COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Colombie-Britannique (Procureur général) c. Malik, 2011 CSC 18, [2011] 1 R.C.S. 657
Date : 20110421
Dossier : 33266
Entre :
Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique,
représentée par le procureur général de la Colombie-Britannique
Appelante
et
Ripudaman Singh Malik, Raminder Malik and Jaspreet Singh Malik
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 66) :
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Colombie-Britannique (Procureur général) c. Malik, 2011 CSC 18, [2011] 1 R.C.S. 657
Sa Majesté la Reine du chef de la province
de la Colombie‑Britannique représentée par
le procureur général de la Colombie‑Britannique Appelante
c.
Ripudaman Singh Malik,
Raminder Malik et Jaspreet Singh Malik Intimés
Répertorié : Colombie-Britannique (Procureur général) c. Malik
No du greffe : 33266.
2010 : 15 octobre; 2011 : 21 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Frankel et Tysoe), 2009 BCCA 201, 92 B.C.L.R. (4th) 78, 53 C.B.R. (5th) 1, 270 B.C.A.C. 178, 454 W.A.C. 178, 69 C.P.C. (6th) 205, [2009] 7 W.W.R. 61, [2009] B.C.J. No. 915 (QL), 2009 CarswellBC 1193, qui a annulé l’ordonnance Anton Piller confirmée par le juge McEwan, 2008 BCSC 1027, 46 C.B.R. (5th) 41, [2008] B.C.J. No. 1454 (QL), 2008 CarswellBC 1621. Pourvoi accueilli.
Jonathan Noel Eades, Matthew S. Taylor et Robert N. Hamilton, pour l’appelante.
Bruce E. McLeod, pour les intimés Ripudaman Singh Malik et Raminder Malik.
Jaspreet Singh Malik, en personne.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Binnie —
I. Introduction [1] La question à trancher dans le présent pourvoi est celle de savoir si la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a commis une erreur en délivrant une ordonnance Anton Piller pour permettre au gouvernement provincial (« la province ») d’effectuer une « perquisition privée » dans des locaux appartenant aux intimés sur la base d’un affidavit « fait sur la foi de renseignements tenus pour véridiques ». La province avait demandé cette ordonnance interlocutoire dans le cadre d’une action intentée par elle contre les intimés, dans laquelle elle allègue une dette, une violation de contrat, un complot et une fraude. Elle réclame le remboursement d’une somme de plus de 5,2 millions de dollars versée pour financer la défense de l’intimé Ripudaman Singh Malik dans le procès relatif à l’attentat d’Air India, à l’issue duquel M. Malik et un coaccusé ont été acquittés. Les autres intimés sont l’épouse de M. Malik, Raminder, et leur fils Jaspreet Singh Malik (« Jaspreet »), un avocat de Vancouver.
[2] Pour accorder l’ordonnance Anton Piller relative à des perquisitions dans des locaux commerciaux et résidentiels des intimés à la recherche d’éléments de preuve indiquant qu’ils avaient aidé à dissimuler des actifs de M. Malik, ainsi qu’une injonction Mareva autorisant le gel de leurs actifs, le juge siégeant en cabinet s’est fondé en partie sur des faits défavorables à la famille Malik constatés dans le cadre de procédures judiciaires antérieures engagées par M. Malik en vue d’obtenir de la province un financement non remboursable lui permettant d’assurer sa défense. La demande d’une ordonnance de type Rowbotham (la « demande Rowbotham ») présentée par M. Malik avait été rejetée au motif que [traduction] « M. Malik est toujours un multimillionnaire, même s’il a tenté de prouver que la valeur nette de ses avoirs est égale à zéro » (2003 BCSC 1439, 111 C.R.R. (2d) 40, par. 71).
[3] Les procédures en l’espèce en sont encore à l’étape interlocutoire. Les documents saisis sont entre les mains de l’avocat indépendant et la province ne les a pas encore vus. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé l’ordonnance Anton Piller et a restreint l’injonction Mareva à M. Malik lui‑même (2009 BCCA 201, 92 B.C.L.R. (4th) 78). La province interjette appel à notre Cour uniquement à l’égard du refus de l’ordonnance Anton Piller.
[4] La question de procédure qui a divisé les tribunaux de juridiction inférieure est celle de savoir si un juge de la Cour supérieure saisi d’une demande d’ordonnance interlocutoire présentée ex parte peut recevoir en preuve les conclusions d’une décision judiciaire antérieure — en l’espèce, la demande Rowbotham opposant M. Malik et la province — ou si, comme l’a conclu la Cour d’appel, la décision antérieure n’était pas recevable pour établir la véracité de son contenu à moins que la province soit en mesure d’établir que les intimés ne pouvaient, en raison de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure, débattre de nouveau les faits ainsi présentés. La Cour d’appel a donc permis que seuls trois « faits » soient dégagés du jugement sur la demande Rowbotham, soit [traduction] « que M. Malik pouvait puiser dans ses propres actifs pour se procurer des fonds, que M. Malik pouvait puiser dans les revenus et les actifs de sa famille pour financer les frais de sa défense parce que leurs actifs étaient fusionnés, et que M. Malik avait de ce fait les moyens de payer les frais de sa défense ou d’y contribuer » (par. 63). En se fondant sur un dossier ainsi tronqué, la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve recevables pour justifier l’ordonnance Anton Piller.
[5] L’ordonnance Anton Piller est une mesure exceptionnelle qui devrait être accordée seulement si la preuve est claire et convaincante. Cette ordonnance constitue une mesure hautement intrusive et, si elle n’est pas accordée avec modération ni soumise à des contrôles serrés, elle est susceptible de causer d’importants préjudices et des pertes irrémédiables. Le fait que la province soit la demanderesse ne lui confère aucune priorité ni aucun privilège de la Couronne. La province se présente devant le tribunal en tant que plaideur civil ordinaire et sa demande doit être jugée selon les mêmes règles que pour tout autre plaideur, tout comme le bien‑fondé de la position adoptée par les intimés de la famille Malik.
[6] La Cour d’appel a malgré tout eu tort, selon moi, de considérer que la série d’opérations financières ayant fait l’objet d’un examen approfondi dans le cadre de la demande Rowbotham devait être de fait jugée de nouveau et ex parte par le juge siégeant en cabinet, comme si, mis à part les trois « faits », l’audition de la demande Rowbotham n’avait jamais eu lieu. Ces faits, comme l’a estimé la Cour d’appel, n’éclairaient pas beaucoup la question sur laquelle le juge siégeant en cabinet devait statuer en l’espèce.
[7] Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis qu’un jugement rendu dans une affaire civile ou criminelle antérieure est — si le juge siégeant en cabinet le considère pertinent — admissible en preuve dans des procédures interlocutoires subséquentes et fait foi de ses conclusions, dès lors que les parties sont les mêmes ou qu’elles ont pris part à une instance antérieure concernant les mêmes questions ou des questions connexes. Il appartiendra à ce juge d’en apprécier la portée. La partie ou les parties subissant un préjudice auront la possibilité de présenter des éléments de preuve en vue de contredire ce jugement ou d’en atténuer la portée (à moins que les règles relatives à la res judicata, à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou à l’abus de procédure les en empêchent).
[8] L’ordonnance Anton Piller a été accordée légitimement selon moi, d’après le dossier interlocutoire ainsi tenu pour admissible. Le juge siégeant en cabinet pouvait évaluer, comme pour tout affidavit fait sur la foi de renseignements tenus pour véridiques, la fiabilité et la force probante des sources sur lesquelles se fondait le souscripteur de l’affidavit. Il pouvait aussi tenir compte du jugement rendu par la juge Stromberg‑Stein sur la demande Rowbotham introduite par M. Malik lui‑même — à l’issue d’une audition contestée au cours de laquelle lui et des membres de sa famille ont témoigné et interrogé des témoins. Le juge siégeant en cabinet pouvait le faire à la condition bien sûr que lui‑même, prenant en considération l’ensemble du dossier de la demande interlocutoire, statue sur les questions de fait et de droit qu’il lui fallait trancher pour être en mesure de délivrer ou de refuser l’ordonnance. En l’espèce, il ressort de façon évidente de ses motifs que le juge siégeant en cabinet s’est fait sa propre idée et il lui était loisible à mon avis, en se fondant sur l’ensemble du dossier interlocutoire, de délivrer ex parte l’ordonnance Anton Piller.
[9] Il était également loisible bien sûr à M. Malik ou à son épouse et à Jaspreet de contester les « faits Rowbotham » lorsqu’ils ont soumis au juge siégeant en cabinet leur requête en annulation de l’injonction Mareva et des ordonnances Anton Piller. Ils ont certes présenté certains éléments de preuve, mais ceux‑ci ne concernaient pas les opérations financières dont il était allégué qu’elles démontraient la manipulation d’actifs familiaux au centre des ordonnances ex parte. Le juge siégeant en cabinet était en droit de tenir compte de cette totale absence de contestation pour confirmer ses ordonnances ex parte et rejeter la demande de réexamen présentée par les intimés. Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Les faits [10] Le 27 octobre 2000, M. Malik et un coaccusé ont été inculpés de multiples chefs de meurtre découlant de l’attentat à la bombe ayant détruit en plein vol au large des côtes irlandaises, le 23 juin 1985, un appareil assurant le vol 182 d’Air India, et de l’explosion d’une deuxième bombe le même jour à l’aéroport de Narita, au Japon, qui a tué deux bagagistes. Le procès criminel de M. Malik a débuté le 28 avril 2003 et a duré presque deux ans. En décembre 2000, M. Malik a demandé sa mise en liberté sous caution. À l’époque, il avait intérêt à montrer qu’il était un homme fortuné. Il a déposé des éléments de preuve selon lesquels la valeur nette de ses avoirs et de ceux de son épouse dépassait les 11 millions de dollars. Moins d’un an plus tard, affirmant ne pas avoir les moyens nécessaires pour payer sa propre défense, M. Malik demandait un financement gouvernemental.
A. Les ententes de financement par la province [11] Des fonds publics ont été mis à la disposition de M. Malik en vertu d’une série d’ententes de financement conclues avec la province. L’entente relative à la garantie intitulée « Indemnity Agreement », datée du 21 mars 2002, stipulait que M. Malik n’avait pas droit au financement à moins d’avoir affecté la totalité de ses ressources à sa défense et de s’engager à ne pas grever ses actifs. Cette entente a été remplacée quelques mois plus tard par une entente relative aux avocats de la défense intitulée « Defense Counsel Agreement », datée du 6 août 2002, qui renfermait des clauses semblables mais stipulait aussi que M. Malik céderait tous ses actifs à la province et qu’il prêterait à cette fin son concours à l’identification de ces actifs. La somme de quelque 5,2 millions de dollars réclamée par la province a trait à des fonds versés en vertu de l’entente du 6 août 2002.
[12] En janvier 2003, la province, estimant que M. Malik manquait à ses engagements, l’a avisé qu’elle mettrait fin au financement de sa défense à moins qu’il ne signe une entente d’indemnisation. M. Malik a refusé de le faire à moins de pouvoir obtenir une ordonnance de financement de type Rowbotham en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.
[13] Les 14 et 15 mai 2003, le juge Tysoe, qui siégeait alors à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, a ordonné à M. Malik de fournir un état de sa situation financière. M. Malik a fourni certains renseignements à ce sujet, mais la province ne les a pas jugé suffisants.
B. La demande Rowbotham [14] En août 2003, M. Malik a présenté une demande fondée sur la décision R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.), par laquelle il voulait contraindre la province à lui verser des fonds ou à mettre fin aux procédures criminelles. Les autres intimés ont témoigné à l’appui de sa demande.
[15] Le 19 septembre 2003, la juge des requêtes Stromberg‑Stein a rejeté cette demande, estimant que M. Malik n’avait pas démontré son admissibilité financière à un financement. Je le rappelle, elle a conclu que [traduction] « M. Malik est toujours un multimillionnaire, même s’il a tenté de prouver que la valeur nette de ses avoirs est égale à zéro » (par. 71). Elle a notamment apporté les précisions suivantes :
[traduction] Les actifs de M. Malik et de sa famille sont liés les uns aux autres au point d’être fusionnés. La famille Malik a géré ses affaires de telle manière que tous les actifs étaient détenus conjointement pour le bénéfice de tous. Les actifs et les revenus sont mis en commun pour une même entreprise commune. Le titre de propriété ne signifie rien. [par. 25]
[En outre,] M. Malik était et est toujours le patriarche de la famille Malik, qui fonctionnait comme une seule et même entité financière. M. Malik possède conjointement avec son épouse deux entreprises qui génèrent chaque année des millions en recettes brutes. Son épouse et lui possèdent ensemble des biens immobiliers valant des millions, mais dont la valeur nette réelle n’est pas élevée parce qu’ils sont lourdement hypothéqués. [par. 31]
M. Malik prétend devoir plus d’un million de dollars à des membres de sa famille mais la légitimité de ses dires est douteuse. Ses affirmations sont imprécises, aucune n’a été documentée avant l’arrestation de M. Malik et il n’existe pas de preuve adéquate de légitimité. [par. 72]
[16] En résumé, la juge Stromberg‑Stein a conclu que [traduction] « [l]a preuve montre que M. Malik et sa famille ont essayé d’organiser ses affaires financières et commerciales de façon à minimiser la valeur de son patrimoine, à le rendre lui‑même insolvable et à limiter ainsi le montant de sa contribution, ou à éliminer totalement cette obligation » (par. 82).
[17] À l’appui de ces conclusions, la juge Stromberg‑Stein a énoncé plusieurs conclusions de fait touchant les finances de la famille Malik (les « faits Rowbotham »). C’est la tentative un vue d’utiliser, dans la demande d’ordonnance Anton Piller, les conclusions du jugement sur la demande Rowbotham qui se trouve au centre du présent pourvoi.
C. Les « faits Rowbotham » [18] Les conclusions de la juge Stromberg‑Stein sur lesquelles s’est fondé M. Gordon Houston, souscripteur du principal affidavit produit par la province dans le cadre des requêtes interlocutoires, ont été résumées de la façon suivante par le juge siégeant en cabinet :
[traduction] Lors de l’enquête sur remise en liberté provisoire en décembre 2000, un état de la valeur nette personnelle indiquant une valeur nette de 11 648 439,85 $ a été déposé au nom de M. et Mme Malik [p. 3, par. 5];
En novembre 2001, M. Malik est entré en contact avec le PG en vue du financement de sa défense et a affirmé qu’il avait des actifs mais que ceux‑ci n’étaient pas liquides et que leur liquidation prendrait du temps [p. 4, par. 6];
En février 2002, des négociations entre les avocats de M. Malik et le PG ont abouti à une entente de financement provisoire [p. 4, par. 6];
L’entente de financement a été conclue, si bien que le financement pouvait commencer immédiatement et le PG a avancé les fonds de bonne foi, en se fondant sur les déclarations de M. Malik [p. 4, par. 7];
Par la suite, M. Malik a prétendu être insolvable parce que ses actifs n’étaient pas suffisants pour qu’il puisse acquitter ses dettes, y compris ses dettes envers des créanciers non garantis qui étaient tous des membres de sa famille [p. 5, par. 10];
La preuve établit l’existence d’un effort collectif, de la part de M. Malik et des membres de la famille Malik, visant à diminuer la valeur de son patrimoine [p. 10, par. 21];
Les actifs de M. Malik et de sa famille sont liés les uns aux autres au point d’être fusionnés. La famille Malik a géré ses affaires de telle manière que tous les actifs sont détenus conjointement pour le bénéfice de tous. Les actifs et les revenus sont mis en commun pour une même entreprise commune [p. 16, par. 25];
Le titre de propriété de la maison de la rue Marguerite est établi au nom de Mme Malik seulement. Le terrain a été acquis et la maison a été construite au moyen de fonds communs. Les Malik partageaient toutes les dépenses [p. 19, par. 35];
Il semble que depuis l’arrestation de M. Malik, les bénéfices réalisés par Papillon sont passés de 4 million de dollars à 2,5 millions de dollars par année [p. 22, par. 42];
En ce qui concerne la propriété en Inde, les Malik ont donné de nombreuses explications contradictoires au sujet de sa valeur et de l’identité des propriétaires [p. 23, par. 45];
En ce qui concerne l’allégation selon laquelle Gurdip Malik a prêté à M. Malik la somme de 330 000 $ US, la preuve montre que ces fonds ont été versés par la société de Gurdip Malik, Papillon Eastern Imports Ltd. à Los Angeles, et ont été utilisés pour payer des dépenses d’affaires et personnelles ainsi que pour diminuer la marge de crédit [p. 24, par. 48];
Jaspreet Malik a joué un rôle‑clé dans l’obtention et l’enregistrement d’un contrat de sûreté portant sur les actions de M. Malik dans l’hôtel [p. 25, par. 49];
Il existe des preuves d’une collusion visant à obtenir le prêt à Gurdip Malik avant l’audition [de la demande Rowbotham] et à réduire la part de la valeur nette de l’hôtel détenue par M. Malik [p. 25, par. 50];
Il n’existe aucun document faisant état des salaires impayés maintenant réclamés [par les enfants Malik] qui remontent aussi loin que de 1994 à 1997. Aucun registre officiel n’a été tenu à l’égard des heures travaillées par les enfants [p. 25, par. 51];
Même si elle n’est pas très claire, la preuve établit que les Malik n’ont jamais eu l’intention de rémunérer leurs enfants et que ces derniers ne se sont jamais attendus à être rémunérés [p. 26, par. 53];
Après l’arrestation de M. Malik, sa famille a continué de transférer, de donner et d’acheter des véhicules de luxe. Une Mercedes 1999 de 108 000 $, acquise par M. Malik avec des fonds communs, a été transférée à Mme Malik pendant qu’il était incarcéré. Mme Malik a décidé de rembourser avant l’échéance l’emprunt pour l’achat de l’automobile [p. 27, par. 56];
Mme Malik a donné sa Land Rover 1998 d’une valeur inconnue [p. 28, par. 57];
La preuve relative à l’acquisition de la Lexus est contradictoire et prête à confusion. En mars 2001, Hardeep Malik a fait l’acquisition d’une Lexus de 35 000 $ avec des fonds communs. Il a ensuite emprunté cette somme et l’a prêtée à Khalsa Developments Ltd. L’emprunt a été remboursé par Khalsa Developments Ltd. [p. 28, par. 58];
En 2003, Darsham a fait l’achat d’un véhicule Chevy Blazer de 22 000 $ avec des fonds communs [p. 28, par. 59];
Les Malik ont déclaré pour les années 1994 à 2000 des dons de bienfaisance de 564 729,97 $. De ce montant, une somme de 512 612,97 $ était destinée soit à la Satman Education Society, soit au Satnam Trust, tous deux dirigés par M. Malik [p. 28, par. 60];
En contravention d’une ordonnance judiciaire interdisant l’aliénation de quelque bien que ce soit, une somme de 72 000 $ provenant du remboursement d’impôt de M. Malik a été placée dans un compte conjoint et utilisée pour payer une dette commerciale. Cette somme a été remboursée à la province depuis l’introduction de la présente demande [p. 29, par. 63];
Vers la fin du moins de décembre 2000, les Malik ont volontairement choisi de payer une somme de 100 000 $ à titre d’annulation de franchise lorsque l’hôtel est passé de la chaîne Quality Inn à la chaîne Executive Inn [p. 29, par. 64];
Le fait que M. Malik ait accepté de contribuer au coût de sa défense, de la façon décrite dans l’entente relative aux avocats de la défense, revêt une importance déterminante. M. Malik n’a pas procédé à la liquidation de ses actifs [p. 30, par. 69-70];
M. Malik et Mme Malik ont manipulé les faits en fonction de leurs besoins particuliers, comme en témoignent les déclarations faites lors de l’enquête sur remise en liberté provisoire quant à la valeur des actifs des Malik [p. 31, par. 75];
La preuve montre que M. Malik et sa famille ont essayé d’organiser ses affaires financières et commerciales de façon à minimiser la valeur de son patrimoine, à le rendre insolvable et à limiter ainsi le montant de sa contribution, ou à éliminer totalement cette obligation [p. 34, par. 82];
Tout manque d’argent liquide est artificiel et découle d’un stratagème [p. 34, par. 83].
(2008 BCSC 1027, 46 C.B.R. (5th) 41, par. 43)
[19] En ce qui a trait à la valeur de certains biens situés en Inde et à l’identité de leur propriétaire, la juge Stromberg‑Stein a fait remarquer ce qui suit :
[traduction] Lors de l’enquête sur remise en liberté provisoire, M. et Mme Malik ont présenté des affidavits dans lesquels ils affirmaient être propriétaires d’un immeuble en Inde évalué à 200 000 $. Deux ans plus tard, leur comptable, M. Singh, a fourni une lettre indiquant que la propriété était grevée par un locataire qui n’avait pas payé le loyer. M. Malik affirme ne pas savoir s’il en était propriétaire, s’il faisait des paiements de location ou s’il touchait un revenu de location. Il s’agit d’un comportement incohérent et peu plausible de la part d’un homme d’affaires astucieux, particulièrement lorsqu’il est à la recherche d’une source de revenu potentielle. [par. 45]
D. L’entente relative au paiement [20] Après le rejet de la demande Rowbotham, la province et M. Malik ont conclu une entente relative au paiement intitulée « Payment Agreement », datée du 17 octobre 2003, qui établissait les conditions relatives au financement des honoraires futurs et obligeait M. Malik à fournir des garanties à l’égard de ces honoraires et à reconnaître sa dette envers la province relativement aux sommes avancées en vertu des ententes précédentes.
[21] La province a versé à M. Malik une somme totale de 5 200 131 $ en vertu de l’entente relative aux avocats de la défense, et une somme de 1 681 526 $ en vertu de l’entente relative au paiement. Cette dernière somme a été remboursée. La province soutient toutefois que M. Malik ne lui a pas transféré les actifs (dont il est au moins, selon elle, le propriétaire bénéficiaire). La dette de 5 200 131 $ contractée dans le cadre de l’entente relative aux avocats de la défense demeure impayée. La province en a réclamé le remboursement le 13 décembre 2005.
[22] En mars 2007, M. Malik a assigné en justice la province pour poursuite abusive. Lorsque la province a demandé l’injonction Mareva et l’ordonnance Anton Piller, cette assignation n’avait pas été signifiée.
[23] Le 23 octobre 2007, la province a engagé la présente action pour dette, violation de contrat, complot et fraude contre six membres de la famille Malik et quatre sociétés leur appartenant. Elle reproche à ces personnes d’avoir fait de fausses déclarations (concernant principalement des sommes qui seraient dues par M. Malik à d’autres membres de la famille) et d’avoir comploté pour dissimuler des actifs de M. Malik. Le même jour, la province a présenté une demande ex parte en vue d’obtenir une ordonnance Anton Piller autorisant des avocats indépendants à pénétrer dans trois locaux commerciaux et résidentiels pour y chercher et y saisir tous documents ou fichiers informatiques liés aux actifs et aux dettes des intimés, y compris de nombreux documents désignés. Les locaux en question étaient la résidence de M. Malik et de son épouse, le cabinet d’avocats où leur fils Jaspreet exerce le droit et les bureaux de la société Papillon Eastern Imports Ltd. (où Jaspreet avait également exercé le droit auparavant).
III. Texte réglementaire applicable [24] Supreme Court Rules, B.C. Reg. 221/90, règle 51
[traduction]
Règle 51 — Affidavits
. . .
(10) Contenu de l’affidavit — L’affidavit peut énoncer uniquement ce que le déposant serait autorisé à déclarer s’il témoignait dans le cadre d’un procès. Toutefois, si la source de l’information est indiquée, l’affidavit peut comporter des déclarations sur des renseignements tenus pour véridiques par le déposant, à la condition qu’il concerne une demande d’ordonnance interlocutoire ou qu’il soit fait en vertu d’une autorisation donnée par le tribunal en conformité avec la règle 40(52)a) ou la règle 52(8)e).
IV. Décisions des juridictions inférieures A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge McEwan), 2008 BCSC 1027, 46 C.B.R. (5th) 41 [25] Lors de l’audition de la requête des intimés en annulation de l’ordonnance Anton Piller et de l’injonction Mareva, les membres de la famille Malik ont invoqué « l’immunité des témoins » relativement à leur témoignage antérieur lors de l’audition de la demande Rowbotham. Le juge siégeant en cabinet a fait une distinction entre les constatations de fait contenues dans le jugement sur la demande Rowbotham, admissibles selon lui à titre de preuve prima facie, et les arguments juridiques que la province entendait invoquer sur la base de ces faits, y compris la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure. À son avis, ces dernières questions n’avaient pas à être tranchées dans le cadre de la requête interlocutoire étant donné la décision des intimés de ne pas présenter des éléments de preuve à l’encontre des conclusions du jugement sur la demande Rowbotham :
[traduction] Il n’a pas été démontré que les faits exposés par la province dans ses arguments initiaux [ex parte] comportaient des renseignements trompeurs.
Du point de vue du tribunal qui apprécie la preuve avec le souci de faire en sorte que les positions des parties soient protégées jusqu’à ce que les faits puissent être déterminés au procès, des arguments sur les limites juridiques de la res judicata et de l’immunité des témoins ne neutraliseront pas une solide preuve prima facie fondée sur des faits selon laquelle les défendeurs ont posé des gestes incompatibles avec leurs obligations contractuelles et autres obligations juridiques. L’allégation suivant laquelle certains aspects des opérations ou du comportement des défendeurs ont fait l’objet d’une série de conclusions défavorables dans le cadre d’une autre procédure ne sera pas neutralisée, en l’absence de faits pertinents démontrant que ces conclusions étaient en réalité non fondées ou non pertinentes, par des arguments abstraits sans lien avec des conclusions de fait tangibles. [par. 60‑61]
[26] Le juge siégeant en cabinet a par conséquent confirmé l’ordonnance Anton Piller et l’injonction Mareva.
B. Cour d’appel (le juge en chef Finch et les juges Frankel et Tysoe), 2009 BCCA 201, 92 B.C.L.R. (4th) 78 [27] Le juge Tysoe, rédigeant l’opinion unanime de la Cour d’appel, a annulé intégralement l’ordonnance Anton Piller et annulé l’injonction Mareva contre tous les intimés à l’exception de M. Malik. Selon la cour, le juge siégeant en cabinet n’aurait pas dû se fonder sur le jugement sur la demande Rowbotham mis à part les trois conclusions de fait déjà mentionnées, à savoir [traduction] « que M. Malik pouvait puiser dans ses propres actifs pour se procurer des fonds, que M. Malik pouvait puiser dans les revenus et les actifs de sa famille pour financer les frais de sa défense parce que leurs actifs étaient fusionnés, et que M. Malik avait de ce fait les moyens de payer les frais de sa défense ou d’y contribuer » (par. 63). Le juge Tysoe a cependant déclaré ce qui suit :
[traduction] Les autres conclusions du jugement sur la demande Rowbotham n’étaient pas admissibles parce que les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure n’empêchent pas les défendeurs de contester à nouveau ces faits. [Je souligne; par. 38.]
[28] De l’avis de la Cour d’appel, les conclusions limitées du jugement sur la demande Rowbotham qui étaient admissibles, jointes aux faits supplémentaires contenus dans les affidavits déposés par la province, ne constituaient pas une preuve prima facie solide de fraude ou de risque réel de dilapidation des actifs par la famille Malik. Les appels ont donc été accueillis. Je rappelle que seule l’ordonnance Anton Piller est en cause dans le cadre du pourvoi dont est saisie notre Cour.
V. Analyse [29] Comme l’a souligné la Cour dans Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., 2006 CSC 36, [2006] 2 R.C.S. 189, une ordonnance Anton Piller constitue une mesure tout à fait « draconienne » équivalente à un mandat de perquisition privé, réservée aux cas « exceptionnels » (par. 30) dans lesquels des « défendeurs sans scrupules » pourraient profiter d’un préavis pour « fai[re] disparaître des éléments de preuve pertinents » (par. 32). Pour cette raison :
Quatre conditions doivent être remplies pour donner ouverture à une ordonnance Anton Piller. Premièrement, le demandeur doit présenter une preuve prima facie solide. Deuxièmement, le préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par l’inconduite présumée du défendeur doit être très grave. Troisièmement, il doit y avoir une preuve convaincante que le défendeur a en sa possession des documents ou des objets incriminants, et quatrièmement, il faut démontrer qu’il est réellement possible que le défendeur détruise ces pièces avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé . . . [par. 35]
Il convient de répéter que la province ne jouit d’aucun statut particulier dans le cadre de cette demande. Elle se présente en qualité de plaideur civil et ne doit pas être traité différemment d’un autre plaideur qui demande une ordonnance Anton Piller.
[30] Selon l’argument invoqué par la province, il s’agit d’un cas « exceptionnel » parce que M. Malik et des membres de sa famille ont, pendant une période de 8 années, présenté de façon inexacte la valeur nette des avoirs de M. Malik et ont comploté pour transférer des biens au sein de la famille afin de donner l’impression que M. Malik est financièrement démuni. La province plaide que M. Malik a manqué à son engagement de ne pas grever ses biens, pris dans l’entente relative à la garantie du 21 mars 2002. Selon la province, M. Malik n’a pas non plus respecté son engagement, pris dans l’entente relative aux avocats de la défense du 6 août 2002, d’identifier et de transférer des actifs à la province. Alors qu’à l’enquête sur remise en liberté provisoire tenue en décembre 2000, un état de la valeur nette personnelle indiquant des actifs d’une valeur nette de 11 648 439,85 $ a été produit au nom de M. et Mme Malik, M. Malik a déclaré, à l’audition de la demande Rowbotham en août 2003, qu’il était incapable de payer quoi que ce soit pour sa propre défense. La juge Stromberg‑Stein a rejeté cette affirmation en se fondant sur les conclusions de fait détaillées relatives à des opérations faites au sein de la famille. La province soutient que la demande Rowbotham constituait elle‑même un geste concourant au complot familial. Elle prétend que l’on ne peut pas compter sur les intimés Malik, vu leur comportement passé, pour qu’ils produisent les documents pertinents de la façon habituelle. Sans une ordonnance Anton Piller, « il est réellement possible que le[s] défendeur[s] détruise[nt] ces pièces avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé » (Celanese Canada, par. 35).
[31] La Cour d’appel a été saisie de la question de savoir s’il était possible en Colombie‑Britannique d’obtenir une ordonnance Anton Piller afin de préserver des éléments de preuve concernant un litige plutôt que de préserver les biens qui sont l’objet du litige. Dans Celanese Canada, le pourvoi provenait de l’Ontario, et l’on a relevé une différence de formulation entre le par. 46(1) des règles de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, où il est question de la conservation d’un [traduction] « bien qui est l’objet d’une instance ou à l’égard duquel une question peut être soulevée », et l’art. 45.01 des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194, qui traite de façon un peu plus générale de la conservation des « biens en cause dans une instance ou se rapportant à une question en litige dans une instance ». Je suis d’accord avec le juge Tysoe pour conclure qu’il est possible en Colombie-Britannique d’obtenir une ordonnance Anton Piller en vue de la conservation d’éléments de preuve en vertu de la compétence inhérente de la Cour supérieure, qui constitue du reste la source mentionnée par lord Denning dans la décision éponyme Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] 1 Ch. 55 (C.A.), et approuvée dans Yousif c. Salama, [1980] 3 All E.R. 405 (C.A.). C’est pourquoi la formulation particulière du par. 46(1) des règles de la Colombie‑Britannique n’aide pas les intimés.
A. La preuve au dossier [32] La question à trancher dans le présent pourvoi est celle de savoir si la demanderesse (la province) a présenté des preuves admissibles suffisantes pour que le juge siégeant en cabinet puisse dégager les conclusions nécessaires selon la prépondérance des probabilités. La province devait démontrer qu’elle disposait d’une preuve prima facie solide et qu’il y avait tout lieu de croire qu’à défaut de cette ordonnance, des éléments de preuve pertinents risquaient d’être détruits ou supprimés : Celanese Canada, par. 1. Je suis d’accord avec les intimés pour dire que si la province n’a pas présenté à l’audition ex parte des preuves admissibles suffisantes pour justifier les ordonnances, ils n’étaient tenus de présenter aucune preuve à l’audition, tenue devant le juge siégeant en cabinet, de la demande d’annulation de l’ordonnance rendue ex parte.
[33] Le principal déposant de la province dans le cadre de la demande Anton Piller, M. Gordon Houston, a souscrit son affidavit, en ce qui concerne les faits pertinents, dans une large mesure (mais pas entièrement) sur la foi de renseignements qu’il tenait pour véridiques en raison des conclusions de la juge Stromberg‑Stein dans son jugement sur la demande Rowbotham. Mais M. Houston a ajouté des éléments de preuve additionnels relatifs à des opérations postérieures à la demande Rowbotham ayant trait à la résidence de la famille Malik (située au 6475, rue Marguerite), à des propriétés commerciales à Vancouver appartenant aux Malik, et d’autres détails ayant trait à une requête en jugement sommaire d’un montant de 330 000 $, qui aurait été orchestrée par Jaspreet contre son père à la demande du frère de M. Malik, Gurdip Malik, en vue (selon la province) de réduire artificiellement la valeur nette des avoirs de M. Malik juste avant la demande Rowbotham. Pour ces raisons, en se fondant sur [traduction] « l’examen du dossier, les mesures prises par la famille Malik ayant mené à la demande Rowbotham, les motifs de jugement de la juge Stromberg‑Stein et les opérations relatives à la propriété de la famille Malik postérieures à la signature de l’entente relative au paiement », M. Houston a témoigné croire que « les renseignements de nature financière communiqués par M. Malik n’étaient ni complets ni exacts » et que « sans une ordonnance Anton Piller, il y a un risque important que des éléments de preuve pertinents à l’égard des faits invoqués par la province dans la présente action disparaissent ».
[34] J’estime comme le juge Tysoe que si le jugement sur la demande Rowbotham n’est admissible qu’à l’égard des trois « faits » déjà mentionnés, l’ordonnance Anton Piller ne peut être tenue pour valide.
[35] Un des problèmes rencontrés par les tribunaux de juridiction inférieure tenait au fait que la province avait initialement défendu la thèse extravagante voulant que les « faits Rowbotham » constituaient non seulement une preuve prima facie à la base des renseignements tenus pour véridiques par ses déposants, mais une preuve concluante et irréfutable, non seulement à l’égard de M. Malik — la personne qui avait présenté la demande Rowbotham — mais à l’égard de tous les autres membres de la famille Malik et leurs sociétés apparentées cités à titre de défendeurs dans la présente action — en raison des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure. À mon avis, la question de l’admissibilité est séparée et distincte de celle de savoir si, une fois admises, les conclusions du jugement sur la demande Rowbotham étaient concluantes et irréfutables.
[36] Le juge siégeant en cabinet a accepté les conclusions du jugement dans l’instance Rowbotham à titre de preuve prima facie de leur contenu. Il a signalé que, bien que M. et Mme Malik et Jaspreet aient présenté des éléments de preuve à l’audition de la demande d’annulation de l’ordonnance rendue ex parte, aucun de ces éléments de preuve ne réfutait les opérations sur lesquelles se fondait la province pour étayer sa preuve. Le juge siégeant en cabinet ne s’est pas estimé tenu de décider si les conclusions du jugement Rowbotham étaient concluantes et irréfutables à l’égard des Malik dans la présente affaire (la question se serait posée seulement si les Malik avaient tenté de présenter des preuves en vue de contredire ces conclusions). Je suis d’accord avec le juge siégeant en cabinet pour dire que l’admissibilité des faits Rowbotham ne dépendait pas de ce qu’il pouvait être impossible pour les intimés de les contester en raison de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure.
B. La question de la multiplicité des procédures [37] L’admissibilité de jugements civils ou criminels antérieurs dans le cadre de procédures civiles, et l’effet qui doit leur être donné, doivent être considérés dans le contexte plus large de la nécessité de favoriser l’efficacité dans le règlement des litiges et de réduire le coût global pour les parties. Les doctrines de la res judicata, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure s’inscrivent toutes trois dans cette politique judiciaire plus générale, sans toutefois en épuiser le potentiel.
[38] Il paraît clair que le juge siégeant en cabinet a à juste titre été saisi du jugement Rowbotham. Il avait le droit de prendre connaissance d’office de décisions antérieures rendues par la cour. Les documents publics (ou des déclarations écrites officielles) font aussi exception à la règle du ouï‑dire : McCormick on Evidence (5e éd. 1999), vol. 2, §295. De plus, il incombait à la province « de faire une divulgation fidèle et complète de tous les faits pertinents » au juge siégeant en cabinet (Celanese Canada, par. 37). Du fait de cette obligation, la province se devait de signaler à la cour le jugement Rowbotham. Et comme le souligne la province, la demande Rowbotham a elle‑même été invoquée à titre d’élément du complot en vue de frauder la province reproché à la famille Malik. Sous ce rapport, on a produit le jugement dans le dessein de prouver le fait que les procédures ont été engagées par M. Malik et que des membres de sa famille ont témoigné pour les appuyer. À ce dernier égard, le fait que l’instance elle‑même a été introduite ne constitue pas du ouï-dire : R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, p. 924‑925.
[39] Tout cela, bien sûr, ne mène pas la province très loin. Le simple fait que le juge siégeant en cabinet ait été saisi à juste titre de la décision sur la demande Rowbotham ne détermine pas l’usage qu’il convenait d’en faire. Selon moi, le juge siégeant en cabinet n’était pas tenu de faire comme si cette décision ne présentait qu’un intérêt historique et était dénué de valeur probante à l’égard de la demande Anton Piller (exception faite des « trois faits » retenus par la Cour d’appel).
[40] Dans plusieurs décisions, la Cour a souligné que l’intérêt public commande d’éviter « [l]es instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives » (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, par. 18). Des procédures inefficaces font non seulement augmenter inutilement les coûts, mais elles ont pour effet de retarder les choses et peuvent constituer un obstacle évitable à une justice efficace :
[traduction] Lorsque la même question est soulevée devant divers tribunaux, la qualité des décisions rendues au terme du processus judiciaire se mesure non par rapport au résultat particulier obtenu de chaque forum, mais par le résultat final découlant des divers processus.
(Toronto (City) c. Canadian Union of Public Employees, Local 79 (2001), 55 O.R. (3d) 541 (C.A.), le juge Doherty, par. 74, conf. par 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 (intitulé Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79), par. 44)
Lorsque notre Cour a été saisie de l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, la juge Arbour a souligné que la préoccupation des juges touchant les procédures répétitives concerne indifféremment les demandeurs et les défendeurs : « je ne vois pas quelle différence il y a » (par. 47). Il était question dans ces affaires des doctrines de la res judicata, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure.
[41] Dans l’affaire Danyluk, une action civile a été intentée par une employée mécontente dont la plainte, déposée en vertu de la Loi sur les normes d’emploi, L.R.O. 1990, ch. E.14, avait déjà été rejetée par une agente des normes d’emploi. L’employeur a demandé le rejet de l’action pour cause de préclusion d’une question déjà tranchée. La Cour a jugé que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devait être appliquée avec souplesse et qu’il fallait, par souci d’équité, permettre à l’employée de plaider de nouveau sa cause liée à son emploi parce qu’« [i]l est peu probable que le législateur ait voulu qu’une procédure sommaire applicable à la réclamation de petites sommes fasse obstacle à l’examen approfondi de réclamations plus considérables » (par. 78). Par contre, dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, la Cour a appliqué la doctrine de l’abus de procédure, même si les parties étaient différentes, afin d’empêcher la remise en cause de la déclaration de culpabilité prononcée à l’encontre d’un employé municipal pour une agression sexuelle commise sur un enfant qui lui était confié. La question avait refait surface dans le cadre de l’arbitrage d’un grief déposé ultérieurement par l’employé, qui avait été congédié après sa condamnation. La ville intimée avait produit devant l’arbitre non seulement un certificat de condamnation, mais une transcription du témoignage du garçon lors du procès criminel. (L’enfant n’avait pas témoigné lors de l’arbitrage.) En concluant que l’arbitre était lié par l’instance criminelle antérieure, la juge Arbour a cité trois raisons pour lesquelles la réouverture d’un litige n’est généralement pas souhaitable :
Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité. [par. 51]
[42] Le poids du jugement antérieur dépendra naturellement de facteurs comme la similitude des questions devant être tranchées, l’identité des parties et (en raison des différences quant à la charge de la preuve) le caractère criminel ou civil des procédures antérieures. Comme le soulignent les éditeurs de The Law of Evidence in Canada, [traduction] « [l]e fait qu’il s’agit seulement d’un jugement civil aurait une importance quant au poids devant lui être attribué. La partie contre laquelle le jugement a été rendu aurait davantage l’occasion de l’expliquer ou d’avancer des circonstances atténuantes » (Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (3e éd. 2009), §19.177).
[43] En l’espèce, on objecte que les questions dans la demande Rowbotham sont différentes de l’instance relative à la fraude et au complot. Mais la juge Arbour, dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, a cité la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Re Del Core and Ontario College of Pharmacists (1985), 51 O.R. (2d) 1, où le juge Houlden (dissident sur un autre point) a observé, dans le contexte de l’appel d’une décision d’un comité de discipline, que [traduction] « l’absence d’identité des questions en litige a une incidence sur le poids devant être attribué à la décision, non sur l’admissibilité de celle‑ci » (p. 17). La juge Arbour a également mentionné Saskatoon Credit Union Ltd. c. Central Park Enterprises Ltd. (1988), 47 D.L.R. (4th) 431 (C.S.C.-B.). Dans cette affaire, le tribunal a conclu à un abus de procédure de la part des défendeurs, qui avaient nié le caractère frauduleux d’un certain transfert alors que cette question avait été tranchée en leur défaveur à l’issue d’un procès complet et équitable dans une instance ayant antérieurement opposé des parties différentes.
[44] La province laisse entendre que la Cour d’appel a été influencée — sans toutefois s’y être référée explicitement — par la « règle » établie dans Hollington c. F. Hewthorn & Co., [1943] 1 K.B. 587 (C.A.). Il s’agit d’une décision relative à des dommages‑intérêts réclamés par suite d’un accident d’automobile. La Cour d’appel d’Angleterre avait déclaré inadmissible dans l’action civile subséquente un certificat faisant état de la condamnation pour conduite imprudente du conducteur défendeur parce que [traduction] « dans le cadre du procès tenu devant le tribunal de juridiction civile, l’opinion du tribunal de juridiction criminelle est également sans pertinence » (p. 595). Dans le pays où elle a été établie, [traduction] « on considère généralement que [cette règle] a poussé bien trop loin les distinctions subtiles » (Arthur J.S. Hall & Co. c. Simons, [2000] U.K.H.L. 38, [2002] 1 A.C. 615, p. 702, lord Hoffman). L’éditeur de Cross and Tapper on Evidence (12e éd. 2010) est du même avis. Après avoir écarté la décision Hollington c. F. Hewthorn & Co., dans laquelle il voit un ensemble de [traduction] « subtilités indéfendables » (p. 109), il exprime l’opinion que « la Chambre des lords pourrait à un certain stade reconsidérer la question à la lumière de l’accent mis aujourd’hui sur l’équité et l’abus de procédure, en particulier lorsque la partie lésée a pleinement eu la possibilité de contester la décision rendue contre elle dans l’instance antérieure » (p. 110). Les éditeurs de The Law of Evidence in Canada semblent partager cette opinion (§19.158). Une idée semblable est exprimée dans Jorgensen c. News Media (Auckland) Ltd., [1969] N.Z.L.R. 961 (C.A.), p. 980, où l’on cite, à la p. 971, Harvey c. The King, [1901] A.C. 601 (C.P.), et à la p. 974, McCormick on Evidence :
[traduction] Les choses évolueront sans doute vers l’admission d’une manière générale, contre une partie dans une instance en cours, de toute conclusion tirée ou de tout jugement rendu dans le cadre d’une instance civile ou criminelle antérieure, si la partie a eu la possibilité de se défendre. Les principes à la base de l’exception à la règle du ouï-dire relative aux déclarations écrites officielles justifieraient cette extension.
En l’espèce, il s’agit seulement d’examiner l’effet, s’il en est, que peut avoir l’arrêt Hollington c. F. Hewthorn & Co. dans des procédures interlocutoires. Selon moi, la « règle » n’a tout simplement aucune application à cette étape des procédures en Colombie‑Britannique. En plus des considérations générales exposées précédemment, l’al. 51(10)a) des règles de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique permet expressément l’admission d’une preuve par ouï‑dire dans le cadre d’une requête interlocutoire (comme le permet aussi le par. 22‑2(13), entré en vigueur le 1er juillet 2010, qui l’a remplacé (Supreme Court Civil Rules, B.C. Reg. 168/2009)).
[45] Je ne vois pas comment les [traduction] « subtilités indéfendables » de Hollington c. F. Hewthorn & Co., ou leur extension à des procédures interlocutoires dans une instance civile, pourraient être compatibles avec les préoccupations que notre Cour a exprimées dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, au sujet de la nécessité d’éviter la multiplicité inutile des procédures.
[46] L’admissibilité, au procès sur le fond, d’une décision antérieure en matière civile ou criminelle — y compris les décisions d’un tribunal administratif ou disciplinaire — dépendra des fins pour lesquelles la décision est présentée et de l’utilisation que l’on entend faire de ses conclusions. Sur ce point, je suis d’accord avec la Cour d’appel dans Del Core (qui n’était pas une procédure interlocutoire) qu’il [traduction] « serait déplorable de remplacer cette règle arbitraire [de l’arrêt Hollington c. F. Hewthorn & Co.] par l’imposition de règles tout aussi rigides » (p. 22).
[47] Je suis d’accord également avec la Cour d’appel de l’Ontario, qui a estimé dans Del Core que les procédures antérieures peuvent être admissibles mais que [traduction] « le poids et l’importance » qu’il faut leur attribuer « dépendront des circonstances de chaque cas » (p. 21).
[traduction] Le droit ontarien émerge maintenant seulement de la grande zone d’ombre dans laquelle l’avait plongé la décision Hollington c. Hewthorn, précitée. Il serait déplorable de remplacer cette règle arbitraire par l’imposition de règles tout aussi rigides. Le droit doit demeurer souple, de façon à pouvoir être appliqué aux circonstances différentes de chaque cas. [p. 22]
[48] Une fois la décision antérieure admise, le poids devant lui être attribué dans les procédures interlocutoires ultérieures tiendra non seulement à l’identité des participants, à la similitude des questions en litige, à la nature des procédures antérieures et à la possibilité donnée à la partie lésée de la contester mais aussi à toutes les [traduction] « circonstances différentes de chaque cas » (Del Core, p. 22).
C. La décision sur la demande Rowbotham était admissible en l’espèce [49] Le juge siégeant en cabinet n’a selon moi commis aucune erreur en considérant la décision sur la demande Rowbotham comme admissible dans le cadre des requêtes interlocutoires. La procédure antérieure avait été engagée par M. Malik et faisait intervenir les autres intimés. La même série d’opérations familiales et l’allégation de manipulation des actifs avaient été examinées auparavant par un juge de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. La question sous‑jacente dans la demande Rowbotham, comme en l’espèce, est celle de savoir si la famille Malik s’est livrée à des manigances vis‑à‑vis de la province (et de ses tribunaux) à l’égard de ses affaires financières. Dans le premier cas, il s’agissait de savoir si M. Malik était dépourvu des moyens financiers nécessaires pour assurer sa défense. En l’espèce, il s’agit de savoir si M. Malik est dépourvu des fonds nécessaires pour rembourser sa dette à la province par suite d’une manipulation d’actifs et d’opérations frauduleuses effectuées au sein de la famille Malik — des agissements examinés initialement dans le cadre de la demande Rowbotham et qui, selon l’affidavit de M. Houston, n’ont pas cessé depuis lors. Il est impossible de statuer sur ces questions lors d’un éventuel procès sans avoir accès aux documents sous-jacents. Vu l’historique des rapports entre la province et la famille Malik, il est permis de douter sérieusement que de tels éléments de preuve puissent être obtenus des membres de la famille Malik dans le cadre habituel d’un interrogatoire préalable.
[50] Par ailleurs, le juge siégeant en cabinet (à juste titre selon moi) n’a pas empêché la famille Malik de produire des éléments de preuve lors de la présentation de la requête afin d’expliquer ses opérations financières ou de les éclairer d’un jour différent.
[51] Le juge siégeant en cabinet doit certes faire preuve de prudence en matière de preuve par ouï‑dire, en particulier lorsque les mesures demandées ex parte sont aussi préjudiciables aux défendeurs absents que dans le cas d’une ordonnance Anton Piller ou d’un jugement sommaire (Memphis Rogues Ltd. c. Skalbania (1982), 38 B.C.L.R. 193 (C.A.), p. 194 et 195), ou d’une injonction (Litchfield c. Darwin (1997), 29 B.C.L.R. (3d) 203 (C.S.), par. 5). Mais la nécessité d’agir avec prudence ne rend pas inadmissible en soi la preuve par ouï‑dire en vertu de l’al. 51(10)a) dans le cadre d’une demande interlocutoire.
[52] Plus important en l’espèce, je ne considère pas, pour les raisons déjà exposées, une décision judiciaire antérieure entre des parties ou participants qui sont les mêmes ou apparentés portant sur des questions identiques ou connexes comme simplement une autre controverse au sujet du ouï‑dire ou de la preuve d’opinion. La décision antérieure rendue par le tribunal constituait une déclaration judiciaire faite après que les parties adverses eurent été entendues. Elle comportait des effets substantiels sur leurs droits. Obliger le juge siégeant en cabinet à écarter la décision de la juge Stromberg‑Stein et la province à plaider de novo les faits de la demande Rowbotham dans le cadre d’une requête interlocutoire aurait constitué une mauvaise utilisation des ressources judiciaires et aurait pu causer des dommages et donner lieu à des conclusions contradictoires (comme il est expliqué dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79). Naturellement, la doctrine Hollington c. F. Hewthorn & Co. et ses variantes civiles ne concernent pas uniquement la preuve par ouï‑dire. Elles ont également trait à la preuve d’opinion qui est inadmissible — l’opinion qui s’appuie sur du ouï-dire. Mais pour les raisons déjà expliquées, je refuserais de donner effet aux arguments invoqués dans Hollington c. F. Hewthorn & Co. Ils engendrent des inefficacités inutiles et si une injustice est alléguée, il est possible d’y remédier au cas par cas, selon les circonstances.
D. Le juge siégeant en cabinet a-t-il fait preuve d’une déférence abusive à l’égard de la décision sur la demande Rowbotham rendue cinq ans auparavant? [53] Les motifs de la décision du juge siégeant en cabinet accordant l’ordonnance Anton Piller et l’injonction Mareva sont très brefs. Il indique que la province dispose d’une [traduction] « solide preuve prima facie qui remonte aux motifs du jugement rendu sur cette question en 2003 par la juge Stromberg‑Stein » (par. 2), sans plus faire référence ensuite à la demande Rowbotham. Il précise que sa décision d’accorder l’injonction Mareva est fondée sur les documents et les observations écrites qui lui ont été présentés. Voici ce qu’il écrit au sujet de l’ordonnance Anton Piller :
[traduction] De même, en ce qui a trait à l’ordonnance Anton Piller, je suis convaincu, à la lumière des documents qui m’ont été présentés et des observations écrites, que l’ordonnance demandée [. . .] est appropriée. [. . .] [L]es documents qui m’ont été présentés donnent à penser, encore une fois en raison d’une solide preuve prima facie, que cette personne prend peut‑être des dispositions en vue de s’associer avec les autres défendeurs pour contrecarrer l’obligation que le défendeur [M. Malik] a envers la demanderesse. Je n’en dirai pas davantage : je ne pense pas en effet que dans le cas d’une telle requête ex parte le tribunal devrait analyser le fond ou donner à entendre qu’il a tiré des conclusions sur le fond, sauf pour dire que les documents dont il dispose semblent indiquer l’existence d’une preuve très solide.
(British Columbia (Attorney General) c. R.S.M., C.S.C.‑B. (en cabinet), no S077088, 23 octobre 2007, par. 5)
J’aborde donc les quatre « conditions [qui] doivent être remplies » selon Celanese Canada pour justifier une ordonnance Anton Piller.
(1) Le demandeur doit présenter une preuve prima facie solide [54] Voici les éléments qualifiés de [traduction] « preuve » très solide par le juge siégeant en cabinet : (1) M. Malik devait à la province plus de 5,2 millions de dollars; (2) la valeur nette des avoirs de M. Malik était passée d’un actif conjoint (avec son épouse) de 11 648 439,85 $ en décembre 2000 à une prétendue insolvabilité en août 2003, sans autre explication que des transferts d’actifs au sein de la famille; (3) M. Malik n’avait ni identifié ni transféré des actifs à la province comme il s’y était engagé; (4) la famille Malik avait effectué de nombreux transferts d’actifs, y compris des véhicules de luxe et le remboursement d’impôt sur le revenu de 72 000 $ reçu par M. Malik, en violation d’une ordonnance judiciaire lui interdisant de se défaire de quelque bien que ce soit (cette somme a été remboursée tardivement à la province); (5) les transferts de propriété en cause ayant eu lieu au sein de la famille jusqu’au moment de l’audition de la demande Rowbotham avaient fait l’objet d’un examen judiciaire dans le cadre de cette instance; (6) le procédé consistant à faire des transferts d’actifs au sein de la famille et à grever de dettes les actifs restants s’est poursuivi après la demande Rowbotham à l’égard de la résidence de M. Malik située au 6475, rue Marguerite et de la propriété commerciale de la rue Hamilton, où certaines des hypothèques d’un rang prioritaire à la créance de la province étaient revenues à une société de la famille Malik, 0772735 B.C. Ltd., dans une tentative pour obtenir une priorité par rapport à la créance de la province. La valeur totale de ces hypothèques se chiffrait à quelque 1,9 million de dollars; (7) les circonstances des transferts permettaient légitimement de croire qu’ils visaient en fait à aider M. Malik à échapper aux obligations financières découlant des ententes relatives au financement de sa défense conclues avec la province; (8) Jaspreet a joué un rôle actif en essayant d’obtenir un jugement par défaut contre son père à la demande de son oncle Gurdip Malik, à propos d’un prêt de 330 000 $ qui n’était pas exigible avant une année; (9) parmi les opérations effectuées au sein de la famille figurait une sûreté enregistrée par Jaspreet en faveur de Gurdip Malik et grevant des actions de M. Malik dans Khalsa, une société qui était propriétaire d’un hôtel de 3 millions de dollars, un an avant que le prêt de 330 000 $ soit exigible et un mois après que le juge Tysoe eût ordonné à M. Malik de n’aliéner ou de ne grever aucun de ses actifs; et (10) les enfants Malik ont réclamé 260 000 $ au titre de salaires non payés qui n’avaient jamais été inscrits ou réclamés avant les problèmes juridiques de M. Malik.
[55] Selon moi, il était loisible au juge siégeant en cabinet, en se fondant sur l’ensemble du dossier interlocutoire, de conclure que la province avait établi l’existence d’une solide preuve prima facie établissant la dette de M. Malik et le complot des intimés en vue de frauder la province et d’aider M. Malik à se soustraire aux obligations qui lui incombaient en vertu de l’entente relative aux avocats de la défense.
(2) Le préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par l’inconduite présumée du défendeur doit être très grave [56] Une créance de plus de 5,2 millions de dollars envers un débiteur qui, selon ce qu’il appert prima facie, s’est soustrait d’une façon continue au paiement en usant de fraude et de complot avec des membres de sa famille pour dissimuler leurs traces financières constitue à mon sens quelque chose de très grave.
(3) Il doit y avoir une preuve convaincante que le défendeur a en sa possession des documents ou des objets incriminants [57] À mon avis, le juge siégeant en cabinet était fondé à conclure, dans le cadre de la requête ex parte, que des documents incriminants attestant les transferts de propriété enregistrés et non enregistrés étaient en possession des intimés, en particulier de Jaspreet, qui se considérait comme le [traduction] « conseiller juridique [de son père] en ce qui a trait aux affaires financières » (jugement du juge siégeant en cabinet, par. 11). Jaspreet a représenté ses parents, personnellement ou en lien avec d’autres membres de son cabinet, dans au moins 18 transactions hypothécaires depuis 1996, dont la majorité portent une date postérieure à l’ordonnance judiciaire interdisant à M. Malik de se défaire de ses actifs. Il est allégué, sur la base de la preuve, que Jaspreet agit non pas en qualité d’avocat indépendant, mais en tant que comparse dans le complot. Le juge siégeant en cabinet pouvait raisonnablement conclure, à mon avis, que Jaspreet prenait « des dispositions en vue de s’associer avec les autres défendeurs pour contrecarrer l’obligation que le défendeur [M. Malik] a envers la demanderesse » et que, dans les circonstances, une bonne quantité d’éléments de preuve pertinents et incriminants seraient sans doute découverts dans les lieux où l’on voulait faire une perquisition, soit la résidence familiale des Malik et les divers lieux de travail de Jaspreet.
(4) Il faut démontrer qu’il est réellement possible que le défendeur détruise ces pièces avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé [58] La province a soutenu qu’il s’agit d’un cas « exceptionnel » parce que M. Malik et d’autres membres de sa famille ont, pendant une période de 8 ans, présenté faussement la valeur nette de ses avoirs et comploté en vue de transférer des actifs au sein de la famille afin de donner l’impression que M. Malik est dépourvu de moyens financiers. La preuve donne lieu de croire, là encore de façon prima facie, que M. Malik a déjà contrevenu à des ordonnances judiciaires et qu’il « est réellement possible » que lui et des membres de sa famille y contreviendront encore s’ils y voient un avantage financier pour eux.
[59] Il sera souvent difficile, voire impossible, pour un demandeur de démontrer qu’un défendeur détruira effectivement des éléments de preuve, mais il est toujours loisible au tribunal de tirer les conclusions raisonnables qui découlent nécessairement de l’ensemble des circonstances. La juge Paperny (maintenant à la Cour d’appel) a fait remarquer ce qui suit dans Capitanescu c. Universal Weld Overlays Inc. (1996), 46 Alta. L.R. (3d) 203 (B.R.) :
[traduction] En général, les tribunaux concluent à un risque de destruction s’il est démontré que le défendeur a agi de façon malhonnête, par exemple si le bien a été acquis dans des circonstances suspectes, ou si le défendeur a sciemment violé les droits du demandeur. [par. 22]
La Cour d’appel de l’Alberta a cité et approuvé ce propos dans Catalyst Partners Inc. c. Meridian Packaging Ltd., 2007 ABCA 201, 76 Alta L.R. (4th) 264, par. 13.
[60] Étant donné les refus antérieurs de fournir l’information financière requise malgré l’engagement en ce sens pris par M. Malik (et une ordonnance judiciaire), il était selon moi loisible au juge siégeant en cabinet de conclure que les intimés, s’ils étaient prévenus, pourraient continuer leur manège de refus et de faux‑fuyants en détruisant des documents pertinents « avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé » (Celanese Canada, par. 35).
[61] Il est évident que le juge siégeant en cabinet a pris sa propre décision sur les questions qu’il était appelé à trancher à propos de la demande Anton Piller et qu’il n’a pas renoncé à son indépendance de jugement par rapport au juge ayant statué sur la demande Rowbotham. Dans le cadre de la demande des intimés visant à faire annuler les ordonnances ex parte, M. et Mme Malik ont présenté des éléments de preuve (Jaspreet ne l’a pas fait), mais ces preuves ne visaient pas à contredire les faits concernant leurs affaires financières sur lesquels étaient fondées les ordonnances ex parte. Dans ces circonstances, le juge siégeant en cabinet pouvait, à mon avis, confirmer ses ordonnances antérieures.
[62] C’est au juge du procès qu’il appartiendra de décider si, et dans quelle mesure, les questions examinées dans la demande Rowbotham peuvent à bon droit faire l’objet d’un nouveau débat lors de l’éventuel procès relatif à la présente action.
E. Le secret professionnel de l’avocat [63] Jaspreet a comparu en personne devant notre Cour pour s’opposer à la saisie effectuée dans ses cabinets juridiques en invoquant le privilège du secret professionnel de l’avocat. Il s’agit d’une question importante dans les affaires Anton Piller, comme l’a clairement montré l’arrêt Celanese Canada. En l’espèce cependant, contrairement à la situation dans Celanese Canada, on soutient que Jaspreet est partie à la fraude et au complot allégués et que, partant, aucun privilège n’est rattaché aux documents pertinents.
[64] En outre, contrairement à la situation dans Celanese Canada, les avocats indépendants n’ont mis à la disposition de la province aucun des documents saisis. Les parties ont comparu devant le juge siégeant en cabinet le 25 octobre 2007, deux jours après que l’ordonnance Anton Piller eût été rendue. Les avocats ont soulevé la question du secret professionnel de l’avocat, et les parties sont arrivées à ce que le juge McEwan a décrit comme des [traduction] « ententes fonctionnelles » quant aux garanties dont feraient l’objet les dossiers saisis dans les cabinets juridiques jusqu’à ce que la contestation de fond des ordonnances par les Malik ait été résolue.
[65] Finalement, Jaspreet a été en mesure d’identifier seulement trois dossiers saisis lors de la perquisition qui faisaient l’objet d’objections légitimes fondées sur le privilège du secret professionnel de l’avocat. Un de ces dossiers appartenait en fait à un membre de la famille Malik visé par la perquisition, mais le dossier n’était pas relié à l’affaire. Les deux autres dossiers appartenaient à des clients qui avaient des noms identiques à ceux de personnes visées par la perquisition. Dans les trois cas, les documents ont été laissés dans les lieux et (comme je l’ai indiqué) aucun des documents n’a été vu par la province. Dans les circonstances, il y a également lieu de rejeter l’objection fondée sur le secret professionnel de l’avocat qui a été soulevée à l’égard de l’ordonnance Anton Piller.
VI. Dispositif [66] Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureur de l'appelante : Ministère du Procureur général, Victoria.
Procureurs des intimés Ripudaman Singh Malik et Raminder Malik : Bruce E. McLeod, Vancouver.
Procureurs de l'intimé Jaspreet Singh Malik : Malik Law Corporation, Surrey.