COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. J.A.A., 2011 CSC 17, [2011] 1 R.C.S. 628
Date : 20110408
Dossier : 33782
Entre :
J.A.A.
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 16)
Motifs dissidents :
(par. 17 à 68)
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Cromwell)
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge Deschamps)
R. c. J.A.A., 2011 CSC 17, [2011] 1 R.C.S. 628
J.A.A. Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. J.A.A.
No du greffe : 33782.
2011 : 22 février; 2011 : 8 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Winkler, Goudge et MacPherson), 2010 ONCA 491, 261 C.C.C. (3d) 125, 265 O.A.C. 304, 78 C.R. (6th) 40, [2010] O.J. No. 2902 (QL), 2010 CarswellOnt 4840, qui a confirmé les déclarations de culpabilité de l’accusé. Pourvoi accueilli, les juges Deschamps et Rothstein sont dissidents.
Marie Henein et Matthew Gourlay, pour l’appelant.
Kimberley Crosbie, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell rendu par
[1] La juge Charron — Il s’agit d’un appel de plein droit. L’appelant, J.A.A., a été reconnu coupable d’agression sexuelle et d’agression sexuelle armée (un couteau), deux infractions qui auraient été commises lors d’une dispute avec son épouse, S.A., le 8 juin 2007. Les conjoints ont convenu de se séparer le 1er mai 2007, mais ils habitaient encore ensemble dans la résidence familiale lors de l’incident. Il est admis que, le matin en question, ils ont eu des rapports sexuels d’une durée d’une heure et demie à deux heures. Les parties présentent toutefois des versions considérablement différentes des circonstances entourant ces faits.
[2] S.A. a témoigné que J.A.A. l’avait agressée sexuellement à plusieurs reprises et, à un moment donné, lui avait montré un couteau et avait menacé de se suicider et de la tuer. Toujours selon son témoignage, elle avait mordu l’accusé [traduction] « très fort », « de toutes [s]es forces », à un doigt au cours de l’agression. Après les faits, S.A. s’est rendue sur‑le‑champ en voiture chez une amie, et la police a été appelée. La voisine et une agente de police ont témoigné que la plaignante pleurait, était complètement bouleversée et semblait terrifiée. Un agent de police qui avait interrogé J.A.A. en après‑midi ce jour‑là a affirmé avoir vu une coupure ressemblant à une morsure sur un des doigts de J.A.A. L’agent a ensuite expliqué plus en détail pourquoi il croyait qu’il s’agissait d’une morsure. L’avocat de la défense ne s’est pas opposé au témoignage d’opinion de l’agent, mais il l’a contre‑interrogé sur son manque de connaissance spécialisée en la matière et sur l’omission de faire appel à un expert en morsures. J.A.A. a nié avoir agressé sexuellement la plaignante. Il a décrit les faits de manière très détaillée, mais il a affirmé que les rapports sexuels étaient consensuels. Il a aussi nié que S.A. l’avait mordu à quelque moment que ce soit.
[3] Le juge du procès a trouvé la plaignante crédible (2008 CarswellOnt 9505 (C.J.)). Il a aussi conclu qu’il n’existait aucune raison de rejeter le témoignage de J.A.A., pris isolément. En dernière analyse, il était cependant convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de J.A.A, en raison du témoignage de la plaignante, de son attitude après les faits, de la blessure au doigt de J.A.A., des photographies de la résidence prises au cours de l’enquête policière — concordant avec le témoignage de la plaignante quant à l’endroit où différents vêtements avaient été dispersés — , de l’existence du couteau et, en général, de la logique interne et externe et de la cohérence de la version des faits de la plaignante.
[4] J.A.A. a interjeté appel de ses déclarations de culpabilité à la Cour d’appel de l’Ontario. Il soutenait que le juge du procès avait rejeté son témoignage irrégulièrement, sans justification, et qu’il avait commis une erreur de droit dans son appréciation de la crédibilité. J.A.A. faisait valoir que le juge du procès avait accordé trop d’importance à l’attitude de la plaignante après les faits comme facteur justifiant une déclaration de culpabilité. Plus particulièrement, selon lui, la preuve de la réaction émotive de la plaignante, au moment où elle l’avait aperçu, deux jours après l’événement, lorsqu’il était retourné à la maison en compagnie des policiers pour récupérer ses effets personnels, n’avait aucune valeur probante et n’aurait pas dû être admise. J.A.A. soutenait également que le juge du procès avait commis une erreur en se fondant sur sa blessure au doigt en tant qu’élément de preuve corroborant, car le témoignage d’opinion qu’il s’agissait d’une morsure était inadmissible de la part de l’agent, qui n’était pas un expert en la matière. Sur ce dernier point, J.A.A. a demandé par requête l’autorisation de présenter un nouvel élément de preuve, en l’occurrence le rapport du Dr Wood, un expert en odontologie médico‑légale, selon lequel la marque sur le doigt de J.A.A. ne résultait pas d’une morsure. Le Dr Wood a aussi dit qu’il se serait attendu à découvrir la preuve d’une morsure compte tenu du témoignage de la plaignante. J.A.A. a fait valoir que ce nouvel élément de preuve affaiblissait considérablement les motifs et le verdict du juge du procès.
[5] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté la requête de J.A.A., estimant que, même en ajoutant foi à la preuve du Dr Wood, on ne peut raisonnablement penser qu’elle aurait influé sur l’issue du procès (2010 ONCA 491, 261 C.C.C. (3d) 125). Toujours selon les juges majoritaires, on [traduction] « ne saurait faire abstraction » du critère de la diligence raisonnable — auquel l’appelant a essentiellement admis ne pas pouvoir répondre — , car il joue un rôle important dans l’administration de la justice criminelle (par. 34). Les juges majoritaires ont aussi rejeté les autres moyens d’appel et confirmé les déclarations de culpabilité. Le juge en chef Winkler, dissident, aurait autorisé la présentation du nouvel élément de preuve. Il aurait également ordonné un nouveau procès parce que, selon lui, le juge du procès avait admis à tort le témoignage d’opinion d’un profane sur la morsure et la preuve de l’attitude de la plaignante, et parce qu’il avait commis une erreur dans l’application du fardeau de la preuve en matière criminelle.
[6] Je suis d’avis d’accueillir la requête visant la présentation d’un nouvel élément de preuve.
[7] Les critères d’admissibilité d’un nouvel élément de preuve, établis dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, sont bien connus : (1) on ne devrait généralement pas admettre une preuve qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès; (2) la preuve doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès; (3) la preuve doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi; et (4) elle doit être telle que, si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.
[8] L’appelant concède pour l’essentiel qu’il lui est impossible de répondre au critère de la diligence raisonnable, étant donné que l’élément de preuve en cause aurait pu être produit au procès. Il soutient cependant que ce facteur ne devrait pas être déterminant. Dans un affidavit, l’avocat de l’appelant au procès explique qu’il n’a pas songé à avoir recours à un expert quelconque pour analyser les photographies de la marque sur le doigt de son client, car il avait l’impression que [traduction] « cette marque découlait d’une petite égratignure ordinaire » qui, en fait, ne semblait pas concorder avec le témoignage de la plaignante. De plus, le ministère public n’a pas envisagé de faire témoigner un expert au sujet de cette marque. Je conviens que le critère de la diligence raisonnable ne doit pas primer les autres critères établis dans Palmer, surtout dans des circonstances, comme celles‑ci, où la stratégie de l’avocat au procès n’était pas déraisonnable compte tenu de la nature de la preuve qu’était censé produire le ministère public.
[9] Le ministère public concède que les deuxième et troisième critères sont respectés : le rapport du Dr Wood est pertinent et l’on peut raisonnablement y ajouter foi. Les titres de compétence du Dr Wood sont impressionnants; en fait, après l’avoir contre‑interrogé et avoir consulté un autre expert, le ministère public n’a présenté aucune contre‑preuve en réponse au nouvel élément de preuve. Par conséquent, l’issue de la requête dépend du dernier critère.
[10] En toute déférence, je ne partage pas l’avis des juges majoritaires de la Cour d’appel que la preuve du Dr Wood n’aurait pas pu raisonnablement influer sur l’issue du procès. À ce que je comprends des motifs du juge du procès, l’affaire ne lui semblait pas facile à résoudre. Il a trouvé la plaignante crédible, mais il a aussi fait des commentaires favorables sur le témoignage de l’appelant. Après avoir exposé la norme de preuve qu’il devait appliquer, le juge du procès a expliqué en ces termes comment il avait résolu la question de la crédibilité :
[traduction] À mon avis, le témoignage de la plaignante est convaincant, sincère et crédible, et il est étayé par la manière dont elle s’est comportée après son départ de la maison, lorsqu’elle est allée chez sa voisine et, peu de temps après, quand son mari est venu récupérer ses vêtements, de même qu’à l’hôpital et au poste de police de Mountain, où elle a fait ses premières déclarations. Son témoignage est aussi étayé par la blessure au doigt de l’accusé et par l’état général de la résidence au moment de l’enquête policière, notamment l’endroit où se trouvaient différents vêtements, et par l’existence du couteau émoussé.
Lorsqu’il a témoigné, l’accusé s’est exprimé clairement, a bien répondu aux questions et, pour l’essentiel, n’a pas été ébranlé en contre‑interrogatoire. Pris isolément, le contenu de son témoignage et la manière dont il l’a livré ne donnent guère matière à douter de sa véracité.
. . .
Lorsqu’on le compare avec le témoignage [de S.A.], la preuve relative à l’attitude de la plaignante après l’agression, la preuve d’une blessure au doigt de l’accusé, leurs témoignages sur le couteau que l’accusé avait en sa possession et le fait qu’ils sachent tous les deux que le couteau était émoussé, ainsi que la manière dont l’accusé a décrit son comportement envers la plaignante durant l’incident et son contrôle sur elle — éléments qui corroborent tous, selon moi, le témoignage de la plaignante — et, de façon générale, la logique interne et externe et la cohérence de la version des faits de la plaignante, par rapport au témoignage de l’accusé comme l’a souligné le ministère public dans ses observations, j’estime que l’on ne peut pas ajouter foi au témoignage de l’accusé.
Compte tenu de l’ensemble de la preuve, je suis convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé est coupable d’agression sexuelle et d’agression sexuelle armée. [Je souligne; par. 86-90.]
[11] L’avocate du ministère public en première instance a exhorté le juge du procès à accepter le témoignage de l’agent de police selon lequel la blessure au doigt de J.A.A. était une marque de morsure et elle a soutenu que ce témoignage corroborait la version des faits de S.A. Le ministère public cherche maintenant à minimiser l’importance de la preuve relative à la morsure. Toutefois, lorsqu’il a rejeté le témoignage de J.A.A., en dernière analyse, le juge du procès a mentionné à deux reprises sa blessure au doigt, qu’il considérait manifestement comme un élément de preuve corroborant. Or, la preuve nouvelle révèle maintenant que c’était une erreur que de s’appuyer sur cet élément de preuve. Si elle est retenue, non seulement la preuve émanant du Dr Wood ébranlera l’un des fondements de la décision du juge du procès de retenir le témoignage de la plaignante et de rejeter la version des faits de l’appelant, mais elle pourrait être invoquée pour attaquer la crédibilité du témoignage de S.A. selon lequel elle a mordu le doigt de J.A.A. [traduction] « de toutes [s]es forces ». L’agent était qualifié pour décrire la blessure qu’il avait observée, mais on pourrait sans doute lui reprocher d’avoir outrepassé les limites du témoignage d’opinion que peut offrir un profane. Comme l’a concédé à juste titre l’appelant dans son mémoire : [traduction] « Si cette opinion n’avait pas été contestée, cette erreur n’aurait peut‑être guère eu de conséquence. » Mais, comme le Dr Wood réfute directement l’opinion de l’agent, [traduction] « l’effet préjudiciable qu’a eu l’admission injustifiée de cette opinion ressort nettement » (m.a., par. 43). Dans le cadre de la présente requête, point n’est besoin de décider dans quelle mesure le témoignage de l’agent pouvait être inadmissible. Il suffit de dire que ce témoignage semble manifestement inexact. Le fait que le juge du procès se soit appuyé sur cet élément de preuve est donc très problématique.
[12] Les motifs du juge du procès révèlent qu’il a procédé à un examen attentif, et bien compréhensible, de chaque élément de preuve matérielle susceptible de l’aider à trancher la question de la crédibilité. Par exemple, je constate qu’il mentionne, ailleurs dans ses motifs, une photographie du pubis de l’accusé montrant ce qui ressemble à une égratignure et fait remarquer que cette marque n’est pas directement sur le pénis de l’accusé. Comme la plaignante avait témoigné avoir égratigné le pénis de J.A.A., le juge du procès a dit : [traduction] « À mon avis, il est troublant que les agents de police présents lorsque la photographie a été prise n’aient vu aucun signe de blessure » sur le pénis (par. 80). Il a donc décidé de considérer cet élément de preuve comme essentiellement neutre.
[13] Je suis d’accord avec le juge en chef Winkler pour dire que, compte tenu des éléments de preuve produits au procès et des motifs du juge du procès dans leur ensemble, la preuve du Dr Wood [traduction] « est suffisamment convaincante pour qu’on puisse raisonnablement penser qu’elle aurait influé sur le verdict » (par. 80).
[14] Soit dit en toute déférence, il serait imprudent de confirmer les déclarations de culpabilité sur la base des autres facteurs que le juge du procès a utilisés pour justifier sa conclusion. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont trouvé [traduction] « particulièrement convaincants » deux de ces facteurs : [traduction] « l’état physique et émotif de la plaignante dans les minutes et les heures qui ont suivi l’incident » et « la logique de son témoignage » par rapport à celle de la version de l’appelant selon laquelle l’activité sexuelle était consensuelle (par. 38). Je conviens avec l’avocate de l’appelant qu’il serait risqué pour notre Cour en l’espèce de confirmer les déclarations de culpabilité et de résoudre ainsi la question de la crédibilité sur la base de la preuve relative à l’attitude ou en s’appuyant sur le fait que la version d’une partie est plus plausible que celle de l’autre. Certes, l’on pourrait raisonnablement juger invraisemblable la version de l’appelant selon laquelle l’activité sexuelle était consensuelle dans les circonstances exposées par les juges majoritaires (par. 38), mais l’avocate souligne à bon droit que l’on pourrait en dire autant de la version de la plaignante. Il semble aussi invraisemblable que l’appelant, qui n’a jamais été déprimé, violent ou agressif durant les 19 années qu’il a passées avec la plaignante, soit devenu soudainement le violeur suicidaire et violent dont elle parle. J.A.A. a nié catégoriquement avoir, à quelque moment que ce soit, songé à se suicider; en réponse au témoignage de la plaignante à ce sujet, il a dit : [traduction] « Je ne sais même pas de quoi elle parle » (d.a., vol. II, p. 107). À cet égard, je crois utile de citer les observations suivantes faites par le juge du procès au moment de la détermination de la peine :
[traduction] Toutes les lettres concernant la moralité et le rapport présentenciel décrivent un père responsable, qui a de bons antécédents professionnels, qui n’a pas de casier judiciaire — ni eu auparavant de démêlés avec la justice — et qui n’a aucun antécédent de violence envers ses partenaires ou des étrangers.
Lorsque je compare le délinquant qui, selon moi, a commis ces infractions avec la personne décrite dans les lettres de recommandation et le rapport présentenciel, je suis forcé de conclure que ce n’était pas du tout dans les mœurs de l’accusé de commettre ce genre d’infractions et que, ce jour‑là, il a disjoncté lorsqu’il a commis ces infractions très graves. [d.a., vol. I, p. 34-35]
[15] Comme l’a conclu le juge en chef Winkler, [traduction] « c’est à un juge des faits qu’il appartiendra de décider quel poids accorder » à ce nouvel élément de preuve, « après le contre‑interrogatoire et eu égard aux autres éléments de preuve qui pourraient être produits » au nouveau procès (par. 81).
[16] Vu ma conclusion que le nouvel élément de preuve doit être admis, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de traiter des autres moyens d’appel. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les déclarations de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Version française des motifs des juges Deschamps et Rothstein rendus par
Le juge Rothstein (dissident) —
I. Introduction
[17] Le présent pourvoi découle d’une activité sexuelle à laquelle un couple marié engagé dans un processus de séparation s’est livré, le 8 juin 2007. Il s’agit de savoir si cette activité était consensuelle.
[18] Situons d’abord l’affaire dans son contexte. La preuve non contestée montre que le couple n’avait pas eu de rapports sexuels depuis au moins 18 mois au moment de l’incident. L’accusé savait que la plaignante ne désirait pas avoir de rapports sexuels avec lui. Le couple n’avait eu des rapports sexuels que deux fois l’an au cours des dernières années. Six mois auparavant, l’accusé avait emménagé dans une chambre à coucher au sous‑sol du domicile conjugal et il ne dormait plus dans la même pièce que la plaignante. C’est la plaignante qui avait enclenché le processus de séparation, contre le gré de l’accusé. Au procès, l’accusé a dit craindre que la plaignante lui ait été infidèle.
[19] Le matin de l’incident, le couple se trouvait dans le domicile conjugal, et la plaignante se préparait à aller travailler. Selon le témoignage de cette dernière, accepté par le juge du procès, l’accusé l’a saisie par derrière, l’a forcée à venir dans la chambre à coucher qu’il occupait au sous‑sol, puis l’a obligée à avoir des rapports sexuels avec lui et à lui faire une fellation. La plaignante a témoigné qu’au moment où l’accusé lui a mis la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, elle lui a mordu un doigt de toutes ses forces. Elle a ajouté que l’accusé, à un moment donné durant les rapports sexuels, a menacé de se suicider avec un couteau et a aussi menacé de la tuer. Tout de suite après l’activité sexuelle, la plaignante s’est habillée et s’est rendue en voiture chez une amie, à qui elle a dit avoir été violée. Aux dires de ceux qui l’ont alors vue, elle était hystérique et terrifiée.
[20] On a appelé la police, et l’accusé a été arrêté et inculpé d’agression sexuelle et d’agression sexuelle armée. L’accusé a affirmé que c’est la plaignante qui avait amorcé l’activité sexuelle et que celle‑ci était parfaitement consensuelle. Il a nié que la plaignante l’avait mordu à un doigt. Au procès, un agent de police a témoigné avoir vu une marque, qui lui semblait être une morsure, sur l’index de l’accusé.
[21] L’accusé a été déclaré coupable. Entre autres constatations, le juge du procès a conclu que la plaignante avait mordu l’accusé à un doigt lorsqu’il l’avait entraînée au sous‑sol (2008 CarswellOnt 9505 (C.J.)).
[22] L’accusé souhaite maintenant produire un nouvel élément de preuve : le témoignage d’un expert en odontologie médico‑légale qui affirmerait que la marque sur le doigt de l’accusé ne pouvait pas résulter d’une morsure. Cet élément de preuve aurait pu être produit au procès, mais il ne l’a pas été. L’accusé concède qu’il lui est impossible de satisfaire au critère de la diligence raisonnable, l’un des critères d’admissibilité d’un nouvel élément de preuve. Il soutient cependant qu’on peut raisonnablement penser que ce nouvel élément de preuve aurait influé sur le résultat s’il avait été présenté au procès.
[23] J’ai eu l’occasion de lire l’ébauche des motifs de la juge Charron. Selon elle, il faut accueillir la requête présentée par l’accusé en vue de présenter un nouvel élément de preuve, admettre cet élément de preuve et ordonner la tenue d’un nouveau procès. En toute déférence, je crois que, même si l’on ajoute foi au témoignage de l’expert, on ne peut raisonnablement penser qu’il aurait influé sur le résultat, en l’occurrence la déclaration de culpabilité de l’accusé pour agression sexuelle et agression sexuelle armée. Pour cette raison, ainsi que pour les motifs que j’exposerai concernant la preuve de l’attitude après les faits et l’application de l’analyse décrite dans W. (D.) (R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742), qu’invoque l’accusé, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Je souscris aux motifs et à la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel (2010 ONCA 491, 261 C.C.C. (3d) 125).
II. Première question : Le nouvel élément de preuve
[24] L’alinéa 683(1)d) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, autorise une cour d’appel à admettre un nouvel élément de preuve lorsqu’il est dans l’« intérêt de la justice » de le faire. L’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, énonce les quatre critères d’admissibilité d’un nouvel élément de preuve pour l’application de cette disposition du Code criminel.
[25] Seulement deux des critères établis dans Palmer sont en cause dans la présente affaire. Selon le premier critère, on ne devrait généralement pas admettre un nouvel élément de preuve qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produit au procès. Or, l’accusé aurait pu présenter au procès le témoignage d’expert qu’il cherche maintenant à faire admettre, et il le concède. Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que le critère de la diligence raisonnable joue un rôle important dans l’administration de la justice et je souscris à l’explication fournie par le juge Doherty dans l’arrêt R. c. M. (P.S.) (1992), 77 C.C.C. (3d) 402 (C.A. Ont.), p. 411 :
[traduction] L’intérêt de la justice mentionné à l’art. 683 du Code criminel vise non seulement l’intérêt qu’a l’accusé à ce que sa culpabilité soit déterminée à la lumière de toute la preuve disponible, mais également l’intégrité du processus en matière criminelle. Le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires sont essentiels à cette intégrité. Le système de justice criminelle est organisé de telle manière que le procès donne aux parties la possibilité de présenter leur preuve, et l’appel la possibilité de contester la justesse de ce qui s’est produit au procès. L’alinéa 683(1)d) du Code reconnaît que le rôle des cours d’appel peut être élargi dans des cas exceptionnels, mais le processus d’appel ne peut être utilisé couramment pour étoffer le dossier constitué au procès. S’il en était autrement, le procès perdrait son caractère définitif et serait repris en appel chaque fois qu’une partie réussirait à recueillir d’autres éléments de preuve avant l’audition de l’appel. Voilà pourquoi le caractère exceptionnel de l’admission d’éléments de preuve « nouveaux » en appel a été souligné . . .
[26] Je conviens avec la juge Charron que le critère de la diligence raisonnable ne doit pas primer les autres critères établis dans Palmer, mais il ne faut pas non plus l’ignorer. En l’espèce, l’absence de diligence raisonnable au procès est un facteur qui joue contre la production du nouvel élément de preuve en appel.
[27] Passons maintenant au quatrième critère établi dans Palmer. Nous sommes saisis en l’espèce d’une requête en vue de présenter un nouvel élément de preuve et de la question de savoir si on peut raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, il aurait influé sur le résultat. Pour répondre à cette question, on doit examiner l’importance de la question en litige visée par le nouvel élément de preuve, dans le contexte des autres éléments de preuve produits au procès, et déterminer si, dans ce contexte, on peut penser que ce nouvel élément de preuve aurait influé sur la décision à laquelle est arrivé le juge du procès.
[28] Il ressort clairement de la transcription que la défense elle‑même ne considérait pas la morsure comme un fait important. La plaignante a témoigné avoir mordu l’accusé à un doigt. En contre‑interrogatoire, l’avocat de la défense a demandé à la plaignante de confirmer à nouveau la réponse qu’elle avait donnée lors de son interrogatoire principal, selon laquelle elle avait mordu l’accusé à un doigt au moment où il lui avait mis la main sur la bouche pour l’empêcher de crier :
[traduction]
Q : Et vous dites l’avoir mordu fort?
R : Je l’ai mordu de toutes mes forces.
Q : D’accord. Et vous croyez vous rappeler que c’est le majeur que vous lui avez mordu?
R : Si ma mémoire est bonne, oui. Je n’ai pas regardé son doigt. [d.a., vol. II, p. 16]
[29] L’avocat n’a posé que deux questions au détective qui a dit avoir cru apercevoir une morsure sur l’index de l’accusé :
[traduction]
Q : Et le témoignage que vous avez donné au sujet de la blessure que vous avez vue sur son index, vous avez dit être d’avis qu’elle correspond à une morsure. Mais soyons clairs : je présume que c’est votre avis en tant que profane; vous n’avez aucune connaissance spécialisée en empreintes dentaires ou en morsures?
R : C’est exact.
Q : D’accord. Et on n’a prélevé aucune empreinte dentaire de quelque manière que ce soit pour l’examen de cette morsure?
R : Non. [d.a., vol. II, p. 82]
[30] En interrogatoire principal, l’avocat de la défense a seulement demandé à l’accusé si la plaignante l’avait mordu, et il a répondu par la négative.
[31] Ce qui précède représente la totalité de la preuve que l’avocat de la défense a jugé nécessaire de produire à ce sujet. À mon avis, cela témoigne du peu d’importance accordé à la question de la morsure durant les deux jours du procès. Il aurait été logique, selon moi, que la défense s’attarde davantage sur ce point si elle l’avait considéré comme crucial. Il aurait été logique que la défense songe à appeler un expert à témoigner à ce moment‑là pour réfuter le témoignage de la plaignante et celui de l’agent de police qui a parlé de la morsure. On se serait attendu à tout le moins à ce que l’avocat de la défense s’oppose à l’admission du témoignage de l’agent. Toutefois, l’avocat n’a apparemment pas jugé que cela en valait la peine.
[32] Je vais maintenant analyser les éléments de preuve présentés au procès pour situer la preuve de la morsure dans son contexte.
[33] Le juge Culver a reconnu qu’[traduction] « en dernière analyse, la question fondamentale est celle du consentement » (par. 88), et qu’il devait trancher entre deux versions des faits opposées : celle de l’accusé, qui affirmait que l’activité sexuelle était consensuelle, et celle de la plaignante, qui affirmait le contraire. Le juge a finalement retenu la version de la plaignante et conclu que « l’on ne peut pas ajouter foi au témoignage de l’accusé » (par. 89).
[34] Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires de la Cour d’appel, [traduction] « [i]l est clair que le point d’ancrage des motifs du juge du procès est sa foi dans le témoignage de la plaignante », qui était selon lui « convaincant, sincère et crédible » (par. 27).
[35] Les conclusions du juge du procès ne reposent toutefois pas uniquement sur sa foi en la crédibilité de la plaignante. Il s’est aussi fondé sur plusieurs autres facteurs, outre la morsure, pour retenir la version des faits de la plaignante et rejeter celle de l’accusé.
[36] Dans ses motifs, le juge du procès indique qu’il a retenu la version des faits de la plaignante et rejeté celle de l’accusé en raison, non seulement de la morsure, mais aussi des facteurs suivants : (i) la preuve de l’attitude de la plaignante après les faits; (ii) la preuve de l’état de la résidence et des objets qui s’y trouvaient; (iii) la preuve concernant l’existence du couteau émoussé; (iv) la description par l’accusé de son comportement envers la plaignante et du contrôle qu’il a exercé sur elle au cours de l’activité sexuelle; et (v) de façon générale, la logique interne et externe et la cohérence de la version de la plaignante comparativement à celle de l’accusé.
[37] Un premier facteur est la preuve de l’attitude de la plaignante après les faits. Cette preuve concerne trois incidents distincts : (i) tout de suite après le fait, la plaignante est arrivée chez son amie, a tenu des propos incohérents, pleurait, était hystérique et terrifiée, et a dit avoir été violée; (ii) plus tard ce jour‑là, après que la police a été appelée, on a constaté que la plaignante était de toute évidence complètement bouleversée à l’hôpital (où des échantillons ont été prélevés à l’aide de la trousse utilisée dans les cas de viol) et au poste de police; et (iii) deux jours après le fait, deux agents de police ont pu observer la réaction de panique évidente de la plaignante quand l’accusé est arrivé au domicile conjugal pour récupérer ses biens.
[38] Cette preuve relative à l’attitude après les faits est compatible avec la perpétration d’une agression sexuelle. Notons plus particulièrement qu’aucun délai ne s’est écoulé avant le premier incident; la plaignante a été observée quelques minutes après son départ du domicile conjugal. Cette preuve témoigne de la réaction de la plaignante à ce qui venait de se passer. Le nouvel élément de preuve n’aurait aucune incidence sur cette preuve.
[39] L’avocat de la défense au procès a soutenu que la preuve relative à l’attitude après les faits [traduction] « ne concorde pas vraiment » avec le fait que la plaignante a pris soin de préserver les éléments de preuve en ne prenant pas de douche, en ne se brossant pas les dents et en ne revêtant pas des vêtements propres (d.i., p. 10‑11). Toutefois, le domicile conjugal est le seul endroit où la plaignante aurait pu se changer, se brosser les dents ou prendre une douche. Or, c’est là que l’agression sexuelle venait d’être commise et l’accusé s’y trouvait encore. Le fait que la plaignante a fui le lieu de l’agression sexuelle et l’accusé sans prendre le temps de se laver est tout à fait compatible avec la conclusion qu’elle venait d’être agressée sexuellement et qu’elle voulait échapper à son agresseur.
[40] Je partage l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel que cette preuve relative à l’attitude après les faits était [traduction] « effectivement une preuve convaincante » (par. 38). Notre Cour reconnaît depuis longtemps qu’il est possible d’utiliser la preuve relative à l’attitude d’une victime d’agression sexuelle en tant que preuve circonstancielle pour corroborer la version des faits de la plaignante. S’exprimant au nom des juges majoritaires, et de la Cour unanime sur ce point, dans Murphy c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 603, le juge Spence a écrit ce qui suit (aux p. 612‑613) :
À mon avis, le point de vue énoncé par l’intimée dans son factum est bien fondé :
[traduction] La preuve indépendante de l’état émotif de la plaignante dans un cas de viol peut en droit constituer une corroboration si elle est suffisamment accablante pour qu’un jury considère qu’elle est plus compatible avec l’absence de consentement qu’avec l’existence d’un consentement, ou, autrement dit, lorsque le jury peut raisonnablement tirer la conclusion, compte tenu de toutes les circonstances, qu’il existe un lien de causalité entre les voies de fait et le désarroi de [la plaignante].
. . . Son esprit était très troublé et sa cousine et le policier en ont témoigné d’une manière très convaincante. À mon avis, une telle preuve peut servir de corroboration au sens des dispositions de l’art. 142 du Code criminel. Il appartenait bien sûr aux jurés d’apprécier la valeur de cette preuve et il faut présumer que c’est ce qu’ils ont fait, conformément à leur serment d’office.
[41] L’arrêt Murphy portait sur l’art. 142 du Code criminel, maintenant abrogé. Cette disposition obligeait le juge à informer le jury qu’il était imprudent, dans un cas de viol, de déclarer l’accusé coupable en l’absence d’une preuve corroborante, si la seule preuve impliquant l’accusé était le témoignage de la plaignante. Cette exigence de corroboration n’existe plus. Malgré cela, le raisonnement adopté dans Murphy permet toujours d’utiliser la preuve relative à l’attitude après les faits en tant que preuve circonstancielle à l’appui de la version des faits d’une plaignante. Si la preuve de l’attitude d’une victime d’agression sexuelle après les faits pouvait constituer une preuve corroborante à l’époque, elle peut certainement constituer une preuve circonstancielle pertinente aujourd’hui. Soit dit en toute déférence, il n’y avait rien d’incorrect à ce que le juge en l’espèce tienne compte de la preuve relative à l’attitude, parmi tous les éléments de preuve qu’il a analysés.
[42] Les témoignages de la plaignante et de l’accusé sur le couteau émoussé représentent un deuxième facteur dont le juge du procès a tenu compte. Le juge du procès a relaté en ces termes le témoignage de la plaignante :
[traduction] Elle a témoigné qu’à un moment donné il avait parlé de se suicider. Il a brandi un couteau militaire muni d’une grande lame : la longueur totale du couteau est d’environ 12 pouces, et sa lame mesure entre six et huit pouces. La plaignante a dit qu’elle savait qu’il possédait ce couteau, mais elle ignorait dans quel but il s’en servait. Toujours selon son témoignage, il l’a obligée à regarder le couteau et a dit qu’il allait l’utiliser pour se suicider. Alors qu’il était étendu derrière elle, il a placé la lame du couteau devant elle, à environ un pied de son visage, et l’a pointée dans sa direction. Il voulait qu’elle tienne le couteau par le manche, et il lui a dit qu’il avait contracté une assurance‑vie couvrant le suicide. Il lui a indiqué comment avoir accès au contrat d’assurance‑vie, qui se trouvait dans un coffre‑fort. Elle a essayé de le distraire en parlant des enfants, et a dit que le couteau lui faisait très peur. À un moment donné, alors que le couteau se trouvait devant le visage de la plaignante, il lui a dit : « Je pourrais aussi bien te tuer toi aussi ».
La plaignante a affirmé que le couteau l’effrayait énormément, qu’elle a dit à l’accusé qu’elle aurait des rapports sexuels avec lui s’ils allaient au rez‑de‑chaussée et s’il rangeait le couteau. Selon son témoignage, elle détestait la perspective d’avoir des rapports sexuels sans son consentement, mais détestait encore davantage la conversation au sujet du suicide et du couteau. [par. 13-14]
[43] Le juge a ensuite résumé ainsi le témoignage de l’accusé :
[traduction] Il a concédé qu’il y avait un couteau dans sa chambre à coucher, sous sa table de nuit. En février ou mars 2007, la plaignante a entendu des bruits provenant de la porte avant et de la cuisine alors que l’accusé n’était pas à la maison. Son fils s’inquiétait apparemment pour lui, c.-à-d. pour l’accusé, parce qu’il vivait dans un sous‑sol. Son fils lui a donc conseillé de se procurer un couteau pour sa protection.
L’accusé a témoigné qu’après leur dernière relation sexuelle, au sous‑sol, la plaignante lui a dit qu’elle avait froid. Il a proposé qu’ils se rendent à la chambre à coucher, au rez‑de‑chaussée, et elle a accepté. Il l’a fait asseoir, l’a enveloppée dans une couette et lui aurait expliqué pourquoi il gardait un couteau dans sa chambre à coucher. Selon son témoignage, il a dit à la plaignante que, si le couteau la dérangeait, il le rangerait, ce qu’il a fait plus tard au cours de la matinée. Il a affirmé qu’il ne l’avait jamais menacée avec le couteau, et qu’il l’avait rangé dans une boîte à outils après le départ de la plaignante pour le travail. [par. 44-45]
[44] Les propos du juge du procès revêtent de l’importance en ce sens que, quelle que soit la version des faits, on se demande pourquoi il aurait été question d’un couteau et pourquoi ce couteau aurait tracassé la plaignante si elle avait pleinement consenti à l’activité sexuelle?
[45] Mais il y a plus. Comment se fait‑il que la plaignante savait que le couteau était émoussé? Voici le témoignage de la plaignante sur ce point :
[traduction]
La Cour : Pardon, « Touche à la lame . . . »
R : La lame du couteau.
La Cour : Oui?
R : Il avait mis la lame sur le congélateur horizontal, devant mon visage. Il se tenait derrière moi. Nous nous sommes tous les deux penchés en avant du couteau et il a dit : « Passe ton doigt le long de la lame. Sens comme elle est usée. Ça va faire vraiment mal quand je vais me suicider. » Et je ne voulais pas toucher à la lame. J’ai refusé d’y toucher. Je -- il m’a fait toucher au manche, mais j’ai refusé de toucher à la lame. [d.a., vol. I, p. 143‑144]
[46] En contre‑interrogatoire, l’accusé a confirmé que le couteau était émoussé :
[traduction]
Q : Et il [le couteau] s’était émoussé avec le temps, c’est exact?
R : Ouais. Je suppose qu’il l’était. On peut dire qu’il était émoussé. [d.a., vol. II, p. 152]
[47] Toutefois, d’après le témoignage de l’accusé sur ce qui est arrivé concernant le couteau, la plaignante n’aurait pas pu se rendre compte que la lame était émoussée.
[traduction]
Q : Très bien. Et pendant que vous êtes au sous‑sol avec [la plaignante], elle aperçoit le couteau, c’est exact?
R : À un moment donné, oui.
Q : D’accord. Et vous vous rendiez compte que ce couteau la tracassait et vous lui avez dit : « Si tu veux que je le mette ailleurs, je vais le faire », c’est exact?
R : Je lui ai dit que je le mettrais ailleurs s’il l’effrayait, oui. [d.a., vol. II, p. 153]
[48] Si la plaignante avait uniquement regardé le couteau, elle n’aurait pas su qu’il était émoussé. Le témoignage de l’accusé ne cadre pas avec le fait que, de son propre aveu, le couteau était émoussé et que la plaignante le savait.
[49] Un troisième facteur est la description que donne l’accusé de l’activité sexuelle. Pour conclure que ce n’est pas la plaignante qui avait pris l’initiative des rapports sexuels et qu’elle n’y avait pas consenti, le juge du procès a pris en considération le fait que, dans la description donnée par l’accusé, c’est plutôt lui qui exerçait le contrôle. Pour reprendre les propos du juge du procès :
[traduction] Il convient toutefois de signaler que, à différentes reprises durant le témoignage [de l’accusé], une bonne part des propos qu’il a tenus pour décrire l’activité sexuelle indiquaient qu’il manipulait le corps de la plaignante. Par exemple, même si, en contre‑interrogatoire, il a témoigné qu’il avait poussé délicatement l’épaule de la plaignante pour qu’elle se retourne, il avait dit dans son témoignage initial qu’il l’avait retournée. Toujours au sous‑sol, l’accusé a demandé à la plaignante si elle avait froid, et il l’a fait asseoir et l’a enveloppée dans une couverture, mais il a précisé ne pas vouloir dire qu’il l’avait agrippée et soulevée.
Il s’est décrit, à d’autres moments de son témoignage, comme le partenaire le plus actif pour ce qui est de placer la plaignante en vue des rapports sexuels. [par. 51‑52]
[50] S’il était admis, le nouvel élément de preuve n’influerait aucunement sur la conclusion du juge du procès selon laquelle le témoignage précité montre que les rapports sexuels n’étaient pas consensuels.
[51] Un dernier facteur est ce que le juge du procès a appelé [traduction] « de façon générale, la logique interne et externe et la cohérence de la version des faits de la plaignante, par rapport au témoignage de l’accusé comme l’a souligné le ministère public dans ses observations » (par. 89). Le juge du procès avait plus tôt souligné les observations du ministère public sur la logique et la cohérence de la version des faits de la plaignante par rapport à la version de l’accusé :
[traduction] Le ministère public m’exhorte aussi à conclure que la version des faits de l’accusé n’a aucun sens et souligne plusieurs faits illogiques et incohérents. Le ministère public soutient, pour plusieurs raisons, qu’il est illogique que la plaignante soit devenue une partenaire consentante. Elle voulait se séparer, et elle avait manifestement engagé le processus de séparation. L’accusé avait refusé de prendre part à des séances de consultation matrimoniale. Ils avaient rencontré un médiateur et un spécialiste de l’évaluation des pensions. Ils avaient envisagé un plan de garde partagée. Ils n’avaient pas eu de rapports sexuels depuis au moins 18 mois, et il savait qu’elle ne désirait pas en avoir; il avait emménagé dans une chambre à coucher au sous‑sol six mois auparavant. Au moment où les faits sont survenus, elle était déjà habillée pour aller travailler et s’apprêtait à partir. La plaignante était attendue au travail, où de nombreux employés relevaient d’elle. Ils s’étaient disputés au sujet de l’excursion de leur fille à Wonderland.
Le ministère public m’exhorte à conclure que tout ce qui précède est incompatible avec un changement soudain d’attitude de la plaignante envers l’accusé.
Le ministère public qualifie également d’invraisemblables et d’illogiques les prétentions de l’accusé que la plaignante s’est montrée spontanée, sensuelle et passionnée, alors qu’il n’a pas pu affirmer qu’elle avait pris l’initiative de l’un ou l’autre des actes sexuels, qu’elle a eu des rapports sexuels oraux avec lui après avoir eu un haut-le-cœur durant la fellation, et qu’il faisait chaud ce jour‑là, mais qu’elle a eu froid au sous-sol. [par. 67-69]
[52] Je souscris à la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel que la logique du témoignage de la plaignante était un facteur [traduction] « particulièrement convaincant » dont a tenu compte le juge du procès et que « [c]ette myriade d’éléments contextuels étayent fortement le “témoignage convaincant, sincère [et] crédible” » de la plaignante (par. 38).
[53] La juge Charron dit qu’« il serait risqué pour notre Cour de confirmer les déclarations de culpabilité [. . .] en s’appuyant sur le fait que la version d’une partie est plus plausible que celle de l’autre ». Elle fait remarquer : « Certes, l’on pourrait raisonnablement juger invraisemblable la version de [l’accusé] selon laquelle l’activité sexuelle était consensuelle dans les circonstances exposées par les juges majoritaires (par. 38), mais l’avocate souligne à bon droit que l’on pourrait en dire autant de la version de la plaignante » (par. 14).
[54] Je ne suis pas de cet avis. J’ajouterais ce qui suit aux conclusions du juge du procès. La preuve non contestée révèle que, pendant quelques années, le couple avait des rapports sexuels deux fois l’an, soit une fois à l’anniversaire de l’accusé et une fois au cours de l’été, ce qui ne laisse guère croire que la plaignante a fait des avances spontanées et passionnées à l’accusé le 8 juin 2007.
[55] De plus, la plaignante prenait des mesures pour quitter le domicile conjugal. Ce matin‑là, elle venait de dire à l’accusé qu’elle avait communiqué avec une agente immobilière. Lors de son témoignage, l’accusé s’est rappelé que la plaignante avait mentionné avoir communiqué avec une agente immobilière afin de se trouver un nouveau logement. L’accusé était en désaccord avec la rupture du mariage, celle‑ci était imminente et il doutait de la fidélité de la plaignante. L’accusé a témoigné que, durant les faits survenus le 8 juin 2007, il avait demandé à la plaignante si elle lui était infidèle. Comme l’a soutenu le ministère public, cela fournissait à l’accusé un mobile pour [traduction] « profiter sexuellement de la plaignante une dernière fois avant la rupture définitive, qui était imminente » (par. 82).
[56] La juge Charron explique qu’« [i]l semble aussi invraisemblable que l’appelant, qui n’a jamais été déprimé, violent ou agressif durant les 19 années qu’il a passées avec la plaignante, soit devenu soudainement le violeur suicidaire et violent dont elle parle », et qu’il « a nié catégoriquement avoir, à quelque moment que ce soit, songé à se suicider » (par. 14). La plaignante a toutefois relaté de façon assez détaillée en contre‑interrogatoire que l’accusé avait auparavant menacé de se suicider alors qu’il était bouleversé par la rupture imminente de leur mariage :
[traduction]
Q : Parfait. Et il n’avait jamais menacé auparavant de se suicider?
R : C’est faux, il l’avait fait. Il l’a fait une fois, après que je lui ai dit que je voulais me séparer. Je ne peux pas vous dire exactement quand ça s’est produit, mais il était -- nous étions tous les deux au sous‑sol. J’étais dans la pièce où il y a la télévision, la seule que nous possédons. Je regardais la télévision, et il était bouleversé et il se promenait entre la salle de télévision, que vous avez appelée « salle familiale », et la pièce que vous appelez la « salle de loisirs » en répétant qu’il allait se suicider.
Q : D’accord.
R : C’était comme une rengaine : « Je vais me suicider, je vais juste me suicider. »
Q : Parfait. À votre connaissance, il n’a jamais été traité pour une dépression?
R : Je ne le sais pas.
Q : Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il aurait voulu se suicider? Je veux dire, il allait, semble‑t‑il, obtenir plus d’argent que vous à la suite de la séparation?
R : C’est ce que j’ai cru comprendre et c’est ce qu’a révélé la médiation. C’est aussi ce que je lui ai dit de ce qui est ressorti de mes discussions avec plusieurs avocats. Alors, j’étais -- à ma connaissance, j’ai communiqué tous mes avoirs, et je pense qu’il a fait la même chose; donc, les chiffres disent clairement que oui, ce serait avantageux pour lui. [Je souligne; d.a., vol. II, p. 24.]
[57] Il ressort clairement du contexte que les menaces de suicide de l’accusé visaient à intimider la plaignante et à lui infliger des souffrances morales parce qu’elle voulait rompre avec lui. Selon le témoignage de l’accusé, il [traduction] « ne voulai[t] absolument pas [s]e séparer ou divorcer, pas du tout. [Il] aimai[t] [s]a femme et [il] ne voulai[t] pas rompre avec elle » (d.a., vol. II, p. 104). L’accusé n’était peut‑être pas déprimé, mais ses menaces de suicide cadraient avec la raison — qu’il a exprimée en disant qu’il refusait le divorce et en demandant à la plaignante si elle était infidèle — pour laquelle il voulait exercer son emprise sur la plaignante et profiter d’elle sexuellement une dernière fois avant la fin du mariage. Ou, pour reprendre les mots de la plaignante :
[traduction]
Q : D’accord. Et lui avez-vous dit quelque chose à ce moment-là, lorsque vous avez retiré votre pantalon?
R : J’ai dit -- Je me rappelle seulement d’avoir dit : « Ne fais pas ça, c’est un viol, arrête! »
Q : Très bien. Et qu’a-t-il dit?
R : Je ne me souviens pas de tout ce qu’il a dit à ce moment-là. Je me rappelle qu’il m’a dit qu’il méritait bien un dernier repas. C’est comme ça qu’il a appelé l’épreuve qu’il m’a fait subir, un dernier repas. [d.a., vol. I, p. 135‑136]
[58] Selon ma collègue, le fait que le juge du procès a examiné attentivement « chaque élément de preuve matérielle susceptible de l’aider à trancher la question de la crédibilité » (par. 12) démontre l’importance de la preuve de la morsure. Mais comme je l’ai souligné, le juge du procès s’est fondé sur beaucoup plus que la preuve de la morsure pour résoudre la question de la crédibilité.
[59] En somme, l’examen des motifs du juge du procès et des facteurs qu’il a pris en considération pour conclure que [traduction] « l’on ne peut pas ajouter foi » au témoignage de l’accusé démontre que la preuve de la morsure n’avait pas beaucoup d’importance. Ces facteurs, et les éléments de preuve non contestée, que j’ai décrits en détail sont les suivants :
• La preuve relative à l’attitude de la plaignante après les faits, qui concorde avec la perpétration d’une agression sexuelle.
• La mention du couteau, qui ne cadre pas avec une activité sexuelle consensuelle.
• Le fait que la plaignante savait que le couteau était émoussé.
• Les observations du juge du procès sur la façon dont la description de l’activité sexuelle par l’accusé dénotait le contrôle qu’il exerçait.
• La plaignante voulait se séparer contre le gré de l’accusé, et le processus de séparation était en cours. Le matin des faits, la plaignante a dit à l’accusé qu’elle avait communiqué avec une agente immobilière.
• La plaignante et l’accusé faisaient chambre à part depuis six mois.
• La plaignante ne désirait pas avoir de rapports sexuels.
• Le couple n’avait pas eu de rapports sexuels depuis au moins 18 mois avant les faits. Auparavant, le couple avait des rapports sexuels deux fois par année, une fois à l’anniversaire de l’accusé et une fois durant l’été.
• La plaignante s’était habillée pour aller au travail, où des personnes qui relevaient d’elle l’attendaient, et elle n’a pas téléphoné au début de l’incident pour dire qu’elle arriverait en retard.
• Juste avant les faits, les conjoints se sont disputés au sujet de l’excursion de leur fille.
• L’accusé n’a pas pu affirmer que la plaignante avait pris l’initiative de l’un des actes sexuels.
• L’accusé a dit que la plaignante avait eu des rapports sexuels oraux avec lui après avoir eu un haut‑le‑cœur en lui faisant une fellation.
• Durant les faits, l’accusé a demandé à la plaignante si elle était infidèle.
• L’accusé avait déjà menacé de se suicider et il a refait cette menace au moment des faits pour intimider la plaignante parce qu’elle voulait rompre avec lui contre son gré.
• Le mobile de l’accusé : exercer une dernière fois son emprise sur la plaignante avant la fin de leur mariage.
Pour ces motifs, je ne puis être d’accord pour dire que le nouvel élément de preuve est tel qu’on « puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, [il] aurait influé sur le résultat » (Palmer, p. 775). Je suis d’avis de rejeter la requête en autorisation de produire un nouvel élément de preuve.
III. Deuxième question : La preuve relative à l’attitude après les faits
[60] La deuxième question en litige dans le pourvoi concerne l’utilisation, par le juge du procès, de la preuve de l’attitude de la plaignante après les faits. Comme je l’ai mentionné précédemment, il est bien établi que, dans un cas d’agression sexuelle, la preuve relative à l’attitude d’une plaignante après les faits peut être utilisée en tant que preuve circonstancielle pour étayer la version des faits de la plaignante (Murphy, p. 612).
[61] L’accusé soutient que, une fois la preuve de la morsure écartée, les autres éléments de preuve pris en considération par le juge du procès [traduction] « ne tiennent guère debout » (m.a., par. 89). Selon lui, le juge du procès « n’avait guère plus » que l’attitude de la plaignante après l’événement pour corroborer la version des faits de la plaignante (m.a., par. 95). Toujours selon l’accusé, « [l]a preuve d’une plaignante en sanglots ne saurait à elle seule constituer une preuve convaincante de culpabilité hors de tout doute raisonnable » (m.a., par. 98).
[62] Pour le juge en chef Winkler, dissident, la preuve relative à l’attitude après les faits posait aussi problème, mais pour une autre raison. En effet, il s’est dit préoccupé par le fait que le juge du procès [traduction] « a admis irrégulièrement cette preuve circonstancielle non pertinente, commettant ainsi une erreur de droit » (par. 100).
[63] L’accusé n’a toutefois pas invoqué devant notre Cour les problèmes relevés par le juge en chef Winkler quant à l’inadmissibilité de la preuve relative à l’attitude. Lors de sa plaidoirie, l’avocat de l’accusé a concédé que, [traduction] « dans certaines circonstances, une preuve de ce genre est admissible ou est admissible et peut avoir une valeur probante » (transcription, p. 35). L’accusé plaide que, « dans une affaire comme celle qui nous occupe, la preuve relative à l’attitude ne peut établir de façon concluante la culpabilité hors de tout doute raisonnable » (transcription, p. 34).
[64] L’argument de l’accusé concernant la preuve relative à l’attitude après les faits revient donc à soutenir que le juge du procès a commis une erreur en se fondant exclusivement sur cette preuve. Mais comme je l’ai souligné plus tôt, compte tenu de la preuve non contestée ainsi que de la logique interne et externe et de la cohérence et la précision de la description des faits par la plaignante, par rapport au témoignage de l’accusé, la conclusion du juge du procès sur la crédibilité ne reposait pas uniquement sur la preuve relative à l’attitude après les faits.
[65] Je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel.
IV. Troisième question : L’analyse décrite dans l’arrêt W. (D.)
[66] La dernière question à trancher dans le pourvoi concerne l’application, par le juge du procès, de la deuxième étape de l’analyse décrite dans l’arrêt W. (D.). Selon l’accusé, nous devrions souscrire à la conclusion du juge en chef Winkler que le juge du procès a eu tort de ne pas se demander si, [traduction] « même si on ne croit pas le témoignage de l’accusé, il subsiste un doute raisonnable » (par. 105).
[67] Je rejetterais aussi ce moyen d’appel. Il est clair que le juge du procès a toujours gardé à l’esprit la norme et le fardeau de preuve appropriés. Il a affirmé que, [traduction] « [l]ors de l’analyse de la preuve, la question est toujours de savoir si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, il subsiste un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé », et que « tout au long de cette analyse, il ne faut jamais oublier que le fardeau de preuve incombe toujours au ministère public » (par. 83‑84). Le juge du procès s’est expressément guidé sur les facteurs énoncés dans W. (D.), puis a suivi les étapes de cette analyse dans ses motifs. Dans ses motifs, il a examiné attentivement et apprécié les dépositions des différents témoins pour étayer sa conclusion sur la crédibilité. Le juge du procès a manifestement bien appliqué les étapes de l’analyse décrite dans W. (D.).
V. Conclusion
[68] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli, les juges Deschamps et Rothstein sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Henein & Associates, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.