COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. W.H., 2013 CSC 22, [2013] 2 R.C.S. 180
Date : 20130419
Dossier : 34522
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
W.H.
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 49)
Le juge Cromwell (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis)
R. c. W.H., 2013 CSC 22, [2013] 2 R.C.S. 180
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
W.H. Intimé
Répertorié : R. c. W.H.
2013 CSC 22
N o du greffe : 34522.
2013 : 21 janvier; 2013 : 19 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d'appel de terre‑neuve‑et‑labrador
Droit criminel — Appels — Verdict déraisonnable — Rôle dévolu à une cour d'appel lorsqu'il s'agit de se prononcer sur le caractère raisonnable d'un verdict de culpabilité fondé sur l'appréciation de la crédibilité des témoignages par un jury — Jury ayant reconnu l'accusé coupable d'agression sexuelle — Verdict jugé déraisonnable en Cour d'appel et remplacé par un acquittement — La Cour d'appel a‑t‑elle appliqué le bon critère juridique? — Le verdict était‑il déraisonnable? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 686(1) a)(i).
Un jury a déclaré l'accusé coupable d'avoir agressé sexuellement sa nièce de l'âge de 12 à 14 ans. Au procès, la plaignante a fait état de plusieurs incidents à caractère sexuel avec l'accusé. Celui‑ci a témoigné pour sa propre défense et nié tout contact sexuel avec la plaignante. Un certain nombre d'incohérences relevées dans le témoignage de la plaignante et ses déclarations antérieures ont fait tiquer la Cour d'appel, qui a par ailleurs signalé que nul élément de la transcription n'aurait dû inciter un juré à douter de la sincérité de l'accusé. Elle a donc estimé qu'aucun juge d'expérience siégeant seul n'aurait pu fournir des motifs suffisants pour justifier un verdict de culpabilité. La Cour d'appel a conclu au caractère déraisonnable du verdict, qu'elle a annulé et remplacé par un acquittement.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli, et la déclaration de culpabilité est rétablie.
Un verdict est déraisonnable ou ne peut s'appuyer sur la preuve lorsqu'un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire n'aurait pu raisonnablement le rendre. La cour d'appel qui se penche sur le verdict de culpabilité prononcé par un jury doit respecter deux balises très nettes. D'une part, elle doit dûment prendre en compte la situation privilégiée du jury à titre de juge des faits ayant assisté au procès et entendu les témoignages. Elle ne doit ni devenir un « 13 e juré », ni donner suite à un vague malaise ou à un doute persistant qui résulte de son propre examen du dossier, ni conclure au caractère déraisonnable du verdict pour le seul motif qu'elle a un doute raisonnable après examen du dossier. D'autre part, le tribunal d'appel ne peut se contenter d'apprécier le caractère suffisant de la preuve. Il ne s'acquitte pas de la tâche qui lui incombe en concluant qu'il existe des éléments de preuve qui, s'il leur est ajouté foi, étayent la déclaration de culpabilité. Il doit plutôt examiner, analyser et, dans la mesure où il est possible de le faire compte tenu de la situation désavantageuse dans laquelle il se trouve en tant que juridiction d'appel, évaluer la preuve, et se demander, à la lumière de son expérience, si l'appréciation judiciaire des faits exclut la conclusion tirée par le jury. Ainsi, pour déterminer si le verdict est de ceux qu'un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire aurait raisonnablement pu rendre, le tribunal d'appel doit se demander non seulement si le verdict s'appuie sur des éléments de preuve, mais également si la conclusion du jury ne va pas à l'encontre de l'ensemble de l'expérience judiciaire.
Le critère traditionnel qui permet de déterminer si un verdict est raisonnable ou non s'applique lorsque, comme en l'espèce, le verdict repose sur l'appréciation de la crédibilité des témoins. Lorsqu'elle applique ce critère, la cour d'appel doit faire preuve de grande déférence à l'endroit du juge des faits et de son appréciation de la crédibilité des témoins, étant donné l'avantage que procure à ce dernier le fait de voir les témoins et de les entendre. Cet appel à la prudence vaut tout particulièrement à l'égard du verdict d'un jury. Quelles que soient les failles d'un témoignage, c'est au jury qu'il appartient d'y ajouter foi ou non, en totalité ou en partie. L'appréciation de la crédibilité ne tient pas seulement à des considérations objectives, telles l'incohérence ou la raison d'inventer. Le jury décide donc de l'importance à accorder à ces éléments. Le tribunal d'appel doit déférer au jugement et au bon sens des jurés considérés collectivement. Certes, le pouvoir de déterminer en appel qu'un verdict de culpabilité est déraisonnable constitue un solide rempart contre la déclaration de culpabilité injustifiée, mais il doit être exercé de pair avec une grande déférence pour la fonction de juge des faits dont s'acquitte le jury. Le procès devant jury ne doit pas se transformer en procès instruit par la cour d'appel à partir du dossier.
En l'espèce, la Cour d'appel n'a pas appliqué le bon critère juridique et, dans son examen du verdict du jury, elle n'a pas suffisamment déféré à l'appréciation de la crédibilité des témoins par le jury. Le critère applicable en appel pour déterminer si un verdict de culpabilité est raisonnable ou non ne suppose pas de se mettre à la place d'un juge du procès fictif, ni de se demander si, au vu du dossier, ce juge fictif aurait pu formuler des motifs bien fondés en droit à l'appui de la déclaration de culpabilité. Par l'adoption de son nouveau critère, la Cour d'appel a omis de considérer les conclusions du jury avec suffisamment de déférence et en tenant dûment compte de la totalité de la preuve.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Kienapple c. La Reine , [1975] 1 R.C.S. 729; R. c. S.J.M. , 2009 ONCA 244, 247 O.A.C. 178; R. c. Yebes , [1987] 2 R.C.S. 168; R. c. Biniaris , 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Beaudry , 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; R. c. Sinclair , 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3; R. c. W. (R.) , [1992] 2 R.C.S. 122; R. c. C. (R.) , [1993] 2 R.C.S. 226, inf. (1992), 49 Q.A.C. 37; R. c. François , [1994] 2 R.C.S. 827; R. c. Burke , [1996] 1 R.C.S. 474; R. c. R.P. , 2012 CSC 22, [2012] 1 R.C.S. 746; R. c. R.E.M. , 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; R. c. Gagnon , 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; R. c. W. (D.) , [1991] 1 R.C.S. 742.
Lois et règlements cités
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 675(1) a ), 686(1) a ).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (les juges Wells, Barry et White), 2011 NLCA 59, 312 Nfld. & P.E.I.R. 12, 278 C.C.C. (3d) 237, 89 C.R. (6th) 181, 971 A.P.R. 12, [2011] N.J. No. 330 (QL), 2011 CarswellNfld 319, qui a annulé la déclaration de culpabilité d'agression sexuelle visant l'accusé et prononcé l'acquittement. Pourvoi accueilli, et déclaration de culpabilité rétablie.
Frances J. Knickle , pour l'appelante.
Peter E. Ralph , c.r. , et Michael Crystal , pour l'intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Survol et question en litige
[1] Un jury a déclaré l'intimé coupable d'agression sexuelle. Jugeant ce verdict déraisonnable, la Cour d'appel l'a cependant annulé pour le remplacer par un acquittement. Le ministère public interjette appel au motif que la Cour d'appel a erronément substitué son appréciation de la crédibilité des témoignages à celle du jury. Le pourvoi soulève donc la question du rôle dévolu à une cour d'appel lorsqu'il s'agit de se prononcer sur le caractère raisonnable du verdict de culpabilité rendu par un jury sur le fondement de son appréciation de la crédibilité des témoignages.
[2] Il va sans dire que le verdict d'un jury fondé sur cette appréciation n'est pas à l'abri d'un examen de son caractère raisonnable en appel. Toutefois, une grande déférence s'impose alors et le tribunal d'appel doit se demander si le verdict s'appuie sur quelque interprétation raisonnable de la preuve et si l'appréciation judiciaire correcte des faits à partir de la preuve exclut la conclusion tirée par le jury. La Cour d'appel n'a pas suivi cette approche, mais s'est plutôt demandé si un juge d'expérience aurait pu fournir des motifs suffisants pour justifier le verdict de culpabilité. Après avoir répondu par la négative, elle a jugé le verdict déraisonnable. J'estime en tout respect que la Cour d'appel n'a pas appliqué le bon critère juridique et que sa conclusion est erronée.
[3] Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée au procès.
II. F aits et historique judiciaire
A. Aperçu des faits
[4] L'intimé a été accusé d'avoir agressé sexuellement sa nièce et d'avoir eu des contacts sexuels avec elle. Cette dernière était alors âgée entre 12 et 14 ans. Le jury a conclu à la culpabilité de l'intimé. La juge du procès a enregistré la déclaration de culpabilité d'agression sexuelle, mais elle a ordonné l'arrêt des procédures pour le chef de contacts sexuels au motif que celui-ci avait le même fondement factuel et juridique : voir Kienapple c. La Reine , [1975] 1 R.C.S. 729; R. c. S.J.M. , 2009 ONCA 244, 247 O.A.C. 178. Voici les faits établis au procès.
[5] Les parents de la plaignante se sont séparés lorsqu'elle avait neuf ans. Sa mère est allée vivre en Ontario. Son père et elle ont continué d'habiter une petite localité de Terre‑Neuve-et-Labrador. Leurs voisins étaient l'intimé et sa femme, la sœur de son père, qui s'occupaient de l'enfant lorsque le père s'absentait pour le travail et, même lorsque celui‑ci était à la maison, il arrivait régulièrement que tous prennent le repas du soir ensemble.
[6] Selon le témoignage de la plaignante, c'est un incident survenu en juin 2008 qui l'a amenée à révéler le comportement de l'intimé à son égard. Ayant raté l'autobus devant la mener à l'école, elle avait demandé à l'intimé de l'y conduire. Pendant le trajet, l'intimé avait commencé à lui parler de sexe et lui avait dit [ traduction ] « tu n'as qu'à le demander, et je te fais l'amour » : d.a., vol. II, p. 47. Plus tard le même jour ou le lendemain, la plaignante a téléphoné à sa mère en Ontario et lui a relaté l'incident. Elle a ensuite pris l'avion pour rejoindre sa mère. Cette dernière l'a emmenée chez le médecin, qui a signalé le cas aux services de la protection de l'enfance, démarche qui a ensuite conduit à l'intervention de la police. Vers la fin de juillet, la mère a accompagné la plaignante au poste de police de Port Elgin où, dans une première déclaration enregistrée sur bande vidéo, cette dernière a relaté un incident.
[7] Au procès, l'intimé a lui aussi fait état d'un incident survenu au mois de juin. Il a dit avoir accepté de conduire la plaignante à l'école après qu'elle eut raté l'autobus et l'avoir alors mise en garde contre le risque de grossesse, des propos qui auraient fait suite à des messages qu'elle avait rédigés sur son blogue MSN à l'aide de l'ordinateur de l'intimé. Celui-ci se serait inquiété de la nature sexuelle des messages et de la consommation que sa nièce faisait de l'alcool. Selon le témoignage de l'intimé, la plaignante avait refusé d'aborder le sujet, lui avait dit de se mêler de ses affaires en descendant de la voiture, puis avait claqué la portière. Il n'avait parlé ni à sa femme ni au père de la plaignante de ses inquiétudes ou de cet incident.
[8] À la fin du mois de juillet 2008, des agents de la GRC de Terre‑Neuve se sont joints à l'enquête. L'agent Paul Hierlihy a pris connaissance de la déclaration enregistrée sur bande vidéo en Ontario et, insatisfait du déroulement de l'entretien, il a pris des dispositions pour que l'agente Lisa Norman, formée dans la tenue d'entretiens avec des enfants victimes d'abus sexuels, réinterroge la plaignante en Ontario.
[9] Selon le témoignage de l'agente Norman, la plaignante avait fait sa première déclaration au poste de police de Port Elgin en présence de trois personnes (le policier qui l'interrogeait, une travailleuse sociale et sa mère). L'expérience lui aurait appris qu'il n'est pas toujours opportun de rencontrer en présence de sa mère l'enfant qui dit avoir été victime d'agression sexuelle, car il s'agit d'un sujet de nature à le mettre mal à l'aise. Elle a indiqué que la présence d'une travailleuse sociale n'était pas nécessaire et que, [ traduction ] « parfois, parler à un agent de sexe féminin facilite les choses » : d.a., vol. I, p. 196. Comme l'agent Hierlihy, elle estimait que la déclaration initiale était vague et truffée de « je ne me souviens pas ». À son avis, l'agent n'avait pas réussi à mettre la plaignante en confiance, et celle‑ci avait paru mal à l'aise.
[10] En novembre 2008, l'agente Norman a rencontré la plaignante seule, dans la salle de réunion d'un hôtel, et non au poste de police, un endroit qui peut parfois être [ traduction ] « intimidant » : d.a., vol. I, p. 197. La plaignante a alors relaté plus d'incidents que la première fois. Questionnée à ce sujet par l'agente, elle a expliqué qu'elle ne s'était pas sentie à l'aise avec le premier agent et qu'elle n'avait pas voulu parler des incidents devant sa mère.
[11] Au procès, la plaignante a fait état de plusieurs incidents à caractère sexuel avec l'intimé. Lors d'un incident survenu dans la voiture de l'intimé, celui‑ci aurait glissé sa main entre les jambes de la plaignante et touché son sexe. Lors d'un autre, survenu dans la pièce de sa résidence où se trouvait son ordinateur, il aurait mis sa main sur le sein gauche de la plaignante, par‑dessus ses vêtements. Une autre fois, dans la cuisine de sa résidence et en présence de sa femme, il aurait touché sa poitrine, toujours par‑dessus ses vêtements. La plaignante a ajouté que, une fois, l'intimé lui avait demandé si elle était fâchée contre lui, ajoutant [ traduction ] « [t]u sais, je t'aime, et je ne te ferais rien de tel » (d.a., vol. II, p. 45), mais elle ne se rappelait plus pourquoi il avait dit ça.
[12] L'intimé a témoigné pour sa propre défense et nié tout contact sexuel avec la plaignante, ce que son épouse a confirmé à la barre. Le frère et le neveu de l'intimé ont déclaré au procès que la plaignante manifestait beaucoup d'affection à l'intimé, qu'elle paraissait à l'aise en sa présence et que, de façon générale, la relation entre les deux paraissait bonne.
B. Les directives de la juge du procès au jury
[13] Les parties conviennent que les directives de la juge du procès au jury ne sont entachées d'aucune erreur. La juge a donné les directives habituelles sur la crédibilité et la véracité des témoignages en général, et elle a notamment indiqué que le jury pouvait ajouter foi ou non à la totalité ou à une partie des témoignages entendus. Elle a expressément fait état du jeune âge de la victime et dit au jury qu'il pouvait en tenir compte, ainsi que du temps écoulé, pour juger de l'incidence des contradictions mineures relevées dans le témoignage de la plaignante. Elle a toutefois précisé qu'il était grave de mentir après avoir prêté serment et que cela pouvait mettre en doute la véracité du témoignage en entier. Elle a souligné que l'issue du procès tenait à la crédibilité des témoignages et que les allégations de la plaignante ne reposaient sur aucune autre preuve directe. Elle est revenue sur chacun des éléments du témoignage de la plaignante et de celui de l'intimé pour porter expressément à l'attention du jury les contradictions entre le témoignage de la plaignante et, d'une part, ceux d'autres témoins et, d'autre part, ses propres déclarations antérieures.
[14] La juge du procès a signifié au jury qu'il était [ traduction ] « essentiel que la crédibilité et la fiabilité du témoignage de [la plaignante] soient analysées à la lumière du reste de la preuve » : d.a., vol. I, p. 69. Elle a exposé en détail la thèse de la défense selon laquelle la plaignante ne disait pas la vérité et a relevé à cet égard plusieurs incohérences dans les souvenirs de cette dernière. Elle a également fait remarquer que, selon la défense, la plaignante avait menti parce qu'elle voulait que sa mère revienne à Terre‑Neuve et vive avec elle. Elle a de plus exposé en détail la thèse du ministère public, signalant que la défense n'avait jamais interrogé directement la plaignante sur ce motif pour lequel elle aurait pu mentir, sans compter que la plaignante avait déclaré qu'elle aurait pu quitter Terre‑Neuve à n'importe quel moment pour aller vivre avec sa mère.
[15] Le jury a rendu un verdict de culpabilité sur les deux chefs d'accusation.
C. Le jugement de la Cour d'appel , 2011 NLCA 59, 312 Nfld. & P.E.I.R. 12 (le juge Barry, avec l'accord des juges Wells et White)
[16] Après avoir conclu qu'il était déraisonnable, la Cour d'appel a annulé le verdict, puis elle a acquitté l'intimé. Elle a estimé que, pour se prononcer sur le caractère raisonnable du verdict, [ traduction ] « elle devait tirer de la preuve admise au procès ses propres conclusions sur le raisonnement du jury et déterminer si celui‑ci avait pu être logique ou rationnel compte tenu du verdict considéré. [. . .] Lorsque aucune analyse judiciaire raisonnable ne pouvait justifier la déclaration de culpabilité dans les circonstances de l'affaire, la cour d'appel peut à bon droit conclure que le jury n'a pas agi de manière judiciaire en déclarant l'accusé coupable » : par. 47 et 52.
[17] Après examen du dossier, la Cour d'appel a conclu que le verdict était déraisonnable, car [ traduction ] « [a]u vu de la preuve offerte en l'espèce, un juge d'expérience siégeant seul n'aurait pu fournir de motifs suffisants pour justifier sa conviction, hors de tout doute raisonnable, que l'accusé était coupable, étant donné les interrogations sur la crédibilité de la plaignante qu'avaient suscité des incohérences et improbabilités non expliquées relevées dans ses témoignages et ses déclarations » : par. 75.
[18] Les incohérences relevées dans les témoignages et les déclarations de la plaignante ont fait tiquer la Cour d'appel malgré [ traduction ] « les explications fournies par l'intéressée » : par. 64.
[19] En premier lieu, l'incohérence du témoignage de la plaignante au procès et de ses révélations initiales quant au nombre et à la nature des incidents a préoccupé la Cour d'appel. Lorsqu'elle avait dénoncé l'intimé, la plaignante avait relaté à sa mère, à son père, puis au policier un incident unique et différent à chaque fois. Rappelons qu'elle avait par la suite révélé plus d'incidents, d'abord lors de l'entretien avec la policière, puis au procès. La Cour d'appel a fait observer que la plaignante a dit s'être sentie plus à l'aise de s'entretenir seule à seule avec l'agente de la GRC et qu'elle n'avait pas voulu se confier en présence de sa mère. La Cour d'appel a cependant conclu que [ traduction ] « [l]e malaise et la gêne peuvent expliquer l'omission d'un incident [mais] pas la dénégation catégorique de tout autre incident » : par. 66. Elle a aussi relevé que la plaignante « s'était quelque peu contredite dans ses explications puisqu'elle avait déclaré à l'enquête préliminaire que ses souvenirs étaient devenus plus clairs entre le premier et le second entretiens avec la police, alors qu'elle a déclaré au procès qu'elle avait délibérément omis de dévoiler tous les incidents » : par. 66.
[20] En deuxième lieu, la Cour d'appel a estimé qu'un autre élément faisait [ traduction ] « sérieusement douter de la véracité des déclarations [de la plaignante] en général » : par. 67. Lors du premier entretien, la plaignante avait dit au policier que le seul incident s'était produit chez l'intimé et pas ailleurs, mais elle a déclaré au procès que l'incident le plus grave s'était déroulé dans la voiture de l'intimé. Pour expliquer la contradiction, elle a invoqué sa gêne de se confier à un policier de sexe masculin en présence de sa mère. La Cour d'appel a opiné à cet égard que le « malaise peut expliquer les omissions jusqu'à un certain point, mais pas la dénégation catégorique de tout incident qui se serait produit ailleurs » : par. 67.
[21] Autre point troublant selon la Cour d'appel, la plaignante avait dit au premier policier qu'elle se trouvait seule avec l'intimé chez lui lorsqu'il l'avait agressée, pour affirmer par la suite que sa tante se trouvait dans la même pièce à une occasion, et que cette dernière et son père se trouvaient dans une autre pièce et à portée de voix, à une autre occasion. Pour la Cour d'appel, cette divergence non expliquée soulevait [ traduction ] « un doute supplémentaire quant à la crédibilité de ses propos » : par. 68.
[22] Aussi, la nervosité que la plaignante avait dit éprouver à la perspective d'être seule avec l'intimé contredisait selon la Cour d'appel d'autres éléments de la preuve, ce qui soulevait [ traduction ] « des doutes sérieux sur la crédibilité de ses propos » : par. 71. Au nombre de ces éléments, mentionnons le fait que, contrairement au témoignage de la plaignante, le père a nié qu'elle lui ait dit ne pas vouloir se rendre chez son oncle, le fait que la plaignante avait continué de côtoyer l'intimé de son plein gré après les incidents et sa déclaration à l'enquête préliminaire selon laquelle elle ne craignait pas d'être seule avec son oncle dans l'auto de ce dernier alors qu'elle avait dit à la police dans une déclaration antérieure être [ traduction ] « terrorisée » à l'idée d'aller seule en voiture avec lui : par. 70.
[23] La Cour d'appel a opiné que l'absence de précisions sur la nature de l'autre incident dont la plaignante se souvenait vaguement laissait planer [ traduction ] « un léger doute supplémentaire sur sa crédibilité » : par. 73.
[24] La Cour d'appel a conclu que ces seules [ traduction ] « incohérences et improbabilités non expliquées portaient atteinte à la crédibilité de la plaignante au point où on pouvait se demander si un jury ayant agi judiciairement aurait pu raisonnablement rendre un verdict de culpabilité » : par. 74. Elle a ajouté qu'un jury ayant agi judiciairement aurait apprécié le témoignage de la plaignante au regard de la dénégation de toutes ses allégations par l'intimé. Or, « [n]ul élément de la transcription n'aurait dû inciter un juré à douter de la sincérité de l'intimé » : par. 74. Vu le témoignage de la plaignante et la version des faits apparemment digne de foi de l'accusé, aucun juge d'expérience siégeant seul n'aurait pu fournir des motifs suffisants pour justifier un verdict de culpabilité. La Cour d'appel a conclu que le jury n'avait pu agir de façon judiciaire en rendant un verdict de culpabilité, de sorte que celui‑ci était déraisonnable.
III. Analyse
A. La portée de la détermination du caractère « raisonnable » ou non du verdict du jury : principes fondamentaux
[25] Différentes voies d'appel s'offrent à la personne déclarée coupable d'un acte criminel. Elle peut invoquer soit une question de droit, soit, sur autorisation, une question de fait, une question mixte de fait et de droit ou « tout motif [. . .] jugé suffisant par la cour d'appel » : Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , al. 675(1) a ). Aussi large que soit le droit d'interjeter appel d'une déclaration de culpabilité, celle‑ci ne peut toutefois être infirmée que pour trois motifs : le verdict est déraisonnable ou ne peut s'appuyer sur la preuve, une erreur de droit a été commise au procès ou il y a eu erreur judiciaire : al. 686(1) a ) du Code . Seul le premier fonde le présent pourvoi ( sous-al. 686(1) a )(i)).
[26] Un verdict est déraisonnable ou ne peut s'appuyer sur la preuve lorsqu'un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire n'aurait pu raisonnablement le rendre : R. c. Yebes , [1987] 2 R.C.S. 168, p. 185, et R. c. Biniaris , 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 36. Le même critère s'est longtemps appliqué tant au verdict d'un jury qu'à celui d'un juge mais, récemment, notre Cour a quelque peu accru la portée de l'examen qui permet de déterminer que le verdict d'un juge est raisonnable ou non : R. c. Beaudry , 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, et R. c. Sinclair , 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3. Elle a ainsi reconnu l'existence d'une différence d'ordre pratique entre l'examen du verdict d'un juge et l'examen du verdict d'un jury. En effet, contrairement au jury, le juge motive sa conclusion, de sorte que la cour d'appel peut tenir compte de ses motifs pour se prononcer sur le caractère raisonnable du verdict. Cependant, cet élargissement de l'examen ne vaut pas pour le verdict d'un jury.
[27] La cour d'appel qui se penche sur le verdict de culpabilité prononcé par un jury doit respecter deux balises très nettes. D'une part, elle doit dûment prendre en compte la situation privilégiée du jury à titre de juge des faits ayant assisté au procès et entendu les témoignages. Elle ne doit ni devenir un « 13 e juré », ni donner suite à un vague malaise ou à un doute persistant qui résulte de son propre examen du dossier, ni conclure au caractère déraisonnable du verdict pour le seul motif qu'elle a un doute raisonnable après examen du dossier.
[28] D'autre part, le tribunal d'appel ne peut se contenter d'apprécier le caractère suffisant de la preuve. Il ne s'acquitte pas de la tâche qui lui incombe en concluant qu'il existe des éléments de preuve qui, s'il leur est ajouté foi, étayent la déclaration de culpabilité. Il doit plutôt « examiner, [. . .] analyser et, dans la mesure où il est possible de le faire compte tenu de la situation désavantageuse dans laquelle se trouve un tribunal d'appel, [. . .] évaluer la preuve » ( Biniaris , par. 36) et se demander, à la lumière de son expérience, si « l'appréciation judiciaire des faits exclut la conclusion tirée par le jury » : par. 39 (je souligne). Ainsi, pour déterminer si le verdict est de ceux qu'un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire aurait raisonnablement pu rendre, le tribunal d'appel doit se demander non seulement si le verdict s'appuie sur des éléments de preuve, mais également si la conclusion du jury ne va pas à l'encontre de l'ensemble de l'expérience judiciaire : Biniaris , par. 40.
[29] On ne saurait dresser l'inventaire exhaustif des cas où l'expérience judiciaire acquise permet de conclure que le verdict d'un jury est déraisonnable, mais quelques exemples peuvent être donnés. La mise en garde du jury qui s'impose à l'égard d'un témoin ou d'un type de preuve en particulier participe de l'expérience judiciaire acquise et peut être prise en compte dans l'examen en appel du caractère raisonnable du verdict. Mentionnons par exemple le témoignage d'un indicateur incarcéré, d'un complice ou d'un témoin oculaire. D'autres circonstances qui, en droit, n'appellent généralement pas de mise en garde particulière du jury peuvent néanmoins, à la lumière de l'expérience judiciaire acquise, mener à la conclusion qu'un verdict est déraisonnable; par exemple, le risque lié à l'acceptation d'allégations d'attouchements sexuels étranges ou le risque de préjugé lié à une défense d'ordre psychiatrique : Biniaris , par. 41. Il appert de l'expérience judiciaire acquise que chacun de ces exemples correspond à une circonstance explicite et précise créant un risque de déclaration de culpabilité injustifiée.
B. Verdict déraisonnable et appréciation de la crédibilité
[30] Le critère traditionnel qui permet de déterminer si un verdict est raisonnable ou non s'applique lorsque, comme en l'espèce, le verdict repose sur l'appréciation de la crédibilité des témoins. Notre Cour l'a confirmé dans le cas d'un procès devant juge seul dans l'arrêt R. c. W. (R.) , [1992] 2 R.C.S. 122, p. 131. Toutefois, lorsqu'elle applique ce critère, la cour d'appel doit faire preuve d'une grande déférence à l'endroit du juge des faits et de son appréciation de la crédibilité des témoins, étant donné l'avantage que procure à ce dernier le fait de voir les témoins et de les entendre : W. (R.) , p. 131.
[31] Dans R. c. C. (R.) , [1993] 2 R.C.S. 226, où le procès s'était aussi déroulé devant juge seul, notre Cour a souligné cette exigence en souscrivant à la dissidence du juge Rothman, de la Cour d'appel ((1992), 49 Q.A.C. 37), dont voici un extrait (au par. 16) :
[ traduction ] La crédibilité est naturellement une question de fait et ne peut pas être déterminée selon des règles fixes. En fin de compte, c'est une question qui doit être laissée au bon sens du juge des faits . . .
[32] Cet appel à la prudence vaut tout particulièrement pour le verdict d'un jury. Dans R. c. François , [1994] 2 R.C.S. 827, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a rappelé que la règle générale énoncée dans Yebes « s'applique également aux cas où l'opposition à la déclaration de culpabilité se fonde sur la crédibilité — où on laisse entendre que le témoignage auquel le jury a dû ajouter foi pour rendre son verdict est si incroyable qu'un verdict fondé sur ce témoignage doit être déraisonnable » : p. 835‑836. Un certain nombre de principes qui se dégagent de l'arrêt François valent tout particulièrement d'être signalés.
1. Quelles que soient les failles d'un témoignage, c'est au jury qu'il appartient d'y ajouter foi ou non, en totalité ou en partie. Comme le dit la juge McLachlin à la p. 836 :
Plus problématique est la contestation de la crédibilité fondée sur la prétendue absence de véracité et de sincérité du témoin, problème qui se pose dans le présent pourvoi. Selon le raisonnement adopté en l'espèce, il se peut que le témoin n'ait pas dit la vérité pour toutes sortes de raisons, que ce soit à cause des incohérences apparaissant dans ses récits à différentes époques, parce qu'on lui a peut‑être suggéré certains faits ou parce qu'il a pu avoir une raison d'inventer ses accusations. À la fin, les jurés doivent décider si, malgré ces facteurs, ils croient en totalité ou en partie l'histoire du témoin.
2. L'appréciation de la crédibilité ne tient pas seulement à des considérations objectives (p. ex. l'incohérence ou une raison d'inventer). La juge McLachlin ajoute aux p. 836‑837 :
Cette décision [relative à la crédibilité] repose non pas seulement sur des facteurs comme l'évaluation de l'importance de quelque prétendue incohérence ou raison d'inventer susceptible de faire l'objet d'un examen raisonné par une cour d'appel, mais sur le comportement du témoin et le bon sens des jurés , qui ne peuvent pas être évalués par la cour d'appel. Il s'agit, dans ce dernier cas, de l'« avantage » que possède le juge des faits, que ce soit un juge ou un jury, mais que la cour d'appel ne possède pas et qu'elle doit prendre en considération au moment de décider si le verdict est déraisonnable : R. c. W. (R.) , précité. [Je souligne.]
3. Le jury décide de l'importance à accorder à des facteurs comme l'incohérence ou l'existence d'une raison d'inventer, et il peut raisonnablement conclure, surtout lorsqu'elles sont expliquées, que les incohérences perdent « leur pouvoir de soulever un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé » : François , p. 839. Toujours dans le même arrêt, notre Cour précise à la p. 837 :
Dans l'examen du caractère raisonnable du verdict du jury, la cour d'appel doit également tenir compte du fait que le jury peut raisonnablement et légitimement traiter de diverses façons les incohérences et la raison d'inventer . Le jury peut rejeter en entier la déposition du témoin, ou encore il peut accepter les explications du témoin en ce qui concerne les incohérences apparentes et le démenti du témoin que des pressions abusives ou des motifs erronés l'ont incité à témoigner. Enfin, le jury peut accepter une partie de la déposition du témoin tout en en rejetant d'autres parties; on dit habituellement aux jurés qu'ils peuvent accepter ou rejeter toute la déposition de chaque témoin ou en accepter une partie seulement. Il s'ensuit que nous ne pouvons pas conclure de la simple présence de détails contradictoires ou de raisons d'inventer que le verdict du jury est déraisonnable. Un verdict de culpabilité fondé sur un tel témoignage peut très bien être à la fois raisonnable et légitime. [Je souligne.]
4. En résumé, le tribunal d'appel doit déférer au jugement et au bon sens des jurés considérés collectivement. Comme l'affirme notre Cour dans François , « la cour d'appel doit prendre en considération dans l'examen du caractère raisonnable [. . .] que les jurés peuvent apporter à la difficile tâche de découvrir la vérité des qualités spéciales que les cours d'appel peuvent ne pas avoir » : p. 837.
[33] Les arrêts R. c. Burke , [1996] 1 R.C.S. 474, et R. c. R.P. , 2012 CSC 22, [2012] 1 R.C.S. 746, même s'ils ont trait à des procès devant juge seul, soulignent eux aussi la grande déférence que doit manifester la cour d'appel à l'égard du tribunal de première instance et de son appréciation de la crédibilité. Dans la seconde décision, la juge Deschamps, s'exprimant au nom des juges majoritaires, rappelle le principe applicable :
Si le caractère raisonnable d'un verdict est une question de droit, l'appréciation de la crédibilité des témoins constitue elle une question de faits. L'appréciation de la crédibilité faite en première instance, lorsqu'elle est revue par une cour d'appel afin notamment de déterminer si le verdict est raisonnable, ne peut être écartée que s'il est établi que celle‑ci « ne peut pas s'appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve » ( R. c. Burke , [1996] 1 R.C.S. 474, par. 7). [Je souligne; par. 10.]
[34] Peut‑être est‑ce dans les arrêts Biniaris et Burke que notre Cour formule le mieux le critère pour les besoins du présent pourvoi. Dans le premier, la juge Arbour l'expose en ces termes : « . . . le caractère déraisonnable [. . .] du verdict est évident pour la personne dotée d'une formation juridique qui l'examine si, compte tenu de l'ensemble des circonstances d'une affaire donnée, l'appréciation judiciaire des faits exclut la conclusion tirée par le jury » : par. 39 (je souligne). Dans le second, le juge Sopinka conclut qu'un verdict reposant sur l'appréciation de la crédibilité est déraisonnable lorsque « l'appréciation de la crédibilité par la cour de première instance ne peut pas s'appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve » : par. 7 (je souligne). Certes, le pouvoir de déterminer en appel qu'un verdict de culpabilité est déraisonnable constitue un solide rempart contre la déclaration de culpabilité injustifiée, mais il doit être exercé de pair avec une grande déférence pour la fonction de juge des faits dont s'acquitte le jury. Le procès devant jury ne doit pas se transformer en procès instruit par la cour d'appel à partir du dossier.
C. Application aux faits de l'espèce
[35] À mon humble avis, la Cour d'appel n'a pas appliqué le bon critère juridique et, dans son examen du verdict du jury, elle n'a pas suffisamment déféré à l'appréciation de la crédibilité des témoins par le jury.
[36] En ce qui concerne le critère juridique, la Cour d'appel conçoit son rôle de manière inédite en recourant à la notion de caractère suffisant des motifs du juge du procès pour prononcer une déclaration de culpabilité. Elle signale que, dans un procès devant juge seul, ce dernier doit motiver sa décision en répondant aux questions en litige et aux principaux arguments des parties. Elle ajoute :
[ traduction ] Pour déterminer si la décision d'un jury est raisonnable ou non, la cour d'appel doit se demander quelle devrait être l'analyse d'un juge pour qu'on puisse en conclure que ce dernier a agi de façon judiciaire. Lorsque, dans les circonstances de l'affaire, nulle analyse judiciaire raisonnable n'aurait pu justifier une déclaration de culpabilité, la cour d'appel est fondée à conclure que le jury n'a pas agi de façon judiciaire en rendant un verdict de culpabilité. [par. 52]
[37] Soit dit en tout respect, la Cour d'appel applique un critère qui est erroné sur le plan du droit et des principes.
[38] Rappelons que le critère applicable en appel pour déterminer si un verdict de culpabilité est raisonnable ou non est clair et bien établi. Il ne s'agit pas de se mettre à la place d'un juge du procès fictif, ni de se demander si, au vu du dossier, ce juge fictif aurait pu formuler des motifs bien fondés en droit à l'appui de la déclaration de culpabilité. Non seulement une telle méthode est contraire à la jurisprudence, mais elle est aussi, de mon point de vue, entachée d'un vice de fond.
[39] L'une des principales raisons d'être de la grande déférence accordée aux conclusions du jury sur la crédibilité des témoins réside dans la présence des jurés au procès et leur audition de la preuve en direct. Il est fort possible que les motifs pour lesquels le jury retient certains éléments de preuve et en écarte d'autres soient directement liés à cette situation privilégiée. En outre, la jurisprudence relative à la suffisance des motifs reconnaît qu'il est souvent difficile, voire impossible, de dire avec précision ce qui a influé sur la conclusion finale tirée relativement à la crédibilité d'un témoignage. Dans R. c. R.E.M. , 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 48-49, la juge en chef McLachlin, se reportant en les approuvant aux motifs des juges Bastarache et Abella dans R. c. Gagnon , 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, a d'ailleurs signalé ce qui suit :
. . . il peut être difficile pour le juge du procès « de décrire avec précision l'enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l'observation et de l'audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits » . . .
. . . il demeure que cet exercice n'est pas nécessairement purement intellectuel et peut impliquer des facteurs difficiles à énoncer. [. . .] Bref, l'appréciation de la crédibilité est un exercice difficile et délicat qui ne se prête pas toujours à une énonciation complète et précise.
[40] Malgré le respect que je porte à la Cour d'appel, j'estime que le critère qu'elle applique n'accorde pas d'importance à ces considérations. Elle tente en effet de trouver une explication à la décision du jury à partir du seul dossier. Ce faisant, elle ne tient compte ni de la difficulté inhérente à l'entreprise, ni de la raison fondamentale pour laquelle l'appréciation de la crédibilité des témoins par le jury commande la déférence. Lorsqu'elle s'affaire à reconstituer le raisonnement du jury à partir du dossier, la Cour d'appel ne bénéficie pas de l'avantage que confère l'audition des témoins en salle d'audience.
[41] Comme le dit notre Cour dans François , lorsqu'on laisse entendre qu'un témoin ne dit pas la vérité à cause d'incohérences, de la possibilité que des faits lui aient été suggérés par autrui ou de l'existence possible de raisons d'avoir inventé l'histoire qui est à l'origine des accusations, le jury doit décider, en fin de compte, s'il y ajoute foi ou non, en totalité ou en partie. « Cette décision repose non pas seulement sur des facteurs comme l'évaluation de l'importance de quelque prétendue incohérence ou raison d'inventer susceptible de faire l'objet d'un examen raisonné par une cour d'appel, mais sur le comportement du témoin et le bon sens des jurés, qui ne peuvent pas être évalués par la cour d'appel » : p. 836‑837.
[42] Par l'adoption de son nouveau critère, la Cour d'appel omet de considérer les conclusions du jury avec suffisamment de déférence et en tenant dûment compte de la totalité de la preuve.
[43] Le traitement que la Cour d'appel réserve à la déclaration de la plaignante au poste de police de Port Elgin constitue un bon exemple. Elle juge très préoccupantes les incohérences entre cette première déclaration et les déclarations et témoignages subséquents. Quatre des cinq incohérences qui, selon elle, soulèvent de sérieux doutes sur la crédibilité de la plaignante tiennent en totalité ou en grande partie à la déclaration initiale : le nombre et la nature des incidents, les endroits où ils se sont produits, les personnes présentes et la nervosité ou l'absence de nervosité de la plaignante à l'idée d'être seule avec l'intimé. Cette façon de voir me paraît problématique sous deux rapports.
[44] Premièrement, il y avait au dossier des éléments de preuve relatifs aux raisons pour lesquelles la déclaration initiale n'avait pas été satisfaisante — des éléments susceptibles d'avoir de l'importance —, et la Cour d'appel a omis d'en tenir compte. Cette dernière relève l'insatisfaction de la GRC quant au déroulement du premier entretien, mais elle ne renvoie pas à la preuve offerte au procès sur les motifs de cette insatisfaction. Je le répète, la preuve présentée au procès a soulevé des interrogations précises sur le déroulement du premier entretien : le caractère potentiellement intimidant d'un poste de police, le fait que le policier était de sexe masculin, le nombre de personnes dans la pièce, la présence de la mère de la plaignante, l'absence d'une relation de confiance avec le policier et le malaise éprouvé par la plaignante pendant l'entretien. Compte tenu de cette preuve, il n'aurait pas été déraisonnable que le jury n'attache pas une grande valeur à la déclaration initiale étant donné les circonstances de son obtention. Le cas échéant, il aurait évidemment accordé peu d'importance aux incohérences entre cette première déclaration et les déclarations et témoignages subséquents.
[45] La deuxième difficulté tient selon moi à ce que, en écartant l'explication des incohérences par la plaignante, la Cour d'appel se livre à un raisonnement conjectural qui n'a pas de fondement dans l'expérience judiciaire. Elle fait mention de l'explication de la plaignante selon laquelle elle ne s'était pas sentie à l'aise de parler à un policier de sexe masculin et d'aborder le sujet devant sa mère. Or, dans l'optique de la Cour d'appel, le malaise et la gêne peuvent expliquer en partie l'omission de révéler certains incidents, mais [ traduction ] « ils n'expliquent pas que la plaignante ait nié formellement que d'autres incidents se soient produits » : par. 66. Dans la même veine, elle conclut, relativement au lieu où s'est produit l'un des incidents, que si le malaise ressenti lors de l'entretien initial peut expliquer les omissions jusqu'à un certain point, « il n'explique pas la négation formelle d'incidents à d'autres endroits » : par. 67.
[46] Soit dit en tout respect, je ne connais aucun fondement tenant aux faits ou à l'expérience judiciaire qui soit susceptible d'étayer la conclusion que le malaise ou la gêne éprouvés par un témoin lors d'un entretien peuvent expliquer certaines incohérences, mais pas d'autres. J'estime plutôt qu'il était loisible au jury d'ajouter foi à l'explication de la plaignante, en totalité ou en partie.
[47] La Cour d'appel substitue également à tort son opinion à celle du jury sur d'autres points. À partir du dossier, elle applique à nouveau le critère d'appréciation du doute raisonnable à la lumière du témoignage de l'intimé énoncé dans R. c. W. (D.) , [1991] 1 R.C.S. 742. Elle juge la dénégation de l'intimé digne de foi parce qu'aucun élément de la transcription ne permet de la mettre en doute et que le poursuivant n'a pu relever quoi que ce soit de singulier chez l'intimé lors de son témoignage. J'estime cependant que ce raisonnement omet de tenir compte de la situation désavantageuse d'un tribunal d'appel lorsqu'il s'agit de tirer ce type de conclusions et qu'il met à mal la situation et le rôle uniques du jury dans l'appréciation de la crédibilité des témoins.
[48] Soucieuse à juste titre de se livrer à un examen approfondi du dossier, la Cour d'appel commet toutefois une erreur en n'appliquant pas le bon critère juridique. Elle commet également l'erreur de ne pas manifester suffisamment de déférence à l'égard des conclusions du jury sur la crédibilité.
IV. Dispositif
[49] Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée au procès.
Pourvoi accueilli et déclaration de culpabilité rétablie.
Procureur de l'appelante : Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, St. John's.
Procureurs de l'intimé : Simmonds & Partners Defence, St. John's; Crystal Cyr Avocats, Ottawa.