COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39
Date : 20150723
Dossier : 35625
Entre :
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Appelante
et
Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) et Javed Latif
Intimés
Et entre :
Javed Latif
Appelant
et
Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Intimées
- et -
Association canadienne des libertés civiles, Commission canadienne des droits de la personne, Centre de recherche-action sur les relations raciales, Conseil national des musulmans canadiens, Association canadienne des avocats musulmans et South Asian Legal Clinic of Ontario
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Côté
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 107)
Les juges Wagner et Côté (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis)
Note : Ce document fera l'objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada .
québec (cdpdj) c. bombardier inc.
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse Appelante
c.
Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) et
Javed Latif Intimés
‑ et ‑
Javed Latif Appelant
c.
Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) et
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse Intimées
et
Association canadienne des libertés civiles,
Commission canadienne des droits de la personne,
Centre de recherche‑action sur les relations raciales,
Conseil national des musulmans canadiens,
Association canadienne des avocats musulmans et
South Asian Legal Clinic of Ontario Intervenants
Répertorié : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. ( Bombardier Aéronautique Centre de formation)
2015 CSC 39
N o du greffe : 35625.
2015 : 23 janvier; 2015 : 23 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Côté.
en appel de la cour d'appel du québec
Droits de la personne — Droit à l'égalité — Discrimination fondée sur l'origine nationale ou ethnique — Preuve — Entreprise canadienne refusant la demande de formation de pilotage de la part d'un citoyen canadien d'origine pakistanaise sur la base d'une décision des autorités américaines d'interdire la formation à ce pilote aux États‑Unis — Démarche à deux volets dans le cadre d'une plainte de discrimination fondée sur l'art. 10 de la Charte québécoise — En quoi consiste la discrimination prima facie et quel est le degré de preuve requis pour l'établir? — Y a‑t‑il preuve de l'existence de discrimination prima facie en l'espèce? — Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, art. 10.
B exploite deux centres de formation pour pilotes, à Montréal et à Dallas, sur les types d'avion qu'elle produit. Ces formations sont offertes à des titulaires de licences de pilote délivrées par différentes autorités, y compris le Canada et les États‑Unis. L, un citoyen canadien né au Pakistan, détient des licences de pilote canadienne et américaine. En 2004, L s'inscrit à une formation au centre de B à Dallas sur la base de sa licence américaine. Une approbation de sécurité est demandée aux autorités américaines pour L, conformément aux mesures accrues de sécurité en matière d'aviation mises en place par les États‑Unis dans la foulée des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Cette approbation est refusée. Conséquemment, L ne peut suivre la formation chez B sur la base de sa licence américaine. B refuse également de lui donner cette formation au centre de Montréal sur la base de sa licence canadienne. D'avis que ce refus de B est discriminatoire à son endroit, L dépose une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission »). Après enquête, cette dernière saisit le Tribunal des droits de la personne, reprochant à B d'avoir porté atteinte au droit de L de bénéficier de services ordinairement offerts au public et à son droit à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation, sans discrimination fondée sur l'origine ethnique ou nationale, contrairement aux art. 4, 10 et 12 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
Le Tribunal donne raison à la Commission, et condamne B à verser à L des dommages‑intérêts. Il ordonne également à B de cesser d'appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de sécurité nationale lors du traitement de demandes de formation de pilote sur la base d'une licence de pilote canadienne. La Cour d'appel infirme la décision du Tribunal, étant d'avis que celui‑ci ne pouvait conclure à un acte discriminatoire de la part de B sans avoir la preuve que la décision des autorités américaines était elle‑même fondée sur un motif prohibé par la Charte .
Arrêt : Les pourvois sont rejetés.
Le recours entrepris en cas de plainte fondée sur la Charte comporte une démarche à deux volets qui impose successivement au demandeur et au défendeur un fardeau de preuve distinct. Cette analyse à deux volets ne change pas, quelle que soit la forme que prend la discrimination. Le fait que le profilage racial soit reconnu comme une forme prohibée de discrimination n'altère donc pas cette démarche. Dans un premier temps, l'art. 10 de la Charte requiert du demandeur qu'il apporte la preuve de trois éléments : (1) une distinction, exclusion ou préférence; (2) fondée sur l'un des motifs énumérés au premier alinéa de l'art. 10; (3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne. Si ces trois éléments sont établis, il y a alors « discrimination prima facie » ou « à première vue ». Dans un second temps, le défendeur peut justifier sa décision ou sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la loi sur les droits de la personne applicable ou celles développées par la jurisprudence. S'il échoue, le tribunal conclura alors à l'existence de discrimination.
Le premier élément constitutif de la discrimination prima facie ne présente pas de difficultés : le demandeur doit prouver l'existence d'une différence de traitement, c'est‑à‑dire qu'une décision, mesure ou conduite le touche d'une manière différente par rapport à d'autres personnes auxquelles elle peut s'appliquer. Relativement au deuxième élément, le demandeur a le fardeau de démontrer qu'il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l'exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d'autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l'exclusion ou la préférence. Il n'est pas essentiel que ce lien soit exclusif : il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés discriminatoires. Finalement, en ce qui concerne le troisième élément, le demandeur doit démontrer que la distinction, l'exclusion ou la préférence affecte l'exercice en pleine égalité de l'un de ses droits ou libertés garantis par la Charte . Contrairement à la Charte canadienne des droits et libertés , la Charte québécoise ne protège pas le droit à l'égalité en soi : ce droit n'est protégé que dans l'exercice des autres droits et libertés garantis par la Charte . Le droit à l'absence de discrimination ne peut donc à lui seul fonder un recours et doit nécessairement être rattaché à un autre droit ou liberté de la personne reconnu par la loi.
Le demandeur doit démontrer l'existence des trois éléments constitutifs de la discrimination prima facie selon la norme de preuve de la prépondérance des probabilités habituellement requise en droit civil. Dans un contexte de discrimination, l'expression « prima facie » ou « à première vue » ne renvoie qu'au premier volet de la démarche à suivre, et ne modifie aucunement le degré de preuve applicable. L'utilisation de cette expression s'explique tout simplement en raison de l'analyse à deux volets des plaintes de discrimination fondées sur la Charte , et vise seulement les trois éléments dont la partie demanderesse doit faire la preuve dans le cadre du premier volet. En l'absence de justification établie par le défendeur, la présentation d'une preuve prépondérante à l'égard de ces trois éléments sera suffisante pour permettre au tribunal de conclure à la violation de l'art. 10 de la Charte . Par ailleurs, si le défendeur parvient à justifier sa décision ou sa conduite, lui aussi selon la norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités, il n'y aura pas de violation, et ce, même en présence de discrimination prima facie . Le défendeur peut donc présenter soit des éléments de preuve réfutant l'allégation de discrimination prima facie , soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux.
Comme la décision du Tribunal en l'espèce n'est pas fondée sur la preuve présentée, elle est déraisonnable et doit être infirmée. La Commission devait démontrer que la décision de B était discriminatoire en établissant, par prépondérance de preuve, un lien entre cette décision et l'origine ethnique ou nationale de L. Puisque B a refusé la demande de formation de L uniquement en raison du refus des autorités américaines de délivrer à ce dernier une approbation de sécurité, la preuve d'un lien entre la décision des autorités américaines et un motif prohibé de discrimination aurait satisfait au deuxième élément de l'analyse relative à la discrimination prima facie . Or, la Commission n'a pas présenté de preuve suffisante – directe ou circonstancielle – pour démontrer que l'origine ethnique ou nationale de L avait joué de quelque façon que ce soit dans la réponse défavorable des autorités américaines à l'égard de sa demande de vérification de sécurité. On ne peut présumer, du seul fait de l'existence d'un contexte social de discrimination envers un groupe, qu'une décision particulière prise à l'encontre d'un membre de ce groupe est nécessairement fondée sur un motif prohibé au sens de la Charte . En pratique, cela reviendrait à inverser le fardeau de la preuve en matière de discrimination. En effet, même circonstancielle, une preuve de discrimination doit présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée. En conséquence, le Tribunal ne pouvait conclure en l'espèce que la décision de B constituait de la discrimination prima facie visée par la Charte . La conclusion dans la présente affaire ne signifie pas qu'une entreprise peut se faire le relais aveugle d'une décision discriminatoire émanant d'une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la Charte . Cette conclusion découle du fait qu'il n'y a tout simplement pas de preuve d'un lien entre un motif prohibé et la décision étrangère en cause.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc. , [1996] 2 R.C.S. 345; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville) , 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665; de Montigny c. Brossard (Succession) , 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64; Nouveau‑Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc ., 2008 CSC 45, [2008] 2 R.C.S. 604; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd. , [1985] 2 R.C.S. 536; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin , [1994] 2 R.C.S. 525; Forget c. Québec (Procureur général) , [1988] 2 R.C.S. 90; Ford c. Québec (Procureur général) , [1988] 2 R.C.S. 712; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) , [1987] 1 R.C.S. 1114; Devine c. Québec (Procureur général) , [1988] 2 R.C.S. 790; Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l'Hôpital général de Montréal , 2007 CSC 4, [2007] 1 R.C.S. 161; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation) , 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU , [1999] 3 R.C.S. 3; Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse , 2011 QCCA 1201, [2011] R.J.Q. 1253, conf. en partie 2008 QCTDP 24, [2009] R.J.Q. 487; Andrews c. Law Society of British Columbia , [1989] 1 R.C.S. 143; Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Québec , [1989] R.J.Q. 831, autorisation de pourvoi refusée, [1989] 2 R.C.S. vi; Peel Law Assn. c. Pieters , 2013 ONCA 396, 116 O.R. (3d) 80; Ruel c. Marois , [2001] R.J.Q. 2590; Velk c. McGill University , 2011 QCCA 578, 89 C.C.P.B. 175; Banque Canadienne Nationale c. Mastracchio , [1962] R.C.S. 53; Rousseau c. Bennett , [1956] R.C.S. 89; Parent c. Lapointe , [1952] 1 R.C.S. 376; Université du Québec à Trois‑Rivières c. Larocque , [1993] 1 R.C.S. 471; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville) , 2015 CSC 16; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal , 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation) , 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
Aviation and Transportation Security Act , Pub. L. 107‑71, 115 Stat. 597 (2001), § 113.
Charte canadienne des droits et libertés .
Charte des droits et libertés de la personne , RLRQ, c. C‑12, art. 4, 10, 12, 20, 52, 53, 71, 80, 123.
Code civil du Québec , art. 2804.
Flight Training for Aliens and Other Designated Individuals; Security Awareness Training for Flight School Employees , 69 Fed. Reg. 56324 (2004).
Loi sur la justice administrative , RLRQ, c. J‑3, art. 9 à 12.
Screening of Aliens and Other Designated Individuals Seeking Flight Training , 68 Fed. Reg. 7313 (2003).
Vision 100 — Century of Aviation Reauthorization Act , Pub. L. 108‑176, 117 Stat. 2490 (2003), § 612(a), (c).
Doctrine et autres documents cités
Baudouin, Jean‑Louis, Patrice Deslauriers et Benoît Moore. La responsabilité civile , 8 e éd., vol. I, Principes généraux , Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
Garant, Patrice, en collaboration avec Philippe Garant et Jérôme Garant. Droit administratif , 6 e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010.
Ontario. Commission ontarienne des droits de la personne. Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale , 2005 (en ligne : www.ohrc.on.ca/sites/default/files/attachments/Policy_and_guidelines_on_racism_and_racial_discrimination_fr.pdf).
Proulx, Daniel. « La discrimination fondée sur le handicap : étude comparée de la Charte québécoise » (1996), 56 R. du B. 317.
Québec. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Le profilage racial : mise en contexte et définition , par Michèle Turenne, Cat. 2.120‑1.25, 2005 (en ligne :
www.cdpdj.qc.ca/Publications/profilage_racial_definition.pdf).
Robitaille, David. « Non‑indépendance et autonomie de la norme d'égalité québécoise : des concepts “fondateurs” qui méritent d'être mieux connus » (2004), 35 R.D.U.S. 103.
Royer, Jean‑Claude, et Sophie Lavallée. La preuve civile , 4 e éd., Cowansville (Qc),Yvon Blais, 2008.
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Fournier et St‑Pierre et le juge Viens ( ad hoc )), 2013 QCCA 1650, [2013] R.J.Q. 1541, [2013] AZ‑51004481, [2013] J.Q. n o 12486 (QL), 2013 CarswellQue 9362 (WL Can.), qui a infirmé une décision du Tribunal des droits de la personne du Québec, 2010 QCTDP 16, [2011] R.J.Q. 225, [2010] AZ‑50698315, [2010] J.T.D.P.Q. n o 16 (QL), 2010 CarswellQue 13376 (WL Can.). Pourvois rejetés.
Athanassia Bitzakidis et Christian Baillargeon , pour l'appelante/intimée la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse .
Mathieu Bouchard et Catherine Elizabeth McKenzie , pour l'intimé/appelant Javed Latif.
Michel Sylvestre , Andres Garin et Sébastien Beauregard , pour l'intimée Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) .
Andrew K. Lokan et Jean‑Claude Killey , pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.
Philippe Dufresne et Sheila Osborne‑Brown , pour l'intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.
Selwyn Pieters et Aymar Missakila , pour l'intervenant le Centre de recherche‑action sur les relations raciales.
Faisal Bhabha , Khalid M. Elgazzar et Faisal Mirza , pour les intervenants le Conseil national des musulmans canadiens et l' Association canadienne des avocats musulmans .
Ranjan K. Agarwal et Preet K. Bell , pour l'intervenante South Asian Legal Clinic of Ontario.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Les juges Wagner et Côté —
I. Introduction
[1] La discrimination peut revêtir plusieurs formes. Alors que dans certains cas ses manifestations sont clairement identifiables, dans d'autres elles sont au contraire moins évidentes, par exemple lorsqu'elles résultent de préjugés et de stéréotypes inconscients ou encore de normes en apparence neutres, mais aux effets préjudiciables à l'égard de certaines personnes. La Charte des droits et libertés de la personne , RLRQ, c. C-12 (« Charte »), interdit les diverses manifestations de discrimination et offre un recours aux gens qui en sont victimes.
[2] La présente affaire permet à la Cour de se pencher pour la première fois sur une forme de discrimination qui trouverait sa source dans une décision d'une autorité étrangère. En l'espèce, une entreprise commerciale canadienne s'est fondée sur une décision des autorités américaines et a refusé de fournir à un individu une formation de pilote. La décision des autorités américaines découlerait, prétend-on, de profilage racial et l'entreprise aurait traité cet individu de façon discriminatoire en s'appuyant sur cette décision.
[3] À notre avis, le contexte de cette affaire et le fait que le profilage racial soit reconnu comme une forme prohibée de discrimination n'altèrent en rien la démarche à deux volets qui doit être suivie dans le cadre d'une plainte fondée sur la Charte . Conformément à l'art. 10 de la Charte , un demandeur doit établir trois éléments constitutifs, dont un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l'exclusion ou la préférence dont il se plaint. S'il y parvient, on dira qu'il a fait la preuve de discrimination prima facie ou qu'il a prouvé prima facie l'existence de discrimination. Dans un tel cas, le défendeur peut alors tenter de justifier une mesure en apparence discriminatoire et, s'il réussit à le faire, le tribunal conclura à l'absence d'une violation visée à l'art. 10 . Bien que cette démarche impose successivement au demandeur et au défendeur un fardeau de preuve distinct, et que le fardeau qui incombe au premier ne requiert que la preuve d'un simple « lien » entre un motif prohibé de discrimination et la différence de traitement dont il est victime, elle n'écarte pas pour autant la norme de preuve habituellement requise en droit civil, soit la prépondérance des probabilités. Le demandeur doit donc établir, selon cette norme, qu'il y a discrimination prima facie .
[4] En l'espèce, il n'a pas été démontré, par une preuve prépondérante, qu'il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la décision de l'entreprise refusant la demande de formation de l'individu. La responsabilité de l'entreprise n'a donc pas été prouvée selon les prescriptions de l'art. 10 de la Charte . En conséquence, nous sommes d'avis de rejeter les appels.
II. Faits
[5] Par l'entremise du Centre de formation Bombardier Aéronautique, la division aéronautique de Bombardier Inc. (« Bombardier ») exploite deux centres de formation pour pilotes, à Montréal et à Dallas, sur les types d'avions produits par Bombardier. Ces formations sont offertes à des titulaires de licences de pilote délivrées par différentes autorités — nationales ou internationales — y compris le Canada et les États-Unis. En effet, Bombardier a obtenu de la United States Federal Aviation Administration (FAA) un certificat de formateur l'autorisant à offrir la formation nécessaire aux pilotes titulaires d'une licence américaine.
[6] Dans la foulée des attentats terroristes du 11 septembre 2001, les États‑Unis ont mis en place des mesures accrues de sécurité, notamment en matière d'aviation. En novembre 2001, le Congrès américain a adopté la loi intitulée Aviation and Transportation Security Act , Pub. L. 107-71, 115 Stat. 597 (2001) . Celle-ci prévoyait, à l'art. 113 (ajoutant 49 U.S.C. § 44939), que tout organisme désirant offrir une formation de pilotage à un individu ne détenant pas la citoyenneté américaine devait soumettre le nom de cet individu aux autorités responsables d'effectuer une vérification de sécurité : S creening of Aliens and Other Designated Individuals Seeking Flight Training , 68 Fed. Reg. 7313 (2003); U.S. Department of Transportation, FAA notice N 8700.21, Screening of Aliens and Other Designated Individuals Seeking Flight Training , pièce P-29, d.a. (Commission), vol. XII, p. 107-109. Jusqu'à la fin de septembre 2004, cette vérification de sécurité était effectuée par le ministère de la justice des États-Unis, le Department of Justice (DOJ).
[7] Une loi américaine adoptée en décembre 2003, la Vision 100 — Century of Aviation Reauthorization Act , Pub. L. 108-176, 117 Stat. 2490 (2003) (« Vision 100 Act »), a resserré cette vérification de sécurité et transféré le contrôle de son application au ministère de la sécurité intérieure, le Department of Homeland Security (DHS), plus précisément, à l'administration de la sécurité des transports, la Transportation Security Administration (TSA). Le règlement de mise en application de ce resserrement a été adopté par le DHS en septembre 2004 : Flight Training for Aliens and Other Designated Individuals; Security Awareness Training for Flight School Employees , 69 Fed. Reg. 56324 (2004). Ce règlement a également mis sur pied le programme de vérification de sécurité de la TSA, le Alien Flight Student Program (AFSP).
[8] Aucune mesure semblable n'a été adoptée par le Canada à l'égard de la formation des pilotes titulaires d'une licence canadienne.
[9] Citoyen canadien né au Pakistan, Javed Latif pilote des avions depuis 1964. Il détient une licence de pilote américaine depuis 1991 et, sur la base de cette licence, il a suivi, notamment chez Bombardier, de nombreuses formations initiales et périodiques pour différents appareils. Il a obtenu sa licence de pilote canadienne en 2004. Son parcours professionnel sans tache est décrit plus en détail dans la décision de première instance.
[10] En 2003, la compagnie Mid East Jet lui a offert de piloter un appareil de marque Boeing 737 sur la base de sa licence américaine. Pour obtenir ce contrat, M. Latif s'est inscrit à une formation initiale sur cet appareil. En octobre 2003, le DOJ lui a décerné une approbation de sécurité. M. Latif a alors suivi sa formation aux États-Unis auprès de la compagnie Alteon et a obtenu sa certification en décembre 2003. Malheureusement, la possibilité de travailler pour la Mid East Jet ne s'est jamais concrétisée.
[11] En janvier 2004, alors sans emploi, M. Latif a accepté l'offre d'un ami de se rendre au Pakistan afin de participer à un projet immobilier. En mars 2004, alors qu'il séjournait toujours au Pakistan, M. Latif a reçu de la compagnie ACASS Canada Ltd. (ACASS) une offre de piloter un appareil de type Challenger 604 (CL604) de Bombardier.
[12] M. Latif s'est d'abord inscrit à une formation périodique sur le CL604 sur la base de sa licence américaine au centre de formation de Bombardier à Dallas. L'approbation de sécurité exigée a été demandée au DOJ à partir du Pakistan au début du mois de mars 2004. Comme cette approbation tardait à venir et qu'il ne voulait pas perdre cette opportunité de travail, M. Latif a demandé à ACASS de l'inscrire à une formation périodique sur le CL604 sur la base de sa licence canadienne, puisqu'il pouvait également obtenir le contrat de pilotage en vertu de cette licence.
[13] En avril 2004, ACASS a informé M. Latif que Bombardier avait reçu une réponse défavorable des autorités américaines à l'égard de sa demande de vérification de sécurité. Il ne pouvait donc suivre la formation chez Bombardier sur la base de sa licence américaine. Aucun détail quant au refus des autorités américaines n'a été fourni à ce moment. Surpris, M. Latif a cru qu'il s'agissait d'une erreur d'identité.
[14] Il a communiqué directement avec M. Steven Gignac, directeur des normes de qualité chez Bombardier, pour assurer le suivi de sa demande de formation liée à sa licence canadienne, qui, selon lui, n'était pas assujettie à la vérification de sécurité des autorités américaines. Après avoir d'abord répondu à M. Latif qu'il devait vérifier avec Transports Canada, M. Gignac l'a finalement avisé que Bombardier ne pouvait lui dispenser de formation sur la base de sa licence canadienne. M. Gignac a également informé ACASS, par lettre en date du 12 mai 2004, que les motifs étayant le refus des autorités américaines d'autoriser la formation n'avaient pas été communiqués à Bombardier, mais qu'en raison du certificat de formateur délivré par la FAA, Bombardier devait se soumettre au refus du DOJ pour tous les types de formations de pilotage.
[15] Les parties ont reconnu que le refus de Bombardier de donner la formation à M. Latif sur la base de sa licence canadienne reposait uniquement sur le fait que le DOJ n'avait pas délivré d'approbation de sécurité à ce dernier . C'est ce refus de Bombardier d'entraîner M. Latif sur la base de sa licence canadienne qui est à l'origine du présent litige.
[16] Face au refus de Bombardier de lui dispenser la formation qu'il souhaitait suivre, M. Latif a présenté aux autorités américaines une demande de révision de son dossier. Celles-ci lui ont répondu ce qui suit :
[ traduction ] En octobre 2003, nous avons basé notre décision vous autorisant à suivre de la formation sur les renseignements dont nous disposions à l'époque. En mars 2004, nous avons une fois de plus basé notre décision sur l'ensemble des données que nous avions recueillies, y compris de nouveaux renseignements. Selon vous, les circonstances n'avaient pas changé durant les six mois qui s'étaient écoulés; nous ne sommes pas de cet avis. La décision rejetant votre demande a été prise au terme d'une analyse approfondie des données reçues. Le processus existe afin de protéger la sécurité nationale des É.-U. Aucune procédure d'appel n'est disponible aux personnes qui ne sont pas des citoyens des É.-U. [Nous soulignons.]
(Correspondance avec les autorités américaines, pièce JL-14, d.a. (Commission), vol. XVI, p. 72)
[17] Malgré cette réponse, M. Latif a présenté, chaque fois sans succès, d'autres demandes de révision de son dossier aux autorités américaines. Il a également soumis, sur la base de sa licence américaine, d'autres demandes de formation visant divers types d'appareil, mais toutes ses demandes ont été refusées, au motif qu'il représentait une menace pour l'aviation ou la sécurité nationale américaine, sauf sa dernière, en 2008, qui sera finalement acceptée.
[18] D'avis qu'il avait été victime de discrimination de la part de Bombardier, M. Latif a déposé une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission »). Après enquête, cette dernière a saisi le Tribunal des droits de la personne (« Tribunal »), reprochant à Bombardier d'« a[voir] porté atteinte au droit du plaignant, monsieur Javed Latif, de bénéficier de services ordinairement offerts au public, sans discrimination fondée sur l'origine ethnique ou nationale, en lui refusant un entraînement de pilote pour l'obtention d'une licence canadienne, contrairement aux articles 10 et 12 de la Charte » : d.a. (Commission), vol. I, p. 155. La Commission alléguait que, de ce fait, Bombardier avait « compromis le droit du plaignant à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation, sans distinction ou exclusion fondée sur l'origine ethnique ou nationale, contrairement aux articles 4 et 10 de la Charte » : ibid.
[19] En juillet 2008, alors que le recours devant le Tribunal était pendant, les autorités américaines ont finalement levé l'interdiction de formation visant M. Latif, sans fournir de détails ou d'explications.
III. Historique judiciaire
A. Tribunal des droits de la personne, 2010 QCTDP 16 , [2011] R.J.Q. 225
[20] Le Tribunal rappelle qu'il incombe à la Commission d'établir, selon la prépondérance des probabilités, l'existence de discrimination visée à l'art. 10 de la Charte et que, pour ce faire, elle doit démontrer trois éléments, soit « (1) une “distinction, exclusion ou préférence”, (2) fondée sur l'un des motifs énumérés au premier alinéa et (3) qui “a pour effet de détruire ou de compromettre” le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne » : par. 231-232.
[21] En l'espèce, le Tribunal conclut d'abord que « le refus de former monsieur Latif sous sa licence canadienne ne repose pas directement sur son origine pakistanaise, mais sur le refus des autorités américaines de lui donner son approbation de sécurité » : par. 284.
[22] Afin de déterminer si, comme le soutient la Commission, les mesures mises en place par les États-Unis visent directement ou affectent principalement les personnes arabes et les musulmans, le Tribunal poursuit son analyse en se référant au rapport d'expertise déposé par la Commission et préparé par la professeure Reem Anne Bahdi, à qui il a reconnu la qualité d'experte en profilage racial pour les besoins du présent litige. Selon le Tribunal, le rapport et le témoignage de M me Bahdi démontrent que, depuis le 11 septembre 2001, les personnes d'origine arabe, les musulmans ou les personnes originaires de pays musulmans font l'objet de profilage racial de la part de plusieurs organismes administratifs américains. Pour le Tribunal, la décision des autorités américaines à l'égard de la demande de M. Latif s'inscrit dans ce contexte.
[23] Ainsi, de l'avis du Tribunal, le refus opposé par Bombardier à la demande de M. Latif a eu pour effet de créer, à l'endroit de ce dernier, une distinction fondée sur l'un des motifs prohibés de discrimination, soit l'origine ethnique ou nationale, qui a eu pour effet de compromettre le droit à la pleine égalité de M. Latif dans la reconnaissance et l'exercice des droits que lui garantit la Charte . En conséquence, le Tribunal conclut que la Commission « a rempli son fardeau de preuve quant à l'existence d'une preuve prima facie de discrimination » : par. 315.
[24] Le Tribunal rejette ensuite les deux justifications plaidées par Bombardier, d'abord celle selon laquelle elle aurait refusé d'entraîner M. Latif pour des raisons de sécurité, puis celle fondée sur les conséquences financières qui pourraient découler de la révocation du certificat de formateur délivré à Bombardier par la FAA.
[25] En conséquence, le Tribunal condamne Bombardier à verser à M. Latif 25 000 $ à titre de dommages-intérêts moraux, ainsi que 309 798,72 $ en devise américaine à titre de dommages-intérêts pour le préjudice matériel, dont doivent être soustraits 66 639 $ en devise canadienne. Il condamne également Bombardier à verser à M. Latif 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, au motif que M. Gignac a agi de manière intentionnelle et illicite, et qu'il avait l'assentiment total de Bombardier pour agir ainsi. Enfin, le Tribunal ordonne à Bombardier de « cesser d'appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de “sécurité nationale” lors du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne » : p. 285.
B. Cour d'appel du Québec, 2013 QCCA 1650 , [2013] R.J.Q. 1541
[26] La Cour d'appel tient pour acquise l'exclusion visant M. Latif, mais décide que la Commission n'a pas démontré de lien causal entre celle-ci et un motif prohibé. La cour reconnaît que cette démonstration peut se faire au moyen d'une preuve circonstancielle ou de présomptions, mais elle affirme qu'une telle preuve n'existe pas en l'espèce.
[27] Selon la Cour d'appel, puisque la décision de Bombardier reposait uniquement sur la décision des autorités américaines, le Tribunal ne pouvait conclure à un acte discriminatoire de la part de Bombardier sans avoir la preuve que cette décision était elle‑même fondée sur un motif prohibé par la Charte . Or, jugeant cette preuve inexistante, la Cour d'appel infirme la décision du Tribunal.
IV. Questions en litige
[28] Cette affaire soulève les questions suivantes :
1- En quoi consiste la discrimination « prima facie » et quel est le degré de preuve requis pour l'établir?
2- L'existence de discrimination prima facie de la part de Bombardier a-t-elle été prouvée?
3- L'ordonnance mandatoire prononcée contre Bombardier était-elle justifiée?
V. Analyse
A. En quoi consiste la discrimination « prima facie » et quel est le degré de preuve requis pour l'établir?
[29] Il convient d'abord de rappeler la place qu'occupe la Charte dans l'ordre législatif québécois et les principes d'interprétation qui en découlent.
[30] Notre Cour a confirmé que, à l'instar des lois des autres provinces en matière de droits de la personne, la Charte jouit d'un statut particulier, de nature quasi-constitutionnelle : Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc. , [1996] 2 R.C.S. 345, p. 402, repris dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville) , 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665 (« Ville de Montréal »), par. 28; voir aussi de Montigny c. Brossard (Succession) , 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64, par. 45. D'ailleurs, sauf exception, ses art. 1 à 38 ont préséance sur les autres lois québécoises : art. 52 de la Charte . L'article 53 de la Charte précise entre outre que « [s]i un doute surgit dans l'interprétation d'une disposition de la loi, il est tranché dans le sens indiqué par la Charte. »
[31] La Charte commande donc une interprétation libérale, contextuelle et téléologique : voir entre autres Béliveau St-Jacques , p. 402. Notre Cour privilégie également une interprétation cohérente des diverses lois provinciales en matière de droits de la personne, sauf intention contraire du législateur : Nouveau‑Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc ., 2008 CSC 45, [2008] 2 R.C.S. 604, par. 68; Ville de Montréal , par. 45. Enfin, bien qu'elles ne doivent pas nécessairement en être le reflet exact, les dispositions de la Charte doivent être interprétées à la lumière de celles de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne ») : Ville de Montréal , par. 42.
[32] Depuis plus de 30 ans, notre Cour reconnaît que la discrimination peut se manifester sous diverses formes, qu'elle peut notamment être « indirecte » ou résulter « d'un effet préjudiciable » : Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd. , [1985] 2 R.C.S. 536 (« O'Malley »), p. 551. La Cour a reconnu que le concept de discrimination indirecte est visé par la Charte en raison du libellé de l'art. 10, qui énonce, entre autres, ce qui suit : « Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou compromettre [le droit à l'égalité] » : Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin , [1994] 2 R.C.S. 525, p . 540; voir aussi Forget c. Québec (Procureur général) , [1988] 2 R.C.S. 90; Ford c. Québec (Procureur général) , [1988] 2 R.C.S 712. Notre Cour a également reconnu que la discrimination peut être systémique : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) , [1987] 1 R.C.S. 1114.
[33] En l'espèce, la Commission avance que M. Latif a été victime de profilage racial. D'abord élaboré à l'occasion de certains recours intentés contre des services policiers pour abus de pouvoir, le concept de profilage racial a depuis été étendu à d'autres contextes :
Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d'autorité à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public , qui repose sur des facteurs d'appartenance réelle ou présumée, tels la race, la couleur, l'origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d'exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.
Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d'autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait, notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée. [Nous soulignons.]
(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Le profilage racial : mise en contexte et définition (2005 (en ligne)), p. 15; voir aussi Commission ontarienne des droits de la personne, Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale (2005 (en ligne)), p. 21.)
[34] Le libellé de la Charte permet aux tribunaux de constater l'existence de nouvelles formes de discrimination au fur et à mesure qu'elles se manifestent dans notre société. Cela dit, quelle que soit la forme que prend la discrimination, l'analyse à deux volets applicable en cas de plainte fondée sur la Charte ne change pas.
[35] Dans un premier temps, l'art. 10 requiert du demandeur qu'il apporte la preuve de trois éléments, soit « (1) une “distinction, exclusion ou préférence”, (2) fondée sur l'un des motifs énumérés au premier alinéa et (3) qui “a pour effet de détruire ou de compromettre” le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne » : Forget , p. 98; Ford , p. 783-784; Devine c. Québec (Procureur général) , [1988] 2 R.C.S. 790, p. 817; Bergevin , p. 538.
[36] Si ces trois éléments sont établis, selon le degré de preuve que nous préciserons plus loin, il y a alors « discrimination prima facie » ou « à première vue ». Il s'agit du premier volet de l'analyse.
[37] Dans un second temps, le défendeur peut, lui aussi selon le degré de preuve que nous indiquerons plus loin, justifier sa décision ou sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la loi sur les droits de la personne applicable ou celles développées par la jurisprudence. S'il échoue, le tribunal conclura alors à l'existence de discrimination : Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l'Hôpital général de Montréal , 2007 CSC 4, [2007] 1 R.C.S. 161 (« McGill »), par. 50; voir aussi Moore c. Colombie-Britannique (Éducation) , 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360 (arrêt rendu sous le régime du code des droits de la personne de la Colombie-Britannique), par. 33. Il s'agit du deuxième volet de l'analyse.
[38] À titre d'exemple, l'art. 20 de la Charte précise qu'une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes requises par un emploi est réputée non discriminatoire. C'est ce qu'on appelle la « défense de l'exigence professionnelle justifiée » (EPJ) que l'on trouve, sous des formes variées, dans toutes les lois relatives aux droits de la personne au Canada. Dans l'affaire Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU , [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), par. 54, notre Cour a établi une méthode permettant de déterminer si une norme ou pratique prima facie discriminatoire constitue une EPJ sous le régime du code des droits de la personne de la Colombie-Britannique. Les principes de cet arrêt ont par la suite été appliqués à l'art. 20 de la Charte : Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse , 2011 QCCA 1201, [2011] R.J.Q. 1253, par. 39-42; voir aussi McGill .
[39] Compte tenu de la conclusion à laquelle nous arrivons quant à l'existence de discrimination prima facie en l'espèce, il n'est pas nécessaire que nous nous attardions davantage au deuxième volet de l'analyse. Nous allons cependant nous pencher maintenant sur le premier volet.
(1) Les éléments de la discrimination prima facie
[40] Avant d'examiner les trois éléments constitutifs de la discrimination, nous croyons utile de rappeler que, tant en droit canadien qu'en droit québécois, le demandeur n'est pas tenu de démontrer que le défendeur avait l'intention de commettre un acte discriminatoire à son endroit :
. . . conclure que l'intention constitue un élément nécessaire de la discrimination en vertu du Code serait, me semble‑t‑il, élever une barrière pratiquement insurmontable pour le plaignant qui demande réparation. Il serait extrêmement difficile dans la plupart des cas de prouver le mobile et il serait facile de camoufler ce mobile en formulant des règles qui, tout en imposant des normes d'égalité, créeraient [. . .] des injustices et de la discrimination en traitant également ceux qui sont inégaux . . . [Références omises; O'Malley , p. 549.]
Voir aussi Andrews c. Law Society of British Columbia , [1989] 1 R.C.S. 143, p. 173; Ville de Montréal , par. 35; Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Québec , [1989] R.J.Q. 831 (C.A.), p. 840-841, autorisation de pourvoi refusée, [1989] 2 R.C.S. vi.
[41] Le fait de ne pas exiger la preuve de l'intention s'applique en toute logique à la reconnaissance des différentes formes de discrimination, car certains comportements discriminatoires sont multifactoriels ou inconscients.
[42] Le premier élément constitutif de la discrimination ne présente pas de difficultés. Le demandeur doit prouver l'existence d'une différence de traitement, c'est-à-dire qu'une décision, mesure ou conduite le « touche [. . .] d'une manière différente par rapport à d'autres personnes auxquelles elle peut s'appliquer » : O'Malley , p. 551. Il peut s'agir, par exemple, d' obligations, de peines ou de conditions restrictives qui ne sont pas imposées aux autres : ibid. ; voir aussi Andrews , p. 173-174 .
[43] Comme nous le verrons plus loin, le deuxième élément est au cœur du litige en l'espèce. Le demandeur doit établir que la distinction, l'exclusion ou la préférence qu'il subit est « fondée » sur un motif énuméré à l'art. 10 de la Charte : Ville de Montréal , par. 84; McGill , par. 45 et 49-50. Cet élément suppose un lien entre la différence de traitement et un motif prohibé. La teneur de ce lien ne faisant pas l'unanimité, il convient d'en préciser la nature.
[44] En l'espèce, le Tribunal a jugé qu'il n'était pas nécessaire que le motif prohibé invoqué par un demandeur soit la seule et unique cause de l'acte reproché, puisqu'il est possible que cet acte s'explique par une multitude de raisons. Pour le Tribunal, il suffit que l'une de ces raisons se rattache à un motif prohibé pour conclure à de la discrimination au sens de l'art. 10. Pour sa part, la Cour d'appel a exigé un « lien de causalité » entre un motif prohibé et la distinction, l'exclusion ou la préférence en cause : par. 100.
[45] La Commission soutient qu'il suffit que le motif prohibé ait joué un rôle dans la décision ou la conduite reprochée pour que la responsabilité de son auteur soit engagée. Pour sa part, Bombardier a affirmé dans son mémoire qu'un « lien de causalité » était essentiel pour conclure à l'existence de discrimination, tout en reconnaissant que « [l]es tribunaux utilisent différentes expressions pour référer à cette exigence indispensable » : m.i., par. 31. Toutefois, Bombardier a convenu à l'audience que la notion de « lien » est le terme approprié et qu'il n'était pas essentiel que ce lien entre le motif prohibé de discrimination et la décision reprochée soit exclusif.
[46] Nous sommes d'avis que cette dernière position doit prévaloir.
[47] Notre Cour a utilisé l'expression « lien causal » au moins une fois, soit dans l'arrêt Ville de Montréal (par. 84). Il importe toutefois de replacer l'emploi de cette expression dans son contexte. Dans cette affaire, la Cour a souligné que l'employeur avait admis le « lien causal ». Toutefois, lorsqu'elle a énuméré les éléments constitutifs de la discrimination prima facie , la Cour a uniquement exigé la preuve d'un « lien » entre le motif prohibé de discrimination et la décision ou conduite contestée : par. 65.
[48] Tout comme le Tribunal en l'espèce, notre Cour a reconnu dans cette affaire qu'il n'est pas nécessaire que la personne responsable de la distinction, de l'exclusion ou de la préférence ait fondé sa décision ou son geste uniquement sur le motif prohibé; il est suffisant qu'elle se soit basée partiellement sur un tel motif : Ville de Montréal , par. 67, la juge L'Heureux-Dubé, citant avec approbation D. Proulx, « La discrimination fondée sur le handicap : étude comparée de la Charte québécoise » (1996), 56 R. du B. 317, p. 420. En d'autres mots, il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés comme discriminatoires : voir, entre autres, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz métropolitain , 2008 QCTDP 24, [2009] R.J.Q. 487 (décision infirmée en Cour d'appel seulement quant à l'ordonnance accordant des dommages-intérêts punitifs), par. 415.
[49] Dans un arrêt récent portant sur le Code des droits de la personne , L.R.O. 1990, c. H.19, la Cour d'appel de l'Ontario a jugé qu'il était préférable d'utiliser les termes communément employés dans la jurisprudence en matière de discrimination, par exemple [ traduction ] « lien » et « facteur » : Peel Law Assn. c. Pieters , 2013 ONCA 396, 116 O.R. (3d) 80, par. 59. Selon cette dernière, l'emploi du qualificatif « causal » a pour effet de hausser les exigences de l'analyse au-delà de ce qui est nécessaire, puisque la jurisprudence en matière de droits de la personne s'attache aux effets discriminatoires des comportements plutôt qu'à l'existence d'une intention discriminatoire ou de causes directes : par. 60. Nous souscrivons au raisonnement de la Cour d'appel de l'Ontario à cet égard. Notre Cour a d'ailleurs utilisé le terme « facteur » dans un arrêt récent portant sur le code des droits de la personne de la Colombie-Britannique : Moore , par. 33.
[50] Les termes « lien » ou « facteur » sont plus appropriés en matière de discrimination, d'autant plus que l'expression « lien causal » réfère à une notion précise en droit civil québécois. En effet, en matière de responsabilité civile, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, le « lien causal » entre la faute du défendeur et le préjudice qu'il subit : J.-C. Royer et S. Lavallée, La preuve civile (4 e éd. 2008), par. 158. D'après la définition qu'en donnent les tribunaux québécois, ce « lien causal » exige que le dommage soit la conséquence logique, directe et immédiate de la faute. Suivant cette règle, la cause doit donc présenter un rapport « étroit » avec le préjudice subi par la victime : J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8 e éd. 2014), par. 1-683.
[51] Or, les actions en matière de discrimination fondées sur la Charte n'exigent pas un rapport étroit. Conclure autrement reviendrait à faire abstraction du fait que, comme les actes d'un défendeur peuvent s'expliquer par une multitude de raisons, la preuve d'un tel rapport pourrait imposer un fardeau trop exigeant au demandeur. Certaines de ces raisons peuvent bien sûr justifier les actes du défendeur, mais c'est à ce dernier qu'il appartient d'en faire la preuve. En conséquence, il n'est ni approprié ni juste d'utiliser l'expression « lien causal » en matière de discrimination.
[52] En somme, relativement au deuxième élément constitutif de la discrimination prima facie , le demandeur a le fardeau de démontrer qu'il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l'exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d'autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l'exclusion ou la préférence. Rappelons enfin que, contrairement à l'énumération prévue à la Charte canadienne , la liste des motifs prohibés figurant à l'art. 10 de la Charte est exhaustive : Ville de Montréal , par. 69.
[53] Finalement, le demandeur doit démontrer que la distinction, l'exclusion ou la préférence affecte l'exercice en pleine égalité de l'un de ses droits ou libertés garantis par la Charte . Ainsi, contrairement à la Charte canadienne , la Charte ne protège pas le droit à l'égalité en soi; ce droit n'est protégé que dans l'exercice des autres droits et libertés garantis par la Charte : voir, entre autres, Ruel c. Marois , [2001] R.J.Q. 2590 (C.A.), par. 129; Velk c. McGill University , 2011 QCCA 578, 89 C.C.P.B. 175, par. 42; voir aussi Ford , p. 786-787 .
[54] Cela signifie que le droit à l'absence de discrimination ne peut à lui seul fonder un recours et doit nécessairement être rattaché à un autre droit ou à une autre liberté de la personne reconnu par la loi. Il ne faut toutefois pas confondre cette exigence avec la portée autonome du droit à l'égalité; la Charte n'exige pas une « double violation » (droit à l'égalité et, par exemple, liberté de religion), ce qui rendrait l'art. 10 superflu : v oir, entre autres, D. Robitaille, « Non-indépendance et autonomie de la norme d'égalité québécoise : des concepts “ fondateurs ” qui méritent d'être mieux connus » (2004), 35 R.D.U.S. 103.
(2) Le degré de preuve applicable
[55] Comme nous l'avons mentionné précédemment, le recours entrepris en vertu de la Charte comporte une démarche à deux volets qui impose successivement au demandeur et au défendeur un fardeau de preuve distinct. Notre Cour ne s'est toutefois jamais clairement exprimée sur le degré de preuve inhérent au fardeau du demandeur. Force est aussi de reconnaître que l'utilisation des expressions « discrimination prima facie » et « preuve prima facie de discrimination » ont pu entraîner une certaine confusion relativement aux contours du degré de preuve.
[56] À notre avis, bien que dans le cadre d'un recours fondé sur la Charte , tant le demandeur que le défendeur soit assujetti à un fardeau de preuve distinct, et que l'on exige du premier, non pas la preuve d'un « lien causal » mais plutôt d'un simple « lien » ou « facteur », il n'en demeure pas moins que le demandeur doit démontrer, par prépondérance des probabilités, l'existence des trois éléments constitutifs de la discrimination. Pour cette raison, l'existence du « lien » ou du « facteur » doit être établie par preuve prépondérante.
[57] Au soutien de ses prétentions à ce sujet, la Commission se réfère dans son mémoire à des passages des arrêts O'Malley et Moore à l'égard du concept de discrimination prima facie , mais les conclusions qu'elle en tire quant au degré de preuve imposé au demandeur sont ambiguës. À l'audience, la Commission a défini la preuve prima facie comme étant « une preuve suffisante jusqu'à preuve du contraire d'un motif discriminatoire comme un facteur dans la manifestation de l'effet préjudiciable » : Transcription, p. 11-12. La Commission soutient que « le test prima facie doit être flexible et tenir compte du contexte » et que « [l]e contexte a donc une influence sur l'articulation du fardeau d'un demandeur et le degré de preuve requis » : ibid. , p. 16. Pour la Commission, « la preuve circonstancielle que devra administrer le demandeur sera selon un seuil de preuve bas » : ibid. , p. 18. Toujours selon la Commission, l'existence de la discrimination prima facie n'a donc pas à être établie selon la norme de la prépondérance des probabilités, et c'est uniquement lorsque le défendeur soumet une preuve contraire — et ainsi explique sa décision — que le Tribunal doit se prononcer suivant cette norme. Essentiellement, la Commission plaide que la notion de discrimination prima facie entraîne un allègement du degré de preuve requis.
[58] De son côté, Bombardier prétend que le concept de preuve prima facie de discrimination ne s'entend pas d'une preuve « approximative » de discrimination. Il s'agit plutôt d'une « preuve [qui] en elle-même, en l'absence de toute contradiction établie, est complète et suffisante [. . .] pour établir sur une base de prépondérance des probabilités le lien entre la décision dont on attaque le fondement et [. . .] le motif interdit de discrimination » : Transcription, p. 89. Selon Bombardier, le tribunal doit évaluer si, compte tenu de l'ensemble de la preuve, le demandeur a établi, par prépondérance des probabilités, l'existence de discrimination à son égard. Si c'est le cas, le défendeur peut tout de même présenter une défense de justification, dont la preuve lui incombe.
[59] À notre avis, Bombardier a raison de soutenir que la norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités habituellement requise en droit civil s'applique en l'espèce. Dans un contexte de discrimination, l'expression « prima facie » ou « à première vue » ne renvoie qu'au premier volet de la démarche à suivre et ne modifie aucunement le degré de preuve applicable. Cette conclusion est incontournable à la lumière de la jurisprudence de notre Cour.
[60] Dans l'arrêt O'Malley , la Cour s'est exprimée ainsi :
Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire qu'il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu'à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'employeur intimé. [Nous soulignons; p. 558 .]
[61] Dans l'arrêt Meiorin , notre Cour a affirmé que « [l]orsqu'il y a preuve prima facie de l'existence d'une forme ou l'autre de discrimination, il appartient alors à l'employeur de justifier la discrimination en cause » : par. 19.
[62] Dans l'arrêt Ville de Montréal , une affaire portant sur la Charte , notre Cour a écrit ceci, au par. 65 :
. . . la Charte envisage une démarche à deux volets. La première étape, que prévoit l'art. 10, vise la suppression de la discrimination et exige du demandeur une preuve prima facie de celle-ci. Le fardeau qui incombe au demandeur à cette étape est limité aux éléments de préjudice et au lien avec un motif de discrimination prohibé.
[63] Enfin, dans l'arrêt plus récent Moore , la juge Abella, au nom de notre Cour, s'est exprimée en ces termes :
. . . pour établir à première vue l'existence de discrimination, les plaignants doivent démontrer qu'ils possèdent une caractéristique protégée par le Code contre la discrimination, qu'ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l'effet préjudiciable. Une fois la discrimination établie à première vue , l'intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique suivant le régime d'exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne. Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l'existence de la discrimination. [Nous soulignons; par. 33; voir aussi McGill , par. 49-50.]
[64] Ce survol de la jurisprudence démontre que l'utilisation de l'expression « discrimination prima facie » s'explique tout simplement en raison de l'analyse à deux volets des plaintes de discrimination fondées sur la Charte . En effet, cette expression vise seulement les trois éléments dont la partie demanderesse doit faire la preuve dans le cadre du premier volet . En l'absence de justification établie par le défendeur, la présentation d'une preuve prépondérante à l'égard de ces trois éléments sera suffisante pour permettre au tribunal de conclure à la violation de l'art. 10 de la Charte . Par ailleurs, si le défendeur parvient à justifier sa décision ou sa conduite, il n'y aura pas de violation, et ce, même en présence de discrimination prima facie. Concrètement, cela signifie que le défendeur peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l'allégation de discrimination prima facie , soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux.
[65] En conséquence, l'utilisation de l'expression « discrimination prima facie » ne doit pas être assimilée à un allègement de l'obligation du demandeur de convaincre le tribunal selon la norme de la prépondérance des probabilités, laquelle continue toujours de lui incomber. Le passage de l'arrêt O'Malley cité plus haut appuie d'ailleurs cette conclusion. La Cour y affirme qu'il faut une preuve « complète et suffisante », soit une preuve qui correspond au degré de preuve requis en droit civil. Sauf exception prévue par la loi, il n'existe en droit québécois qu'un seul degré de preuve en matière civile, la prépondérance des probabilités : art. 2804 du Code civil du Québec ; voir aussi Banque Canadienne Nationale c. Mastracchio , [1962] R.C.S. 53, à la p. 57; Rousseau c. Bennett , [1956] R.C.S. 89, aux p. 92-93; Parent c. Lapointe , [1952] 1 R.C.S. 376, à la p. 380. En l'espèce, ni l'art. 10 de la Charte ni les autres dispositions de cette loi ne créent une telle exception.
[66] À l'audience, la Commission a invoqué l'art. 123 de la Charte au soutien de son argument selon lequel le degré de preuve en matière de discrimination est différent. Nous sommes d'avis que l'art. 123 de la Charte vise une toute autre situation. Voici le texte de cet article :
Tout en étant tenu de respecter les principes généraux de justice , le Tribunal reçoit toute preuve utile et pertinente à une demande dont il est saisi et il peut accepter tout moyen de preuve.
Il n'est pas tenu de respecter les règles particulières de la preuve en matière civile, sauf dans la mesure indiquée par la présente partie.
[67] Essentiellement, cette disposition a pour objet d'assouplir les règles d'admissibilité et d'administration de la preuve, mais non la norme de preuve habituellement exigée en matière civile. Dans les faits, cela veut dire que le Tribunal peut accepter tout moyen de preuve — écrit, présomption, témoignage, aveu ou présentation d'éléments matériels. Comme il n'est pas tenu de respecter les règles particulières de la preuve en matière civile, il pourrait, à titre d'exemple, accepter à certaines conditions une preuve par ouï-dire. Cela dit, après avoir entendu l'ensemble de la preuve, le Tribunal doit néanmoins être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, de l'existence de discrimination avant de pouvoir rendre une décision favorable au demandeur.
[68] Cet assouplissement des règles de preuve n'est pas unique au Tribunal et à l'application de la Charte ; en effet, on le trouve dans les lois constitutives d'autres tribunaux quasi judiciaires. Ce choix s'explique par la volonté des législateurs de favoriser le règlement de certains types de litiges de façon plus expéditive et moins coûteuse, devant des juridictions plus accessibles et moins formalistes, où les demandeurs sont d'ailleurs souvent non représentés par avocat : voir, entre autres, P. Garant, Droit administratif (6 e éd. 2010), p. 105. Ainsi, sous réserve du respect des règles de justice naturelle et des règles particulières énoncées dans sa loi habilitante, un tribunal administratif est maître de sa procédure et de sa preuve : voir, entre autres, les art. 9 à 12 de la Loi sur la justice administrative , RLRQ, c. J-3; Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque , [1993] 1 R.C.S. 471, p. 485.
[69] Nous tenons à préciser que l'application d'une analyse juridique donnée doit dans tous les cas se faire en fonction des mêmes éléments constitutifs et du même degré de preuve. Cela est nécessaire pour préserver l'uniformité, l'intégrité et la prévisibilité du droit. Nous ne voyons donc pas comment la nécessaire flexibilité qui, selon la Commission, doit caractériser l'analyse de la discrimination prima facie peut influer sur la démarche, sinon qu'elle permet de tenir compte des circonstances propres à chaque affaire, notamment du motif de discrimination invoqué. Partant, bien que la nature de la preuve présentée puisse varier d'une affaire à l'autre, l'« analyse juridique », elle, ne change pas. Ce qui peut varier, ce sont les circonstances qui pourront permettre de satisfaire aux divers éléments de l'analyse, et les tribunaux doivent adopter une approche qui tienne compte du contexte.
B. L'existence de discrimination prima facie de la part de Bombardier a-t-elle été prouvée?
[70] Dans le récent arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville) , 2015 CSC 16 (« Ville de Saguenay »), notre Cour a confirmé que le Tribunal est un tribunal administratif assujetti à une norme de contrôle dictée par les principes du droit administratif, que ce soit lors d'une révision judiciaire ou d'un appel prévu par une loi : par. 38-44. Comme cet arrêt a été rendu après l'audition de la présente affaire, certains arguments des parties ont déjà été tranchés par notre Cour et il est inutile de s'y attarder.
[71] Par ailleurs, selon M. Latif, comme la Cour d'appel a jugé que le Tribunal avait correctement déterminé l'analyse applicable aux plaintes de discrimination fondées sur la Charte , son pourvoi porte uniquement sur l'application de cette analyse aux faits de l'espèce. Il prétend que la Cour d'appel a fait erreur en appliquant la norme de l'erreur manifeste et déterminante à cette question mixte de fait et de droit, et en substituant sa propre appréciation des faits à celle du Tribunal. À son avis, la norme applicable à une telle question, soit la raisonnabilité, exige une plus grande déférence envers la décision du Tribunal.
[72] Bombardier soutient que, à l'égard des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, les critères d'intervention d'une cour d'appel ou d'une cour de révision sont semblables. Elle ajoute cependant que, même sous l'angle de la raisonnabilité, la décision du Tribunal doit être infirmée. Suivant Bombardier, une décision est déraisonnable si ses conclusions ne peuvent pas être étayées par la preuve. Ce serait le cas en l'espèce, vu l'absence de preuve permettant au Tribunal de conclure à l'existence d'un lien entre l'origine ethnique ou nationale de M. Latif et le refus des autorités américaines. De plus, la Cour d'appel n'aurait pas réévalué la preuve d'expert soumise au Tribunal, mais aurait plutôt conclu à l'absence de preuve du lien causal.
[73] Pour les raisons qui suivent, nous sommes d'avis que, comme la décision du Tribunal n'est pas fondée sur la preuve présentée, elle est déraisonnable et doit donc être infirmée.
[74] Les parties ont reconnu que la décision de Bombardier refusant la demande de formation de M. Latif liée à sa licence canadienne reposait uniquement sur le fait que ce dernier n'avait pas reçu l'approbation de sécurité du DOJ pour suivre une formation sur la base de sa licence américaine. Or, la Commission devait démontrer que la décision de Bombardier était discriminatoire, en établissant, par prépondérance de preuve, un lien entre cette décision et l'origine ethnique ou nationale de M. Latif. La Commission avance que M. Latif a été victime de profilage racial de la part des autorités américaines et que Bombardier s'est fait le relais de ces autorités. Plus précisément, la Commission soutient que les mesures mises en place par les autorités américaines à l'époque pertinente, afin de contrer et de prévenir le terrorisme, visaient directement les personnes d'origine arabe ou de confession musulmane ou, plus largement, les personnes originaires de pays musulmans tel que le Pakistan. Comme M. Latif est originaire de ce pays, la décision des autorités américaines à son égard découlerait de ces mesures.
[75] Le Tribunal a accepté un tel syllogisme et a conclu que la décision de Bombardier était basée sur l'origine ethnique ou nationale de M. Latif.
[76] Bien qu'elle ait jugé que le Tribunal avait correctement exposé les éléments constitutifs de la discrimination, la Cour d'appel a cependant décidé pour sa part que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que la décision des autorités américaines était fondée sur l'origine ethnique ou nationale de M. Latif, et donc, que la décision de Bombardier était discriminatoire.
[77] À l'instar de la Cour d'appel, Bombardier estime que l'inférence tirée par le Tribunal était basée uniquement sur le rapport d'expertise de M me Bahdi déposé par la Commission. Selon Bombardier, comme ce rapport ne portait que sur le contexte social d'islamophobie régnant aux États-Unis et sur des programmes gouvernementaux autres que l'AFSP, il ne pouvait appuyer l'inférence tirée par le Tribunal. La Cour d'appel aurait d'ailleurs infirmé la décision du Tribunal pour cette seule raison.
[78] La Commission et M. Latif considèrent que la conclusion du Tribunal était raisonnable et étayée par plusieurs éléments de preuve circonstancielle, et non seulement par le rapport d'expertise de M me Bahdi.
[79] Nous sommes d'avis qu'ils ont tort.
[80] Puisque Bombardier a refusé la demande de formation de M. Latif uniquement en raison du refus du DOJ de délivrer à ce dernier une approbation de sécurité, il est acquis au débat que la preuve d'un lien entre la décision des autorités américaines et un motif prohibé de discrimination aurait satisfait au deuxième élément de l'analyse relative à la discrimination prima facie . Or, la Commission n'a pas présenté une preuve suffisante pour démontrer que l'origine ethnique ou nationale de M. Latif a joué de quelque façon que ce soit dans la réponse défavorable du DOJ à l'égard de sa demande de vérification de sécurité.
[81] En ce qui concerne la preuve circonstancielle, nous ne partageons pas l'avis de la Cour d'appel selon lequel l'inférence tirée par le Tribunal était basée uniquement sur le rapport d'expertise de M me Bahdi. En effet, le Tribunal a appuyé sa conclusion sur l'ensemble de la preuve produite au dossier. Toutefois, nous sommes d'avis que celle-ci était insuffisante pour lui permettre d'inférer l'existence d'un lien entre l'origine ethnique ou nationale de M. Latif et son exclusion. Il s'ensuit que la conclusion de fait du Tribunal était nettement déraisonnable.
[82] Les parties ignorent les raisons qui ont amené le DOJ à refuser de délivrer l'approbation de sécurité de M. Latif en 2004. Le Tribunal écrit d'ailleurs, au par. 310 : « Nous ne connaissons ni le processus, ni les critères, ni les raisons objectives ayant mené les autorités américaines à refuser l'approbation de sécurité de monsieur Latif . . . »
[83] Étonnamment, la seule preuve directe portant sur les motifs de la décision du DOJ provient du témoignage de M. Latif lui-même . En effet, au dire de ce dernier, l'approbation de sécurité lui a été refusée en raison d'une erreur d'identité, ce que lui aurait confirmé au téléphone une agente de la TSA . Bombardier plaide que c'est l'erreur d'identité, et non l'origine ethnique ou nationale de M. Latif, qui explique le refus des autorités américaines. Le Tribunal a toutefois rejeté cette hypothèse, ajoutant que, même si une telle erreur était à l'origine de la décision du DOJ, selon la prépondérance des probabilités elle découlait de l'application de programmes discriminatoires et de profilage racial, puisque les processus de vérification de sécurité peuvent entraîner des résultats qualifiés de « faux positifs » : par. 310.
[84] Force est donc de constater que la Commission n'a pas réussi à convaincre le Tribunal de l'existence d'une preuve directe du motif véritable de la décision américaine. Ainsi, pour être raisonnablement justifié de conclure qu'il y avait eu discrimination à l'endroit de M. Latif, le Tribunal devait pouvoir s'appuyer sur des éléments de preuve circonstancielle. À notre avis, cette preuve est insuffisante en l'espèce. Voici pourquoi.
(1) Le rapport d'expertise de M me Bahdi
[85] La preuve de la Commission repose en grande partie sur le rapport de M me Bahdi, à qui on a reconnu, pour les besoins du présent litige, la qualité d'experte en profilage racial, plus particulièrement dans le contexte de l'application de mesures antiterroristes et de programmes américains reliés à la sécurité nationale après le 11 septembre 2001. Le Tribunal s'est basé sur ce rapport pour conclure, par voie de présomption, que la décision de Bombardier refusant la demande de formation de M. Latif était fondée sur l'origine ethnique ou nationale de ce dernier.
[86] Ce rapport d'expertise comporte trois parties principales : une description de l'utilisation du profilage racial dans certains programmes des autorités américaines relatifs à la sécurité nationale, un examen des attitudes empreintes de préjugés, des stéréotypes et de la discrimination en général dont sont la cible les Arabes et les musulmans aux États-Unis, ainsi que l'opinion de M me Bahdi quant à l'inefficacité du profilage racial en matière de sécurité nationale.
[87] La Cour d'appel a conclu que ce rapport d'expertise ne traitait pas du seul programme en cause ici, l'AFSP. De plus, la plupart des programmes décrits dans ce rapport ont pris fin avant 2004 . Au mieux, il démontrait l'existence à l'époque d'un climat social dans lequel le profilage racial était généralisé en matière de sécurité nationale à la suite des attentats terroristes du 11 septembre 2001, de même que l'existence de profilage racial dans certains programmes gouvernementaux américains.
[88] On ne peut présumer, du seul fait de l'existence d'un contexte social de discrimination envers un groupe, qu'une décision particulière prise à l'encontre d'un membre de ce groupe est nécessairement fondée sur un motif prohibé au sens de la Charte . En pratique, cela reviendrait à inverser le fardeau de preuve en matière de discrimination. En effet, même circonstancielle, une preuve de discrimination doit néanmoins présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée.
[89] En l'espèce, la preuve d'expert en question n'était pas suffisamment reliée aux faits mis en cause pour établir l'existence d'un lien entre la décision des autorités américaines sur laquelle Bombardier s'est appuyée et l'origine ethnique ou nationale de M. Latif.
(2) Les autres éléments de preuve
[90] La Commission soutient que plusieurs éléments auraient pu, même sans le rapport d'expertise de M me Bahdi, amener le Tribunal à conclure à l'existence d'une preuve prima facie de discrimination. Pour la Commission, la Cour d'appel a fait abstraction de ces éléments de preuve circonstancielle, exigeant ainsi [ traduction ] « l'élimination de toute possibilité imaginable avant qu'une inférence puisse être tirée », ce qui constitue une erreur de droit dans l'articulation du fardeau de preuve prima facie : m.a. ( Commission ), par. 89, citant l'arrêt Pieters , par. 92 .
[91] Par exemple, la Commission plaide que le fait que M. Latif avait déjà reçu une approbation de sécurité du DOJ en 2003 démontre que le refus qu'on lui a opposé subséquemment est attribuable à son origine pakistanaise. Cet argument ne saurait être retenu.
[92] Dans sa correspondance avec M. Latif en 2004, le DOJ reconnaît l'avoir préalablement approuvé, mais précise que les informations à sa disposition ont depuis changé. De plus, le pays d'origine de M. Latif était connu du DOJ en 2003. L'approbation passée du DOJ n'apporte donc aucun éclairage sur les raisons qui ont entraîné son refus ultérieur.
[93] Ensuite, la Commission ajoute que le transfert de responsabilité du DOJ à la TSA, accompagné du resserrement des règles prévu par la Vision 100 Act , expliquerait le refus soudain des autorités américaines d'approuver la demande de formation sur l'appareil CL604 présentée par M. Latif : § 612(a). Or, bien que la Vision 100 Act ait été adoptée le 12 décembre 2003, elle prévoyait que ce resserrement des règles et ce transfert de responsabilité n'entreraient en vigueur qu'au moment de l'adoption du « interim final rule » par le DHS : § 612(c). Ce règlement n'a été édicté qu'en septembre 2004, soit après la décision concernant M. Latif en avril 2004. Les dispositions de la Vision 100 Act ne peuvent donc expliquer le refus des autorités américaines d'approuver la vérification de sécurité à l'égard de M. Latif. Ce refus émane d'ailleurs du DOJ et non de la TSA, et la preuve produite concerne la correspondance entre M. Latif et le DOJ dans les mois suivants ce refus. Ce n'est qu'en octobre 2004 que la preuve révèle un premier échange avec le DHS, duquel relève la TSA.
[94] En outre, M. Latif avance que quatre des cinq candidats qui n'ont pu s'entraîner au centre de Bombardier à Montréal — incluant lui-même — en raison d'un refus des autorités américaines sont originaires de pays arabes ou musulmans. Le Tribunal n'a pas analysé cet argument dans son jugement. En tout état de cause, nous sommes d'avis que, considéré avec l'ensemble de la preuve, ce fait n'est pas suffisant pour inférer l'existence d'un lien entre l'origine ethnique ou nationale de M. Latif et le refus du DOJ. De surcroît, nous constatons que Bombardier a soumis une liste indiquant que 30 candidats originaires de tels pays — mais dont deux ont la citoyenneté américaine — ont reçu l'approbation du DOJ ou de la TSA.
[95] La Commission ajoute que le dossier impeccable de M. Latif est incompatible avec la conclusion selon laquelle il représentait un risque pour l'aviation et la sécurité nationale américaine. Conjugué au reste de la preuve, ce fait démontrerait que l'origine ethnique ou nationale de M. Latif a constitué un facteur dans le refus que lui a opposé le DOJ.
[96] Nous ne pouvons souscrire à cet argument. Le refus des autorités américaines avait pour but de protéger la sécurité nationale des États-Unis. Le parcours professionnel de M. Latif jusque-là n'est pas déterminant en ce qui concerne le risque qu'il pouvait poser pour la sécurité nationale, pas plus que le grand nombre de formations reconnues par la FAA qu'il a suivies par le passé.
[97] Enfin, la Commission reproche à Bombardier de n'avoir effectué aucune vérification auprès des autorités canadiennes ni demandé d'explication aux autorités américaines sur les raisons du refus. À cet égard, il convient de souligner que M. Latif lui-même n'a pas reçu d'explication. En tout état de cause, même si ces allégations pouvaient avoir une certaine pertinence dans le cadre du deuxième volet de l'analyse (la justification), nous sommes d'avis qu'elles ne démontrent pas l'existence d'un lien entre le motif prohibé et l'exclusion de M. Latif et qu'elles sont inutiles.
(3) Conclusion
[98] Nous sommes d'avis que, vu la preuve dont il disposait — en fait, vu l'absence de preuve — le Tribunal ne pouvait raisonnablement statuer que l'origine ethnique ou nationale de M. Latif avait un lien avec la décision des autorités américaines, et donc avec celle de Bombardier de refuser la demande de formation de M. Latif. En conséquence, le Tribunal ne pouvait conclure que la décision de Bombardier constituait de la discrimination prima facie visée par la Charte .
[99] Cependant, nous soulignons que la conclusion à laquelle nous arrivons dans la présente affaire ne signifie pas qu'une entreprise peut se faire le relais aveugle d'une décision discriminatoire émanant d'une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la Charte . Notre conclusion en l'espèce découle du fait qu'il n'y a tout simplement pas de preuve d'un lien entre un motif prohibé et la décision étrangère en cause.
[100] Comme nous concluons à l'absence de discrimination, notre analyse pourrait s'arrêter ici. Toutefois, nous croyons nécessaire d'ajouter quelques remarques sur l'ordonnance mandatoire rendue par le Tribunal à l'encontre de Bombardier.
C. L'ordonnance mandatoire prononcée contre Bombardier était-elle justifiée?
[101] Le Tribunal a ordonné à Bombardier de « cesser d'appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de “sécurité nationale” lors du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne » : p. 285. La Cour d'appel a décidé que le Tribunal a compétence pour rendre des ordonnances de faire ou de ne pas faire, mais que cette compétence se limite aux seules mesures qui sont requises et raisonnables pour redresser une situation problématique. En l'espèce, la Cour d'appel était d'avis qu'aucune ordonnance n'était nécessaire au moment où le Tribunal a rendu sa décision, puisque les autorités américaines avaient finalement approuvé la demande d'approbation de sécurité de M. Latif et que ce dernier avait obtenu la formation qu'il souhaitait suivre. La Cour d'appel a précisé que « [l]e Tribunal ne pouvait prendre prétexte du dossier pour gérer les activités futures de Bombardier, une entité privée bénéficiant du principe de la liberté contractuelle » : par. 152.
[102] La Commission soutient que la compétence du Tribunal est tributaire de celle de la Commission, qui doit agir dans l'intérêt public. La Charte confère selon elle au Tribunal le pouvoir de rendre des ordonnances qui dépassent le cadre d'un litige particulier et visent à prévenir la discrimination pour l'avenir. Pour sa part, Bombardier répond que l'ordonnance outrepassait les pouvoirs du Tribunal en vertu de la Charte , parce qu'elle débordait le cadre du litige et qu'elle était de plus trop vague et en conséquence illégale.
[103] Nous sommes d'accord avec la Commission sur les principes qu'elle invoque. Au-delà de l'interprétation large et libérale que commande la Charte , une lecture attentive de ses dispositions révèle la volonté du législateur de permettre à la Commission de prendre des mesures nécessaires pour éliminer la discrimination et ainsi protéger l'intérêt public. Plus particulièrement, l'art. 71 de la Charte précise que la Commission doit assurer « par toutes mesures appropriées, la promotion et le respect des principes contenus dans la présente Charte ». En outre, aux termes de l'art. 80, la Commission peut s'adresser à un tribunal « en vue d'obtenir, compte tenu de l'intérêt public, toute mesure appropriée contre la personne en défaut ou pour réclamer, en faveur de la victime , toute mesure de redressement qu'elle juge alors adéquate ». Cette disposition prévoit que les ordonnances que le Tribunal peut prononcer ne sont pas limitées à la réparation du préjudice subi par le demandeur, mais peuvent également inclure des mesures nécessaires dans l'intérêt public. L'exercice de ce pouvoir doit toutefois se rapporter au litige soumis au Tribunal, être appuyé par la preuve pertinente et être approprié compte tenu de l'ensemble des circonstances.
[104] Notre Cour a déjà insisté sur « la nécessité de la flexibilité et de la créativité dans la conception des réparations à accorder pour les atteintes aux droits fondamentaux de la personne » : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal , 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789, par. 26; voir aussi Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation) , 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 24-25 et 94. Elle a en outre explicitement reconnu que la mise en œuvre de ces droits sous le régime de la Charte « peut conduire à l'imposition d'obligations de faire ou de ne pas faire, destinées à corriger ou à empêcher la perpétuation de situations incompatibles avec [celle-ci] » : Communauté urbaine de Montréal , par. 26.
[105] En l'espèce, la Cour d'appel a reconnu le pouvoir du Tribunal de prononcer des injonctions, mais a limité l'exercice de ce pouvoir aux seules « situations problématiques » : par. 150. Selon la cour, la situation était réglée lors de l'audience devant le Tribunal, étant donné que les autorités américaines avaient finalement accordé l'autorisation de sécurité recherchée par M. Latif. Cela ne met pas pour autant fin au débat. Si le Tribunal avait eu raison de conclure à la présence de discrimination, le fait que M. Latif avait finalement reçu l'approbation de sécurité des autorités américaines n'aurait pas nécessairement réglé le problème à la source, dans la mesure où la preuve avait démontré l'existence d'une politique organisationnelle discriminatoire. En ce sens, une ordonnance du Tribunal aurait alors pu être nécessaire, dans l'intérêt public, afin d'éviter que d'autres personnes soient victimes de discrimination.
VI. Dispositif
[106] En l'espèce, il n'a pas été établi que M. Latif a été victime de discrimination en raison des gestes de Bombardier.
[107] Nous sommes d'avis de rejeter les pourvois, avec dépens contre la Commission devant le Tribunal et la Cour d'appel, et contre la Commission et M. Latif, solidairement, devant notre Cour.
Pourvois rejetés.
Procureurs de l'appelante/intimée la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : Boies Drapeau Bourdeau, Montréal.
Procureurs de l'intimé/appelant Javed Latif : Irving Mitchell Kalichman, Westmount, Québec.
Procureurs de l'intimée Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.
Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
Procureur de l'intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.
Procureurs de l'intervenant le Centre de recherche‑action sur les relations raciales : Selwyn Pieters, Toronto; Aymar Missakila, Montréal.
Procureurs des intervenants le Conseil national des musulmans canadiens et l' Association canadienne des avocats musulmans : Office of Khalid Elgazzar, Barrister, Ottawa.
Procureurs de l'intervenante South Asian Legal Clinic of Ontario : Bennett Jones, Toronto.