COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Lumbermens Mutual Casualty Co. c. Herbison, [2007] 3 R.C.S. 393, 2007 CSC 47
Date : 20071019
Dossier : 31079
Entre :
Lumbermens Mutual Casualty Company
Appelante
c.
Harold George Herbison, Mary Ann Herbison, et Jordan Daniel Herbison,
Joseph Harold Herbison et Lydia Rachel Herbison représentés par leur
tuteur à l’instance Harold George Herbison
Intimés
‑ et ‑
Bureau d’assurance du Canada
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 15):
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
Lumbermens Mutual Casualty Co. c. Herbison, [2007] 3 R.C.S. 393, 2007 CSC 47
Lumbermens Mutual Casualty Company Appelante
c.
Harold George Herbison, Mary Ann Herbison, et
Jordan Daniel Herbison, Joseph Harold Herbison et
Lydia Rachel Herbison, représentés par leur tuteur
à l’instance Harold George Herbison Intimés
et
Bureau d’assurance du Canada Intervenant
Répertorié : Lumbermens Mutual Casualty Co. c. Herbison
Référence neutre : 2007 CSC 47.
No du greffe : 31079.
2006 : 11 décembre; 2007 : 19 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Borins, Feldman et Cronk) (2005), 76 O.R. (3d) 81, 255 D.L.R. (4th) 75, 198 O.A.C. 257, 26 C.C.L.I. (4th) 161, 23 M.V.R. (5th) 1, [2005] O.J. No. 2262 (QL), qui a infirmé une décision du juge Manton (2003), 2 C.C.L.I. (4th) 44, [2003] O.J. No. 3024 (QL). Pourvoi accueilli.
Mark O. Charron et Jaye E. Hooper, pour l’appelante.
Barry D. Laushway et Scott D. Laushway, pour les intimés.
Alan L. W. D’Silva, Danielle K. Royal et Ellen Snow, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Lorsqu’un chasseur descend de sa camionnette alors qu’il fait nuit, sans éteindre le moteur, et fait preuve de négligence en tirant sur une cible distante de 1 000 pieds qu’il ne peut voir, atteignant ainsi un compagnon de chasse à la jambe en croyant tirer sur un cerf, peut-on dire que la blessure infligée découle, « directement ou indirectement, de l’usage ou de la conduite » du véhicule assuré, au sens du par. 239(1) de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, ch. I.8? La Cour d’appel de l’Ontario, à la majorité, a répondu par l’affirmative à cette question : (2005), 76 O.R. (3d) 81. À son avis, l’ajout des mots « directement ou indirectement » à l’al. 239(1)b) de la Loi sur les assurances, en 1990, [traduction] « a de fait supprimé la nécessité d’établir l’absence de rupture du lien de causalité » (par. 102). Il suffisait, selon elle, que l’usage ou la conduite d’un véhicule [traduction] « contribue de quelque manière aux blessures ou les aggrave » (par. 105 (italiques ajoutés par le juge Borins de la Cour d’appel)). La juge dissidente a conclu, au contraire, qu’il ne faut pas croire que [traduction] « toute circonstance ou activité associée à l’usage ou à la conduite d’une automobile [. . .] enclenche l’application du par. 239(1) de la Loi et des modalités de protection correspondantes prévues par une police d’assurance responsabilité automobile » (par. 38). Elle a aussi conclu que le coup de feu tiré par négligence [traduction] « était un acte indépendant de la propriété, de l’usage ou de la conduite » de la camionnette du chasseur (par. 62). Je souscris à l’opinion dissidente. Je suis d’avis d’accueillir l’appel.
I. Les faits
2 À l’occasion d’une partie de chasse au cerf annuelle, Fred Wolfe (qui n’est pas partie à l’appel) se rendait à son poste d’affût désigné quand il a cru voir un cerf. Le soleil n’était pas encore levé. Il a stoppé sa camionnette et en est sorti. Il a saisi sa carabine, l’a chargée et, apercevant une lueur blanche dans le faisceau des phares (qu’il a prise pour la queue d’un cerf sur le point de détaler), il a tiré. Malheureusement, il a atteint l’un de ses compagnons de chasse, l’intimé Harold George Herbison.
3 À l’issue d’un procès antérieur, M. Wolfe a été jugé responsable envers M. Herbison et les membres de sa famille, pour cause de négligence. Le montant des dommages-intérêts a été fixé à 832 272,85 $, plus les intérêts et les dépens.
4 M. Wolfe est l’assuré nommé dans une police type d’assurance responsabilité automobile délivrée par l’appelante, la Lumbermens Mutual Casualty Company. Les Herbison ont poursuivi Lumbermens pour obtenir l’exécution, par cet assureur, du jugement rendu contre M. Wolfe. Comme l’exige le par. 239(1) de la Loi sur les assurances, la police d’assurance responsabilité automobile de M. Wolfe le protège contre les pertes ou dommages « découlant de la propriété ou, directement ou indirectement, de l’usage ou de la conduite » d’une automobile appartenant à l’assuré. Le paragraphe 258(1) de la Loi sur les assurances prévoit notamment qu’une personne qui formule contre un assuré une demande de règlement pour laquelle une indemnité est prévue par une police d’assurance responsabilité automobile peut faire affecter les sommes assurées à l’exécution du jugement rendu. En première instance, les Herbison ont soutenu que les blessures subies par Harold découlaient « directement ou indirectement » de l’usage ou de la conduite de la camionnette de M. Wolfe pour les raisons suivantes :
[traduction]
a) M. Wolfe conduisait une camionnette à quatre roues motrices souvent utilisée par les chasseurs pour se rendre dans des endroits difficiles d’accès et conduire en forêt.
b) Étant donné sa piètre condition physique, souffrant d’une maladie cardiaque et ayant de la difficulté à marcher, M. Wolfe avait besoin de sa camionnette pour se rendre à son poste d’affût . . .
c) Le silencieux de la camionnette de M. Wolfe fonctionnait mal et faisait du bruit et, si tel n’avait pas été le cas, M. Wolfe aurait peut-être pu entendre M. Herbison parler avec son neveu.
d) Bien que M. Wolfe affirme qu’il ne cherchait pas à se servir des phares de sa camionnette pour éclairer la cible, il ne croit pas qu’il aurait tiré si ses phares n’avaient pas éclairé les alentours dans une certaine mesure.
((2003) 2 C.C.L.I. (4th) 44, par. 11)
5 Lumbermens fait valoir qu’il n’existe aucun lien pertinent entre le coup de feu tiré par M. Wolfe et l’usage ou la conduite de sa camionnette.
II. Les dispositions législatives pertinentes
6 Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, ch. I.8
239 (1) Sous réserve de l’article 240, le contrat constaté par une police de propriétaire assure la personne qui y est nommée, ainsi que toute autre personne qui, avec son consentement, conduit une automobile appartenant à l’assuré nommément désigné dans le contrat, ou qui est une personne transportée, dans les limites qu’en donne la description ou la définition figurant au contrat, contre la responsabilité que la loi impose à l’assuré nommément désigné dans le contrat ou à cette autre personne pour les pertes ou les dommages :
a) découlant de la propriété ou, directement ou indirectement, de l’usage ou de la conduite de l’automobile;
b) résultant de lésions corporelles ou du décès d’une personne ou de dommages matériels.
258 (1) La personne qui formule contre un assuré une demande de règlement pour laquelle une indemnité est prévue par un contrat constaté par une police de responsabilité peut, bien qu’elle ne soit pas partie au contrat et lorsqu’un jugement dans cette affaire est rendu contre l’assuré en sa faveur dans une province ou un territoire du Canada, faire affecter les sommes assurées payables aux termes du contrat à l’exécution du jugement rendu ainsi que tous les autres jugements ou demandes contre l’assuré couvert par le contrat. Elle peut en son nom propre et au nom de toutes les personnes ayant présenté ces demandes ou en faveur desquelles ces jugements ont été rendus, intenter contre l’assureur une action en vue de faire ainsi affecter ces sommes assurées.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Manton) (2003), 2 C.C.L.I. (4th) 44
7 Dans un bref jugement, le juge de première instance a conclu que [traduction] « le coup de feu tiré par négligence par M. Wolfe constituait un acte intermédiaire qui était simplement accessoire à l’usage ou à la conduite du véhicule » (par. 23). Il a indiqué, en outre, que [traduction] « la possibilité que le silencieux bruyant ait couvert la conversation de la victime n’est qu’une supposition et, de toute manière, il s’agit d’un usage accessoire par rapport à l’accident qui est au cœur du litige » (par. 23). Enfin, [traduction] « même en acceptant que M. Wolfe n’aurait pas fait feu si les phares n’avaient pas été allumés [. . .], l’éclairage est encore un fait accessoire dans l’utilisation négligente d’une arme à feu par M. Wolfe. La négligence provient de ce que M. Wolfe a tiré sur une cible qu’il ne pouvait pas voir. L’utilisation des phares n’a contribué d’aucune façon à cette négligence. En fait, on peut penser qu’un chasseur serait moins négligent lorsque la cible est éclairée » (par. 24). La demande formulée contre l’assureur a été rejetée.
B. Cour d’appel de l’Ontario (2005), 76 O.R. (3d) 81
8 Le juge Borins a accueilli l’appel au nom des juges majoritaires. Il s’est reporté à l’arrêt Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405, qui a établi, au par. 17, le test à deux volets suivant dans le contexte des indemnités d’assurance automobile sans égard à la faute :
1. L'accident résulte‑t‑il d'activités ordinaires et bien connues auxquelles les automobiles servent? [Le critère de « l’objet ».]
2. Existe‑t‑il un lien de causalité (pas nécessairement direct ou immédiat) entre les blessures de l'appelant et la propriété, l'utilisation ou la conduite de son véhicule, ou le lien entre les blessures et la propriété, l'utilisation ou la conduite du véhicule est‑il simplement accidentel ou fortuit? [Le critère de la « causalité ».] [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
Le juge Borins a appliqué ce test à l’assurance-indemnisation et conclu que la preuve satisfaisait aux deux volets, de l’objet et de la causalité. Selon lui, la modification apportée en 1990 au par. 239(1) par l’ajout des mots « directement ou indirectement » [traduction] « a supprimé de fait la nécessité d’établir l’absence de rupture du lien de causalité pour l’application du critère de la causalité » (par. 102). Le juge a signalé que [traduction] « la camionnette de M. Wolfe servait à un objet particulier, car c’était le seul moyen par lequel il pouvait se rendre au site de la partie de chasse au cerf » (par. 113), et que,
[traduction] [m]ême si M. Wolfe n’était pas encore parvenu à son poste d’affût lorsqu’il a atteint M. Herbison, le fait que ce soit pour aller à la chasse au cerf qu’il a pris son véhicule est significatif pour l’analyse de la causalité. Il chassait le cerf lorsqu’il a tragiquement tiré sur M. Herbison, croyant qu’il s’agissait d’un cerf. Bien qu’il ne découle pas directement de l’usage ou de la conduite de la camionnette par M. Wolfe, le préjudice subi par M. Herbison était suffisamment lié à son usage ou à sa conduite pour qu’on puisse conclure qu’il en découle indirectement. À mon avis, cela suffit pour satisfaire au critère de la causalité. [par. 116]
9 Dans ses motifs concourants, la juge Feldman a signalé qu’il n’était pas possible d’établir une distinction d’avec l’affaire Lefor (Litigation guardian of) c. McClure (2000), 49 O.R. (3d) 557 (C.A.), ajoutant qu’il
[traduction] peut y avoir, entre le préjudice et le véhicule assuré, un éloignement suffisant, sur les plans temporel ou physique ou sur un autre plan, pour qu’on ne considère pas que le préjudice découle directement ou indirectement de la propriété, de l’usage ou de la conduite du véhicule. Je conviens toutefois avec le juge Borins que, compte tenu de la jurisprudence, les circonstances de la présente affaire sont comprises dans la protection prévue conformément à la loi. [par. 123]
Dans sa dissidence, la juge Cronk a conclu que [traduction] « lorsque M. Herbison a été atteint d’un coup de feu, le véhicule de M. Wolfe ne servait pas à un objet dont les blessures ont résulté » (par. 54). Elle a ajouté :
[traduction] Le coup de feu tiré avec négligence par M. Wolfe, qui a atteint M. Herbison, était un acte indépendant de la propriété, de l’usage ou de la conduite de la camionnette de M. Wolfe, qui n’ont joué qu’un rôle accessoire dans les blessures subies par M. Herbison. À mon avis, il n’y a pas de lien de causalité, direct ou indirect, entre ces blessures et la propriété, l’usage ou la conduite de la camionnette. [par. 62]
La juge Cronk aurait rejeté l’appel.
IV. Analyse
10 Dans une affaire aussi tragique que celle‑ci, il est tentant de voir les coffres d’un assureur comme unique source d’indemnisation disponible pour une victime innocente gravement blessée. Toutefois, en l’espèce, l’assurance en cause est une assurance automobile, et l’art. 239 oblige la victime à démontrer que « la responsabilité que la loi impose à l’assuré », M. Wolfe, concerne « les pertes ou les dommages [. . .] découlant de la propriété ou, directement ou indirectement, de l'usage ou de la conduite de l'automobile » de l’assuré, soit M. Wolfe. Est-ce que le coup de feu tiré par négligence par M. Wolfe peut honnêtement être considéré comme faisant partie du risque créé par son usage ou sa conduite de la camionnette assurée, ou est-ce que l’usage de la camionnette a simplement fourni une occasion, c’est-à-dire, un moment et un lieu, pour la réalisation du préjudice, sans lien de causalité direct ou indirect avec le fondement juridique de la responsabilité civile délictuelle de M. Wolfe? Je crois que la deuxième hypothèse est manifestement la bonne. Comme le juge Estey l’a fait remarquer dans Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888, « les cours devraient être réticentes à appuyer une interprétation qui permettrait soit à l’assureur de toucher une prime sans risque soit à l’assuré d’obtenir une indemnité que l’on n’a pas pu raisonnablement rechercher ni escompter au moment du contrat » (p. 901-902).
11 À mon avis, la juge Cronk a eu raison de confirmer la conclusion du juge de première instance selon laquelle le coup de feu était un acte indépendant de la propriété, de l’usage ou de la conduite du véhicule de M. Wolfe. La méthode d’analyse retenue par les juges de la majorité n’a pas accordé suffisamment d’importance à l’acte de négligence intermédiaire, séparé et distinct que M. Wolfe a commis en tirant un coup de feu sur une cible qu’il ne pouvait voir, à une distance de 1 000 pieds, et qui s’est révélée être le malheureux M. Herbison. Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a signalé dans Alchimowicz c. Continental Insurance Co. of Canada (1996), 37 C.C.L.I. (2d) 284 : [traduction] « Si libérale soit l’interprétation qu’on souhaite attribuer à une loi accordant une indemnité aux personnes qui ont subi un préjudice, il faut se rappeler qu’il s’agit d’une loi en matière automobile » (par. 9). L’arrêt Amos lui-même a rejeté le simple critère du facteur déterminant (ou « n’eût été »). Au paragraphe 21, le juge Major a cité en l’approuvant l’arrêt Kangas c. Aetna Casualty & Surety Co., 235 N.W.2d 42 (1975), dans lequel la Cour d’appel du Michigan a déclaré, à la p. 50 :
[traduction] . . . il doit tout de même exister un lien de causalité entre la blessure subie et la propriété, l'entretien ou l'utilisation de l'automobile, et ce lien de causalité est plus qu'accidentel ou fortuit et dépasse le critère du facteur déterminant. [Je souligne.]
12 Nous ne sommes évidemment pas appelés en l’espèce à nous prononcer sur les indemnités légales sans égard à la faute payables à l’assuré victime d’un accident. Dans Amos, l’analyse était nécessairement centrée sur l’usage de l’automobile du demandeur, alors qu’en l’espèce, elle est centrée sur l’usage du véhicule de l’auteur du délit. Il faut répondre à deux questions. Premièrement, la réclamation des Herbison vise-t-elle un délit commis par M. Wolfe au cours de l’utilisation de son véhicule à moteur en tant que véhicule à moteur et non au cours d’une autre utilisation? Deuxièmement, existe-t-il, entre les blessures subies par M. Herbison et l’utilisation et la conduite du véhicule de M. Wolfe, un lien de causalité ininterrompu qui n’est pas simplement fortuit ou qui dépasse le critère du facteur déterminant? Il est facile de répondre à la première question. M. Wolfe utilisait son véhicule pour le transport, ce qui correspond à son utilisation habituelle et ordinaire. C’est la deuxième question (celle de la causalité) qui est problématique pour le demandeur. M. Wolfe a interrompu son déplacement en automobile pour commencer à chasser. M. Herbison ne se plaint pas de l’usage et de la conduite de la camionnette assurée par M. Wolfe, mais du coup de feu qui l’a atteint au genou.
13 Pour tirer la conclusion opposée, c’est-à-dire que l’ajout des mots « directement ou indirectement » a supprimé la nécessité d’établir « l’absence de rupture du lien de causalité » (par. 102), le juge Borins s’est appuyé sur Lefor. Dans cette affaire, une mère, pressée de se rendre à un concert et voulant conduire ses deux enfants chez leur grand‑mère pour la soirée, avait garé la voiture de l’autre côté de la rue en laissant tourner le moteur et était sortie du véhicule avec ses deux enfants. Sa fille s’est fait frapper par une automobile en traversant la rue et a subi des blessures. L’assureur a été tenu d’indemniser la mère à l’égard de la réclamation de la fillette parce que, à ce que je comprends des motifs du juge Sharpe, la négligence dont la mère avait fait preuve en traversant la rue n’avait pas rompu le lien de causalité. Le juge Sharpe a écrit :
[traduction] La décision de Mme Lefor de garer sa voiture de l’autre côté de la rue où se trouvait la maison de sa mère et de laisser le moteur tourner pendant que ses enfants et elle se précipitaient de l’autre côté de la rue a mis Netasha en danger et a enclenché la suite d’événements dont ont résulté les blessures subies par Netasha. La négligence qu’aurait commise Karen Lefor après avoir quitté son véhicule n’empêche pas l’application de la protection . . . [par. 8]
Il s’inscrit dans le cours normal des choses qu’un enfant déposé du mauvais côté de la rue se « précipite » chez sa grand-mère, avec tous les risques prévisibles que le fait de traverser la rue peut comporter. Selon moi, la situation dont nous sommes saisis est très différente de celle de l’affaire Lefor. Dans Derksen c. 539938 Ontario Ltd., [2001] 3 R.C.S. 398, 2001 CSC 72, notre Cour a reconnu qu’un acte intermédiaire ne rompt pas nécessairement le lien de causalité s’il peut être considéré comme « une conséquence non anormale du risque » créé par l’usage du véhicule ou s’il a des chances de se produire « dans le cours normal des choses » (par. 33). Le juge Laskin a exposé le même point de vue dans Chisholm c. Liberty Mutual Group (2002), 60 O.R. (3d) 776 (C.A.), par. 29. Ce raisonnement s’applique à l’affaire Lefor. Les actes de la mère, après sa sortie du véhicule, se rattachent de si près à son erreur de stationnement que, du point de vue du lien de causalité, direct ou indirect, ils n’en sont pas « séparables »; voir Stevenson c. Reliance Petroleum Ltd., [1956] R.C.S. 936, p. 940.
14 Tous les juges de la Cour d’appel de l’Ontario s’estimaient tenus, pour interpréter l’art. 239, d’appliquer le critère d’indemnisation sans égard à la faute établi dans Amos. Toutefois, pour les motifs exposés dans Citadelle, Cie d’assurances générales c. Vytlingam, [2007] 3 R.C.S. 373, 2007 CSC 46, déposés simultanément, je crois qu’il s’agit d’une application trop large de l’arrêt Amos. Ce dernier portait sur des indemnités sans égard à la faute. Bien que la formulation de la question des « blessures découlant » dans Amos soit similaire à celle du par. 239(1), ces termes ne couvrent pas toutes les conditions d’application de l’assurance-indemnisation. Il n’est tout simplement pas suffisant de conclure que l’usage ou la conduite de l’automobile de l’auteur du délit « contribue de quelque manière aux blessures ou les aggrave » (Amos, par. 26, cité par le juge Borins au par. 105). Je suis d’accord avec la Cour d’appel de l’Ontario pour dire que l’ajout des mots « directement ou indirectement » à l’art. 239 a assoupli l’exigence en matière de causalité, mais il n’en reste pas moins qu’il faut établir un certain lien de causalité et que ce lien doit être ininterrompu. Je souscris à l’opinion dissidente de la juge Cronk selon laquelle la responsabilité de M. Wolfe envers les Herbison découle d’une faute assez indépendante de l’usage ou de la conduite de sa camionnette.
V. Dispositif
15 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi mais, dans les circonstances, chaque partie assumera ses dépens devant notre Cour et devant les juridictions inférieures.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelante : Williams McEnery, Ottawa.
Procureurs des intimés : Laushway Law Office, Prescott, Ontario.
Procureurs de l’intervenant : Stikeman Elliott, Toronto.