est établie. Il n’y a alors pas lieu de se demander si l’arbitrage de grief peut interférer avec le bon fonctionnement de l’assemblée ou porter atteinte à la dignité de l’institution.

La sécurité est une sphère d’activité nécessaire aux travaux des assemblées. Dans une démocratie parlementaire, il ne peut y avoir de débats libres sans sécurité. Il est essentiel pour toute assemblée législative d’opérer dans un environnement sécuritaire pour qu’elle s’acquitte de ses fonctions constitutionnelles dignement et efficacement. Par conséquent, le domaine de la sécurité est une sphère d’activité qui est protégée par des privilèges parlementaires absolus. Toutes les décisions relatives à la sécurité sont comprises dans cette sphère d’activité, incluant toutes les tâches des gardiens de sécurité d’une assemblée.

La présente affaire se trouve à l’intersection des deux privilèges invoqués. L’entièreté des tâches qui relèvent des gardiens de sécurité employés par l’Assemblée fait partie d’une sphère d’activité nécessaire au bon fonctionnement de l’Assemblée, soit la sécurité. Cela est suffisant en soi pour établir le privilège de gestion. De plus, les gardiens exercent notamment, au nom du président, le privilège d’expulsion des étrangers. Un employé à qui est délégué l’exercice d’un privilège parlementaire reconnu exerce nécessairement une fonction présentant un lien étroit et direct avec les activités de l’Assemblée. Le lien nécessaire pour établir l’existence d’un privilège de gestion est donc établi lorsqu’il est démontré qu’une catégorie d’employés exerce ou participe à l’exercice d’un des privilèges parlementaires reconnus et nécessaires. Par conséquent, les relations de travail de ces employés sont visées par le champ d’application du privilège de gestion des employés, et la décision relative à leur congédiement relève de l’exercice de ce privilège. Le congédiement d’un employé à qui un privilège a été délégué est l’exercice ultime du privilège de gestion. Pour préserver l’intégrité des privilèges de l’Assemblée et de ses membres, le président doit pouvoir gérer le personnel qui les exerce sans que ses décisions ne soient remises en cause. Les tribunaux ne peuvent dicter à l’Assemblée la manière dont elle veille à la sécurité de ses membres à l’intérieur de ses murs en lui imposant des employés en qui le président n’a plus confiance. Si un arbitre de grief pouvait réviser la décision du président de mettre fin à l’emploi des gardiens, cela signifierait qu’une partie de l’exercice des fonctions du président lui‑même devient de facto sujette au contrôle par les tribunaux, et donc que l’Assemblée perdrait le contrôle sur les décisions touchant à sa sécurité.

Les privilèges invoqués en l’espèce n’ont pas été abolis par l’entrée en vigueur de la LAN, et l’Assemblée n’a pas renoncé à son privilège à l’égard des employés visés en adoptant cette loi. Les tribunaux doivent faire preuve de respect à l’égard de l’opinion du président sur une loi portant sur les affaires internes d’une assemblée législative. L’interprétation proposée par le président de l’Assemblée doit donc jouir d’un poids prépondérant lorsqu’il s’agit de déterminer si l’Assemblée avait l’intention de limiter ses privilèges.

La LAN régit les affaires internes de l’Assemblée, affaires qui sont hors de la portée juridictionnelle des tribunaux. Le préambule de la LAN reconnait que l’Assemblée doit protéger ses travaux de toute interférence. L’article 110 de la LAN souligne que la gestion de l’Assemblée continue de s’exercer dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables. Sauf dans les cas où l’Assemblée l’a expressément prévu, les lois, règlements et règles du droit commun ne se sont jamais appliqués à une sphère d’activité sujette aux privilèges parlementaires. Ainsi, le régime de droit commun qui continue de s’appliquer à l’Assemblée est nécessairement défini par le privilège, qui a été une constante dans l’histoire constitutionnelle du Canada.

Quant à l’art. 120 de la LAN, celui‑ci traite des pouvoirs du Bureau de l’Assemblée d’exclure des catégories d’emploi du personnel de la fonction publique et des pouvoirs de gestion attribués au secrétaire général, sans faire mention des privilèges du président. Il n’est pas clair que cette disposition abolit implicitement le privilège de gestion du personnel de l’Assemblée en intégrant ses employés à la fonction publique, ou retire au président une partie du privilège d’expulsion des étrangers. Étant donné que la Cour a reconnu que les privilèges parlementaires jouissent d’un statut constitutionnel, il faut interpréter la loi de telle sorte qu’elle n’abroge pas implicitement ces privilèges. Il n’est pas souhaitable de privilégier une interprétation selon laquelle, implicitement, l’Assemblée n’estimerait pas ce privilège nécessaire, niant ainsi son existence. Il faut plus pour abroger un privilège de nature constitutionnelle. Sans exiger la présence de termes exprès dans la LAN, la méthode moderne d’interprétation des lois requiert une intention législative claire et non équivoque pour abolir ou modifier des privilèges parlementaires qui sont encore nécessaires. En définitive, la LAN n’a pas pour effet de limiter les privilèges du président, qui peut les invoquer lorsqu’il l’estime nécessaire, et les tribunaux ne peuvent s’arroger une juridiction sans une indication claire que l’Assemblée la leur confère. L’intervention des tribunaux serait incompatible avec la souveraineté de l’Assemblée.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

Arrêt appliqué : Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; arrêts mentionnés : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112; Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, CEDH 2001‑II; Gravel c. United States, 408 U.S. 606 (1972); A. c. Royaume‑Uni, no 35373/97, CEDH 2002‑X; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Payson c. Hubert (1904), 34 R.C.S. 400.

Citée par le juge Rowe

Arrêts mentionnés : Fielding c. Thomas, [1896] A.C. 600; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Bradlaugh c. Gossett (1884), 12 Q.B.D. 271; Duke of Newcastle c. Morris (1870), L.R. 4 H.L. 661; Reference re the Final Report of the Electoral Boundaries Commission, Re, 2017 NSCA 10, 411 D.L.R. (4th) 271; Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1900; Québec (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2011 QCCA 1247, [2011] R.J.D.T. 690; Michaud c. Bissonnette, 2006 QCCA 775, [2006] R.J.Q. 1552; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016.

Citée par les juges Côté et Brown (dissidents)

Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112; Case of the Sheriff of Middlesex (1840), 11 Ad. & E. 273, 113 E.R. 419; Bradlaugh c. Gossett (1884), 12 Q.B.D. 271; Kielley c. Carson (1842), 4 Moo. 63, 13 E.R. 225; Landers c. Woodworth (1878), 2 R.C.S. 158; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876; President of the Legislative Council c. Kosmas, [2008] SAIRC 41, 175 I.R. 269; Thomson c. McLean (1998), 37 C.C.E.L (2d) 170; Payson c. Hubert (1904), 34 R.C.S. 400; Telezone Inc. c. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 161; Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1900; Duke of Newcastle c. Morris (1870), L.R. 4 H.L. 661.

Lois et règlements cités

Bill of Rights (Angl.), 1689, 1 Will. & Mar. 2, c. 2, art. 9.

Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b) , d).

Constitution de l’Inde, art. 105, 194.

Constitution de l’Italie, art. 68.

Constitution de la France, art. 26.

Constitution des États‑Unis, art. I, § 6(1).

Employment Protection Act 1975 (R.‑U.), 1975, c. 71, art. 122(3).

Loi constitutionnelle de 1867 , préambule, art. 92(1) .

Loi constitutionnelle de 1982, art. 45 .

Loi de la Législature, S.R.Q. 1964, c. 6, art. 55.

Loi sur l’administration publique, RLRQ, c. A‑6.01, art. 36.

Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A‑23.1, préambule, art. 87, 88, 110, 110.2, 116, 120.

Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F‑3.1.1, art. 16, 17, 37, 64.

Règlement sur l’éthique et la discipline dans la fonction publique, RLRQ, c. F‑3.1.1, r. 3.

Doctrine et autres documents cités

Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

Campbell, Elaine. Current Issue Paper #68 — The Sergeant‑at‑Arms: Historical Origins and Contemporary Roles, Ontario, Ontario Legislative Research Service, 1987.

Canada. Chambre des communes. La procédure et les usages de la Chambre des communes, 2e éd., par Audrey O’Brien et Marc Bosc, Ottawa, 2009.

Canada. Sénat. Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement. Une question de privilège : Document de travail sur le privilège parlementaire au Canada au XXIe siècle. Ottawa, juin 2015 (en ligne : http://publications.gc.ca/collections/collection_2015/sen/yc29-0/YC29-0-412-7-fra.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC39_1_fra.pdf).

Cauchon, Hubert. Le privilège parlementaire de gestion du personnel des assemblées législatives au Canada, 2008 (en ligne : https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/20387/1/25837.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC39_4_fra.pdf).

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Morin et Bélanger), 2017 QCCA 271, 20 Admin L.R. (6th) 93, [2017] AZ‑51367748, [2017] J.Q. no 1274 (QL), 2017 CarswellQue 1071 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Bolduc, 2015 QCCS 883, [2015] AZ‑51156941, [2015] J.Q. no 1752 (QL), 2015 CarswellQue 1786 (WL Can.), accueillant la demande de contrôle judiciaire d’une décision arbitrale, 2014 QCTA 696, [2014] AZ-51104370. Pourvoi rejeté, les juges Côté et Brown sont dissidents.

François LeBel, Siegfried Peters et Ariane Beauregard, pour l’appelant.

Geneviève Baillargeon‑Bouchard et Pascale Racicot, pour l’intimé.

Serge Joyal et David Taylor, pour l’intervenant l’honorable Serge Joyal, c.p.

Catherine Beagan Flood, Emily Hazlett et Christopher DiMatteo, pour l’intervenant le président de l’Assemblée législative de l’Ontario.

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, et Martin rendu par

La juge Karakatsanis —

I. Aperçu

[1] Au Canada, les organes législatifs disposent de privilèges parlementaires inhérents qui découlent de leur nature et de leur fonction au sein d’une démocratie parlementaire basée sur le modèle du Parlement de Westminster. En protégeant certains domaines d’activité législative d’une révision externe, le privilège parlementaire contribue à maintenir la séparation des pouvoirs. Il accorde à l’organe législatif du gouvernement l’autonomie dont il a besoin pour exercer ses fonctions constitutionnelles. Le privilège parlementaire joue aussi un rôle important dans notre tradition démocratique puisqu’il fait en sorte que les représentants élus peuvent débattre vigoureusement des lois et demander à l’exécutif de rendre des comptes.

[2] Cependant, les privilèges inhérents se limitent à ceux qui sont nécessaires pour que les organes législatifs puissent exercer leurs fonctions constitutionnelles. La nature inhérente du privilège parlementaire signifie que son existence et sa portée doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être. Puisque les tribunaux ne peuvent pas réviser l’exercice du privilège parlementaire, même pour des motifs fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés , ils doivent faire en sorte que la protection que procure le privilège n’excède pas l’objet de cette doctrine. La présente affaire illustre l’importance d’adopter une démarche téléologique lors de l’appréciation des revendications de privilège parlementaire.

[3] L’appelant, le président de l’Assemblée nationale du Québec, soutient que sa décision de congédier trois gardiens de sécurité à l’emploi de l’Assemblée nationale est protégée par le privilège parlementaire; par conséquent, un arbitre n’a pas compétence pour instruire les griefs déposés par le syndicat intimé afin de contester les congédiements. Le président affirme que le congédiement de ces employés est à l’abri d’une révision externe puisqu’il est visé par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel et par le privilège d’expulser des étrangers de l’Assemblée nationale.

[4] Je conclus que les congédiements ne sont pas protégés par le privilège parlementaire. Le président n’a pas réussi à démontrer que la gestion des gardiens de sécurité est si étroitement et directement liée aux fonctions constitutionnelles de l’Assemblée que celle‑ci a besoin d’être soustraite du régime de relations de travail applicable afin d’exercer ces fonctions. De plus, la Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A‑23.1 (LAN), prévoit que les employés de l’Assemblée nationale font partie du personnel de la fonction publique, et à ce titre, ils sont généralement assujettis à un régime de relations de travail, à moins d’en être exemptés par règlement comme le prévoit l’art. 64 de la Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F‑3.1.1. Actuellement, il n’existe aucune exemption prévue par règlement pour les gardiens ou tout autre employé de l’Assemblée. Il ressort donc de la LAN que l’Assemblée n’a pas besoin d’un pouvoir exclusif et non susceptible de révision quant à la gestion de ses gardiens de sécurité pour exercer son rôle constitutionnel avec dignité et efficacité. De plus, bien que l’expulsion d’étrangers soit protégée par le privilège parlementaire, la capacité de l’Assemblée de s’acquitter de son mandat constitutionnel n’exige pas que la portée de ce privilège aille jusqu’à protéger la décision par laquelle sont congédiés des employés qui participent à l’expulsion des étrangers. Le président n’a pas établi que l’immunité qu’il revendique est nécessaire.

[5] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

II. Contexte

[6] Trois gardiens de sécurité au service de l’Assemblée nationale du Québec ont été congédiés par l’appelant, le président de l’Assemblée nationale, parce qu’ils ont utilisé des caméras de leur employeur pour observer ce qui se passait à l’intérieur de chambres d’un hôtel voisin. Leur syndicat, l’intimé, a contesté les congédiements par voie de griefs devant un arbitre en droit du travail.

[7] Le président s’est opposé aux griefs au motif que la décision de congédier les gardiens était à l’abri d’une révision parce qu’elle était protégée par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel et par celui d’expulser des étrangers de l’Assemblée nationale.

A. Tribunal arbitral, 2014 QCTA 696, [2014] AZ‑51104370

[8] L’arbitre, Pierre A. Fortin, a conclu que le congédiement des gardiens de sécurité n’était pas protégé par le privilège parlementaire, et que l’instruction des griefs pouvait donc avoir lieu.

[9] Il a déclaré que la portée du privilège d’expulser des étrangers de l’Assemblée nationale ne protégeait pas la décision de congédier les gardiens de sécurité. Il a rejeté l’argument du président voulant que le privilège d’expulser des étrangers inclue la capacité de congédier des employés qui participent à la mise en œuvre de ce privilège. Quoi qu’il en soit, il a conclu que les gardiens de sécurité n’avaient pas le pouvoir d’expulser des étrangers. Si un problème de sécurité survient, ils peuvent le signaler, mais ils ne peuvent pas intervenir d’une autre manière.

[10] De plus, l’arbitre a conclu que le congédiement des gardiens n’était pas visé par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel. Il a souligné que les tâches de vérification et de surveillance exercées par les gardiens sont liées au maintien de la sécurité à l’Assemblée nationale. Cependant, contrairement à d’autres membres de l’équipe qui assure la sécurité, comme les policiers et les constables spéciaux, les gardiens ne peuvent pas intervenir en cas de problème de sécurité, ne peuvent pas accomplir d’actes susceptibles d’avoir une incidence sur le déroulement des travaux et ne sont pas en contact avec les membres de l’Assemblée. Il a conclu que les fonctions des gardiens ne sont pas étroitement et directement reliées aux fonctions constitutionnelles de l’Assemblée. Par conséquent, la gestion de ceux‑ci n’était pas protégée par le privilège parlementaire.

B. Cour supérieure du Québec, 2015 QCCS 883 (le juge Bolduc)

[11] Le juge Bolduc a accueilli la demande de révision judiciaire présentée par le président et a conclu que l’arbitre n’avait pas compétence pour trancher les griefs.

[12] Même s’il était d’accord avec le raisonnement de l’arbitre en ce qui a trait au privilège d’expulser des étrangers, il a conclu que la décision de congédier les gardiens de sécurité n’était pas susceptible de révision en raison du privilège relatif à la gestion du personnel.

[13] Le juge saisi de la demande de révision judiciaire a conclu que l’arbitre avait commis une erreur dans son appréciation de la preuve et qu’il n’avait pas accordé suffisamment d’importance aux tâches exécutées par les gardiens. Selon lui, les gardiens sont essentiels pour assurer la sécurité de l’enceinte parlementaire, puisqu’ils effectuent de la surveillance, vérifient l’identité des visiteurs et sont présents à la tribune du public pendant la période de questions. En conséquence, il a conclu que les tâches des gardiens sont étroitement et directement reliées aux fonctions législatives et délibératives de l’Assemblée nationale. Les décisions relatives à la gestion de ceux‑ci sont protégées par le privilège parlementaire, et ne peuvent donc pas faire l’objet d’une révision externe.

C. Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 271 (les juges Chamberland et Bélanger, motifs dissidents du juge Morin)

[14] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel interjeté par le syndicat. La juge Bélanger, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a statué que l’arbitre avait eu raison de conclure que le congédiement des gardiens de sécurité n’était pas protégé par le privilège parlementaire. Les juges majoritaires ont convenu avec l’arbitre que les gardiens n’avaient pas le pouvoir d’expulser des étrangers. De plus, ils ont affirmé que le privilège relatif à la gestion du personnel ne s’appliquait pas aux gardiens puisque leurs tâches n’étaient pas étroitement et directement reliées aux fonctions délibératives et législatives de l’Assemblée nationale. Les juges majoritaires ont reconnu que le maintien de la sécurité à l’Assemblée était de la plus haute importance, et que les gardiens de sécurité y contribuent de façon importante. Cependant, selon eux, il n’était pas nécessaire que le président dispose d’un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion des gardiens pour faire en sorte que l’Assemblée puisse accomplir son travail dignement et efficacement. Ils ont ajouté que l’Assemblée a établi dans la LAN les paramètres de l’indépendance dont elle a besoin pour s’acquitter de son mandat constitutionnel, et que cette loi ne limite pas la capacité des gardiens de contester leur congédiement au moyen de griefs.

[15] Le juge Morin, dissident, aurait rejeté l’appel. À son avis, le congédiement des gardiens de sécurité était visé par le privilège relatif à la gestion du personnel. Il a expliqué que les gardiens fournissent des services de sécurité de première ligne, sans lesquels l’Assemblée ne pourrait pas s’acquitter de son mandat constitutionnel dignement et efficacement. Il a aussi conclu que le privilège parlementaire a préséance sur la LAN et qu’il ne peut être limité par celle‑ci.

III. Questions

[16] La question en litige dans le présent pourvoi est celle de savoir si l’arbitre peut trancher les griefs, ou si le congédiement des gardiens de sécurité est protégé par le privilège parlementaire. Les parties ont demandé à la Cour de décider : 1) si la décision par laquelle les gardiens ont été congédiés est protégée par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel; et 2) si cette décision est protégée par le privilège parlementaire d’expulser des étrangers. Comme je l’expliquerai, je répondrais par la négative. Je conviens avec l’arbitre et les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec que cette décision n’est pas visée par le privilège parlementaire.

IV. Analyse

[17] Tout d’abord, la norme de contrôle applicable dans la présente affaire est celle de la décision correcte. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rédigé leurs motifs sans bénéficier des motifs de la Cour dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 (CHRC). Il suffit de dire que l’existence et la portée du privilège parlementaire est une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique mais qui est étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 60; CHRC, par. 28 et 42). Les arbitres en droit du travail ne possèdent pas d’expertise spécialisée quant au privilège parlementaire. De plus, bien que le présent pourvoi ne concerne que l’Assemblée nationale du Québec, les conclusions relatives au privilège parlementaire toucheront tous les autres organes législatifs.

A. Privilège parlementaire : une interprétation téléologique

[18] Les assemblées législatives au Canada, y compris les assemblées législatives provinciales, reçoivent [traduction] « certains privilèges [parlementaires] très restreints » en application de la common law, lesquels représentent des éléments inhérents et nécessaires à leur fonction législative, et en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 377, citant R. M. Dawson, The Government of Canada (5e éd. 1970), p. 338; voir également New Brunswick Broadcasting, p. 345 et 374‑381; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 29(3); J. P. J. Maingot, Parliamentary Immunity in Canada (2016), p. 13 et 19).

[19] Le privilège parlementaire s’entend de la « somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions » (Vaid, par. 29(2)). Ces privilèges, immunités et pouvoirs excèdent ceux dont jouit la population en général (Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament (24e éd. 2011), par M. Jack, p. 203). En conséquence, le privilège parlementaire [traduction] « est une exemption d’une certaine obligation, charge, participation ou responsabilité à laquelle d’autres personnes sont assujetties » (Maingot, p. 13). Les décisions qui sont visées par le privilège parlementaire ne peuvent être révisées par un organisme externe, ce qui comprend les tribunaux (Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112 (B.R.), p. 1168; New Brunswick Broadcasting, p. 350 et 382‑384; Vaid, par. 29(9)).

[20] Dans bien des pays, l’organe législatif du gouvernement jouit de protections particulières. Par exemple, de nombreux pays de droit civil et de common law garantissent l’immunité des représentants élus à l’égard de leurs propos qui se rapportent à leur travail législatif[1]. Les immunités législatives assurent le bon fonctionnement d’une démocratie représentative. Elles permettent l’existence d’un espace où les voix de tous, y compris de ceux qui ont des opinions susceptibles d’être impopulaires, peuvent être entendues et prises en considération[2].

[21] Les privilèges législatifs permettent aussi aux organes législatifs de demander sans crainte au pouvoir exécutif du gouvernement de rendre des comptes. Ils contribuent donc à maintenir la séparation et l’équilibre des pouvoirs entre les différentes branches du gouvernement (voir p. ex. Gravel c. United States, 408 U.S. 606 (1972), p. 616; R. S. Mehta, « Sir Thomas’ Blushes: Protecting Parliamentary Immunity in Modern Parliamentary Democracies » (2012), 17 E.H.R.L.R. 309, p. 309).

[22] Au Royaume‑Uni, la doctrine du privilège parlementaire est ressortie de la lutte de la Chambre des communes pour l’indépendance vis‑à‑vis des autres branches du gouvernement (New Brunswick Broadcasting, p. 344 et 379; P. Doherty, « What is this “Mysterious Power”? An Historical Model of Parliamentary Privilege in Canada » (2017), 11 J.P.P.L. 383, p. 390). Historiquement, « la Couronne et les tribunaux n’ont nullement hésité à s’immiscer dans le domaine des chambres du Parlement » (New Brunswick Broadcasting, p. 344). Des députés de la Chambre des communes étaient arrêtés par le souverain lorsque celui‑ci était en désaccord avec leur comportement durant les débats de la Chambre ou avec les paroles qu’ils avaient prononcées à ce moment. Les députés se sont opposés à ces arrestations en faisant valoir qu’elles étaient incompatibles avec leurs privilèges (Canada, Chambre des communes, La procédure et les usages de la Chambre des communes (2e éd. 2009), A. O’Brien et M. Bosc, p. 64). Le privilège parlementaire a été partiellement confirmé dans le Bill of Rights (Angl.), 1689, 1 Will. & Mar. 2, c. 2 (New Brunswick Broadcasting, p. 345). L’article 9 de cette loi prévoit que [traduction] « la liberté de parole et des débats ou travaux au Parlement ne devrait être attaquée ou contestée devant aucun tribunal ni ailleurs qu’au Parlement ». Cependant, le privilège parlementaire au Royaume‑Uni s’étend au‑delà de la protection de la liberté de parole (Erskine May, p. 206). En conséquence, le privilège parlementaire a joué un rôle particulièrement important en assurant la séparation des pouvoirs au Royaume‑Uni. Grâce à lui, les députés démocratiquement élus de la Chambre des communes peuvent exprimer leurs préoccupations et représenter de façon indépendante les intérêts de leurs électeurs (voir aussi R.‑U., House of Lords, House of Commons, Joint Committee on Parliamentary Privilege, Parliamentary Privilege: Report of Session 2013‑14 (3 juillet 2013), p. 7 (« rapport du comité conjoint britannique de 2013 »); A. c. the United Kingdom, no 35373/97, CEDH 2002‑X, par. 66 et 77).

[23] Au Canada, le privilège parlementaire est fondé sur le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 , qui confère au Canada une « constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni ». Il s’agit d’un élément fondamental et essentiel du modèle de démocratie parlementaire du Parlement de Westminster. Comme au Royaume‑Uni, les privilèges inhérents des organes législatifs canadiens constituent un moyen de préserver leur indépendance et de favoriser le fonctionnement des travaux de la démocratie représentative. Ils visent à permettre à la branche législative et à ses membres de s’acquitter sans crainte et sans intervention externe de leur rôle constitutionnel, soit adopter des lois et agir comme contrepoids au pouvoir exécutif (New Brunswick Broadcasting, p. 354; Vaid, par. 21 et 41). Ces privilèges assurent l’existence d’un [traduction] « espace indépendant pour les représentants des citoyens afin qu’ils puissent mener à bien leurs fonctions parlementaires; la liberté de débattre et de décider des lois qui s’appliqueront, et la capacité absolue de demander à la branche exécutive de l’État de rendre des comptes » (S. R. Chaplin, « House of Commons v. Vaid : Parliamentary Privilege and the Constitutional Imperative of the Independence of Parliament » (2009), 2 J.P.P.L. 153, p. 154).

[24] Lorsqu’il est mis en lien avec ses objets, le privilège parlementaire constitue un élément important du droit public du Canada (voir Vaid, par. 29(3)). L’immunité contre une révision externe qu’assure le privilège est une composante importante de notre structure constitutionnelle et du droit qui la régit. La révision judiciaire de l’exercice du privilège parlementaire, même sur le plan de la conformité avec la Charte , pourrait dans les faits annuler l’immunité nécessaire que cette doctrine vise à conférer à la législature (New Brunswick Broadcasting, p. 350 et 382‑384; Vaid, par. 29(9)). Cependant, bien que les assemblées législatives n’aient pas à répondre devant les tribunaux de la façon dont elles exercent leurs privilèges parlementaires, elles doivent en répondre devant l’électorat (Chaplin, p. 164).

[25] Toutefois, bien que l’indépendance de la législature soit un élément nécessaire de notre structure constitutionnelle et qu’elle fasse partie intégrante de notre droit, on peut dire la même chose de ses limites. La nature inhérente du privilège parlementaire signifie que son existence et sa portée doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être. En particulier, il fait en sorte qu’un domaine décisionnel est à l’abri d’un contrôle judiciaire au regard de sa conformité avec la Charte . Il peut également priver des personnes non membres de la législature des réparations prévues par le droit commun (Vaid, par. 30). Comme l’a expliqué la Cour dans Vaid, « [l]es tribunaux peuvent examiner de plus près les affaires dans lesquelles la revendication d’un privilège a des répercussions sur des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée législative en cause, que celles qui portent sur des questions purement internes » (par. 29(12) ; voir aussi le par. 4).

[26] L’historique du privilège parlementaire au Royaume‑Uni démontre qu’il est important de définir sa portée conformément à son objet. En effet, pendant un certain temps après l’adoption du Bill of Rights au Royaume‑Uni en 1689, les députés de la Chambre des communes ont cherché à se prévaloir de la protection du privilège dans leur vie privée (Doherty, p. 391; voir aussi O’Brien et Bosc, p. 65; Stockdale, p. 1116‑1117). Une telle utilisation du privilège est inadéquate puisque la protection sollicitée ne contribue pas au maintien de la séparation des pouvoirs et ne favorise pas le bon fonctionnement de la démocratie représentative. La portée du privilège parlementaire au Royaume‑Uni s’est donc réduite au fil du temps (Canada, Sénat, Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement, Une question de privilège : Document de travail sur le privilège parlementaire au Canada au XXIe siècle (juin 2015) (en ligne), p. 6‑7; O’Brien et Bosc, p. 67; voir aussi le rapport du comité mixte britannique de 2013, p. 8).

[27] En conséquence, au Canada, la portée du privilège parlementaire est délimitée par les objectifs qu’il vise (voir p. ex. Vaid, par. 41‑46). Celui‑ci est inhérent à la nature et aux fonctions des assemblées législatives en tant que branche distincte du gouvernement. Le privilège inhérent ne s’appliquera que dans la mesure où cela est « indispensable pour protéger les législateurs dans l’exécution de leurs fonctions législatives et délibératives et de la tâche de l’assemblée législative de demander des comptes au gouvernement relativement à la conduite des affaires du pays » (Vaid, par. 41; voir aussi New Brunswick Broadcasting, p. 381‑385). Autrement, il empièterait de façon injustifiée sur d’autres parties de la Constitution.

[28] Lorsque le privilège revendiqué pourrait porter atteinte aux droits que la Charte garantit à des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée législative, une interprétation téléologique aide à concilier le privilège parlementaire avec la Charte . Ni la Charte ni le privilège parlementaire « ne l’emport[e] » sur l’autre (Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, par. 69). Ils ont « le même statut et le même poids constitutionnels » (Vaid, par. 34 (italique omis)). En conséquence, lorsque surviennent des conflits entre la Charte et le privilège parlementaire, « il convient non pas de résoudre ces conflits en subordonnant un principe à l’autre, mais plutôt d’essayer de les concilier » (Harvey, par. 69). Nul doute qu’il sera parfois difficile de concilier ces deux impératifs constitutionnels (voir p. ex. C. Robert et D. Taylor, « Then and Now: Necessity, the Charter and Parliamentary Privilege in the Provincial Legislative Assemblies of Canada » (2012), 80 The Table 17, p. 19 et 42‑43; M.‑A. Roy, « Le Parlement, les tribunaux et la Charte canadienne des droits et libertés : vers un modèle de privilège parlementaire adapté au XXIe siècle » (2014), 55 C. de D. 489, p. 512 et 521‑522). Dans Harvey, la juge McLachlin a tenté de les concilier en adoptant une interprétation plus étroite de l’art. 3 de la Charte , de sorte qu’il soit compatible avec le privilège parlementaire, et en limitant la portée du privilège en cause à la lumière de la Charte (par. 70 et 74). Une interprétation téléologique du privilège parlementaire tient compte des incidences relatives à la Charte du privilège parlementaire. Elle vise à concilier le privilège et la Charte en veillant à ce que le privilège n’ait pas une portée plus large que nécessaire pour le bon fonctionnement de notre démocratie constitutionnelle.

[29] Pour être visée par le privilège parlementaire, la question en cause doit satisfaire au critère de la nécessité : elle doit être « si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante [. . .] qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (Vaid, par. 46).

[30] Le critère de la nécessité exige donc que la sphère d’activité à l’égard de laquelle est revendiqué le privilège parlementaire soit plus que simplement liée aux fonctions de l’assemblée législative. L’immunité qui est sollicitée à l’égard de l’application du droit commun doit aussi être nécessaire au rôle constitutionnel de l’assemblée. Autrement dit, « [s]i une sphère d’activité de l’organe législatif pouvait relever du régime de droit commun du pays sans que cela nuise à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, l’immunité ne serait pas nécessaire et le privilège revendiqué inexistant » (Vaid, par. 29(5)).

[31] Les catégories de privilège parlementaire qui ont déjà été reconnues servent d’exemples de questions qui satisfont à cette exigence. Prenons, notamment, l’immunité des membres de l’assemblée législative quant à leurs propos se rapportant à leur mandat, l’autonomie de l’assemblée législative quant au contrôle sur ses débats ou travaux, son « pouvoir d’exclure les étrangers des débats » et son pouvoir disciplinaire à l’endroit de ses membres ainsi que des « non‑membres qui s’ingèrent dans l’exercice des fonctions du Parlement » (Vaid, par. 29(10)). Cela dit, compte tenu de sa raison d’être, il faut établir si le privilège demeure nécessaire dans le contexte contemporain. Même si un certain domaine a historiquement été considéré comme étant assujetti au privilège parlementaire, il continuera de l’être seulement s’il demeure, encore aujourd’hui, nécessaire au fonctionnement indépendant de nos organes législatifs (New Brunswick Broadcasting, p. 387; voir aussi Vaid, par. 29(6)).

[32] La partie qui invoque l’immunité contre une révision externe en application du privilège parlementaire a le fardeau d’en établir la nécessité. Elle doit démontrer que la portée de la protection revendiquée est nécessaire à la lumière de l’objet du privilège parlementaire. Il appartient aux tribunaux d’établir si une catégorie de privilège parlementaire existe et d’en délimiter la portée. Bien que les tribunaux « feront certes preuve d’une grande retenue quant au degré d’autonomie dont [l’organe législatif] estime devoir bénéficier pour s’acquitter de ses fonctions », leur rôle consiste néanmoins à « s’assurer que la revendication d’un privilège ne permet pas au Parlement, à ses représentants ou à ses employés de se soustraire au régime de droit commun en ce qui a trait aux conséquences de leurs actes lorsque leur conduite outrepasse la portée nécessaire de la catégorie de privilège en cause » (Vaid, par. 29(11) et 40). Cependant, une fois que la catégorie et sa portée sont établies, « c’est au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier » (Vaid, par. 29(9) (en italique dans l’original); voir aussi les par. 47‑48). Certes, « il pourra être difficile dans certains cas d’établir une distinction entre le fait de définir l’étendue d’un privilège, qui ressortit aux tribunaux, et celui d’évaluer l’opportunité de son exercice, qui ressortit à l’assemblée législative » (Vaid, par. 47). Toutefois, cette distinction établit un compromis entre les objectifs fondamentaux du privilège parlementaire dans notre structure constitutionnelle, et la nécessité de s’assurer que l’autonomie que confère le privilège ne soit pas contraire à ses objectifs (voir New Brunswick Broadcasting, p. 348‑350 et 382‑384).

B. Le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel

[33] Se fondant toutes deux sur des énoncés de l’arrêt Vaid, les parties reconnaissent l’existence d’un privilège parlementaire relatif à la gestion de certains employés. Elles sont toutefois en désaccord quant à la portée de ce privilège. Le président appelant fait valoir que l’Assemblée nationale jouit d’un privilège relativement à la gestion des gardiens de sécurité parce qu’il existe un lien tant « suffisant » qu’« étroit et direct » entre les tâches accomplies par ces derniers et les fonctions constitutionnelles de l’Assemblée. Les gardiens de sécurité jouent un rôle important dans le maintien de la sécurité. Ils constituent la première ligne de défense et participent au travail lié à la sécurité de l’Assemblée à raison de 80 à 90 %; cette sécurité favorise l’efficacité des travaux de l’Assemblée. Le syndicat intimé soutient que les tâches exécutées par les gardiens de sécurité ne sont pas suffisamment liées aux fonctions constitutionnelles de l’Assemblée pour que la gestion des gardiens soit assujettie au privilège parlementaire. Les gardiens de sécurité n’ont aucun réel pouvoir d’intervention en cas de problème et ils sont principalement chargés d’appuyer les constables spéciaux et les policiers dans leurs fonctions.

[34] Dans Vaid, le président de la Chambre des communes a fait valoir l’existence d’un privilège général relatif à la gestion de tous les employés de la Chambre, qui aurait eu pour effet de mettre la décision de congédier son chauffeur à l’abri de toute révision externe (par. 52). La Cour a souligné que si le privilège revendiqué par le président existait, il viserait la gestion du « personnel de soutien (comme le personnel de la restauration) qui appuie les membres du Parlement d’une manière générale, mais ne contribue aucunement à l’exercice de leurs fonctions constitutionnelles » (par. 47). La Cour a alors conclu que les appelants n’avaient pas réussi à établir l’existence de ce privilège général et à prouver que celui‑ci satisfaisait au critère de la nécessité (par. 75‑76).

[35] Bien que la Cour ait affirmé dans Vaid qu’il ne faisait aucun doute que « le privilège protège les relations entre la Chambre et certains de ses employés », cet arrêt lui‑même n’établit pas l’existence d’un quelconque privilège relatif à la gestion du personnel (par. 75 (italique omis); voir également le par. 62). La Cour a statué que « [p]our définir une catégorie de privilège parlementaire plus restreinte, [. . .] il faudra attendre que la question se pose véritablement dans le cadre d’un autre pourvoi » (par. 101; voir également le par. 76). Il convient de souligner le fait que les tribunaux du Royaume‑Uni n’ont toujours pas reconnu la gestion de l’ensemble des employés du Parlement comme étant protégée par le privilège parlementaire, et certains auteurs indiquent que les [traduction] « fonctions de gestion, pour ce qui est de la fourniture de services dans l’une ou l’autre Chambre, ne sont qu’exceptionnellement assujetties au privilège » (Vaid, par. 61 (souligné dans l’original), citant R.‑U., Joint Committee on Parliamentary Privilege, vol. 1, Report and Proceedings of the Committee (1999) (le « rapport du comité mixte britannique de 1999 »), par. 248; voir également G. F. Lock, « Labour Law, Parliamentary Staff and Parliamentary Privilege » (1983), 12 Indus. L.J. 28, p. 29; Erskine May, p. 240).

[36] C’est donc dire que l’arrêt Vaid n’a pas tranché la question de savoir s’il existe un privilège parlementaire relatif à la gestion de certains employés. Comme dans Vaid, il n’est pas nécessaire en l’espèce de décider si un tel privilège existe ou non puisque la gestion des gardiens de sécurité — y compris leur congédiement — y échapperait. Comme je l’expliquerai plus loin, les tâches accomplies par les gardiens sont importantes, mais assujettir la gestion de ces derniers au droit commun ne priverait pas l’Assemblée nationale de l’autonomie dont elle a besoin pour s’acquitter de son mandat constitutionnel.

[37] La présente affaire fait ressortir les difficultés liées au fait de tenter de reconnaître une catégorie de privilège qui englobe tous les aspects de la gestion d’un groupe d’employés et les décisions relatives à toutes les fonctions qu’exercent ces employés (voir E. Fox‑Decent, « Le privilège parlementaire, la primauté du droit et la Charte après l’affaire Vaid », (2007), 30:3 Can. Parl. Rev. 29, p. 33). Il pourrait être plus facile de satisfaire aux exigences du critère de la nécessité lorsque la portée de l’autonomie réclamée a trait au contrôle et à la supervision de certaines fonctions exercées par des employés du Parlement, ou de certains aspects de leur lien d’emploi. Cela dit, les parties n’ont pas formulé l’espèce de cette façon. Le président revendique l’existence d’un privilège parlementaire relatif à la gestion des gardiens de sécurité en tant que catégorie d’employés. Ce privilège aurait pour effet de protéger non seulement leur congédiement de toute révision fondée sur quelque motif que ce soit, mais aussi l’ensemble de leurs conditions de travail (du salaire à l’ancienneté).

[38] On ne saurait douter de l’importance de la sécurité à l’Assemblée nationale. Il est impossible pour une assemblée de fonctionner si sa sécurité n’est pas préservée. Comme l’affirme le président, « un [P]arlement ne peut pas délibérer sans un cadre sécurisé » (m.a., par. 84). La sécurité de l’enceinte parlementaire permet à l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles.

[39] Les tâches accomplies par les gardiens de sécurité aident l’Assemblée nationale à s’acquitter de son mandat constitutionnel. L’arbitre a conclu que ces tâches comprennent la surveillance des bâtiments de l’Assemblée nationale, le contrôle de l’accès à ceux‑ci et la vérification de l’identité des personnes qui s’y trouvent. Par conséquent, les gardiens de sécurité jouent un rôle important dans la protection de l’Assemblée nationale contre les menaces à la sécurité. De plus, les gardiens sont parfois postés dans la salle de l’Assemblée nationale et aident à faire respecter le décorum.

[40] Toutefois, bon nombre d’employés appuient les organes législatifs dans l’exercice de leurs fonctions constitutionnelles. De façon générale, de nombreux membres du personnel contribuent à la réalisation du mandat de l’assemblée législative. Or, il ne suffit pas de démontrer simplement qu’une catégorie d’employés accomplit des tâches importantes qui contribuent à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions pour établir que les décisions relatives à la gestion de ces derniers doivent être protégées par le privilège parlementaire.

[41] Le lien étroit et direct entre les tâches accomplies par les employés et les fonctions constitutionnelles de l’assemblée législative ne représente qu’une partie de l’équation. Suivant le critère de la nécessité, l’immunité demandée relativement au pouvoir exécutif et au pouvoir judiciaire — en l’espèce, le privilège relatif à la gestion des gardiens de sécurité — doit également être nécessaire, de sorte qu’une « intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (Vaid, par. 46).

[42] Comme il est expliqué précédemment, le critère de la nécessité est rigoureux parce que le privilège parlementaire est susceptible de protéger le processus décisionnel parlementaire de tout contrôle judiciaire, y compris le contrôle de la conformité à la Charte . En l’espèce, le privilège revendiqué par l’appelant vise des employés qui ne sont pas membres de l’Assemblée nationale. De plus, il est susceptible de miner le droit des gardiens de sécurité de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs à leurs conditions de travail, lequel est garanti par l’al. 2d) de la Charte (Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3, par. 67). Ainsi, pour décider si le critère de la nécessité est respecté, il est particulièrement important de garder à l’esprit les objectifs qui sous‑tendent le privilège parlementaire. L’immunité demandée doit être d’une portée qui est nécessaire afin que l’organe législatif en question soit suffisamment indépendant des autres branches du gouvernement pour être en mesure d’accomplir ses fonctions constitutionnelles.

[43] En somme, la question que soulève la présente affaire est la suivante : la gestion des gardiens de sécurité est‑elle « si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante [. . .] qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (Vaid, par. 46)? Autrement dit, l’Assemblée nationale doit‑elle détenir un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion des gardiens de sécurité afin d’assurer sa « souveraineté [. . .] en sa qualité d’assemblée législative et délibérante » (Vaid, par. 72 (je souligne), citant le rapport du comité mixte britannique de 1999, p. 247)?

[44] Je souscris à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle le président n’a pas réussi à prouver la nécessité de l’immunité qu’il réclame, soit le privilège parlementaire à l’égard de la gestion des gardiens de sécurité. Il est vrai que les gardiens accomplissent des tâches importantes qui sont liées aux fonctions constitutionnelles de l’Assemblée nationale. Ils contribuent à la sécurité de l’Assemblée et au respect de l’ordre et du décorum dans la salle de l’Assemblée, auquel le public a accès pendant la période de questions. Cela dit, l’immunité contre toute révision externe de la gestion générale des gardiens de sécurité n’est pas telle que, sans elle, l’Assemblée ne pourrait pas s’acquitter de ses fonctions (Vaid, par. 72). Les questions liées à la gestion des gardiens pourraient être réglées sous le régime de droit commun sans porter atteinte à la sécurité ou à la capacité de l’Assemblée de s’acquitter de ses fonctions législatives et délibératives (Vaid, par. 29(5)). Permettre que les protections habituellement conférées aux employés et aux travailleurs s’appliquent aux gardiens de sécurité ne nuirait pas à l’indépendance dont l’Assemblée a besoin pour s’acquitter de son mandat dignement et efficacement.

[45] Comme l’affirme l’appelant, il va de soi qu’il est important de maintenir l’ordre et le décorum dans la salle de l’assemblée législative pour que l’organe législatif puisse s’acquitter de ses fonctions (New Brunswick Broadcasting, p. 398; m.a., par. 84 et 106; transcription, p. 25‑27 et 29). En conséquence, pour assurer le respect de l’ordre dans la salle de l’Assemblée nationale, il pourrait s’avérer nécessaire que le président soit investi du pouvoir absolu de superviser certaines fonctions exercées par un groupe d’employés donné ou certains aspects de leur lien d’emploi. Cependant, cela ne requiert pas nécessairement que lui soit reconnu un vaste privilège à l’égard de la gestion de ces employés. Les employés exécutent souvent des tâches variées et de nombreux aspects de la gestion de leur lien d’emploi n’auront aucun effet sur la protection du rôle constitutionnel de l’Assemblée. Compte tenu de l’objectif des privilèges inhérents des législatures, une autorité non susceptible de révision sur l’ensemble des fonctions et un pouvoir absolu à l’égard de tous les aspects de la gestion de ce groupe d’employés ne sont pas nécessaires.

[46] On peut donc se pencher sur la question de la nécessité sans examiner la LAN. Cependant, l’examen de la LAN n’entrave pas l’analyse qui précède relativement au critère de la nécessité. Bien qu’aucune mesure législative ne supprime le privilège parlementaire inhérent, la LAN établit, sauf indication contraire dans un règlement du Bureau de l’Assemblée nationale, que les employés de cette dernière sont tous gérés conformément au droit commun.

[47] L’article 110 de la LAN prévoit ce qui suit :

Sous réserve de la présente loi, la gestion de l’Assemblée [nationale] continue de s’exercer dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables.

Toutefois, le Bureau [de l’Assemblée nationale] peut, par règlement, déroger à ces lois, règlements et règles en indiquant précisément les dispositions auxquelles il est dérogé et les dispositions qui s’appliqueront en leur lieu et place.

[48] Le premier alinéa de l’art. 120 de la LAN énonce ce qui suit :

Tout membre du personnel de l’Assemblée, à l’exception d’un employé occasionnel, fait partie du personnel de la fonction publique, qu’il soit nommé en vertu de la Loi sur la fonction publique (chapitre F‑3.1.1) ou par dérogation en vertu du deuxième alinéa de l’article 110, à moins que, dans ce dernier cas, le Bureau ne l’en exclue.

[49] Les employés de l’Assemblée nationale (à l’exception des employés occasionnels) font partie du personnel de la fonction publique (LAN, art. 120). À moins de relever de l’une des exceptions prévues à l’art. 64 de la Loi sur l’administration publique, ces employés sont membres du syndicat intimé. L’intimé négocie leurs conditions de travail avec le Conseil du Trésor (Loi sur l’administration publique, RLRQ, c. A‑6.01, art. 36; LAN, art. 110.2).

[50] Le Bureau de l’Assemblée nationale, composé du président, de cinq députés du parti gouvernemental et de quatre députés de l’opposition, ne s’est pas prévalu du droit que lui confère l’art. 110 de la LAN de soustraire la gestion des employés de l’Assemblée, y compris les gardiens de sécurité, à l’application du droit commun (voir également la LAN, art. 87‑88). Il aurait pu le faire s’il avait été d’avis que l’Assemblée, pour être en mesure de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, devait avoir le contrôle exclusif à l’égard de la gestion des gardiens. Par conséquent, comme il ressort de la LAN, l’Assemblée ne semble pas percevoir le contrôle exclusif de la gestion des gardiens de sécurité comme étant nécessaire à son autonomie.

[51] En bref, même s’il existait un privilège relatif à la gestion de certains employés du Parlement, la gestion des gardiens de sécurité échapperait à sa portée. Par ailleurs, même si le privilège parlementaire revendiqué par le président s’était limité au congédiement de tous les gardiens de sécurité, j’arriverais néanmoins à la conclusion que le critère de la nécessité n’a pas été respecté. Malgré l’importance des fonctions exercées par les gardiens de sécurité, le président n’a pas su prouver qu’il devait disposer du pouvoir non susceptible de révision de congédier des employés appartenant à cette catégorie pour que l’Assemblée puisse s’acquitter de ses responsabilités constitutionnelles efficacement et dignement.

C. Le privilège parlementaire d’expulser des étrangers

[52] L’appelant prétend que le congédiement des gardiens de sécurité est également visé par le privilège parlementaire d’expulser des étrangers. Il n’affirme pas devant nous que les gardiens de sécurité sont des étrangers pour l’Assemblée nationale. Il fait plutôt valoir que ce privilège comprend le droit pour le président de décider qui peut l’exercer en son nom. Puisque les gardiens de sécurité exercent le privilège d’expulser des étrangers lorsqu’ils contrôlent l’accès à l’assemblée législative et à l’intérieur de celle‑ci, la décision du président de les congédier n’est pas susceptible de révision. Autoriser les arbitres et les tribunaux à réviser le congédiement des gardiens de sécurité revient à leur permettre d’intervenir dans la décision du président à savoir qui peut exercer le pouvoir délégué d’expulser des étrangers et, en conséquence, d’intervenir dans l’exercice de ce privilège parlementaire.

[53] Même si l’intimé ne nie pas l’existence du privilège parlementaire d’expulser des étrangers, il fait valoir que ce privilège ne s’applique pas à la décision de congédier les gardiens de sécurité. La vaste interprétation que le président donne au privilège outrepasse l’objet fondamental de celui‑ci et pourrait avoir des répercussions importantes sur les droits de personnes qui ne sont pas membres de l’Assemblée.

[54] Le privilège inhérent des assemblées législatives au Canada leur permettant d’expulser des étrangers de leurs débats et de leur enceinte est profondément ancré dans l’histoire. Au Royaume‑Uni, le droit absolu d’exclure des étrangers du Parlement est reconnu depuis des siècles comme une question de privilège (New Brunswick Broadcasting, p. 385‑387 et 389; Erskine May, p. 14‑15). Au Canada, ce privilège a été reconnu dès 1904, dans l’arrêt Payson c. Hubert (1904), 34 R.C.S. 400. Son existence a été confirmée dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, dans lequel la Cour a conclu qu’il était nécessaire de veiller à ce que les représentants élus puissent débattre efficacement et s’acquitter de leurs fonctions législatives sans perturbation ou interruption (p. 387‑388). La décision d’une assemblée législative d’exclure ou d’expulser des étrangers est donc à l’abri de toute révision externe.

[55] Bien que l’existence du privilège parlementaire d’expulser des étrangers ne soit pas mise en doute, la Cour doit appliquer le critère de la nécessité pour établir si sa portée vise le congédiement d’employés qui l’exercent au nom du président. La question en l’espèce n’est pas de savoir si le président dispose du pouvoir de déléguer aux employés de l’Assemblée l’exercice du privilège parlementaire inhérent d’expulser des étrangers. Il s’agit plutôt d’établir si la décision de congédier des employés qui exercent ce privilège au nom du président doit être à l’abri de toute révision externe pour que l’Assemblée puisse s’acquitter de son mandat législatif (voir Vaid, par. 56).

[56] J’arrive à la conclusion que, pour qu’une assemblée législative puisse exercer ses fonctions constitutionnelles, il n’est pas nécessaire que son privilège d’expulser des étrangers soit défini largement au point d’inclure la décision de congédier des employés qui exercent ce privilège. Accorder pareille portée inutile à l’immunité aurait une incidence sur des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée législative et minerait leur accès au régime de relations de travail négocié conformément aux droits que leur garantit l’al. 2d) de la Charte . L’appelant n’a pas démontré que l’application du droit général du travail à l’égard d’employés qui exercent le privilège en cause mettrait en péril l’autonomie, la dignité et l’efficacité dont l’Assemblée a besoin pour s’acquitter de son mandat législatif (Vaid, par. 29(5)). Il est vrai que le fait de permettre au syndicat de contester par voie de griefs le congédiement de ces employés risque d’occasionner des délais quant au caractère définitif de ces décisions. Toutefois, ces délais n’entraveraient pas les activités législatives de l’Assemblée.

[57] Le privilège d’expulser des étrangers ne protège pas d’une révision la décision de congédier les employés qui l’exercent.

V. Conclusion

[58] Il va de soi que le président est autorisé à exercer ses droits de gestion et à congédier les gardiens de sécurité pour une cause juste et suffisante. Toutefois, le privilège parlementaire ne protège pas la décision du président d’une révision dans le cadre du régime de relations de travail auquel les gardiens de sécurité sont assujettis suivant la LAN et la Loi sur la fonction publique. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens dans toutes les cours. En conséquence, la décision de l’arbitre en droit du travail est maintenue.

Version française des motifs rendus par

Le juge Rowe —

I. Aperçu

[59] Je souscris à la description des faits de la juge Karakatsanis, à son résumé des jugements des instances inférieures ainsi qu’à sa conclusion sur la norme de contrôle. Je souscris également au résultat auquel elle arrive, bien que ce soit pour des motifs différents. À mon avis, quelle que soit la portée du privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel, la loi qui régit l’Assemblée nationale du Québec, soit la Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A‑23.1 (« LAN »), résout le litige. Lorsqu’un corps législatif assujettit un aspect du privilège à l’application d’une loi, ce sont les dispositions de la loi qui s’appliquent. Pendant que les dispositions législatives pertinentes sont en vigueur, le corps législatif ne peut pas se prévaloir du privilège pour contourner une loi dont l’objet même est de régir le fonctionnement de la législature. Ainsi, pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel et de renvoyer l’affaire à l’arbitre de grief pour qu’il se prononce sur le fond du dossier.

II. Analyse

A. Question préliminaire

[60] Le Comité judiciaire du Conseil privé a reconnu le pouvoir des législatures de définir leurs privilèges lorsqu’il a jugé que le par. 92(1) de [traduction] « l’Acte de l’Amérique du Nord britannique lui‑même confère la compétence (si elle n’existait pas déjà) d’adopter des lois pour définir les pouvoirs et privilèges des législatures » (Fielding c. Thomas, [1896] A.C. 600, p. 610). La Loi constitutionnelle de 1982 a abrogé le par. 92(1) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (lorsqu’il a été renommé la Loi constitutionnelle de 1867 ), et ce paragraphe avait conféré à chaque législature le pouvoir de modifier « la Constitution de la province ». Il a été remplacé par l’art. 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 , qui confère pour ainsi dire le même pouvoir. Il semblerait donc que les législatures peuvent désormais faire en vertu de l’art. 45 ce qu’elles étaient autorisées à faire en vertu du par. 92(1) , y compris définir leurs privilèges.

[61] Or, la jurisprudence qui porte sur la question n’est pas totalement limpide. Dans New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 384, la juge McLachlin a conclu que les privilèges parlementaires « font partie de notre droit fondamental et sont donc constitutionnels ». Pour le juge Sopinka, si les privilèges parlementaires inhérents tiraient leur origine du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 , on pourrait soutenir qu’ils « ne sont pas assujettis aux lois de la province et ne pourraient être modifiés que par modification de la Constitution du Canada en vertu de l’art. 43 , ou encore de l’art. 38 , de la Loi constitutionnelle de 1982 » (New Brunswick Broadcasting, p. 396). Ainsi, pour le juge Sopinka, l’analyse de la juge McLachlin avait pour effet que les provinces ne jouiraient plus des pouvoirs législatifs, reconnus dans Fielding, quant aux privilèges parlementaires.

[62] Je remarque en obiter que je suis disposé à souscrire à l’opinion exprimée par certains auteurs selon laquelle l’art. 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 , comme le par. 92(1) avant lui, inclut le pouvoir d’adopter des lois relatives aux privilèges d’une assemblée législative provinciale (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. Supp.), p. 1‑16 et 4‑34; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 326). La Cour a étayé ce point de vue en formulant des commentaires qui suggèrent que l’art. 45 , qui a succédé au par. 92(1) , couvre le même sujet (SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 33; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 47‑48).

[63] Les parties n’ont pas traité de cette question dans le présent appel; j’en parle ici puisqu’elle pourrait se poser dans le futur, notamment si l’Assemblée nationale ou une autre législature souhaitait modifier ses privilèges. Selon les faits de la présente cause, la gestion du personnel de l’Assemblée nationale était régie par une loi avant le rapatriement de 1982 (voir la Loi de la Législature, S.R.Q. 1964, c. 6, art. 55). Il me semble clair que l’adoption d’une telle loi en 1964 était autorisée par le par. 92(1) (voir SEFPO, p. 33).

B. Le privilège parlementaire et les textes législatifs

[64] Comme je l’ai déjà indiqué, je conviens avec la juge Karakatsanis que la norme de contrôle est celle de la décision correcte, tant en raison des motifs qu’elle donne que du fait que la portée du privilège parlementaire est une question constitutionnelle. Je ferais mienne l’analyse énoncée par les juges Côté et Brown aux par. 86 à 88 de leurs motifs.

[65] Le privilège parlementaire est « un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 21). Il permet l’exercice de la souveraineté parlementaire afin d’assurer à la législature une autonomie suffisante par rapport aux deux autres organes de l’État, soit les organes exécutif et judiciaire. Le privilège parlementaire protège le fonctionnement de la législature de toute ingérence extérieure qui l’empêcherait de s’acquitter pleinement du rôle qui lui est dévolu par la Constitution. Comme le décrit l’Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament :

[traduction] Le privilège parlementaire est la somme de certains droits particuliers dont jouissent chaque Chambre dans son ensemble en tant que composante de la Haute Cour du Parlement, et les membres de chacune des Chambres, individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions, et qui excèdent ceux que possèdent d’autres organismes ou particuliers.

((24e éd. 2011), par M. Jack, p. 203)

[66] Par contre, la législature ne peut invoquer le privilège parlementaire pour éviter l’application d’une loi qu’elle a adoptée afin de régir son propre fonctionnement. À cet égard, je souscris aux commentaires de Charles Robert, maintenant greffier de la Chambre des communes :

[traduction] Les privilèges parlementaires ou législatifs servent à protéger l’Assemblée législative de toute ingérence extérieure injustifiée et intrusive, ou qui l’empêcherait d’exercer un contrôle sur ses débats ou ses procédures. Il semble donc déraisonnable d’invoquer un tel privilège pour rendre inopérante, et dénuer de tout son sens, une loi portant sur son fonctionnement que l’Assemblée a elle‑même adoptée.

(C. Robert, « Falling Short: How a Decision of the Northwest Territories Court of Appeal Allowed a Claim to Privilege to Trump Statute Law » (2011), 79 The Table 19, p. 25‑26)

Autrement dit, s’attendre à ce qu’une législature respecte sa propre législation ne peut être perçu comme une intrusion eu égard à son privilège. Le fait qu’elle se conforme à ses propres textes législatifs ne constitue pas un obstacle à son fonctionnement. En conséquence, lorsqu’une législature a prévu dans une loi la façon dont doit être régie une question qui était antérieurement régie conformément au privilège, elle ne peut plus se fonder sur son privilège inhérent pour contourner la loi. Ainsi, je me dissocie de l’opinion du juge Stephen dans Bradlaugh c. Gossett (1884), 12 Q.B.D. 271, p. 278, selon qui [traduction] « la Chambre des communes n’est pas assujettie au contrôle des tribunaux de sa Majesté lorsqu’elle applique les dispositions législatives portant sur sa procédure interne ».

[67] La Cour a plutôt affirmé que la relation entre une loi et le privilège est définie en fonction des principes ordinaires d’interprétation législative. Cette approche diffère de la règle adoptée en common law, soit celle énoncée dans Duke of Newcastle c. Morris (1870), L.R. 4 H.L. 661, selon laquelle le privilège [traduction] « reste intact à moins qu’une loi ne le prévoie expressément » (p. 668). La Cour a statué que cette présomption portant que le privilège n’est pas écarté « va à l’encontre des principes contemporains d’interprétation des lois reconnus au Canada » (Vaid, par. 80; voir également Reference re the Final Report of the Electoral Boundaries Commission, Re, 2017 NSCA 10, 411 D.L.R. (4th) 271, par. 116‑119).

[68] En dépit de ce qui précède, les professeurs Brun, Tremblay et Brouillet ont soutenu que « [m]ême si elle fut nuancée dans Vaid, [. . .] la règle d’interprétation ici évoquée [énoncée dans Duke of Newcastle] peut encore jouer dans les cas appropriés » (Droit constitutionnel, p. 328‑329). Dans Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1900, la Cour d’appel du Québec a jugé que les art. 110 et 120 de la LAN constituaient un de ces cas appropriés. En se fondant sur les commentaires des professeurs Brun, Tremblay et Brouillet, elle a conclu que « les articles 110 et 120 de la LAN n’ont pas eu pour effet d’abroger implicitement le privilège parlementaire de gestion du personnel de l’Assemblée nationale du Québec » (par. 26 (CanLII); voir aussi les par. 27-30). (Dans le même ordre d’idées, voir Québec (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2011 QCCA 1247, par. 30 (CanLII); Michaud c. Bissonnette, 2006 QCCA 775, par. 59 (CanLII).)

[69] Je suis porté à convenir avec les professeurs Brun, Tremblay et Brouillet que la règle énoncée dans Duke of Newcastle peut encore s’appliquer dans certaines circonstances. Cela dit, la loi qui régit le fonctionnement de la législature ne constitue pas un exemple de telles circonstances. La LAN décrit la structure administrative de l’Assemblée nationale sur laquelle repose son fonctionnement. Dans la mesure où il s’agit d’une loi qui « [d]étermine [. . .] la composition, les pouvoirs, l’autorité, les privilèges et les fonctions de [. . .] [l’] organe [. . .] législatif » (SEFPO, p. 39), elle porte « sur le fonctionnement d’un organe du gouvernement de la province » (Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016, p. 1024) et est de nature constitutionnelle au sens de l’arrêt SEFPO, p. 40. En outre, il faut présumer que l’Assemblée nationale tenait compte de ses privilèges inhérents lorsqu’elle a adopté la LAN. En conséquence, dans le cas de cette loi, je suis d’avis de ne pas appliquer la règle énoncée dans Duke of Newcastle qui exige que la dérogation au privilège soit expressément prévue dans la loi.

C. Application de la LAN

[70] Dans la LAN, l’Assemblée nationale a prévu la façon dont doit être géré son personnel. L’article 120 précise que les employés de l’Assemblée nationale font partie du personnel de la fonction publique à moins qu’ils soient nommés par un règlement qui déroge à la Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F‑3.1.1, ou qu’ils en soient exclus. Ainsi, tous les employés (sauf ceux qui sont exclus de cette façon) ont les mêmes droits et obligations en tant que membres de la fonction publique. L’article 120 confère également au secrétaire général les pouvoirs et les responsabilités que la Loi sur la fonction publique attribue à un sous‑ministre. En vertu de cette loi, le sous-ministre est responsable de la gestion du personnel de l’Assemblée nationale (art. 37). Les articles 16 et 17 de la Loi sur la fonction publique confèrent au sous-ministre le pouvoir d’imposer des mesures disciplinaires aux employés, y compris de les congédier, en cas de manquement aux normes d’éthique et de discipline.

[71] En l’espèce, les lettres de congédiement signées par le secrétaire général le 17 juillet 2012 constituent un exercice de ce pouvoir. Les congédiements étaient fondés sur des manquements aux obligations qui incombent aux gardiens de sécurité en application de la Loi sur la fonction publique et du Règlement sur l’éthique et la discipline dans la fonction publique, RLRQ, c. F‑3.1.1, r. 3. Les griefs déposés par la suite étaient fondés sur les droits des gardiens au titre de ce régime législatif. Tous ces faits découlent du choix qu’a fait l’Assemblée nationale lorsqu’elle a adopté l’art. 120 de la LAN.

[72] Si l’Assemblée nationale souhaite qu’un groupe d’employés ne soient plus régis par ce régime, elle peut se prévaloir de la procédure de dérogation à laquelle fait référence l’art. 120 de la LAN. La gestion de ce groupe d’employés ne serait donc plus régie par les mêmes règles que celles qui s’appliquent aux employés de la fonction publique. Le privilège s’appliquerait de nouveau, à condition que les employés soient visés par celui-ci.

[73] Comme la procédure de dérogation prévue à l’art. 120 n’a pas été appliquée à l’égard des employés en cause, je ne vois pas en vertu de quel pouvoir le président de l’Assemblée nationale pourrait maintenant invoquer le privilège en lien avec la gestion des gardiens de sécurité. Le président ne peut pas se fonder sur le privilège pour ignorer la LAN, et ainsi soustraire la décision du secrétaire général de congédier les gardiens à l’examen par l’arbitre de grief. L’Assemblée nationale a prévu dans la LAN que la gestion de son personnel serait régie par le régime applicable aux employés de la fonction publique; elle a aussi prévu un mécanisme par lequel le Bureau de l’Assemblée nationale peut exclure des catégories d’employés de ce régime. Il serait donc incompatible avec la décision de l’Assemblée nationale énoncée dans la LAN que le président exerce son pouvoir sur la gestion des employés au cas par cas, en théorie, en application du privilège. L’arbitre de grief n’a donc pas commis d’erreur lorsqu’il a jugé avoir compétence pour entendre les griefs.

[74] J’ajouterais un dernier point de vue. Dans mon analyse, j’examine la LAN et j’y trouve le moyen de résoudre l’appel. Je n’aborde pas la portée du privilège parlementaire, et ce, de façon délibérée. À mon avis, il ne faut tenir compte des questions constitutionnelles que lorsque cela est nécessaire. Il vaut mieux, lorsque cela peut être fait à bon droit, trancher les questions selon le « droit commun ». La portée du privilège parlementaire, issu de siècles de conflits et d’expériences diverses, devrait être circonscrite avec une grande prudence et après mûre réflexion. Il est parfois difficile de voir les liens entre ce qui est nécessaire pour l’autonomie et pour le bon fonctionnement de la législature et la portée du privilège parlementaire. La législature ne se compare pas à un ministère ou à un organisme de réglementation; il s’agit du pilier fondamental de la démocratie représentative. Une grande déférence s’impose quant à la façon dont elle choisit de fonctionner.

III. Conclusion

[75] Je suis d’avis de rejeter l’appel. L’arbitre de grief avait compétence pour se prononcer sur le fond de la présente affaire. Je suis d’avis de lui renvoyer l’affaire pour qu’il le fasse.

Les motifs suivants ont été rendus par

Les juges Côté et Brown —

I. Introduction

[76] Le 8 mai 1984, le militaire Denis Lortie met à exécution un plan visant à assassiner les députés du gouvernement souverainiste dirigé par René Lévesque. Trois personnes sont froidement abattues et treize autres sont blessées à l’intérieur de l’Hôtel du Parlement où siège l’Assemblée nationale du Québec (« Assemblée »). Toutefois, l’intervention du sergent d’armes et de l’ensemble des employés de sécurité sauve, sans aucun doute, la vie de plusieurs autres personnes.

[77] Au lendemain des tragiques événements, le premier ministre du Québec prononce un discours devant l’Assemblée pour livrer ses états d’âme et honorer le personnel de sécurité, plus particulièrement le sergent d’armes, les policiers et les « gardiens constables » qui étaient en première ligne :

M. le Président, cette journée d’hier, qui était tragique jusqu’à l’inconcevable et qu’ont eu à subir tout particulièrement ceux et celles qui étaient présents dans cet Hôtel du Parlement, se solde par un très lourd bilan que nous ne connaissons que trop hélas! Étant assuré de m’exprimer en notre nom à tous, à mon tour, et en m’exprimant également à titre personnel, je tiens tout d’abord à réitérer, moi aussi, nos plus sincères condoléances aux familles, aux amis et aux collègues de MM. Camille Lepage, Georges Boyer et Roger Lefrançois qui sont les victimes innocentes de cette violence inouïe et insensée. Je veux aussi assurer tous les blessés, dont certains sont encore dans un état sérieux à l’hôpital, de tous nos vœux pour un prompt et complet rétablissement. Ces hommes et ces femmes, dont certains travaillaient ici à l’Assemblée nationale depuis longtemps, nous avions appris à les connaître pour les avoir côtoyés régulièrement. Ils nous aidaient à faire notre travail de député. Ils étaient du nombre de celles et de ceux qui, quotidiennement, concourent au bon fonctionnement de l’institution centrale de notre régime démocratique. Il n’y a personne dans ce Parlement ni au gouvernement, bien sûr, qui ne se sente pas concerné par ce qui leur est arrivé et solidaire aussi de la tristesse ou encore de l’inquiétude qui affligent leurs proches.

Parmi ces gens du Parlement, au nombre des acteurs involontaires de ce drame, comme vous venez de l’évoquer — mais je crois qu’on peut le répéter; ce sera répété longtemps, d’ailleurs — il y a eu notre sergent d’armes, M. Jalbert, qui est avec nous depuis une dizaine d’années maintenant. On lui connaissait déjà bien des qualités d’efficacité, de tact, de courtoisie, d’humour aussi, à l’occasion, mais hier, il nous a révélé des qualités proprement héroïques. Le mot a été employé, il n’est pas trop fort, et tout le monde est unanime à le reconnaître. Par sa présence d’esprit, son sang-froid absolument extraordinaire, son sens du devoir et des responsabilités et un souci qui va au-delà de l’accomplissement normal de la tâche de la protection d’autrui, il a fait dévier le cours de cet événement. Il a sans doute évité que cela ne tourne encore davantage au tragique. L’Assemblée nationale est unanime — on l’a vu, il y a quelques instants — pour saluer le courage exemplaire de M. Jalbert et le remercier au nom de tous de ce qu’il a fait pour les siens. Je suis sûr aussi que c’est unanimement que nous trouverons bientôt une façon plus marquante et plus durable de concrétiser nos sentiments à son endroit.

Je souligne à mon tour, comme vous l’avez fait, M. le Président, que parmi ceux qui méritent aussi notre reconnaissance pour leur bravoure et leur efficacité, il faut souligner le travail remarquable accompli par les agents réguliers et aussi par la brigade tactique de la Sûreté du Québec de même que par les policiers de la ville. On doit reconnaître également que compte tenu des circonstances, les gardiens-constables de l’Assemblée ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour remplir leur devoir, et on sait à quel point cela a dû être difficile et éprouvant.

. . .

Ce qui m’amène forcément un seul instant à la question qui revient toujours de façon obsédante, chaque fois que l’institution parlementaire se voit perturbée par des actes violents, soit la question de la sécurité. Il est évident — vous l’avez dit vous-même hier, M. le Président — que dans aucun Parlement démocratique, de ceux que l’on connaisse en tout cas, on n’a trouvé jusqu’à présent la recette qui soit vraiment à toute épreuve si un Parlement doit en même temps demeurer démocratique. Mais une chose certaine, même si la vie des parlementaires et des gens de leur entourage a strictement le même prix inestimable que celle de tous les autres citoyens, le Parlement, lui, qui est le symbole même de la démocratie, doit pouvoir compter sur assez de protection pour qu’il puisse remplir son rôle avec le maximum possible de sérénité. Évidemment, c’est un équilibre qui n’est jamais facile à trouver. En fait, cela nous rappelle tout simplement notre devoir fondamental de construire une société de plus en plus — et de plus en plus sûrement — fondée sur le respect des autres et sur la non-violence. Je dis bien « construire » parce que cela a déjà été dit et cela reste toujours vrai.

La vraie démocratie n’est jamais une chose acquise, elle doit être méritée, d’une certaine façon regagnée et consolidée tous les jours; elle doit être respectée aussi. Espérons, en tout cas, que la journée d’hier nous aura rendus plus conscients de l’inutilité, de l’absurdité et de l’inhumanité de la violence comme moyen d’expression dans une société civilisée. [Nous soulignons.]

(Assemblée nationale du Québec, Journal des débats, vol. 27, no 90, 4e sess., 32e lég., 9 mai 1984, p. 6021-6023)

[78] Cet aparté historique met en évidence un fait que nous devons garder à l’esprit lors de notre analyse : il est essentiel pour toute assemblée législative d’opérer dans un environnement sécuritaire pour qu’elle s’acquitte de ses fonctions constitutionnelles dignement et efficacement. Une assemblée législative qui travaille sous la menace de la violence n’est ni digne ni efficace. En fait, une assemblée législative dont les travaux seraient menés sous la contrainte ne pourrait réellement prétendre être démocratique. Cet impératif fondamental assure que les membres de l’Assemblée puissent débattre librement dans le respect et la non-violence. La responsabilité d’assurer la sécurité de l’Assemblée échoit à son président qui est libre de prendre toutes les décisions qu’il juge appropriées, y compris celles liées à l’identité des personnes mettant en œuvre les mesures de sécurité. Cet exercice est protégé par des privilèges parlementaires absolus. Il s’ensuit que les décisions relatives à la sécurité ne peuvent être contestées devant les tribunaux ou révisées par eux.

[79] Dans le portrait constitutionnel des démocraties parlementaires de type britannique, les privilèges parlementaires agissent comme un modus vivendi entre le pouvoir législatif et les deux autres branches du gouvernement, donnant au premier les moyens légaux d’assumer ses fonctions constitutionnelles, libre de toute interférence : M. Groves et E. Campbell, « Parliamentary Privilege and the Courts : Questions of Justiciability » (2007), 7 O.U.C.L.J. 175, p. 189-190, citant D. McGee, « The Scope of Parliamentary Privilege », [2004] N.Z.L.J. 84, p. 84. Comme nous l’expliquerons ultérieurement, ces privilèges ont des racines historiques profondes. Ils ont permis d’établir l’équilibre nécessaire pour assurer la pérennité de la démocratie au Royaume-Uni et, subséquemment, dans ses colonies. Dès lors, les privilèges parlementaires ne constituent pas une exception à la règle de la primauté du droit, mais plutôt un pilier distinct de l’architecture constitutionnelle canadienne.

[80] En l’espèce, nous sommes d’avis que ces privilèges font échec à la compétence de l’arbitre de grief. Les gardiens de sécurité exercent un volet essentiel du privilège conféré au président. Il existe donc un lien étroit et direct entre leur emploi et les travaux de l’Assemblée. En outre, ces privilèges de nature constitutionnelle n’ont pas été abolis par l’entrée en vigueur de la Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A‑23.1 (« LAN »). De ce fait, l’intervention des tribunaux serait incompatible avec la souveraineté de l’Assemblée.

II. Faits

[81] En juillet 2012, trois gardiens de sécurité de l’Assemblée ont été congédiés au motif qu’ils avaient utilisé clandestinement des caméras de surveillance pour observer l’intérieur des chambres de l’hôtel adjacent et que le lien de confiance avec leur employeur a en conséquence été rompu. Représentés par le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (« Syndicat »), ils réclament au moyen de griefs la réintégration dans leurs emplois respectifs et le remboursement des avantages qu’ils ont perdus. À titre de moyen préliminaire, le président de l’Assemblée, Jacques Chagnon (« Président »), a contesté la compétence de l’arbitre en invoquant l’existence de deux privilèges parlementaires, soit le privilège de gestion du personnel et le privilège d’expulser les étrangers de l’enceinte de l’Assemblée.

[82] L’arbitre a rejeté le moyen préliminaire et conclu qu’il avait compétence pour décider des griefs : 2014 QCTA 696, [2014] AZ-51104370. La Cour supérieure a accueilli la requête du Président et annulé la décision de l’arbitre : 2015 QCCS 883. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel et rétabli la décision de l’arbitre : 2017 QCCA 271, 20 Admin. L.R. (6th) 93.

III. Norme de contrôle

[83] Le Président pose trois questions à la Cour :

1) Les fonctions des gardiens de sécurité employés par l’Assemblée appartiennent-elles à une sphère d’activité relevant du privilège de gestion du personnel? Quel est le test applicable à une revendication de ce privilège?

2) Le renvoi général à la Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F-3.1.1, contenu à l’art. 120 de la LAN a-t-il eu pour effet d’abolir implicitement les privilèges parlementaires de l’Assemblée?

3) La mise en œuvre du « contrôle de l’accès à l’enceinte parlementaire » compris dans le privilège d’expulser les étrangers de l’Assemblée et de ses environs inclut-elle le pouvoir pour le Président de déterminer qui exerce ce privilège, emportant le droit de congédier une personne qui ne l’exercerait plus?

(voir m.a., p. 6-8)

[84] Le Syndicat soutient que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de l’arbitre voulant que les fonctions des gardiens ne s’inscrivent pas dans la portée du privilège de gestion du personnel et que les gardiens n’exercent pas le privilège d’expulsion des étrangers au nom du Président. Selon le Syndicat, ces questions ont trait à l’appréciation des faits en l’espèce. Ainsi, la norme applicable serait celle de la décision raisonnable.

[85] Nous ne pouvons accepter cet argument. Selon nous, les questions soumises par le Président ne représentent que trois facettes d’une même question, soit celle de la portée des privilèges parlementaires en cause. D’ailleurs, la preuve relative aux tâches effectuées par les gardiens n’est pas contestée. La question qui nous concerne n’est alors pas celle de qualifier le rôle des gardiens au sein de l’Assemblée, mais plutôt celle de définir la portée des privilèges parlementaires, ce qui est manifestement une question de droit.

[86] Nous sommes d’accord avec la juge Karakatsanis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, puisque l’existence et la portée des privilèges parlementaires soulèvent une question de droit générale « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 60, citant Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 62; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 26. Nous reconnaissons, comme la juge Karakatsanis, que l’arbitre de grief ne possède aucune expertise particulière en matière de privilèges parlementaires. Nous reconnaissons également que les conclusions relatives aux privilèges parlementaires — bien que le présent pourvoi concerne uniquement l’Assemblée nationale du Québec — sont susceptibles d’affecter d’autres assemblées législatives. La portée large et générale d’une telle question est évidente. Elle met en cause la « cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays » : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 22; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 26-27. Pareille question « doit être tranchée de manière uniforme et cohérente étant donné ses répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble » : Dunsmuir, par. 60.

[87] Nous ajoutons que l’existence et la portée des privilèges parlementaires soulèvent aussi une question constitutionnelle. La nature constitutionnelle des privilèges parlementaires a été reconnue par la Cour : Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 30; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 379. Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux questions « touchant par ailleurs à la Constitution » est celle de la décision correcte « à cause du rôle unique des cours de justice visées à l’art. 96 [de la Loi constitutionnelle de 1867 ] en tant qu’interprètes de la Constitution » : Dunsmuir, par. 58; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504. Dans Vaid, la Cour a relevé l’importance de la question relative au privilège de gestion des employés. Elle a souligné que « [peu] de questions revêtent autant d’importance pour notre équilibre constitutionnel que le rapport entre la législature et les autres organes de l’État auxquels la Constitution a conféré des pouvoirs, soit l’exécutif et les tribunaux judiciaires » : Vaid, par. 4. Cette qualification peut s’appliquer tout autant aux questions relatives au privilège inhérent et historique de l’Assemblée d’expulser des étrangers de son enceinte. C’est aussi le cas au sujet de l’effet de la LAN sur les privilèges parlementaires. Puisque ces questions touchent toutes à la séparation des pouvoirs entre les institutions de l’État, elles sont de nature constitutionnelle, et la norme de la décision correcte doit s’appliquer.

[88] Par ailleurs, nous préférons nous abstenir de nous prononcer sur la justification mise de l’avant par les juges majoritaires de la Cour d’appel, selon qui la norme de la décision correcte s’impose, puisqu’il s’agit aussi d’une question touchant véritablement à la compétence (par. 33 et 35). Étant donné que la Cour examinera prochainement la nature et la portée du contrôle judiciaire — incluant possiblement la notion de « question touchant véritablement à la compétence » au sens de l’arrêt Dunsmuir, par. 59 —, il nous paraît inopportun d’aborder cette question. En outre, il n’est pas essentiel de le faire, puisque les motifs énoncés précédemment suffisent amplement à justifier le recours à la norme de la décision correcte.

IV. Analyse

[89] Puisque l’origine des privilèges parlementaires remonte à la même époque que les balbutiements de la démocratie parlementaire britannique, nous croyons utile avant toute chose d’effectuer un survol historique des principes juridiques sur lesquels repose notre raisonnement. Nous examinerons donc les privilèges invoqués, ce qui nous amènera à conclure que le domaine de la sécurité est une sphère d’activité privilégiée. Puisque les tâches des gardiens de sécurité s’inscrivent entièrement dans cette sphère et que ces derniers exercent le privilège d’expulsion des étrangers pour le compte du président, le privilège de gestion couvre les gardiens. En outre, la LAN ne révèle aucune intention claire de la part de l’Assemblée de restreindre ces privilèges parlementaires ou d’y renoncer. Permettre à l’arbitre de grief de se prononcer sur le bien-fondé du congédiement équivaudrait donc à autoriser l’ingérence dans l’exercice des privilèges parlementaires.

A. Les racines historiques des privilèges parlementaires

(1) L’origine des privilèges du Parlement de Westminster

[90] L’origine précise des privilèges parlementaires demeure incertaine. Certes, l’assertion de ces privilèges fut la cause de plusieurs conflits, parfois violents, entre le Parlement de Westminster, la Couronne et le pouvoir judiciaire : New Brunswick Broadcasting, p. 344 (motifs concordants du juge en chef Lamer); voir aussi S. Pincus, 1688 : The First Modern Revolution (2009), p. 28.

[91] À l’aube de la démocratie parlementaire de Westminster telle qu’on la connaît aujourd’hui, le président de la Chambre des communes demandait au monarque de reconnaître les privilèges nécessaires à son bon fonctionnement le premier jour où le Parlement était convoqué selon la tradition féodale. Les représentants de la Chambre basse (« Knights of the shires » et « burgesses ») se réunissaient et désignaient le président (« Speaker ») pour les représenter devant le souverain. Ce représentant se rendait devant la Chambre haute, qui réunissait les lords, leurs représentants autorisés, les princes, les barons, les archevêques, les évêques et certains abbés. Dans cette Chambre haute, surélevé se trouvait habituellement le monarque qui était assisté par un chancelier qui parlait en son nom. Au centre de la pièce se trouvaient des juges du royaume, le président de la cour (« Master of the Rolls ») ainsi que les secrétaires d’État : W. Stubbs, Constitutional History of England in Its Origin and Development (3e éd. 1884), vol. III, p. 486-488.

[92] Rendu à la Chambre haute, le président de la Chambre des communes faisait d’abord l’éloge du monarque. Le chancelier remerciait les communes d’avoir désigné un président et enjoignait les représentants à débattre des lois. C’est alors que le président demandait la reconnaissance des privilèges des communes, afin que ses membres puissent débattre librement sans que leur parole ne soit remise en question ou n’offense le monarque. Advenant la survenue d’une telle offense, il demandait que la Chambre basse puisse juger et punir elle-même le coupable. Le président promettait de ne pas abuser de ces pouvoirs. Le chancelier acquiesçait alors au nom du monarque : Stubbs, p. 486-488.

[93] Nous notons que, selon la coutume, dès leur origine, certains privilèges parlementaires protégeaient également les serviteurs au service des membres du Parlement, et ce, pour une période s’échelonnant du 40e jour avant le début de chaque session au 40e jour après la fin de chacune d’elles. Les privilèges servaient principalement de bouclier contre les attaques du monarque qui prenaient habituellement la forme d’emprisonnements injustifiés. Ils prévenaient donc aussi les attaques collatérales visant les employés des membres du Parlement de Westminster à tous égards, à l’exception des crimes de trahison, de felony ou de situations où la sécurité publique était menacée : Stubbs, p. 514-515.

[94] Vers l’an 1400, les deux chambres du Parlement ont commencé à bénéficier des services d’un sergent d’armes pour assurer le respect de leurs privilèges. Ce dernier était responsable de veiller à la protection du président de la Chambre. Il est intéressant de noter que, à l’origine, le sergent d’armes assumait notamment le rôle de gardien de porte, un rôle similaire à celui dont s’acquittaient les trois employés congédiés dans la présente affaire : E. Campbell, Current Issue Paper #68 — The Sergeant-at-Arms : Historical Origins and Contemporary Roles (1987), p. 3-5.

[95] Peu à peu, le Parlement de Westminster a revendiqué ses privilèges avec davantage de fermeté. D’abord la Chambre des communes a pu exercer ses pouvoirs d’arrestation, de jugement et d’emprisonnement. Plus tard, avec l’aide du sergent d’armes, elle a été en mesure de s’engager dans une lutte pour la reconnaissance de ses privilèges, notamment face au pouvoir judiciaire, puisqu’elle détenait désormais le pouvoir coercitif de faire respecter son indépendance : P. Marsden, The Officers of the Commons, 1363-1978 (1979), p. 79; Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament (24e éd. 2011), par M. Jack, c. 17.

[96] L’affirmation des privilèges face aux tribunaux de common law a connu plusieurs phases. D’abord, les deux chambres du Parlement soutenaient qu’elles avaient la compétence exclusive de juger de l’existence et de la portée de leurs privilèges en raison de l’appartenance historique de leur chambre à la Haute Cour du Parlement en Angleterre médiévale : Groves et Campbell, p. 177[3]. Avec l’essor du droit parlementaire, connu sous le nom de lex parliamenti, les chambres faisaient notamment valoir que ce droit ne faisait pas partie de la common law. De ce fait, les tribunaux de droit commun n’avaient pas juridiction pour décider des litiges relatifs aux privilèges : Groves et Campbell, p. 177. Jusqu’au 19e siècle, les tribunaux respectaient cette assertion du Parlement et n’exprimaient que bien peu de doutes à son sujet. Notez bien qu’à l’époque, l’étendue de la juridiction des tribunaux de common law n’était pas aussi vaste qu’aujourd’hui. Ils ne décidaient pas des questions d’equity ou de droit ecclésiastique : Groves et Campbell, p. 177 et note 9. L’argument n’était donc pas aussi ambitieux qu’il peut sembler l’être aujourd’hui.

[97] Par la suite, les tribunaux se sont saisis de dossiers où le privilège invoqué avait une incidence sur les droits s’exerçant à l’extérieur du Parlement : Groves et Campbell, p. 177-178 et note 10.

[98] La célèbre affaire Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112 (B.R.), a été un moment charnière dans l’évolution des privilèges. Dans cette affaire, M. Stockdale, qui avait publié un livre de médecine s’étant retrouvé entre les mains d’un prisonnier de Newgate, a intenté un recours en diffamation contre MM. Hansard, les imprimeurs de la Chambre des communes. Dans un rapport rédigé par l’inspecteur de la prison, le livre de M. Stockdale était qualifié de [traduction] « dégoûtant et obscène ». Ultérieurement, ce rapport a été imprimé par MM. Hansard sous l’autorité de la Chambre des communes et vendu aux membres du public. En riposte à cette poursuite, la Chambre des communes a invoqué ses privilèges parlementaires au moyen d’une résolution :

[traduction] Que le pouvoir de publier les rapports, votes et délibérations qu’elle estime soit nécessaires dans l’intérêt public soit favorables à celui‑ci est un élément essentiel des fonctions constitutionnelles du Parlement, plus particulièrement cette Chambre, en tant qu’organe représentatif au sein de celui‑ci. Que par l’effet de la loi et du privilège du Parlement, cette Chambre a compétence exclusive pour statuer sur l’existence et l’étendue de ses privilèges; et que toute action, poursuite ou autre procédure intentée, afin que ceux-ci fassent l’objet de débats ou décisions, devant quelque cour de justice ou tribunal ailleurs qu’au Parlement, constitue un manquement grave à ce privilège, auquel cas toutes les parties concernées encourent le mécontentement légitime du Parlement et sont passibles de sanctions en conséquence. Que la décision de quelque cour de justice ou tribunal d’assumer compétence pour statuer sur des questions relatives au privilège d’une manière incompatible avec les décisions de l’une ou l’autre des chambres du Parlement à cet égard va à l’encontre de la loi du Parlement, et représente un manquement et un outrage aux privilèges du Parlement. [Nous soulignons.]

(Royaume-Uni, Chambre des communes, Parliamentary Debates, 3e ser., vol. 49, 1er août 1839, col. 1074-1075; voir aussi C. G. Post, Significant Cases in British Constitutional Law (1957), p. 28-29.)

[99] Pourtant, la Cour du Banc de la Reine a nié l’existence du privilège invoqué. Dans ses motifs, le juge en chef lord Denman a d’abord rejeté l’argument voulant que la Chambre des communes puisse établir l’existence et la portée de ses propres privilèges de façon définitive et exclusive. Selon lui, d’une part, le fait que la Chambre des communes et la Chambre des lords, formant ensemble le Parlement, puissent revendiquer des privilèges potentiellement contradictoires était illogique : Stockdale, p. 1154; voir aussi Post, p. 31. D’autre part, il a noté que l’argument voulant que le Parlement possède une connaissance secrète relative aux privilèges était saugrenu. De toute évidence, les tribunaux tentaient alors de cerner les contours juridictionnels des privilèges parlementaires. Les invoquer ne suffisait pas pour disposer du litige : Stockdale, p. 1154-1156; voir aussi Post, p. 31-32.

[100] En fin de compte, le juge en chef lord Denman a jugé qu’il revenait à la Cour du Banc de la Reine de trancher la question, statuant que [traduction] « il ne m’appartient plus de refuser ou d’accepter la charge de décider si ce privilège existe en droit » : Stockdale, p. 1169; voir aussi Post, p. 33-34.

[101] La saga entourant cette affaire a donné lieu à sept poursuites distinctes et mené à l’emprisonnement de M. Hansard, de membres de sa famille et de certains conseillers juridiques. Ce litige relatif à la compétence des tribunaux à l’égard des privilèges a créé beaucoup de remous dans la société britannique. Il a même été suggéré qu’un conflit armé se préparait dans l’éventualité d’une escalade des tensions : Groves et Campbell, p. 184.

[102] D’ailleurs, certains ont spéculé que dans Case of the Sheriff of Middlesex (1840), 11 Ad. & E. 273, 113 E.R. 419 (B.R.), les tribunaux ont fait preuve de prudence afin d’éviter d’exacerber le conflit qui avait profondément divisé la population : Groves et Campbell, p. 184. Dans cette affaire, le shérif de Middlesex tentait d’exécuter le jugement rendu dans Stockdale. La Chambre des communes considérait qu’il s’agissait d’une violation des privilèges parlementaires et son sergent d’armes a emprisonné les deux hommes qui occupaient le poste de shérif. Ceux-ci ont tenté d’obtenir leur libération en demandant à un tribunal judiciaire d’émettre une ordonnance d’habeas corpus. Dans ses motifs, le juge en chef lord Denman a reconnu le pouvoir du sergent d’armes d’emprisonner les individus qui commettent un outrage au Parlement puisque les chambres du Parlement ne peuvent pas fonctionner sans détenir le pouvoir de se protéger :

[traduction] Il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si chacune des chambres du Parlement constitue ou non un tribunal; il est évident qu’elles ne peuvent exercer les fonctions qui leur incombent si elles n’ont pas le pouvoir de se protéger contre les ingérences. L’analyse permettant de déterminer si la Chambre des communes possède ce pouvoir, que lord Eldon a soumise aux juges dans Burdett c. Abbot (5 Dow, 199), consistait à se demander, dans le cas où la Cour des plaids communs aurait jugé qu’un acte constituait un outrage au tribunal et fait incarcérer l’accusé à cet égard, en formulant sa décision de façon générale, si la Cour du Banc du Roi, sur présentation d’une demande d’habeas corpus faisant état du mandat, pourrait libérer le prisonnier parce que les faits et les circonstances de l’outrage n’étaient pas énoncés. Répondant par la négative, avec l’accord de lord Erskine (qui s’était montré auparavant défavorable à l’exercice de la compétence) et sans qu’aucune voix dissidente ne s’élève à la Chambre, lord Eldon a confirmé le jugement de première instance. Et nous devons présumer que constitue effectivement un outrage tout ce qu’une cour de justice, et encore davantage l’une ou l’autre des chambres du Parlement, s’appuyant sur de solides assises juridiques, déclare être un outrage. [Nous soulignons.]

(Sheriff of Middlesex, p. 426; voir aussi Post, p. 35-36.)

[103] Le juge en chef lord Denman n’a pu trouver de précédent ou de règle de droit permettant d’ordonner la libération du shérif. Les nouveaux pouvoirs de révision conférés aux tribunaux dans Stockdale étaient donc plutôt inoffensifs si le Parlement pouvait malgré tout, dans la même affaire, exercer son pouvoir d’emprisonnement à la suite d’une condamnation pour outrage : Groves et Campbell, p. 184.

[104] Quarante ans plus tard, la portée des privilèges parlementaires faisait toujours l’objet de discordes comme en témoigne l’affaire Bradlaugh c. Gossett (1884), 12 Q.B.D. 271. En 1883, M. Charles Bradlaugh était élu pour représenter le comté de Northampton à la Chambre des communes. Pour qu’il puisse siéger, la loi lui imposait de prêter un serment. En mai 1883, M. Bradlaugh a demandé au président de la Chambre de l’appeler à la table parce qu’il souhaitait se conformer à la loi et prêter serment. Le président a refusé, prétendument en raison de l’athéisme notoire de M. Bradlaugh. En juillet 1883, la Chambre des communes a adopté une résolution enjoignant au sergent d’armes d’exclure M. Bradlaugh jusqu’à ce qu’il s’engage à cesser de nuire aux travaux de la Chambre. M. Bradlaugh a intenté une poursuite contre le sergent d’armes, sollicitant, entre autres, une déclaration d’invalidité de la résolution et l’émission d’une injonction empêchant au sergent d’armes d’exécuter cette même résolution : Post, p. 37.

[105] Dans Bradlaugh, le juge Stephen a refusé de s’ingérer dans les affaires internes du Parlement, même si la loi intitulée Parliamentary Oaths Act, 1866 (R.-U.), 29 Vict., c. 19, en principe, autorisait M. Bradlaugh à prêter serment. Dans ses motifs, le juge a expliqué qu’il devait faire preuve de déférence. La Chambre des communes avait compétence exclusive pour interpréter cette loi, puisque cette loi régissait son fonctionnement interne :

[traduction] La Loi exige que le demandeur prête serment. La Chambre des communes a décidé qu’il ne peut être autorisé à le faire. Il convient de reconnaître, pour les besoins de la discussion, que la décision de la Chambre et la prescription de la loi susmentionnée se contredisent; comment pouvons-nous intervenir sans violer le principe que nous venons de mentionner? Le droit du demandeur de prêter le serment en cause est certainement une « question concernant la Chambre des communes », pour reprendre les mots de Blackstone. La résolution visant à exclure le demandeur de la Chambre a été prise « à l’intérieur des murs de la Chambre », selon les termes utilisés par lord Denman. Il s’agit de « procédures à l’intérieur de la Chambre des communes à l’égard desquelles celle-ci est le seul juge », pour reprendre les propos du juge Littledale. De l’avis du juge Patteson, il s’agit d’une « procédure de la Chambre des communes à l’intérieur de la Chambre », laquelle doit donc être « entièrement libre d’agir sans entrave ». Comme l’a affirmé le juge Coleridge, il s’agit d’une instance qui « fait partie des procédures propres à la Chambre », et qui en conséquence « relève de sa compétence exclusive ». Ces assises sont si solides et si simples qu’il pourrait être dangereux de les affaiblir si on y ajoutait. Néanmoins, l’importance de l’affaire peut justifier certaines explications additionnelles au sujet du principe sur lequel la solution de l’instance dépend selon moi.

La Parliamentary Oaths Act prévoit les procédures qui doivent être suivies lors de l’élection d’un membre du Parlement [. . .]. Peu importe les motifs invoqués par la Chambre des communes à l’égard de leur comportement, il nous serait impossible de rendre justice sans être informés de ces motifs et sans les considérer; mais il serait tout aussi impossible pour la Chambre, eu égard à sa propre dignité et à son indépendance, de souffrir que ses motifs soient exposés devant nous à cette fin, ou d’accepter notre interprétation du droit de préférence à la sienne. Il s’ensuit, semble-t-il, que la Chambre des communes possède le pouvoir exclusif d’interpréter la loi [susmentionnée], dans la mesure où la réglementation de ses propres procédures à l’intérieur de ses murs est visée; et que, même si cette interprétation était erronée, la Cour n’a pas le pouvoir d’intervenir directement ou indirectement à cet égard. [Nous soulignons.]

(Bradlaugh, p. 279-281; voir aussi Post, p. 39-40)

[106] En somme, puisque la décision concernait une loi touchant aux affaires internes du Parlement et à ce qui se déroulait dans son enceinte, les tribunaux n’avaient pas compétence pour se prononcer à son sujet.

(2) Les privilèges parlementaires au Canada

[107] Dans les colonies nord-américaines, la question des privilèges parlementaires était reléguée au second plan en raison de l’absence de gouvernement responsable et de l’assujettissement au Parlement impérial : M.-A. Roy, « Le Parlement, les tribunaux et la Charte canadienne des droits et libertés : vers un modèle de privilège parlementaire adapté au XXIe siècle » (2014), 55 C. de D. 489, p. 498. Même si les lois impériales constitutives des premières assemblées législatives ne prévoyaient pas explicitement les privilèges parlementaires, le Comité judiciaire du Conseil privé a éventuellement statué que ces assemblées jouissaient de ces privilèges, puisque ces derniers relèvent de la common law.

[108] En effet, dans Kielley c. Carson (1842), 4 Moo. 63, 13 E.R. 225 (C.P.), M. Kielley plaidait que l’Assemblée législative de Terre-Neuve ne bénéficiait pas des privilèges parlementaires nécessaires pour l’arrêter et l’emprisonner en raison d’un conflit l’opposant au député Kent qui avait éclaté à l’extérieur de l’enceinte de l’assemblée. Ainsi, très tôt dans l’histoire des assemblées législatives des colonies nord-américaines, la question de l’application des privilèges à l’égard des non-membres fut soulevée. Même si le Comité judiciaire du Conseil privé a jugé que l’Assemblée législative de Terre-Neuve ne bénéficiait pas du pouvoir d’emprisonner des étrangers, il a tout de même tenu pour acquis qu’elle jouissait des privilèges inhérents nécessaires pour son bon fonctionnement. Plus particulièrement, le Conseil privé a souligné qu’il [traduction] « ne fait aucun doute pour nous qu’une telle assemblée a le droit de se protéger de tous les obstacles au bon déroulement de ses travaux » : p. 234.

[109] Depuis la Confédération, les privilèges parlementaires sont consacrés par la Loi constitutionnelle de 1867 dont le préambule prévoit « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». Ce préambule a eu pour effet d’incorporer dans notre droit les principes constitutionnels britanniques. Ces principes incluent ceux nécessaires à l’établissement et au bon fonctionnement d’un système parlementaire de type britannique, tels que les privilèges détenus par les assemblées législatives : New Brunswick Broadcasting, p. 375. Pour ce faire, la Loi constitutionnelle de 1867 a élargi l’étendue des privilèges parlementaires reconnus avant la confédération : Roy, p. 499.

[110] En outre, en 1878, la Cour suprême du Canada a adopté les principes énoncés dans Stockdale. Dans Landers c. Woodworth (1878), 2 R.C.S. 158, p. 196, le juge en chef Richards écrivait que « la simple affirmation par cet organisme [la Chambre des communes] qu’un certain acte constitue une violation de ses privilèges n’empêche pas les tribunaux d’examiner et de décider si le privilège revendiqué existe réellement » : cité par le juge en chef Lamer dans New Brunswick Broadcasting, p. 350. Il en découle la règle générale que les tribunaux canadiens vérifient l’existence et la portée des privilèges parlementaires, mais non leur exercice.

[111] C’est ce que révèle la jurisprudence subséquente, tout particulièrement les arrêts récents New Brunswick Broadcasting, Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, et Vaid. Ces arrêts ont confirmé la nature constitutionnelle des privilèges parlementaires et tenté de définir leur portée, eu égard à l’architecture constitutionnelle canadienne moderne, notamment depuis l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés . Il convient d’étudier ces décisions plus en détail, puisqu’elles soulignent le fait que les privilèges parlementaires reposent sur des assises historiques solides et font partie d’une longue tradition constitutionnelle dont le Canada et les provinces ont hérité.

(3) L’approche moderne relative aux privilèges parlementaires : New Brunswick Broadcasting, Harvey et Vaid

[112] Dans l’affaire New Brunswick Broadcasting, la société New Brunswick Broadcasting Co. Limited a présenté une requête à la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse afin d’obtenir une ordonnance l’autorisant à filmer les débats de l’assemblée législative de la Nouvelle-Écosse avec ses propres caméras. Cette requête était fondée sur l’al. 2b) de la Charte , qui garantit la liberté d’expression, y compris la liberté de la presse. Le président de l’assemblée législative s’y est opposé en se fondant sur le privilège d’exclusion des étrangers.

[113] Selon la juge McLachlin, qui a rédigé les motifs des juges majoritaires, puisque les privilèges ont un statut constitutionnel, ils ne peuvent être ni abrogés ni limités par la Charte : New Brunswick Broadcasting, p. 368-369. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 garantit constitutionnellement le maintien du gouvernement parlementaire tant pour les législatures provinciales que pour le Parlement fédéral : New Brunswick Broadcasting, p. 375. Il en découle que ceux-ci jouissent de privilèges absolus et enchâssés dans la Constitution :

Il est accepté depuis longtemps que, pour exercer leurs fonctions, les organismes législatifs doivent bénéficier de certains privilèges relativement à la conduite de leurs affaires. Il est également accepté depuis longtemps que, pour être efficaces, ces privilèges doivent être détenus d’une façon absolue et constitutionnelle; la branche législative de notre gouvernement doit jouir d’une certaine autonomie à laquelle même la Couronne et les tribunaux ne peuvent porter atteinte. [Nous soulignons.]

(New Brunswick Broadcasting, p. 379-380)

[114] Selon la juge McLachlin, la jurisprudence établit sans équivoque que les contours de ces privilèges sont définis par le critère de la nécessité : New Brunswick Broadcasting, p. 381. Elle a cité Stockdale dans lequel il avait été décidé que « [s]i la nécessité peut être prouvée, point n’est besoin d’ajouter autre chose : c’est le fondement de tout privilège du Parlement, et c’est tout ce qui est exigé » : New Brunswick Broadcasting, p. 382. Elle a ajouté que

[l]e critère de nécessité est appliqué non pas comme une norme pour juger le contenu du privilège revendiqué, mais pour déterminer le domaine nécessaire de compétence « parlementaire » ou « législative » absolue et exclusive. Si une question relève de cette catégorie nécessaire de sujets sans lesquels la dignité et l’efficacité de l’Assemblée ne sauraient être maintenues, les tribunaux n’examineront pas les questions relatives à ce privilège. Toutes ces questions relèveraient plutôt de la compétence exclusive de l’organisme législatif. [Nous soulignons.]

(New Brunswick Broadcasting, p. 383.)

[115] Dans ses motifs concordants, le juge en chef Lamer a précisé que le critère de nécessité s’applique généralement à une catégorie de privilège — de façon à éviter d’en étudier l’exercice précis :

Il importe de souligner que, dans ce contexte, la justification de la nécessité s’applique globalement. C’est-à-dire que des catégories générales de privilèges sont réputées nécessaires à l’exercice de la fonction de l’Assemblée. Il n’est pas nécessaire de démontrer que chaque cas précis d’exercice d’un privilège est nécessaire. [Nous soulignons.]

(New Brunswick Broadcasting, p. 343)

[116] La juge McLachlin a affirmé que, dans ce domaine, les tribunaux ont une compétence limitée. Ils peuvent uniquement évaluer si le privilège revendiqué est nécessaire au bon fonctionnement de la législature : New Brunswick Broadcasting, p. 384. Si c’est le cas, le privilège est absolu et les tribunaux ne doivent pas en contrôler l’exercice. D’ailleurs, elle a rejeté, pour les motifs suivants, l’argument selon lequel les tribunaux devraient pouvoir contrôler l’exercice du privilège d’exclusion des étrangers :

À mon avis, ce privilège est tout autant nécessaire pour la démocratie canadienne qu’il l’a été pour les démocraties d’ici et d’ailleurs au cours des siècles passés. L’Assemblée législative est l’élément essentiel du système de gouvernement représentatif. Il est de la plus haute importance que les débats qui s’y déroulent ne soient pas perturbés ni paralysés d’aucune façon. Des étrangers peuvent, de diverses façons, entraver la bonne marche des travaux de cette assemblée. L’Assemblée doit donc avoir le droit d’exclure des étrangers si elle veut être en mesure de fonctionner efficacement. La règle selon laquelle l’Assemblée législative devrait avoir le droit exclusif de contrôler les conditions dans lesquelles se déroulent ces débats revêt donc une grande importance pour assurer non seulement l’autonomie de l’organisme législatif, mais aussi son fonctionnement efficace.

Toutefois, fait‑on valoir, il n’est pas nécessaire que ce droit soit absolu. Les tribunaux devraient pouvoir surveiller l’exercice de ce droit afin d’assurer que seuls les étrangers véritablement gênants soient exclus. À mon avis, un système de contrôle judiciaire créerait ses propres problèmes, indépendamment de la question constitutionnelle de savoir quel droit les tribunaux ont‑ils de s’immiscer dans le processus interne d’une autre branche du gouvernement. La décision de l’Assemblée ne serait pas définitive. L’Assemblée se trouverait aux prises avec des poursuites judiciaires et des appels au sujet de ce qui est gênant et de ce qui ne l’est pas, ce qui pourrait en soi entraver son bon fonctionnement. Cela vient appuyer la proposition séculaire et acceptée selon laquelle il est nécessaire au bon fonctionnement d’une assemblée législative inspirée du système parlementaire du Royaume-Uni que cette assemblée possède le droit absolu d’exclure des étrangers de son enceinte lorsqu’elle estime que leur présence l’empêche de fonctionner efficacement. [Nous soulignons.]

(New Brunswick Broadcasting, p. 387-388)

[117] Dans une opinion concurrente de l’arrêt Harvey, la juge McLachlin a davantage traité de la relation entre la Charte et les privilèges parlementaires. Dans cette affaire, un élu provincial membre de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick avait violé des dispositions de la Loi électorale, L.R.N.-B. 1973, c. E-3. Une disposition de la Loi sur l’Assemblée législative, L.R.N.-B. 1973, c. L-3 l’empêchait de siéger en raison de cette infraction. Celui-ci a tenté de la faire invalider au motif qu’elle violait ses droits protégés par la Charte .

[118] Au nom des juges majoritaires, le juge La Forest a refusé d’étudier l’argument relatif aux privilèges parlementaires parce qu’il n’avait pas été plaidé activement devant la Cour, mais seulement soulevé par un intervenant : Harvey, par. 20. Dans des motifs concordants, la juge McLachlin, à qui la juge L’Heureux-Dubé s’est jointe, n’a vu aucune raison valable d’ignorer l’argument : Harvey, par. 56.

[119] C’est dans ce contexte que la juge McLachlin a donné des précisions sur l’interaction entre la Charte et les privilèges parlementaires — ceux-ci devant, en cas de conflit, être conciliés comme suit :

Vu que le privilège parlementaire jouit d’un statut constitutionnel, il n’est pas « assujetti » à la Charte , comme le sont les lois ordinaires. Le privilège parlementaire et la Charte constituent tous deux des parties essentielles de la Constitution du Canada. Ils ne l’emportent pas l’un sur l’autre. De même qu’il faut maintenir le privilège parlementaire et l’immunité contre l’intervention inappropriée des tribunaux dans le processus parlementaire, il faut aussi maintenir les garanties démocratiques fondamentales de la Charte . Lorsque surgissent des conflits apparents entre différents principes constitutionnels, il convient non pas de résoudre ces conflits en subordonnant un principe à l’autre, mais plutôt d’essayer de les concilier.

La conciliation nécessaire du privilège parlementaire et de l’art. 3 de la Charte est réalisée en donnant aux garanties démocratiques de l’art. 3 une interprétation fondée sur l’objet visé. Il faut considérer que les garanties démocratiques de la Charte visent à préserver les valeurs démocratiques inhérentes à la Constitution canadienne actuelle, dont le droit constitutionnel fondamental du Parlement et des législatures de réglementer leurs propres débats. Un principe constitutionnel aussi important que le privilège parlementaire ne peut être renversé que de façon expresse. Il s’ensuit que l’art. 3 de la Charte doit être interprété comme étant compatible avec le privilège parlementaire. [Nous soulignons.]

(Harvey, par. 69 et 70)

[120] C’est dans l’affaire Vaid que la Cour s’est penchée le plus récemment sur la question des privilèges parlementaires. Il était reproché à l’ancien président de la Chambre des communes d’avoir indirectement congédié son chauffeur pour des motifs discriminatoires, en plus de l’avoir harcelé dans le cadre de son emploi au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6 . La compétence du Tribunal canadien des droits de la personne pour examiner la plainte de M. Vaid a été contestée : par. 1. La Chambre des communes a soulevé le privilège de gestion de l’ensemble de ses employés.

[121] Le juge Binnie, écrivant pour une cour unanime, a résumé en 12 points les principes généraux concernant les privilèges parlementaires : Vaid, para. 29. Il y a réaffirmé notamment l’importance du critère de la nécessité, puisqu’il s’agit selon lui du fondement historique de tout privilège parlementaire : par. 29(5). La nécessité est évaluée en fonction de la « sphère d’activité » de l’organe législatif. C’est-à-dire que le privilège parlementaire se rattache à une « sphère d’activité » si « la dignité et l’efficacité de l’Assemblée » le requiert. Ce sera le cas si cette « sphère d’activité » ne peut pas relever du régime de droit commun du pays sans que cela nuise à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles : par. 29(5) et (7). Le critère de nécessité doit être interprété largement : par. 29(7). D’ailleurs, le juge Binnie a noté que, bien que la reconnaissance d’un privilège signifie que le régime de droit commun du pays ne s’applique pas à cette sphère d’activité, il serait faux d’affirmer que le privilège parlementaire crée un hiatus dans le droit public général du Canada; il en est plutôt une composante importante, héritée du régime parlementaire du Royaume-Uni aux termes du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 : par. 29(3) .

[122] Ayant affirmé la place du critère de nécessité dans notre ordre constitutionnel, le juge Binnie a décrit des catégories de privilèges ayant déjà été reconnues dans la jurisprudence et dont les assises historiques sont solides. Il a notamment cité à titre d’exemples : « le pouvoir d’exclure les étrangers des débats [. . .]; le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit de ses membres [. . .]; et des non membres qui s’ingèrent dans l’exercice des fonctions du Parlement » (Vaid, par. 29(10) (nous soulignons)).

[123] Dans Vaid, il est question de savoir s’il existe un privilège de gestion qui s’applique à l’ensemble des relations entre la Chambre des communes et ses employés. Le juge Binnie réaffirme le critère applicable :

Pour justifier la revendication d’un privilège parlementaire, l’assemblée ou le membre qui cherchent à bénéficier de l’immunité qu’il confère doivent démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement. [Nous soulignons.]

(Vaid, par. 46.)

[124] Le juge Binnie a insisté sur l’importance de l’opinion du président de la Chambre des communes quant à ce qui est nécessaire pour assurer un degré suffisant d’autonomie à une assemblée législative, et ce, même lorsque l’exercice touche à des non membres. À cet égard, il a souligné que « les tribunaux feront certes preuve d’une grande retenue quant au degré d’autonomie dont notre propre Parlement estime devoir bénéficier pour s’acquitter de ses fonctions » : Vaid, par. 40.

[125] En étudiant la jurisprudence canadienne et britannique, le juge Binnie a été incapable de trouver des décisions justifiant l’existence d’un privilège pour l’ensemble des employés du Parlement : Vaid, par. 55-70. Il a cependant précisé ne pas douter que le privilège couvre certains employés : par. 75. La question est de savoir si les employés visés « appartiennent à une catégorie d’employés ayant quelque chose à voir (un lien) avec les fonctions législatives ou délibératives de la Chambre ou avec sa tâche de demander des comptes au gouvernement » : Vaid, par. 70; voir aussi par. 62.

[126] Rappelons que, une fois l’existence d’un privilège établie, la Cour n’a pas à évaluer le bien-fondé de son exercice. D’ailleurs au par. 48 de Vaid, le juge Binnie a émis un avertissement fort pertinent en l’espèce :

Une fois la question de l’étendue du privilège résolue, il reviendra à la Chambre d’agir à l’égard des employés appartenant aux catégories visées par le privilège et l’exercice du privilège dans un cas particulier ne sera pas assujetti à l’examen des tribunaux. Il s’agit d’une restriction fort importante sur le plan pratique. À supposer, par exemple, que les tribunaux d’instance inférieure aient eu raison de conclure à l’existence d’une « exception fondée sur les droits de la personne », quiconque traite avec la Chambre des communes pourrait contourner l’immunité juridictionnelle conférée par un privilège simplement en alléguant qu’un acte discriminatoire a été commis en violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne . Une telle règle équivaudrait à inviter un organe externe à contrôler les raisons qui sous-tendent l’exercice du privilège dans chaque cas particulier. L’autonomie de l’assemblée législative, qui au départ est la raison d’être de la doctrine du privilège parlementaire, serait ainsi, de fait, réduite à néant. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis.]

(4) Sommaire

[127] À notre avis, ce survol historique met en évidence les principes suivants qui guident notre analyse du présent dossier :

1. Depuis 1867, les privilèges parlementaires sont consacrés par la Constitution. Ils sont absolus. Vu leur statut constitutionnel équivalent, la Charte doit être interprétée comme étant compatible avec ces privilèges, sans les limiter ni les abroger;

2. Puisque les privilèges parlementaires découlent des principes fondamentaux de notre régime constitutionnel, le fait que le droit commun ne s’applique pas à leur égard n’est pas du tout incompatible avec la primauté du droit;

3. Les tribunaux jouissent d’une compétence étroite en ce qui concerne les privilèges parlementaires — ils peuvent uniquement constater leur existence et leur portée. Même, ce faisant, les tribunaux doivent faire preuve d’une grande retenue quant au degré d’autonomie dont les assemblées législatives et les présidents de ces assemblées estiment devoir bénéficier pour s’acquitter de leurs fonctions;

4. Seules les assemblées législatives ont juridiction quant à l’exercice de leurs privilèges. D’ailleurs, lorsqu’une loi parait limiter l’exercice d’un privilège à l’intérieur d’une sphère protégée, l’interprétation proposée par le président doit jouir d’un poids prépondérant dans l’analyse;

5. C’est en fonction du critère de la nécessité que les tribunaux doivent constater l’existence et l’étendue des privilèges. Les assemblées législatives ont le fardeau de démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement ;

6. Le critère de la nécessité s’attache à une « sphère d’activité » de l’organe législatif, qui sera exclue du régime de droit commun. À l’intérieur d’une sphère, il n’est pas nécessaire pour l’assemblée législative de démontrer que chaque cas précis d’exercice d’un privilège est nécessaire;

7. Il est bien établi que les assemblées législatives jouissent du privilège d’exclure les étrangers de leurs débats. Celui-ci est nécessaire pour que les assemblées législatives puissent se protéger contre tout obstacle à leur bon fonctionnement. Historiquement, le sergent d’armes a joué un rôle important dans l’exercice de ce privilège; il représente le pouvoir coercitif nécessaire pour faire respecter l’indépendance des assemblées législatives;

8. Bien que les assemblées législatives ne jouissent d’aucun privilège de gestion sur l’ensemble de leurs employés, il n’y fait aucun doute que les relations entre l’assemblée et certains de ses employés sont sujettes au privilège, soit les employés qui ont un lien avec les fonctions législatives ou délibératives de l’assemblée.

[128] Ayant cerné les principes applicables, nous abordons l’analyse du cas d’espèce.

B. Le congédiement des gardiens fait partie de l’exercice du privilège parlementaire de l’Assemblée

[129] Devant la Cour, le Président a invoqué deux privilèges pour établir sa compétence : le privilège de gestion des employés et le privilège d’expulsion des étrangers. Selon nous, la présente affaire se trouve à l’intersection de ces deux privilèges.

[130] D’emblée, nous reconnaissons qu’il existe un certain chevauchement entre les différents types de privilèges. D’ailleurs, les privilèges invoqués en l’espèce sont des principes constitutionnels non écrits, ce qui leur confère un degré considérable de flexibilité. Ils obéissent à une seule règle : la nécessité.

[131] Notre position est simple. L’entièreté des tâches qui relèvent des gardiens fait partie d’une sphère d’activité nécessaire au bon fonctionnement de l’Assemblée, soit la sécurité. Ils exercent notamment, au nom du Président, le privilège d’expulsion des étrangers. Selon nous, un employé à qui est délégué l’exercice d’un privilège parlementaire reconnu exerce nécessairement une fonction présentant un lien étroit et direct avec les activités de l’Assemblée. Par conséquent, ses relations de travail sont visées par le champ d’application du privilège de gestion des employés. Ainsi, nous sommes d’avis que la décision relative à son congédiement relève de l’exercice de ce privilège — et qu’elle ne peut être révisée par les tribunaux.

[132] Comme nous l’avons déjà constaté, la jurisprudence établit de façon évidente que le privilège parlementaire se rattache à une certaine sphère d’activité nécessaire au bon fonctionnement de l’Assemblée.

[133] Considérant que tant l’Assemblée que le Parlement du Canada ont été victimes d’attaques armées dans notre histoire récente, nous n’avons aucune difficulté à conclure que la sécurité est essentielle au bon fonctionnement des assemblées législatives. Dans une démocratie parlementaire, il ne peut y avoir de débats libres sans sécurité. La sécurité est une telle sphère d’activité nécessaire aux travaux de l’assemblée. Cette opinion n’est pas controversée. D’ailleurs, notre collègue la juge Karakatsanis (par. 38), les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec (par. 79) et le juge Morin, dissident (par. 101-102) y souscrivent. Rappelons que le pouvoir coercitif de l’Assemblée, historiquement attribuée au sergent d’armes, a été reconnu par les tribunaux comme essentiel à son fonctionnement. Ainsi, les tâches des gardiens s’insèrent dans une sphère d’activité « si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » : Vaid, par. 46.

[134] C’est uniquement en morcelant cette sphère d’activité que les juges majoritaires de la Cour d’appel et notre collègue, la juge Karakatsanis, peuvent conclure que l’emploi des gardiens n’est pas visé par les privilèges parlementaires. En effet, la juge Karakatsanis indique notamment qu’il pourrait être plus facile de respecter le test de la nécessité si une partie limitée des fonctions d’une catégorie d’employés pouvait être protégée par le privilège de gestion : par. 37. Cette affirmation est impraticable et irréaliste : voir President of the Legislative Council c. Kosmas, [2008] SAIRC 41, 175 I.R. 269, par. 31. Vaid, un précédent récent de la Cour, indique que c’est la « sphère d’activité » et les « catégories d’emploi » qui font l’objet de l’analyse, pas les tâches précises de chaque employé (par. 29(5), (6) et par. 62). De toute façon, l’ensemble des tâches des gardiens sont reliées à la sphère de la sécurité. La sécurité étant une « catégorie nécessaire de sujets sans lesquels la dignité et l’efficacité de l’Assemblée ne sauraient être maintenues » (New Brunswick Broadcasting, p. 383), les tribunaux n’ont pas compétence en la matière.

[135] Le juge Morin, dissident à la Cour d’appel, a également relevé ce morcèlement artificiel auquel ont procédé les juges majoritaires de la Cour d’appel. Il a écrit :

Même si les gardiens ne sont pas armés et n’ont pas le pouvoir d’arrestation, ils contribuent de façon évidente à assurer la sécurité de l’Assemblée nationale. Il est vrai que des constables spéciaux et des agents de la Sûreté du Québec sont aussi impliqués dans les services de sécurité. On ne peut toutefois morceler cette sphère d’activité, comme l’arbitre l’a fait, pour tenter de diminuer l’importance des fonctions exercées par les gardiens de l’Assemblée nationale, au risque de nuire à la cohérence et à l’efficacité du système de sécurité mis en place à l’Assemblée. [Nous soulignons; par. 101.]

[136] Cette cohérence et cette efficacité de la sécurité en général sont en somme une question relevant de l’exercice du privilège du Président d’assurer la sécurité de l’enceinte de l’Assemblée. Les décisions qui sont prises en première ligne sont souvent les plus importantes.

[137] Non seulement la sphère d’activité, dans laquelle s’inscrivent toutes les tâches des gardiens, est-elle nécessaire au bon fonctionnement de l’Assemblée — ce qui serait suffisant en soi pour établir le privilège de gestion — mais ces gardiens exercent aussi un des privilèges parlementaires du Président : soit le privilège d’exclure les étrangers. C’est un motif déterminant pour justifier que le Président doit avoir gain de cause; en effet, il ne fait pas que « démontrer simplement qu’une catégorie d’employés accomplit des tâches importantes qui contribuent à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions » : motifs de la juge Karakatsanis, par. 40. Bien plus que simplement promouvoir la capacité de l’Assemblée d’assumer ses fonctions, cette catégorie d’employés exerce au nom du Président un privilège essentiel à la souveraineté de l’Assemblée. La juge Karakatsanis erre en ignorant cette distinction.

[138] Il est essentiel que l’Assemblée puisse s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles dignement et efficacement, sans que le déroulement de ses travaux ne soit perturbé. Tant les membres du public que les parlementaires eux-mêmes peuvent, par leur mauvaise conduite, entraver le bon fonctionnement des délibérations. C’est pourquoi l’Assemblée possède le privilège parlementaire d’exclure des étrangers et la compétence exclusive d’assurer la discipline à l’égard de ses membres et des non-membres qui s’ingèrent dans l’exercice de ses fonctions. Pour ce faire, le Président peut ordonner à quiconque de faire maintenir l’ordre et le décorum. Ce privilège inhérent a été reconnu par notre Cour dans New Brunswick Broadcasting et Vaid. Ces fonctions, exercées historiquement par le sergent d’armes, ont un lien étroit et direct avec les travaux de l’Assemblée; elles sont essentielles à l’expression de sa souveraineté : H. Cauchon, Le privilège parlementaire de gestion du personnel des assemblées législatives au Canada (2008) (en ligne), p. 83; voir aussi Thompson c. McLean (1998), 37 C.C.E.L. (2d) 170 (C.J. Ont. (Div. gén.)), par. 39-41.

[139] Selon nous, il n’y a aucun doute que le lien nécessaire pour établir l’existence d’un privilège de gestion (Vaid, par. 70 et 75) est établi s’il est démontré qu’une catégorie d’employés exerce ou participe à l’exercice, en tout ou en partie, d’un des privilèges parlementaires reconnus et nécessaires. Cela s’explique aisément. Le Président ne peut exercer seul les privilèges de l’Assemblée. Par exemple, l’exercice du privilège d’expulsion des étrangers et de discipline dans l’enceinte du Parlement était historiquement délégué au sergent d’armes. Toutefois, comme l’a démontré l’affaire Payson c. Hubert (1904), 34 R.C.S. 400, p. 416-417, l’ordre d’expulsion donné par le président peut être exécuté notamment par un gardien de portes, qui, en exerçant un privilège parlementaire intègre une sphère d’activité protégée et, de ce fait, bénéficie de l’immunité que procure le privilège d’expulsion. Inversement, le président — qui a le dernier mot à l’intérieur de cette sphère d’activité protégée — peut à tout moment révoquer cette délégation et empêcher un gardien d’exercer ce privilège en son nom.

[140] La juge Karakatsanis soutient qu’il n’est pas pertinent que les employés exercent un privilège délégué dans le cadre de leurs fonctions, puisque la question en l’espèce est celle de savoir si « la décision de congédier des employés qui exercent ce privilège au nom du président doit être à l’abri de toute révision externe pour que l’Assemblée puisse s’acquitter de son mandat législatif » : par. 55 (nous soulignons). Cette distinction ignore l’aspect de la question relatif à la compétence. À notre avis, le congédiement d’un employé à qui un privilège a été délégué est l’exercice ultime du privilège de gestion. Autrement, la délégation d’un privilège signifierait automatiquement son extinction puisque le Président en perdrait le contrôle effectif, soit le contrôle sur l’identité des employés ayant la responsabilité d’obéir à ses ordres et directives données au bénéfice des parlementaires.

[141] Pour préserver l’intégrité des privilèges de l’Assemblée et de ses membres, le Président doit pouvoir gérer le personnel qui les exerce sans que ses décisions ne soient remises en cause. Les tribunaux ne peuvent dicter à l’Assemblée la manière dont elle veille à la sécurité de ses membres à l’intérieur de ses murs en lui imposant des employés en qui le Président n’a plus confiance. Ce serait dénaturer les privilèges parlementaires que de les soumettre au bon vouloir des tribunaux judiciaires.

[142] Si le Président n’a plus confiance en un gardien, peu importe le motif, et qu’il invoque son privilège, un tribunal d’arbitrage ne peut le forcer à compter sur un tel individu pour exercer son privilège. Dans le présent dossier, les employés visés demandent leur réintégration. Cette décision touche directement à l’exercice du privilège de gestion des employés et indirectement au privilège d’expulsion des étrangers du Président. En effet, cette décision affecte directement l’exercice du privilège absolu du Président de décider de l’identité et de la conduite du personnel de sécurité ainsi que de la manière dont celui-ci veille à ce que les travaux parlementaires ne soient pas indûment interrompus ou dérangés. Après tout, la responsabilité d’assurer la sécurité de l’enceinte de l’Assemblée repose directement sur les épaules de son président : art. 116 de la LAN. De ce fait, toutes les décisions relatives à la sécurité — notamment celles qui concernent les employés à qui l’exercice des privilèges est délégué — sont comprises dans cette « sphère d’activité ».

[143] Une fois que les tribunaux ont conclu que la sphère d’activité et la catégorie d’emploi sont nécessaires au bon fonctionnement de l’Assemblée, l’analyse prend fin puisque l’existence du privilège est établie. Il n’y a alors pas lieu de se demander, comme le fait la juge Karakatsanis, si l’arbitrage de grief — une procédure visant à réviser une décision qui touche sans contredit l’exercice du privilège — peut interférer avec le bon fonctionnement de l’Assemblée : par. 4. Il s’agit d’une erreur juridictionnelle grave qui dénature le test établi dans l’arrêt Vaid.

[144] D’ailleurs, la juge Karakatsanis ne centre pas son analyse sur l’existence d’un privilège à l’égard d’une catégorie d’emplois ou d’une sphère d’activité, tel que le requiert la jurisprudence de la Cour : New Brunswick Broadcasting, p. 383; Vaid, par. 29(5), (6), (7), (9) et (10) et par. 62 et 70. Elle se demande erronément si l’arbitrage de grief peut porter atteinte à la dignité de l’institution. Pourtant, cette question n’a rien à voir avec le critère de nécessité lui-même. L’arbitrage de grief, comme mécanisme de règlement des différends, n’est certainement pas indigne. En vérité, ce raisonnement pourrait toujours justifier l’ingérence des tribunaux dans les relations de travail de la totalité des employés de l’Assemblée, que leurs fonctions aient ou non un lien direct avec ses travaux.

[145] En pratique, si un arbitre de grief pouvait réviser la décision du Président de mettre fin à l’emploi des gardiens, cela signifierait qu’une partie de l’exercice des fonctions du Président lui-même devient de facto sujette au contrôle par les tribunaux. L’Assemblée perdrait donc le contrôle sur les décisions touchant à sa sécurité. Les tribunaux ne peuvent s’immiscer ainsi dans les affaires internes de l’Assemblée. La sphère d’activité relative à la « sécurité », et très certainement la catégorie d’emplois qu’occupent les gardiens, est visée par un privilège absolu. L’Assemblée est souveraine à cet égard et il ne revient pas aux tribunaux d’évaluer l’exercice du privilège de gestion des employés lorsqu’il est invoqué.

[146] Nous rejetons explicitement les autres motifs qui semblent sous-tendre l’interprétation restreinte donnée par la juge Karakatsanis aux privilèges parlementaires.

[147] La juge Karakatsanis se fonde sur les motifs concordants de la juge McLachlin dans l’arrêt Harvey pour adopter une interprétation restreinte des privilèges parce que ceux-ci pourraient porter atteinte au droit des gardiens protégés par l’al. 2d) de la Charte (par. 28 et 56). Or, ce n’est pas la position qu’a défendue la juge McLachlin. Elle a plutôt affirmé que, la Charte et les privilèges parlementaires étant tous deux des éléments de la Constitution, ils « ne l’emportent pas l’un sur l’autre », et c’est la Charte qui « doit être interprété[e] comme étant compatible avec le privilège parlementaire » : Harvey, par. 69 et 70. Pourtant, l’argument voulant que la portée d’un privilège, dont le caractère complet et absolu a été reconnu à maintes reprises, soit déterminée à la lumière de la Charte subordonne les privilèges parlementaires à cette dernière. Pour être clair, le critère de la nécessité est totalement indépendant des droits protégés par la Charte .

[148] D’emblée, la juge Karakatsanis justifie son analyse restrictive des privilèges à la lumière de l’incidence qu’aurait la reconnaissance du privilège sur les non-membres de l’Assemblée : par. 25 et 56. S’il est vrai que les tribunaux peuvent examiner « de plus près » les affaires où le privilège a des répercussions sur des non-membres d’une assemblée législative, cette affirmation est d’un secours limité : Vaid, par. 29(12). Puisque ces questions revêtent une importance particulière pour l’équilibre de notre régime constitutionnel, un examen minutieux est de mise dans tous les cas.

[149] Comme nous l’avons déjà affirmé, le fait que les privilèges parlementaires peuvent soustraire une sphère d’activité à l’application du droit commun ne signifie pas que ceux-ci constituent une exception à la primauté du droit; ils sont un pilier distinct de l’architecture constitutionnelle canadienne dont l’importance est indéniable. Le juge Binnie l’a exprimé en ces termes dans Vaid :

Le privilège parlementaire ne crée pas un hiatus dans le droit public général du Canada; il en est plutôt une composante importante, héritée du Parlement du Royaume‑Uni en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et, dans le cas du Parlement du Canada, en vertu de l’art. 18 de cette même loi (New Brunswick Broadcasting, p. 374‑378; Telezone Inc. c. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 161 (C.A.), p. 165; et Nation et bande indienne de Samson c. Canada, [2004] 1 R.C.F. 556, 2003 CF 975).

(Vaid, par. 29(3)).

[150] En fait, la primauté du droit est maintenue en reconnaissant que les tribunaux n’ont pas compétence sur l’exercice des privilèges parlementaires, plutôt qu’en créant des exceptions limitant la souveraineté d’une assemblée législative et en réduisant à néant des principes de nature constitutionnelle.

[151] Nous n’avons donc d’autre choix que de conclure que l’emploi des gardiens appartient à une sphère d’activité privilégiée, que leur congédiement s’inscrit dans l’exercice d’un privilège parlementaire, et que les tribunaux n’ont donc pas compétence pour intervenir à cet égard.

C. L’effet de la LAN

[152] Maintenant que nous avons conclu que le président détient un privilège à l’égard des employés visés, il y a lieu que nous nous questionnions sur l’incidence de la LAN, et que nous nous demandions si l’Assemblée a renoncé à son privilège en adoptant cette loi. Nous sommes d’avis que non.

[153] D’abord, il importe de souligner que la LAN du Québec est particulière puisqu’elle régit les affaires internes de l’Assemblée nationale, affaires qui sont hors de la portée juridictionnelle des tribunaux. Il faut rappeler que dans Bradlaugh, la Cour du Banc de la Reine a jugé que la Chambre des communes [traduction] « possède le pouvoir exclusif d’interpréter la [Parliamentary Oaths Act], dans la mesure où la réglementation de ses propres procédures à l’intérieur de ses murs est visée; et que, même si cette interprétation était erronée, la Cour n’a pas le pouvoir d’intervenir directement ou indirectement à cet égard » : p. 280-281 (nous soulignons). Dans cette même affaire, le juge Stephen a conclu que « lorsqu’elle applique les dispositions législatives portant sur sa procédure interne, la Chambre des communes n’est pas assujettie au contrôle des tribunaux de Sa Majesté » : p. 278; voir aussi Post, p. 38. Dans le rapport intitulé Parliamentary Privilege: Report of Session 2013-14 (3 juillet 2013), rédigé par le Joint Committee on Parliamentary Privilege de la Chambre des communes et Chambre des lords, rapport auquel la juge Karakatsanis fait référence, le comité conjoint a estimé que cette affirmation « demeure vraie encore aujourd’hui et devrait le rester perpétuellement » : p. 8, par. 18 (nous soulignons).

[154] Sans qu’il s’agisse d’une réponse définitive sur la question, l’interprétation proposée par le Président doit certainement jouir d’un poids prépondérant lorsqu’il s’agit de déterminer si l’Assemblée avait l’intention de limiter ses privilèges. Comme l’a reconnu le juge Binnie dans Vaid, les tribunaux doivent faire preuve de respect à l’égard de l’opinion du président sur une loi portant sur les affaires internes d’une assemblée législative : par. 40; Telezone Inc. c. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 32. Dans tous les cas, nous tirons la même conclusion, soit que la LAN n’a pas pour effet de limiter les privilèges du président, qui peut les invoquer lorsqu’il l’estime nécessaire.

[155] Pour interpréter la LAN, il faut sans aucun doute commencer par étudier son préambule, qui reconnait que l’Assemblée doit notamment protéger ses travaux de toute interférence :

CONSIDÉRANT le profond attachement du peuple du Québec aux principes démocratiques de gouvernement;

CONSIDÉRANT que l’Assemblée nationale, par l’intermédiaire des représentants élus qui la composent, est l’organe suprême et légitime d’expression et de mise en œuvre de ces principes;

CONSIDÉRANT qu’il incombe à cette Assemblée, en tant que dépositaire des droits et des pouvoirs historiques et inaliénables du peuple du Québec, de le défendre contre toute tentative de l’en spolier ou d’y porter atteinte;

CONSIDÉRANT qu’il convient, en conséquence, d’affirmer la pérennité, la souveraineté et l’indépendance de l’Assemblée nationale et de protéger ses travaux contre toute ingérence;

[156] À la lecture de ce préambule, il y a lieu de se questionner sur la portée que le Syndicat donne aux art. 110 et 120 de la LAN dont le libellé est le suivant :

110. Sous réserve de la présente loi, la gestion de l’Assemblée continue de s’exercer dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables.

Toutefois, le Bureau peut, par règlement, déroger à ces lois, règlements et règles en indiquant précisément les dispositions auxquelles il est dérogé et les dispositions qui s’appliqueront en leur lieu et place.

120. Tout membre du personnel de l’Assemblée, à l’exception d’un employé occasionnel, fait partie du personnel de la fonction publique, qu’il soit nommé en vertu de la Loi sur la fonction publique (chapitre F-3.1.1) ou par dérogation en vertu du deuxième alinéa de l’article 110, à moins que, dans ce dernier cas, le Bureau ne l’en exclue.

Le secrétaire général exerce, à l’égard du personnel de l’Assemblée, les pouvoirs que la Loi sur la fonction publique attribue au sous-ministre.

[157] Nous formulons deux remarques sur ces dispositions. Premièrement, l’art. 110 souligne que la gestion de l’Assemblée « continue de s’exercer dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables ». Ainsi, à notre avis, le régime de droit commun qui continue de s’appliquer à l’Assemblée est nécessairement défini par le privilège, qui a été une constante dans l’histoire constitutionnelle du Canada. Il nous semble évident que, sauf dans le cas où l’Assemblée l’a expressément prévu, les lois, règlements et règles du droit commun ne se sont jamais appliqués à une sphère d’activité sujette aux privilèges parlementaires.

[158] Deuxièmement, l’art. 120 de la LAN traite des pouvoirs du Bureau de l’Assemblée d’exclure des catégories d’emploi du personnel de la fonction publique, sans faire mention des privilèges du Président — celui qui détient et exerce les privilèges au nom de l’Assemblée. Cette dernière a-t-elle ainsi implicitement aboli entièrement son privilège de gestion du personnel en intégrant ses employés à la fonction publique, même ceux ayant un lien direct et nécessaire avec ses fonctions législatives et délibératives? L’article 120 de la LAN traite également des pouvoirs de gestion attribués au secrétaire général. De façon tout aussi implicite, est-ce que cette délégation a eu pour effet de retirer au Président une partie du privilège d’expulsion des étrangers? Force est de constater que le libellé de la LAN n’est pas clair. Le Syndicat n’a d’ailleurs identifié ni débats ni travaux parlementaires qui démontreraient que les députés avaient les privilèges parlementaires à l’esprit lorsqu’ils ont étudié les articles de la LAN portant sur les conditions d’emploi du personnel. En revanche, lorsque la Chambre des communes britannique a étudié un projet de loi visant à assujettir ses employés à une loi du travail, le vice-président (« Deputy Speaker ») a déclaré : [traduction] « Je me dois de porter à l’attention de la Chambre le fait que ces amendements mettent en jeu la question du privilège » : Royaume-Uni, Chambre des communes, Parliamentary Debates, 5e ser., vol. 898, 29 octobre 1975, col. 1693-1699. Les amendements en question indiquaient clairement que : [traduction] « (3) Aucune règle de droit ni aucune loi ou pratique du Parlement n’a pour effet d’empêcher l’engagement devant un tribunal du travail d’une instance fondée sur les textes de loi applicables en vertu du paragraphe (1) ou (2) qui précède » : Employment Protection Act 1975, (R.-U.), 1975, c. 71, art. 122(3).

[159] Notre Cour a reconnu que les privilèges parlementaires jouissent d’un statut constitutionnel. Logiquement, il faut donc interpréter la loi de telle sorte qu’elle n’abroge pas implicitement certains de ces privilèges : New Brunswick Broadcasting, p. 391-392. À l’inverse, il n’est pas souhaitable de privilégier une interprétation selon laquelle, implicitement, l’Assemblée n’estimerait pas ce privilège nécessaire, niant ainsi du même coup son existence. C’est pourtant ce que fait la juge Karakatsanis. Elle donne d’une main et reprend de l’autre. Cette critique s’applique également aux motifs du juge Rowe qui retient que la LAN doit avoir préséance en l’espèce, même à l’égard de privilèges autrement nécessaires. Pour le juge Rowe, le fait que les employés de l’Assemblée fassent partie de la fonction publique et que les pouvoirs de gestion des employés aient été délégués au secrétaire général a implicitement abrogé le privilège de gestion et une partie du privilège d’expulsion des étrangers.

[160] Considérés dans leur ensemble, les éléments dont nous disposons nous poussent à adopter l’interprétation proposée par le Président. Selon nous, il faut plus pour abroger un privilège de nature constitutionnelle. Dans ses motifs, le juge Rowe soutient que les art. 110 et 120 de la LAN sont aussi de nature constitutionnelle, en ce sens qu’ils feraient partie de la constitution de la province : par. 68-69. Selon nous, cette conclusion n’a aucune incidence sur l’analyse. Comme dans New Brunswick Broadcasting, il faut concilier les droits constitutionnels, plutôt que d’en assujettir un à l’autre. La LAN régit les relations de travail advenant que l’Assemblée n’invoque pas ses privilèges. Ni le privilège ni les dispositions de la LAN ne sont ainsi vidés de leur sens.

[161] L’arrêt de la Cour d’appel dans Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1900, ne souffre donc d’aucune erreur. Certes, le juge Levesque cite en approuvant leurs propos les auteurs Brun, Tremblay et Brouillet, qui eux-mêmes citent Duke of Newcastle c. Morris (1870) L.R. 4 H.L. 661 — une décision critiquée par le juge Binnie dans Vaid; il ne commet toutefois pas d’erreur lorsqu’il interprète la LAN à la lumière des principes d’interprétation constitutionnels :

Ces auteurs illustrent bien leur pensée lorsqu’ils ajoutent :

Enfin, un privilège parlementaire prévaut sur les lois qui n’y contreviennent pas spécifiquement : Duke of Newcastle c. Morris, (1870) L.R. 4 H.L. 661. C’est ainsi qu’on ne peut, en vertu des dispositions générales de la Loi sur les commissions d’enquête, L.R.Q., c. C-37, forcer un député à témoigner pendant une session du Parlement. De même, les lois du travail générales furent jugées inapplicables aux employés d’Assemblée législative dans M.G.E.A. c. Manitoba (Legislative Assembly Management Commission), (1990) 63 Man. R. (2d) 37 (B.R.) et Chambre des communes c. Conseil canadien des relations du travail, [1986] 2 C.F. 372 (C.A.), 384. Aussi, le Code Ontarien des droits de la personne n’a pu permettre d’attaquer la récitation de la prière prévue pour chaque séance par le Règlement de l’Assemblée législative : Ontario (Speaker of the Legislative Assembly) c. Ontario (Human Rights Commission), (2001), 201 D.L.R. (4th) 698 (C.A. Ont.). Même si elle fut nuancée dans Vaid, aux p. 703 et 713-715, nous croyons que la règle d’interprétation ici évoquée peut encore jouer dans les cas appropriés.

Bref, affirmer que les privilèges parlementaires ont préséance sur les lois du travail ne signifie pas pour autant que l’on purge les articles 110 et 120 de la LAN de tout effet. Tous les aspects des relations de travail réalisé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale qui ne relèvent pas du privilège parlementaire de gestion du personnel restent assujettis à ces dispositions. Il y a lieu ici de privilégier une interprétation qui respecte l’application des principes constitutionnels. [Nous soulignons.]

(par. 30-31 (CanLII))

[162] Contrairement à ce que soutient le juge Rowe, il ne s’agit pas en l’espèce d’exiger la présence de termes exprès dans la LAN, mais plutôt de requérir une intention législative claire et non équivoque. Une telle exigence ne constitue pas un abandon de la méthode moderne d’interprétation des lois. Nous sommes d’avis que l’intégration des employés à la fonction publique et la délégation de la gestion des activités courantes de l’Assemblée au secrétaire général ne sont pas suffisantes pour abolir ou modifier des privilèges parlementaires dont les racines historiques sont aussi profondes et qui sont encore nécessaires. En vérité, l’interprétation du juge Rowe sous-entend que la LAN devrait contenir une disposition expresse à cet effet pour que les privilèges de l’Assemblée soient préservés. De surcroît, il faut souligner que le juge Rowe traite uniquement du privilège de gestion et ignore l’incidence de son interprétation sur l’exercice du privilège inhérent d’expulsion des étrangers, une particularité qui touche à l’emploi des gardiens de sécurité.

[163] En définitive, la LAN n’a pas aboli de privilèges parlementaires. De plus, compte tenu de l’ambiguïté réelle des art. 110 et 120 de la LAN, il est préférable de privilégier l’interprétation proposée par le Président. L’Assemblée nationale du Québec est souveraine. Les tribunaux ne peuvent s’arroger une juridiction sans une indication claire que l’Assemblée la leur confère.

V. Conclusion

[164] Au fil des siècles, les privilèges parlementaires se sont progressivement inscrits dans le principe plus large de la souveraineté des assemblées législatives. En effet, l’affirmation de l’existence des privilèges parlementaires, défendus au nom du Parlement notamment par le sergent d’armes, a permis au Parlement de faire preuve d’un certain niveau d’indépendance par rapport aux autres branches du gouvernement. Les privilèges parlementaires ne sont pas un outil pour protéger l’indépendance et la souveraineté des assemblées législatives, ils sont bel et bien ce qui leur a permis d’exister. C’est l’affirmation de l’existence des privilèges qui a assuré l’évolution vers un modèle où les différents pouvoirs ont acquis un certain degré d’indépendance les uns vis-à-vis des autres. Vu la reconnaissance du fait que les privilèges parlementaires sont une expression de la souveraineté de l’Assemblée, le respect de la compétence de cette dernière est d’autant plus nécessaire.

[165] Pour ces motifs, nous sommes d’avis que l’arbitre de grief n’était pas compétent pour entendre l’affaire. Il y aurait lieu d’accueillir le pourvoi et de déclarer les griefs irrecevables.

Pourvoi rejeté avec dépens dans toutes les cours, les juges Côté et Brown sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Langlois avocats, Québec; Assemblée nationale du Québec, Québec.
Procureurs de l’intimé : Poudrier Bradet, Québec.
Procureurs de l’intervenant l’honorable Serge Joyal, c.p. : Serge Joyal, Ottawa; Conway Baxter Wilson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant le président de l’Assemblée législative de l’Ontario : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.

[1] Voir par exemple : le Bill of Rights du Royaume-Uni, (Angl.), 1689, 1 Will. & Mar. 2, c. 2, art. 9; la Constitution des États‑Unis, art. I, § 6(1); la Constitution de la France, art. 26; la Constitution de l’Inde, art. 105 et 194; la Constitution de l’Italie, art. 68; et la Nouvelle‑Zélande (voir p. ex. D. McGee, Parliamentary Practice in New Zealand (4e éd. 2017), par M. Harris et al., p. 722‑724).

[2] Voir par exemple Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, CEDH 2001-II, par. 36; R. S. Mehta, « Sir Thomas’ Blushes : Protecting Parliamentary Immunity in Modern Parliamentary Democracies » (2012), 17 E.H.R.L.R. 309, p. 309 et 318; République française, Sénat, Direction de l’initiative parlementaire et des délégations, L’immunité parlementaire, Étude de législation comparée no 250 (juin 2014) (en ligne), p. 8; Conseil de l’Europe, Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), Rapport sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires, étude no 714/2013 (14 mai 2014) (en ligne), par. 36‑37.

[3] Il faut noter que ce dernier aspect constitutionnel anglais a pratiquement pris fin lors de la réforme ayant mené à la création de la Cour suprême du Royaume-Uni et la fin du rôle de tribunal d’appel de la Chambre des lords : M.-A. Roy, « Le Parlement, les tribunaux et la Charte canadienne des droits et libertés : vers un modèle de privilège parlementaire adapté au XXIe siècle » (2014), 55 C. de D. 489, p. 495-496; New Brunswick Broadcasting, p. 347-348.


Synthèse
Référence neutre : 2018CSC39 ?
Date de la décision : 05/10/2018
Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Droit constitutionnel — Privilège parlementaire — Portée du privilège — Gardiens de sécurité congédiés par le président de l’Assemblée nationale du Québec — Présentation par le syndicat de griefs contre les congédiements à un arbitre en droit du travail — Opposition du président aux griefs au motif que la décision de congédier les gardiens était à l’abri d’une révision en raison du privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel et de celui d’expulser des étrangers — Le président a‑t‑il établi que l’un ou l’autre des privilèges parlementaires était nécessaire pour que l’Assemblée nationale puisse s’acquitter de son mandat législatif, de sorte que les congédiements devraient être à l’abri d’une révision par l’arbitre?

Trois gardiens de sécurité au service de l’Assemblée nationale du Québec ont été congédiés par le président de l’Assemblée nationale parce qu’ils ont utilisé des caméras de leur employeur pour observer ce qui se passait à l’intérieur de chambres d’un hôtel voisin. Leur syndicat a contesté les congédiements par voie de griefs devant un arbitre en droit du travail. Le président s’est opposé aux griefs au motif que la décision de congédier les gardiens était à l’abri d’une révision parce qu’elle était protégée par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel et par celui d’expulser des étrangers de l’assemblée législative. L’arbitre a conclu que les congédiements n’étaient pas protégés par l’un ou l’autre des privilèges parlementaires, et que l’instruction des griefs pouvait donc avoir lieu. Le juge en révision était d’accord avec le raisonnement de l’arbitre en ce qui a trait au privilège d’expulser des étrangers, mais il a conclu que la décision de congédier les gardiens de sécurité n’était pas susceptible de révision en raison du privilège relatif à la gestion du personnel. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont statué que l’arbitre avait eu raison de conclure que les congédiements n’étaient pas protégés par le privilège parlementaire.


Parties
Demandeurs : Jacques Chagnon, ès qualités de président de l’Assemblée nationale du Québec, Appelant
Défendeurs : Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, Intimé
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 05 octobre 2018, 2018CSC39


Origine de la décision
Date de l'import : 03/11/2018
Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-10-05;2018csc39 ?
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