COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269
Date : 20110218
Dossier : 33157, 33358
Entre :
Margaret Patricia Kerr
Appelante
et
Nelson Dennis Baranow
Intimé
Et Entre :
Michele Vanasse
Appelante
et
David Seguin
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 221)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Abella, Charron et Rothstein)
Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269
Margaret Patricia Kerr Appelante
c.
Nelson Dennis Baranow Intimé
- et -
Michele Vanasse Appelante
c.
David Seguin Intimé
Répertorié : Kerr c. Baranow
Nos du greffe : 33157, 33358.
2010 : 21 avril; 2011 : 18 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel des cours d’appel de la colombie‑britannique et de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Levine, Tysoe et Smith), 2009 BCCA 111, 93 B.C.L.R. (4th) 201, 266 B.C.A.C. 298, [2009] 9 W.W.R. 285, 66 R.F.L. (6th) 1, [2009] B.C.J. No. 474 (QL), 2009 CarswellBC 642, qui a infirmé en partie une décision du juge Romilly, 2007 BCSC 1863, 47 R.F.L. (6th) 103, [2007] B.C.J. No. 2737 (QL), 2007 CarswellBC 3047. Pourvoi accueilli en partie.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Weiler, Juriansz et Epstein), 2009 ONCA 595, 252 O.A.C. 218, 96 O.R. (3d) 321, [2009] O.J. No. 3211 (QL), 2009 CarswellOnt 4407, qui a infirmé une décision de la juge Blishen, 2008 CanLII 35922, [2008] O.J. No. 2832 (QL), 2008 CarswellOnt 4265. Pourvoi accueilli.
Armand A. Petronio et Geoffrey B. Gomery, pour l’appelante Margaret Kerr.
Susan G. Label et Marie‑France Major, pour l’intimé Nelson Baranow.
John E. Johnson, pour l’appelante Michele Vanasse.
H. Hunter Phillips, pour l’intimé David Seguin.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] Dans une série de décisions rendues dans les 30 dernières années, la Cour s’est heurtée aux questions de droits financiers et de droits des biens des parties à la rupture du mariage ou de la relation conjugale. Aujourd’hui, des lois exhaustives en matière de régimes matrimoniaux adoptées à la fin des années 1970 et dans les années 1980 prévoient le cadre juridique applicable aux époux. Cependant, en ce qui concerne les conjoints non mariés dans la plupart des provinces de common law, le recours au droit jurisprudentiel était et demeure la seule solution. Les principaux mécanismes juridiques auxquels les parties et les tribunaux peuvent avoir recours sont la fiducie résultoire et l’action en enrichissement injustifié.
[2] Dans les premières décisions rendues dans les années 1970, les parties et les tribunaux se sont tournés vers la fiducie résultoire. Selon le principe juridique sous‑jacent, les contributions à l’acquisition de biens, qui n’étaient pas indiquées dans le titre de propriété, pouvaient néanmoins créer un droit de propriété. À ce principe s’ajoutait l’idée qu’une fiducie résultoire pouvait découler d’une « intention commune » des parties d’accorder un droit au partenaire non propriétaire. La fiducie résultoire s’est vite avérée une solution juridique insatisfaisante dans de nombreux litiges se rapportant aux biens conjugaux, mais des recours sont encore intentés et tranchés sur ce fondement.
[3] À mesure que les problèmes théoriques et les limitations pratiques de la fiducie résultoire se sont précisés, les parties et les tribunaux se sont de plus en plus tournés vers le droit naissant de l’enrichissement injustifié. Au fil de son évolution, l’enrichissement injustifié a conduit à la possibilité d’une fiducie constructoire de nature réparatoire. Pour réussir à établir le bien‑fondé d’une action en enrichissement injustifié, le demandeur doit démontrer l’enrichissement du défendeur, son propre appauvrissement correspondant et l’absence de « motif juridique » de l’enrichissement. Ce recours est devenu le moyen prééminent pour traiter des conséquences financières de la rupture des relations conjugales. Cependant, diverses questions continuent de susciter la controverse, et ces deux pourvois entendus consécutivement donnent à la Cour l’occasion d’y répondre.
[4] Dans le pourvoi Kerr, un couple dans la soixantaine avancée s’est séparé après plus de 25 ans de vie commune. Tous deux avaient travaillé pendant presque toutes ces années et avaient chacun contribué de diverses façons à leur bien‑être commun. Sur le fondement de la fiducie résultoire et de l’enrichissement injustifié, Mme Kerr a réclamé une pension alimentaire et une part des biens détenus au nom de son conjoint. Le juge de première instance lui a accordé un tiers de la valeur de la résidence du couple au titre de la fiducie résultoire et de l’enrichissement injustifié (2007 BCSC 1863, 47 R.F.L. (6th) 103). Il n’a pas traité, sauf dans une remarque incidente, de la demande reconventionnelle de M. Baranow suivant laquelle Mme Kerr se serait injustement enrichie à ses dépens. Le juge a aussi ordonné le paiement d’une pension alimentaire mensuelle élevée à Mme Kerr en vertu de la loi, et ce, à compter de la date à laquelle la demande de réparation a été présentée à la cour. Toutefois, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a écarté les conclusions du juge de première instance se rapportant à la fiducie résultoire et à l’enrichissement injustifié (2009 BCCA 111, 93 B.C.L.R. (4th) 201). Les deux tribunaux d’instance inférieure ont examiné le rôle que peuvent jouer l’intention commune et les attentes raisonnables des parties. Le présent pourvoi soulève des questions relatives au rôle du droit des fiducies résultoires dans les litiges de ce genre, ainsi que celle de la mesure dans laquelle l’analyse de l’enrichissement injustifié devrait prendre en compte les avantages réciproques et de l’importance à accorder aux intentions et attentes des parties dans cette analyse. Notre Cour est également appelée à décider si l’ordonnance alimentaire en faveur d’un conjoint devrait prendre effet à la date de la demande, comme l’a conclu le juge de première instance, à la date du procès, comme l’a ordonné la Cour d’appel, ou à une autre date.
[5] Dans le pourvoi Vanasse, le problème fondamental est de savoir comment déterminer l’indemnité à accorder pour enrichissement injustifié. Il est admis que M. Seguin s’est injustement enrichi grâce aux contributions de sa conjointe, Mme Vanasse; ils ont vécu en union de fait pendant environ 12 ans et ils ont eu deux enfants pendant cette période. La juge de première instance a établi la valeur de l’enrichissement en déterminant la proportion de l’avoir de M. Seguin qui était attribuable aux efforts de Mme Vanasse, qui avait contribué de manière aussi importante à l’entreprise familiale (2008 CanLII 35922). La Cour d’appel a écarté cette conclusion et, bien qu’elle ait ordonné la tenue d’un nouveau procès, elle a indiqué que la méthode appropriée pour déterminer la valeur de l’enrichissement injustifié consistait à attribuer une valeur pécuniaire aux services fournis à la famille par Mme Vanasse, en prenant en considération les contributions de M. Seguin en compensation (2009 ONCA 595, 252 O.A.C. 218). En résumé, la Cour d’appel a conclu que Mme Vanasse devait être considérée comme une employée non rémunérée, et non comme une co‑entrepreneure. Dans le présent pourvoi, on conteste cette conclusion.
[6] Les présents pourvois nous obligent à répondre à cinq questions principales. La première porte sur le rôle de la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune dans les réclamations présentées par les partenaires vivant en union libre. À mon avis, il est temps de reconnaître que, dans l’examen de la fiducie résultoire, il ne faut plus accorder un rôle à l’« intention commune » lorsqu’il s’agit de trancher les réclamations fondées sur un droit de propriété présentées par des partenaires vivant en union libre au moment de la rupture de leur relation.
[7] La deuxième question porte sur la nature de l’indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié. Selon certains tribunaux, s’il est impossible d’établir un lien entre la contribution d’un demandeur et un bien précis, une réparation pécuniaire doit toujours être évaluée en fonction de la valeur des services rendus. D’autres tribunaux ont adopté une approche plus souple. À mon avis, si les deux parties ont travaillé ensemble dans un intérêt commun et ont fait des contributions importantes, mais différentes, au bien‑être de l’autre et, de ce fait, elles ont accumulé des biens, la réparation pécuniaire pour enrichissement injustifié devrait refléter cette réalité. Dans ces circonstances, la réparation ne devrait pas être fondée sur un calcul détaillé des contributions et des concessions de la vie quotidienne; le demandeur devrait être traité comme un co‑entrepreneur plutôt qu’un employé.
[8] La troisième question qui mérite clarification se rapporte aux avantages réciproques. Plusieurs relations conjugales supposent des avantages réciproques, dans le sens que chacune des parties contribue de diverses façons au bien‑être de l’autre. La question est de savoir comment et à quel moment de l’analyse de l’enrichissement injustifié ces avantages réciproques devraient être pris en considération. Pour des raisons que je vais exposer plus loin, cette question devrait, à une exception près, être traitée à l’étape de la défense et de la réparation.
[9] La quatrième question concerne le rôle que jouent les attentes raisonnables ou légitimes des parties dans l’analyse de l’enrichissement injustifié. Je suis d’avis qu’elles ont un rôle limité et qu’elles doivent être examinées par rapport à la question de savoir s’il y a un motif juridique de l’enrichissement.
[10] Enfin, il reste la question de la date de prise d’effet de la pension alimentaire. À mon avis, dans l’affaire Kerr, la Cour d’appel a commis une erreur en annulant la décision du juge de première instance quant à la date de prise d’effet de la pension dans les circonstances.
[11] Je vais d’abord traiter du droit des fiducies résultoires tel qu’il s’applique à la rupture d’une relation de nature conjugale. Ensuite, j’examinerai le droit relatif à l’enrichissement injustifié dans ce contexte. Enfin, je vais aborder les questions particulières soulevées dans les deux pourvois.
II. Fiducies résultoires
[12] La fiducie résultoire a joué un rôle important dans les premières décisions de la Cour se rapportant aux droits de propriété à la suite de la rupture d’une relation personnelle. Cela n’est guère surprenant; il est bien établi en droit, depuis au moins 1788 en Angleterre (et probablement bien avant), qu’une fiducie à l’égard d’un domaine légal au nom de l’acheteur ou d’une autre personne est créée au bénéfice de la personne qui fournit le prix d’achat : Dyer c. Dyer (1788), 2 Cox Eq. Cas. 92, 30 E.R. 42, p. 43. Par conséquent, la fiducie résultoire semblait être un moyen prometteur de traiter la prétention selon laquelle la contribution d’une partie à l’acquisition d’un bien ne se reflétait pas dans le titre de propriété.
[13] La jurisprudence portant sur la fiducie résultoire en matière de biens familiaux a donné lieu à ce qu’on a appelé [traduction] « une invention purement canadienne », la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune » : A. H. Oosterhoff, et autres, Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials (7e éd. 2009), p. 642. Bien que ce recours ait été largement éclipsé par les règles de l’enrichissement injustifié depuis l’arrêt de notre Cour Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, des réclamations fondées sur l’« intention commune » de créer une fiducie résultoire continuent d’être présentées. Par exemple, dans l’affaire Kerr, le juge de première instance a justifié l’existence d’une fiducie résultoire, en partie, parce que les parties voulaient toutes les deux que M. Baranow détienne le titre de propriété au moyen d’une fiducie résultoire pour Mme Kerr. La Cour d’appel, tout en infirmant la conclusion de fait du juge de première instance sur ce point, a implicitement accepté la validité de la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune.
[14] La fiducie résultoire fondée sur l’intention commune est apparue comme une méthode prometteuse au début, mais les problèmes théoriques et pratiques sont vite devenus évidents et ont suscité les commentaires de la Cour et des auteurs : voir, par exemple, Pettkus, p. 842‑843; Oosterhoff, p. 641‑647; D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, dir., Waters’ Law of Trusts in Canada (3e éd. 2005) (« Waters’ »), p. 430‑435; J. Mee, The Property Rights of Cohabitees : An Analysis of Equity’s Response in Five Common Law Jurisdictions (1999), p. 39‑43; T. G. Youdan, « Resulting and Constructive Trusts », dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1993 — Family Law : Roles, Fairness and Equality (1994), 169, p. 172‑174.
[15] Devant notre Cour, depuis l’arrêt Pettkus, la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune demeure intacte mais inutilisée. Il se pourrait bien que les principes traditionnels de la fiducie résultoire aient un rôle à jouer dans le règlement des litiges concernant les biens entre des partenaires non mariés, mais le moment est venu de reconnaître que la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune a perdu sa raison d’être. Pour expliquer cette conclusion, je dois d’abord situer la question dans le contexte de certains principes de base se rapportant aux fiducies résultoires.
[16] Cette tâche n’est pas aussi simple qu’elle devrait l’être; dès que l’on aborde le sujet des fiducies résultoires, on risque la contradiction. Un débat entoure le mode de constitution et de classification de ce type de fiducie, sans compter de nombreuses autres subtilités : voir, par exemple, Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436, p. 449‑450; Waters’, p. 19‑22; P. H. Pettit, Equity and the Law of Trusts (11e éd. 2009), p. 67. Toutefois, il est largement reconnu que la notion sous‑jacente de la fiducie résultoire est qu’elle est imposée afin que [traduction] « la personne qui détient le titre sur le bien le retourne à la personne qui lui a donné et qui détient le droit à titre de bénéficiaire. Ainsi, l’intérêt bénéficiaire “revient” (retourne) au véritable propriétaire » : Oosterhoff, p. 25. De plus, on s’entend de manière générale pour dire que, traditionnellement, les fiducies résultoires prenaient naissance dans les cas où il y avait eu un transfert à titre gratuit ou quand les fins énoncées par une fiducie explicite ou implicite n’avaient pas permis d’épuiser les biens en fiducie : Waters’, p. 21.
[17] Les fiducies résultoires découlant de transferts à titre gratuit sont celles qui sont pertinentes en matière familiale. Selon le point de vue traditionnel, elles découlaient de deux types de situations : le transfert à titre gratuit d’un bien d’un partenaire à l’autre, et la contribution des deux partenaires à l’acquisition d’un bien, dont le titre est au nom d’un seul des partenaires. Dans l’un ou l’autre des cas, le transfert est à titre gratuit; dans le premier cas, parce que le transfert du bien s’effectue sans contrepartie, et dans le second cas, parce que la contribution à l’acquisition du bien est faite sans contrepartie.
[18] L’arrêt le plus récent de la Cour en matière de fiducies résultoires confirme l’approche selon laquelle, dans ces situations de transfert à titre gratuit, l’intention réelle du donateur est le facteur déterminant : Pecore c. Pecore, 2007 CSC 17, [2007] 1 R.C.S. 795, par. 43‑44. Comme le juge Rothstein l’a indiqué au par. 44 de Pecore, lorsqu’un transfert à titre gratuit est contesté, « [l]e juge de première instance entamera son instruction en appliquant la présomption appropriée et il appréciera tous les éléments de preuve pour déterminer l’intention réelle de l’auteur du transfert, selon la prépondérance des probabilités » (je souligne).
[19] Comme le fait remarquer le juge Rothstein dans ce passage, les présomptions peuvent entrer en jeu lorsqu’il est question de transferts à titre gratuit. Le droit présume généralement que le donateur avait l’intention de créer une fiducie, au lieu de faire une donation, de sorte que la présomption de fiducie résultoire trouve souvent application. Comme l’a expliqué le juge Rothstein, une présomption de fiducie résultoire est la règle générale applicable aux transferts à titre gratuit. Dans le cas d’un tel transfert, la preuve de l’intention de faire un don incombe à son destinataire. Autrement, le destinataire détient le bien en fiducie au profit de l’auteur du transfert. Cette présomption repose sur le principe que l’equity présume l’existence d’une entente, et non d’une donation (Pecore, par. 24).
[20] Cependant, la présomption de fiducie résultoire n’est ni universelle ni irréfutable. Ainsi, par exemple, dans le cas de transferts entre des personnes ayant entre eux une certaine relation (comme celle d’un parent à un enfant mineur), une présomption d’avancement — c’est‑à‑dire une présomption selon laquelle l’auteur du transfert avait l’intention de faire une donation — au lieu d’une présomption de fiducie résultoire s’applique : voir Pecore, par. 27‑41. Traditionnellement, la présomption d’avancement s’appliquait aux transferts à l’épouse alors que la présomption de fiducie résultoire s’appliquait aux transferts à l’époux. Il est fort possible que la question de savoir si la présomption d’avancement s’applique aux couples non mariés soit plus controversée : Oosterhoff, p. 681‑682. Bien que, dans Kerr, le juge de première instance ait abordé cette question, ni l’une ni l’autre des parties n’invoque la présomption d’avancement et je ne dirai rien de plus sur cette question.
[21] Cela m’amène à la fiducie résultoire fondée sur l’« intention commune ». Elle a eu beaucoup d’importance dans les motifs de la majorité dans l’arrêt Murdoch c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S. 423. Citant un extrait des motifs de lord Diplock dans Gissing c. Gissing, [1970] 2 All E.R. 780 (H.L.), p. 789 et 793, le juge Martland a conclu au nom de la majorité que, en l’absence d’une contribution financière à l’acquisition du bien contesté, une fiducie résultoire ne pouvait prendre naissance « que dans des cas où la cour est convaincue par les paroles ou la conduite des parties que leur intention commune était que la propriété véritable n’appartiendrait pas seulement au conjoint investi de la propriété légale mais serait partagée entre eux selon telle ou telle proportion » : Murdoch, p. 438.
[22] Trois ans plus tard, cette approche a été retenue et adoptée par une majorité de la Cour dans Rathwell, p. 451‑453, bien que la Cour ait aussi conclu à l’unanimité qu’il y avait eu une contribution financière directe de la part de la demanderesse. Dans cet arrêt, les notions de contribution et d’intention commune sont aussi embrouillées; on y mentionne le fait qu’une présomption de fiducie résultoire s’explique parfois par le fait que la contribution prouve l’intention commune de partager le titre de propriété : voir p. 452, le juge Dickson (plus tard Juge en chef); p. 474, le juge Ritchie. Cette confusion ressort aussi des motifs de la Cour d’appel dans Kerr, où la cour a affirmé au par. 42 qu’[traduction] « [u]ne fiducie résultoire est une notion d’equity qui, par effet de la loi, impose une fiducie à une partie qui détient un titre légal afférent à un bien qui lui a été transféré à titre gratuit par une autre partie et dans les cas où des éléments de preuve indiquent l’intention commune qu’avaient les parties de partager le bien » (je souligne).
[23] La Cour a cessé d’acquiescer à la notion de fiducie résultoire fondée sur l’intention commune dans l’arrêt Pettkus, où le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a souligné les « multiples difficultés, mentionnées dans la jurisprudence et les commentaires sur le sujet » ainsi que « le caractère artificiel de la recherche de l’intention commune » dans les fiducies résultoires : p. 842‑843. Le juge Dickson a aussi clairement rejeté la notion selon laquelle l’intention commune requise pouvait être attribuée aux parties lorsqu’une telle intention était réfutée par la preuve : p. 847. Par suite de l’arrêt Pettkus, les règles de l’enrichissement injustifié, conjuguées aux règles de la fiducie constructoire de nature réparatoire, sont devenues le mécanisme le plus souple et le plus approprié pour résoudre les litiges en matière de biens et les différends financiers en matière familiale. Comme Mme Kerr l’affirme dans son mémoire, [traduction] « l’approche énoncée dans l’arrêt Pettkus c. Becker est devenue le paradigme juridique dominant pour la résolution de litiges en matière de biens entre conjoints de fait » (par. 100).
[24] Selon moi, il doit en être ainsi et le moment est venu de dire que la fiducie résultoire à base d’intention commune n’a plus aucun rôle à jouer dans la résolution des litiges familiaux, et ce, pour quatre raisons.
[25] Premièrement, comme le démontrent les abondantes critiques, la fiducie résultoire basée sur l’intention commune est mal fondée sur le plan théorique. Elle est incompatible avec les principes sous‑jacents du droit des fiducies résultoires. Dans les cas où la question de l’intention est pertinente pour conclure à l’existence d’une fiducie résultoire, seule l’intention du donateur ou du contributeur compte. Comme l’a dit le professeur Waters, [traduction] « [e]n imposant une fiducie résultoire au bénéficiaire, l’equity ne s’intéresse jamais à l’intention [commune] » (Waters’, p. 431). Les principes sous‑jacents du droit des fiducies résultoires s’appliquent mal également aux situations où la contribution du demandeur ne s’est pas faite sous la forme d’un bien ni sous une forme étroitement liée à l’acquisition du bien. Le principe au cœur de la fiducie résultoire est que le demandeur réclame son propre bien, ou la reconnaissance de son intérêt proportionnel dans l’actif acquis par une autre personne grâce à ce bien. Ce raisonnement s’étend artificiellement aux réclamations fondées sur des contributions qui ne sont pas clairement liées à l’acquisition d’un droit de propriété; dans de tels cas, il n’y a pas à toutes fins utiles de [traduction] « retour » du bien transféré : Waters’, p. 432. Ainsi, une fiducie résultoire uniquement fondée sur l’intention, sans transfert de biens, est, comme l’indique Oosterhoff, une impossibilité théorique : [traduction] « . . . une fiducie résultoire ne peut prendre naissance que lorsqu’une personne a transféré des biens à une autre personne, ou acheté des biens pour elle, sans avoir eu l’intention de lui en faire don » : p. 642. Le dernier problème théorique est qu’il faut déterminer l’intention au moment de l’acquisition du bien. Par conséquent, il est difficile de concevoir comment une fiducie résultoire peut découler de contributions versées au fil du temps dans le but d’améliorer un bien existant, ou de contributions en nature pour son entretien. Comme Oosterhoff l’explique brièvement à la p. 652, une fiducie résultoire est inappropriée dans ces circonstances parce que, dans les faits, elle oblige une partie à renoncer au droit de propriété à titre de bénéficiaire dont elle jouissait avant l’amélioration ou l’entretien du bien.
[26] Ces problèmes théoriques ne sont pas les seuls. La fiducie résultoire fondée sur l’intention commune pose une deuxième difficulté parce que la notion d’intention commune peut être extrêmement artificielle, surtout en matière familiale. La recherche d’une intention commune peut facilement devenir « un simple moyen ou une formule » pour donner une part dans un actif, sans aucune évaluation réaliste de l’intention réelle des parties. Dans Pettkus, le juge Dickson a fait remarquer le caractère artificiel et la malléabilité indue de la recherche de l’intention commune : p. 843‑844.
[27] Troisièmement, la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune » au Canada tire son origine d’une interprétation erronée de quelques formulations imprécises dans l’ancienne jurisprudence de la Chambre des lords. Comme ce sujet a fait couler beaucoup d’encre, il suffit ici de noter, comme l’a fait le juge Dickson à la p. 842 de Pettkus, que les principes qui ont guidé l’évolution de la jurisprudence relative aux fiducies résultoires fondée sur l’intention commune se trouvent dans les arrêts Pettitt c. Pettitt, [1970] A.C. 777, et Gissing de la Chambre des lords. Cependant, aucune opinion majoritaire claire ne s’est dégagée dans ces arrêts et quatre des cinq lords juges dans Gissing ont parlé de [traduction] « fiducie résultoire, implicite, ou par interprétation » sans faire de distinction. Les passages ayant eu le plus de retentissement au Canada sur ce point, sous la plume de Lord Diplock, se rapportent en fait aux fiducies constructoires plutôt que résultoires : voir, par exemple, Waters’, p. 430‑435; Oosterhoff, p. 642‑643. J’estime convaincants les commentaires du professeur Waters, expressément acceptés par le juge Dickson dans Pettkus, selon lesquels lorsque la recherche de l’intention commune devient simplement un moyen pour atteindre ce que le tribunal considère comme étant un résultat équitable, [traduction] « [c]’est en fait la fiducie par interprétation qui se déguise en une fiducie par déduction » : D. Waters, Commentaire (1975), 53 R. du B. can. 366, p. 368.
[28] Enfin, comme le montre l’évolution du droit depuis l’arrêt Pettkus, les principes de l’enrichissement injustifié, conjugués au recours possible à la fiducie constructoire, fournissent un fondement beaucoup moins artificiel, plus complet et plus rationnel pour traiter de la grande variété des circonstances donnant lieu à des réclamations découlant d’unions conjugales. Il n’est nul besoin de mener une enquête artificielle sur l’intention commune. Les demandes d’indemnisation et les revendications de droits de propriété peuvent être examinées. Les contributions de toute sorte, versées à tout moment, peuvent être équitablement prises en considération. Le tribunal peut analyser l’équilibre particulier de l’affaire dans la transparence et conformément aux principes applicables, au lieu de tenter souvent artificiellement de trouver une intention commune qui appuie ce qu’il considère, pour des raisons inexprimées, être un résultat équitable.
[29] Je suis d’avis que la fiducie résultoire créée du seul fait de l’intention commune des parties, telle que décrite par la Cour dans Murdoch et Rathwell, n’a plus de rôle utile à jouer dans la résolution des litiges relatifs aux droits de propriété et aux finances en matière familiale. Je tiens à préciser que je renvoie uniquement à la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune. Je ne traite pas des autres aspects du droit applicable aux fiducies résultoires, et je ne suggère pas non plus qu’une fiducie résultoire par ailleurs validement créée est anéantie en raison de l’existence d’une intention commune.
III. Enrichissement injustifié
A. Introduction
[30] Les règles relatives à l’enrichissement injustifié ont été le principal moyen utilisé pour régler les réclamations pour partage inéquitable des biens après la rupture d’une relation conjugale. Dans une série de décisions, la Cour a élaboré un cadre solide pour traiter de ces réclamations. Cependant, un certain nombre de questions théoriques et pratiques demandent un examen plus approfondi. Je vais d’abord énoncer brièvement le cadre juridique existant, puis j’exposerai les questions qui, à mon avis, méritent d’être examinées plus attentivement, et, enfin, je proposerai des façons de les aborder.
B. Le cadre juridique de l’action pour enrichissement injustifié
[31] Au cœur de la doctrine de l’enrichissement injustifié se trouve la notion de la restitution d’un avantage que la justice ne permet pas à une personne de conserver : Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, p. 788. Pour qu’il y ait recouvrement, il faut que le demandeur ait donné une chose et que la chose donnée ait été reçue et retenue par le défendeur sans motif juridique. Une série de catégories, où la conservation de l’avantage conféré a été jugée inéquitable, a été élaborée. Ces catégories incluaient notamment les avantages conférés par suite d’une erreur de fait ou de droit, sous la contrainte, par nécessité, par suite d’une opération non consommée ou à la demande du défendeur : voir Peel, p. 789; voir, en général, G. H. L. Fridman, Restitution (2e éd. 1992), ch. 3‑5, 7, 8 et 10; et Lord Goff of Chieveley et G. Jones, The Law of Restitution (7e éd. 2007), ch. 4‑11, 17 et 19‑26.
[32] Toutefois, en droit canadien, les demandes fondées sur l’enrichissement injustifié ne se limitent pas à ces catégories. Le recouvrement est permis quand le demandeur peut prouver trois éléments : un enrichissement ou un avantage pour le défendeur, l’appauvrissement correspondant du demandeur et l’absence de tout motif juridique à l’enrichissement : Pettkus; Peel, p. 784. En conservant les catégories existantes, tout en reconnaissant que les principes qui sous‑tendent l’enrichissement injustifié s’appliquent à d’autres réclamations, le droit peut « évoluer avec la souplesse qui s’impose pour tenir compte des perceptions changeantes de la justice » : Peel, p. 788.
[33] L’application des principes de l’enrichissement injustifié aux réclamations présentées par des conjoints de fait s’est heurtée à une certaine résistance jusqu’à ce que la Cour rende sa décision dans Pettkus en 1980. En appliquant ces principes aux réclamations présentées par des conjoints de fait, la Cour a pris soin de préciser cependant qu’il n’y a pas et qu’il n’y avait pas lieu d’élaborer une jurisprudence distincte dans les affaires « familiales » dans le cadre des règles relatives à l’enrichissement injustifié. Au contraire, le souci de clarté et d’uniformité de la doctrine dans ce domaine veut que « les principes fondamentaux régissant les droits et les réparations demeurent les mêmes dans tous les cas » (Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980, p. 997).
[34] Bien que les principes juridiques demeurent constants dans tous les domaines, il faut les appliquer en fonction du contexte factuel et social particulier dans lequel les réclamations sont présentées. Dans Peter, la Cour a conclu à l’unanimité que les tribunaux « doivent faire preuve de souplesse et de bon sens lorsqu’ils appliquent les principes d’equity à des questions relevant du droit de la famille, tout en tenant bien compte des circonstances particulières de chaque cas » (p. 997, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef); voir aussi p. 1023, le juge Cory). Ainsi, bien que les principes juridiques qui sous‑tendent les règles relatives à l’enrichissement injustifié soient les mêmes dans tous les cas, les tribunaux doivent appliquer ces principes communs en fonction du contexte particulier dans lequel ils doivent s’appliquer.
[35] Il est utile de rappeler, brièvement, l’état actuel du droit relativement à chacun des éléments d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié et de signaler les questions particulières que soulèvent les réclamations des conjoints de fait.
C. Les éléments d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié
(1) Enrichissement et appauvrissement correspondant
[36] Les première et deuxième étapes de l’analyse de l’enrichissement injustifié portent premièrement sur la question de savoir si le défendeur s’est enrichi grâce au demandeur et, deuxièmement, sur la question de savoir si le demandeur a subi un appauvrissement correspondant.
[37] La Cour a appliqué une analyse économique simple aux deux premiers éléments — enrichissement et appauvrissement correspondant. Par conséquent, d’autres considérations, comme les questions de morale et d’intérêt public, doivent plutôt être examinées à l’étape de l’analyse du motif juridique : voir Peter, p. 990, renvoyant à Pettkus; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38; et Peel, confirmé dans Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629, par. 31.
[38] Pour ce qui est du premier élément — l’enrichissement — , le demandeur doit prouver qu’il a donné quelque chose au défendeur et que ce dernier a reçu et retenu la chose donnée. Il n’est pas nécessaire que l’avantage soit conservé de façon permanente, mais il doit y avoir un avantage qui a enrichi le défendeur et qui peut être restitué en nature ou en argent au demandeur. De plus, l’avantage doit être tangible. Il peut être positif ou négatif, « négatif » en ce sens qu’il épargne au défendeur une dépense à laquelle il aurait été tenu (Peel, p. 788 et 790; Garland, par. 31 et 37).
[39] Pour ce qui est du deuxième élément — l’appauvrissement correspondant — , la perte subie par le demandeur n’est pertinente que si le défendeur a reçu un avantage ou qu’il a été enrichi (Peel, p. 789‑790). C’est la raison pour laquelle le deuxième élément oblige le demandeur à prouver non seulement que le défendeur s’est enrichi, mais aussi qu’il a subi un appauvrissement qui correspond à cet enrichissement (Pettkus, p. 852; Rathwell, p. 455).
(2) Absence de motif juridique
[40] Le troisième élément d’une action pour enrichissement injustifié est qu’il doit y avoir eu un avantage et un appauvrissement correspondant sans motif juridique. En somme, ni le droit ni les exigences de la justice ne permettent au défendeur de conserver l’avantage conféré par le demandeur, rendant la conservation de l’avantage « injuste » dans les circonstances de l’affaire : voir Pettkus, p. 848; Rathwell, p. 456; Sorochan, p. 44; Peter, p. 987; Peel, p. 784 et 788; Garland, par. 30.
[41] L’intention de faire un don (appelée « intention libérale »), le contrat ou la disposition légale peuvent constituer des motifs juridiques de refuser le recouvrement (Peter, p. 990‑991; Garland, par. 44; Rathwell, p. 455). Cette dernière catégorie comprend habituellement les cas où la loi prescrit l’enrichissement du défendeur au détriment du demandeur, comme lorsqu’une loi valide empêche le recouvrement (P. D. Maddaugh et J. D. McCamus, The Law of Restitution (1990), p. 46; Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445; Mack c. Canada (Procureur général) (2002), 60 O.R. (3d) 756 (C.A.)). Cependant, tout comme la Cour n’a pas retenu une approche purement fondée sur des catégories de réclamations pour enrichissement injustifié, elle a aussi refusé de limiter les motifs juridiques à une liste restrictive. Cette troisième étape de l’analyse de l’enrichissement injustifié permet de prendre dûment en considération l’autonomie des parties, y compris des facteurs comme « l’expectative légitime des parties, leur droit de régler contractuellement leurs affaires et le droit des législateurs [. . .] d’agir selon leur bon jugement, sans avoir à craindre de se voir imposer ultérieurement des obligations imprévues » (Peel, p. 803).
[42] Dans les réclamations contre le conjoint, une question cruciale consistait au début à savoir si la prestation de services domestiques pouvait appuyer une action pour enrichissement injustifié. Après certaines hésitations, ce point a été définitivement réglé dans l’arrêt Peter, où la Cour a conclu que cela était possible. Généralement, un conjoint de fait n’est pas tenu en common law, en equity ou par la loi de travailler pour son conjoint ou de lui fournir des services. Par conséquent, selon une analyse économique simple, il n’y a aucune raison de distinguer les services domestiques des autres contributions (Peter, p. 991 et 993; Sorochan, p. 46). Ils constituent un enrichissement parce que de tels services sont fort utiles pour la famille et pour l’autre conjoint; toute autre conclusion dévalue les contributions apportées, principalement par les femmes, aux finances de la famille (Peter, p. 993). La prestation non rémunérée de services (y compris de services domestiques) ou le travail non rémunéré peuvent aussi constituer un appauvrissement parce qu’il n’y a aucune difficulté à considérer comme un appauvrissement la contribution à plein temps et sans compensation de son travail et de ses revenus. La Cour a rejeté l’argument selon lequel ces services ne peuvent fonder une action pour enrichissement injustifié parce qu’ils sont offerts par « amour et affection naturels » : (Peter, p. 989‑995, la juge McLachlin, et p. 1012‑1016, le juge Cory).
[43] Dans Garland, la Cour a élaboré une analyse en deux étapes de l’absence du motif juridique. Il est important de se rappeler que cela visait à éviter que l’analyse du motif juridique soit « purement subjecti[ve] », ajoutant à l’analyse de l’enrichissement injustifié un « pouvoir discrétionnaire incommensurable » inacceptable qui allait permettre le « cas par cas » : Garland, par. 40. La première étape de l’analyse du motif juridique consiste à appliquer les catégories établies de motifs juridiques; en l’absence de motif juridique dans une catégorie, la deuxième étape permet de tenir compte des attentes raisonnables des parties et des considérations d’intérêt public afin de déterminer si le recouvrement devrait être refusé :
Le demandeur doit d’abord démontrer qu’aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie ne justifie de refuser le recouvrement. [. . .] Parmi les catégories établies susceptibles de constituer un motif juridique, il y a le contrat (Pettkus, précité), la disposition légale (Pettkus, précité), l’intention libérale (Peter, précité) et les autres obligations valides imposées par la common law, l’equity ou la loi (Peter, précité). S’il n’existe aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie, le demandeur a alors établi une preuve prima facie en ce qui concerne le volet « motif juridique » de l’analyse.
La preuve prima facie est cependant réfutable si le défendeur parvient à démontrer qu’il existe un autre motif de refuser le recouvrement. En conséquence, le défendeur a l’obligation de facto de démontrer pourquoi il devrait conserver ce dont il s’est enrichi. À cette étape de l’analyse, le défendeur peut donc recourir à une catégorie de moyens de défense résiduels qui permettent aux tribunaux d’examiner toutes les circonstances de l’opération afin de déterminer s’il existe un autre motif de refuser le recouvrement.
Lorsque le défendeur tente de réfuter la preuve en question, les tribunaux doivent tenir compte de deux facteurs : les attentes raisonnables des parties et les considérations d’intérêt public. [par. 44‑46]
[44] Ainsi, à l’étape de l’analyse qui porte sur le motif juridique, si aucune catégorie établie ne s’applique, la cour peut prendre en considération les attentes légitimes des parties (Pettkus, p. 849) ainsi que les arguments de morale et d’intérêt public sur la question de savoir si l’enrichissement est injustifié (Peter, p. 990). Par exemple, dans Peter, c’est à cette étape que la Cour a examiné et rejeté l’argument selon lequel la prestation de services domestiques et de soins des enfants ne devrait pas, dans une relation matrimoniale ou quasi matrimoniale, donner lieu à une réclamation en equity contre l’autre conjoint (p. 993‑995). Dans l’ensemble, le critère du motif juridique est souple et les facteurs à considérer varieront en fonction de la situation dont la cour est saisie (Peter, p. 990).
[45] Les arguments d’intérêt public touchant l’autonomie personnelle peuvent être soulevés à la deuxième étape de l’analyse du motif juridique. Dans le contexte des actions pour enrichissement injustifié, cela a mené à rechercher comment (et quand) les facteurs relatifs à la façon dont les parties structurent leur union devraient être pris en considération. On a soutenu, par exemple, que la décision du législateur d’exclure les couples non mariés de la protection des lois relatives au partage des biens indique que la cour ne devrait pas appliquer la théorie de l’enrichissement injustifié reconnue en equity pour régler les différends en matière de biens et d’actifs. Toutefois, dans Peter, la Cour a rejeté cet argument, soulignant qu’on se méprenait sur le rôle de l’equity. Comme l’a dit la juge McLachlin à la p. 994, « [c]’est précisément dans les cas où une injustice ne peut pas être réparée en vertu de la loi que l’equity joue un rôle. » (Voir également Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325, par. 61.)
(3) Réparation
[46] Les moyens utilisés pour corriger l’enrichissement injustifié sont de nature réparatoire, en ce que la réparation oblige le défendeur à rembourser ou à annuler l’enrichissement injustifié. Lorsqu’une action pour enrichissement injustifié est accueillie, il y a soit « indemnisation », soit « restitution du bien ». En d’autres termes, le demandeur a droit à une réparation pécuniaire ou fondée sur le droit de propriété (Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, p. 669, le juge La Forest).
a) Une réparation pécuniaire
[47] Il faut toujours considérer la réparation pécuniaire en premier (Peter, p. 987 et 999). Dans la plupart des cas, elle suffira à corriger l’enrichissement injustifié. Toutefois, le calcul d’une telle réparation est loin d’être simple. Deux questions ont suscité des désaccords et des difficultés dans le cas des conjoints de fait.
[48] D’abord, comme bon nombre d’actions pour enrichissement injustifié découlent de relations où les conjoints ont mutuellement tiré des avantages, il est difficile de déterminer ce qui constitue une réparation adéquate. Bien que la valeur des services domestiques ne soit pas remise en question (Peter; Sorochan), il est injuste de tenir compte des contributions d’une seule partie au moment de déterminer la réparation appropriée. Ce n’est pas seulement une importante question de principe; en pratique, il est extrêmement difficile pour les parties et le tribunal de [traduction] « créer, rétroactivement, un registre symbolique où inscrire chaque service rendu par chacune des parties et en déterminer la valeur » (R. E. Scane, « Relationships ‘Tantamount to Spousal’, Unjust Enrichment, and Constructive Trusts » (1991), 70 R. du B. can. 260, p. 281). Un auteur a judicieusement qualifié ce problème pratique de [traduction] « duel de quantum meruit » (J. D. McCamus, « Restitution on Dissolution of Marital and Other Intimate Relationships : Constructive Trust or Quantum Meruit? » dans J. W. Neyers, M. McInnes et S. G. A. Pitel, dir., Understanding Unjust Enrichment (2004), 359, p. 376). La juge McLachlin a également mentionné ce problème pratique dans Peter, p. 999.
[49] Une deuxième difficulté tient au fait que, selon certains tribunaux et certains auteurs, l’arrêt Peter pose qu’une réparation pécuniaire appropriée doit invariablement être calculée en fonction de la valeur monétaire des services non rémunérés. On parle souvent, dans ce cas, de quantum meruit, de « valeur reçue » ou de « rémunération des services ». Ce raisonnement a été suivi dans Bell c. Bailey (2001), 203 D.L.R. (4th) 589 (C.A. Ont.). D’autres cours d’appel ont conclu que la réparation pécuniaire pouvait être évaluée de manière plus souple — selon la méthode fondée sur la valeur accumulée — en fonction, par exemple, de l’augmentation globale de la richesse du couple pendant l’union : Wilson c. Fotsch, 2010 BCCA 226, 319 D.L.R. (4th) 26, par. 50; Pickelein c. Gillmore (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 44 (C.A.); Harrison c. Kalinocha (1994), 90 B.C.L.R. (2d) 273 (C.A.); MacFarlane c. Smith, 2003 NBCA 6, 256 R.N.-B. (2e) 108, par. 31‑34 et 41‑43; Shannon c. Gidden, 1999 BCCA 539, 71 B.C.L.R. (3d) 40, par. 37. Quant aux incohérences relevées dans la façon de calculer une réparation personnelle pour enrichissement injustifié, voir aussi Matrimonial Property Law in Canada (feuilles mobiles), vol. 1, J. G. McLeod et A. A. Mamo, dir., p. 40.78‑40.79.
b) Réparation fondée sur le droit de propriété
[50] La Cour a reconnu que, dans certains cas, si une réparation pécuniaire est inappropriée ou insuffisante, il peut être nécessaire d’accorder une réparation fondée sur le droit de propriété. C’est dans l’arrêt Pettkus qu’on a d’abord reconnu un remède important en enrichissement injustifié au Canada : la fiducie constructoire de nature réparatoire. Imposée sans qu’il y ait une intention de créer une fiducie, la fiducie constructoire est un outil général, souple et juste qui permet de déterminer le droit de propriété véritable (Pettkus, p. 843‑844 et 847‑848). Si le demandeur peut établir un lien ou un rapport de causalité entre ses contributions et l’acquisition, la conservation, l’entretien ou l’amélioration du bien en cause, une part proportionnelle à l’enrichissement injustifié peut faire l’objet d’une fiducie constructoire en sa faveur (Pettkus, p. 852‑853; Sorochan, p. 50). Il ressort clairement de l’arrêt Pettkus que ces principes s’appliquent également aux conjoints non mariés, puisque « [l]e principe d’equity sur lequel repose le recours à la fiducie par interprétation [ou fiducie constructoire] est large et général; son but est d’empêcher l’enrichissement sans cause dans toutes les circonstances où il se présente » (p. 850‑851).
[51] Quant à la nature du lien exigé entre la contribution et le bien, la Cour a toujours jugé que le demandeur devait démontrer un lien « suffisamment important et direct », un « lien causal » ou un « lien » entre les contributions du demandeur et le bien visé par la fiducie (Peter, p. 988, 997 et 999; Pettkus, p. 852; Sorochan, p. 47‑50; Rathwell, p. 454). Une contribution mineure ou indirecte ne suffit pas (Peter, p. 997). Comme l’a dit le juge en chef Dickson dans Sorochan, la question fondamentale est de savoir si les contributions « se rapportent clairement aux biens » (p. 50, citant les notes du professeur McLeod relatives à Herman c. Smith (1984), 42 R.F.L. (2d) 154, p. 156). La contribution indirecte d’argent et la contribution directe de labeur peuvent être suffisantes, pourvu qu’un lien soit établi entre l’appauvrissement du demandeur et l’acquisition, la conservation, l’entretien ou l’amélioration du bien (Sorochan, p. 50; Pettkus, p. 852).
[52] Le demandeur doit aussi prouver qu’une réparation pécuniaire serait insuffisante dans les circonstances (Peter, p. 999). À cet égard, le tribunal peut tenir compte de la probabilité de recouvrement ainsi que de la question de savoir s’il existe une raison d’accorder au demandeur des droits supplémentaires découlant de la reconnaissance d’un droit de propriété (Lac Minerals, p. 678, le juge La Forest).
[53] La part de propriété devrait être proportionnelle aux contributions du demandeur. Si les contributions sont inégales, les parts seront inégales (Pettkus, p. 852‑853; Rathwell, p. 448; Peter, p. 998‑999). Comme l’a expliqué le juge Dickson dans Rathwell, « [l]e tribunal évaluera les contributions de chaque conjoint et fera un partage juste et équitable selon leur contribution respective » (p. 454).
D. Sujets nécessitant des précisions
[54] Bien que les règles relatives à l’enrichissement injustifié constituent un cadre juridique solide pour régler les réclamations présentées par les conjoints vivant en union de fait, trois sujets continuent de susciter la controverse et nécessitent des précisions. Comme je l’ai déjà dit, ce sont le mode de calcul de la réparation pécuniaire lorsqu’une action pour enrichissement injustifié est accueillie, la façon d’examiner le problème des avantages réciproques et le moment pour le faire, ainsi que le rôle des attentes raisonnables ou légitimes des parties. Je vais aborder ces trois sujets à tour de rôle.
E. Une réparation pécuniaire est‑elle restreinte au quantum meruit?
(1) Introduction
[55] Comme je l’ai fait remarquer précédemment, les réparations en cas d’enrichissement injustifié peuvent être soit fondées sur le droit de propriété (habituellement un recours à la fiducie constructoire), soit personnelles (habituellement une réparation pécuniaire). Une fois que la décision est prise d’accorder une réparation pécuniaire plutôt qu’une réparation fondée sur le droit de propriété, la question de savoir comment quantifier cette réparation pécuniaire se pose. Selon certains tribunaux, la réparation pécuniaire doit toujours être calculée en fonction de la valeur reçue ou du quantum meruit (Bell), et selon d’autres tribunaux, elle peut aussi être fondée sur la valeur accumulée (c.‑à‑d. en fonction de la valeur du bien) (Wilson; Pickelein; Harrison; MacFarlane; Shannon). Si, comme l’ont conclu certains tribunaux, la réparation pécuniaire doit invariablement être quantifiée en fonction du quantum meruit, il faut alors, dans les cas d’enrichissement injustifié, se demander s’il faut choisir d’imposer une fiducie constructoire ou d’ordonner une réparation pécuniaire calculée en fonction du quantum meruit. Un auteur a qualifié cette approche de fausse dichotomie entre la fiducie constructoire et le quantum meruit (McCamus, p. 375‑376). Certains auteurs ont aussi souligné cette incertitude qui règne dans la jurisprudence et ont affirmé qu’une réparation personnelle (in personam) fondée sur la valeur accumulée est une alternative plausible à la fiducie constructoire (McCamus, p. 377; P. Birks, An Introduction to the Law of Restitution (1985), p. 394‑395). Comme je l’explique ci‑après, on dit que c’est dans l’arrêt Peter que ce principe de dichotomie quant au choix de la réparation a été établi. Toutefois, à mon avis, l’arrêt Peter portait principalement sur la possibilité de recourir à la fiducie constructoire de nature réparatoire et cet arrêt ne devrait pas être interprété comme limitant le calcul de la réparation pécuniaire au quantum meruit dans les cas d’enrichissement injustifié. Lorsque les circonstances s’y prêtent, la réparation pécuniaire peut être fondée sur la valeur accumulée.
[56] Je vais d’abord exposer brièvement la genèse de la restriction à laquelle on voudrait soumettre la réparation pécuniaire. Ensuite, je vais expliquer pourquoi, à mon avis, elle devrait être rejetée. Enfin, je vais exposer mon opinion sur la façon dont il convient de traiter les réparations pécuniaires pour enrichissement injustifié en matière familiale.
(2) La dichotomie des mesures de réparation
[57] Comme je l’ai déjà dit, selon une opinion très répandue, mais non unanime, il y a seulement deux choix de réparation en cas d’enrichissement injustifié : une réparation pécuniaire, évaluée en fonction de la rémunération des services rendus; ou une réparation fondée sur le droit de propriété (généralement sous la forme d’une fiducie constructoire de nature réparatoire), si le demandeur peut prouver que l’avantage conféré a contribué à l’acquisition, la conservation, l’entretien ou l’amélioration d’un bien en particulier. Quelques brefs commentaires formulés dans Peter semblent être à l’origine de cette idée, laquelle est reflétée dans un certain nombre de décisions rendues par des cours d’appel. Par exemple, dans Vanasse, la Cour d’appel de l’Ontario a adopté le raisonnement suivant : puisque Mme Vanasse ne pouvait pas prouver que ses contributions étaient liées à un bien en particulier, sa réclamation devait être quantifiée en fonction de la rémunération des services rendus. En toute déférence, je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle les réparations pécuniaires en cas d’enrichissement injustifié doivent toujours être calculées de cette façon.
(3) Pourquoi rejeter la dichotomie des mesures de réparation?
[58] À mon avis, il est inapproprié de calculer la réparation pécuniaire en fonction de la rémunération des services rendus, et ce, pour quatre raisons. Premièrement, ce type de calcul ne reflète pas la réalité de nombreux conjoints vivant en union libre. Deuxièmement, il est incompatible avec la souplesse inhérente à l’enrichissement injustifié. Troisièmement, il ne tient pas compte de l’historique des réclamations fondées sur le quantum meruit. Enfin, l’arrêt Peter ne l’impose pas. Pour ces raisons, la dichotomie des mesures de réparation devrait être rejetée. L’analyse qui suit concerne seulement la quantification d’une réparation pécuniaire en cas d’enrichissement injustifié; les règles servant à déterminer dans quels cas une réparation fondée sur le droit de propriété devrait être accordée sont bien établies et demeurent inchangées.
a) Expérience de vie
[59] La dichotomie des mesures de réparation serait appropriée si, dans les faits, les fondements de toutes les actions pour enrichissement injustifié intentées par des conjoints de fait entraient dans deux catégories seulement — celle où l’enrichissement découle de la prestation de services non rémunérés, et celle où il découle d’une contribution non reconnue à l’acquisition, à l’amélioration, à l’entretien ou à la conservation d’un bien en particulier. Certes, ces deux fondements sur lesquels reposent les actions pour enrichissement injustifié existent. Cependant, tous les cas d’enrichissement injustifié ne se répartissent pas nettement entre ces deux catégories.
[60] Il est facile de dégager au moins une autre catégorie d’enrichissement injustifié, soit celle où les contributions des deux parties ont, au fil du temps, entraîné une accumulation de la richesse. Il y a un enrichissement injustifié quand une partie conserve, après la rupture, une part disproportionnée des biens obtenus grâce à l’effort conjoint des deux parties. Le lien requis entre les contributions et un bien en particulier n’existe peut‑être pas, de sorte qu’il est inapproprié d’accorder une réparation fondée sur le droit de propriété. Or, il peut y avoir un lien incontestable entre les efforts conjoints des parties et l’accumulation de richesse; en d’autres termes, un lien entre la « valeur reçue » et la « valeur accumulée » comme la juge McLachlin l’a dit dans Peter, p. 1000‑1001. Ainsi, si une relation peut être décrite comme étant une « coentreprise familiale » et les efforts conjoints des parties sont liés à l’accumulation de la richesse, on peut considérer qu’il y a enrichissement injustifié lorsqu’une partie quitte avec une part disproportionnée des avoirs acquis conjointement.
[61] Il n’y a rien de nouveau à propos de la notion d’entreprise familiale où les deux parties contribuent à leur enrichissement global. C’est la reconnaissance de cette réalité qui a donné lieu à la réforme législative globale des régimes matrimoniaux à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Comme l’a expliqué la Cour dans Clarke c. Clarke, [1990] 2 R.C.S. 795, à la p. 807 (relativement à la Matrimonial Property Act de la Nouvelle‑Écosse), « [l]a Loi appuie donc l’égalité des deux parties dans un mariage et reconnaît la contribution solidaire des conjoints, qu’elle soit financière ou autre, à cette entreprise. [. . .] En conséquence, la Loi est de nature réparatrice. Elle a été rédigée pour pallier les inéquités du passé, quand la contribution faite par les femmes à la survie économique et à la croissance de la famille n’était pas reconnue » (je souligne).
[62] Les règles relatives à l’enrichissement injustifié n’entraînent pas une présomption de partage égal, comme c’est le cas de nombreux textes législatifs relatifs aux régimes matrimoniaux. Cependant, elles peuvent et devraient tenir compte de la réalité sociale cernée par le législateur selon laquelle beaucoup de relations conjugales sont, de manière plus réaliste, considérées comme des coentreprises auxquelles contribuent conjointement les deux parties.
[63] La Cour a reconnu cette réalité à maintes reprises et dans de nombreux contextes. Par exemple, dans Murdoch, le juge Laskin (plus tard Juge en chef), en dissidence, aurait imposé une fiducie constructoire, au motif que les faits étaient « compatibles avec une mise en commun, par les conjoints, d’efforts » destinés à réaliser leur établissement dans une exploitation d’élevage (p. 457), et que les conjoints avaient travaillé ensemble pendant quinze ans dans le but d’améliorer « leur sort en faisant des acquisitions toujours plus grandes de biens de ranch » (p. 446). De même, dans Rathwell, les juges majoritaires ont convenu que M. et Mme Rathwell avaient uni leurs efforts pour accumuler une richesse. Le juge Dickson a souligné que les parties avaient décidé ensemble « de faire de l’agriculture » (p. 444) et que seuls un « effort conjoint » et un « travail d’équipe » ont permis à M. Rathwell d’acquérir en son propre nom des propriétés (p. 461).
[64] C’est également ce qu’a reconnu la Cour dans Pettkus et dans Peter.
[65] Dans Pettkus, les parties avaient mis sur pied une exploitation apicole prospère, dont les profits avaient servi à acquérir des immeubles. Le juge Dickson, rédigeant pour la majorité, a souligné les faits qui indiquaient une relation conjugale et financière entre partenaires. Il a fait remarquer qu’« ils sont tous deux partis de rien; chacun a travaillé continuellement, assidûment et diligemment à l’entreprise conjointe » (p. 853); que chacun a contribué « à la réussite de l’entreprise commune » (p. 838); que la juge Wilson (plus tard juge de notre Cour) de la Cour d’appel avait conclu que leur richesse avait été accumulée grâce à un « effort conjoint » et à un « travail d’équipe » (p. 849); et enfin, que « [l]eur vie et leur bien‑être économique étaient entièrement intégrés » (p. 850).
[66] Je suis d’accord avec le professeur McCamus pour dire que la Cour, dans Pettkus, était [traduction] « convaincue que les parties participaient à une entreprise commune et s’attendaient à partager les avantages découlant de la richesse qu’elles ont créée ensemble » (p. 367). Autrement dit, M. Pettkus ne s’est pas injustement enrichi parce que Mme Becker s’attendait précisément à obtenir un droit sur certains biens, mais plutôt parce qu’ils étaient en réalité partenaires d’une entreprise commune.
[67] Le fait que les biens aient été acquis grâce à un effort conjoint était encore une fois au premier plan de l’analyse dans Peter. Dans cette affaire, les parties ont vécu en union de fait pendant 12 ans. Bien que M. Beblow ait généré la majeure partie du revenu familial et ait aussi contribué à l’entretien de la propriété, Mme Peter s’est chargée des travaux domestiques (y compris l’éducation des six enfants des deux familles réunies), elle a aidé à l’entretien et elle s’est occupée de la propriété toute seule lorsque M. Beblow était absent. La juge McLachlin a reconnu la réalité de leur coentreprise lorsqu’elle a écrit : « En effet, cette coentreprise familiale n’est pas différente de la ferme qui a été grevée d’une fiducie dans l’arrêt Pettkus c. Becker » (p. 1001).
[68] La Cour a clairement reconnu la coentreprise familiale à trois autres reprises dans Peter. Premièrement, au sujet de la justesse de la méthode de calcul de l’indemnité fondée sur la « valeur accumulée », la juge McLachlin fait remarquer qu’« un couple s’attendra davantage à participer à la richesse générée par la relation qu’à être indemnisé des services rendus pendant la durée de la relation » (p. 999). Deuxièmement, et aussi en ce qui concerne l’indemnité à accorder pour enrichissement injustifié, la juge McLachlin a souligné que, lorsque les deux parties contribuent à la « coentreprise familiale », il faut examiner l’ensemble de l’avoir familial, et non un seul bien, pour déterminer la valeur approximative de la contribution du demandeur à l’avoir familial (p. 1001). Troisièmement, la justification de la Cour au sujet de la confirmation de la valeur des services domestiques reposait, en partie, sur le raisonnement voulant que ces services soient souvent rendus dans le contexte d’une entreprise commune (p. 993).
[69] Les relations de cette nature sont chose commune dans notre société. Dans de nombreux cas, la seule conclusion raisonnable est de considérer le couple comme une entreprise conjointe, de sorte qu’il est hautement artificiel en théorie et extrêmement difficile en pratique de faire un bilan détaillé des contributions apportées et des avantages reçus en fonction de la rémunération des services rendus. Bien entendu, chaque relation est particulière et on ne peut rien présumer dans un sens ou dans l’autre. Cependant, les conséquences juridiques de la rupture d’une relation conjugale devraient refléter la façon dont les gens vivent. Elles ne devraient pas les forcer à recourir à une approche comptable artificielle, qui ne reflète pas la véritable nature de leur relation.
b) Souplesse
[70] Maintenir une dichotomie stricte des mesures de réparation est incompatible avec l’approche de la Cour à l’égard des réparations en equity en général et à l’égard de l’élaboration de réparations en cas d’enrichissement injustifié en particulier.
[71] La Cour a souvent souligné la souplesse des réparations en equity et la nécessité d’établir des réparations raisonnées et réalistes, adaptées aux diverses situations. Par exemple, à propos de l’indemnité en equity en matière d’abus de confiance, le juge Binnie a affirmé que « la Cour a largement compétence pour établir la réparation appropriée à partir de la gamme complète des réparations disponibles, dont une indemnité pécuniaire adéquate » : Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142, par. 61. Au paragraphe 24, il a souligné l’approche libérale à l’égard des réparations en equity dans les cas d’abus de confiance adoptée par la Cour dans Lac Minerals. Ce faisant, il a cité et approuvé l’extrait suivant : « . . . la réparation à accorder [une fois qu’un motif de responsabilité est établi] devrait donc être celle qui est la plus appropriée compte tenu des faits de l’affaire plutôt qu’une réparation résultant du passé ou d’une multiplication des catégories » (tiré de J. D. Davies, « Duties of Confidence and Loyalty », [1990] L.M.C.L.Q. 4, p. 5). De même, dans le contexte d’une fiducie constructoire, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a dit que « [l]es réparations reconnues en equity sont souples; elles sont accordées en fonction de ce qui est juste compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce » : Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, par. 34.
[72] Quant aux réparations pour enrichissement injustifié, je reprends les propos du juge Binnie dans Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575, au par. 13. Il a fait remarquer que l’enrichissement injustifié, qui se fonde sur des principes clairement définis, « offre une grande souplesse dans les réparations susceptibles d’être accordées dans différentes circonstances selon des principes fondés sur l’équité et la bonne conscience ». De plus, la Cour a reconnu que, compte tenu de la grande variété de situations relevant des catégories traditionnelles de l’enrichissement injustifié et de la souplesse de l’approche plus générale et raisonnée, le principe suppose, et en fait exige, qu’on ait recours à différents types de réparation selon les circonstances : voir Peter, p. 987; Sorochan, p. 47.
[73] Ainsi, la réparation devrait refléter la souplesse inhérente au principe de l’enrichissement injustifié, de façon à permettre à la cour de trouver une réponse appropriée au problème dont elle est saisie. Cela signifie qu’une réparation pécuniaire doit correspondre, autant que possible, à la mesure de l’enrichissement injustifié du défendeur. Il n’y a aucune raison de penser que le vaste éventail des situations pouvant donner ouverture à l’action pour enrichissement injustifié tomberont nécessairement dans l’une ou l’autre des deux catégories de réparations possibles, où d’aucuns ont voulu les faire entrer.
c) Historique
[74] Imposer une dichotomie stricte des mesures de réparation est aussi incompatible avec l’évolution historique du principe de l’enrichissement injustifié, lequel a été élaboré à partir de catégories particulières de cas, dont le quantum meruit, qui est à l’origine de la réparation fondée sur la rémunération des services rendus. Le quantum meruit tire son origine d’une demande d’indemnisation en common law pour les avantages conférés en vertu d’une entente qui, malgré qu’elle semblait lier les parties, est devenue inopérante pour une raison reconnue en common law. La portée du recours a été élargie au fil du temps, et l’appréciation du quantum meruit était souple. Il peut équivaloir, par exemple, à ce qu’il en coûte au demandeur pour fournir le service, à la valeur marchande de l’avantage ou encore à la valeur que le bénéficiaire accorde à l’avantage : P. D. Maddaugh et J. D. McCamus, The Law of Restitution (éd. feuilles mobiles), vol. I, §4:200.30. Cependant, il est important de souligner que le quantum meruit n’est qu’une des catégories établies d’action pour enrichissement injustifié. Rien ne justifie, en principe, qu’une catégorie traditionnelle d’enrichissement injustifié serve à imposer la réparation pécuniaire dans tous les cas d’enrichissement injustifié entre conjoints de fait.
d) L’arrêt Peter c. Beblow
[75] L’arrêt Peter ne commande pas une stricte adhésion à la méthode du quantum meruit pour le calcul de la réparation en matière d’enrichissement injustifié. Il faut se rappeler que cette affaire portait essentiellement sur la question de savoir si les contributions de la demanderesse lui donnaient droit à une fiducie constructoire à l’égard de l’ancienne demeure familiale. Bien que les juges McLachlin et Cory, auteurs des motifs concourants de l’arrêt, aient supposé qu’une réparation pécuniaire serait établie en fonction du quantum meruit, ce point n’était pas en litige et n’a pas davantage fait l’objet d’une conclusion.
[76] En fait, seules deux phrases dans les jugements paraissent appuyer le point de vue selon lequel cette règle devrait toujours s’appliquer. À la page 995, la juge McLachlin a affirmé : « [i]l y a deux réparations possibles : une indemnité calculée en fonction de la valeur des services rendus, c’est‑à‑dire le quantum meruit et celle accordée par le juge de première instance, soit le titre de propriété sur la maison, fondée sur une fiducie par interprétation ». À la page 999, elle a écrit que « [d]ans le cas du versement d’une indemnité, il convient d’utiliser la méthode fondée sur la “valeur reçue” ». Comme l’arrêt portait sur la question de savoir si une réparation fondée sur le droit de propriété était appropriée, ces deux courts passages ne posent pas, à mon avis, comme règle absolue qu’une réparation pécuniaire doit toujours être calculée en fonction de la rémunération des services rendus.
[77] De plus, la juge McLachlin a souligné que le principe de l’enrichissement injustifié s’appliquait à diverses situations et que différentes réparations avaient été accordées, selon les circonstances. Seule l’une d’elles était le paiement pour services rendus sur la base du quantum meruit : p. 987. Rien dans ses propos n’indique que la Cour ait décidé d’opter pour une réparation pécuniaire universelle, surtout lorsqu’une telle approche serait contraire à la souplesse des règles de l’enrichissement injustifié et des réparations correspondantes, que la Cour a maintes fois reconnue.
[78] Cette interprétation restrictive de l’arrêt Peter n’est pas compatible avec la nature sous‑jacente de l’action fondée sur les principes énoncés dans Pettkus. Comme l’a dit le professeur McCamus, les affaires de type Pettkus reposent sur le droit du demandeur de partager la richesse créée par un effort conjoint et un travail d’équipe. Ainsi, une réparation fondée sur des honoraires théoriques pour des services rendus n’est pas adaptée à la nature sous‑jacente de la demande : McCamus, p. 376‑377. À mon avis, ce raisonnement est convaincant, que l’effort conjoint ait donné lieu à l’accumulation de biens en particulier, auquel cas une fiducie constructoire de nature réparatoire peut être appropriée selon les principes bien établis dans ce domaine du droit des fiducies, ou que l’effort conjoint ait donné lieu à l’accumulation de richesse en général. Dans le second cas, lorsque la situation s’y prête, il n’y a en principe aucune raison de refuser une réparation pécuniaire basée sur l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant. À mon avis, il est essentiel, dans l’un et l’autre cas, qu’il y ait un lien entre la contribution et l’accumulation de la richesse ou, pour reprendre les propos de la juge McLachlin dans Peter, entre la « valeur reçue » et la « valeur accumulée ». Lorsque ce lien est établi, et qu’une réparation fondée sur le droit de propriété est inappropriée ou inutile, la réparation pécuniaire devrait être adaptée pour refléter la nature véritable de l’enrichissement et de l’appauvrissement correspondant.
[79] Le professeur McCamus a avancé que la réparation en equity que constitue la reddition de compte relative aux profits pourrait s’avérer un remède approprié : p. 377. Bien que je ne nie pas cette possibilité, je doute que la complexité et les subtilités procédurales de cette réparation soient adaptées aux situations familiales, lesquelles sont, la plupart du temps, assez simples. Le principe de l’enrichissement injustifié est fondamentalement souple et, à mon avis, le calcul d’une indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié devrait être tout aussi souple. Cela est nécessaire pour répondre à l’enrichissement en question, dans la mesure où une somme d’argent peut le faire. À mon sens, le professeur Fridman avait raison de dire que [traduction] « dans les cas où le demandeur a démontré l’enrichissement injustifié, la cour peut accorder la réparation la plus appropriée de manière à faire en sorte que le demandeur obtienne ce à quoi il a droit, indépendamment de la question de savoir si la situation aurait été du ressort de la common law ou de l’equity ou si elle aurait autrefois donné ouverture à une réparation personnelle ou fondée sur le droit de propriété » (p. 398).
(4) L’approche applicable en matière de réparation pécuniaire
[80] L’étape suivante de l’évolution jurisprudentielle devrait consister à s’éloigner de la fausse dichotomie entre le quantum meruit et la fiducie constructoire, pour revenir aux principes qui sous‑tendent les règles relatives à l’enrichissement injustifié. Ces principes portent principalement sur la qualification appropriée de la nature de l’enrichissement injustifié à l’origine de la réclamation. Comme je l’ai déjà dit, tous les enrichissements injustifiés entre conjoints non mariés ne se rangent pas aisément dans la catégorie de la « rémunération des services rendus » ou dans celle relative à « une partie d’un bien déterminé ». Dans les cas où la meilleure façon de qualifier l’enrichissement injustifié est de le considérer comme une rétention injuste d’une part disproportionnée des biens accumulés dans le cadre de ce que la juge McLachlin a appelé, dans Peter (p. 1001), une « coentreprise familiale » à laquelle les deux conjoints ont contribué, la réparation pécuniaire devrait refléter ce fait.
[81] Dans de tels cas, le fondement de l’enrichissement injustifié est la rétention d’une part excessivement disproportionnée de la richesse par une partie quand les deux parties ont participé à une coentreprise familiale et qu’il existe un lien évident entre les contributions du demandeur et l’accumulation de la richesse. Indépendamment du titulaire du titre de propriété sur certains biens déterminés, on peut considérer que les parties, dans de telles circonstances, [traduction] « créent la richesse dans le cadre d’une entreprise commune qui les aidera à maintenir leur relation, leur bien‑être et leur vie de famille » (McCamus, p. 366). La richesse créée durant la période de cohabitation sera considérée comme étant le fruit de leur relation conjugale et financière, sans nécessairement que les deux parties y aient contribué en parts égales. Comme les conjoints sont des partenaires conjugaux et financiers, il n’est nul besoin d’un « duel de quantum meruit ». Dans de tels cas, l’allégation d’enrichissement injustifié naît de ce que la partie qui quitte avec une part disproportionnée de la richesse prive le demandeur d’une part raisonnable de la richesse accumulée pendant la relation grâce à leurs efforts conjoints. Il faudrait évaluer la réparation pécuniaire en déterminant la contribution proportionnée du demandeur à l’accumulation de la richesse.
[82] Cette souplesse dans la détermination de la réparation pécuniaire dans les cas d’enrichissement injustifié est tout à fait conforme à l’arrêt Walsh. Même si cette affaire soulevait des questions constitutionnelles dont nous ne sommes pas saisis en l’espèce, le jugement majoritaire ne cherchait manifestement pas à figer les règles relatives à l’enrichissement injustifié en matière familiale; l’arrêt indique que ces règles, y compris la fiducie constructoire de nature réparatoire, constituent la meilleure façon de remédier aux iniquités susceptibles de survenir au moment de la rupture d’une union de fait puisque la réparation pour enrichissement injustifié « est adaptée à la situation et aux revendications particulières des parties » (par. 61). En résumé, tout en soulignant l’importance du respect de l’autonomie, la Cour a reconnu que les règles relatives à l’enrichissement injustifié devaient toujours évoluer pour s’adapter à la myriade de formes et fonctions des unions de fait.
[83] Une approche semblable a été appliquée dans Peter. Monsieur Beblow soutenait que les conjoints non mariés ne devaient pas se voir attribuer une part des biens en vertu des règles de l’enrichissement injustifié parce que le législateur avait choisi de ne pas leur accorder les droits conférés aux conjoints mariés en vertu de la législation sur les biens matrimoniaux. La Cour a laconiquement — et catégoriquement — rejeté cet argument en affirmant que c’est « précisément dans les cas où une injustice ne peut pas être réparée en vertu de la loi que l’equity joue un rôle » : p. 994.
[84] Les règles relatives à l’enrichissement injustifié ne visent pas à reproduire, pour les conjoints non mariés, la présomption législative voulant que les conjoints mariés soient associés dans une coentreprise familiale. Cependant, rien ne s’oppose en principe à ce que les réparations applicables en cas d’enrichissement injustifié ne tiennent pas compte de cette réalité dans la vie et les relations des conjoints non mariés.
[85] Je conclus donc que les règles de la common law relatives à l’enrichissement injustifié devraient reconnaître et prendre en compte cette réalité, à savoir que certaines ententes conjugales conclues entre conjoints non mariés sont des partenariats; dans de tels cas, la réparation devrait remédier à la rétention disproportionnée des avoirs acquis avec une autre personne grâce aux efforts conjoints. Évidemment, ce genre de partage ne doit pas être présumé, non plus qu’il sera présumé que la richesse accumulée grâce à l’effort des deux conjoints sera partagée également. Suivant les règles de la common law relatives à l’enrichissement injustifié, la cohabitation, en soi, ne confère pas à une personne le droit à une part des biens de l’autre personne ou à toute autre forme de réparation. Toutefois, lorsqu’une certaine richesse a été accumulée grâce à un effort conjoint, comme en témoigne la nature de la relation des parties et leurs rapports réciproques, le droit de l’enrichissement injustifié devrait refléter cette réalité.
[86] Par conséquent, le rejet de la dichotomie des mesures de réparation nous amène à examiner les circonstances dans lesquelles un enrichissement injustifié peut être considéré comme le résultat d’un partage inéquitable des biens acquis grâce aux efforts conjoints des parties. Il faudra certes raffiner cette approche, mais voici un aperçu des cas où cette qualification sera appropriée.
(5) Enrichissement injustifié découlant d’une coentreprise familiale
[87] Selon moi, quand les parties ont été engagées dans une coentreprise familiale, et que les contributions du demandeur sont liées à l’accumulation de la richesse, il convient de calculer une indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié en fonction de la part proportionnelle de la contribution du demandeur à cette accumulation de la richesse. Pour appliquer cette approche, il faut d’abord déterminer si les parties ont, de fait, été engagées dans une coentreprise familiale. Dans la partie précédente, j’ai passé en revue les nombreuses occasions où l’existence d’une coentreprise familiale a été reconnue. De cet ensemble de faits bien étoffé, à quoi peut-on reconnaître les marques distinctives d’une telle relation?
[88] Il est essentiel de souligner que les couples qui cohabitent ne forment pas un groupe homogène. Par conséquent, l’analyse doit tenir compte des circonstances particulières de chaque relation. De plus, comme je l’ai déjà dit, on ne peut pas présumer l’existence d’une coentreprise familiale. Il s’agit donc d’attacher des conséquences équitables à la façon dont les parties ont vécu, de ne pas les traiter comme si elles auraient dû vivre autrement ou établir leur relation sur une base différente. L’existence d’une coentreprise familiale ne peut être reconnue par la cour que lorsqu’elle est, en fait, bien appuyée par la preuve. L’accent devrait porter sur la façon dont les parties ont réellement vécu, et non sur leurs allégations ex post facto ou sur l’opinion de la cour quant à la façon dont elles auraient dû vivre.
[89] Pour procéder à cette analyse, il peut être utile d’examiner la preuve sous quatre rubriques principales : l’effort commun, l’intégration économique, l’intention réelle et la priorité accordée à la famille. De toute évidence, il y a un chevauchement des facteurs qui pourraient se révéler pertinents sous ces rubriques et la liste de ces facteurs n’est pas définitive. Ce qui suit n’est pas une liste des conditions requises pour pouvoir conclure (ou ne pas conclure) que les parties étaient engagées dans une coentreprise familiale. Ces rubriques, et les facteurs qui y sont regroupés, servent simplement à faciliter l’analyse globale de la preuve et à donner quelques exemples d’éléments à prendre en considération pour décider si les parties étaient engagées dans une coentreprise familiale. L’absence de ces facteurs, et plusieurs autres considérations pertinentes, pourrait fort bien écarter cette conclusion.
a) Effort commun
[90] Le premier ensemble de facteurs porte sur la question de savoir si les parties collaboraient en vue d’atteindre des buts communs. Les efforts conjoints et le travail d’équipe, la décision d’avoir et d’éduquer des enfants ensemble, ainsi que la durée de la relation peuvent tous indiquer la mesure dans laquelle, le cas échéant, les parties constituaient véritablement une association et ont collaboré à la réalisation d’objectifs communs importants.
[91] Les contributions conjointes, ou les contributions à un fonds commun, peuvent constituer la preuve d’un effort conjoint. Par exemple, dans Murdoch, le fait que les parties avaient uni leurs efforts dans le but de réaliser leur établissement dans une exploitation d’élevage était au cœur de l’analyse du juge Laskin sur la fiducie constructoire. Les contributions conjointes sont aussi un aspect important des analyses de la Cour dans Peter, Sorochan et Pettkus. La mise en commun des efforts et des ressources, à titre de capital ou de revenu, a également été soulignée dans des affaires jugées en appel (voir, par exemple, Birmingham c. Ferguson, 2004 CanLII 4764 (C.A. Ont.); McDougall c. Gesell Estate, 2001 MBCA 3, 153 Man. R. (2d) 54, par. 14). Le fait que les fonds des parties soient entièrement consacrés à la famille peut indiquer une mise en commun des ressources : McDougall. On peut aussi affirmer que les parties mettent leurs ressources en commun quand un conjoint s’acquitte de la totalité, ou de la plus grande partie, des travaux domestiques, libérant l’autre de ces responsabilités et lui permettant de se consacrer à ses activités rémunérées à l’extérieur (voir Nasser c. Mayer‑Nasser (2000), 5 R.F.L. (5th) 100 (C.A. Ont.), et Panara c. Di Ascenzo, 2005 ABCA 47, 361 A.R. 382, par. 27).
b) Intégration économique
[92] Le deuxième ensemble de facteurs, liés à ceux du premier ensemble, a trait au degré d’interdépendance et d’intégration économiques caractérisant la relation des parties (Birmingham; Pettkus; Nasser). Plus le niveau d’intégration des finances, des intérêts économiques et du bien‑être économique des conjoints est élevé, plus il est probable que ceux‑ci soient considérés comme ayant été engagés dans une coentreprise familiale. Par exemple, l’existence d’un compte de banque conjoint utilisé comme une « bourse commune », ainsi que le fait que l’unité familiale exploitait la ferme, constituaient des facteurs clés dans l’analyse effectuée par le juge Dickson dans Rathwell. Le partage des dépenses et la mise en commun des économies peuvent aussi être des facteurs pertinents (voir Wilson; Panara).
[93] La conduite des parties peut aussi indiquer un sentiment d’appartenance, de réciprocité et de priorité du bien‑être de l’unité familiale par rapport aux intérêts individuels de chacun des membres (McCamus, p. 366). Ces facteurs, parmi d’autres, peuvent indiquer que le bien‑être économique et la vie des parties sont bien intégrés (voir, par exemple, Pettkus, p. 850).
c) Intention réelle
[94] Un souci du respect de l’autonomie des parties sous‑tend les règles relatives à l’enrichissement injustifié, et il s’agit d’un élément particulièrement important dans les unions libres. Les conjoints de fait peuvent décider de ne pas se marier pour une foule de raisons, mais l’une d’elles peut être le choix délibéré de ne pas être financièrement liés. Par conséquent, pour savoir s’il existe une coentreprise familiale, il faut accorder une importance considérable aux intentions réelles des parties. Ces intentions peuvent avoir été exprimées par les parties ou inférées de leur conduite. Cependant, ce qui importe, c’est que l’on recherche leur intention réelle, expresse ou inférée, et non ce que, selon la cour, des parties « raisonnables » auraient dû vouloir dans les mêmes circonstances. Les tribunaux doivent, en invoquant l’intention inférée, veiller à ne pas imposer leurs points de vue dans le but d’arriver à un certain résultat.
[95] Les tribunaux peuvent déduire de la conduite des parties qu’elles avaient l’intention de partager la richesse qu’elles ont créée ensemble (P. Parkinson, « Beyond Pettkus v. Becker : Quantifying Relief for Unjust Enrichment » (1993), 43 U.T.L.J. 217, p. 245). La conduite des parties peut démontrer qu’elles voulaient que leurs vies familiale et professionnelle fassent partie d’un tout, d’une entreprise commune (Pettkus; Peter; Sorochan). Dans certains cas, les tribunaux ont expressément défini la relation comme étant une [traduction] « association » d’un point de vue social et économique (Panara, par. 71; McDougall, par. 14). De même, l’intention de s’engager dans une coentreprise familiale peut être déduite quand les parties ont reconnu que leur relation était [traduction] « équivalente au mariage » (Birmingham, par. 1), ou quand les parties se présentaient auprès d’autrui comme un couple marié (Sorochan). La stabilité de la relation peut constituer un facteur pertinent, tout comme la durée de la cohabitation (Nasser; Sorochan; Birmingham). Si les parties ont vécu une relation stable pendant une longue période, il est presque impossible de soupeser précisément les avantages conférés dans le cadre de la relation (McDougall; Nasser).
[96] Le titre de propriété peut aussi refléter une intention de partager équitablement la richesse, ou une partie de celle‑ci. Ce peut être le cas lorsque les parties possèdent des biens en commun. Même quand le titre est enregistré au nom d’une des parties, d’autres aspects de la conduite des parties peuvent indiquer que la richesse sera partagée. Par exemple, les parties peuvent être très peu intéressées par tout ce qui entoure le titre et l’état des sommes dépensées pour la résidence, les rénovations, les taxes, les assurances et tout le reste. Les plans de répartition des biens au décès, que ce soit dans un testament ou une déclaration verbale, peuvent aussi indiquer que les parties se considéraient comme des partenaires conjugaux et économiques.
[97] L’intention réelle des parties pourrait aussi permettre d'écarter l’existence d’une coentreprise familiale ou étayer la conclusion selon laquelle des biens déterminés devaient être détenus de façon indépendante. Encore une fois, c’est l’intention réelle des parties, expresse ou inférée de la preuve, qui est le facteur pertinent.
d) Priorité accordée à la famille
[98] Le dernier ensemble de facteurs à considérer pour déterminer si les parties participaient à une coentreprise familiale consiste à savoir si elles avaient donné la priorité à la famille dans le processus décisionnel, et ce, dans quelle mesure. Une question pertinente est de savoir si, dans une certaine mesure, une des parties ou les deux se sont fiés sur la relation à leur détriment, mais pour le bien-être de la famille. Comme l’indique le professeur McCamus, la question est de savoir si les parties ont [traduction] « [a]gi en sachant ou en supposant qu’elles mèneraient une vie commune, peu importe que cela ait été dit ou non » (p. 365). L’accent est mis sur les contributions au partenariat domestique et financier, et particulièrement sur les sacrifices financiers consentis par les parties pour le bien‑être de l’unité collective ou familiale. Que les rôles des parties correspondent à la répartition traditionnelle des tâches entre le salarié et la femme au foyer, ou que les deux parties aient un emploi et partagent les responsabilités domestiques, il arrive souvent qu’une des parties se fie à la réussite et à la stabilité de la relation pour en assurer la sécurité économique, à son propre détriment économique (Parkinson, p. 243). Cela peut survenir de nombreuses façons, notamment lorsqu’une partie quitte le marché du travail pendant un certain temps pour élever les enfants; en déménageant pour aider la carrière de l’autre partie (et, par conséquent, en abandonnant son emploi et les réseaux liés à l’emploi); en renonçant à une carrière ou à une formation pour le bien de la famille ou de la relation; et en acceptant un sous-emploi dans le but d’équilibrer les besoins financiers et domestiques de l’unité familiale.
[99] Selon moi, accorder la priorité à la famille n’est pas exclusivement le fait du conjoint le plus dépendant financièrement. Le conjoint ayant le revenu le plus élevé peut aussi faire des sacrifices financiers (par exemple, en renonçant à une promotion au profit de la vie familiale), ce qui peut indiquer que les parties considéraient la relation comme un partenariat domestique et financier. Comme l’indique le professeur Parkinson, il y a une coentreprise familiale quand
[traduction] [u]ne partie a encouragé l’autre à se fier à elle à son détriment en quittant le marché du travail ou en renonçant à d’autres possibilités d’avancement pour le bien de la relation, et la rupture la laisse dans une situation pire que si elle n’avait pas agi de cette façon à son détriment économique. [p. 256]
(6) Quantum meruit plutôt que fiducie constructoire : résumé
[100] En conclusion :
1. La réparation pécuniaire pour enrichissement injustifié ne se limite pas à une indemnité calculée en fonction de la rémunération des services rendus.
2. Dans les cas où l’enrichissement injustifié est, de façon très réaliste, défini comme étant le fait pour une partie de conserver une part disproportionnée des biens provenant d’une coentreprise familiale, et qu’une réparation pécuniaire est appropriée, il faut calculer cette réparation en fonction de la part de ces biens qui est proportionnelle aux contributions du demandeur.
3. Pour avoir droit à une réparation pécuniaire de cette nature, le demandeur doit prouver : a) qu’une coentreprise familiale existait effectivement, et b) qu’il existe un lien entre ses contributions à la coentreprise et l’accumulation de l’avoir ou de la richesse.
4. La question de savoir s’il existait une coentreprise familiale est une question de fait et on peut l’apprécier en prenant en considération toutes les circonstances pertinentes, y compris les facteurs relatifs : a) à l’effort commun, b) à l’intégration économique, c) à l’intention réelle et d) à la priorité accordée à la famille.
F. Avantages réciproques
(1) Introduction
[101] Comme je l’ai déjà mentionné, l’analyse de l’enrichissement injustifié en matière familiale se complique souvent du fait qu’il y a eu des avantages réciproques; dans presque tous les cas, chaque partie confère des avantages à l’autre partie : Parkinson, p. 222. Bien entendu, le demandeur ne peut pas s’attendre tout à la fois à récupérer quelque chose qu’il a donné au défendeur et à conserver une chose que lui a donnée le défendeur : Birks, p. 415. L’analyse doit tenir compte de cette proposition sensée. Comment et à quel moment dans l’analyse faut‑il prendre en compte les avantages réciproques?
[102] La réponse est assez simple si l’allégation d’enrichissement injustifié veut essentiellement qu’une partie ait quitté la relation avec une part disproportionnée des avoirs accumulés grâce aux efforts conjoints. C’est le cas des coentreprises familiales dans lesquelles les efforts communs des parties ont permis d’accumuler une richesse. La réparation consiste en une part de cette richesse proportionnée aux contributions du demandeur. Une fois que le demandeur a démontré sa contribution à la coentreprise familiale ainsi que le lien entre cette contribution et l’accumulation de la richesse, les contributions respectives des parties sont prises en considération pour déterminer la part proportionnelle du demandeur. Bien que le calcul des contributions proportionnelles des parties ne soit pas une science exacte, il n’est généralement pas nécessaire d’effectuer un examen détaillé des contributions et des concessions quotidiennes. Il faut plutôt porter un jugement raisonné à la lumière de l’ensemble de la preuve.
[103] Cependant, les avantages réciproques entraînent des problèmes pratiques particuliers lorsque la réparation appropriée consiste en une indemnité pécuniaire calculée en fonction de la valeur de la rémunération des services rendus. Le fait que le défendeur ait aussi fourni des services au demandeur peut être considéré comme un facteur pertinent à toutes les étapes de l’analyse de l’enrichissement injustifié. Certains tribunaux ont examiné les avantages reçus par le demandeur dans le cadre de l’analyse des avantages et des désavantages (par exemple, la Cour d’appel dans Peter c. Beblow (1990), 50 B.C.L.R. (2d) 266). D’autres ont considéré les avantages réciproques comme un aspect de l’analyse du motif juridique (par exemple, Ford c. Werden (1996), 27 B.C.L.R. (3d) 169 (C.A.), et le jugement de la Cour d’appel dans l’affaire Kerr). D’autres encore ont examiné les avantages réciproques tant à l’étape de l’analyse du motif juridique qu’à celle de la réparation (par exemple, tel que proposé dans Wilson). De toute évidence, une certaine clarté et une certaine cohérence s’imposent sur ce point.
[104] À mon avis, il y a beaucoup à dire sur la méthode d’analyse des avantages réciproques élaborée par la juge Huddart de la cour d’appel dans l’affaire Wilson. Plus particulièrement, je ferais miennes ses conclusions selon lesquelles les enrichissements mutuels devraient être examinés principalement au stade de la défense ou à celui de la réparation, mais qu’il est aussi possible de le faire au stade de l’analyse du motif juridique dans la mesure où l’octroi d’avantages réciproques constitue une preuve pertinente de l’existence (ou de l’absence) d’un motif juridique justifiant l’enrichissement (par. 9). Cette approche est conforme à la jurisprudence de notre Cour, et elle offre un moyen simple et juste de faire en sorte que l’octroi d’avantages réciproques soit dûment pris en considération sans court‑circuiter l’analyse de l’enrichissement injustifié. Je vais expliquer brièvement pourquoi, à mon avis, cette approche est bien fondée.
[105] D’entrée de jeu, toutefois, je souligne que l’arrêt Peter de notre Cour n’exige pas que l’on prenne en considération les avantages réciproques à l’étape de l’analyse du motif juridique : voir, par exemple, Ford, par. 14; Thomas c. Fenton, 2006 BCCA 299, 269 D.L.R. (4th) 376, par. 18. Au contraire, il ressort clairement de Peter qu’on ne devrait généralement pas tenir compte des avantages réciproques au stade de l’analyse avantages‑désavantages; la Cour a aussi approuvé la décision du juge de première instance de prendre en considération les avantages réciproques au moment de déterminer la réparation à accorder au titre de l’enrichissement injustifié.
[106] Dans Peter, le juge de première instance a conclu que les trois éléments de l’enrichissement injustifié avaient été prouvés. Avant que M. Beblow n’habite avec Mme Peter, il avait une aide ménagère qu’il payait 350 $ par mois. Lorsque Mme Peter a emménagé chez lui avec ses enfants et qu’elle a assumé les tâches ménagères en plus de s’occuper des enfants, l’aide ménagère n’était plus nécessaire. Le juge de première instance a déterminé la valeur de la contribution de Mme Peter en partant du montant que M. Beblow donnait à l’aide ménagère, puis en en soustrayant la moitié pour refléter les avantages que Mme Peter a reçus en retour. Le juge de première instance a ensuite utilisé ce montant réduit pour déterminer la valeur des services rendus par Mme Peter pendant les 12 années qu’a duré la relation : [1988] B.C.J. No. 887 (QL).
[107] La Cour d’appel, dans (1990), 50 B.C.L.R. (2d) 266, a écarté cette conclusion au motif que Mme Peter n’avait pas réussi à prouver qu’elle avait subi un appauvrissement correspondant aux avantages qu’elle avait conférés à M. Beblow. La cour a conclu que, bien qu’elle ait rendu les services d’une aide ménagère et d’une personne au foyer, elle avait reçu une compensation parce que ses enfants et elle vivaient chez M. Beblow sans avoir à payer de loyer et que celui‑ci contribuait plus qu’elle à payer l’épicerie.
[108] Notre Cour a infirmé la décision de la Cour d’appel et a rétabli la décision du juge de première instance. La Cour a décidé à l’unanimité que Mme Peter avait prouvé tous les éléments de l’enrichissement injustifié, y compris l’appauvrissement. Le juge Cory (la juge McLachlin partageait son avis sur ce point) est passé rapidement sur la prétention de M. Beblow selon laquelle Mme Peter n’avait pas démontré l’appauvrissement. Il a fait remarquer que, « [e]n règle générale, si l’on constate que le défendeur s’est enrichi du fait des efforts de la demanderesse, cette dernière subira presque certainement un appauvrissement » : p. 1013. La Cour a aussi confirmé à l’unanimité l’approche du juge de première instance selon laquelle il faut tenir compte des avantages reçus par Mme Peter au moment de déterminer la réparation à accorder. Comme je l’ai déjà indiqué, le juge de première instance avait réduit de moitié le montant mensuel utilisé pour calculer la somme accordée à Mme Peter pour refléter les avantages que celle‑ci avait reçus de M. Beblow. La juge McLachlin n’a pas rejeté cette approche, concluant à la p. 1003 que le montant auquel était arrivé le juge reflétait bien la valeur de la contribution de Mme Peter à l’avoir familial. À la page 1025, le juge Cory a qualifié l’approche du juge de première instance de « façon équitable de calculer le montant dû à l’appelante ». Ainsi, la Cour a souscrit à l’approche selon laquelle il faut, dans l’analyse, tenir compte de la question des avantages réciproques à l’étape de la réparation. L’arrêt Peter n’étaye donc pas le point de vue selon lequel il convient, dans l’analyse, d’examiner les avantages réciproques à l’étape de l’examen des avantages et des désavantages ou à celle du motif juridique.
(2) La bonne approche
[109] Comme je l’ai déjà dit, je suis d’avis que les avantages réciproques peuvent être pris en considération à l’étape de l’analyse du motif juridique, mais seulement dans la mesure où ils offrent une preuve pertinente de l’existence d’un tel motif. Autrement, il faut en tenir compte à l’étape de la défense ou de la réparation. Il est important de souligner que cela peut, et devrait, avoir lieu peu importe que le défendeur ait présenté une demande reconventionnelle formelle ou invoqué la compensation.
[110] Je vais d’abord expliquer pourquoi les avantages réciproques ne devraient pas être examinés, dans l’analyse, à l’étape de l’examen des avantages et des désavantages. À mon avis, refuser de traiter de la question des avantages réciproques à cette étape est conforme à la notion du quantum meruit dont l’approche fondée sur la rémunération des services rendus tire son origine et aussi à l’analyse économique simple des avantages et des désavantages, que notre Cour a toujours utilisée.
[111] L’action pour enrichissement injustifié fondée sur la rémunération des services rendus est analogue à la réclamation traditionnelle fondée sur le quantum meruit. Dans ces réclamations, le fait que le défendeur ait conféré un avantage au demandeur est pris en considération pour réduire le recouvrement du demandeur du montant de l’avantage ainsi reçu. Par exemple, s’agissant d’une réclamation fondée sur le quantum meruit où le demandeur cherche à recouvrer les sommes payées en vertu d’un contrat inexécutable alors qu’il a déjà reçu un avantage du défendeur, la réclamation sera accueillie, mais l’indemnité sera réduite du montant correspondant à la valeur de cet avantage : Maddaugh et McCamus (éd. feuilles mobiles), vol. II, §13:200. Les auteurs citent, à titre d’exemple, l’affaire Giles c. McEwan (1896), 11 Man. R. 150 (B.R. in banco). Dans cette affaire, deux employés avaient présenté une réclamation fondée sur le quantum meruit afin de recouvrer la valeur des services rendus au défendeur en vertu d’un contrat inexécutable, mais le montant de l’indemnité a été réduit pour refléter la valeur des avantages conférés par le défendeur. Ainsi, prendre en considération à l’étape de la réparation les avantages conférés par le défendeur est conforme aux principes généraux s’appliquant aux réclamations fondées sur le quantum meruit. Bien entendu, si le défendeur a déposé une demande reconventionnelle ou a invoqué la compensation, la question des avantages mutuels doit être tranchée au moment de considérer ce moyen de défense ou cette demande.
[112] Suivant l’analyse économique simple des avantages et des désavantages que la Cour a toujours utilisée, il faut refuser de prendre les avantages réciproques en considération à cette étape. L’arrêt Garland en offre un bon exemple. Dans un recours collectif, les demandeurs réclamaient la restitution, pour enrichissement injustifié, des pénalités pour paiement en retard imposées mais que notre Cour (dans une décision antérieure) avait déclaré constituer des intérêts à un taux criminel : voir Garland c. Consumers’ Gas Co., [1998] 3 R.C.S. 112. L’entreprise a soutenu qu’elle ne s’était pas enrichie parce que ses taux étaient fixés par un mécanisme de réglementation indépendant, et que les taux auraient été encore plus élevés si l’entreprise n’avait pas reçu les pénalités pour paiement en retard à titre de recettes. Cet argument a été accepté par la Cour d’appel, mais a été rejeté lors du pourvoi devant notre Cour. Le juge Iacobucci, rédigeant pour la Cour, a conclu que les paiements, dans le cadre de l’« analyse économique simple » adoptée dans Peter, constituaient un avantage : par. 32. Voici ce qu’il a affirmé au par. 36 : « Il n’y a simplement aucun doute que Consumers’ Gas a reçu les sommes d’argent représentées par les [pénalités pour paiement en retard] et qu’elle pouvait utiliser cet argent pour exploiter son entreprise. [. . .] À ce stade, nous ne nous intéressons pas à la question de savoir où est passé cet avantage dans le cadre de l’application du régime de réglementation. » La Cour a conclu que l’entreprise invoquait en fait le moyen de défense fondé sur « le changement de situation » (c.‑à‑d., le moyen de défense que peut faire valoir « un défendeur innocent démontre qu’à la suite d’un enrichissement il a modifié sa situation à un point tel qu’il serait inéquitable de l’obliger à rendre l’avantage qu’il a reçu » : par. 63). Ce moyen de défense est pris en considération seulement une fois remplies les trois conditions de l’action pour enrichissement injustifié : par. 37. La Cour a donc refusé de procéder, à l’étape de l’examen des avantages et des désavantages, à un examen détaillé des prétentions du défendeur selon lesquelles il n’avait bénéficié d’aucun avantage à cause du régime de réglementation.
[113] L’arrêt Garland portait sur le paiement d’une somme d’argent, mais j’estime qu’il faut appliquer la même méthode quand l’enrichissement allégué consiste en des services. Dans la mesure où ils confèrent un avantage tangible au défendeur, les services constituent généralement un enrichissement et un appauvrissement correspondant. La question de savoir si l’appauvrissement était contrebalancé par des avantages conférés au demandeur par le défendeur ne devrait pas être traitée aux deux premières étapes de l’analyse. J’examinerai maintenant le rôle limité que peuvent jouer les avantages réciproques à l’étape de l’analyse du motif juridique.
[114] Comme je l’ai déjà dit, le motif juridique est la troisième des trois parties de l’analyse de l’enrichissement injustifié. Comme l’a dit la juge McLachlin à la p. 990 de l’arrêt Peter, « [c]’est à cette étape que le tribunal doit vérifier si l’enrichissement et le désavantage, moralement neutres en soi, sont “injustes” ». L’analyse du motif juridique vise à indiquer si le défendeur est justifié de conserver l’enrichissement, et non pas à en déterminer la valeur ou à déterminer s’il convient d’opérer compensation après examen des avantages réciproques : Wilson, par. 30. Selon Garland, les demandeurs doivent démontrer qu’aucun motif juridique ne se retrouve dans l’une ou l’autre des catégories établies, par exemple si l’avantage était un don ou s’il découlait d’une obligation légale. Si cette preuve est faite, le défendeur peut alors démontrer qu’un motif juridique différent justifiant l’enrichissement devrait être reconnu, compte tenu des attentes raisonnables des parties et des considérations d’intérêt public.
[115] Le fait que les parties se soient mutuellement conféré des avantages peut constituer une preuve pertinente de leurs attentes raisonnables, ce qui peut devenir pertinent au moment où le défendeur essaie de prouver que ces attentes appuient l’existence d’un motif juridique que l’on ne retrouve dans aucune des catégories établies. Cependant, comme l’analyse du motif juridique cherche à déterminer si l’enrichissement était équitable et non à en mesurer l’ampleur, les avantages réciproques ne devraient être pris en considération à cette étape que pour cette fin précise.
(3) Résumé
[116] Je conclus que les avantages réciproques peuvent être examinés à l’étape de l’analyse du motif juridique, mais seulement dans la mesure où ils fournissent une preuve pertinente relativement aux attentes raisonnables des parties. Sinon, ils doivent être pris en considération au stade de la défense ou à celui de la réparation. J’en dirai davantage dans la prochaine partie sur la façon dont les avantages réciproques et les attentes raisonnables des parties peuvent entrer en jeu dans l’analyse du motif juridique.
G. Attentes raisonnables ou légitimes
[117] Le dernier point qui requiert quelques précisions concerne le rôle des attentes raisonnables des parties en matière familiale. Je conclus que, bien que les attentes raisonnables des parties aient joué un rôle important dans l’analyse du motif juridique dans les premières affaires familiales d’enrichissement injustifié, avec l’évolution du droit, et en particulier depuis l’arrêt Garland de notre Cour, l’importance que l’on accorde à ces attentes est plus limitée et clairement circonscrite.
[118] Dans les premières affaires où l’enrichissement injustifié était allégué en situation familiale, les attentes raisonnables du demandeur et le fait que le défendeur connaissait ces attentes étaient au cœur de l’analyse du motif juridique. Par exemple, dans Pettkus, quand le juge Dickson est arrivé dans son analyse à l’étape de l’examen du motif juridique, il a affirmé que « lorsqu’une personne, liée à une autre dans une relation qui équivaut à une union conjugale, se cause un préjudice dans l’expectative raisonnable de recevoir un droit de propriété et que l’autre personne accepte librement les avantages que lui procure la première, alors qu’elle connaît ou devrait connaître cette expectative, il serait injuste de permettre au bénéficiaire de conserver cet avantage » (p. 849). De même, dans Sorochan, à la p. 46, exactement le même raisonnement a été suivi pour montrer qu’il n’y avait aucun motif juridique justifiant l’enrichissement.
[119] Dans ces affaires, la question de savoir s’il était équitable d’obliger le défendeur à payer — en fait de céder un droit de propriété — pour des services qu’il n’avait pas expressément demandés constituait l’une des préoccupations majeures de la Cour. La Cour a répondu qu’il serait effectivement injuste pour le défendeur de conserver les avantages, étant donné qu’il avait continué à accepter les services alors qu’il savait ou aurait dû savoir que le demandeur les rendait dans l’expectative raisonnable de recevoir une récompense.
[120] La prise en considération par la Cour des attentes raisonnables et de la connaissance qu’en avait, dans ces affaires, le défendeur rejoint le principe de l’« acceptation libre ». On a eu recours à la notion d’acceptation libre pour étendre la portée du recouvrement aux fins de restitution au‑delà des catégories traditionnelles de demandes fondées sur le quantum meruit où l’on faisait valoir que des services avaient été demandés ou fournis en vertu d’une entente inexécutable. La réticence traditionnelle de la common law à accorder une réparation dans les cas où il n’y a eu aucune demande reposait sur le principe qu’une personne n’est généralement pas tenue de payer les services qu’elle n’a pas demandés, et ne voulait peut‑être pas. Toutefois, cette préoccupation revêt une importance bien moindre quand la personne qui reçoit les services savait qu’ils étaient rendus, n’avait aucun motif raisonnable de penser qu’il s’agissait d’une donation et a tout de même continué à les accepter librement : voir P. Birks, Unjust Enrichment (2e éd. 2005), p. 56‑57.
[121] La nécessité de procéder à cette analyse des attentes raisonnables du demandeur et de la connaissance qu’en avait le défendeur relativement aux services domestiques est à mon avis dépassée du fait de l’évolution du droit. L’arrêt Garland, comme je l’ai indiqué plus haut, a établi une méthode en deux étapes pour guider l’analyse du motif juridique. La première étape oblige le demandeur à prouver que l’avantage ne correspond pas à l’une des catégories établies de motifs juridiques. Il importe de souligner que le fait que le défendeur ait aussi rendu des services au demandeur n’entre dans aucune de ces catégories établies de motifs juridiques, pas plus que le fait que les services aient été fournis conformément aux attentes raisonnables des parties. Cependant, le fait que les parties s’attendaient raisonnablement à ce que les services soient fournis peut constituer une preuve pertinente relativement à la question de savoir si l’affaire entre dans une des catégories traditionnelles, par exemple, un contrat ou une donation. Sinon, les avantages réciproques et les attentes raisonnables des parties ont un rôle très limité à jouer dans la première étape de l’analyse du motif juridique énoncée dans Garland.
[122] Cependant, des considérations différentes entrent en jeu à la deuxième étape. Suivant les arrêts Peter et Garland, les attentes raisonnables ou légitimes des parties jouent un rôle essentiel quand le défendeur cherche à établir un nouveau motif juridique, que ce soit au cas par cas ou à l’égard d’une catégorie. Comme le dit le juge Iacobucci dans Garland, cela introduit des situations résiduelles qui permettent « aux tribunaux d’examiner toutes les circonstances de l’opération afin de déterminer s’il existe un autre motif de refuser le recouvrement » (par. 45). Plus particulièrement, c’est à cette étape que le tribunal devrait tenir compte des attentes raisonnables des parties et des considérations d’intérêt public.
[123] Pour comprendre de quelle façon les arrêts Peter et Garland vont de pair, il sera utile d’appliquer la méthode énoncée dans Garland à une question abordée, mais non réglée, dans Peter. Dans Peter, on cherchait à savoir si une demande fondée sur la prestation de services domestiques pouvait être rejetée au motif que les services avaient été fournis dans le cadre d’une entente intervenue entre les parties lorsqu’elles ont décidé de vivre ensemble. Bien que la Cour ait conclu que la demande n’était pas fondée dans les faits, elle n’a pas statué qu’une telle demande était vouée à l’échec dans tous les cas : p. 991. Il me semble que, au vu de l’arrêt Garland, lorsque l’existence d’une « entente » qui ne constitue pas un contrat obligatoire est alléguée, la question sera examinée à l’étape à laquelle le défendeur tente de prouver qu’il existe un motif juridique justifiant l’enrichissement qui n’entre dans aucune des catégories existantes; il invoquera que l’« entente » représente les attentes raisonnables des parties, et une preuve relative à ces attentes sera une preuve pertinente de l’existence (ou de l’absence) d’une telle entente.
[124] En résumé :
1. Les attentes raisonnables ou légitimes des parties jouent un rôle négligeable au moment de décider si les services ont été fournis pour un motif juridique appartenant à une catégorie établie.
2. Dans certains cas, le fait que des avantages réciproques aient été conférés ou le fait que les avantages aient été fournis conformément aux attentes raisonnables des parties peut constituer une preuve pertinente pour déterminer si l’une des catégories établies de motifs juridiques s’applique. On pourrait citer comme exemple l’existence d’un contrat stipulant la prestation des avantages. Cependant, en général, l’existence d’avantages conférés par le défendeur au demandeur ne sera pas prise en considération à l’étape de l’analyse qui porte sur l’examen du motif juridique.
3. Les attentes raisonnables ou légitimes des parties jouent un rôle à la deuxième étape de l’analyse du motif juridique, où il incombe au défendeur d’établir qu’il existe un motif juridique de conserver l’avantage n’appartenant pas aux catégories établies. Ce sont les attentes mutuelles ou légitimes des deux parties qui doivent être prises en considération, et non uniquement les attentes du demandeur ou celles du défendeur. La question est de savoir si les attentes des parties prouvent qu’il est équitable de conserver les avantages.
[125] Je vais maintenant examiner les deux présents pourvois.
IV. Le pourvoi Vanasse
A. Introduction
[126] Dans le pourvoi Vanasse, la principale question consiste à savoir comment établir la valeur d’une indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié. La juge de première instance a accordé une part de l’augmentation nette de la richesse familiale pendant la période de l’enrichissement injustifié. La Cour d’appel a conclu que ce n’était pas la bonne façon de procéder et que la juge de première instance aurait dû effectuer un calcul fondé sur le quantum meruit où la valeur que chacune des parties a reçue de l’autre est évaluée et défalquée. Il fallait évaluer les contributions non financières du défendeur M. Seguin, ce qui, selon la Cour d’appel, n’a pas été fait par la juge de première instance. Comme le dossier ne permettait pas à la cour d’appliquer aux faits les principes juridiques appropriés, elle a ordonné la tenue d’une nouvelle audience relativement à la question de l’indemnité et de la modification corrélative de la pension alimentaire.
[127] Devant notre Cour, l’appelante Mme Vanasse soulève deux questions :
1. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en imposant une approche stricte fondée sur le quantum meruit (c.‑à‑d. la « valeur reçue ») pour établir la valeur de l’indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié?
2. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la juge de première instance avait omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents aux contributions de M. Seguin?
[128] À mon avis, il convient d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision de la juge de première instance. Pour les motifs exposés ci‑dessus, j’estime qu’il n’est pas toujours nécessaire, en principe, de calculer une indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié en fonction du quantum meruit. En l’espèce, la juge de première instance a conclu qu’il y avait une coentreprise familiale, bien qu’elle ne l’ait pas qualifiée ainsi, et qu’il existait un lien entre la contribution de Mme Vanasse à la coentreprise et l’accumulation importante de la richesse familiale. À mon avis, la juge de première instance a raisonnablement évalué l’indemnité pécuniaire appropriée pour permettre l’annulation de cet enrichissement injustifié, en tenant dûment compte des contributions incontestées et importantes de M. Seguin.
B. Bref aperçu des faits et des décisions des juridictions inférieures
[129] Le contexte de l’espèce n’est essentiellement pas contesté. Les parties ont vécu en union de fait pendant environ 12 ans, de 1993 à mars 2005. Ensemble, ils ont eu deux enfants qui étaient âgés de 8 et 10 ans au moment du procès.
[130] Pendant environ les quatre premières années de leur relation (de 1993 à 1997), les parties ont diligemment continué leur carrière respective, Mme Vanasse avec le Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS ») et M. Seguin avec Fastlane Technologies Inc., où il commercialisait un système d’exploitation de réseau qu’il avait mis sur pied.
[131] En mars 1997, Mme Vanasse a pris un congé pour pouvoir s’installer avec M. Seguin à Halifax, où Fastlane avait déménagé pour des raisons d’affaires importantes. Au cours des trois années et demie qui ont suivi, les parties ont eu deux enfants. Madame Vanasse s’occupait des travaux domestiques pendant que M. Seguin se consacrait à la croissance de Fastlane. La famille est revenue à Ottawa en 1998, où M. Seguin a acheté une maison qu’il a enregistrée au nom des deux parties en tant que copropriétaires. En septembre 2000, Fastlane a été vendue et M. Seguin a reçu environ 11 millions de dollars. Il a placé les fonds dans une société de portefeuille, grâce à laquelle il a continué de profiter d’occasions d’affaires et de placement.
[132] Après la vente de Fastlane, Mme Vanasse a continué de s’acquitter de la plupart des obligations familiales, bien que M. Seguin ait été davantage disponible pour l’aider. Il a continué de gérer les finances.
[133] Les parties se sont séparées le 27 mars 2005. À ce moment‑là, leur situation financière était diamétralement opposée : l’avoir net de Mme Vanasse était passé d’environ 40 000 $ au début de leur vie commune à près de 332 000 $ au moment de la séparation; M. Seguin avait environ 94 000 $ au début de la relation et son avoir net s’élevait à environ 8 450 000 $ au moment de la séparation.
[134] Madame Vanasse a intenté une action devant la Cour supérieure de justice. En plus de demander une pension alimentaire et la garde des enfants, elle a invoqué l’enrichissement injustifié. Elle a soutenu que M. Seguin s’était injustement enrichi parce qu’il avait conservé la quasi‑totalité de la somme provenant de la vente de Fastlane, bien qu’elle ait contribué à son acquisition grâce aux avantages qu’elle conférait sous forme de services domestiques et de soins des enfants. Elle a affirmé que ses contributions ont permis à M. Seguin de consacrer la majeure partie de son temps et de son énergie à l’entreprise. Elle a invoqué l’existence d’une fiducie constructoire sur la moitié de la résidence familiale revenant à M. Seguin et un intérêt bénéficiaire de moitié dans les placements de la société de portefeuille de M. Seguin.
[135] Monsieur Seguin a contesté la demande pour enrichissement injustifié. Il a admis s’être enrichi pendant la période d’environ trois ans où il travaillait à temps plein à l’extérieur de la maison et que Mme Vanasse restait à la maison à temps plein (de mai 1997 à septembre 2000), mais il a soutenu qu’il n’y avait pas eu un appauvrissement correspondant parce qu’il lui avait donné la moitié de la résidence familiale et environ 44 000 $ dans des régimes enregistrés d’épargne‑retraite (« REER »). À titre subsidiaire, M. Seguin a fait valoir qu’une fiducie constructoire était inappropriée en raison de l’absence de lien entre les contributions de Mme Vanasse et la propriété de Fastlane.
[136] En première instance, la juge Blishen a conclu que la relation des parties pouvait se diviser en trois périodes distinctes : (1) du début de la cohabitation en 1993 jusqu’en mars 1997 quand Mme Vanasse a laissé son emploi au SCRS; (2) de mars 1997 à septembre 2000, période pendant laquelle les deux enfants sont nés et Fastlane a été vendue; et (3) de septembre 2000 à la séparation des parties en mars 2005. Elle a conclu que ni l’une ni l’autre des parties ne s’était injustement enrichie au cours de la première et de la troisième périodes; elle était d’avis que leurs contributions à la relation pendant ces périodes avaient été proportionnées. Durant la première période, les parties n’avaient pas d’enfant et elles se concentraient sur leur carrière; durant la troisième période, les deux parents étaient à la maison et leurs contributions étaient proportionnées.
[137] Cependant, durant la deuxième période, la juge de première instance a conclu que M. Seguin s’était injustement enrichi grâce à Mme Vanasse. Cette dernière s’occupait des travaux domestiques, ainsi que de leurs deux enfants. Elle n’était pas une [traduction] « gouvernante/femme de ménage » et, comme l’a dit la juge de première instance, elle a « contribué au moins autant à la coentreprise familiale » pendant la relation. La juge de première instance a conclu que les contributions de Mme Vanasse pendant la deuxième période « avaient grandement avantagé M. Seguin et n’étaient pas proportionnées » (par. 139).
[138] La juge de première instance a conclu que les efforts déployés par Mme Vanasse pendant cette deuxième période étaient directement liés au succès professionnel de M. Seguin. Elle a affirmé ce qui suit au par. 91 :
[traduction] Monsieur Seguin s’était enrichi du fait que Mme Vanasse gérait la maisonnée, s’occupait de deux jeunes enfants et veillait à prendre tous les rendez‑vous nécessaires pour ceux-ci et à répondre à tous leurs besoins. Monsieur Seguin n’aurait pas pu faire tous les efforts qu’il a faits pour créer l’entreprise si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités. Monsieur Seguin a tiré un avantage des efforts de Mme Vanasse, car il a été en mesure de concentrer son temps, son énergie et ses efforts sur Fastlane. [Je souligne.]
Encore au par. 137, la juge du procès a conclu comme suit :
[traduction] Monsieur Seguin s’était injustement enrichi et Mme Vanasse s’est appauvrie pendant trois ans et demi de leur relation, période pendant laquelle M. Seguin travaillait souvent jour et nuit et voyageait fréquemment quand ils habitaient à Halifax. Monsieur Seguin n’aurait pas pu avoir le même succès et développer l’entreprise comme il l’a fait si Mme Vanasse n’avait pas assumé la majeure partie des responsabilités parentales et domestiques. Il n’aurait pas pu consacrer son temps à Fastlane si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités. [. . .] Monsieur Seguin a bénéficié des efforts déployés par Mme Vanasse puisqu’il était en mesure de concentrer toute son énergie et son talent sur la réussite de Fastlane. [Je souligne.]
[139] La juge du procès a conclu qu’une indemnité pécuniaire était appropriée, compte tenu de la capacité de payer de M. Seguin et de l’absence d’un lien suffisamment direct et important entre les contributions de Mme Vanasse et Fastlane ou la société de portefeuille de M. Seguin, comme cela est requis pour imposer une fiducie constructoire de nature réparatoire.
[140] Quant au montant de cette indemnité, la juge Blishen a fait remarquer que Mme Vanasse avait reçu une part de 50 pour cent dans la résidence familiale, mais a conclu que cela ne constituait pas une compensation adéquate pour ses contributions. Après avoir comparé les avoirs nets des parties, elle a décidé que Mme Vanasse avait droit à la moitié de l’augmentation proportionnelle de l’avoir net de M. Seguin pendant la période de l’enrichissement injustifié. Selon elle, son avoir net avait augmenté d’environ 8,4 millions de dollars au cours des 12 années de la relation. Elle a certes souligné que l’augmentation la plus importante a eu lieu quand Fastlane a été vendue vers la fin de la période de l’enrichissement injustifié, mais elle a tout de même réparti l’augmentation sur les 12 années qu’a duré la relation, arrivant à un montant d’environ 700 000 $ par année. En commençant avec l’augmentation de 2,45 millions de dollars attribuable à la période de trois ans et demi d’enrichissement injustifié, la juge de première instance a accordé à Mme Vanasse la moitié de ce montant, moins la valeur de sa part dans la résidence familiale et ses REER. Le montant accordé était donc d’un peu moins de 1 million de dollars.
[141] En appel, M. Seguin n’a pas attaqué la conclusion de la juge Blishen relative à l’enrichissement injustifié et a admis cet enrichissement entre 1997 et 2000. Par conséquent, les conclusions de la juge de première instance, suivant lesquelles il y a eu enrichissement injustifié durant cette période et non durant les autres périodes, ne sont pas en cause. La seule question que notre Cour est appelée à trancher concerne la justesse de l’indemnité pécuniaire accordée pour l’enrichissement injustifié.
C. Analyse
(1) La juge du procès était‑elle tenue d’appliquer une méthode fondée sur le quantum meruit pour calculer l’indemnité pécuniaire?
[142] Je suis d’accord avec l’appelante pour dire qu’il n’est pas nécessaire, en principe, de toujours calculer l’indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié en fonction de la valeur des services. Comme je l’ai déjà dit, la meilleure façon de définir l’enrichissement injustifié est de considérer ce qui se produit lorsqu’une partie quitte la relation avec une part disproportionnée de la richesse accumulée grâce aux efforts communs des parties. Il y a un enrichissement injustifié quand les parties étaient engagées dans une coentreprise familiale et qu’il existe un lien entre les contributions du demandeur et l’accumulation de la richesse. Quand c’est le cas, il convient d’évaluer la valeur de l’enrichissement en déterminant la contribution proportionnelle du demandeur à cette richesse. Selon la juge de première instance, telle était la situation de Mme Vanasse et de M. Seguin.
(2) Existence d’une coentreprise familiale
[143] Après un procès de six jours, la juge de première instance a conclu que [traduction] « Mme Vanasse n’était ni une gouvernante ni une femme de ménage ». La juge était d’avis que Mme Vanasse avait « contribué au moins autant à la coentreprise familiale » pendant la relation et que, pendant la période d’enrichissement injustifié, ses contributions « avaient grandement avantagé M. Seguin » (par. 139).
[144] Évidemment, la juge de première instance n’a pas examiné la preuve en fonction des rubriques qui, selon moi, permettront de reconnaître l’existence d’une coentreprise familiale, à savoir « l’effort commun », « l’intégration économique », « l’intention réelle » et « la priorité accordée à la famille ». Toutefois, selon ses conclusions de fait et son analyse, l’enrichissement injustifié de M. Seguin au détriment de Mme Vanasse tient à la conservation, par M. Seguin, d’une part disproportionnée de la richesse générée par la coentreprise familiale. Les conclusions de la juge entrent parfaitement dans les rubriques que j’ai suggérées.
a) Effort conjoint
[145] En l’espèce, plusieurs facteurs donnent à penser que, pendant toute la durée de leur relation, les parties collaboraient en vue d’atteindre des buts communs. Premièrement, comme je l’ai déjà mentionné, la juge de première instance a conclu que Mme Vanasse n’avait pas un rôle de [traduction] « gouvernante ni de femme de ménage », mais qu’elle avait contribué au moins autant pendant la relation. Les parties ont pris des décisions importantes en gardant le bien‑être de la famille au premier plan : la décision de déménager à Halifax, la décision de revenir s’établir à Ottawa et la décision selon laquelle Mme Vanasse ne retournerait pas travailler après la vente de Fastlane en sont des exemples clairs. Les parties ont uni leurs efforts pour le bien‑être de l’unité familiale. Comme l’a conclu la juge de première instance, pendant la deuxième étape de leur relation de mars 1997 à septembre 2000, la répartition des tâches était telle que Mme Vanasse était presque entièrement responsable de la maison et des enfants, alors que M. Seguin travaillait de longues heures et gérait les finances familiales. La juge de première instance a conclu que les parties ont été en mesure d’élever une famille et d’acquérir une richesse grâce à leurs efforts communs. Pour reprendre ses propos, [traduction] « M. Seguin n’aurait pas pu faire tous les efforts qu’il a faits pour créer l’entreprise si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités » (par. 91). Bien que les longues heures de travail et les déplacements de M. Seguin aient quelque peu diminué en septembre 1998 quand les parties sont retournées à Ottawa, la répartition fondamentale des tâches est demeurée la même.
[146] Il convient de souligner que la période d’enrichissement injustifié correspond à la période pendant laquelle les parties ont eu leurs deux enfants (en 1997 et 1999), un autre indice qu’elles travaillaient ensemble dans le but de réaliser des objectifs communs. La durée de la relation est aussi pertinente, et 12 ans de cohabitation se veut une période assez longue. Enfin, la juge de première instance a décrit l’entente entre les parties comme une [traduction] « entreprise familiale », à laquelle Mme Vanasse « contribuait au moins autant » (par. 138‑139).
b) Intégration économique
[147] La juge du procès a conclu que [traduction] « [c]e n’était pas une situation d’interdépendance économique » (par. 105). Cela dit, il y avait une mise en commun des ressources. Madame Vanasse ne travaillait pas et ne contribuait pas financièrement à la famille après la naissance des enfants; elle était donc financièrement dépendante de M. Seguin. La résidence familiale était enregistrée aux deux noms et les parties avaient un compte chèque conjoint. Comme l’a dit la juge de première instance, [traduction] « [e]lle était “PDG des enfants” et il était “PDG des finances” » (par. 105).
c) Intention réelle
[148] Dans une relation conjugale, il faut accorder beaucoup d’importance à l’intention réelle des parties, exprimée par elles ou inférée de leur conduite, au moment de déterminer s’il existait une coentreprise familiale. Un certain nombre de conclusions de fait indiquent que ces parties considéraient leur relation comme une coentreprise familiale.
[149] Bien qu’une promesse de mariage ou un projet de mariage ne soit absolument pas une condition préalable pour conclure à l’existence d’une coentreprise familiale, en l’espèce, les intentions des parties à l’égard du mariage portent fortement à croire qu’elles se considéraient elles‑mêmes comme un couple marié. Monsieur Seguin a demandé Mme Vanasse en mariage en juillet 1996 et ils ont échangé des anneaux. Bien qu’ils aient été [traduction] « très attachés l’un à l’autre et en amour », ils n’ont jamais fixé une date de mariage (par. 14). Monsieur Seguin a soulevé à nouveau le sujet du mariage quand Mme Vanasse a su qu’elle était enceinte de leur premier enfant. Ils ne se sont jamais mariés, mais la juge de première instance a conclu que les parties [traduction] « entendaient [se marier] pendant les premières années de leur relation de 12 ans » (par. 64). Monsieur Seguin a continué d’appeler Mme Vanasse [traduction] « ma future femme » et c’est ainsi que les autres la percevaient (par. 33).
[150] La juge de première instance a aussi fait référence à certaines déclarations de M. Seguin qui donnaient fortement à penser que lui‑même estimait qu’il existait une coentreprise familiale. Comme l’a dit la juge de première instance au par. 28, après la vente de Fastlane,
[traduction] M. Seguin est devenu riche. Il a affirmé à Mme Vanasse qu’ils n’auraient jamais à se préoccuper de leurs finances comme c’était le cas de leurs parents; leurs enfants pourraient fréquenter les meilleures écoles et ils pourraient mener une belle vie sans soucis financiers.
Et au par. 98 :
[traduction] Après la vente de l’entreprise, M. Seguin a affirmé qu’ils pouvaient prendre leur retraite, que les enfants pourraient fréquenter les meilleures écoles et que la famille serait bien traitée. La famille a voyagé, roulé en voitures de luxe, acheté un grand bateau de croisière pour les vacances d’été ainsi que des condominiums à Mont‑Tremblant.
[151] La juge de première instance était d’avis que, à cause des promesses et des paroles rassurantes de M. Seguin, Mme Vanasse s’attendait raisonnablement à profiter de l’augmentation de l’avoir net pendant la période d’enrichissement injustifié, mais à mon avis, ces remarques reflètent davantage le fait qu’il existait une coentreprise familiale à laquelle le couple a contribué conjointement pour leur bénéfice et le bénéfice de leurs enfants.
d) Priorité accordée à la famille
[152] Il y a de fortes raisons d’inférer des conclusions de fait que, à la connaissance de M. Seguin, Mme Vanasse s’est fiée sur la relation à son détriment. Comme l’a dit la juge de première instance, Mme Vanasse a renoncé, en 1997, à une carrière lucrative et excitante au SCRS, où elle était en formation pour devenir agente du renseignement, afin de suivre M. Seguin à Halifax. À bien des égards, elle a fait un sacrifice : elle a quitté sa carrière, renoncé à son salaire et déménagé loin de sa famille et de ses amis. Monsieur Seguin s’était installé à Halifax dans le but d’y relocaliser Fastlane pour des raisons d’affaires. Madame Vanasse est donc restée à la maison et s’est occupée de leurs deux jeunes enfants. Comme je l’ai déjà expliqué, pendant la période d’enrichissement injustifié, Mme Vanasse assumait une part disproportionnée des travaux domestiques. Ce sont ces contributions domestiques qui ont permis, en partie, à M. Seguin de se concentrer sur son travail avec Fastlane. Plus tard, en 2003, la [traduction] « famille a décidé » que Mme Vanasse allait rester à la maison après la fin de son congé du SCRS (par. 198). La situation financière de Mme Vanasse au moment de leur rupture indique qu’elle s’est fiée sur la relation à son détriment économique. Tous ces éléments de preuve étayent la conclusion que les parties formaient, dans les faits, une coentreprise familiale.
[153] Enfin, je renvoie aux arguments de M. Seguin, qui ont été acceptés par la Cour d’appel, selon lesquels la juge de première instance n’a pas accordé l’importance qui convenait aux sacrifices faits par M. Seguin au bénéfice de la relation. Plus loin dans mes motifs, je vais aborder la question de savoir si la juge de première instance a effectivement commis une erreur à cet égard. Cependant, les points soulevés par M. Seguin pour appuyer cet argument servent en fait à renforcer la conclusion selon laquelle il existait une coentreprise familiale. Monsieur Seguin mentionne expressément un certain nombre de facteurs, y compris : accepter de démissionner de son poste de PDG de Fastlane en septembre 1997 pour se rendre plus disponible pour Mme Vanasse, créant ainsi des frictions avec ses collègues et ses partenaires et réduisant sa rémunération; accepter de déménager à Ottawa en 1998 à la demande de Mme Vanasse; et redoubler d’efforts pour travailler plus souvent à la maison et voyager moins souvent après le déménagement à Ottawa. Ces faits révèlent un accord mutuel dans la relation sociale et financière des parties. En résumé, ils appuient l’existence d’une coentreprise familiale.
e) Conclusion sur l’existence de la coentreprise familiale
[154] À mon avis, dans ses conclusions de fait, la juge de première instance montre clairement que Mme Vanasse et M. Seguin étaient engagés dans une coentreprise familiale. Il reste à savoir s’il y avait un lien entre les contributions de Mme Vanasse à la coentreprise et l’accumulation de la richesse.
(3) Lien avec l’accumulation de la richesse
[155] La juge de première instance a clairement conclu qu’il y avait un lien entre les contributions de Mme Vanasse et l’accumulation de la richesse familiale.
[156] J’ai déjà fait état, d’une manière assez détaillée, des conclusions de la juge de première instance à cet égard. Je reprends toutefois ses propos particulièrement clairs au par. 91 de ses motifs :
[traduction] Monsieur Seguin n’aurait pas pu faire tous les efforts qu’il a faits pour créer l’entreprise si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités [liées à l’entretien de la maison et à l’éducation des enfants]. Monsieur Seguin a tiré un avantage des efforts de Mme Vanasse, car il a été en mesure de concentrer son temps, son énergie et ses efforts sur Fastlane.
[157] Compte tenu de cette conclusion et d’autres semblables, je conclus que non seulement ces parties étaient engagées dans une coentreprise familiale, mais aussi qu’il y avait un lien clair entre la contribution de Mme Vanasse et l’accumulation de la richesse. Il convient donc de considérer qu’il y a enrichissement injustifié du fait que M. Seguin quitte la relation avec une part disproportionnée de la richesse accumulée grâce à leurs efforts conjoints.
(4) Calcul de l’indemnité
[158] Le pourvoi visait principalement à savoir s’il aurait fallu calculer l’indemnité en fonction du quantum meruit. Devant notre Cour, la façon dont la juge de première instance a déterminé la part proportionnelle de la richesse accumulée des parties a été très peu débattue. J’estime que l’approche adoptée par la juge de première instance était raisonnable dans les circonstances, mais je souligne qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un modèle à suivre. Selon les principes juridiques que j’ai exposés, il y a peut‑être de nombreuses façons de quantifier raisonnablement une indemnité. Je préfère ne pas faire d’autres commentaires généraux sur le processus de quantification dans le contexte du présent pourvoi, sauf celui‑ci. Dans la mesure où les bons principes juridiques sont appliqués, et que les conclusions de fait ne sont pas entachées d’une erreur manifeste et déterminante, la cour d’appel doit faire preuve d’une grande retenue envers l’appréciation des dommages‑intérêts par un juge de première instance : voir, par exemple, Nance c. British Columbia Electric Railway Co., [1951] A.C. 601 (C.P.). Il convient de faire preuve de la même retenue envers le jugement motivé et minutieux du juge de première instance quant à l’indemnité pécuniaire appropriée pour corriger un enrichissement injustifié. Il me faut aborder deux derniers points précis.
[159] Monsieur Seguin prétend, très brièvement, qu’une application juste de la méthode fondée sur la « valeur accumulée » commanderait que l’on fasse une analyse attentive afin de déterminer la valeur des contributions des tiers à la croissance de Fastlane pendant la période où il avait réduit ses propres contributions, à la suite de ce que l’avocat appelle les « exigences » de Mme Vanasse, qui voulait qu’il diminue ses heures de travail et qu’ils retournent à Ottawa. Cet argument postule qu’il n’avait pas à partager l’argent provenant de la vente avec Mme Vanasse. Je ne peux pas accepter ce postulat. La raison pour laquelle il a reçu plus que sa part à la vente de l’entreprise ou pour laquelle, ayant reçu plus qu’il ne le devait, Mme Vanasse n’a toujours pas droit à une part équitable de ce qu’il a reçu, demeure inexpliquée.
[160] Aussi, il y a la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle la juge de première instance n’a pas pris en considération la preuve des nombreuses et importantes contributions non financières de M. Seguin au bien‑être de la famille. Avec égards, je ne peux pas souscrire à cette conclusion. La juge de première instance a expressément mentionné ces contributions dans ses motifs. En outre, en limitant la période d’enrichissement injustifié à une période de trois ans et demi, la juge de première instance a tenu compte des périodes pendant lesquelles les contributions de Mme Vanasse n’étaient pas disproportionnées par rapport à celles de M. Seguin. À mon avis, la juge de première instance s’est prononcée de manière réaliste et pratique quant à la preuve dont elle disposait et a suffisamment tenu compte des contributions de M. Seguin.
D. Dispositif
[161] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance de la juge de première instance. L’appelante a droit à ses dépens dans toutes les cours.
V. Le pourvoi Kerr
A. Introduction
[162] Quand leur union de fait a pris fin après plus de 25 ans, Mme Kerr a intenté une action contre son ancien conjoint, M. Baranow, concluant à l’enrichissement injustifié, à l’imposition d’une fiducie résultoire et à l’octroi d’une pension alimentaire. Par une demande reconventionnelle, M. Baranow a cherché à faire reconnaître que Mme Kerr s’était injustement enrichie grâce aux services d’entretien ménager qu’il lui avait rendus entre 1991 et 2006, grâce aussi à la retraite anticipée prise pour lui apporter une aide personnelle. Le juge de première instance a accordé 315 000 $ à Mme Kerr, estimant qu’elle avait droit à ce montant par application de la fiducie résultoire (pour refléter sa contribution à l’acquisition de biens) et par application de la fiducie constructoire de nature réparatoire (comme réparation pour enrichissement injustifié). Il a également accordé à Mme Kerr une pension alimentaire mensuelle de 1 739 $, rétroactive à la date d’introduction de l’instance. Bien que le juge de première instance ait rejeté l’affirmation de M. Baranow selon laquelle Mme Kerr s’était injustement enrichie à ses dépens, les motifs du jugement et l’ordonnance rendue n’abordent pas par ailleurs la question de la demande reconventionnelle de M. Baranow.
[163] Monsieur Baranow a interjeté appel. La Cour d’appel a accueilli l’appel, concluant que les demandes de Mme Kerr relatives à une fiducie résultoire et un enrichissement injustifié devaient être rejetées, que la demande de M. Baranow fondée sur l’enrichissement injustifié devait être renvoyée au juge de première instance pour qu’il tranche à nouveau la question et que l’ordonnance de pension alimentaire devait rétroagir à la date du premier jour du procès, et non à la date d’introduction de l’instance.
[164] Madame Kerr fait appel de cette décision et plaide que la Cour d’appel a commis une erreur en écartant les conclusions du juge de première instance selon lesquelles :
(1) une fiducie résultoire a été créée en sa faveur;
(2) M. Baranow s’est injustement enrichi grâce à elle;
(3) la pension alimentaire devait être versée à compter de la date d’introduction de l’action.
[165] À mon avis, la Cour d’appel a eu raison d’écarter les conclusions de première instance en ce qui concerne la fiducie résultoire et l’enrichissement injustifié. Elle n’a pas non plus commis d’erreur en ordonnant le renvoi de la demande reconventionnelle de M. Baranow à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Cependant, j’estime qu’au lieu de rejeter la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié, la cour d’appel aurait dû ordonner la tenue d’un nouveau procès. Les erreurs du juge de première instance n’étaient certes pas inoffensives, mais il est impossible de dire au vu du dossier, qui comprend des conclusions de fait clairement erronées, que la demande fondée sur l’enrichissement injustifié était vouée à l’échec si elle avait été analysée à l’aide du cadre juridique précisé ci‑dessus. En ce qui concerne la date d’exécution de l’ordonnance alimentaire, je suis d’avis d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance de première instance.
B. Aperçu des faits
[166] La conclusion du juge de première instance en ce qui concerne les allégations de fiducie résultoire et d’enrichissement injustifié reposait sur le fait que Mme Kerr avait fourni des capitaux et des actifs d’une valeur de 60 000 $ au début de la relation. Ce fait, selon le juge de première instance, justifiait de lui accorder un tiers de la valeur de la maison qu’elle partageait avec M. Baranow au moment de la séparation. Selon le juge de première instance, ces capitaux et actifs de 60 000 $ englobaient trois éléments : 37 000 $ en valeur nette de la maison de la rue Coleman qu’elle a partagée avec son ex‑époux; la valeur d’une automobile; et la valeur des meubles qu’elle possédait avant de rencontrer M. Baranow. Le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion de fait précise à propos de la valeur des contributions non financières de Mme Kerr ou de M. Baranow. Comme je l’ai déjà dit, bien que le juge ait rejeté en une seule phrase la prétention de M. Baranow voulant que Mme Kerr se soit injustement enrichie à ses dépens, il n’a pas expliqué le fondement de cette conclusion. La demande reconventionnelle de M. Baranow n’a pas été considérée.
[167] Les conclusions de fait du juge de première instance doivent évidemment être acceptées à moins qu’elles ne soient entachées d’une erreur manifeste et déterminante. Cependant, en l’espèce, l’intervention de la Cour d’appel à l’égard de quelques‑unes des principales conclusions du juge était justifiée parce que ces conclusions n’étaient pas étayées par le dossier. Je vais devoir étudier les faits, plus qu’il ne serait habituellement nécessaire, pour expliquer ma conclusion.
[168] Les parties ont commencé à habiter ensemble dans la maison de M. Baranow sur la rue Wall, à Vancouver, en mai 1981. Peu de temps après, ils ont déménagé dans l’ancien domicile conjugal de Mme Kerr sur la rue Coleman. Ils s’étaient rencontrés au port de Vancouver, leur lieu de travail, où elle occupait un poste de secrétaire et lui, un poste de débardeur. Madame Kerr était en instance de divorce. Aux termes de l’accord de séparation, elle a reçu l’intérêt de son mari dans leur ancienne résidence familiale de la rue Coleman, à North Vancouver, tous les meubles et une Cadillac Eldorado 1979. Cependant, son ex‑époux devait plus de 400 000 $ et Mme Kerr était garante d’une partie de cette dette.
[169] À l’été 1981, la maison de la rue Coleman faisait l’objet de procédures de forclusion et, selon la preuve, elle était sur le point d’être saisie le 29 juillet 1981. Madame Kerr a déclaré au procès que, à ce moment‑là, elle avait deux adolescents, elle gagnait moins de 30 000 $ par année et elle n’avait pas d’argent pour conserver la maison.
[170] Madame Kerr a demandé à son avocat de céder la maison et la voiture à M. Baranow, lequel a payé 33 000 $ en argent pour protéger la maison contre les dettes impayées et a garanti un prêt hypothécaire de 100 000 $ à un taux de 22 pour cent. Il a ensuite commencé à faire les paiements hypothécaires, plus tard, il a refinancé l’hypothèque avec celle de sa maison de la rue Wall, et il a assumé lui‑même cette nouvelle hypothèque.
[171] Le couple a vécu ensemble pendant les 25 années qui ont suivi, d’abord dans la maison de la rue Wall, puis dans celle de la rue Coleman, ensuite dans un appartement temporaire et enfin dans leur « maison de rêve » qu’ils ont fait construire sur le terrain de la rue Wall appartenant à M. Baranow.
[172] Quand les parties habitaient la maison de la rue Coleman (de septembre 1981 à décembre 1985), M. Baranow conservait le revenu de 450 $ par mois que lui procurait la location de sa maison de la rue Wall. Le juge de première instance a conclu que, bien que les parties aient toujours géré leurs finances personnelles séparément, il y avait une entente aux termes de laquelle M. Baranow payait les taxes foncières et les hypothèques des deux résidences, celle de la rue Coleman et celle de la rue Wall. Les hypothèques ont été entièrement remboursées avant juillet 1985. Cependant, M. Baranow a contracté un prêt hypothécaire de 32 000 $ pour la maison de la rue Wall en juillet 1985, qui a été remboursé avant août 1988.
[173] La maison de la rue Coleman a été vendue en août 1985 pour un montant de 138 000 $. Cette vente représentait une perte importante, compte tenu de la commission de l’agent immobilier, du montant de 33 000 $ payé par M. Baranow au moment du transfert, et des paiements hypothécaires qu’il a faits entre le transfert à l’été 1981 et la vente à l’été 1985.
[174] Les parties ont emménagé dans un appartement (d’août 1985 à octobre 1986) pendant la construction de leur « maison de rêve » sur la rue Wall. L’habitation existante a été démolie et remplacée. Monsieur Baranow a dépensé entre 97 000 $ et 105 000 $ pour la construction, plus les matériaux, la main‑d’œuvre et les permis. Selon le juge de première instance, Mme Kerr s’occupait de la planification, de la décoration intérieure et du nettoyage. Elle a aussi semé du gazon, entretenu le jardin de fleurs et payé du lambris pour la chambre du sous‑sol. De plus, elle a contribué à l’achat des meubles, des électroménagers et d’autres effets pour la maison de la rue Wall. Son fils payait un loyer mensuel de 350 $, montant que M. Baranow conservait. Dans un passage de ses motifs, le juge de première instance a affirmé que Mme Kerr payait [traduction] « toutes les dépenses du ménage et les assurances de la nouvelle maison [. . .] même après que [M. Baranow] eût remboursé l’hypothèque de 32 000 $ en août 1988 » (par. 24). Toutefois, ailleurs dans ses motifs, il a souligné que Mme Kerr payait les services publics et l’assurance et elle faisait « parfois le marché » (par. 36). Selon lui, M. Baranow payait les dépenses liées à la propriété, soit les taxes foncières (moins la prestation d’invalidité de Mme Kerr) et les frais d’entretien (qui étaient minimes dans la nouvelle maison). Le juge de première instance a conclu que la maison de la rue Wall valait 942 500 $, comparativement à 205 000 $ en octobre 1986. Il a ensuite conclu que, comme il n’y avait plus de paiements hypothécaires à faire après 1988, la part des dépenses de Mme Kerr [traduction] « a été probablement plus élevée » que celle de M. Baranow pendant environ 18 ans, jusqu’à ce qu’ils n’habitent plus ensemble.
[175] En 1991, Mme Kerr a été victime d’un grave accident vasculaire cérébral et d’un arrêt cardiaque, qui l’ont laissée paralysée du côté gauche et l’ont rendue inapte au travail. Sa santé s’est progressivement détériorée et la relation du couple est devenue de plus en plus tendue. Monsieur Baranow a pris une retraite anticipée en 2002. Le juge de première instance a reconnu que M. Baranow avait dit avoir pris sa retraite pour prendre soin de Mme Kerr, mais il a fait remarquer que cette retraite favorisait aussi M. Baranow. Selon le juge de première instance, M. Baranow a commencé à ressentir une certaine fatigue liée à son rôle d’aidant naturel et à chercher dès juin 2005 des solutions pour qu’elle reçoive des soins en établissement. L’été suivant, en août 2006, Mme Kerr a dû subir une chirurgie du genou. Après la chirurgie, M. Baranow a clairement indiqué au personnel hospitalier qu’il n’était pas prêt à la ramener à la maison. Madame Kerr a été transférée dans un établissement de soins prolongés où elle demeurait au moment du procès. Le juge de première instance a conclu que, dans les 18 derniers mois où Mme Kerr habitait la maison de la rue Wall, M. Baranow s’occupait de la majeure partie des tâches ménagères et lui prodiguait des soins personnels.
C. Analyse
(1) La question de la fiducie résultoire
[176] S’appuyant sur trois motifs, le juge de première instance est arrivé à la conclusion que M. Baranow détenait un tiers de la valeur de la maison de la rue Wall au titre d’une fiducie résultoire pour Mme Kerr. La Cour d’appel a conclu que chacun de ces motifs était erroné. Avec égards, je suis aussi de cet avis.
a) Transfert à titre gratuit
[177] Le juge de première instance a conclu que le transfert du titre de la maison de la rue Coleman à M. Baranow a été fait à titre gratuit, créant ainsi la présomption de fiducie résultoire en faveur de Mme Kerr. Au moment du transfert, il fallait environ 133 000 $ pour conserver la propriété (elle était grevée d’une première hypothèque d’un peu moins de 80 000 $ et d’une deuxième hypothèque d’un peu moins de 35 000 $, d’un jugement en faveur de la Banque de Montréal d’un peu moins de 12 000 $ et d’autres dettes et charges diverses, pour une dette totale d’environ 133 000 $). Il y avait aussi un jugement de 26 500 $ en faveur de la CIBC, qui préoccupait Mme Kerr, bien qu’il ne figure pas dans la liste des paiements à faire pour conclure le transfert. Nous savons que Mme Kerr était garante d’une partie des dettes de son ex‑époux et qu’elle a fait faillite en 1983 relativement à une dette de 15 000 $ dont elle était cosignataire avec son ex‑époux.
[178] La Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance à propos de la fiducie résultoire, concluant que le transfert n’a pas été fait à titre gratuit. Elle a signalé les contributions et les responsabilités assumées par M. Baranow pour rendre le transfert possible, et a statué que la conclusion du juge de première instance à cet égard constituait une erreur manifeste et dominante.
[179] À cet égard, je partage l’opinion de la Cour d’appel. Nul ne conteste que M. Baranow a investi environ 33 000 $ en argent et a garanti un prêt hypothécaire de 100 000 $ pour éviter la saisie de la propriété par la banque. Cela constituait une contrepartie, et le transfert ne peut donc pas être raisonnablement considéré comme étant à titre gratuit. Selon l’intimé, il faudrait conclure le contraire en se fondant sur des arguments techniques à propos de l’absence de coïncidence précise entre le moment du transfert et des paiements et le fait que ceux‑ci n’ont pas été faits directement à Mme Kerr, M. Baranow les ayant versés à ses créanciers. Ces arguments sont dénués de fondement. Un élément important de la conclusion du juge de première instance en ce qui a trait à l’existence d’une fiducie résultoire était le fait qu’il n’existait [traduction] « aucune preuve » selon laquelle le paiement en argent de 33 000 $ effectué par M. Baranow et sa garantie de l’hypothèque de 100 000 $ « étaient liés au transfert ou faisaient partie d’une entente entre les parties de sorte qu’ils constituaient une contrepartie au transfert » (par. 76). Si l’on fait abstraction pour le moment de la question de savoir si cette conclusion reflète bien la notion de transfert à titre gratuit, cette affirmation du juge est clairement erronée; il existait en effet de nombreux éléments de preuve en ce sens. Monsieur Baranow a affirmé que Mme Kerr lui avait [traduction] « demandé en pleurant » de l’aider à protéger la propriété des créanciers. L’avocat de Mme Kerr a noté dans sa lettre‑rapport qu’elle avait l’impression de n’avoir d’autre choix que de céder la maison à M. Baranow [traduction] « compte tenu des lourdes dettes de [son] mari qui inclu[aient] un jugement en faveur de la CIBC pour une dette de 26 500 $ ». Au procès, on a demandé à Mme Kerr si elle avait demandé à M. Baranow de sauver la maison et elle a répondu : [traduction] « Je suppose. » Ainsi, contrairement à la conclusion du juge, de nombreux éléments de preuve indiquaient que M. Baranow avait remboursé les dettes et garanti l’hypothèque parce que la maison lui avait été transférée. La preuve montre qu’il a accepté le transfert et assumé les obligations financières à la demande de Mme Kerr, et aussi dans le but d’éviter que les créanciers saisissent la propriété.
[180] La Cour d’appel a eu raison d’intervenir sur ce point et de conclure que le transfert n’avait pas été fait à titre gratuit. L’imposition, par le juge de première instance, d’une fiducie résultoire sur le tiers de la valeur de la maison de la rue Wall pour cette raison ne peut donc être maintenue.
b) Les contributions de Mme Kerr
[181] Le juge de première instance a aussi fondé sa conclusion relative à l’existence d’une fiducie résultoire sur les contributions financières et non financières de Mme Kerr à l’acquisition de la nouvelle maison sur la rue Wall. Selon lui, Mme Kerr avait versé un total de 60 000 $ : 37 000 $ en valeur nette provenant du transfert de la résidence de la rue Coleman à M. Baranow; une Cadillac d’une valeur de 20 000 $ aussi transférée à M. Baranow; et des meubles de la maison de la rue Coleman d’une valeur de 3 000 $. De plus, le juge de première instance a fait remarquer que, en obtenant le titre légal de la maison de la rue Coleman, M. Baranow était en mesure de [traduction] « réhypothéquer les deux propriétés pour une valeur de 116 000 $ et d’utiliser 16 000 $ pour acquérir la maison de la rue Wall » (par. 82). En outre, M. Baranow n’aurait pas pu rembourser les prêts hypothécaires aussi diligemment sans les contributions de Mme Kerr aux dépenses du ménage. Cependant, le juge de première instance n’a attribué aucune valeur à ces deux derniers points dans sa décision quant à la portée de la fiducie résultoire qu’il a imposée relativement à la maison de la rue Wall.
[182] La Cour d’appel a écarté cette conclusion au motif qu’elle n’était pas étayée par le dossier. Elle a fait remarquer que Mme Kerr ne détenait pas 37 000 $ en valeur nette de la maison de la rue Coleman au moment où M. Baranow en a acquis le titre, que M. Baranow n’a reçu aucun intérêt bénéficiaire dans le véhicule et qu’il n’y avait aucune preuve de la valeur des meubles.
[183] Je souscris à la façon dont la Cour d’appel a tranché ce point. Comme elle l’a souligné, la preuve démontrait que, outre le fait que M. Baranow a payé en argent et garanti une hypothèque, il a versé les paiements hypothécaires mensuels, a payé les taxes et les frais d’entretien de la maison de la rue Coleman jusqu’à ce qu’elle soit vendue en 1985 pour un montant de 138 000 $ (moins la commission de l’agent immobilier). Monsieur Baranow n’a reçu aucun intérêt bénéficiaire dans le véhicule et le juge ne s’est pas prononcé sur la valeur des meubles. En réalité, Mme Kerr n’a retiré de la maison de la rue Coleman aucune valeur nette lui permettant de contribuer à l’acquisition ou à l’amélioration de la maison de la rue Wall. Je suis d’avis de confirmer la conclusion de la Cour d’appel sur ce point.
c) Fiducie résultoire fondée sur l’intention commune
[184] Le juge de première instance semble aussi avoir fondé ses conclusions relatives à la fiducie résultoire sur l’existence d’une intention commune, de la part de Mme Kerr et de M. Baranow, de partager la propriété de la rue Wall. Pour les motifs que j’ai déjà exposés, la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune » n’a plus aucun rôle à jouer dans le règlement d’un litige tel que celui‑ci. J’estime qu’une fiducie résultoire n’aurait pas dû être imposée à l’égard de la propriété de la rue Wall sur la base de l’intention commune des parties.
d) Conclusion relative à la fiducie résultoire
[185] À mon avis, la Cour d’appel a eu raison d’écarter les conclusions du juge de première instance à l’égard des questions relatives à la fiducie résultoire.
(2) Enrichissement injustifié
[186] Le juge de première instance a aussi conclu que M. Baranow s’était injustement enrichi de 315 000 $ grâce à Mme Kerr, soit un tiers de la valeur de la maison de la rue Wall déterminée dans le cadre de l’analyse concernant la fiducie résultoire. Il était d’avis que Mme Kerr avait apporté les avantages suivants à M. Baranow :
a. une valeur nette de 37 000 $ dans la maison de la rue Coleman;
b. l’automobile;
c. les meubles;
d. 16 000 $ au titre du refinancement provenant du transfert de la maison de la rue Coleman et utilisés pour l’acquisition de la maison de la rue Wall;
e. 22 000 $ tirés de la revente de la maison de la rue Coleman;
f. les dépenses ménagères et les assurances liées aux deux résidences;
g. des services tels que les tâches ménagères, accueillir des invités et préparer les repas jusqu’à ce que l’invalidité de Mme Kerr l’empêche de continuer;
h. l’aide à la planification et à la décoration de la maison de la rue Wall;
i. les contributions financières à l’achat de biens pour la nouvelle maison;
j. une exemption d’impôt pour personnes handicapées;
k. l’équivalent du revenu de location du fils de Mme Kerr durant environ cinq ans.
[187] En ce qui concerne l’appauvrissement correspondant, le juge de première instance a souligné qu’il était [traduction] « peu probable » que Mme Kerr ait renoncé à une carrière ou à des possibilités de s’instruire pendant sa relation. De plus, son revenu est resté inchangé, même après son accident vasculaire cérébral, parce qu’elle touchait des prestations d’invalidité et d’autres avantages. Selon le juge, elle n’a pas eu à payer de loyer pendant toute la durée de la relation. Il est toutefois arrivé à la conclusion qu’elle avait subi un appauvrissement parce que, si elle n’avait pas investi la valeur nette de la maison de la rue Coleman, il était [traduction] « raisonnable d’inférer qu’elle l’aurait utilisée pour acheter un bien à son propre nom, investir pour elle‑même, nourrir un intérêt personnel, ou autrement profiter d’une belle occasion d’affaires » : par. 92. Il a aussi conclu, sans plus d’explications, que les avantages qu’elle a tirés de la relation n’ont pas dépassé ses contributions.
[188] La Cour d’appel a écarté la conclusion du juge de première instance en ce qui concerne l’enrichissement injustifié. Elle a conclu que les contributions directes et indirectes de M. Baranow, grâce auxquelles Mme Kerr s’est enrichie et pour lesquelles il n’a pas été compensé, constituaient un motif juridique justifiant l’enrichissement, le cas échéant, de M. Baranow au détriment de Mme Kerr. Selon la Cour d’appel, pour les motifs exposés ci‑dessus, Mme Kerr n’a pas versé une contribution de 60 000 $ et, par conséquent, sa demande reposait sur ses contributions indirectes. Toujours selon la Cour d’appel, le juge de première instance n’a pas évalué l’étendue des contributions directes et indirectes versées par M. Baranow à Mme Kerr, y compris : les frais d’hébergement qu’il a payés pendant toute la durée de la relation; sa contribution à l’acquisition de la fourgonnette que Mme Kerr possède toujours; le fait qu’elle a bénéficié de près de la moitié de son régime viager d’assurance‑maladie des employés, pour payer ses soins de santé; le fait qu’il ait pris une retraite anticipée avec une prestation mensuelle réduite pour prendre soin de Mme Kerr; et le fait qu’il ait fourni d’importants services de soins personnels et des services domestiques sans compensation. De plus, la Cour d’appel est d’avis que le juge de première instance n’a pas pris en considération que le fait que M. Baranow a payé les frais de subsistance de Mme Kerr a permis à cette dernière d’économiser environ 272 000 $ au cours de la relation.
[189] L’appelante conteste la décision de la Cour d’appel pour deux raisons. Premièrement, elle soutient que la Cour d’appel a eu tort de modifier la conclusion de fait du juge de première instance relativement à sa contribution de 60 000 $. Deuxièmement, elle prétend que la Cour d’appel a eu tort d’examiner la question des avantages réciproques en fonction du motif juridique, et qu’elle n’a donc pas cherché à savoir globalement qui s’est enrichi et qui s’est appauvri. Sur ce dernier point selon Mme Kerr, il faudrait procéder à l’examen des avantages réciproques aux deux premières étapes de l’analyse de la question de l’enrichissement injustifié : l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant. Une fois cette preuve faite, elle prétend que les attentes légitimes des parties peuvent être prises en considération dans le cadre de l’analyse de la question de savoir s’il y avait un motif juridique de l’enrichissement. L’essentiel, selon l’argument de l’appelante, est que le juge de première instance pouvait donc conclure que les parties s’attendaient légitimement à accumuler une richesse proportionnelle à leur revenu respectif; sans une part de la valeur de l’immeuble acquis pendant la relation, cette attente raisonnable ne peut se réaliser.
[190] Plus fondamentalement, l’appelante exhorte la Cour à adopter ce qu’elle appelle la « méthode fondée sur l’avoir familial » en matière d’enrichissement injustifié. Essentiellement, elle prétend que ses contributions lui permettaient de s’attendre raisonnablement à recevoir une part équitable des biens acquis pendant la relation.
[191] Je vais examiner chacune de ces prétentions.
a) Conclusions de fait quant à la contribution de 60 000 $
[192] Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour d’appel avait raison d’écarter la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’appelante avait contribué à l’actif du couple pour une valeur de 60 000 $. De façon réaliste, il n’y avait aucune « valeur nette » provenant de la maison de la rue Coleman qui pouvait servir à l’acquisition de la nouvelle « maison de rêve » de la rue Wall. De plus, l’appelante a conservé l’usage bénéficiaire du véhicule et il n’y avait aucune preuve valable de la valeur des meubles. Les conclusions du juge sur ce point résultaient d’une erreur claire et déterminante.
b) Analyse des enrichissements compensatoires
[193] Sur ce point, je ne peux pas accepter les conclusions du juge de première instance ni celles de la Cour d’appel. Je le répète, dans sa décision au sujet de l’enrichissement injustifié de Mme Kerr, le juge de première instance n’a guère tenu compte des contributions de M. Baranow. Cependant, pour les raisons exposées précédemment, la Cour d’appel a commis une erreur en évaluant les contributions de M. Baranow dans le cadre de l’analyse du motif juridique; cette analyse a prématurément tronqué la preuve prima facie d’enrichissement injustifié de Mme Kerr. J’ai énoncé précédemment dans mes motifs la façon dont il convient d’aborder cette question. Comme j’estime qu’un nouveau procès doit être tenu relativement à l’allégation d’enrichissement injustifié de Mme Kerr et à la demande reconventionnelle de M. Baranow, il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Les principes énoncés ci‑dessus doivent donc s’appliquer lors du nouveau procès sur cette question.
c) La « méthode fondée sur l’avoir familial »
[194] J’aborde enfin l’argument de nature plus générale de Mme Kerr selon lequel il faudrait évaluer sa demande suivant une « méthode fondée sur l’avoir familial ». Comme je l’ai déjà dit, pour démontrer qu’elle a droit à une part proportionnelle de la richesse accumulée pendant la relation, Mme Kerr doit établir que M. Baranow s’est injustement enrichi à ses dépens, que leur relation constituait une coentreprise familiale et que ses contributions sont liées à l’accumulation de la richesse pendant la relation. Elle devrait ensuite démontrer quelle proportion de la richesse accumulée conjointement correspond à ses contributions. Bien sûr, le juge de première instance et la Cour d’appel n’avaient pas accès à ce modèle clarifié. Cependant, ces exigences sont bien différentes de celles avancées par l’appelante, de sorte que sa « méthode fondée sur l’avoir familial » doit être rejetée.
d) Décision sur la question de l’enrichissement injustifié
[195] Je conclus que les conclusions du juge de première instance en matière d’enrichissement injustifié ne peuvent être maintenues. La question suivante est de savoir si, comme l’a jugé la Cour d’appel, il convient de rejeter la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié ou de la renvoyer pour qu’elle fasse l’objet d’un nouveau procès. Bien qu’à contrecœur, j’estime que la dernière option est la plus équitable dans les circonstances.
[196] La première considération à l’appui d’un nouveau procès est que la Cour d’appel a ordonné l’audition de la demande reconventionnelle de M. Baranow. Comme le juge de première instance n’a malheureusement pas examiné cette demande de manière significative, l’ordonnance de la Cour d’appel sur ce point est inattaquable. Certains éléments de preuve indiquaient que M. Baranow a contribué de façon importante au bien‑être de Mme Kerr de sorte que sa demande reconventionnelle ne peut simplement pas être rejetée. Comme je l’ai déjà dit, le juge de première instance a aussi mentionné diverses autres contributions financières et non financières apportées par Mme Kerr au bien‑être et au confort du couple, mais il ne les a pas évaluées et les a encore moins comparées à celles de M. Baranow. Dans ces circonstances, il serait artificiel et potentiellement injuste d’entendre la demande reconventionnelle de M. Baranow séparément de celle de Mme Kerr.
[197] Fondamentalement, la demande de Mme Kerr n’a pas été présentée, défendue ni examinée par les tribunaux d’instance inférieure suivant la méthode d’analyse de la coentreprise familiale que j’ai exposée. Même si l’on suppose que Mme Kerr a établi le bien‑fondé de sa demande relative à l’enrichissement injustifié, il est impossible en l’espèce d’appliquer équitablement cette méthode d’analyse sur la base du dossier soumis à notre Cour. Peu de conclusions de fait sont pertinentes en ce qui concerne la question clé de savoir si la relation des parties constituait une coentreprise familiale. De plus, même si l’on était convaincu que la preuve permettrait de trancher la question de la coentreprise familiale, le dossier ne permet pas de décider si les contributions de Mme Kerr à une coentreprise familiale étaient liées à l’accumulation de la richesse et, le cas échéant, dans quelle proportion. Le juge de première instance a estimé que le fait qu’elle ait payé les dépenses du ménage et les assurances, en plus du « produit » tiré de la maison de la rue Coleman, ont permis à M. Baranow de rembourser le prêt hypothécaire de 116 000 $ sur les deux maisons avant juillet 1985. On peut donc dire que ses contributions étaient liées à l’accumulation de la richesse étant donné que la maison de la rue Wall était évaluée à 942 500 $ au moment du procès. Cependant, comme les conclusions du juge relatives à la valeur nette que possédait Mme Kerr dans la maison de la rue Coleman ne peuvent être maintenues, cette conclusion est considérablement minée. Pour à peu près les mêmes raisons, il est impossible au vu du dossier d’évaluer les contributions proportionnelles apportées à la coentreprise familiale. Bref, tenter de trancher sur le fond la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié, sur la base du dossier soumis à la Cour, présente trop d’aléas et des risques d’injustice.
[198] À cet égard, le pourvoi Kerr diffère nettement du pourvoi Vanasse. Dans Vanasse, un enrichissement injustifié a été admis et les conclusions de fait de la juge de première instance correspondent étroitement à la méthode d’analyse que j’ai proposée. Dans Kerr, bien que les conclusions ne semblent pas établir l’existence d’une coentreprise familiale ou un lien concomitant avec la richesse accumulée, il serait injuste d’arriver à cette conclusion sans donner aux parties la possibilité de présenter leur preuve et leurs arguments selon la méthode énoncée dans les présents motifs.
[199] Ainsi, bien qu’à regret, je suis d’avis d’ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement à la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié et de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel prescrivant une audition de la demande reconventionnelle de M. Baranow.
(3) Date de prise d’effet de l’ordonnance alimentaire pour époux
[200] La dernière question est celle de savoir, comme l’a conclu la Cour d’appel, si le juge de première instance a commis une erreur en rendant en faveur de Mme Kerr une ordonnance alimentaire rétroactive à la date d’introduction de l’action plutôt qu’à la date du début du procès. À mon humble avis, la Cour d’appel a commis une erreur dans l’application des facteurs pertinents et n’aurait pas dû annuler l’ordonnance du juge de première instance.
[201] Le juge de première instance a conclu qu’en 2006, le revenu de l’appelante était de 28 787 $ et que celui de l’intimé s’élevait à 70 520 $, sur le fondement de leur déclaration de revenus respective. Il a ensuite appliqué les Lignes directrices facultatives en matière de pensions alimentaires pour époux (« Lignes directrices ») pour arriver à une fourchette de 1 304 $ à 1 739 $ par mois. Il a accordé un montant se situant dans la partie supérieure de la fourchette pour que Mme Kerr soit en mesure de payer une chambre privée en attendant un lit subventionné dans un établissement approprié plus près de sa famille.
[202] La Cour d’appel était d’accord avec le juge de première instance pour dire que Mme Kerr avait droit à une pension alimentaire compte tenu de la durée de la relation des parties, de son âge, de son revenu fixe et limité et de l’importance de son invalidité, qu’elle avait droit à une pension alimentaire qui lui permettrait d’avoir un mode de vie se rapprochant davantage de celui qu’avaient les parties quand elles vivaient ensemble. La Cour d’appel était aussi d’avis que le juge avait bien déterminé le montant de la pension alimentaire. Elle a toutefois conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en ordonnant que la pension alimentaire soit rétroactive à la date à laquelle Mme Kerr avait intenté les procédures. Elle a adressé au juge de première instance les reproches suivants : il a rendu l’ordonnance de façon automatique plutôt qu’en appliquant les principes juridiques pertinents; il n’a pas pris en compte le fait que, pendant la période transitoire, Mme Kerr n’avait aucun besoin financier au‑delà de ses moyens car elle résidait dans un établissement de soins de santé subventionné par le gouvernement et elle n’avait pas eu à puiser dans son capital; il n’a pas pris en compte le fait qu’elle n’avait pas demandé à M. Baranow de lui verser une pension alimentaire provisoire et qu’elle n’avait pas expliqué pourquoi elle n’avait pas demandé une telle pension; il a ordonné la rétroactivité de la pension alors que, vu l’absence d’une demande provisoire, on n’avait rien à reprocher à M. Baranow.
[203] L’appelante soutient que la décision d’établir un parallèle entre les principes se rapportant à la pension alimentaire pour le conjoint avec effet rétroactif et ceux se rapportant à la pension alimentaire pour enfants avec effet rétroactif a été prise sans aucun examen ou analyse juridique. Elle soutient également que le raisonnement de la Cour d’appel impose un fardeau trop lourd et inapproprié aux demandeurs, les obligeant essentiellement à présenter une demande de pension alimentaire pour conjoint provisoire, sous peine de perdre leur droit aux aliments. Enfin, elle affirme que dans le cas de la pension alimentaire rétroactive, il faut en droit faire une distinction selon que la pension est rétroactive à une date antérieure ou postérieure au dépôt de la demande, et que dans ce dernier cas, il est moins nécessaire que le juge fasse preuve de retenue. Je suis d’accord avec l’appelante quant aux deuxième et troisième prétentions.
[204] Il ne fait aucun doute que le juge de première instance pouvait accorder une pension alimentaire devant prendre effet à la date d’institution des procédures. Cela ressort clairement de l’al. 93(5)d) de la Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, de la Colombie‑Britannique (« FRA ») :
[traduction]
93 . . .
(5) Une ordonnance rendue aux termes du présent article peut aussi prévoir au moins un des éléments suivants :
. . .
d) le paiement d’une pension alimentaire pour toute période antérieure à l’ordonnance;
[205] L’appelante a demandé une pension alimentaire à compter de la date à laquelle son bref d’assignation et sa déclaration ont été délivrés et signifiés. Elle n’a pas demandé, et ne demande toujours pas, de pension alimentaire pour la période antérieure au début des procédures, ou pour une période pendant laquelle une autre ordonnance alimentaire était en vigueur. Je remarque qu’elle était légalement tenue de présenter une demande de pension alimentaire dans l’année suivant la fin de la cohabitation : définition d’[traduction] « époux », al. 1(1)b) de la FRA. Madame Kerr a présenté sa demande à peine plus d’un mois après la fin de la cohabitation des parties.
[206] Je ne me risquerai pas dans les débats sémantiques sur la définition du mot « rétroacti[f] » : voir D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231, par. 2, 69‑70; S. (L.) c. P. (E.) (1999), 67 B.C.L.R. (3d) 254 (C.A.), par. 55‑57. Je préfère plutôt suivre l’exemple du juge Bastarache dans D.B.S. et examiner les facteurs pertinents qui entrent en jeu lorsqu’une demande de pension alimentaire est présentée relativement à une période antérieure à l’ordonnance.
[207] Bien que l’arrêt D.B.S. porte sur la pension alimentaire pour enfants plutôt que pour le conjoint, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle des considérations semblables à celles exposées dans le contexte de la pension alimentaire pour enfants sont également pertinentes pour décider de l’opportunité d’une pension alimentaire « rétroactive ». Plus précisément, ces facteurs incluent les besoins du bénéficiaire, le comportement du débiteur, la raison du retard dans la présentation de la demande de pension alimentaire et tout préjudice que peut causer une pension rétroactive au conjoint débiteur. Cependant, dans les cas de pension alimentaire pour conjoint, ces facteurs doivent être examinés et soupesés à la lumière de principes et objectifs juridiques qui diffèrent de ceux de la pension pour enfants. J’aborde brièvement certaines de ces différences, mais sans les approfondir.
[208] La pension alimentaire pour le conjoint n’a pas le même fondement juridique que la pension pour enfants. La relation parent‑enfant est une relation fiduciale de dépendance présumée et l’obligation du père et de la mère de subvenir aux besoins de leur enfant s’applique dès la naissance. En ce sens, l’enfant acquiert le droit aux aliments « automatiquement » et le père et la mère doivent privilégier les intérêts de leur enfant plutôt que les leurs au moment de négocier la pension et de la débattre en justice. Le droit aux aliments appartient à l’enfant, et non au parent qui demande la pension au nom de l’enfant, et le montant de base de la pension pour enfants en vertu de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), (ainsi que plusieurs lois provinciales en matière de pension alimentaire pour enfants) dépend maintenant du revenu du débiteur, et non d’une pondération hautement discrétionnaire des ressources et des besoins. Ces aspects de la pension alimentaire pour enfants apaisent quelque peu les préoccupations relatives à l’absence d’avis et au manque de diligence dans les demandes de pension alimentaire pour enfants. En ce qui concerne l’avis, le parent débiteur sait, ou devrait savoir, qu’il est tenu de payer des aliments proportionnellement à son revenu. En ce qui concerne le retard à agir, le droit aux aliments appartient à l’enfant et, par conséquent, c’est l’enfant, et non l’autre parent, qui subit un préjudice en raison du manque de diligence du parent demandant la pension : voir D.B.S., par. 36‑39, 47‑48, 59, 80, 100‑104. Par contre, le conjoint n’a aucun droit présomptif à la pension et, contrairement à la pension pour enfants, le conjoint n’est généralement pas tenu de protéger les intérêts juridiques du conjoint séparé. Par conséquent, les préoccupations au sujet de l’avis, du retard et de la conduite répréhensible ont généralement plus de poids en ce qui concerne les demandes d’aliments pour conjoint : voir, par exemple, M. L. Gordon, « Blame Over : Retroactive Child and Spousal Support in the Post‑Guideline Era » (2004‑2005), 23 C.F.L.Q. 243, p. 281 et 291‑292.
[209] Lorsque, comme en l’espèce, le débiteur se plaint de ce que la pension aurait pu être demandée plus tôt, mais ne l’a pas été, deux intérêts sous‑jacents entrent en jeu. Le premier concerne la certitude des obligations juridiques du débiteur; la possibilité qu’une ordonnance s’applique rétroactivement complique la planification des finances personnelles et une forte ordonnance alimentaire « rétroactive » non prévue par le débiteur peut lui causer des difficultés financières. Le deuxième vise à inciter le demandeur à présenter sa demande promptement (voir D.B.S., par. 100‑103).
[210] Ni l’une ni l’autre de ces préoccupations n’a beaucoup d’importance en l’espèce. L’ordonnance était rétroactive à la date où les procédures visant à obtenir un redressement ont été intentées, et il n’y a eu aucune ordonnance provisoire pour un montant différent. L’introduction des procédures a clairement avisé le débiteur qu’une pension alimentaire était demandée et lui a permis de se préparer à l’éventualité qu’elle soit ordonnée. Il n’y a donc pas vraiment lieu de s’interroger sur la certitude des obligations du débiteur. Madame Kerr a poursuivi l’affaire avec diligence et, cela étant, il n’est pas vraiment nécessaire de mettre en place d’autres mesures propres à l’inciter, elle ou d’autres personnes dans sa situation, à procéder de façon plus diligente.
[211] Dans l’arrêt D.B.S., le juge Bastarache a dit que la date de l’information réelle du parent débiteur devrait « généralement être retenue » comme étant, « de prime abord », la date d’application de l’ordonnance (par. 118, 121; voir également le par. 125). La Cour d’appel de l’Ontario a retenu la date de l’introduction de la demande de pension alimentaire pour conjoint comme étant la [traduction] « date de prise d’effet habituelle », en l’absence de toute raison de ne pas faire entrer l’ordonnance en vigueur à cette date : MacKinnon c. MacKinnon (2005), 75 O.R. (3d) 175, par. 24. Bien que, à mon avis, la décision de faire rétroagir le versement des aliments doive résulter du pouvoir discrétionnaire exercé à la lumière des circonstances particulières, le fait que l’ordonnance soit demandée à compter de l’introduction de la demande sera souvent un facteur important à considérer pour savoir quelle importance accorder aux considérations pertinentes. Il importe de souligner que, dans D.B.S., les quatre parties demandaient que les paiements de pension alimentaire pour enfants remontent à une période antérieure au dépôt de leurs demandes respectives; ce n’est pas le cas en l’espèce.
[212] Parmi les autres facteurs pertinents signalés dans D.B.S., mentionnons le comportement du débiteur, la situation de l’enfant (ou, dans le cas d’une pension alimentaire pour conjoint, la situation du conjoint qui réclame une pension), et toute difficulté occasionnée par l’ordonnance. Le comportement en question doit avoir un lien quelconque avec l’obligation alimentaire, par exemple, dissimuler certains biens ou ne pas communiquer l’information de manière appropriée : D.B.S., par. 106. L’examen de la situation du conjoint qui demande la pension, par analogie avec l’analyse exposée dans D.B.S., se rattachera aux besoins du conjoint au moment où la pension aurait dû être versée et au moment présent. Les commentaires formulés par le juge Bastarache au par. 113 de D.B.S. s’adaptent facilement à la situation du conjoint qui demande une pension alimentaire : « [le conjoint] qui a connu des difficultés dans le passé peut obtenir réparation grâce à une ordonnance rétroactive. Par contre, une telle ordonnance est plus difficile à justifier dans le cas où [le conjoint] a bénéficié de tous les avantages qu’il aurait obtenus [de cette pension] ». En ce qui concerne les difficultés, il y a le risque qu’une ordonnance rétroactive ne tienne pas compte de ce que le débiteur peut se permettre et que cela nuise à la capacité du débiteur de gérer ses finances. Cependant, il est aussi essentiel de souligner que, dans D.B.S., notre Cour a mis l’accent sur le besoin de souplesse et a considéré l’affaire dans sa globalité en fonction des faits de l’espèce; la même souplesse est appropriée dans le cas des pensions alimentaires pour conjoint « rétroactives ».
[213] À la lumière de ces principes, j’estime que la Cour d’appel a commis deux erreurs principales.
[214] Premièrement, elle a commis une erreur en concluant que la situation de l’appelante était telle qu’elle n’avait pas besoin de soutien avant le procès. Le juge de première instance a conclu, et la Cour d’appel n’a pas contesté cette conclusion, que l’appelante avait droit à une pension alimentaire non compensatoire pour conjoint, dans la partie supérieure de la fourchette proposée dans les Lignes directrices, pour une période indéfinie. Le droit à la pension, le montant de celle-ci et la période indéfinie de l’ordonnance ne font pas l’objet du présent pourvoi. Il est clair que Mme Kerr avait besoin que l’intimé lui verse une pension alimentaire à la date où elle a introduit les procédures et qu’elle en avait toujours besoin lors du procès. La Cour d’appel a signalé à juste titre les facteurs pertinents, tels que son âge, son invalidité et son revenu fixe. Cependant, la Cour d’appel n’a pas expliqué de quelle façon la situation de Mme Kerr avait changé entre le début de l’instance et la date du procès et le changement ne ressort pas non plus clairement des conclusions de fait du juge de première instance. Si je comprends bien le dossier, un des objectifs de l’ordonnance alimentaire était de permettre à Mme Kerr d’avoir accès à une chambre privée pendant qu’elle attendait un lit subventionné dans un établissement convenable près de chez son fils. À compter de la date d’introduction des procédures jusqu’à la date du procès, elle habitait dans le pavillon Brock Fahrni qui se trouve dans un établissement de soins prolongés subventionné par le gouvernement et elle occupait une chambre avec trois autres personnes. À mon humble avis, elle avait besoin de soutien pendant toute cette période. Si, selon le raisonnement de la Cour d’appel, le besoin de Mme Kerr ne se ferait sentir qu’une fois qu’elle aurait sa chambre privée, sa décision de faire rétroagir l’ordonnance au premier jour du procès semble incompatible avec ce point de vue. La Cour d’appel n’a pas laissé entendre qu’il y avait une différence sur le plan des besoins qu’elle avait cette journée-là et ceux qu’elle avait au moment où elle a introduit les procédures. Elle n’a pas non plus indiqué que l’ordonnance alimentaire du juge de première instance causerait des difficultés financières à M. Baranow.
[215] Avec égards, la Cour d’appel a commis une erreur de principe en annulant l’ordonnance du juge qui prenait effet à la date d’introduction de la demande au motif que Mme Kerr n’avait aucun besoin pendant cette période, tout en confirmant les conclusions du juge se rapportant aux besoins de Mme Kerr dans une situation identique à celle qui existait au moment où la demande a été introduite.
[216] Deuxièmement, à mon avis, la Cour d’appel a eu tort de reprocher à Mme Kerr de ne pas avoir présenté une demande provisoire, lui attribuant de ce fait un retard déraisonnable dans le dépôt de la demande de pension alimentaire pour la période en question. Madame Kerr a introduit sa demande peu de temps après la séparation et, compte tenu du fait que le procès n’a débuté que treize mois plus tard, elle semble avoir poursuivi les procédures avec diligence. Monsieur Baranow avait donc reçu un avis clair de la pension alimentaire demandée et il aurait facilement pu demander conseil concernant l’étendue possible de sa responsabilité. Compte tenu des coûts financiers, matériels et affectifs élevés des requêtes interlocutoires, surtout pour une personne dont les moyens sont limités et qui souffre d’une invalidité importante comme Mme Kerr, j’estime qu’il était déraisonnable pour la Cour d’appel d’attacher des conséquences aussi graves au fait qu’une demande provisoire n’ait pas été présentée. À mon avis, la position adoptée par la Cour d’appel n’incite pas les parties à rechercher la communication de renseignements financiers, à poursuivre leurs réclamations avec diligence raisonnable et à restreindre au minimum les procédures interlocutoires. Le fait d’exiger des demandes provisoires risque de prolonger les procédures au lieu de les accélérer. L’argument de l’intimé fondé sur le fait qu’un critère juridique différent se serait appliqué à l’étape de la pension alimentaire provisoire est peu convaincant. Après un procès complet sur le fond, le juge de première instance est arrivé à des conclusions claires et maintenant incontestées quant au besoin de soutien en se fondant sur des circonstances qui n’avaient pas changé entre l’introduction de la demande et le procès.
[217] En résumé, Mme Kerr n’a pas tardé à déposer sa demande de pension alimentaire et il n’y a pas eu de retard excessif entre la date de la demande et le début du procès. Madame Kerr avait besoin de soutien pendant toute la période pertinente; elle souffrait d’une grave invalidité physique et son niveau de vie était nettement inférieur à celui qu’elle avait lorsqu’elle habitait avec l’intimé. Monsieur Baranow avait les moyens de lui verser une pension, il avait reçu sans délai un avis de sa réclamation, et rien dans les motifs de la Cour d’appel n’indiquait qu’elle considérait que la pension alimentaire imposée par le juge mettait M. Baranow dans une situation financière difficile, de sorte que l’ordonnance était inappropriée.
[218] Bien qu’il soit regrettable que le juge n’ait pas expliqué pourquoi il faisait rétroagir l’ordonnance à la date d’introduction des procédures, les principes juridiques pertinents qui ont été appliqués aux faits qu’il avait constatés appuient le prononcé de cette ordonnance et la Cour d’appel a commis une erreur en décidant autrement.
[219] En somme, je conclus que la Cour d’appel a commis une erreur en annulant la partie de l’ordonnance alimentaire du juge qui couvrait la période écoulée entre l’introduction des procédures et le début du procès. Je suis d’avis de rétablir l’ordonnance du juge de première instance en donnant effet à la pension alimentaire pour conjoint au 14 septembre 2006.
D. Dispositif
[220] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie. Plus précisément, je suis d’avis :
a. d’accueillir le pourvoi sur la question de la pension alimentaire et de rétablir l’ordonnance alimentaire du juge de première instance;
b. d’accueillir le pourvoi en ce qui concerne la décision de la Cour d’appel de rejeter la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié et d’ordonner une nouvelle audition de cette demande;
c. de rejeter le pourvoi en ce qui concerne la demande de Mme Kerr relative à la fiducie résultoire et l’ordonnance de nouvelle audition de la demande reconventionnelle de M. Baranow et de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel quant à ces questions.
[221] Comme Mme Kerr a eu gain de cause en bonne partie, je suis d’avis de lui accorder les dépens dans toutes les cours.
Pourvoi 33157 accueilli en partie avec dépens.
Pourvoi 33358 accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante Margaret Kerr : Hawthorne, Piggott & Company, Burnaby.
Procureur de l’intimé Nelson Baranow : Susan G. Label, Vancouver.
Procureurs de l’appelante Michele Vanasse : Nelligan O’Brien Payne, Ottawa.
Procureurs de l’intimé David Seguin : MacKinnon & Phillips, Ottawa.