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13/04/2012 | CANADA | N°2012_CSC_16

Canada | R. c. Tse, 2012 CSC 16 (13 avril 2012)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Tse, 2012 CSC 16

Date : 20120413

Dossier : 33751

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Yat Fung Albert Tse, Nhan Trong Ly, Viet Bac Nguyen, Huong Dac Doan,

Daniel Luis Soux et Myles Alexander Vandrick

Intimés

- et -

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et

Association canadienne d

es libertés civiles

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothste...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Tse, 2012 CSC 16

Date : 20120413

Dossier : 33751

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Yat Fung Albert Tse, Nhan Trong Ly, Viet Bac Nguyen, Huong Dac Doan,

Daniel Luis Soux et Myles Alexander Vandrick

Intimés

- et -

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et

Association canadienne des libertés civiles

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

Motifs de jugement :

(par. 1 à 103):

Les juges Moldaver et Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

r. c. tse

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Yat Fung Albert Tse,

Nhan Trong Ly,

Viet Bac Nguyen,

Huong Dac Doan,

Daniel Luis Soux et

Myles Alexander Vandrick Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et

Association canadienne des libertés civiles Intervenants

Répertorié : R. c. Tse

2012 CSC 16

No du greffe : 33751.

2011 : 18 novembre; 2012 : 13 avril.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour suprême de la colombie‑britannique

POURVOI contre une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Davies), 2008 BCSC 211, 235 C.C.C. (3d) 161, 180 C.R.R. (2d) 24, [2008] B.C.J. No. 1764 (QL), 2008 CarswellBC 1948, déclarant inconstitutionnel l’art. 184.4 du Code criminel. Pourvoi rejeté.

Trevor Shaw et Samiran Lakshman, pour l’appelante.

Simon R. A. Buck et Dagmar Dlab, pour l’intimé Yat Fung Albert Tse.

Brent V. Bagnall, pour l’intimé Nhan Trong Ly.

Howard Rubin, c.r., et David Albert, pour l’intimé Viet Bac Nguyen.

Kenneth S. Westlake, c.r., pour l’intimé Huong Dac Doan.

Ian Donaldson, c.r., pour les intimés Daniel Luis Soux et Myles Alexander Vandrick.

Cheryl J. Tobias, c.r., et Nancy Dennison, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Michal Fairburn et Grace Choi, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Brigitte Bussières et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Joseph S. Wilkinson et Fredrick Schumann, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

Roy W. Millen et Laura M. Cundari, pour l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.

Christopher A. Wayland et H. Michael Rosenberg, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Procureur de l’appelante : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureurs de l’intimé Yat Fung Albert Tse : Wilson, Buck, Butcher & Sears, Vancouver.

Procureur de l’intimé Nhan Trong Ly : Brent V. Bagnall, Vancouver.

Procureur de l’intimé Viet Bac Nguyen : Howard Rubin, c.r., Vancouver.

Procureur de l’intimé Huong Dac Doan : Kenneth S. Westlake, c.r., Vancouver.

Procureurs des intimés Daniel Luis Soux et Myles Alexander Vandrick : Donaldson’s, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Sainte‑Foy.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Lacy Wilkinson, Toronto; Stockwoods, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.

Version française de la Cour rendu par

les juges Moldaver et Karakatsanis —

I. Vue d’ensemble

[1] Le présent pourvoi met en cause la constitutionnalité de la disposition sur l’écoute électronique en cas d’urgence, l’art. 184.4 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Le juge du procès a conclu que cette disposition portait atteinte au droit, garanti par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, et qu’il ne s’agissait pas d’une limite raisonnable au sens de l’article premier (2008 BCSC 211, 235 C.C.C. (3d) 161). Le ministère public a porté la déclaration d’inconstitutionnalité en appel directement à notre Cour.

[2] L’article 184.4 permet à un agent de la paix d’intercepter certaines communications privées sans autorisation judiciaire préalable, s’il a des motifs raisonnables de croire qu’une interception immédiate est nécessaire pour empêcher un acte illicite qui causerait des dommages sérieux, pourvu qu’une autorisation judiciaire ne puisse être obtenue avec toute la diligence raisonnable.

[3] En l’espèce, les policiers se sont fondés sur l’art. 184.4 pour intercepter sans mandat ni autorisation des communications privées lorsque la fille d’une présumée victime d’enlèvement a commencé à recevoir des appels de son père, qui affirmait être séquestré par des ravisseurs qui voulaient obtenir une rançon. Environ 24 heures plus tard, les policiers ont obtenu une autorisation judiciaire, en application de l’art. 186 du Code, pour poursuivre l’interception des communications.

[4] Le juge Davies, qui a présidé le procès, a conclu que l’art. 184.4 contrevenait à l’art. 8 de la Charte en raison de [traduction] « [l’]absence totale des garanties constitutionnelles » figurant généralement dans d’autres dispositions de la partie VI du Code. Le juge Davies était tout particulièrement préoccupé par le fait que les agents de police n’avaient aucune obligation (i) d’aviser les personnes dont les communications avaient été interceptées (ii) ni de faire rapport de leur exercice du pouvoir établi à l’art. 184.4, que ce soit à de hauts responsables indépendants chargés de l’application de la loi, au pouvoir exécutif ou au Parlement.[1]

[5] Dans R. c. Riley (2008), 174 C.R.R. (2d) 250 (C.S.J. Ont.) (« R. c. Riley (No. 1) »),[2] le juge Dambrot a aussi étudié la constitutionnalité de l’art. 184.4 et conclu que l’absence d’obligation des policiers d’aviser les personnes visées par l’interception rendait cet article inconstitutionnel. Il a interprété cet article comme s’il contenait les dispositions relatives à la communication d’un avis énoncées à l’art. 196 de la partie VI.[3]

[6] Les deux juges étaient préoccupés par la faculté d’avoir recours à cette disposition conférée aux agents de la paix, tels qu’ils sont définis à l’art. 2 du Code. La grande diversité des personnes incluses dans cette définition soulevait la question de la portée excessive de l’art. 184.4.

[7] Les deux juges ont aussi examiné la possibilité d’obtenir des autorisations judiciaires en vertu d’autres articles de la partie VI du Code; ils divergeaient toutefois d’opinion concernant les exigences procédurales de l’art. 188, une disposition portant sur l’autorisation judiciaire en cas d’urgence. Puisque l’art. 184.4 ne s’applique que dans des situations d’urgence où les agents de police ne peuvent, avec toute la diligence raisonnable, obtenir une autorisation en vertu d’une autre disposition de cette partie, la possibilité d’en obtenir une en vertu de l’art. 188 a une incidence importante sur la portée de l’art. 184.4 qui permet l’écoute électronique sans mandat en cas d’urgence.

[8] La question clé dont nous sommes saisis est de savoir si le pouvoir conféré à l’art. 184.4 du Code établit un juste équilibre constitutionnel entre le droit d’un particulier d’être protégé contre les fouilles et perquisitions abusives et l’intérêt de la société à prévenir les dommages sérieux. Les principales questions soulevées par les parties touchent : (1) la portée excessive de la définition d’« agent de la paix »; (2) la corrélation entre les art. 184.4 et 188; (3) l’absence d’avis à la personne dont les communications sont interceptées; et (4) l’absence d’obligation de faire rapport.

[9] Bien que les intimés aient soulevé également d’autres points fondés sur la Charte, leurs arguments et les motifs de la juridiction inférieure portent principalement sur l’analyse relative à l’art. 8. Leur prétention que l’art. 184.4 viole l’art. 7 de la Charte en raison de son caractère vague et de sa portée excessive est analysée plus loin lors de l’examen de la portée de l’art. 184.4.

[10] Pour les motifs exposés ci‑après, nous sommes arrivés aux conclusions suivantes. L’article 184.4 établit un certain nombre de conditions. Correctement interprétées, ces conditions visent à faire en sorte que le pouvoir d’intercepter des communications privées sans autorisation judiciaire ne puisse être exercé qu’en cas d’urgence pour éviter des dommages sérieux. Dans cette mesure, cet article établit un juste équilibre entre les droits garantis à un particulier par l’art. 8 de la Charte et l’intérêt de la société à prévenir des dommages sérieux.

[11] Nous estimons cependant que l’art. 184.4 est invalide sur le plan de la reddition de compte, parce que le régime législatif ne prévoit aucun mécanisme permettant de surveiller l’exercice, par les policiers, du pouvoir qu’il leur confère. Un aspect particulièrement troublant de l’art. 184.4 tient au fait qu’il n’exige pas qu’un avis soit donné aux personnes dont les communications privées ont été interceptées. C’est la raison pour laquelle nous croyons que l’art. 184.4 viole l’art. 8 de la Charte. Nous estimons aussi que cette violation ne peut être validée par l’application de l’article premier de la Charte. Par conséquent, nous sommes d’avis de déclarer cet article inconstitutionnel. À titre de réparation, nous avons conclu à la nécessité de suspendre l’effet de cette déclaration pendant 12 mois, afin de laisser au législateur suffisamment de temps pour rendre l’article conforme à la Charte.

[12] Faute d’un dossier suffisant, nous ne déterminerons pas si l’art. 184.4 a une portée excessive du fait que le pouvoir qu’il confère peut être exercé par des agents de la paix autres que les policiers.

II. Les questions en litige

[13] Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :

A. L’interception sans autorisation de communications privées dans une situation d’urgence est‑elle constitutionnelle?

B. Quelle est la portée de l’article 184.4?

C. Quelles autorisations les policiers peuvent‑ils obtenir avec toute la diligence raisonnable dans des situations urgentes? Plus précisément, quelle est la portée de l’art. 188?

D. L’article 184.4 contrevient‑il à l’art. 8 de la Charte du fait qu’il n’établit aucun mécanisme de reddition de compte ni limite précise?

E. Dans l’affirmative, l’art. 184.4 est‑il validé par l’application de l’article premier? Sinon, quelle est la réparation convenable?

III. Analyse

[14] Voici le texte de l’article 184.4 :

184.4. L’agent de la paix peut intercepter, au moyen d’un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre, une communication privée si les conditions suivantes sont réunies :

a) il a des motifs raisonnables de croire que l’urgence de la situation est telle qu’une autorisation ne peut, avec toute la diligence raisonnable, être obtenue sous le régime de la présente partie;

b) il a des motifs raisonnables de croire qu’une interception immédiate est nécessaire pour empêcher un acte illicite qui causerait des dommages sérieux à une personne ou un bien;

c) l’auteur de la communication ou la personne à laquelle celui‑ci la destine est soit la victime ou la personne visée, soit la personne dont les actes sont susceptibles de causer les dommages.

A. L’interception sans autorisation de communications privées dans une situation d’urgence est‑elle constitutionnelle?

[15] L’article 8 de la Charte prévoit : « Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. »

[16] Notre Cour a décidé dans l’arrêt de principe Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, qu’une fouille sans mandat est présumée abusive. La norme de de présomption de constitutionnalité qui s’applique aux fouilles, perquisitions et saisies en droit criminel est l’autorisation judiciaire préalable : un arbitre neutre et impartial agissant d’une manière judiciaire doit décider au préalable que la fouille, la perquisition ou la saisie est justifiée par des motifs raisonnables, établis sous serment (p. 160 à 162, 167 et 168). Voici ce que dit le juge Dickson à la p. 161 :

Je reconnais qu’il n’est peut‑être pas raisonnable dans tous les cas d’insister sur l’autorisation préalable aux fins de valider des atteintes du gouvernement aux expectatives des particuliers en matière de vie privée. Néanmoins, je suis d’avis de conclure qu’une telle autorisation, lorsqu’elle peut être obtenue, est une condition préalable de la validité d’une fouille, d’une perquisition et d’une saisie.

[17] L’autorisation judiciaire préalable revêt une importance encore plus grande lorsqu’il s’agit de l’interception secrète de communications privées, une atteinte grave au droit à la vie privée des personnes touchées. Dans R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30, le juge LaForest donne l’explication suivante, à la p. 46 :

[. . .] si l’enregistrement clandestin de communications privées est une fouille, une perquisition ou une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte, cela tient au fait qu’il est reconnu en droit qu’il y a atteinte abusive à la vie privée d’une personne chaque fois que l’État, sans avoir préalablement démontré à un officier de justice neutre l’existence d’une justification raisonnable, s’arroge le droit d’enregistrer subrepticement des communications dont l’auteur s’attend à ce qu’elles ne soient interceptées que par la personne à laquelle l’auteur les destine, pour reprendre les termes du Code. [Soulignement dans l’original.]

Le juge LaForest y affirme « le principe général que la surveillance électronique d’un particulier par un organe de l’État constitue une fouille, une perquisition ou une saisie abusive au sens de l’art. 8 de la Charte » (p. 42).

[18] Notre Cour a toutefois reconnu dans une abondante jurisprudence que la protection offerte par l’art. 8 est légitimement circonscrite par le risque de dommages sérieux et immédiats. La situation d’urgence entre en ligne de compte pour déterminer le caractère raisonnable de la fouille ou de la loi qui l’autorise et peut justifier l’absence d’autorisation judiciaire préalable. Par exemple, dans R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311, où la question était de savoir si la Charte interdisait d’entrer sans mandat dans des lieux privés en réponse à des appels au service 911, notre Cour a affirmé : « [. . .] l’importance du devoir qu’ont les agents de police de protéger la vie justifie qu’ils entrent par la force dans une maison afin de s’assurer de la santé et de la sécurité de la personne qui a composé le 911 » (par. 22). Voir aussi R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13 (entrée sans mandat dans un domicile dans le contexte d’une prise en chasse), et R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, (fouilles par palpation sans mandat effectuées accessoirement à l’arrestation pour protéger le policier et assurer la sécurité de la population). Par conséquent, en théorie, il semble que le législateur puisse, dans une disposition législative, accorder un pouvoir restreint d’écoute électronique en cas d’urgence pour prévenir des dommages sérieux, s’il est impossible d’obtenir une autorisation judiciaire avec toute la diligence raisonnable.

[19] Il est plus difficile de décider si le pouvoir précis conféré à l’art. 184.4 constitue une fouille, une perquisition ou une saisie abusive, en contravention de l’art. 8 de la Charte. L’art. 184.4 établit‑il un juste équilibre entre le droit d’un particulier d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives et l’intérêt de la société à prévenir des dommages sérieux?

B. Quelle est la portée de l’article 184.4?

(1) Méthode d’interprétation

[20] Le principe moderne d’interprétation des lois veut que les termes d’une loi soient interprétés [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. Cette méthode repose sur la présomption que le texte législatif édicté respecte les normes constitutionnelles, y compris les droits et libertés consacrés par la Charte. [traduction] « Les tribunaux interprètent depuis des siècles les textes législatifs de manière à ce qu’ils respectent les valeurs de la common law, non pas parce que leur respect était essentiel à la validité des textes législatifs, mais parce que ces valeurs étaient elles‑mêmes jugées importantes. Ce raisonnement s’applique encore plus valablement aux valeurs consacrées dans la Constitution. » : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 461. Par conséquent, lorsqu’une loi se prête à deux interprétations d’égale valeur, la Cour doit retenir l’interprétation qui s’accorde avec les valeurs de la Charte : R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, p. 771; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 35.

[21] En l’espèce, l’analyse constitutionnelle doit prendre en compte le droit à la vie privée de toute personne dont les communications peuvent être interceptées ainsi que les intérêts liés à la sécurité publique, notamment le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui risque de subir des dommages sérieux. Le juge en chef Lamer a fait remarquer dans R. c. Godoy que le droit à la vie privée repose sur les valeurs « de dignité, d’intégrité et d’autonomie »; toutefois, l’intérêt de la personne qui a besoin de l’aide des policiers « ressortit davantage à la dignité, à l’intégrité et à l’autonomie que celui de la personne qui cherche à refuser l’entrée aux agents de police dépêchés sur les lieux pour répondre à un appel à l’aide » (par. 19).

(2) L’économie de la partie VI du Code

[22] Selon l’art. 184(1) de la partie VI du Code, intitulée « Atteintes à la vie privée », l’interception de communications privées constitue une infraction. Les articles 185 et 186 contiennent les dispositions générales régissant la demande et l’octroi d’une autorisation judiciaire pour l’interception de communications privées. L’article 188, quant à lui, permet à un juge spécialement désigné de délivrer des autorisations temporaires (d’une durée maximale de 36 heures) sur demande d’un agent de la paix, lui aussi spécialement désigné, si l’urgence de la situation exige l’interception de communications privées avant qu’il soit possible, avec toute la diligence raisonnable, d’obtenir une autorisation en vertu de l’art. 186.

[23] Aux préalables et conditions de l’interception autorisée de communications privées s’ajoutent plusieurs dispositions d’application prospective qui incorporent au processus des mécanismes de reddition de compte. L’article 195 prévoit le dépôt au Parlement d’un rapport statistique annuel sur les autorisations données en vertu des art. 186 et 188 et sur les poursuites qui en découlent. L’article 196 impose au ministre responsable l’obligation d’aviser subséquemment par écrit la personne qui a fait l’objet d’une interception avec autorisation en vertu de l’art. 186. L’art. 189 dispose qu’il faut donner au prévenu un préavis de l’intention de produire en preuve une communication privée interceptée.

[24] Lorsque la première loi canadienne complète en matière d’écoute électronique, la Loi sur la protection de la vie privée, L.C. 1973‑1974, ch. 50, est entrée en vigueur en 1974, il n’existait aucune disposition relative à l’écoute électronique en cas d’urgence analogue à l’art. 184.4. L’écoute électronique sans autorisation judiciaire n’était permise qu’avec le consentement d’une partie, en vertu de ce qui était à l’époque l’alinéa 178.11(2)a) du Code. En 1993, à la suite de la contestation constitutionnelle de cette disposition dans R. c. Duarte et dans R. c. Wiggins, [1990] 1 R.C.S. 62, le législateur a adopté la partie VI actuelle, ainsi que des dispositions supplémentaires autorisant l’interception de communications dans des situations particulières (L.C. 1993, ch. 40).

[25] Deux des nouvelles dispositions adoptées en 1993 sont de nature explicitement préventive. L’article 184.4 accorde le pouvoir d’intercepter une communication privée en cas d’urgence pour prévenir des dommages sérieux. L’article 184.1 autorise l’interception à laquelle une personne a consenti pour empêcher cette personne de subir des lésions corporelles. Ces deux dispositions sont les seules à permettre l’interception de communications privées sans en limiter la durée ni exiger d’autorisation judiciaire. De plus, l’art. 184.2 permet d’obtenir une autorisation judiciaire d’une durée maximale de 60 jours avec le consentement de l’une des personnes visées par l’interception; selon l’art. 184.3, il est possible d’obtenir une autorisation de ce genre à l’aide d’un moyen de télécommunication. Aucune des interceptions visées par ces dispositions spéciales n’est assujettie à l’obligation d’établir un rapport prévue à l’art. 195, ni à celle de donner un avis prévue à l’art. 196.

[26] En résumé, la partie VI prévoit un vaste éventail de dispositions relatives à l’écoute électronique. Les articles 185 et 186 énoncent les exigences habituelles en la matière. L’article 188 permet à un agent spécialement désigné d’obtenir d’un juge désigné l’autorisation d’intercepter des communications pour une période maximale de 36 heures si l’« urgence de la situation » l’exige. Des mécanismes de reddition de compte s’appliquent à l’exercice de ces pouvoirs. Ils ne s’appliquent pas à l’exercice des pouvoirs spéciaux conférés aux art. 184.1, 184.2 et 184.4 à l’égard des situations particulières dans lesquelles un consentement est requis ou il y a urgence.

[27] L’article 184.4, qui confère le pouvoir d’intercepter une communication privée en cas d’urgence, est la seule disposition n’exigeant ni le consentement d’une partie, ni une autorisation préalable. Par contre, il n’est manifestement possible d’y avoir recours qu’en cas d’urgence pour prévenir des dommages à la fois sérieux et imminents. Bien que l’art. 184.4 ne fixe aucune limite temporelle, chaque interception ne peut être effectuée que dans une situation d’urgence où il faut y procéder immédiatement pour prévenir des dommages sérieux et où il est impossible d’obtenir une autorisation judiciaire préalable avec toute la diligence raisonnable. Comme nous le verrons, ces conditions créent intrinsèquement des limites temporelles strictes.

(3) L’intention du législateur

[28] Il ressort clairement du contexte général des dispositions de la partie VI du Code que le législateur comptait limiter l’exercice du pouvoir conféré par l’art. 184.4 aux véritables situations d’urgence. D’après la preuve présentée au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, ce pouvoir d’urgence est nécessaire dans des situations comme « des prises d’otages, des alertes à la bombe et des sièges armés »; les autorités peuvent s’en servir « uniquement si elles n’ont pas le temps d’obtenir une autorisation »; et pour « la très courte période durant laquelle il peut être possible d’interrompre la menace et d’empêcher les dommages » : Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, fascicule no 44, 3e sess., 34e lég., 2 juin 1993, p. 44:10. Le ministre de la Justice a souligné qu’il s’agit de situations où « chaque minute compte », et que cette disposition est « nécessaire pour assurer la sécurité du public » : Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, fascicule no 48, 3e sess., 34e lég., 15 juin 1993, p. 48:16. La preuve déposée devant le juge du procès indique que les enlèvements, la protection des enfants et les prises d’otages sont les principaux contextes dans lesquels les policiers ont recours à l’art. 184.4.

(4) Le texte de l’article 184.4

[29] Les intimés ont soutenu que les termes « l’urgence de la situation », « toute la diligence raisonnable », « acte illicite » et « dommages sérieux » étaient vagues et avaient une portée excessive.

[30] Pour les motifs qui suivent, nous ne sommes pas du même avis. Bien que l’art. 184.4 se révèle suffisamment souple pour répondre à différentes situations d’urgence susceptibles de se produire, il est loin d’être vague si on l’interprète correctement. Comme l’a affirmé le juge Gonthier, au nom de la Cour, dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, on ne s’attend pas à ce que les textes de loi nous permettent de « prédire les conséquences juridiques d’une conduite donnée » (p. 639). Ils doivent plutôt fournir des indications valables sur les situations dans lesquelles ils peuvent s’appliquer.

[31] Le texte de l’art. 184.4 comporte plusieurs conditions et contraintes. Comme l’a souligné le juge du procès, toutes ces conditions limitent considérablement la possibilité de recourir à cet article. Elles comportent des limites temporelles implicites et strictes.

[32] Selon l’alinéa 184.4a), un agent de la paix ne peut exercer le pouvoir que lui confère l’art. 184.4 que s’il a des « motifs raisonnables » de croire que l’« urgence de la situation » est telle qu’une autorisation ne peut, avec « toute la diligence raisonnable », « être obtenue sous le régime de la [partie VI] » du Code.

(a) « Motifs raisonnables »

[33] La croyance fondée sur des « motifs raisonnables » comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. L’agent doit croire subjectivement en l’existence de motifs justifiant les mesures prises, et ces motifs doivent être objectivement raisonnables dans les circonstances. L’équilibre constitutionnel entre l’attente raisonnable en matière de vie privée et les besoins légitimes de l’État de déceler et de prévenir le crime appelle une norme objective — la probabilité fondée sur la crédibilité : Hunter c. Southam, p. 166‑168; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, par. 75 à 79).

(b) « Urgence de la situation »

[34] Le juge Davies a interprété comme suit l’expression « urgence de la situation » :

[traduction] [. . .] l’expression « urgence de la situation » ne doit pas être interprétée isolément, mais en corrélation avec l’exigence voulant que l’agent de la paix ait des motifs raisonnables de croire non seulement au caractère urgent de la situation (vu sa crainte que soient causés des dommages sérieux et imminents au sens de l’al. 184.4b)), mais aussi à l’impossibilité d’obtenir une autorisation judiciaire préalable avec toute la diligence raisonnable. [par. 157]

Nous souscrivons à cette interprétation. Avec le temps, il peut devenir plus difficile d’établir qu’une autorisation n’aurait pas pu être obtenue, avec toute la diligence raisonnable, que la situation est urgente et que l’interception immédiate est nécessaire.

(c) « Diligence raisonnable »

[35] L’expression « diligence raisonnable » apparaît dans la jurisprudence de notre Cour et est directement liée à d’autres droits constitutionnels.[4] Notre Cour a reconnu qu’on peut effectuer une perquisition sans mandat dans une situation d’urgence où il est « impossible » (voir Hunter c. Southam, aux p. 160‑161; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, au par. 94) ou « pratiquement impossible » (voir R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, à la p. 241) d’obtenir une autorisation judiciaire préalable. Le juge Davies a souligné que l’expression « toute la diligence raisonnable » figurant à l’al. 184.4a) du Code doit recevoir une interprétation conforme au droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », garanti à l’art. 8 de la Charte (par. 163). Selon lui, le seul moyen de répondre à l’exigence de « diligence raisonnable » est de s’assurer que, lorsqu’ils ont recours à l’art. 184.4, les policiers prennent toutes les mesures nécessaires pour obtenir l’autorisation judiciaire sous le régime de la partie VI [traduction] « sur‑le‑champ et le plus rapidement possible dans les circonstances » (par. 166).

[36] Le juge Dambrot fait remarquer au par. 23 de la décision R. c. Riley (No. 1) que l’exigence de [traduction] « diligence raisonnable [. . .] prend de plus en plus d’importance avec le temps » et que, pour continuer l’interception d’une communication en vertu de l’art. 184.4, « les policiers doivent prendre immédiatement des mesures pour obtenir une autorisation judiciaire avec célérité, si c’est possible, ou risquer de contrevenir à l’art. 184.4 » (nous soulignons).

[37] Il existe une multitude de raisons pour lesquelles l’autorisation judiciaire ne pourrait pas être obtenue ou ne pourrait pas l’être immédiatement. Il se peut que les policiers doivent accorder toute leur attention à l’urgence de l’acte illicite sous‑jacent et aux dommages qu’il risque de causer. Il pourrait aussi exister des raisons d’ordre logistique comme la disponibilité d’un juge, désigné ou non, ou d’un policier désigné; le temps nécessaire pour préparer une demande et entrer en contact avec le juge; et le temps qu’il faut au juge pour examiner l’affaire et rendre une décision.

[38] Nous ne disons pas que les policiers doivent demander sur‑le‑champ une autorisation judiciaire dans tous les cas. Chaque situation est un cas d’espèce. Par contre, si les policiers n’ont pas demandé l’autorisation nécessaire lorsque les circonstances le permettaient, ils risquent d’enfreindre la loi en continuant d’intercepter une communication en vertu de l’art. 184.4.

(d) « Une autorisation [. . .] sous le régime de la présente partie »

[39] L’exigence selon laquelle une autorisation ne peut être obtenue soulève une question très concrète : la possibilité d’obtenir une autorisation judiciaire sous le régime de la partie VI du Code criminel. Le juge Davies a avancé que les policiers doivent demander une autorisation en application de l’art. 188 au moment même où ils entament la rédaction d’une demande fondée sur l’art. 186. Il avait à l’esprit une demande présentée de vive voix en application de l’art. 188. Pour sa part, le juge Dambrot a conclu dans R. c. Riley (No. 2) qu’il est impossible de recourir à l’art. 188 sans un affidavit (par. 50).

[40] Le ministère public demande à la Cour de donner aux policiers des indications sur les mesures qu’ils peuvent prendre en vertu des autres dispositions du Code. Cette question entre aussi en jeu dans l’analyse constitutionnelle de l’incidence de l’art. 184.4 sur le droit à la vie privée. De toute évidence, plus il est facile d’obtenir une autorisation en vertu de l’art. 188, plus le pouvoir d’intercepter une communication sans autorisation au titre de l’art. 184.4 est limité. Pour les motifs exposés ci‑après, nous concluons qu’il est possible d’obtenir une autorisation en vertu de l’art. 188 dans des situations d’urgence sans devoir déposer un affidavit écrit. Toutefois, le pouvoir de procéder à une interception sans autorisation en cas d’urgence prévu à l’art. 184.4 n’est pas inutile pour autant.

(e) « Une interception immédiate est nécessaire »

[41] L’al. 184.4b) autorise l’écoute électronique si :

[l’agent de la paix] a des motifs raisonnables de croire qu’une interception immédiate est nécessaire pour empêcher un acte illicite qui causerait des dommages sérieux à une personne ou un bien; [. . .]

[42] Dans R. c. Riley (No. 1), au par. 17, le juge Dambrot fait remarquer que [traduction] « le préalable fondamental de l’interception sans autorisation est la nécessité d’y procéder immédiatement ». Selon lui, l’expression « une interception immédiate est nécessaire » comporte à la fois une dimension temporelle et une dimension analytique. Nous partageons son avis. Cette exigence garantit qu’une communication ne peut être interceptée sans autorisation que s’il y a des motifs raisonnables de croire que la menace de dommages sérieux est immédiate et si l’interception est nécessaire pour prévenir les dommages sérieux. Par conséquent, la menace doit être imminente et il doit être probable que l’interception constituera un moyen efficace d’empêcher l’acte illicite en question.

[43] Cependant, le mot « nécessaire » n’exige pas, à notre avis, que l’interception sans autorisation soit le seul moyen efficace — ni même le moyen le plus efficace — à la disposition des policiers. L’article 184.4 ne s’applique pas seulement en dernier recours. Si c’était le cas, l’incertitude qui en résulterait minerait l’efficacité de l’exercice de ce pouvoir policier pour prévenir des dommages sérieux dans les situations d’urgence. Dans le cas d’un enlèvement, par exemple, les policiers peuvent être en mesure d’employer plusieurs autres méthodes d’enquête efficaces, telles que la recherche de témoins potentiels ou l’utilisation de chiens pour suivre une piste olfactive. Bien que l’expression « une interception immédiate est nécessaire » ne permette l’exercice de ce pouvoir qu’en cas d’urgence, elle n’oblige pas les policiers à épuiser toutes les autres méthodes d’enquête. L’article 184.4 ne les empêche pas d’employer tous les moyens efficaces dont ils disposent, si les conditions strictes qui y sont énoncées sont par ailleurs réunies.

[44] Cette exigence minimale diffère de celle fixée à l’art. 186 du Code criminel, aux termes duquel « il ne doit exister aucune autre méthode d’enquête raisonnable, dans les circonstances de l’enquête criminelle considérée » (R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992, par. 29 (soulignement dans l’original)). Cela n’est guère surprenant, car l’art. 184.4 vise à prévenir les dommages sérieux et imminents, alors que l’art. 186 sert à recueillir des éléments de preuve.

(f) « Acte illicite »

[45] En réponse à l’argument des intimés selon lequel le texte législatif est trop vague, le juge du procès a affirmé que l’« acte illicite » dont il est question à l’al. 184.4b) s’entend uniquement d’une infraction énumérée à l’art. 183 du Code (par. 175). Selon le juge Davies, puisque le préalable à l’application de cette disposition est la croyance raisonnable qu’une autorisation ne peut être obtenue avec toute la diligence raisonnable, le législateur ne peut avoir eu l’intention de permettre aux policiers d’intercepter des communications sans autorisation dans les cas où ils ne pourraient jamais obtenir une autorisation judiciaire.

[46] Nous ne sommes pas de cet avis. Il peut arriver que l’interception d’une communication soit justifiée au titre de l’art. 184.4 dans le cas d’actes illicites qui ne figurent pas à l’art. 183. Nous préférons la conclusion, tirée par le juge Dambrot dans R. c. Riley (No. 1), que l’exigence d’un acte illicite a une portée à tout le moins suffisamment limitée pour être constitutionnellement valide, du fait qu’il doit s’agir d’un acte illicite qui causerait des dommages sérieux à une personne ou un bien (par. 21). L’énumération des actes illicites susceptibles de causer des dommages aussi sérieux ne renforcerait pas réellement la protection de la vie privée. La liste des infractions que l’on trouve à l’art. 183 est très large en soi; le législateur a néanmoins décidé de cibler les actes illicites qui causeraient des dommages sérieux. Nous ne voyons aucune raison de modifier ce choix.

(g) « Dommages sérieux »

[47] Comme l’a fait remarquer l’appelante, la norme des dommages sérieux restreint de façon concrète et importante l’effet juridique de l’art. 184.4 et figure dans la jurisprudence de notre Cour dans des contextes variés : voir Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455, au par. 86 (le critère à respecter pour écarter le secret professionnel de l’avocat dans l’intérêt de la sécurité publique); Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48, [2000] 2 R.C.S. 519, au par. 117 (le niveau de préjudice requis lorsqu’il s’agit d’appréhender des enfants sans mandat sans contrevenir à l’art. 7 de la Charte) et R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, p. 80‑81 (le critère de l’atteinte « sérieuse ou importante » permettant de déterminer s’il y a menace de blessures graves au sens de l’ancien al. 264.1(1)a) du Code). Comme l’indiquent les affidavits de la police déposés au procès, cette norme est aussi compatible avec la pratique policière relative à l’art. 184.4 et le recours à cet article dans le cas d’infractions au Code criminel telles que l’enlèvement, la prise d’otage et d’autres infractions graves.

[48] Dans le cadre de la demande présentée au juge du procès, le ministère public a déposé sept affidavits dans lesquels des corps policiers de partout au Canada regroupant environ 25 000 agents de police font état de leurs pratiques pour l’application de l’art. 184.4. Bien que les affidavits indiquent que les divers corps policiers ont adopté des politiques différentes pour l’exercice du pouvoir que leur confère cet article, ils révèlent que leurs membres reconnaissent la nature exceptionnelle de cette disposition. Le juge du procès a conclu, sur la foi de la preuve, que de nombreux corps policiers ont pour politique d’exiger l’approbation de hauts fonctionnaires de la police et que ceux‑ci exercent ces pouvoirs de manière responsable (par. 235 et 236).

(h) « Dommages sérieux à [. . .] un bien »

[49] D’après les intimés, ce pouvoir est excessif parce qu’il peut servir à justifier l’atteinte à la vie privée en cas de dommages sérieux à un bien négligeable. Nous ne sommes pas de cet avis. À la lumière du texte et du contexte de cette disposition, nous estimons que la prémisse de l’argument des intimés n’est pas fondée. Nous faisons nôtres les propos du juge Dambrot dans R. c. Riley (No. 1) :

[traduction] Lorsqu’il vise des biens, le mot « sérieux » suppose non seulement un grave préjudice, mais aussi des dommages à des biens importants comme un pont, un immeuble ou une demeure. Dans tous ces cas, s’il y a un grave préjudice, celui‑ci sera forcément lourd de conséquences. Ni l’expression « dommages sérieux à une personne ou un bien », ni le contexte ne permettent d’effectuer une écoute électronique sans mandat pour empêcher un acte dont les répercussions seront vraisemblablement négligeables. [par. 20]

(5) Les personnes dont les communications sont interceptées : « la victime ou la personne visée »

[50] L’alinéa 184.4c) limite davantage la portée de l’écoute électronique en cas d’urgence en n’autorisant l’interception d’une communication privée que si l’auteur de celle‑ci ou la personne à laquelle ce dernier la destine est « soit la victime ou la personne visée, soit la personne dont les actes sont susceptibles de causer les dommages ».

[51] Il est reconnu que, selon l’art. 21 ou 22 du Code criminel, non seulement l’auteur de l’infraction, mais aussi ceux et celles qui l’aident ou l’encouragent à la commettre, participent à l’infraction. Le juge du procès en l’espèce (par. 180 à 185), tout comme celui dans R. c. Riley (No. 1) (par. 29), a conclu que la notion de victime ou de personne visée inclut uniquement la victime directe des dommages sérieux.

[52] Le ministère public propose une interprétation large des termes « victime » ou « personne visée », pour en étendre la portée aux personnes qui seraient touchées par les dommages sérieux causés à un membre de leur famille. Le procureur général de l’Ontario adhère à cette interprétation et souligne la définition du mot « victime » qui figure au par. 722(4) du Code aux fins de la déclaration de la victime et qui inclut « la personne qui a subi des pertes ou des dommages — matériels, corporels ou moraux — par suite de la perpétration d’une infraction ».

[53] Le ministère public soutient qu’une interprétation aussi large du mot « victime » est justifiée parce qu’une interprétation trop étroite de ce mot limiterait l’efficacité potentielle de l’art. 184.4 et nuirait à l’atteinte de l’objectif ultime de protection du public. D’après le procureur général de l’Ontario, une interprétation étroite entraînerait un résultat absurde : dans une situation urgente d’enlèvement d’enfant, on ne pourrait pas intercepter les communications du père ou de la mère de l’enfant dans le but de le retrouver vivant. Toutefois, point n’est besoin d’élargir la définition du mot « victime » pour remédier à pareille situation. Si un enfant est enlevé, les policiers peuvent fort bien avoir des motifs raisonnables de croire que le ravisseur appellera les parents pour obtenir une rançon; ils seraient donc en mesure d’installer l’équipement nécessaire à l’interception d’un appel. L’avocat du ministère public a dit qu’en pareilles circonstances, la surveillance directe des communications des parents garantirait que seules les communications auxquelles participent le ravisseur ou la victime sont en fait écoutées ou enregistrées.

[54] Nous convenons avec le juge du procès qu’on ratisserait trop large en considérant que le mot « victime » s’entend notamment de la personne qui subirait des dommages moraux si le préjudice appréhendé se concrétisait. Pareille interprétation créerait beaucoup plus d’incertitude et laisserait beaucoup plus de place à l’exercice du jugement subjectif des policiers. L’al. 184.4c) précise que la victime est la personne qui a subi les dommages sérieux ou la personne visée. Le législateur a limité ainsi la portée de cette disposition dans le but évident de reconnaître la nécessité de restreindre l’atteinte à la vie privée tout en autorisant les policiers à contrer les menaces de dommages sérieux.

(6) La portée de la définition du terme « agent de la paix »

[55] L’article 184.4 habilite un « agent de la paix » à intercepter des communications privées, sans avoir obtenu d’autorisation judiciaire, dans des situations d’urgence étroitement circonscrites. Le terme « agent de la paix » est défini à l’art. 2 du Code criminel.

[56] La définition du terme « agent de la paix » s’étend à une grande diversité de personnes, dont les maires et préfets, les huissiers employés à l’exécution des actes judiciaires au civil et les gardes et autres fonctionnaires ou employés permanents d’une prison. Le trop grand nombre de personnes autorisées à invoquer l’art. 184.4 et la possibilité d’abus dans l’application de cette disposition, tout particulièrement en l’absence de tout mécanisme de reddition de compte, a suscité des craintes. (Voir les motifs du juge Davies, aux par. 234‑237, et ceux du juge Dambrot dans R. c. Riley (No. 1), au par. 44.)

[57] Nous émettons nous aussi des réserves sur la multitude de personnes qui, par le jeu de la définition large du terme « agent de la paix », sont habilitées à employer les mesures extraordinaires prévues à l’art. 184.4. Il se peut que cette disposition soit vulnérable sur le plan constitutionnel pour cette raison. Cela dit, nous ne disposons pas d’une preuve suffisante pour trancher la question. Toute conclusion à son égard devra être tirée à partir d’un dossier suffisamment étoffé. La présente affaire met en cause des policiers, et leur droit de recourir à l’art. 184.4 n’est nullement contesté.

(7) Conclusion : la portée de l’article 184.4

[58] Parmi tous les pouvoirs d’écoute électronique conférés dans la partie VI, seul celui établi par l’art. 184.4 peut être exercé sans le consentement d’une partie à la communication, ni autorisation judiciaire préalable. Le législateur l’a toutefois assorti de normes objectives et de conditions strictes garantissant que les communications ne seront interceptées sans autorisation qu’en situation d’urgence pour prévenir des dommages sérieux. Bien entendu, il incombe au ministère public de démontrer selon la norme de la prépondérance que ces conditions sont réunies.

[59] Cette disposition inclut une norme objective — la probabilité fondée sur la crédibilité quant au respect de chaque condition qui y est énoncée. Ces conditions comportent des limites temporelles implicites et strictes. Avec le temps, il peut devenir plus difficile d’établir qu’une autorisation n’aurait pas pu être obtenue, avec toute la diligence raisonnable, que la situation est urgente ou que l’interception immédiate est nécessaire pour prévenir des dommages sérieux. Ne peuvent être interceptées que les communications privées dont l’auteur ou le destinataire est soit la personne qui commettrait l’acte illicite, soit sa victime (ou la personne visée). Nous concluons que cette disposition, interprétée correctement, n’est pas vague et n’a pas une portée excessive en ce qui concerne les policiers, et que les conditions préalables à son application limitent l’exercice du pouvoir qu’elle confère aux véritables situations d’urgence.

C. Quelles autorisations les policiers peuvent‑ils obtenir avec toute la diligence raisonnable dans les situations d’urgence? Plus précisément, quelle est la portée de l’article 188?

[60] Les paragraphes 188(1) et (2) sont ainsi libellés :

188. (1) Par dérogation à l’article 185, une demande d’autorisation visée au présent article peut être présentée ex parte à un juge [spécialement désigné] par un agent de la paix spécialement désigné [. . .] si l’urgence de la situation exige que l’interception de communications privées commence avant qu’il soit possible, avec toute la diligence raisonnable, d’obtenir une autorisation en vertu de l’article 186.

(2) Lorsque le juge auquel une demande est présentée en application du paragraphe (1) est convaincu que l’urgence de la situation exige que l’interception de communications privées commence avant qu’il soit possible, avec toute la diligence raisonnable, d’obtenir une autorisation en vertu de l’article 186, il peut, selon les modalités qu’il estime à propos le cas échéant, donner une autorisation écrite pour une période maximale de trente‑six heures.

L’alinéa 186(1)b) est ainsi libellé :

186. (1) Une autorisation visée au présent article peut être donnée si le juge auquel la demande est présentée est convaincu que :

[. . .]

b) d’autre part, d’autres méthodes d’enquête ont été essayées et ont échoué, ou ont peu de chance de succès, ou que l’urgence de l’affaire est telle qu’il ne serait pas pratique de mener l’enquête relative à l’infraction en n’utilisant que les autres méthodes d’enquête.

[61] Comme nous l’avons déjà expliqué, l’art. 184.4 s’applique en cas d’urgence. Il permet, en cas d’extrême urgence, non pas de s’affranchir complètement de l’obligation d’obtenir une autorisation judiciaire, mais de se soustraire à l’exigence d’en obtenir une au préalable. Au contraire, et nous l’avons souligné précédemment, dès qu’ils recourent à l’art. 184.4, les policiers doivent, dans la mesure du possible, agir avec toute la célérité raisonnable pour demander une autorisation judiciaire sous le régime de la partie VI du Code.

[62] Lorsque les policiers ont déjà commencé à intercepter des communications privées en vertu de l’art. 184.4, la célérité avec laquelle ils peuvent obtenir une autorisation judiciaire pour continuer à les intercepter joue un rôle dans l’appréciation de la constitutionnalité de l’art. 184.4. L’importance d’un mécanisme qui permette aux policiers d’agir rapidement va de soi. En levant l’obligation d’obtenir une autorisation judiciaire préalable, l’art. 184.4 déroge à la norme de présomption de constitutionnalité qui s’applique aux fouilles, perquisitions et saisies en matière criminelle. D’où la nécessité d’un processus pouvant être enclenché rapidement de façon que l’interception sans autorisation permise par l’art. 184.4 ne puisse se poursuivre légalement au‑delà d’une période raisonnable. À notre avis, c’est là qu’intervient l’art. 188 du Code, interprété correctement. Cette disposition prévoit un mécanisme simplifié pour l’obtention d’une autorisation temporaire en cas d’urgence.

[63] La procédure normale d’autorisation d’écoute électronique des communications d’un tiers est énoncée aux art. 185 et 186. En termes généraux, l’art. 185 requiert entre autres qu’une demande soit présentée par écrit à un juge et qu’elle soit accompagnée d’un affidavit. L’affidavit doit traiter de six questions prédéterminées, notamment les faits sur lesquels le déclarant se fonde pour justifier l’autorisation; les détails relatifs à l’infraction sur laquelle porte l’enquête; le genre de communications privées que l’on se propose d’intercepter; les noms, adresses et professions des personnes dont les communications privées pourraient être utiles à l’enquête; le contexte et le sort de toute demande précédente.

[64] La rédaction de l’affidavit visé à l’art. 185 est une tâche qui peut s’avérer décourageante et laborieuse. Outre le temps nécessaire pour rassembler les renseignements pertinents, le fait d’avoir à les consigner dans un affidavit risque de rallonger beaucoup le processus, peut‑être de plusieurs heures, voire de quelques jours. Une fois l’affidavit déposé, il faut aussi compter le temps que prendra le juge à le lire et à en examiner le contenu. Et si le juge n’est pas convaincu à la lecture du document, un ou plusieurs affidavits complémentaires pourraient être requis, ce qui retardera encore davantage un processus déjà long et astreignant.

[65] C’est dans cette optique qu’il faut interpréter l’art. 188 du Code. Cette disposition a été conçue pour les situations où l’autorisation d’écoute électronique doit être obtenue de toute urgence. Elle permet à un agent de la paix spécialement désigné de demander à un juge spécialement désigné d’autoriser l’écoute électronique pour une durée de 36 heures lorsque l’urgence de la situation exige que l’interception de communications privées commence avant qu’il soit possible, « avec toute la diligence raisonnable » d’obtenir une autorisation en vertu de l’art. 186 du Code. Même si l’art. 188 incorpore les critères de « nécessité pour l’enquête » applicables en vertu de l’al. 186(1)b) du Code, dans le cas où les conditions énumérées à l’art. 184.4 sont réunies, les policiers devraient pouvoir satisfaire sans trop de difficulté au troisième volet de cet alinéa qui vise les situations d’urgence (voir R. c. Araujo, au par. 27).

[66] Le présent pourvoi soulève la question cruciale de savoir si la demande d’autorisation visée à l’art. 188 et les renseignements à l’appui doivent être présentés par écrit, comme l’exige l’art. 185, ou si la procédure peut être menée oralement. La réponse à cette question aidera à évaluer le temps requis pour obtenir une autorisation en vertu de l’art. 188.

[67] Le débat découle des termes liminaires du par. 188(1) :

188. (1) Notwithstanding section 185, an application made under that section for an authorization may be made ex parte . . .

188. (1) Par dérogation à l’article 185, une demande d’autorisation visée au présent article peut être présentée ex parte [. . .]

[68] Dans l’affaire R. c. Galbraith (1989), 49 C.C.C. (3d) 178, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que, comme le libellé de l’art. 178.15 (dont la version modifiée constitue maintenant l’art. 188) ne précisait aucunement qu’un affidavit était nécessaire, l’autorisation en cas d’urgence pouvait être accordée sur la foi d’une preuve présentée oralement sous serment, qui serait probablement conservée d’une manière ou d’une autre. Les mots « under that section », dans la version anglaise, et « visée au présent article », dans la version française, ont été ajoutés à la suite de cette décision (L.C. 1993, ch. 40, art. 8).

[69] Cet ajout, après l’arrêt Galbraith, a amené le juge Dambrot à conclure, au par. 50 de ses motifs dans R. c. Riley (No. 2), que l’art. 188 ne permettait pas les demandes orales, et qu’il fallait plutôt procéder par écrit, conformément aux prescriptions de l’art. 185. Il a expliqué, dans ce même paragraphe, que [traduction] « l’art. 188 ne crée pas d’autorisation distincte en cas d’urgence, mais modifie simplement la procédure d’autorisation prévue à l’art. 186 lorsqu’il y a urgence. Si la demande d’autorisation en cas d’urgence demeure une demande visée à l’art. 185, l’exigence relative à l’affidavit devrait s’y appliquer. » [5]

[70] En l’espèce, le juge Davies a adopté un autre point de vue. Bien qu’il n’ait pas examiné cette question, il ressort de ses motifs, aux par. 330 et 331, qu’il accepte la présentation orale de demandes en vertu de l’art. 188. Selon le représentant du ministère public qui a témoigné au nom de l’appelante, les demandes orales présentées au titre de l’art. 188 sont monnaie courante en Colombie‑Britannique, et il s’agit maintenant de la pratique habituelle.

[71] Devant notre Cour, personne n’a fait valoir que la demande prévue à l’art. 188 devait être présentée par écrit. Au contraire, le consensus général veut qu’elle soit présentée oralement, ce qui permet d’accélérer la procédure et sert l’objectif visé par le législateur dans cette disposition.

[72] Nous estimons qu’il s’agit de la bonne interprétation. De toute évidence, l’art. 188 a été conçu pour offrir une autorisation judiciaire à court terme en cas d’urgence. Il faut donc l’interpréter de manière à favoriser un résultat efficace et rapide ainsi qu’une véritable surveillance par les tribunaux. Selon nous, le début du par. 188(1) n’impose pas une démarche qui reflète en tous points la présentation d’une demande « par écrit » prévue à l’art. 185. Le simple renvoi à l’art. 185 ne saurait avoir pour effet d’incorporer tous les éléments de cette disposition. Pareille interprétation n’est conforme ni à l’objectif d’une procédure simplifiée ni au libellé de l’art. 188. Importer dans cette disposition tous les éléments de l’art. 185 viderait de leur sens les mots « [p]ar dérogation à l’article 185 ». En outre, les mots « under that section » dans la version anglaise sont au mieux ambigus et peuvent être interprétés comme renvoyant simplement au genre de demande (soit une demande d’écoute électronique des communications d’un tiers) que vise l’art. 185. Qui plus est, cette ambigüité n’existe pas dans la version française.

[73] La possibilité de présenter une demande oralement en vertu de l’art. 188 ne rend toutefois pas inutile l’interception sans autorisation en cas d’urgence prévue à l’art. 184.4. Bien que les demandes orales soient peut‑être plus simples et moins laborieuses que les demandes écrites, elles requièrent quand même un certain temps. En toute déférence, nous estimons qu’il serait très irréaliste de penser qu’une demande orale puisse être présentée et tranchée en quelques minutes à peine, comme l’a laissé entendre le juge de première instance en l’espèce.[6]

[74] Même si une demande est présentée oralement, il est impossible de prévoir exactement le temps qu’il faudra, dans un cas en particulier, pour rassembler les renseignements nécessaires à la préparation d’une demande en vertu de l’art. 188, les transmettre à un agent spécialement désigné, trouver un juge spécialement désigné et lui communiquer ces renseignements. Peu importe la durée de ce processus — évaluée selon la norme de la diligence raisonnable — , on risque de perdre un temps précieux et d’exposer de ce fait des personnes et des biens au genre de dommages que l’art. 184.4 vise justement à prévenir.

[75] Bref, nous sommes d’avis que la demande visée à l’art. 188 peut être présentée oralement et que la preuve à l’appui devrait être communiquée sous serment ou par affirmation solennelle. En outre, à l’instar de la cour dans Galbraith, nous estimons qu’il importe de conserver un compte rendu de la procédure, par un enregistrement textuel ou par un autre moyen. Cette façon de faire assurerait l’existence d’un dossier complet et exact. Elle permettrait en outre de connaître les faits et circonstances ayant motivé le recours initial à l’art. 184.4, ce qui pallierait la lacune que déplorent plusieurs parties et intervenants, soit l’absence d’obligation de conserver quelque dossier que ce soit de l’exercice du pouvoir prévu à l’art. 184.4.

[76] Certains parmi les parties et les intervenants ont soulevé la possibilité d’obtenir l’autorisation visée à l’art. 188 par téléphone ou par un autre moyen de télécommunication, tout particulièrement si les circonstances rendent peu commode pour le demandeur de se présenter en personne devant le juge. Nous n’excluons pas cette possibilité. Nous pouvons imaginer des situations, surtout en région éloignée, où l’agent désigné perdrait de nombreuses heures à se rendre auprès d’un juge désigné. Toutefois, cette question n’a pas été débattue à fond devant nous et nous ne nous y attarderons pas davantage.

[77] Nous ferons une dernière observation avant de clore ce volet. L’article 184.4 a une vocation préventive; il a pour objet de prévenir les infractions qui causeraient des dommages sérieux à une personne ou un bien. Généralement, on recourt à l’art. 184.4 lorsqu’une infraction est commise ou l’a déjà été, mais ce n’est peut‑être pas toujours le cas. Lorsqu’aucune infraction n’est ou n’a été commise, l’art. 188 ne peut être invoqué, car cette disposition, tout comme l’art. 186, sert à recueillir des preuves et ne s’applique que lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une infraction est commise ou l’a déjà été et que l’interception demandée permettra d’obtenir une preuve de sa perpétration. (Voir R. c. Finlay and Grellette (1985), 52 O.R. (2d) 632 (C.A), aux p. 656‑657, et R. c. Duarte, à la p. 55.)

[78] Par conséquent, dans les rares cas où l’on recourt à l’art. 184.4 alors qu’aucune infraction n’est commise ou ne l’a déjà été, l’art. 188 ne sera d’aucune utilité. Dans de tels cas, l’impossibilité pour les policiers d’utiliser l’art. 188 ne devrait pas être considérée comme un obstacle à l’application de l’art. 184.4. (Voir R. c. Riley (No. 1), aux par. 24‑27, où le juge Dambrot statue, correctement selon nous, sur la question.)

D. L’article 184.4 contrevient‑il à l’art. 8 de la Charte du fait qu’il n’établit aucun mécanisme de reddition de compte ni limite précise?

[79] Les intimés et plusieurs intervenants font valoir que l’exercice du pouvoir conféré par l’art. 184.4 constitue une fouille, perquisition ou saisie abusive interdite par l’art. 8 de la Charte, parce qu’il n’est assorti d’aucune mesure de reddition de compte permettant la surveillance de la conduite policière. De plus, selon eux, la constitutionnalité de cette disposition requiert diverses conditions ou limites supplémentaires.

[80] Les questions soulevées sont notamment les suivantes :

(i) l’absence d’obligation de donner un avis;

(ii) l’absence d’obligation de faire rapport au Parlement;

(iii) l’absence d’obligation de conserver un dossier;

(iv) la nécessité de restreindre l’utilisation des communications interceptées.

(1) L’absence d’obligation de donner un avis

[81] Il se peut que les personnes ciblées par l’application de l’art. 184.4, qu’elles soient des victimes ou des suspects, ne sachent jamais que leurs communications privées ont été interceptées. Dans sa forme actuelle, l’article 184.4 n’oblige pas à aviser l’intéressé après coup. Cela distingue les cas d’urgence visés à cette disposition des autres situations d’urgence où l’absence d’autorisation judiciaire préalable n’a pas été jugée fatale au regard de l’art. 8 de la Charte. Le juge Davies a reconnu cette distinction, à bon droit selon nous, au par. 218 de ses motifs :

[traduction]

L’interception de communications privées en cas d’urgence se distingue des situations comme les prises en chasse, l’entrée dans une résidence en réponse à un appel au service 9‑1‑1 ou les fouilles ou perquisitions accessoires à une arrestation dans les cas où la sécurité [publique] est menacée. Dans ces situations, la personne qui est visée par une fouille ou une perquisition connaît immédiatement les circonstances et les conséquences de l’action policière. Par contre, la personne dont les communications privées sont interceptées n’a aucun moyen de détecter, de connaître ni de découvrir cette atteinte à sa vie privée à moins que l’État ne décide de fonder une poursuite ultérieure sur le résultat de ses activités intentionnellement secrètes.

[82] Pour l’application de l’art. 8 de la Charte, il est important que la police rende des comptes lorsqu’elle recourt à l’écoute électronique sans autorisation judiciaire. Dans l’arrêt Hunter c. Southam, le juge Dickson a expliqué : « Une disposition autorisant un [. . .] pouvoir non susceptible de révision serait manifestement incompatible avec l’art. 8 de la Charte. » (p. 166). Dans le contexte de la partie VI du Code, sauf dans le cas des interceptions autorisées par l’art. 184.1,[7] les mécanismes de reddition de compte établis sont la communication d’un avis après coup et la production d’un rapport.

[83] Il ne faut pas minimiser l’importance ni la pertinence de l’avis donné après coup pour l’application de l’art. 8 de la Charte. À cet égard, nous retenons les observations suivantes de l’intervenante la Criminal Lawyers Association (Ontario) :

[traduction] . . . l’avis n’est ni dénué de pertinence pour la protection des droits garantis par l’art. 8, ni une mesure de protection « faible » de ces droits simplement parce qu’il intervient après l’atteinte à la vie privée. L’obligation d’aviser l’intéressé après coup braque rétrospectivement sur l’intrusion autorisée par la loi un éclairage important sur le plan constitutionnel. Le droit à la vie privée s’entend non pas seulement de la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, mais également de la capacité de les déceler, de les contester et d’obtenir une véritable réparation. La communication de l’avis sert l’ensemble de ces intérêts. En cas d’écoute électronique menée secrètement sans mandat, l’avis à la personne qui en a fait l’objet constitue pratiquement sa seule protection externe. [Italiques dans l’original; note de bas de page omise; Mémoire, par. 31.]

[84] Il ressort clairement de la jurisprudence qu’un objectif important de l’obligation d’obtenir une autorisation préalable consiste à prévenir les fouilles et perquisitions abusives. Or, dans les situations exceptionnelles où l’obtention d’une telle autorisation préalable n’est pas essentielle pour qu’une fouille ou perquisition ne soit pas abusive, d’autres mesures de protection peuvent être nécessaires pour aider à prévenir le recours abusif à ce pouvoir extraordinaire. La possibilité de contester l’autorisation au procès constitue l’une de ces mesures, mais elle ne suffit pas, car elle n’intervient que dans les cas où des accusations sont déposées et un procès est intenté. Par conséquent, l’obligation de donner un avis, une solution pratique dans les circonstances, permet d’accroître la transparence et sert de rempart supplémentaire contre l’abus dans l’exercice de ce pouvoir extraordinaire.

[85] À notre avis, le législateur n’a pas assorti l’art. 184.4. de mesures de reddition de compte suffisantes. À moins qu’une poursuite criminelle ne soit intentée, les cibles de l’interception risquent de n’être jamais informées de l’opération et ne pourront pas contester l’exercice de ce pouvoir par les policiers. Aucune autre disposition du Code ne permet la surveillance de l’exercice du pouvoir conféré à l’art. 184.4. En ce qui a trait à sa conformité avec l’art. 8, l’art. 184.4 permettant l’interception très attentatoire de communications privées sans autorisation judiciaire préalable, nous estimons que cette lacune est fatale. Dans sa forme actuelle, cette disposition ne satisfait pas aux normes constitutionnelles minimales qui en assureraient la conformité avec l’art. 8 de la Charte.

[86] La communication d’un avis après coup, comme celui prévu au par. 196(1), constitue un moyen de corriger cette lacune, mais ce n’est peut‑être pas le seul. Le législateur pourrait sans doute prendre d’autres mesures efficaces. Néanmoins, nous soulignons que le gouvernement a déposé à trois reprises un projet de loi visant à assortir l’art. 184.4 d’une obligation de donner un avis semblable à celui prévu au par. 196(1) du Code.[8]

(2) L’absence d’obligation de faire rapport au Parlement

[87] Le paragraphe 195(1) du Code impose l’obligation de faire rapport au Parlement des autorisations judiciaires accordées en vertu des art. 186 et 188. L’article 195 a peut‑être d’autres raisons d’être, mais il a notamment pour objet d’informer le Parlement de la fréquence et des circonstances des interceptions de communications privées par la police.

[88] Aucun rapport de ce genre n’est exigé à l’art. 184.4. Le juge de première instance estimait qu’il s’agissait là d’une lacune sur le plan constitutionnel. À son avis, cette lacune, combinée à l’absence d’obligation de donner un avis, élimine sans justification [traduction] « les protections constitutionnelles nécessaires à l’équilibre entre les intérêts de l’État — à prévenir les méfaits et à entamer des poursuites criminelles — et son obligation de protéger les droits garantis par l’art. 8 de la Charte [. . .] » (par. 240, al. 4). Malgré que les situations d’urgence et la nécessité de protéger les personnes et les biens contre des dommages sérieux imminents puissent justifier que l’on accorde à l’État une plus grande latitude que celle qu’il a habituellement [traduction] « dans l’atteinte aux droits à la vie privée », l’urgence ne saurait [traduction] « justifier l’élimination des protections constitutionnelles sur lesquelles les impératifs de la situation d’urgence n’ont aucune incidence. » (par. 240, al. 5).

[89] L’exigence de reddition de compte à laquelle sont assujetties les personnes qui interceptent des communications privées sans autorisation judiciaire constitue un facteur important dans l’analyse de la constitutionnalité de l’art. 184.4. Comme nous l’avons déjà expliqué, l’absence de toute obligation de donner un avis ou d’autres mesures satisfaisantes vicie cette disposition sur le plan constitutionnel. Des mesures de protection supplémentaires, comme la production de rapports au Parlement, seraient certainement bénéfiques. Comme politique générale, une forme de rapport qui tiendrait le Parlement au courant de l’usage fait sur le terrain de cette disposition semblerait tout indiquée. Cela dit, il ne s’agit pas selon nous d’un impératif constitutionnel.

[90] Nous admettons que le rapport prescrit par l’art. 195 du Code peut être qualifié de mécanisme de reddition de compte, mais nous faisons nôtres les propos du juge Dambrot dans R. c. Riley (No. 1), au par. 117, selon qui [traduction] « une obligation légale de présenter un rapport, comme celle imposée à l’art. 195, qui ne permet pas la supervision active de l’écoute électronique en général, et encore moins dans un cas particulier, ne peut constituer une condition à la constitutionnalité d’un pouvoir d’interception au regard de l’art. 8 ».

(3) L’absence d’obligation de conserver un dossier

[91] Les intimés et certains intervenants prétendent que, sans exigence relative à la conservation d’un dossier, la décision de la police d’exercer le pouvoir que lui confère l’art. 184.4 ne peut être révisée.

[92] À notre avis, il s’agit d’une autre façon d’assurer une reddition de compte. Bien que nous ayons conclu à la nécessité d’adopter un mécanisme de reddition de compte pour protéger les importants intérêts relatifs à la vie privée en jeu, nous sommes convaincus que l’ajout d’une disposition exigeant un avis suffirait à répondre à ce besoin. Dans les situations d’urgence justifiant le recours à l’art. 184.4, l’attention des policiers sera fixée sur l’urgence et il serait irréaliste de leur demander de constituer un dossier détaillé au même moment dans ces circonstances.

(4) La nécessité de restreindre l’utilisation des communications interceptées

[93] On a soutenu devant nous que l’art. 184.4 devait être assorti de limites semblables à celles fixées à l’art. 184.1 pour restreindre les interceptions et l’utilisation des communications interceptées. L’art. 184.1 permet à un agent de l’État d’intercepter une communication s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il existe un risque de lésions corporelles pour une partie à la communication qui a consenti à l’interception. Le par. 184.1(2) prévoit que les communications interceptées sont inadmissibles en preuve, sauf dans les procédures relatives à l’infliction de lésions corporelles. Selon le par. 184.1(3), les enregistrements et transcriptions des communications interceptées qui ne sont pas reliées à l’infliction de lésions corporelles doivent être détruits. De toute évidence, le législateur a établi un équilibre différent dans cette disposition. Il exige le consentement d’une partie à la communication et impose des limites à l’utilisation des communications interceptées. En outre, l’art. 184.1 ne comporte pas beaucoup des conditions dont est assorti l’art. 184.4, dont l’impossibilité d’obtenir une autorisation judiciaire préalable. Comme nous l’avons souligné précédemment, le législateur a assujetti le recours à l’art. 184.4 à un certain nombre de conditions de façon à ce qu’il ne soit utilisé qu’en situation d’urgence pour prévenir les dommages sérieux. Bien qu’il ne soit pas nécessaire sur le plan constitutionnel que le texte législatif restreigne l’utilisation des communications interceptées, nous ne nous prononçons pas sur l’admissibilité en preuve de communications interceptées dans le cadre d’affaires qui ne justifieraient pas le recours à l’art. 184.4.

IV. Conclusion

[94] L’article 184.4 vise les situations d’urgence. Il permet la prise de mesures extrêmes dans des circonstances extrêmes. Le législateur y reconnaît que les intérêts des particuliers au respect de leur vie privée doivent parfois être temporairement relégués au second rang pour le bien public — en l’occurrence, pour la protection de vies et de biens contre des dommages sérieux et imminents. Le législateur a prévu des conditions strictes pour limiter le recours à cette disposition aux situations d’urgence. À notre avis, ces conditions permettent d’établir un juste équilibre entre l’attente raisonnable d’un particulier quant au respect de sa vie privée et l’intérêt de la société à la prévention des dommages sérieux. Dans cette mesure, l’art. 184.4 est constitutionnel.

[95] Cependant, dans sa forme actuelle, l’art. 184.4 n’inclut aucun mécanisme de reddition de compte. À notre avis, cette lacune lui est fatale et constitue une violation de l’art. 8 de la Charte.

A. Analyse au regard de l’article premier

[96] À cette étape, il nous faut déterminer si la disposition est justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, la Cour a énoncé les deux questions auxquelles il faut répondre, soit : (1) la disposition contestée sert‑elle un objectif urgent et réel?; (2) les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont‑ils proportionnels à la restriction du droit?

[97] Il nous paraît indubitable que prévenir les dommages sérieux à une personne ou à un bien dans des situations d’urgence constitue un objectif urgent et réel. Nous estimons également que cet objectif a un lien rationnel avec le pouvoir conféré à l’art. 184.4.

[98] C’est à l’étape de l’analyse de la proportionnalité que la disposition échoue. L’obligation d’aviser les personnes dont les communications sont interceptées n’entraverait aucunement l’action policière en cas d’urgence. Elle permettrait en revanche d’accroître la capacité des personnes ciblées de déceler et contester les atteintes à leur vie privée et d’obtenir une véritable réparation. L’objectif du législateur de prévenir les dommages sérieux appréhendés pour des motifs raisonnables pourrait être atteint, même si un tel mécanisme de reddition de compte était mis en place.

[99] Étant donné que l’art. 184.4 ne respecte pas le second volet du test établi dans l’arrêt Oakes, nous concluons qu’il est inconstitutionnel.

B. Quelle serait la réparation convenable?

[100] En ce qui a trait à la réparation, dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, le juge en chef Lamer a passé en revue les mesures qui pourraient permettre de corriger une contravention à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’une de ces mesures était l’interprétation large; une autre consistait à suspendre temporairement l’effet de la déclaration d’invalidité.

[101] Bien que selon une interprétation large on puisse considérer qu’un avis doit être donné, cette solution ne convient pas compte tenu de notre autre réserve quant à la portée du terme « agent de la paix ». Le dossier, tel qu’il nous a été présenté, ne nous permet pas de tirer de conclusion sur la constitutionnalité de l’art. 184.4 dans la mesure où il s’applique aux agents de la paix qui ne sont pas des policiers. Néanmoins, comme cette disposition peut être invoquée par une grande diversité d’acteurs, nous n’écartons pas la possibilité qu’elle soit vulnérable pour cette raison. Le législateur pourrait aussi vouloir inclure dans cette disposition une obligation de faire rapport.

[102] Pour ces motifs, nous estimons que la réparation convenable dans ce cas consiste à déclarer l’art. 184.4 inconstitutionnel et à laisser le soin au législateur d’édicter une nouvelle disposition conforme à la Constitution. Ce faisant, le législateur pourrait vouloir prendre des mesures pour répondre aux autres réserves que nous avons exprimées au sujet du libellé actuel de cette disposition. Nous sommes d’avis de suspendre l’effet de cette déclaration d’invalidité pour une période de 12 mois, afin de permettre au législateur d’examiner cette disposition et d’en édicter une nouvelle.

[103] Nous déclarons que l’art. 184.4 du Code, dans son libellé actuel, est inconstitutionnel et nous suspendons l’effet de cette déclaration d’invalidité pour une période de 12 mois. Par conséquent, nous rejetons l’appel, mais nous annulons les conclusions 1 à 6 de l’ordonnance figurant au par. 454 des motifs du juge du procès.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelante : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureurs de l’intimé Yat Fung Albert Tse : Wilson, Buck, Butcher & Sears, Vancouver.

Procureur de l’intimé Nhan Trong Ly : Brent V. Bagnall, Vancouver.

Procureur de l’intimé Viet Bac Nguyen : Howard Rubin, c.r., Vancouver.

Procureur de l’intimé Huong Dac Doan : Kenneth S. Westlake, c.r., Vancouver.

Procureurs des intimés Daniel Luis Soux et Myles Alexander Vandrick : Donaldson’s, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Sainte‑Foy.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Lacy Wilkinson, Toronto; Stockwoods, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.

[1] La décision du juge Davies a été appliquée au Québec dans Brais c. R., 2009 QCCS 1212 (CanLII).

[2] Signalons que le juge Dambrot n’a étudié que la constitutionnalité de l’art. 184.4 dans cette décision, soit R. c. Riley (No. 1) (voir le par. 3). Les autres questions en jeu ont été tranchées dans des motifs distincts : R. c. Riley (2008), 174 C.R.R. (2d) 288 (C.S.J. Ont.) (« R. c. Riley (No. 2) »).

[3] La décision du juge Dambrot a été appliquée dans deux autres décisions ontariennes : R. c. Deacon, [2008] O.J. No. 5756, et R. c. Moldovan, [2009] O.J. No. 4442 (QL) (C.S.J.).

[4] Par exemple, dans le cas d’un accusé exerçant le droit que lui garantit l’al. 10b) de la Charte, notre Cour a mentionné dans R. c. Prosper, [1994] 3 R.C.S. 236, à la p. 281, que la « diligence raisonnable » dans l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat dépend du contexte.

[5] Même si l’arrêt Galbraith a d’abord été suivi en Ontario (voir R. c. Laudicina (1990), 553 C.C.C. (3d) 281 (H.C.J.)), la jurisprudence récente a adopté l’analyse du juge Dambrot dans R. c. Riley (No. 2) (voir R. c. Deacon, au par. 109 et R. c. Moldovan, au par. 61).

[6]Selon le juge Davies, il serait possible de [traduction] « présenter les faits nécessaires pour démontrer qu’il est nécessaire d’obtenir une autorisation d’écoute électronique d’urgence » en « très peu de temps ». Il a fait référence au témoignage du caporal McDonald au procès et à sa capacité « d’expliquer, de son propre chef, non seulement son raisonnement, mais également sa perception des faits sur lesquels il a fondé sa décision [d’appliquer l’art. 184.4] [. . .], dans la salle d’audience en moins de dix minutes » (par. 330).

[7] L’article 184.1 porte sur les interceptions avec consentement visant à prévenir des lésions corporelles. Bien qu’il ne crée aucune obligation de communiquer un avis ni de faire rapport, la reddition de compte est assurée par les règles strictes régissant l’utilisation des communications interceptées en vertu de cet article et la destruction de leurs transcriptions.

[8] Déposé à la Chambre des communes le 14 février 2012, le projet de loi C-30 assortit l’art. 184.4 d’une obligation de donner un avis après coup, par adjonction de l’art. 196.1, et d’une obligation de présenter un « Rapport annuel » au Parlement conformément à l’art. 195. Son prédécesseur, le projet de loi C-31, avait été déposé le 15 mai 2009 et était mort au Feuilleton par suite de la prorogation du Parlement le 31 décembre 2009. Déposé de nouveau sous le numéro C-50 le 29 octobre 2010, le projet de loi est mort au Feuilleton encore une fois en mars 2011.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Fouilles, perquisitions et saisies - Interception de communications privées - Interception de communications par la police sans autorisation en vertu de l’art. 184.4 du Code criminel au motif que l’interception immédiate était nécessaire pour empêcher des dommages sérieux à une personne ou un bien et qu’une autorisation ne pouvait être obtenue avec toute la diligence raisonnable - L’article 184.4 porte‑t‑il atteinte au droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte? - Cette disposition peut‑elle être validée par l’application de l’article premier? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 et 8 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 184.4, 185, 186 et 188.

Le pourvoi met en cause la constitutionnalité de la disposition sur l’écoute électronique en cas d’urgence, l’art. 184.4 du Code criminel. En l’espèce, les policiers se sont fondés sur l’art. 184.4 pour intercepter des communications privées sans mandat ni autorisation lorsque la fille d’une présumée victime d’enlèvement a commencé à recevoir des appels de son père, qui affirmait être séquestré par des ravisseurs qui voulaient obtenir une rançon. Environ 24 heures plus tard, les policiers ont obtenu une autorisation judiciaire, en application de l’art. 186 du Code, pour poursuivre l’interception des communications. Le juge du procès a conclu que l’art. 184.4 portait atteinte au droit, garanti par l’art. 8 de la Charte, d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, et qu’il ne s’agissait pas d’une limite raisonnable au sens de l’article premier. Le ministère public a porté la déclaration d’inconstitutionnalité en appel directement à notre Cour.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

L’article 184.4 permet à un agent de la paix d’intercepter certaines communications privées sans autorisation judiciaire préalable, s’il a des motifs raisonnables de croire qu’une interception immédiate est nécessaire pour empêcher un acte illicite qui causerait des dommages sérieux, pourvu qu’une autorisation judiciaire ne puisse être obtenue avec toute la diligence raisonnable. En théorie, le législateur peut accorder un tel pouvoir restreint d’écoute électronique en cas d’urgence. Il est plus difficile de décider si le pouvoir précis conféré à l’art. 184.4 établit un équilibre raisonnable entre le droit d’un particulier d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives et l’intérêt de la société à prévenir des dommages sérieux. Dans la mesure où le pouvoir d’intercepter des communications privées sans autorisation judiciaire ne peut être exercé qu’en cas d’urgence pour éviter des dommages sérieux, cet article établit un juste équilibre. Cependant, l’art. 184.4 viole l’art. 8 de la Charte, car il ne prévoit pas de mécanisme de surveillance et, tout particulièrement, n’exige pas qu’un avis soit donné aux personnes dont les communications privées ont été interceptées. Cette violation ne peut être validée par l’application de l’article premier de la Charte.

Le texte de l’art. 184.4 est suffisamment souple pour répondre à différentes situations d’urgence susceptibles de se produire et il est loin d’être vague si on l’interprète correctement. Bien que le pouvoir d’écoute électronique prévu à l’art. 184.4 soit le seul qui peut être exercé sans le consentement d’une partie à la communication ni autorisation judiciaire préalable, le libellé de cette disposition comporte plusieurs conditions et contraintes garantissant que les communications ne seront interceptées sans autorisation qu’en situation d’urgence pour prévenir des dommages sérieux. Un agent de police ne peut exercer le pouvoir que lui confère l’art. 184.4 que s’il a des « motifs raisonnables » de croire que l’« urgence de la situation » est telle qu’une autorisation ne peut, « avec toute la diligence raisonnable », « être obtenue sous le régime de la présente partie ». Chacune de ces conditions restreint l’effet juridique de l’art. 184.4. Cette disposition inclut une norme objective — la probabilité fondée sur la crédibilité quant au respect de chaque condition. Ces conditions comportent des limites temporelles implicites et strictes, et il incombe au ministère public de démontrer, selon la norme de la prépondérance, que les conditions sont réunies. Avec le temps, il peut devenir plus difficile d’établir qu’une autorisation n’aurait pas pu être obtenue, avec toute la diligence raisonnable, que la situation est urgente ou que l’interception immédiate est nécessaire pour prévenir des dommages sérieux.

L’article 188 prévoit un mécanisme simplifié pour l’obtention d’une autorisation temporaire en cas d’urgence; ce mécanisme peut être enclenché rapidement de façon que l’interception sans autorisation permise par l’art. 184.4 ne puisse se poursuivre légalement au‑delà d’une période raisonnable. Il permet à un agent de la paix spécialement désigné de demander à un juge spécialement désigné d’autoriser l’écoute électronique pour une durée de 36 heures lorsque l’urgence de la situation exige que l’interception de communications privées commence avant qu’il soit possible, « avec toute la diligence raisonnable », d’obtenir une autorisation en vertu de l’art. 186 du Code.

Il faut interpréter l’art. 188 de manière à favoriser un résultat efficace et rapide ainsi qu’une véritable surveillance par les tribunaux. Conçues pour offrir une autorisation judiciaire à court terme en cas d’urgence, les demandes prévues à l’art. 188 peuvent être présentées oralement, ce qui permet d’accélérer la procédure et sert l’objectif visé par le législateur. Bien qu’elles puissent être présentées oralement et soient plus simples et moins laborieuses que les demandes écrites, de telles demandes requièrent quand même un certain temps. C’est pourquoi l’interception sans autorisation prévue en cas d’urgence à l’art. 184.4 demeure utile.

On reconnaît, à l’art. 184.4, que les intérêts des particuliers au respect de leur vie privée doivent parfois être relégués temporairement au second rang pour le bien public — en l’occurrence, pour la protection de vies et de biens contre des dommages sérieux et imminents. Les conditions strictes prévues par le législateur pour limiter le recours à cette disposition aux situations d’urgence permettent d’établir un juste équilibre entre l’attente raisonnable d’un particulier quant au respect de sa vie privée et l’intérêt de la société à la prévention des dommages sérieux. Dans cette mesure, l’art. 184.4 est constitutionnel. Dans sa forme actuelle, toutefois, l’article 184.4 ne prévoit aucun mécanisme de reddition de compte permettant de surveiller l’exercice, par les policiers, du pouvoir qu’il leur confère. Il n’exige pas qu’un avis soit donné « après coup » aux personnes dont les communications privées ont été interceptées. À moins qu’une poursuite criminelle ne soit intentée, les cibles de l’interception risquent de n’être jamais informées de l’opération et ne pourront pas contester l’exercice de ce pouvoir par les policiers. Aucune autre disposition du Code ne permet la surveillance de l’exercice du pouvoir conféré à l’art. 184.4. Dans sa forme actuelle, cette disposition ne satisfait pas aux normes constitutionnelles minimales qui en assureraient la conformité avec l’art. 8 de la Charte. Il est nécessaire d’adopter un mécanisme de reddition de compte pour protéger les importants intérêts relatifs à la vie privée qui sont en jeu et une disposition exigeant un avis suffirait à répondre à ce besoin, mais le législateur peut choisir une autre mesure pour assurer une reddition de compte. L’absence de toute obligation de donner un avis ou d’autres mesures satisfaisantes vicie cette disposition sur le plan constitutionnel. Faute d’un dossier suffisant, la question de savoir si l’art. 184.4 a une portée excessive du fait que le pouvoir qu’il confère peut être exercé par des agents de la paix autres que les policiers n’est pas tranchée.

Prévenir les dommages sérieux à une personne ou à un bien dans des situations d’urgence constitue un objectif urgent et réel qui a un lien rationnel avec le pouvoir conféré à l’art. 184.4. C’est à l’étape de l’analyse de la proportionnalité décrite dans R. c. Oakes que la disposition échoue. L’obligation d’aviser les personnes dont les communications sont interceptées n’entraverait aucunement l’action policière en cas d’urgence. Elle permettrait en revanche d’accroître la capacité des personnes ciblées de déceler et contester les atteintes à leur vie privée et d’obtenir une véritable réparation. L’article 184.4 du Code est inconstitutionnel. L’effet de cette déclaration d’invalidité est suspendu pour une période de 12 mois afin de permettre au législateur d’édicter une nouvelle disposition conforme à la Constitution.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Tse

Références :

Jurisprudence
Arrêts appliqués : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
arrêt approuvé : R. c. Riley (2008), 174 C.R.R. (2d) 250
arrêts examinés : R. c. Riley (2008), 174 C.R.R. (2d) 288
R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311
R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13
R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59
arrêts mentionnés : Brais c. R., 2009 QCCS 1212, [2009] R.J.Q. 1092
R. c. Deacon, [2008] O.J. No. 5756 (QL)
R. c. Moldovan, [2009] O.J. No. 4442 (QL)
R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731
Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248
R. c. Wiggins, [1990] 1 R.C.S. 62
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456
R. c. Prosper, [1994] 3 R.C.S. 236
R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297
R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223
R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992
Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48, [2000] 2 R.C.S. 519
R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72
R. c. Galbraith (1989), 49 C.C.C. (3d) 178
R. c. Laudicina (1990), 53 C.C.C. (3d) 281
R. c. Finlay and Grellette (1985), 52 O.R. (2d) 632
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 2 « agent de la paix », 21, 22, partie VI [mod. 1993, ch. 40], 183, 184(1), 184.1 à 184.4 [aj. idem, art. 4], 185, 186, 188 [mod. idem, art. 8], 189, 195, 196, 722(4).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 178.11(2)a) [aj. 1973‑74, ch. 50, art. 2].
Loi sur la protection de la vie privée, S.C. 1973‑74, ch. 50.
Projet de loi C‑30, Loi édictant la Loi sur les enquêtes visant les communications électroniques criminelles et leur prévention et modifiant le Code criminel et d’autres lois, 1re sess., 41e lég., 2011‑2012.
Projet de loi C‑31, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers et la Loi sur l’identification des criminels et une autre loi en conséquence, 2e sess., 40e lég., 2009.
Projet de loi C‑50, Loi modifiant le Code criminel (interception de communications privées et mandats et ordonnances connexes), 3e sess., 40e lég., 2010.
Doctrine et autres documents cités
Canada. Sénat. Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 44, 3e sess., 34e lég., 2 juin 1993, p. 44:10.
Canada. Sénat. Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 48, 3e sess., 34e lég., 15 juin 1993, p. 48:16.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5th ed. Markham, Ont. : LexisNexis, 2008.

Proposition de citation de la décision: R. c. Tse, 2012 CSC 16 (13 avril 2012)


Origine de la décision
Date de la décision : 13/04/2012
Date de l'import : 14/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2012 CSC 16 ?
Numéro d'affaire : 33751
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2012-04-13;2012.csc.16 ?
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