COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30
Date : 20120622
Dossier : 34060
Entre :
Ville de Westmount
Appelante
et
Richard Rossy, Sharon Rossy, Justin Rossy, Luke Rossy, Nicholas Rossy et
Société de l’assurance automobile du Québec
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 55)
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Abella, Cromwell et Karakatsanis)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
westmount (ville) c. rossy
Ville de Westmount Appelante
c.
Richard Rossy,
Sharon Rossy, Justin Rossy, Luke Rossy, Nicholas Rossy et
Société de l’assurance automobile du Québec Intimés
Répertorié : Westmount (Ville) c. Rossy
No du greffe : 34060.
2012 : 13 février; 2012 : 22 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Dufresne et Cournoyer (ad hoc)), 2010 QCCA 2131, [2010] R.J.Q. 2338, [2010] J.Q. no 12046 (QL), 2010 CarswellQue 12485, qui a infirmé une décision du juge Reimnitz, 2008 QCCS 4471 (CanLII), [2008] J.Q. no 9318 (QL), 2008 CarswellQue 9489. Pourvoi accueilli.
André Legrand et Dominic Dupoy, pour l’appelante.
Julius H. Grey, Politimi Karounis et Lynne‑Marie Casgrain, pour les intimés Richard Rossy et autres.
Personne n’a comparu pour l’intimée la Société de l’assurance automobile du Québec.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
[1] Le pourvoi résulte d’un tragique accident. En août 2006, un arbre situé dans la ville de Westmount (la « Ville », l’« appelante ») est tombé sur le véhicule dans lequel se trouvait Gabriel Anthony Rossy et l’a tué. Les parents et les trois frères de ce dernier (les « intimés ») ont intenté un recours en dommages‑intérêts contre l’appelante en se fondant sur la responsabilité civile qui lui incomberait, selon eux, aux termes du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64. Notre Cour doit se prononcer sur la recevabilité de cette action. Si la situation relève du régime d’assurance automobile du Québec, toute indemnisation découlant de l’incident est régie par ce régime, ce qui ferait obstacle à un recours civil. Pour que l’action relève du régime en question et empêche donc les intimés de poursuivre la Ville, le décès de M. Rossy doit avoir découlé d’un « accident » au sens de la Loi sur l’assurance automobile, L.R.Q., ch. A‑25 (la « Loi »), c’est‑à‑dire un événement au cours duquel des blessures ou un préjudice ont été « causé[s] par une automobile, par son usage ou par son chargement » (art. 1, « préjudice causé par une automobile »). Tel est le cœur du présent pourvoi.
[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le recours intenté par les intimés est irrecevable. L’incident a été un « accident » au sens de la Loi. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter le recours intenté contre la Ville.
II. Les faits
[3] Les faits de l’espèce sont simples. Selon la preuve dont nous disposons, un soir de l’été 2006, M. Rossy a été tué lorsqu’un arbre est tombé sur le véhicule qu’il conduisait. Les intimés se sont adressés à la Cour supérieure du Québec et ont intenté un recours contre la Ville, en sa qualité de propriétaire de l’arbre. Ils alléguaient que cette dernière n’avait pas bien entretenu l’arbre en question. Les intimés ont explicitement soutenu que [traduction] « [l]a cause de l’incident n’a absolument rien à voir avec l’usage de l’automobile [et que] la responsabilité n’est pas exclue par le régime québécois d’assurance automobile sans égard à la responsabilité » (d.a., p. 30).
[4] La Ville a demandé le rejet de l’action en application du par. 165(4) et de l’art. 75.1 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25. Elle a soutenu que le préjudice résultait d’un accident causé par une automobile et que toute indemnisation pour le préjudice à la personne était donc régie par la Loi. Puisque, selon elle, le régime d’assurance automobile s’applique, elle soutient que les intimés ne pouvaient pas la poursuivre en vertu du droit général de la responsabilité civile.
III. Historique judiciaire
A. La Cour supérieure du Québec, le juge Reimnitz, 2008 QCCS 4471 (CanLII)
[5] Le juge des requêtes a d’abord exposé les principes applicables qui se dégagent de la jurisprudence et d’autres sources. Il a souligné que la Loi est une loi remédiatrice à caractère social à laquelle il faut donner tout son effet. Ainsi, il faut lui donner une interprétation large et libérale pour favoriser la réalisation de son objet principal, soit, indemniser les victimes d’accidents de la route en général. Cette interprétation doit cependant rester plausible et logique eu égard au libellé de la Loi.
[6] Le juge des requêtes a mentionné que, pour qu’un accident tombe sous le coup de la Loi, il doit se produire dans le cours normal de l’usage du véhicule. Dans de tels cas, il n’y a pas lieu de rechercher le lien de causalité traditionnel. Citant la Cour d’appel dans Productions Pram Inc. c. Lemay, [1992] R.J.Q. 1738 (C.A.), il a souscrit aux commentaires du juge Baudouin à la p. 1741 :
[L]e lien de causalité requis par la loi est un lien sui generis et [. . .] il est vain, pour le qualifier, de s’enfermer dans les constructions doctrinales traditionnelles de la causa causans, causa proxima, causalité adéquate, causalité immédiate ou équivalence des conditions. Ces théories sont d’un grand secours en droit commun, notamment lorsqu’il s’agit, pour le juge, d’évaluer le rapport causal entre la faute et le dommage. Elles ne le sont pas ici.
[7] De plus, il n’est pas nécessaire que le véhicule joue un rôle actif pour causer le préjudice. En effet, l’article premier de la Loi réfère non pas uniquement au préjudice « causé par une automobile » mais aussi à celui « causé [. . .] par son usage ou par son chargement ». Par conséquent, le juge des requêtes a jugé qu’il n’était pas nécessaire que le préjudice soit causé directement par le véhicule lui‑même, à condition qu’il découle du cadre général de l’usage du véhicule. Selon lui, exiger qu’une victime prouve que le véhicule a été la cause véritable du préjudice lui ferait porter un fardeau indu qui contrecarrerait l’objet de la Loi, soit l’indemnisation.
[8] Finalement, le juge des requêtes a souligné que les décisions de la Cour suprême invoquées par la Ville — Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405; Citadel General Assurance Co. c. Vytlingam, 2007 CSC 46, [2007] 3 R.C.S. 373; Lumbermens Mutual Casualty Co. c. Herbison, 2007 CSC 47, [2007] 3 R.C.S. 393 — n’étaient pas fondées sur la même loi.
[9] Pour ces motifs, le juges des requêtes a accueilli la requête de la Ville et rejeté l’action en se fondant sur les principes énoncés dans Pram.
B. La Cour d’appel du Québec, les juges Thibault, Dufresne et Cournoyer (ad hoc), 2010 QCCA 2131, [2010] R.J.Q. 2338
[10] La Cour d’appel a circonscrit comme suit la question en litige : puisqu’il est tenu pour acquis que les faits allégués dans la déclaration originale sont vrais, quel est le régime légal applicable, la Loi ou le droit civil général en matière de responsabilité énoncé dans le Code civil du Québec?
[11] La Cour d’appel a d’abord souligné que la question de l’existence d’un lien de causalité, soit de savoir si le « préjudice [a été] causé par une automobile » au sens de la Loi, est une question « de logique et de fait » (par. 14). Il s’agit, l’a rappelé la Cour d’appel, d’un des six principes élaborés par le juge Baudouin de la Cour d’appel dans l’arrêt Pram.
[12] La Cour d’appel a reconnu que la Loi vise à indemniser le préjudice causé par une automobile. Elle était toutefois aussi d’avis que ce texte législatif n’a pas été conçu pour soustraire toutes les situations où la victime se trouvait dans un véhicule aux règles de responsabilité civile. Elle a cité plusieurs décisions dans lesquelles la Loi a été jugée inapplicable. Or, selon la Cour d’appel, ces décisions démontrent que « les tribunaux ont fait un bon usage de la logique et du sens commun compte tenu des faits de chaque cause » (par. 30).
[13] La Cour d’appel a conclu que le préjudice subi par les intimés n’a pas été causé par une automobile, par son usage ou par son chargement. Elle a accueilli le pourvoi et autorisé la continuation de la cause en Cour supérieure. La Cour d’appel a affirmé que, conformément à un courant de jurisprudence, un préjudice n’est pas un « préjudice causé par une automobile » seulement parce qu’une victime se trouve dans le véhicule au moment de l’accident. Elle a convenu que pour trancher la requête, il fallait tenir pour acquis que les allégations des intimés étaient avérées. Cela étant dit, contrairement au juge des requêtes, la Cour d’appel a conclu que les allégations menaient à la conclusion selon laquelle rien ne liait les préjudices corporels subis par M. Rossy au fait qu’il se trouvait dans un véhicule :
Au stade d’une requête en rejet d’action, les allégations de la procédure prennent une importance cruciale puisqu’elles doivent être tenues pour avérées. Ici, la famille Rossy allègue, aux paragraphes 4 et 5 de sa requête introductive d’instance, que le décès de Gabriel Anthony a comme unique cause la chute d’un arbre, d’une part, et que la Ville est responsable du préjudice subi en raison d’un défaut d’entretien de cet arbre dont elle est propriétaire, d’autre part. Certes, le jeune homme était à bord d’une automobile lorsque l’arbre s’est abattu sur celle‑ci, mais rien ne permet de relier le préjudice qu’il a subi au fait qu’il était dans une automobile. Celle‑ci ne constituait que l’habitacle où il se trouvait lors de la chute de l’arbre. Il aurait aussi bien pu être à pied, à bicyclette, en patins à roues alignées, etc. et il aurait subi le même préjudice. En revanche, la solution aurait été différente si, par exemple, en raison de la chute de l’arbre, l’automobile dans laquelle circulait Gabriel Anthony avait percuté cet arbre ou avait dévié de son chemin pour être impliqué dans un accident. [par. 40]
IV. Analyse
A. La question en litige
[14] La principale question en litige dans le présent pourvoi porte sur la portée de la Loi et sur celle de savoir si la demande des intimés doit échouer du fait que la Loi s’applique bel et bien en l’espèce. Pour y répondre, il faudra déterminer si « le préjudice [a été] causé par une automobile, par son usage ou par son chargement » au sens de l’article premier de la Loi.
[15] Le présent dossier a été porté devant les tribunaux pour que ces derniers tranchent une requête en rejet d’une action en dommages‑intérêts, requête présentée en application de l’art. 75.1 et du par. 165(4) du Code de procédure civile. Puisqu’il s’agit d’une question procédurale préliminaire, la Cour d’appel a eu raison de souligner que pour déterminer si l’affaire est visée par le régime législatif, la cour doit tenir pour avérés les faits allégués par les intimés dans la procédure introductive d’instance compte tenu du libellé du par. 165(4) du Code de procédure civile. En application de l’art. 75.1, la Cour peut prendre connaissance de la transcription des interrogatoires au préalable des parties pour l’aider à déceler quels sont les faits allégués. Même si l’art. 75.1 a été abrogé en 2009 (L.Q. 2009, ch. 12, art. 3), il était encore en vigueur au moment où la requête a été entendue par la Cour supérieure.
[16] En l’espèce, la transcription des interrogatoires au préalable indique que selon le témoignage d’un des intimés, M. Rossy était [traduction] « sur la route, en train de conduire » lorsque l’accident s’est produit (d.a., p. 113). La preuve ne permet pas de déterminer clairement si le véhicule était stationnaire ou en train de traverser un carrefour au moment de l’impact. Cependant, il ne semble pas contesté que M. Rossy se déplaçait du point A vers le point B lorsque l’accident s’est produit. La Cour est appelée à déterminer si l’application du régime législatif fait échec à la poursuite civile intentée par les intimés sur la base de ces faits.
B. Le régime législatif
(1) Les faits
[17] La Loi est entrée en vigueur en 1978. Elle répondait à l’insatisfaction grandissante à l’égard du système de responsabilité civile en place à l’époque pour régler les litiges découlant d’accidents de la route. En 1971, le gouvernement du Québec avait mis sur pied un comité chargé de lui faire rapport après avoir étudié la réelle indemnisation des victimes d’accidents d’automobile, que ce soit au terme de recours civils ou en vertu du régime d’assurance en place. Selon le rapport du comité, un grand nombre de ces victimes n’étaient pas indemnisées; il pouvait s’écouler des années avant qu’elles n’obtiennent réparation et le coût des procédures de recouvrement pouvait atteindre des dizaines de milliers de dollars (voir p. ex. D. Gardner, « L’interprétation de la portée de la Loi sur l’assurance automobile: un éternel recommencement » (2011), 52 C. de D. 167; T. Rousseau‑Houle, « Le régime québécois d’assurance automobile, vingt ans après » (1998), 39 C. de D. 213; Québec (Procureur général) c. Villeneuve, [1996] R.J.Q. 2199 (C.A.), p. 2205, le juge Brossard).
[18] Le gouvernement québécois a donc mis sur pied un régime public d’assurance automobile sans égard à la responsabilité géré par la Société de l’assurance automobile du Québec (la « SAAQ »). Ce nouveau régime vise avant tout à indemniser les victimes des accidents de la route en cas de décès ou de préjudice corporel, et ce, sans égard à la responsabilité. Les dispositions de la Loi qui figurent sous le Titre II éliminent les dépenses et l’incertitude relatives aux recours civils et privés en dommages‑intérêts. Cependant, l’autre portion du régime, soit celle décrite au Titre III, concerne le préjudice matériel causé par les automobiles. Ce régime est toujours fondé sur la responsabilité en plus d’exiger la souscription de contrats d’assurance responsabilité privés pour couvrir ces dommages (Bédard c. Royer, [2003] R.J.Q. 2455, p. 2460, par. 24, le juge Gendreau; J.‑L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007) vol. I, Principes généraux, p. 929‑35).
[19] L’objet de la Loi a été décrit comme suit par le juge Baudouin dans Pram :
[La Loi] a essentiellement pour but de veiller à ce que les victimes d’accidents d’automobile soient indemnisées sans égard à la responsabilité pour leurs dommages corporels. Elle retire aussi l’arbitrage des dommages aux tribunaux judiciaires et le confie à la Société de l’assurance automobile du Québec. [p. 1740]
En interprétant les dispositions en cause, la Cour doit garder à l’esprit les objectifs que vise la Loi, l’intention du législateur qu’elle ait une portée large, ainsi que le contexte dans lequel elle a vu le jour.
[20] Aux termes des dispositions de la Loi reproduites en annexe, les intimés auraient droit à une indemnité par suite du décès de M. Rossy, si ce décès a résulté d’un « accident » au sens de la Loi, soit de « tout événement au cours duquel un préjudice [a été] causé par une automobile » (art. 1). Aux fins du présent appel, la seule portion pertinente de la définition de « préjudice causé par une automobile » est la suivante : « tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement [. . .] ». Si la demande des intimés tombait sous le coup de ce régime, l’art. 83.57 ferait obstacle au recours civil qu’ils ont intenté contre la Ville puisque cette disposition retire à toute personne indemnisée en vertu de la Loi le droit d’intenter des recours civils en responsabilité.
[21] Comme je l’ai déjà mentionné, la Loi est considérée comme une loi remédiatrice. Il faut donc l’interpréter conformément à l’art. 41 de la Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I‑16. Elle doit recevoir une interprétation « large et libérale » afin de garantir l’accomplissement de son objet.
[22] Le présent appel porte donc sur la question suivante : le préjudice subi par M. Rossy a‑t‑il été « causé par une automobile, par son usage ou par son chargement »? Comme nous le verrons, la difficulté à interpréter cette phrase tient surtout aux notions de causalité qu’évoque la locution « causé par ».
(2) La jurisprudence
[23] Même si elle est parfois contradictoire ou divergente, il existe une jurisprudence abondante sur cette question. Plusieurs jugements de la Cour d’appel du Québec nous offrent toutefois des pistes d’analyse quant au sens qu’il faut donner à la notion de causalité dans le contexte de la Loi. En 1985, la Cour d’appel s’est penchée sur l’exigence de causalité dans Periard c. Ville de Sept‑Îles, [1985] I.L.R. 7557. Elle a fait une mise en garde contre une interprétation du régime mis en place par la Loi qui y intégrerait des éléments du régime général de responsabilité civile. Dans cette affaire, l’épouse du demandeur, qui était debout entre un autobus scolaire immobile et son propre véhicule, est décédée lorsque le véhicule en question a été frappé par‑derrière par un camion. Le juge en chef Crête a expliqué qu’aux termes de la Loi, il n’est pas nécessaire de conclure à l’existence d’un lien de causalité dès lors qu’il est établi qu’un accident de la route impliquant un véhicule ou plus est à l’origine d’un préjudice corporel :
À mon sens, compte tenu des dispositions de la L.A.A., lorsqu’un accident de circulation se produit impliquant une ou plusieurs automobiles et causant un dommage corporel, il n’y a plus lieu de rechercher le lien de causalité de l’accident sous l’aspect juridique.
Je le répète, la Loi l’indique, c’est : « sans égard à la responsabilité de quiconque. . . » et sans action devant une Cour de justice.
Le législateur ne parle pas pour rien dire. La Loi sur l’assurance automobile est une Loi remédiatrice à laquelle il faut donner tout son effet et il n’y a pas lieu de faire de distinctions là où la Loi ne distingue pas. [p. 7559]
[24] La Cour a conclu que l’accident tombait sous le coup de la Loi et la demande a été jugée irrecevable. Le juge Tyndale, qui a souscrit à la décision quant au résultat, a toutefois mis en relief l’objet de la Loi en interprétant la locution « causé par » :
[traduction] [. . .] compte tenu de l’économie générale des réformes de 1978 et de la Loi elle‑même, le législateur visait une cause physique. Il s’agit après tout d’un régime d’assurance « sans égard à la responsabilité ». Par exemple, dans le cas d’une collision entre une automobile et un piéton, même si d’un point de vue juridique toute la faute ayant entraîné le préjudice incombe au piéton, je suis d’avis qu’il n’est pas exclu du régime d’indemnisation de la Régie [maintenant la SAAQ]. [p. 7559]
La Cour d’appel a exprimé une opinion similaire quant à la question du lien de causalité dans Compagnie d’assurance Victoria du Canada c. Neveu, [1989] R.R.A. 226 (Qc.).
[25] Sept ans après le jugement Periard, la Cour d’appel s’est à nouveau penchée sur la question dans Pram et a clairement rejeté l’application de la notion traditionnelle civile de causalité. Dans cette affaire, un caméraman avait été grièvement blessé lorsque l’avion qui volait à basse altitude et qu’il filmait en étant assis dans un véhicule en mouvement a percuté le pare‑brise du véhicule en question. Dans ses motifs, le juge Baudouin a cité Periard en l’approuvant, puis a élaboré les « trois règles fondamentales » applicables à l’évaluation du lien de causalité nécessaire pour établir qu’il y a eu un « accident » au sens de la Loi :
La première est que le lien de causalité requis par la loi est un lien sui generis et qu’il est vain, pour le qualifier, de s’enfermer dans les constructions doctrinales traditionnelles de la causa causans, causa proxima, causalité adéquate, causalité immédiate ou équivalence des conditions. Ces théories sont d’un grand secours en droit commun, notamment lorsqu’il s’agit, pour le juge, d’évaluer le rapport causal entre la faute et le dommage. Elles ne le sont pas ici.
[. . .]
La seconde est qu’on ne peut divorcer la détermination du type de causalité qui doit s’appliquer à l’espèce des buts poursuivis par la loi, qui, rappelons‑le, est une loi remédiatrice et à caractère social.
La troisième est qu’il est important de retourner au texte même. Celui‑ci mentionne non seulement le dommage causé par une automobile (ce qui pourrait laisser supposer l’exigence d’un rôle actif de celle‑ci), mais aussi par son chargement et « par son usage ». [Soulignement dans l’original; p. 1741‑42]
[26] Le juge Baudouin a donc conclu qu’il n’est pas nécessaire de recourir aux notions traditionnelles de causalité puisque la Loi doit recevoir une interprétation large et libérale compte tenu des objectifs qu’elle poursuit, de la nature remédiatrice et du caractère social du régime qu’elle crée, de même que de son libellé. En outre, il a précisé qu’une telle interprétation est compatible avec la jurisprudence en plus d’être plausible et logique :
Il m’apparaît donc qu’effectivement, lorsqu’on tient compte des buts poursuivis par le législateur, d’une part, du caractère social et indemnitaire de la loi, d’autre part, et, enfin, de la tradition jurisprudentielle très fortement majoritaire, la loi doit recevoir une interprétation large et libérale. Cette interprétation doit cependant rester plausible et logique eu égard au libellé de la loi. [p. 1741]
[27] Le juge Baudouin a analysé la jurisprudence et en a extrait les principes suivants quant à la notion de causalité dans le contexte de la Loi :
• La détermination du lien causal reste une question de logique et de fait, fonction des circonstances propres à chaque espèce;
• L’application de la loi ne requiert pas que l’automobile soit entrée directement en contact physique avec la victime;
• Il n’est pas nécessaire que l’automobile ait été en mouvement au moment où le dommage a été causé. Le rôle actif ou passif du véhicule n’est pas un critère déterminant du lien de causalité;
• Le caractère volontaire ou involontaire du comportement qui a produit le dommage est sans importance;
• Le simple usage de l’automobile, c’est‑à‑dire son emploi, son utilisation, son maniement, son fonctionnement, est suffisant pour permettre de donner lieu à l’application de la loi. Le concept de « dommage causé par l’usage de l’automobile » est plus large que celui de « dommage causé par l’automobile »;
• Il n’est pas nécessaire que le dommage ait été produit directement par le véhicule lui‑même. Il suffit qu’il se soit réalisé dans le cadre général de l’usage de l’automobile (p. 1742).
[28] Ainsi, la décision Pram confirme qu’il faut donner une interprétation large et libérale à la Loi. Elle a été appliquée, peu après qu’elle a été rendue par la Cour d’appel, dans une cause dont les faits (un lampadaire qui est tombé sur une voiture, possiblement sur une autoroute) présentent une ressemblance frappante avec ceux du présent appel (Succession André Dubois, c. Ministère des Transports du Québec, CA Québec, no 500‑09‑001027‑937, 25 mars 1997, conf. Cour sup., no 500‑05‑000204‑907, 30 avril 1993, juge Deslongchamps). L’arrêt Pram nous enseigne que, pour décider si la Loi s’applique, les tribunaux n’ont pas à chercher un lien causal traditionnel entre la faute et le dommage, comme cela se fait couramment dans les causes civiles délictuelles ou quasi délictuelles. Les principes qui émanent de Pram guident utilement les tribunaux lorsqu’il s’agit d’interpréter ces dispositions et ils doivent être réaffirmés.
(3) La doctrine
[29] Les commentateurs se sont aussi penchés sur la définition de « dommage causé par une automobile » au sens où il faut l’entendre dans le contexte du régime d’assurance automobile du Québec. Le professeur Gardner, par exemple, a attiré l’attention sur les différences conceptuelles entre l’exigence d’un lien de causalité en droit civil de la responsabilité, d’une part, et la causalité dans la Loi, d’autre part. Il a souligné qu’importer le concept de causalité du droit de la responsabilité civile dans la Loi reviendrait à faire porter à la victime le fardeau de prouver que l’automobile a été la cause véritable du préjudice, ce qui contrecarrerait l’objet principal de la Loi :
Poser le problème de l’application de la loi en se référant aux critères de la causalité du droit commun est, selon nous, inacceptable. Imposer à la victime la preuve que l’automobile a été la cause efficiente de son préjudice constitue un fardeau beaucoup trop lourd, qui nie l’objectif réparateur de la loi. Le système de droit commun, basé sur la faute, recherche avant tout un responsable à l’accident. Ce n’est qu’une fois cette étape franchie que l’on s’attardera à indemniser la victime. Un système objectif de responsabilité part du postulat contraire: la victime avant toute chose. À partir de là, nous ne voyons pas pourquoi le sens donné en droit commun au mot « causé » devrait être automatiquement appliqué à la Loi sur l’assurance automobile. Un exemple simple permettra de visualiser cette incompatibilité des systèmes. Roulant sur une route de campagne, un Québécois est blessé lorsque la branche d’un arbre se casse et tombe sur son automobile. À la lumière de la jurisprudence interprétant la Loi sur l’assurance automobile, on peut affirmer que ce Québécois sera indemnisé par la SAAQ. Pourtant, si l’on applique la théorie de la causalité adéquate utilisée en droit commun, il semble évident que l’action de l’automobile n’a pas été la cause déterminante du dommage. On songerait plutôt à poursuivre le propriétaire de l’arbre, en vertu de l’article 1054, alinéa 1, du Code civil du Bas‑Canada pour obtenir une indemnisation. Dans un cas touchant l’application de la Loi sur l’assurance automobile, il faut rechercher la présence d’un rapport suffisamment étroit entre la présence de l’automobile et le préjudice subi.
(D. Gardner, « La Loi sur l’assurance automobile : loi d’interprétation libérale? » (1992), 33 C. de D. 485, p. 495)
[30] Dans La responsabilité civile (vol. I, Principes généraux), les auteurs Baudouin et Deslauriers insistent sur la nature remédiatrice du régime législatif. Ils affirment que, compte tenu de cette nature, ce qui est considéré comme un « accident » au sens de la Loi doit recevoir une interprétation large. Ils expliquent que les types d’accidents qu’elle vise ne sont pas limités aux accidents habituels de la route, mais que la notion d’accident comprend plutôt « tout événement dommageable dans lequel une automobile est impliquée » (p. 942). Par conséquent, il suffit « qu’une automobile ait été impliquée, d’une façon ou d’une autre, dans la survenance du dommage pour satisfaire aux exigences des tribunaux » (p. 947).
(4) Éléments de droit comparatif : décision d’autres juridictions canadiennes
[31] Pour interpréter le libellé de la Loi, il peut être utile d’examiner l’interprétation que d’autres juridictions ont faite de dispositions similaires. La loi manitobaine est un élément de comparaison utile puisqu’elle crée, à l’image du régime québécois, un régime d’assurance automobile « sans égard à la responsabilité ». La loi de la Saskatchewan contient, pour sa part, des définitions dont le libellé est similaire à celui des définitions de la loi québécoise. Par contre, elle permet à un assuré, aux termes du par. 40.2(1) de la Automobile Accident Insurance Act, R.S.S. 1978, ch. A‑35, de choisir entre la couverture sans égard à la responsabilité ou celle fondée sur la faute délictuelle. Cette autorisation suggère que l’intention du législateur était différente de celle qui sous‑tend le régime québécois en cause en l’espèce. Il ne sera donc pas aussi utile que nous nous penchions sur l’interprétation judiciaire qui a été donnée des dispositions de la loi de la Saskatchewan.
[32] Au Manitoba, la loi qui crée le régime d’assurance automobile s’intitule Loi sur la société d'assurance publique du Manitoba, CPLM ch. P215 (la « Loi du Manitoba »). Au par. 70(1), elle définit le terme « accident » comme étant un « [é]vénement au cours duquel un dommage corporel est causé par une automobile ». L’expression « dommage corporel causé par une automobile » y est définie pour sa part comme suit :
« dommage corporel causé par une automobile » Dommage corporel causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le dommage causé par une remorque utilisée avec une automobile. Sont toutefois exclus de la présente définition les dommages corporels causés :
a) par l'acte autonome d'un animal faisant partie du chargement;
b) en raison de travaux d'entretien, de réparation ou d'amélioration que la victime faits à l'automobile ;
Aux termes de l’art. 72, l’indemnisation en vertu du régime écarte toute possibilité de recours civil :
72. Par dérogation aux dispositions de toute autre loi, l'indemnisation prévue à la présente partie tient lieu de tous les droits et recours pouvant être exercés en raison d'un dommage corporel auquel s'applique la présente partie, et aucune action à ce sujet ne peut être reçue devant un tribunal.
[33] Comme nous pouvons le voir, la Loi du Manitoba utilise aussi la locution « causé par ». Elle définit aussi ce qu’est un « dommage corporel causé par une automobile » et ce, en faisant référence, non pas uniquement aux dommages causés par le véhicule, mais aussi aux dommages causés par l’usage ou par le chargement du véhicule.
[34] Le libellé de la Loi du Manitoba a fait l’objet d’une interprétation par la Cour d’appel du Manitoba dans McMillan c. Thompson (Rural Municipality), (1997), 144 D.L.R. (4th) 53. Dans cette affaire, la juge Helper a reconnu que le régime d’assurance automobile du Québec a servi de modèle pour concevoir celui du Manitoba :
[traduction] La preuve indique que le régime québécois, un « système purement sans égard à la responsabilité » en vigueur depuis 1978, a été examiné par le juge Kopstein. Les législateurs y ont aussi fait référence. Il ne fait que peu de doute que le régime québécois a servi de modèle pour concevoir la loi du Manitoba. Cela étant dit, si leur libellé est similaire, les deux régimes ne sont pas pour autant identiques. [p. 64]
[35] Pour déterminer l’interprétation qu’il fallait donner à la locution « causé par », la juge Helper de la Cour d’appel a commencé par cerner l’objet de la loi :
[traduction] Le régime législatif porte principalement sur les préjudices et non pas sur les accidents ou sur la cause des accidents. Cela ressort clairement du par. 70(1). L’art. 72, qui élimine le concept de responsabilité, étaye cette conclusion. L’accent que met la loi sur les préjudices dont a souffert une victime et son omission de faire référence à la cause d’un accident sont des facteurs importants qu’il faut prendre en considération pour interpréter l’expression « causé par » et pour déterminer la portée du régime. [p. 65]
Puis, la juge Helper a estimé que de se concentrer sur la cause immédiate des dommages contredirait l’objet du régime :
[traduction] Assurément, la loi doit être interprétée pour qu’il en résulte une situation d’égalité et d’équité. Une interprétation restrictive du terme « causé par » minerait beaucoup des objectifs identifiés par les législateurs avant l’adoption de la loi : la mise sur pied d’un régime d’assurance simplifié, l’élimination des recours judiciaires pour indemniser les préjudices corporels causés par l’usage d’une automobile et le désir de garantir que toutes les victimes reçoivent une indemnité en temps opportun. La loi ne visait pas à introduire un régime lourd en deux étapes qui nécessiterait un procès pour trancher la question de la négligence dans tous les accidents impliquant une automobile et ainsi perpétuer l’incertitude quant au résultat pour une victime. Le législateur n’a pas pu non plus avoir l’intention de mettre différents recours à la disposition des victimes en fonction de la cause immédiate d’un accident. C’est l’intention diamétralement opposée qui ressort clairement à la lecture de la Partie 2 et de l’examen des débats et du Rapport. [p. 67]
Finalement, la juge Helper a conclu qu’il n’était pas souhaitable d’interpréter la locution « causé par » de façon restrictive :
[traduction] Je ne peux affirmer trop fermement que le régime met l’accent sur la relation entre les dommages corporels subis et une automobile ou l’usage de cette dernière. Cet accent sert de point de départ à l’interprétation du terme « causé par ». Or, la thèse des intimés repose sur la cause de l’accident — la responsabilité ou la faute. Le libellé très clair de la loi ne permet pas de soutenir cette vision du fonctionnement du régime [. . .]. [p. 68]
[36] Lorsqu’elle a traité de la décision de la Cour dans Amos, la juge Helper l’a aisément distinguée de celle dont elle était saisie :
[traduction] Dans l’affaire Amos, il ne s’agissait pas d’un accident d’automobile, mais plutôt d’un événement externe, une fusillade, qui a causé le préjudice. En l’espèce, les préjudices résultent d’un accident qui est survenu pendant que l’automobile était conduite dans le cours ordinaire des choses. Dans Amos, la phrase qui était en cause se lisait comme suit : « blessure résultant d'un accident qui découle de [. . .] l'utilisation [. . .] d'un véhicule ». On demandait à la Cour de conclure que les blessures en question découlaient de l’utilisation du véhicule par le plaignant même si le véhicule n’était pas en cause dans l’accident.
Le juge des requêtes a commis une erreur en appliquant le raisonnement de l’arrêt Amos à la question qu’il devait trancher. Tant les circonstances dans lesquelles les blessures ont été causées dans cette affaire que la loi en cause peuvent être parfaitement distinguées des circonstances dans lesquelles les blessures ont été causées en l’espèce, de même que du segment de phrase dans il est question ici. Les motifs exprimés par le juge Major pour donner une interprétation large au segment de phrase « qui découle de l’utilisation d’un véhicule » et pour émettre des commentaires quant à l’expression « causé par » n’ont pas d’incidence sur la présente affaire compte tenu de ces circonstances différentes. [p. 72]
[37] La juge Helper J.A. a ensuite décrit jusqu’à quel point il faut établir un lien de causalité :
[traduction] Lorsque le terme « causé par » est utilisé, il doit y avoir un certain lien entre le préjudice subi et l’utilisation de l’automobile. Une lecture ordinaire du par. 70(1) mène à la même conclusion. La loi n’exige pas davantage. Elle ne requiert pas de lien de causalité quant à l’accident. Elle élimine expressément le concept de responsabilité. À la lumière de cette élimination, rien ne peut étayer la thèse selon laquelle la cause immédiate de l’accident d’automobile est déterminante pour l’application de la Partie 2. [p. 76]
[38] Les jugements de la Cour dans Amos et dans Vytlingam méritent notre attention puisque les intimés soutiennent qu’ils militent en faveur d’une vision étroite du lien de causalité et que, par conséquent, ils fournissent la réponse à la question dont nous sommes saisis.
[39] Dans Amos, l’appelant a été grièvement blessé en Californie lorsqu’il a été atteint d’un projectile d’arme à feu au cours d’une agression durant laquelle six individus ont tenté de pénétrer dans la fourgonnette qu’il conduisait. L’appelant n’a pas immobilisé le véhicule. Il a plutôt tenté de s’enfuir. De fait, même s’il a été atteint à la moelle épinière, il a réussi à continuer de conduire jusqu’à ce qu’il ait pris ses distances de ses assaillants.
[40] L’appelant avait contracté une police d’assurance automobile type auprès de l’Insurance Corporation of British Columbia, une société de la Couronne provinciale créée pour offrir une assurance automobile universelle aux automobilistes de la province. La disposition législative en cause était le par. 79(1) de la Revised Regulation (1984) under the Insurance (Motor Vehicle) Act, B.C. Reg. 447/83, telle que modifiée par B.C. Reg. 335/84, Annexe, item 19, et B.C. Reg. 379/85, Annexe item 31:
[traduction]
79. (1) Sous réserve du paragraphe (2) et des articles 80 à 88, 90, 92, 100, 101 et 104, la société verse à l’assuré des indemnités relativement au décès ou aux blessures résultant d’un accident qui découle de la propriété, de l’utilisation ou de la conduite d’un véhicule, survenu au Canada ou aux États‑Unis d’Amérique ou sur un bateau voyageant entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique.
[41] La Cour devait alors décider si les blessures subies par l’appelant avait « résult[é] d’un accident qui découle de la propriété, de l’utilisation ou de la conduite d’un véhicule ». Dans ce contexte, la Cour a élaboré le test suivant en deux étapes qui s’appliquerait à l’interprétation du par. 79(1) :
1. L'accident résulte‑t‑il d'activités ordinaires et bien connues auxquelles les automobiles servent?
2. Existe‑t‑il un lien de causalité (pas nécessairement direct ou immédiat) entre les blessures de l'appelant et la propriété, l'utilisation ou la conduite de son véhicule, ou le lien entre les blessures et la propriété, l'utilisation ou la conduite du véhicule est‑il simplement accidentel ou fortuit? [Soulignement omis; par. 17.]
[42] La Cour a estimé qu’il avait été satisfait à la première branche du test puisque l’appelant conduisait la fourgonnette au moment où il a été blessé. La Cour a aussi jugé que la fourgonnette n’avait pas simplement été le lieu où les coups de feu avaient été tirés puisque la fusillade avait été le résultat direct de la tentative ratée des agresseurs d’y pénétrer. Les blessures subies par l’appelant avaient donc découlé de la propriété, de l’utilisation ou de la conduite du véhicule de l’appelant et il était satisfait à la deuxième branche du test. La Cour a affirmé que « [d]e façon générale, lorsque l’utilisation ou la conduite d’un véhicule à moteur contribue de quelque manière aux blessures ou les aggrave, le demandeur a droit à l’indemnisation » (par. 26).
[43] Dans Vytlingam, les intimés circulaient sur une autoroute lorsqu’une grosse pierre jetée d’un pont d’étagement a heurté leur véhicule et les a très grièvement blessés. Il ne faisait aucun doute que les intimés avaient le droit d’être indemnisés en vertu de leur police d’assurance. Cependant, comme un des auteurs du délit était insuffisamment assuré, les intimés ont aussi tenté de se faire indemniser par leur assureur pour les dommages‑intérêts civils, en vertu de leur protection contre les automobilistes tiers insuffisamment assurés. La question à trancher était celle de savoir si l’utilisation du véhicule de l’automobiliste tiers en question dans le transport des auteurs du délit et des pierres jusqu’au pont d’étagement et pour en revenir suffirait pour conclure que les blessures subies par les intimés découlaient de l’utilisation ou de la conduite de ce véhicule de telle sorte que la réclamation pouvait être fondée sur un délit commis par un « automobiliste ». Si oui, l’assureur des intimés allait être tenu de payer une somme en vertu de la protection contre les automobilistes insuffisamment assurés, et donc de se mettre à la place de l’auteur du délit et de verser la somme que ce dernier aurait eu à payer à titre de dommages‑intérêts civils.
[44] Voici le passage pertinent de la police d’assurance :
[traduction] [. . .] l’assureur s’engage à indemniser tout demandeur admissible à l’égard du montant qu’il est légalement en droit de recouvrer d’un automobiliste insuffisamment assuré, à titre de dommages‑intérêts, du fait de lésions corporelles occasionnées à une personne assurée ou de son décès et qui sont attribuables, directement ou indirectement, à l’utilisation ou à la conduite d’une automobile. [Soulignement ajouté par le juge Binnie; par. 5.]
[45] Par conséquent, l’auteur du délit devait avoir été fautif « à titre d’automobiliste » pour que cette clause s’applique (par. 5). Autrement dit, contrairement à la situation qui prévalait dans Amos et contrairement à celle qui nous occupe, la clause donnant droit à l’indemnité exigeait qu’il y ait un automobiliste fautif. En outre, l’arrêt Vytlingam ne portait pas sur l’indemnisation sans égard à la responsabilité prévu dans une loi.
[46] La Cour a conclu que pour que le préjudice soit couvert par la police d’assurance, il faut qu’il existe un lien de causalité ininterrompu entre la conduite de l’automobiliste en tant qu’automobiliste et les blessures visées par la réclamation. L’implication du véhicule relativement à ces blessures doit être plus qu’accidentelle ou fortuite. Même si le véhicule a contribué d’une certaine manière à la capacité de l’auteur du délit de commettre le délit qui a causé les blessures, la Cour a jugé que l’auteur du délit n’avait pas commis le délit à titre d’« automobiliste » fautif au sens où il faut l’entendre pour l’application de la police. Le fait de lancer des pierres représentait une activité dissociable de l’utilisation ou de la conduite du véhicule.
[47] Tant Amos que Vytlingam peuvent être distingués du présent appel. Premièrement, ni l’une ni l’autre de ces causes n’a traité du type de loi remédiatrice de portée large applicable au Québec. Le régime d’assurance en cause dans Amos, même s’il offrait aussi des indemnités sans égard à la responsabilité, autorisait les demandeurs à intenter des recours civils relativement aux douleurs, aux souffrances et aux pertes financières encourues. Le recours possible à de telles actions civiles indique que le législateur avait une intention différence de celle du législateur québécois qui a adopté un régime autrement plus large. Dans Vytlingam, le régime d’assurance n’était que partiellement sans égard à la responsabilité puisqu’il permettait d’intenter des recours civils dans certains cas. En outre, ce dernier arrêt ne portait pas directement sur le régime provincial. En effet, il a plutôt été tranché en fonction du libellé de la police d’assurance des intimés.
[48] Deuxièmement, les faits en jeu dans les trois causes sont très différents les uns des autres. Dans Vytlingam, on avait commis un acte intermédiaire clairement distinct — le délit commis — totalement dissociable de l’utilisation ou de la conduite du véhicule par l’automobiliste. Soulignons, notamment, que contrairement à M. Rossy dans le présent appel, l’assuré dans Vytlingam n’utilisait pas son véhicule au moment de l’accident. Dans Amos, même si une blessure par balle avait causé le préjudice et si la Cour avait quand même conclu que l’automobiliste demeurait couvert parce que l’utilisation ou la conduite du véhicule avaient, d’une certaine façon, ajouté son préjudice. Même si l’affaire Amos diffère du présent appel à beaucoup d’égards, son issue appuie, malgré tout, la vision large du lien de causalité et non l’approche étroite que proposent les intimés.
[49] Finalement, le libellé des dispositions en cause dans Amos et Vytlingam diffère de celui de la disposition dont nous sommes saisis en l’espèce. Dans Amos, il fallait déterminer si les blessures avaient « résulté d’un accident qui [avait] découl[é] de la propriété, de l’utilisation ou de la conduite d’un véhicule ». Dans Vytlingam, la Cour devait décider si le comportement d’un automobiliste fautif avait entraîné un préjudice « découl[ant] directement ou indirectement de l’utilisation ou de la conduite d’une automobile ». L’issue du présent appel dépend pour sa part de savoir si l’incident qui a provoqué la mort de M. Rossy était un « accident » au sens de la Loi, c’est‑à‑dire, un événement durant lequel un « préjudice [a été] causé par une automobile, par son usage ou par son chargement. »
[50] Quant à la différence entre les locutions « causé par » et « découle de », la Cour a affirmé dans Amos que « [l]’expression " découle de " est plus générale que l’expression " causé par " et doit recevoir une interprétation plus libérale » (par. 21). En l’espèce, les intimés soutiennent qu’il faudrait pouvoir en dire autant de la disposition en cause dans le présent appel. Or, si le législateur avait eu l’intention de créer une disposition dont la portée est considérable, il aurait utilisé la locution « découle de » plutôt que « causé par ».
[51] Comme nous l’avons vu, les faits et le régime législatif applicable dans Amos diffèrent considérablement des faits et du régime législatif en cause dans le présent appel. En outre, les mots d’une disposition ne peuvent être interprétés isolément. Le régime législatif fournit le contexte nécessaire à leur interprétation. Cette approche contextuelle est particulièrement pertinente dans le cas d’une loi remédiatrice comme celle du Québec qui crée un régime d’assurance sans égard à la responsabilité. Il serait incongru qu’une loi dont la portée est plus large — la Loi en cause dans le présent appel — soit interprétée plus étroitement que le régime en cause dans l’affaire Amos. Vytlingam et Amos sont des arrêts intéressants d’un point de vue comparatif, mais ils ne résolvent pas la question de l’interprétation législative à laquelle la Cour est appelée à répondre dans le présent appel.
C. Test applicable et issue de l’affaire
[52] Chaque cas doit être examiné en fonction de ses faits propres. Cependant, à tout le moins, un accident qui découle de l’utilisation d’un véhicule comme moyen de transport répondra à la définition du terme « accident » utilisé dans la Loi et aura donc été « causé par une automobile » au sens où il faut l’entendre pour l’application de la Loi. Tout recours civil relatif au dommage causé par l’accident en question sera irrecevable et les victimes devront formuler une réclamation auprès de la SAAQ. Il n’est pas nécessaire que le véhicule ait été une cause active de l’accident. La simple utilisation ou conduite du véhicule en tant que véhicule suffiront pour que la Loi s’applique. Cette interprétation découle d’une simple application des principes élaborés dans Pram. Elle est, en outre, compatible avec la jurisprudence et la doctrine, et elle donne effet à l’objectif que vise le régime législatif.
[53] Lorsqu’on applique ce test aux faits de la présente affaire, on doit conclure que la Loi s’applique à l’accident dont M. Rossy a été victime. S’il est vrai que l’automobile était possiblement stationnaire ou en train de traverser un carrefour, selon la preuve au dossier, M. Rossy l’utilisait comme moyen de transport lorsque l’accident est survenu. Cela suffit pour conclure que le préjudice est le résultat d’un « accident » au sens de la Loi et que, dès lors, le droit à une indemnité sans égard à la responsabilité prévue par le régime s’applique. Ainsi, la demande civile des intimés est irrecevable et ils doivent s’adresser à la SAAQ pour être indemnisés.
[54] La Cour d’appel a commis une erreur en interprétant la Loi trop étroitement. Une telle interprétation risque de restreindre indûment l’application souhaitée du régime québécois sans égard à la responsabilité et doit donc être rejetée.
V. Dispositif
[55] Par conséquent, le pourvoi est accueilli avec dépens, le jugement de la Cour supérieure est rétabli et l’action des intimés est rejetée.
ANNEXE
Loi sur l’assurance automobile, L.R.Q., ch. A‑25
1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par:
« accident » : tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile;
« automobile »: tout véhicule mû par un autre pouvoir que la force musculaire et adapté au transport sur les chemins publics mais non sur les rails;
« préjudice causé par une automobile »: tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile, mais à l’exception du préjudice causé par l’acte autonome d’un animal faisant partie du chargement et du préjudice causé à une personne ou à un bien en raison d’une action de cette personne reliée à l’entretien, la réparation, la modification ou l’amélioration d’une automobile;
[. . .]
5. Les indemnités accordées par la Société de l’assurance automobile du Québec en vertu du présent titre le sont sans égard à la responsabilité de quiconque.
6. Est une victime, la personne qui subit un préjudice corporel dans un accident.
7. La victime qui réside au Québec et les personnes à sa charge ont droit d’être indemnisées en vertu du présent titre, que l’accident ait lieu au Québec ou hors du Québec
[. . .]
69. Si, à la date de son décès, la victime est mineure et n’a pas de personne à charge, son père et sa mère ont droit, à parts égales, à une indemnité forfaitaire. . . .
Si, à la date de son décès, la victime est majeure et n’a pas de personne à charge, l’indemnité est versée à sa succession sauf si c’est l’État qui en recueille les biens.
[. . .]
83.57. Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.
Sous réserve des articles 83.63 et 83.64, lorsqu’un préjudice corporel a été causé par une automobile, les prestations ou avantages prévus pour l’indemnisation de ce préjudice par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A‑3.001), la Loi visant à favoriser le civisme (chapitre C‑20) ou la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (chapitre I‑6) tiennent lieu de tous les droits et recours en raison de ce préjudice et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Norton Rose OR, Montréal.
Procureurs des intimés Richard Rossy et autres : Grey, Casgrain, Montréal.