COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Punko, 2012 CSC 39
Date : 20120720
Dossier : 34135, 34193
Entre :
John Virgil Punko
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Et entre :
Randall Richard Potts
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 23)
Motifs concordants :
(par. 24 à 31)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)
Le juge Fish
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. punko
John Virgil Punko Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
‑ et ‑
Randall Richard Potts Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Punko
Nos du greffe : 34135, 34193.
2012 : 21 mars; 2012 : 20 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Kirkpatrick et Groberman), 2011 BCCA 55, 299 B.C.A.C. 235, 508 W.A.C. 235, 266 C.C.C. (3d) 316, 330 D.L.R. (4th) 399, [2011] B.C.J. No. 199 (QL), 2011 CarswellBC 195, qui a infirmé une décision du juge Leask, 2010 BCSC 70, 251 C.C.C. (3d) 232, [2010] B.C.J. No. 82 (QL), 2010 CarswellBC 105. Pourvois rejetés.
Gil D. McKinnon, c.r., et Larry Fleming, pour l’appelant John Virgil Punko.
Bonnie Craig et Jeffrey Ray, pour l’appelant Randall Richard Potts.
W. Paul Riley et Martha M. Devlin, c.r., pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis rendu par
La juge Deschamps —
[1] Les présents pourvois portent sur l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, telle que l’a clarifiée la Cour dans R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316, et ce, dans le contexte d’un procès devant jury qui soulève plus d’une question. La question précise en litige dans le pourvoi peut être formulée comme suit : le ministère public est‑il préclus de présenter des éléments de preuve visant à établir que l’East End Chapter des Hells Angels (« Hells Angels ») est une organisation criminelle, parce que cette question a déjà reçu une réponse défavorable au ministère public dans un procès antérieur tenu devant un jury? Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’y répondre par la négative et de rejeter les pourvois.
I. Faits et historique judiciaire
[2] Une enquête à multiples volets, échelonnée sur plusieurs années, que la Gendarmerie royale du Canada a menée sur les activités des Hells Angels a permis de mettre au jour un vaste éventail d’actes susceptibles de constituer des infractions criminelles. Les poursuites relatives à certaines des infractions relevaient du ministère public provincial, alors que d’autres relevaient du ministère public fédéral.
[3] Le procès relatif aux poursuites provinciales a eu lieu en 2008, en Cour suprême de la Colombie‑Britannique, devant le juge Romilly et un jury. Les appelants, John Virgil Punko et Randall Richard Potts, et deux autres personnes, Jean Joseph Violette et Ronaldo Lising, ont été jugés ensemble pour diverses accusations d’extorsion, de profération de menaces, d’incitation à commettre un méfait et de possession illégale de substances explosives et d’armes à feu. On leur reprochait d’avoir commis certaines de ces infractions au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, en l’occurrence les Hells Angels, ou en association avec elle. En juillet 2009, à l’issue d’un procès de dix mois, un jury a déclaré chacun des quatre accusés coupable de plusieurs infractions; il les a cependant tous acquittés des chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle. Le juge Romilly a exposé ses motifs de détermination des peines en deux temps, d’abord à l’égard de MM. Punko, Potts et Lising (R. c. Violette, 2009 BCSC 1025, [2009] B.C.J. No. 1940 (QL)), puis à l’égard de M. Violette (R. c. Violette, 2009 BCSC 1557 (CanLII), [2009] B.C.J. No. 2262 (QL)).
[4] Une poursuite fédérale avait été autorisée dans l’intervalle. Les appelants ont été inculpés individuellement de diverses infractions liées aux drogues et on leur reprochait de nouveau d’avoir commis les infractions décrites dans certains des chefs d’accusation — production et trafic d’une substance désignée (méthamphétamine) — au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle (les Hells Angels), ou en association avec elle. L’affaire avait été inscrite au rôle et le procès concernant les infractions liées aux drogues devait se dérouler devant le juge Leask, de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, sans jury. Le 26 novembre 2009, les appelants ont présenté au juge Leask, avant le procès, des requêtes dans lesquelles ils soutenaient que le ministère public était préclus de présenter des éléments de preuve pour démontrer que les Hells Angels étaient une organisation criminelle, parce que cette question avait déjà été tranchée par le jury dans le cadre de la poursuite intentée par le ministère public provincial.
[5] Le juge Leask a fait droit aux requêtes des appelants (2010 BCSC 70, 251 C.C.C. (3d) 232). Il a conclu que la norme devant servir à déterminer si une question a déjà été tranchée dans une instance antérieure pour l’application de la préclusion est celle de la [traduction] « prépondérance des probabilités » (par. 28). Pour décider s’il y avait préclusion découlant d’une question déjà tranchée en l’espèce, le juge Leask a examiné les circonstances générales de l’affaire. Premièrement, il a tenu compte du fait que le jury avait terminé ses délibérations peu de temps après avoir posé une question au juge Romilly au sujet de la définition d’une organisation criminelle (par. 43). Deuxièmement, le juge Leask a souligné que, dans ses motifs de détermination des peines, le juge Romilly avait conclu que M. Potts avait détenu des armes pour le compte des Hells Angels (par. 57) et que M. Violette avait agi en leur nom (par. 69). En ce qui concerne cette deuxième considération, le juge Leask estimait que le juge Romilly avait conclu que le jury avait acquitté MM. Punko et Potts des chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle parce qu’il n’était pas convaincu que les Hells Angels étaient une organisation criminelle (par. 75). Le juge Leask a conclu que le ministère public était préclus de présenter, au procès tenu devant lui, des éléments de preuve visant à établir que les Hells Angels étaient une organisation criminelle. Le ministère public a interjeté appel de cette décision.
[6] La Cour d’appel a accueilli les appels et ordonné la tenue d’un nouveau procès (2011 BCCA 55, 299 B.C.A.C. 235). S’exprimant au nom de la cour, la juge Kirkpatrick a conclu que le juge Leask avait eu tort de considérer la question de savoir si une question avait été tranchée dans une instance antérieure sous l’angle du fardeau de la preuve, vu qu’il s’agit en fait [traduction] « d’une question de logique et de droit » (par. 82). Selon la juge Kirkpatrick, puisque les jurés étaient peut‑être arrivés individuellement à leur verdict par des chemins différents, on ne pouvait affirmer que la seule explication rationnelle du verdict d’acquittement était que le jury avait conclu que les Hells Angels n’étaient pas une organisation criminelle (par. 85). De plus, ni la nature de la question du jury et le moment où il l’a posée, ni les motifs du juge chargé d’infliger les peines ne permettaient à un tribunal de conclure dans une instance ultérieure que le jury avait forcément tranché la question de savoir si les Hells Angels étaient une organisation criminelle. De l’avis de la juge Kirkpatrick, les motifs de détermination de la peine ne [traduction] « mentionnent pas sans équivoque la conclusion pertinente servant de fondement à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée » (par. 93).
II. La portée de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en contexte criminel
[7] Dans l’affaire Mahalingan, notre Cour devait décider s’il fallait conserver, en droit criminel canadien, la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Notre Cour a décidé à la majorité qu’il fallait la conserver, mais sous une forme restreinte. Ce ne sont pas toutes les questions soulevées dans un procès antérieur qui peuvent donner lieu à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le ministère public est plutôt seulement préclus de remettre en cause les questions tranchées en faveur de l’accusé dans le procès antérieur (par. 22, 31 et 33). Par ailleurs, « [l]es conclusions du juge du procès ou l’acquittement doivent nécessairement impliquer » qu’une question a été tranchée en faveur de l’accusé (par. 52).
[8] Pour appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque le procès antérieur s’est tenu devant un jury, « [i]l faut [. . .] se demander si le verdict d’acquittement suppose logiquement l’existence d’une conclusion favorable à l’accusé » (Mahalingan, par. 53 (je souligne)), et non si les circonstances générales de l’affaire portent à croire que le jury a tranché la question en faveur de l’accusé. Par conséquent, des facteurs tels que les questions posées par le jury, le moment où celui‑ci a rendu son verdict ou les conclusions tirées par le juge chargé d’infliger la peine ne sont pas directement pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si le jury a tranché une question en faveur de l’accusé. Ces facteurs ne peuvent être utilisés que pour renforcer la conclusion d’un raisonnement consistant à déterminer si la résolution de la question était logiquement nécessaire. Dans les cas où il ressort du dossier et des allégations des parties qu’il existe plus d’une explication logique au verdict du jury et où l’une de ces explications n’exige pas que le jury ait résolu la question pertinente en faveur de l’accusé, le verdict ne pourra servir de fondement valable à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Une approche qui incite les juges à s’interroger sur les délibérations intérieures et le raisonnement des jurés doit être rejetée.
[9] Je suis donc d’avis, tout comme la Cour d’appel, que le juge Leask a commis une erreur de droit en tirant des inférences selon la prépondérance des probabilités — une norme de preuve — , plutôt que de se demander si l’acquittement supposait logiquement une conclusion concernant la nature criminelle de l’organisation — une norme fondée sur la logique et le droit.
[10] M. Potts soutient que l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut s’appuyer sur l’acceptation d’un fait par le juge chargé de la détermination de la peine en application de l’art. 724 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« C. cr. »). Cette disposition est rédigée ainsi :
724. (1) Le tribunal peut, pour déterminer la peine, considérer comme prouvés les renseignements qui sont portés à sa connaissance lors du procès ou dans le cadre des procédures de détermination de la peine et les faits sur lesquels le poursuivant et le délinquant s’entendent.
(2) Le tribunal composé d’un juge et d’un jury :
a) considère comme prouvés tous les faits, exprès ou implicites, essentiels au verdict de culpabilité qu’a rendu le jury;
b) à l’égard des autres faits pertinents qui ont été révélés lors du procès, peut les accepter comme prouvés ou permettre aux parties d’en faire la preuve.
. . .
À l’appui de sa prétention, M. Potts cite un passage de l’arrêt Mahalingan, où la Cour affirme que « [l’accusé] n’[a] pas à répondre à des allégations de droit ou de fait déjà résolues en sa faveur dans une décision judiciaire au fond » (par. 39). Dans le contexte d’un procès devant jury soulevant plus d’une question, je ne peux accepter la thèse voulant que les constatations de fait du juge de détermination de la peine soient déterminantes pour l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
[11] Lorsqu’une constatation de fait est nécessaire à la détermination de la peine, mais n’est incluse ni expressément ni implicitement dans le verdict du jury, le juge chargé d’infliger la peine doit faire lui-même cette constatation (al. 724(2)b) C. cr.). Celle‑ci ne constitue cependant pas une décision judiciaire au fond; elle ne constitue une décision judiciaire qu’aux fins de la détermination de la peine. Le fond d’une affaire jugée par un jury tient aux questions que les jurés peuvent examiner pour rendre leur verdict. Ce n’est pas au juge chargé de la détermination de la peine, mais au jury de rendre des décisions judiciaires au fond. Les jurés doivent arriver à un résultat unanime en se fondant sur la preuve. Pour ce faire, ils doivent tirer leurs propres conclusions sur le fond. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique uniquement lorsque l’unanimité du jury sur une question ressort du raisonnement consistant à déterminer si sa résolution était logiquement nécessaire.
[12] Le juge chargé d’infliger la peine doit également considérer comme prouvés les faits qui se dégagent implicitement du verdict de culpabilité rendu par le jury (al. 724(2)a) C. cr.). Il ne s’agit alors pas de constatations de fait du juge chargé de la détermination de la peine, mais simplement de son explication des faits sur lesquels le jury s’est nécessairement fondé pour déclarer l’accusé coupable. Le juge chargé de la détermination de la peine n’est pas tenu de trouver une explication à un verdict d’acquittement rendu par le jury ou de tirer des conclusions à son égard. Toute observation qu’il fait à ce sujet peut révéler son point de vue personnel, mais il ne s’agit pas d’une décision qui lie le juge saisi d’une requête ultérieure fondée sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans tous les cas, le juge présidant l’instance ultérieure doit décider si l’explication que le juge chargé d’infliger la peine a donnée du verdict du jury satisfait à la norme de la nécessité logique. Les conclusions du juge de détermination de la peine concernant les constatations du jury dans un procès soulevant plus d’une question ne peuvent être utilisées pour contourner la norme de la nécessité logique, établie dans l’arrêt Mahalingan; elles ne peuvent servir qu’à confirmer une conclusion découlant de l’application de cette norme.
III. Application aux faits
[13] À l’issue du premier procès, présidé par le juge Romilly, le jury a acquitté les quatre accusés de tous les chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle. Le juge Leask s’est dit convaincu selon la prépondérance des probabilités, étant donné les motifs de détermination de la peine du juge Romilly, la question posée par le jury et le moment où celui‑ci a rendu son verdict, que le jury devait avoir acquitté les accusés pour le motif que les Hells Angels n’étaient pas une organisation criminelle. Cependant, au vu de l’arrêt Mahalingan, il faut plutôt se demander si la conclusion que les Hells Angels ne sont pas une organisation criminelle constitue la seule inférence logique qu’un juge peut tirer du verdict du jury. Un examen des parties pertinentes de la transcription du procès devant jury révèle que tel n’est pas le cas.
[14] Dans leur exposé final au jury sur les chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle, les avocats de MM. Punko, Potts et Lising ont chacun présenté deux moyens de défense distincts. Premièrement, ils ont affirmé que le ministère public n’avait pas réussi à prouver que les Hells Angels étaient une organisation criminelle. Deuxièmement, ils ont soutenu qu’aucune des infractions matérielles n’avait été commise au profit ou sous la direction des Hells Angels, ou en association avec eux.
[15] Dans son exposé au jury, le juge Romilly a indiqué que le ministère public devait prouver hors de tout doute raisonnable les cinq éléments énumérés ci‑après à l’égard de tous les chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle :
(i) l’accusé a commis l’infraction matérielle;
(ii) les Hells Angels étaient une organisation criminelle au cours de la période indiquée dans le chef d’accusation;
(iii) l’accusé savait que les caractéristiques des Hells Angels étaient celles d’une organisation criminelle au cours de la période indiquée dans le chef d’accusation;
(iv) l’accusé a commis l’infraction au profit ou sous la direction des Hells Angels, ou en association avec eux;
(v) l’accusé a commis l’infraction dans l’intention de la commettre au profit ou sous la direction des Hells Angels, ou en association avec eux.
Le juge Romilly a dit au jury qu’il devait rendre un verdict de non‑culpabilité s’il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable de chacun de ces éléments. Il a également indiqué aux jurés que, s’ils acquittaient l’accusé de l’infraction matérielle sous‑jacente, ils étaient tenus de le reconnaître non coupable du chef d’accusation connexe d’infraction d’organisation criminelle. L’obligation du ministère public de prouver cinq éléments signifiait que, si le jury déclarait l’accusé coupable de l’infraction matérielle, quatre autres motifs étaient encore susceptibles de justifier un verdict de non‑culpabilité à l’égard du chef d’accusation connexe d’infraction d’organisation criminelle.
[16] D’après les arguments soulevés par la défense, que le juge Romilly a résumés pour le jury, ce dernier devait trancher deux questions principales relativement à chaque chef d’accusation d’infraction d’organisation criminelle s’il déclarait l’accusé coupable de l’infraction sous‑jacente : il devait décider (1) si les Hells Angels étaient une organisation criminelle, et (2) si l’infraction sous‑jacente avait été commise au profit ou sous la direction des Hells Angels, ou en association avec eux.
[17] Les parties n’ont pas soutenu que le juge Romilly avait présenté au jury des moyens de défense dépourvus de fondement probant ou non « vraisemblables » (voir l’arrêt R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3). M. Punko a affirmé devant notre Cour que son [traduction] « moyen de défense principal » contre les accusations d’infractions d’organisation criminelle était que le ministère public n’avait pas réussi à prouver que les Hells Angels étaient une organisation criminelle (m.a., au par. 21), mais que :
[traduction] [l]es appelants et Lising avaient proposé au jury un autre motif de les acquitter des chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle en soutenant que, s’ils avaient commis les infractions matérielles, ils ne les avaient pas commises « au profit ou sous la direction [des Hells Angels], ou en association avec [eux] ». [m.a., au par. 23]
[18] En résumé, il y a au moins deux explications logiques au verdict de non‑culpabilité pour chacun des chefs d’accusation d’infraction d’organisation criminelle. Cela signifie qu’un juge ne peut inférer du verdict du jury, comme l’exige l’arrêt Mahalingan, que les jurés ont nécessairement conclu que les Hells Angels n’étaient pas une organisation criminelle. Comme l’a souligné l’avocat de M. Punko, un verdict d’acquittement pouvait être prononcé en empruntant deux voies distinctes.
[19] Le juge Leask a accordé un poids considérable à la conclusion du juge Romilly que M. Potts avait détenu des armes pour les Hells Angels et que M. Violette avait agi en leur nom. Cependant, peu importe que le juge Romilly ait alors constaté lui-même des faits en vertu de l’al. 724(2)b) C. cr. ou qu’il ait interprété le verdict du jury, cette conclusion n’aide pas les appelants à établir qu’il y a préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Premièrement, comme je l’ai mentionné plus tôt, les faits que le juge chargé de déterminer la peine constate à cette fin en vertu de l’al. 724(2)b) ne peuvent servir de fondement valable à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Deuxièmement, aucune constatation de fait qui se dégagerait implicitement du verdict du jury, selon l’explication qu’en donne le juge de détermination de la peine, ne peut remplacer la conclusion tirée par un juge sur présentation d’une requête en préclusion que la question a déjà été tranchée en faveur de l’accusé, suivant la norme de la nécessité logique. Il importe de souligner ici que, comme les constatations du juge Romilly ne peuvent découler que de la décision du jury d’acquitter les accusés des chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle, elles ne peuvent avoir été faites en application de l’al. 724(2)a). Quoi qu’il en soit, il est impossible d’affirmer que les constatations du juge Romilly découlent nécessairement de l’acquittement, puisqu’il existait au moins deux explications logiques aux acquittements prononcés par le jury relativement aux chefs d’accusation d’infractions d’organisation criminelle. Lorsqu’il a examiné les requêtes fondées sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le juge Leask ne pouvait conclure que le verdict d’acquittement prononcé par le jury supposait logiquement la constatation que les Hells Angels n’étaient pas une organisation criminelle. Les constatations de fait du juge Romilly nous éclairent seulement sur son propre raisonnement, et non sur celui des jurés, et elles n’offrent pas l’appui que le juge Leask a trouvé en elles.
[20] M. Punko invoque une raison de principe pour justifier en l’espèce l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Il affirme que, comme le ministère public provincial a soutenu avec succès devant le juge Romilly à l’audience de détermination de la peine que les accusés avaient agi pour le compte des Hells Angels, le ministère public fédéral devrait, en principe, être tenu de reconnaître que le jury les a acquittés parce qu’il avait un doute raisonnable pour ce qui est de savoir si les Hells Angels étaient une organisation criminelle. De l’avis de M. Punko, il est inéquitable envers les accusés que le ministère public fédéral soutienne maintenant que les Hells Angels sont une organisation criminelle (d.a., aux par. 122 à 124).
[21] À mon avis, si les positions des ministères publics fédéral et provincial soulèvent une question d’équité, celle‑ci ne peut être résolue par l’application de la doctrine restreinte de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. En droit criminel canadien, cette préclusion garantit seulement à l’accusé qu’il n’aura pas à répondre à des questions déjà tranchées en sa faveur. Si la conduite du ministère public en l’espèce était jugée suffisamment répréhensible, la doctrine de l’abus de procédure pourrait offrir une protection contre la remise en cause d’une question. De plus, si la poursuite fédérale se solde par un verdict de culpabilité quelconque, le juge chargé de déterminer la peine pourra tenir compte de toutes les circonstances de la déclaration de culpabilité, y compris de la peine infligée par le juge Romilly, s’il est d’avis que les accusations sont interreliées (al. 725(1)c) C. cr.).
[22] En conclusion, il semble utile de rappeler la mention, dans l’arrêt Mahalinghan (aux par. 24 et 54), du fait qu’il est rare, dans le cas d’un procès devant jury soulevant plus d’une question, qu’un acquittement serve de fondement à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée parce qu’un tel verdict pourra souvent être expliqué de plus d’une façon et que les jurés pourront avoir emprunté individuellement des chemins différents pour parvenir à un verdict unanime. Les présents pourvois illustrent bien cette situation.
[23] Je suis d’avis de rejeter les pourvois.
Version française des motifs rendus par
Le juge Fish —
[24] Sauf en ce qui concerne la réserve suivante, je souscris aux motifs et à la conclusion de la juge Deschamps.
[25] Contrairement à ma collègue, et soit dit avec égards, je ne trancherais pas en l’espèce la question de savoir si, en principe, la constatation d’un fait par le tribunal qui détermine la peine en application de l’al. 724(2)b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, peut donner ouverture à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
[26] Dans le cadre d’un procès devant juge et jury, comme celui tenu dans la présente affaire, il appartient au jury de faire les constatations de fait pertinentes pour rendre son verdict. Par contre, en ce qui concerne les « autres faits pertinents qui ont été révélés lors du procès », le Code criminel permet expressément au tribunal qui détermine la peine, de « les accepter comme prouvés ou [de] permettre aux parties d’en faire la preuve » (al. 724(2)b)).
[27] Aucune raison de principe ne permet selon moi d’affirmer, comme le fait la juge Deschamps, que pareille constatation de fait — expressément prévue par le Code et faite de façon indépendante par le tribunal compétent — ne pourrait jamais donner ouverture à la préclusion et empêcher le ministère public de remettre en cause la question visée dans une procédure ultérieure.
[28] Restreindre cette doctrine, comme le fait ma collègue, ouvre la voie à des décisions judiciaires contradictoires, toutes censément définitives et rendues dans une instance entre les mêmes parties. Lorsque la première constatation est favorable à l’accusé, c’est précisément ce genre d’incompatibilité qui compromet l’intégrité et la cohérence du système de justice criminelle (R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316, par. 45).
[29] Cela dit, les accusés en l’espèce ne répondent pas aux conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Bien que le juge Romilly ait constaté hors de tout doute raisonnable, en application de l’al. 724(2)b) du Code, que M. Potts détenait des armes « pour » l’East End Chapter des Hells Angels, il n’a tiré aucune conclusion quant à savoir si les Hells Angels étaient une organisation criminelle.
[30] Une conclusion judiciaire qui n’a pas été tirée ne peut assurément pas donner ouverture à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
[31] Comme je l’ai mentionné au début de mes motifs, je souscris pour le reste aux motifs de la juge Deschamps et je suis d’avis de trancher le pourvoi comme elle le propose.
Pourvois rejetés.
Procureurs de l’appelant John Virgil Punko : Gil D. McKinnon, Vancouver; Larry Fleming, Edmonton.
Procureur de l’appelant Randall Richard Potts : Bonnie Craig, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Vancouver.