COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Pecore c. Pecore, [2007] 1 R.C.S. 795, 2007 CSC 17
Date : 20070503
Dossier : 31202
Entre :
Michael Pecore
Appelant
et
Paula Pecore et Shawn Pecore
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 76)
Motifs concordants :
(par. 77 à 107)
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron)
La juge Abella
______________________________
Pecore c. Pecore, [2007] 1 R.C.S. 795, 2007 CSC 17
Michael Pecore Appelant
c.
Paula Pecore et Shawn Pecore Intimés
Répertorié : Pecore c. Pecore
Référence neutre : 2007 CSC 17.
No du greffe : 31202.
2006 : 6 décembre; 2007 : 3 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Weiler, Rosenberg et Lang) (2005), 19 E.T.R. (3d) 162, 17 R.F.L. (6th) 261, 202 O.A.C. 158, [2005] O.J. No. 3712 (QL), qui a confirmé une décision du juge Karam (2004), 7 E.T.R. (3d) 113, 48 R.F.L. (5th) 89, [2004] O.J. No. 695 (QL). Pourvoi rejeté.
Andrew M. Robinson et Megan L. Mackey, pour l’appelant.
Bryan C. McPhadden et Fabrice Gouriou, pour les intimés.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
1 Le pourvoi porte sur les comptes de banque et de placement conjoints dans lesquels un seul des titulaires dépose des fonds. De nombreux Canadiens utilisent de tels comptes à diverses fins, notamment comme outils de planification successorale et de gestion financière. Vu l’utilisation répandue des comptes conjoints, il convient que la Cour examine les règles de droit qui déterminent la façon dont les tribunaux doivent traiter ces comptes après le décès de l’un de leurs titulaires.
2 Selon les modalités de la convention conclue avec la banque, il arrive que chacun des deux titulaires conjoints ait le droit, en common law, de retirer une partie ou la totalité des fonds du compte à n’importe quel moment et que chacun bénéficie d’un droit de survie. Dans le cas où un seul des titulaires conjoints dépose des fonds dans le compte et où ce titulaire décède le premier, il faut déterminer s’il avait l’intention que le solde du compte conjoint soit dévolu à l’autre titulaire seulement ou qu’il soit distribué conformément à son testament. Le pourvoi porte sur la façon de résoudre cette question.
3 En l’espèce, un père vieillissant, dont les enfants avaient atteint l’âge adulte, a placé à titre gratuit ses fonds communs de placement, son compte bancaire et ses fiducies de revenu dans des comptes conjoints à son nom et à celui de l’une de ses filles. Seul le père faisait des dépôts dans les comptes. À son décès, il restait des fonds dans les comptes.
4 Nul ne conteste que la fille est devenue propriétaire en common law du solde des comptes par effet de son droit de survie. Toutefois, l’equity fait une distinction entre la propriété en common law et la propriété bénéficiaire. Le propriétaire bénéficiaire d’un bien est [traduction] « le véritable propriétaire du bien même si ce dernier n’est pas à son nom » : Csak c. Aumon (1990), 69 D.L.R. (4th) 567 (H.C.J. Ont.), p. 570. Il faut donc déterminer si le père voulait faire don à sa fille de la propriété bénéficiaire des comptes au moment de son décès ou s’il voulait que sa fille détienne le solde des comptes en fiducie au profit de sa succession pour le distribuer conformément à son testament.
5 Bien que, dans tout différend concernant un transfert à titre gratuit, l’élément crucial soit l’intention réelle de son auteur au moment du transfert, celle‑ci est souvent difficile à déterminer avec certitude, surtout si l’auteur du transfert est décédé. La common law a donc établi des règles pour aider les tribunaux dans leur démarche. Le pourvoi soulève les questions suivantes :
1. Les présomptions de fiducie résultoire et d’avancement s’appliquent‑elles toujours de nos jours?
2. Dans l’affirmative, quelle est la norme à appliquer pour réfuter ces présomptions?
3. Comment les tribunaux doivent‑ils traiter le droit de survie dans le contexte d’un compte conjoint?
4. Quels éléments de preuve les tribunaux peuvent‑ils prendre en considération pour déterminer l’intention de l’auteur du transfert?
6 En l’espèce, le juge de première instance a conclu que l’intention réelle du père était de faire un don à sa fille et que celle‑ci pouvait conserver le solde des comptes. La Cour d’appel a rejeté l’appel de l’ex‑mari de la fille.
7 Je conclus que rien ne permet d’infirmer cette décision. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Les faits
8 Le litige oppose Paula Pecore à son ex‑mari, Michael Pecore, relativement à la dévolution du solde des comptes conjoints dont Paula et son père étaient titulaires, au décès de celui‑ci. Le solde en litige s’élevait à près de 1 000 000 $ lorsque le père de Paula est décédé en 1998.
9 Paula a deux sœurs, mais c’est elle qui était la plus proche de son père. En fait, son père n’avait plus aucun contact avec l’une de ses filles jusqu’à peu de temps avant sa mort, en 1998. Contrairement à ses sœurs, qui étaient bien établies financièrement, Paula occupait divers emplois mal rémunérés et prenait soin de son mari Michael, qui est tétraplégique. Son père a aidé financièrement Paula et sa famille, notamment en leur achetant une fourgonnette, en apportant des améliorations à la maison et en aidant le fils de Paula à poursuivre des études universitaires.
10 En 1993, un conseiller financier a expliqué au père de Paula qu’en plaçant ses biens en propriété conjointe, il pourrait éviter [traduction] « le paiement de frais d’homologation et d’impôt et rendre ainsi la transmission de ses biens après son décès moins coûteuse et moins ardue » ((2004), 7 E.T.R. (3d) 113, par. 7). En février 1994, il a commencé à transférer, à son nom et à celui de Paula conjointement, avec droit de survie, une partie de ses biens qui se trouvaient principalement dans des comptes bancaires ou des fonds communs de placement (ibid., par. 6). En 1996, son comptable l’a informé que, pour le calcul de l’impôt, les transferts en faveur de sa fille (contrairement aux transferts en faveur d’un conjoint) pouvaient engendrer un gain en capital sur lequel un impôt serait exigible l’année même de la disposition. Le père de Paula a donc écrit aux établissements financiers pour résoudre le problème de l’impôt. Il les a informés qu’il était [traduction] « le seul et unique propriétaire des biens et qu’il n’y avait pas eu don des fonds en faveur de Paula » (ibid., par. 10).
11 Le père de Paula a continué à utiliser et à gérer les fonds placés dans ces comptes après leur transfert en propriété conjointe. Lui seul déclarait le revenu tiré de ces comptes et payait l’impôt y afférent. Paula a fait des retraits, mais elle devait au préalable en informer son père. Selon elle, son père voulait ainsi s’assurer que le solde des comptes était suffisant pour permettre le retrait.
12 Au début de 1998, le père de Paula a rédigé son testament. À cette époque, il avait déjà transféré la majeure partie de ses biens dans les comptes conjoints à son nom et à celui de Paula. Pour la première fois, il a nommé Michael dans son testament. Celui‑ci contenait des legs spécifiques en faveur de Paula, de Michael et des enfants de Paula (que Michael avait adoptés), mais les comptes n’y étaient pas mentionnés. Le reliquat de la succession devait être partagé en parts égales entre Paula et Michael.
13 Dans son témoignage, l’avocat qui a rédigé le testament a affirmé s’être informé auprès du père de Paula concernant [traduction] « des éléments d’actif tels que des régimes enregistrés d’épargne‑retraite, des fonds enregistrés de revenu de retraite (FERR), des régimes de pension agréés ou des assurances sur la vie et, dans chaque cas, [avoir été] convaincu qu’aucun élément de ce genre ne devait être transmis par testament et qu’il n’était donc pas nécessaire de les inclure dans le testament » (ibid., par. 37). La question des comptes de banque et des comptes de placement conjoints n’a jamais été abordée.
14 En 1998, le père de Paula a emménagé chez Paula et Michael. En 1997 et en 1998, le père a dit à son entourage, et notamment à l’une des sœurs de Paula, qu’il allait prendre soin de Paula après sa mort, mais que le « système » s’occuperait de Michael.
15 Le père de Paula est décédé en décembre 1998. Sa succession a payé l’impôt relatif à la disposition réputée des comptes en faveur de Paula immédiatement avant le décès de son père.
16 Paula et Michael ont par la suite divorcé. Le différend au sujet des comptes a vu le jour dans le cadre du partage des biens familiaux.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (2004), 7 E.T.R. (3d) 113
17 Le juge de première instance a examiné l’application des présomptions de fiducie résultoire et d’avancement, pour conclure que c’était cette dernière qui s’appliquait compte tenu de la relation entre Paula et son père. Selon le juge Karam, la preuve ne réfutait pas la présomption d’avancement, de sorte que l’argent placé dans les comptes conjoints appartenait à Paula. Il a conclu que la preuve établissait clairement que le père de Paula avait l’intention de lui faire don de la propriété bénéficiaire des biens placés dans les comptes conjoints, tout en continuant à les contrôler et à s’occuper de leur gestion courante de son vivant.
B. Cour d’appel de l’Ontario (2005), 19 E.T.R. (3d) 162
18 La Cour d’appel estimait, comme le juge de première instance, qu’une preuve abondante démontrait que le père de Paula avait l’intention de lui faire don de l’intérêt bénéficiaire de ses biens lorsqu’il les a placés en propriété conjointe. En conséquence, la juge Lang a conclu qu’il n’était pas nécessaire de s’appuyer sur la présomption d’avancement, précisant qu’une présomption n’est pertinente que si la preuve de l’intention réelle n’est pas concluante ou est inexistante.
IV. Analyse
A. Les présomptions de fiducie résultoire et d’avancement s’appliquent‑elles toujours de nos jours?
19 Pour établir les règles qui régissent les comptes conjoints après le décès de l’auteur du transfert il faut d’abord examiner les règles de common law qui servent à déterminer l’intention du défunt.
20 Une fiducie résultoire prend naissance lorsque le titre de propriété d’un bien est établi au nom d’une partie qui, en sa qualité de fiduciaire ou d’acquéreur à titre gratuit, a l’obligation de rendre le bien au détenteur original du titre : voir D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, dir., Waters’ Law of Trusts in Canada (3e éd. 2005), p. 362. Bien que le fiduciaire détienne presque toujours le titre en common law, il peut aussi, exceptionnellement, détenir le titre en equity : voir Waters’ Law of Trusts, p. 365, qui mentionne l’affaire Carter c. Carter (1969), 70 W.W.R. 237 (C.S.C.‑B.).
21 L’avancement est un don fait du vivant de l’auteur du transfert, en faveur d’une personne qui est à sa charge parce qu’elle lui est liée par le mariage ou la filiation : voir Waters’ Law of Trusts, p. 378. Dans le contexte de la filiation, ce terme est aussi utilisé parce que [traduction] « le père avait l’obligation morale de pourvoir à l’avancement de ses enfants dans le monde » : A. H. Oosterhoff et autres, Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials (6e éd. 2004), p. 575 (je souligne).
22 Dans certaines circonstances, expliquées ci‑après, la présomption de fiducie résultoire ou la présomption d’avancement s’appliquera. Ces deux présomptions de droit peuvent être réfutées : voir, p. ex., Re Mailman Estate, [1941] R.C.S. 368, p. 374; Niles c. Lake, [1947] R.C.S. 291; Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436, p. 451; J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), p. 115. Une présomption de droit réfutable est une hypothèse juridique que le tribunal tient pour avérée, à moins que la preuve ne soit suffisante pour l’écarter. La présomption inverse donc le fardeau de la preuve, en obligeant la partie opposée à la réfuter : voir Sopinka et autres, p. 105‑106.
23 Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis que ces présomptions établies de longue date en common law ont toujours un rôle à jouer dans les litiges relatifs aux transferts à titre gratuit. Elles servent à guider les tribunaux dans la résolution du litige, lorsque la preuve de l’intention de l’auteur du transfert, au moment du transfert, n’est pas disponible ou n’est guère concluante. C’est plus particulièrement le cas lorsque l’auteur du transfert est décédé, et qu’il ne peut donc pas confirmer quelle était son intention lorsqu’il a transféré les biens. Par ailleurs, comme la juge Feldman de la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait remarquer dans Saylor c. Madsen Estate (2005), 261 D.L.R. (4th) 597, les présomptions d’avancement et de fiducie résultoire ont l’avantage d’offrir certitude et prévisibilité aux personnes qui placent des biens dans des comptes conjoints ou les transfèrent autrement à titre gratuit.
1. La présomption de fiducie résultoire
24 La présomption de fiducie résultoire est une présomption de droit réfutable et la règle générale applicable aux transferts à titre gratuit. Lorsqu’un transfert est contesté, la présomption détermine à quelle partie incombe le fardeau de la preuve. Ainsi, dans le cas d’un transfert sans contrepartie, la preuve de l’intention de faire un don incombe à son destinataire : voir Waters’ Law of Trusts, p. 375, et E. E. Gillese et M. Milczynski, The Law of Trusts (2e éd. 2005), p. 110. Il en est ainsi parce que l’equity présume l’existence d’un marché, et non d’une donation.
25 La présomption de fiducie résultoire modifie donc la pratique habituelle selon laquelle le fardeau de la preuve en matière civile appartient à la partie demanderesse (soit, en pareil cas, celle qui conteste le transfert), et oblige plutôt le destinataire du transfert à réfuter la présomption de fiducie résultoire.
26 Lorsque l’auteur du transfert est décédé et qu’un litige oppose son destinataire à un tiers, une autre raison justifie l’application de la présomption de fiducie résultoire. En pareilles circonstances, c’est en effet le destinataire du transfert qui est le mieux placé pour établir les circonstances du transfert.
2. La présomption d’avancement
27 La présomption de fiducie résultoire est donc la règle générale applicable aux transferts à titre gratuit. Toutefois, selon la nature des liens qui unissent l’auteur du transfert à son destinataire, il arrive que ce ne soit pas la présomption de fiducie résultoire, mais plutôt la présomption d’avancement qui s’applique : voir Waters’ Law of Trusts, p. 378. Si tel est le cas, il incombera à la partie qui conteste le transfert de réfuter la présomption de donation.
28 Historiquement, la présomption d’avancement s’applique dans deux situations. Premièrement, dans le cas du transfert d’un bien en faveur de l’épouse : Hyman c. Hyman, [1934] 4 D.L.R. 532 (C.S.C.), p. 538. Deuxièmement, dans le cas d’un transfert par le père en faveur de son enfant, comme en l’espèce.
29 L’une des plus anciennes causes attestées où un juge a appliqué la présomption d’avancement est la décision Grey (Lord) c. Grey (Lady) (1677), Rep. Temp. Finch 338, 23 E.R. 185, qui date du XVIIe siècle :
[traduction] . . . la loi n’inférera jamais l’existence d’une fiducie parce que les liens du sang et l’obligation morale qui incombe au père de subvenir aux besoins de son fils prédominent et doivent l’emporter sur toute inférence. [Je souligne; p. 187.]
30 Comme le tribunal l’a mentionné dans Grey, la justification traditionnelle de la présomption d’avancement par le père en faveur de son enfant est l’obligation du père de subvenir aux besoins de ses fils : voir aussi Oosterhoff on Trusts, p. 575. La présomption repose également sur l’hypothèse voulant que les parents aient si couramment l’intention de faire des dons à leurs enfants que la loi doit présumer qu’il en est ainsi : ibid., p. 581 et 598.
31 Si, historiquement, la relation entre un père et son enfant enclenche la présomption d’avancement, les tribunaux canadiens sont partagés pour ce qui est de savoir s’il en est de même de la relation entre une mère et son enfant. Certains ont conclu que tel n’est pas le cas : voir, p. ex., Lattimer c. Lattimer (1978), 18 O.R. (2d) 375 (H.C.J.), qui s’appuie sur les motifs concordants du juge Cartwright dans Edwards c. Bradley, [1957] R.C.S. 599. D’autres ont statué que la présomption s’applique : voir, p. ex., Rupar c. Rupar (1964), 49 W.W.R. 226 (C.S.C.‑B.); Dagle c. Dagle Estate (1990), 38 E.T.R. 164 (C.S.Î.‑P.‑É., Div. app.); Re Wilson (1999), 27 E.T.R. (2d) 97 (C. Ont. (Div. gén.)). Pour conclure que la présomption s’appliquait aux mères et à leurs enfants, dans Re Wilson, le juge Fedak a pris en compte, au par. 50, [traduction] « l’affection naturelle entre la mère et son enfant, les modifications législatives imposant aux mères l’obligation de subvenir aux besoins de leurs enfants, l’indépendance économique des femmes et les droits à l’égalité inscrits dans la Charte ».
32 L’application de la présomption à la relation mère‑enfant n’est pas en cause dans le pourvoi — qui porte sur des transferts entre père et fille — , mais je m’y attarderai brièvement. De nos jours, les femmes disposent de leurs propres ressources financières, ce qui n’était pas le cas à l’époque où la présomption d’avancement a vu le jour. Les mères ont aussi aujourd’hui, au même titre que les pères, l’obligation légale de soutenir financièrement leurs enfants. Le paragraphe 26.1(2) de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), énonce « le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants [. . .] est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux ». De même, le par. 31(1) de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, prévoit que « [l]e père et la mère sont tenus de fournir des aliments à leur enfant non marié qui est mineur ou qui suit un programme d’études à temps plein, dans la mesure de leurs capacités. » Oosterhoff et autres traitent aussi de cette question dans Oosterhoff on Trusts, p. 575 : [traduction] « Les mères et les pères ont maintenant la même obligation de prendre soin de leurs enfants et ils sont tout aussi susceptibles les uns que les autres d’avoir l’intention de leur faire des dons [. . .] Au Canada, il est maintenant reconnu que les mères et les pères doivent recevoir le même traitement. »
33 Je suis aussi de cet avis. Puisqu’elles ont maintenant à la fois les moyens et l’obligation de subvenir aux besoins de leurs enfants, les mères peuvent, tout autant que les pères, avoir l’intention de faire des dons à leurs enfants. La présomption d’avancement doit donc s’appliquer tant aux mères qu’aux pères.
34 Il faut ensuite se demander si la présomption d’avancement s’applique à la relation entre les parents et leurs enfants adultes autonomes. Plusieurs tribunaux ont statué que la présomption ne devrait pas s’appliquer. Pour arriver à cette conclusion, le juge Heeney, dans McLear c. McLear Estate (2000), 33 E.T.R. (2d) 272 (C.S.J. Ont.), par. 40‑41, s’est en grande partie fondé sur la pratique contemporaine des parents âgés d’ajouter leurs enfants adultes à titre de titulaires conjoints de leurs comptes pour que ces enfants puissent les aider à gérer leurs finances :
[traduction] Si le juge Dickson a pris en considération le « contexte social actuel » pour conclure que la présomption d’avancement entre l’époux et l’épouse était devenue obsolète, la prise en considération du contexte social actuel dans lequel vivent le père ou la mère âgé dicte tout aussi impérieusement l’élimination de la présomption d’avancement entre parents et enfants adultes. Nous vivons dans un monde de plus en plus complexe. Les gens vivent plus longtemps, et il arrive fréquemment que le père ou la mère qui se fait vieux ait besoin d’aide pour gérer ses affaires courantes. C’est d’autant plus vrai si l’on tient compte de la complexité inhérente à la gestion des placements dans le but de produire un revenu de retraite, au paiement de l’impôt sur le revenu tiré de ces placements et ainsi de suite. Presque invariablement, la charge d’aider le père ou la mère vieillissant incombe à l’enfant géographiquement le plus proche. En pareil cas, l’enfant devient généralement le fondé de pouvoir et son nom est « accolé » à des comptes bancaires et à d’autres biens pour qu’il puisse les gérer librement au nom de son père ou de sa mère.
Dans ce contexte social, il me semble hasardeux de présumer que le père ou la mère âgé fait un don chaque fois qu’il ou elle accole à un bien le nom de l’enfant qui l’aide. La présomption qui concorde avec cette réalité sociale est celle selon laquelle l’enfant détient le bien en fiducie au profit de son père ou de sa mère afin de faciliter la gestion libre et efficace de ses affaires. La présomption qui concorde avec cette réalité sociale est, en d’autres termes, la présomption de fiducie résultoire.
35 Le juge Heeney a par ailleurs noté que le fait que l’enfant était autonome et ne vivait plus dans la maison familiale a beaucoup joué dans la conclusion du juge en chef Kerwin dans Edwards c. Bradley, selon laquelle la présomption d’avancement ne s’appliquait pas. Le juge Klebuc, maintenant juge en chef de la Saskatchewan, est arrivé à une conclusion semblable dans Cooper c. Cooper Estate (1999), 27 E.T.R. (2d) 170 (B.R. Sask.), par. 19 : [traduction] « Je doute fort que la présomption d’avancement continue de s’appliquer avec la moindre force déterminante en Saskatchewan lorsque le père ou la mère âgés ont transféré des biens à un enfant adulte autonome qui est marié et vit dans son propre foyer. » On dit aussi dans Waters’ Law of Trusts, p. 395 : [traduction] « Il se peut fort bien que, dans le cas d’un père et de son enfant adulte autonome, l’opinion contemporaine n’accorde guère de poids à la présomption d’avancement, étant donné la dépendance financière qui sous‑tend probablement cette présomption. »
36 J’aurais tendance à être d’accord. D’abord, étant donné qu’une justification principale de la présomption d’avancement est l’obligation des parents de subvenir aux besoins de leurs enfants à charge, il me semble que cette présomption ne devrait pas s’appliquer lorsqu’il s’agit d’enfants adultes autonomes. Comme le juge Heeney l’a fait remarquer dans McLear, par. 36, les obligations alimentaires que les lois fédérale et provinciales imposent aux parents s’éteignent normalement lorsque l’enfant n’est plus considéré comme un mineur par la loi : voir, p. ex., l’art. 31 de la Loi sur le droit de la famille. En fait, non seulement les obligations alimentaires à l’égard d’un enfant s’éteignent lorsque l’enfant en question devient autonome, mais, souvent, elles peuvent aussi être inversées, c’est‑à‑dire que l’enfant adulte autonome peut être tenu de fournir des aliments à ses père et mère, dans la mesure de ses capacités et des besoins : voir, p. ex., l’art. 32 de la Loi sur le droit de la famille. Ensuite, je conviens avec le juge Heeney qu’il est courant de nos jours que les parents vieillissants placent leurs biens dans des comptes conjoints à leur nom et à celui de leur enfant adulte de sorte que ce dernier puisse les aider à gérer leurs finances. Une présomption réfutable doit donc s’appliquer selon laquelle l’enfant adulte détient les biens en fiducie au profit de son père ou de sa mère vieillissants afin de faciliter la gestion libre et efficace de leurs affaires.
37 Certains auteurs de doctrine et certains tribunaux sont d’avis que, bien que les enfants adultes autonomes ne soient plus dépendants financièrement, la présomption d’avancement devrait continuer à s’appliquer vu l’affection des parents pour leurs enfants : voir, p. ex., Madsen Estate, par. 21; Dagle; Christmas Estate c. Tuck (1995), 10 E.T.R. (2d) 47 (C. Ont. (Div. gén.)); et Cho Ki Yau Trust (Trustees of) c. Yau Estate (1999), 29 E.T.R. (2d) 204 (C.S.J. Ont.). Je ne crois pas que l’affection soit un fondement valable pour appliquer la présomption d’avancement aux transferts. En effet, le facteur de l’affection joue aussi dans d’autres types de relations, notamment celles entre frères et sœurs, et la présomption d’avancement ne s’y applique pourtant pas. Quoi qu’il en soit, je ne vois aucune raison d’empêcher les tribunaux de prendre en considération la qualité de la relation entre l’auteur du transfert et son destinataire pour déterminer si la présomption de fiducie résultoire a été réfutée ou non.
38 La question qui reste à trancher est de savoir si la présomption d’avancement devrait s’appliquer dans le cas des enfants adultes toujours à charge. En l’espèce, le juge de première instance a conclu, aux par. 26 à 28, que Paula dépendait de son père, même si elle était une adulte mariée qui avait sa propre famille, et que cette situation justifiait l’application de la présomption d’avancement.
39 Pour déterminer si la présomption s’applique aux enfants adultes à charge, il faut savoir ce qu’on entend par « être à charge », c’est‑à‑dire en quoi consiste la « dépendance » pour l’application de la présomption. La dépendance est liée à des circonstances extrêmement variées. L’étendue ou le degré de la dépendance peut varier grandement. Dans certains cas, il peut être logique de présumer qu’il y a avancement en raison de la dépendance, dans d’autres, non. Par exemple, on reconnaît aisément que, dans certains cas, le père ou la mère d’un enfant adulte handicapé se sentira tenu moralement, si ce n’est en droit, d’assurer une certaine qualité de vie à son enfant. Ce pourrait être le cas plus particulièrement lorsque c’est le père ou la mère en question qui prend soin de l’enfant adulte handicapé.
40 Aussi impérieuses soient certaines situations, j’hésite à appliquer la présomption d’avancement aux transferts à titre gratuit en faveur d’enfants adultes « à charge » parce qu’il serait impossible de dresser la liste de toutes les situations emportant le statut de « personne à charge » pour l’application de la présomption. Les tribunaux devraient déterminer au cas par cas si le destinataire concerné est une « personne à charge », ce qui engendrerait incertitude et imprévisibilité dans presque tous les cas. Je suis donc d’avis que la présomption réfutable d’avancement doit demeurer applicable aux cas où un père ou une mère transfère un bien à titre gratuit à son enfant, mais uniquement lorsque le destinataire du transfert est un enfant mineur.
41 Bien sûr, dans certaines situations, il arrivera qu’un père ou une mère transfère un bien en faveur de son enfant adulte avec l’intention de lui faire un don. Il appartiendra à la partie qui prétend qu’il s’agit d’un don de réfuter la présomption de fiducie résultoire en présentant une preuve à l’appui de ses prétentions. De plus, même si le statut de personne à charge n’enclenche pas en soi l’application de la présomption d’avancement, la mesure dans laquelle un enfant adulte vit aux dépens de son père ou de sa mère qui lui a transféré un bien peut constituer une preuve solide tendant à réfuter la présomption de fiducie résultoire.
B. Quelle est la norme à appliquer pour réfuter les présomptions?
42 L’abondance de la preuve nécessaire pour réfuter une présomption a suscité un certain débat chez les tribunaux et les auteurs de doctrine. Pour ce qui est de la présomption de fiducie résultoire, certaines affaires donnent à croire que la norme pertinente est celle applicable en matière pénale ou, à tout le moins, une norme plus élevée qu’en matière civile : voir, p. ex., Bayley c. Trusts and Guarantee Co., [1931] 1 D.L.R. 500 (C.S. Ont., Div. app.), p. 505; Johnstone c. Johnstone (1913), 12 D.L.R. 537 (C.S. Ont., Div. app.), p. 539. Quant à la présomption d’avancement, certaines décisions indiquent qu’une preuve très mince suffira à la réfuter : voir, p. ex., Pettitt c. Pettitt, [1970] A.C. 777 (H.L.), p. 814; McGrath c. Wallis, [1995] 2 F.L.R. 114 (C.A. Angl.), p. 115 et 122; Dreger (Litigation Guardian of) c. Dreger (1994), 5 E.T.R. (2d) 250 (C.A. Man.), par. 31.
43 Toutefois, la jurisprudence récente tend à établir que la norme à appliquer pour réfuter les présomptions est la norme utilisée en matière civile, c’est‑à‑dire la prépondérance des probabilités : Burns Estate c. Mellon (2000), 48 O.R. (3d) 641 (C.A.), par. 5‑21; Lohia c. Lohia, [2001] EWCA Civ 1691 (BAILII), par. 19‑21; Dagle, p. 210; Re Wilson, par. 52. Voir aussi Sopinka et autres, p. 116. Je suis aussi de cet avis. Je ne vois aucune raison de déroger à la norme de preuve normalement applicable en matière civile. La preuve nécessaire pour réfuter les deux présomptions est donc la preuve de l’intention contraire de l’auteur du transfert, établie selon la prépondérance des probabilités.
44 Comme dans les autres litiges civils, les deux parties présenteront normalement une preuve à l’appui de leurs prétentions, peu importe le fardeau de preuve qui leur incombe. Le juge de première instance entamera son instruction en appliquant la présomption appropriée et il appréciera tous les éléments de preuve pour déterminer l’intention réelle de l’auteur du transfert, selon la prépondérance des probabilités. Ainsi, comme le signalent Sopinka et autres dans The Law of Evidence in Canada, à la p. 116, la présomption ne sera déterminante quant au résultat que dans les cas où la preuve n’est pas suffisante pour la réfuter selon la prépondérance des probabilités.
C. Comment les tribunaux doivent‑ils traiter le droit de survie dans le contexte d’un compte conjoint?
45 Dans les cas où il est démontré que l’auteur du transfert a ouvert le compte conjoint avec l’intention de donner au destinataire du transfert le droit de retirer des fonds avant son décès (peu importe que le destinataire exerce ou non ce droit), et de lui faire don, à lui seul, du solde du compte au moment de son décès par effet du droit de survie, les tribunaux n’ont aucune difficulté à conclure que la présomption de fiducie résultoire est réfutée et que le destinataire du transfert a seul droit au solde du compte au décès de l’auteur du transfert.
46 Dans certains cas, cependant, les tribunaux ont conclu que l’auteur du transfert avait placé ses biens à titre gratuit dans un compte conjoint, à son nom et à celui du destinataire du transfert, avec l’intention de conserver le contrôle exclusif du compte jusqu’à ce que, à son décès, le solde du compte soit dévolu exclusivement au destinataire du transfert par effet du droit de survie : voir, p. ex., Standing c. Bowring (1885), 31 Ch. D. 282, p. 287; Edwards c. Bradley, [1956] O.R. 225 (C.A.), p. 234; Yau Estate, par. 25.
47 Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi une personne décide de transférer ses biens à titre gratuit dans un compte conjoint dans cette intention. Souvent, l’auteur du transfert est vieillissant ou handicapé et souhaite avoir l’aide du destinataire du transfert pour gérer ses finances. De même, il peut vouloir éviter les frais d’homologation ou faciliter et accélérer la transmission de ses biens au destinataire après son décès.
48 On ne s’étonne pas qu’en pareil cas les tribunaux aient douté de leur pouvoir de donner effet à l’intention de l’auteur du transfert. L’une des difficultés est que l’intérêt bénéficiaire du destinataire semble naître seulement au décès de l’auteur du transfert. Pour cette raison, certains juges sont arrivés à la conclusion que la donation du droit de survie est de nature testamentaire, et qu’elle n’est pas valable parce qu’elle ne respecte pas les exigences de forme d’un testament : voir, p. ex., Hill c. Hill (1904), 8 O.L.R. 710 (H.C.), p. 711; Larondeau c. Laurendeau, [1954] O.W.N. 722 (H.C.); et les motifs dissidents du juge Hodgins dans Re Reid (1921), 64 D.L.R. 598 (C.S. Ont., Div. app.). Toutefois, pour les raisons exposées ci‑après, je suis d’avis que le droit de survie, tant en common law qu’en equity, est dévolu à l’ouverture du compte conjoint et que le don du droit de survie constitue un don entre vifs. C’est aussi la conclusion qui ressort de la jurisprudence récente : voir, p. ex., Mordo c. Nitting, [2006] B.C.J. No. 3081 (QL), 2006 BCSC 1761, par. 233‑238; Shaw c. MacKenzie Estate (1994), 4 E.T.R. (2d) 306 (C.S.N.‑É.), par. 49; et Reber c. Reber (1988), 48 D.L.R. (4th) 376 (C.S.C.‑B.); voir aussi Waters’ Law of Trusts, p. 406.
49 L’une des premières décisions à avoir traité de la nature du droit de survie est l’arrêt Re Reid, dans lequel le juge Ferguson, de la Cour d’appel de l’Ontario, a conclu que le don d’un intérêt conjoint est un [traduction] « don entre vifs complet et parfait en soi » (p. 608) à partir du moment où le compte conjoint est ouvert, même si, dans cette affaire, l’auteur du transfert avait conservé le contrôle exclusif du compte sa vie durant. Je souscris à cette interprétation. J’estime par ailleurs convaincants les motifs du juge MacKay dans Edwards c. Bradley (C.A.), p. 234 :
[traduction] Le droit en common law de prendre possession du solde du compte si A prédécède étant dévolu à B à l’ouverture du compte, il ne peut faire l’objet d’une disposition testamentaire. Si l’intention de A est que B détienne aussi l’intérêt bénéficiaire, comme B est déjà détenteur du titre en common law, aucune autre mesure n’est requise pour parfaire la donation de l’intérêt bénéficiaire. Si l’intention de A est de ne pas céder l’intérêt bénéficiaire à B, celui‑ci appartient à A, ou à sa succession, et A n’entend pas s’en départir en ouvrant le compte conjoint. Dans un cas comme dans l’autre, B détient le titre en common law, et la seule question à résoudre au décès de A est de savoir si B a le droit de garder l’argent qui reste au compte au moment du décès de A ou s’il le détient à titre de fiduciaire aux termes d’une fiducie résultoire au profit de la succession de A. [Je souligne.]
L’affaire Edwards c. Bradley a été portée en appel devant la Cour suprême du Canada, mais l’arrêt de la Cour ne traite pas de la question du droit de survie.
50 De l’avis de certains juges, le don du droit de survie ne saurait constituer un don entre vifs complet et parfait en soi, étant donné que l’auteur du transfert peut vider le compte conjoint avant son décès : voir, p. ex., les motifs dissidents du juge Hodgins dans Re Reid. À l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario dans Re Reid, à la p. 608, et dans Edwards c. Bradley, à la p. 234, je rejette ce point de vue. Il est dans la nature des comptes conjoints que leur solde fluctue. En pareil cas, l’objet du don en faveur du destinataire du transfert est le droit de survie sur le solde du compte — quel qu’il soit — au moment du décès de l’auteur du transfert, et non sur un montant précis.
51 La théorie voulant que le droit de survie en pareilles circonstances soit considéré comme un don entre vifs de l’intérêt conjoint a trouvé preneur dans d’autres ressorts, notamment en Australie et au Royaume‑Uni : voir Russell c. Scott (1936), 55 C.L.R. 440, p. 455; Young c. Sealey, [1949] 1 All E.R. 92 (Ch. Div.), p. 107‑108; (dans les remarques incidentes) Aroso c. Coutts, [2002] 1 All E.R. (Comm) 241, [2001] EWHC Ch 443, par. 29 et 36.
52 Bien qu’elle ne soit pas en tous points identique, la notion, en droit américain, de fiducie de type « Totten », parfois aussi appelée « fiducie de compte bancaire », est maintenant reconnue dans la plupart des États américains; une personne dépose de l’argent dans un compte de banque et donne pour instruction que le solde du compte, au moment de son décès, soit transmis à un bénéficiaire désigné : voir Restatement (Third) of Trusts (2003), par. 26 de la partie 2, chapitre 5. La fiducie de type Totten, se nomme ainsi en raison de la première affaire où sa validité a été établie : voir Matter of Totten, 179 N.Y. 112 (1904). Bien qu’elle ne concerne pas les comptes conjoints proprement dits, la fiducie de type Totten reconnaît qu’il est commode pour le déposant de continuer à gérer son compte de son vivant tout en permettant au bénéficiaire qu’il désigne de réclamer le solde du compte à son décès, sans que ce solde soit considéré comme transmis par testament : voir, p. ex., Matter of Berson, 566 N.Y.S.2d 74 (App. Div. 1991); Matter of Halpern, 303 N.Y. 33 (1951).
53 Bien entendu, selon la présomption de fiducie résultoire, il incombe au titulaire survivant du compte conjoint de prouver que l’auteur du transfert avait l’intention de lui faire don du droit de survie à l’égard du solde du compte, quel qu’en soit le montant. S’il n’y arrive pas, cet argent sera considéré comme faisant partie de la succession de l’auteur du transfert et sera distribué conformément à son testament.
54 Si l’évitement des frais d’homologation préoccupe le législateur, il peut légiférer pour régler la question.
D. Quels éléments de preuve les tribunaux peuvent‑ils prendre en considération pour déterminer l’intention de l’auteur du transfert?
55 Lorsqu’un transfert à titre gratuit est contesté, le juge de première instance doit entamer l’instruction en déterminant la présomption qu’il convient d’appliquer, puis apprécier tous les éléments de preuve relatifs à l’intention réelle de l’auteur du transfert pour déterminer si la présomption est réfutée. Je n’entends pas dresser ici la liste de tous les types de preuve que le juge de première instance peut ou doit prendre en considération pour déterminer l’intention. Tout dépend des circonstances de l’affaire. J’analyserai néanmoins les types de preuve particuliers en cause dans le présent pourvoi et dans le pourvoi connexe, que les tribunaux n’ont pas tous traités de la même façon.
1. La preuve postérieure au transfert
56 Selon la règle traditionnelle, la preuve produite pour établir l’intention de l’auteur du transfert au moment du transfert [traduction] « doit être contemporaine ou presque » à l’opération : voir Clemens c. Clemens Estate, [1956] R.C.S. 286, p. 294, citant Jeans c. Cooke (1857), 24 Beav. 513, 53 E.R. 456. L’admissibilité de la preuve postérieure au transfert dépend souvent du fait que la preuve satisfait ou non à la règle énoncée par le vicomte Simonds dans Shephard c. Cartwright, [1955] A.C. 431 (H.L.), p. 445, citant Snell’s Principles of Equity (24e éd. 1954), p. 153 :
[traduction] Les actes accomplis et les déclarations faites par les parties avant ou durant l’achat [ou le transfert] ou si peu de temps après qu’ils font partie intégrante de l’opération sont recevables à titre de preuve favorable ou défavorable à la partie qui en est l’auteur [. . .] Toutefois, les déclarations postérieures sont recevables seulement à titre de preuve défavorable à la partie qui en est l’auteur . . .
Les tribunaux se méfient des actes et des déclarations postérieurs parce que l’auteur du transfert peut s’être ravisé et parce que les donateurs ne peuvent révoquer leur don. Comme le note le juge Huband dans Dreger, par. 33 : [traduction] « Les déclarations intéressées faites après coup peuvent trop facilement être fabriquées pour produire l’effet désiré. »
57 Certains tribunaux se sont toutefois écartés de la règle restrictive — et quelque peu obscure — énoncée dans Shephard c. Cartwright. Dans Neazor c. Hoyle (1962), 32 D.L.R. (2d) 131 (C.S. Alb., Div. app.), par exemple, un frère avait transféré un bien‑fonds à sa sœur huit ans avant de mourir et le juge de première instance a tenu compte de la conduite des parties dans les années qui ont suivi le transfert pour déterminer qui, du frère ou de la sœur, elles considéraient comme propriétaire bénéficiaire du bien‑fonds.
58 La règle s’est aussi considérablement affaiblie en Angleterre. Dans Lavelle c. Lavelle, [2004] EWCA Civ 223 (BAILII), par. 19, le maître des rôles, lord Phillips, a déclaré ce qui suit au sujet de Shephard c. Cartwright et d’autres décisions sur lesquelles l’appelant se fondait :
[traduction] Il ne me paraît pas satisfaisant d’appliquer des règles de droit rigides à la preuve admissible pour réfuter la présomption d’avancement. Il est clair que les déclarations ou les actes intéressés de l’auteur d’un transfert, qui peut regretter, beaucoup plus tard, ses largesses passées, n’ont que peu ou pas de poids. [Je souligne.]
59 De même, je suis d’avis que la preuve de l’intention qui est postérieure au transfert ne devrait pas être exclue automatiquement si elle ne satisfait pas à la règle énoncée dans Shephard c. Cartwright. Une telle preuve doit toutefois être pertinente quant à l’intention de l’auteur du transfert au moment du transfert : Taylor c. Wallbridge (1879), 2 R.C.S. 616. Le juge de première instance doit évaluer la fiabilité de la preuve et déterminer le poids qu’il convient de lui accorder, en prenant garde aux éléments de preuve intéressée ou qui tendent à dénoter un changement d’intention.
2. Les documents bancaires
60 Dans le passé, la Cour a établi que les documents bancaires servant à ouvrir un compte conjoint constituent une convention entre les titulaires du compte et la banque au sujet du titre en common law, mais ne font pas foi de l’entente entre les titulaires quant au titre bénéficiaire : voir Niles et Re Mailman.
61 Je conviens que les documents bancaires n’établissent pas nécessairement les intérêts en equity sur les comptes conjoints mais, de nos jours, ils peuvent être assez détaillés pour fournir une preuve solide de l’intention de l’auteur du transfert quant à ce qui doit advenir du solde du compte à son décès : voir B. Ziff, Principles of Property Law (4e éd. 2006), p. 332. Par conséquent, si les documents bancaires contiennent un élément qui révèle spécifiquement l’intention de l’auteur du transfert relativement à l’intérêt bénéficiaire sur le compte, je ne pense pas qu’il devrait être interdit aux tribunaux d’en tenir compte. En fait, plus la preuve contenue dans les documents bancaires est claire, plus cette preuve devrait avoir de poids.
3. L’utilisation et le contrôle des fonds versés au compte
62 La jurisprudence n’est pas constante pour ce qui est de savoir si les tribunaux devraient prendre en compte la preuve relative au contrôle du compte conjoint après le transfert pour déterminer quelle était l’intention de l’auteur du transfert quant à l’intérêt bénéficiaire sur ce compte. En l’espèce, par exemple, le père de Paula a continué de gérer les placements et de payer l’impôt y afférent après l’ouverture des comptes conjoints. La Cour d’appel a déclaré, au par. 40, que ce facteur n’était pas déterminant quant à l’intention du père de Paula : [traduction] « [b]ien que le contrôle puisse être compatible avec l’intention de conserver la propriété, en l’espèce, il n’est pas pour autant incompatible avec l’intention de faire don des biens. » Par contre, dans Madsen Estate, au par. 34, l’un des principaux facteurs sur lesquels la Cour d’appel s’est appuyée pour conclure que le père n’avait pas l’intention de créer une tenance conjointe bénéficiaire est le fait qu’il avait continué à contrôler les comptes et à payer l’impôt sur les intérêts générés par les comptes.
63 Selon moi, la preuve de l’utilisation et du contrôle des fonds, au même titre que le libellé des documents bancaires, ne doit pas être exclue lorsqu’il s’agit de déterminer l’intention de l’auteur du transfert. Par exemple, le fait que l’auteur du transfert conserve l’intérêt bénéficiaire sur le compte jusqu’à la fin de sa vie peut étayer une conclusion de fiducie résultoire, à moins que d’autres éléments de preuve n’indiquent qu’il avait l’intention de faire don du droit de survie au destinataire du transfert. Toutefois, il est possible que la preuve de l’utilisation et du contrôle ne soit pas d’un grand secours et, en l’absence de toute autre preuve, elle ne sera pas déterminante, pour trois raisons.
64 Premièrement, il se peut que ce soit en raison de la dynamique de la relation entre les titulaires que les décisions touchant la gestion sont prises par l’auteur du transfert. Celui‑ci a peut‑être plus d’expérience dans la gestion des comptes. L’autre titulaire du compte n’en conserve pas moins son intérêt bénéficiaire. Inversement, la preuve que le destinataire du transfert contrôle les fonds ne signifie pas forcément qu’il a acquis un intérêt bénéficiaire. Une mère ou un père vieillissant peuvent ouvrir un compte conjoint simplement pour que leur enfant adulte puisse gérer leurs biens en leur nom.
65 Deuxièmement, dans le cas d’une mère ou d’un père vieillissant et de leur enfant adulte, il se peut que le destinataire du transfert, bien qu’il ait le droit en common law et en equity de retirer des fonds, s’abstienne de le faire pour s’assurer qu’il y ait suffisamment d’argent dans le compte pour répondre aux besoins de son père ou de sa mère jusqu’à la fin de leurs jours.
66 Troisièmement, comme je l’ai mentionné plus tôt, le fait que l’auteur du transfert utilise et contrôle les fonds sa vie durant n’est pas nécessairement incompatible avec son intention, au moment du transfert, que le destinataire du transfert acquière le solde du compte par effet du droit de survie à son décès.
4. La signature d’une procuration
67 Pour déterminer l’intention de l’auteur du transfert, les tribunaux tiennent aussi compte, le cas échéant, à divers degrés, du fait qu’il ait signé une procuration en faveur du destinataire du transfert. Dans Madsen Estate, par. 72, la Cour d’appel a constaté que l’auteur du transfert avait donné une procuration au destinataire, mais elle a considéré que celle‑ci ne constituait pas [traduction] « un facteur indiquant que le compte conjoint n’a pas été ouvert simplement pour faciliter l’accès mutuel aux fonds ». Par contre, en l’espèce, la Cour d’appel a accordé une grande importance au fait que le père de Paula lui avait donné à la fois la propriété conjointe des comptes et une procuration, pour conclure que le père avait l’intention de faire don des biens à sa fille. La juge Lang a signalé au par. 34 que, si le père de Paula avait seulement voulu qu’elle l’aide à gérer les comptes, il aurait pu se contenter de lui donner une procuration : [traduction] « Avec cette procuration, la propriété conjointe des placements aurait été inutile, à moins que [le père de Paula] ait voulu aller plus loin : s’assurer que les placements soient dévolus à Paula et éviter les frais d’homologation, deux fins tout à fait légitimes. » Elle a aussi déclaré, au par. 35, que le poids à accorder aux divers éléments de preuve relève du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance.
68 Je pense, comme la juge Lang, que le juge des faits est libre de tenir compte de la procuration pour déterminer l’intention de l’auteur du transfert, surtout si d’autres éléments de preuve donnent à croire qu’il pouvait faire la distinction entre la signature d’une procuration et le don du droit de survie. Cependant, ce type de preuve n’est pas non plus déterminant, et les tribunaux doivent faire montre de prudence à son égard, car il est tout à fait plausible que l’auteur du transfert ait donné une procuration et placé ses biens dans un compte conjoint, en souhaitant néanmoins que le solde du compte soit distribué conformément à son testament. Par exemple, il peut avoir signé une procuration pour obtenir de l’aide dans des affaires qui n’ont aucun lien avec le compte, et nommé le destinataire titulaire du compte conjoint simplement pour des raisons de commodité.
5. Le traitement fiscal des comptes conjoints
69 Pour déterminer quelle était l’intention de l’auteur du transfert, les tribunaux s’appuient à divers degrés sur la façon dont il traite le compte sur le plan de la fiscalité. Dans Madsen Estate, par. 29, la juge de première instance s’est en partie appuyée sur le fait que l’auteur du transfert déclarait les revenus générés par les comptes conjoints et acquittait l’impôt sur ces revenus pour conclure que l’auteur du transfert avait l’intention de créer une fiducie résultoire ((2004), 13 E.T.R. (3d) 44, par. 29). En l’espèce, le juge de première instance a noté, au par. 44, que le père de Paula continuait de payer l’impôt sur le revenu tiré des comptes conjoints, mais il a néanmoins conclu que le père avait l’intention de faire don des comptes conjoints à sa fille. J’estime que ces deux approches sont valables. Il devrait appartenir au juge de première instance de décider quel poids accorder à la preuve relative au paiement de l’impôt pour déterminer l’intention de l’auteur du transfert. Toutefois, en l’absence d’autres éléments de preuve, le fait que l’auteur du transfert continue ou non de payer l’impôt sur le revenu généré par les comptes conjoints sa vie durant n’est pas un facteur déterminant de son intention. Par exemple, il se peut que l’auteur du transfert ait procédé au transfert dans le seul but d’obtenir de l’aide dans la gestion de ses finances et qu’il ait souhaité que les biens transférés soient inclus dans sa succession après son décès. Par ailleurs, comme nous l’avons vu plus tôt, l’auteur du transfert est libre de faire don du droit de survie au destinataire au moment de l’ouverture des comptes conjoints et de conserver le contrôle sur les fonds versés aux comptes (et, par conséquent, de continuer à payer l’impôt y afférent) jusqu’à la fin de ses jours.
70 Pour ce qui est de l’impôt sur le gain en capital, on a soutenu devant la Cour que, pour des raisons d’intérêt public, les auteurs de transferts ne devraient pas être autorisés à transférer le titre bénéficiaire, tout en affirmant au fisc que le titre n’a pas été transmis, pour reporter ou éluder le paiement de l’impôt : mémoire de l’appelant, p. 24. Je suis d’accord en principe. Lorsque l’auteur du transfert ouvre un compte conjoint avec l’intention de transférer immédiatement la propriété absolue, en common law et en equity, des biens placés dans le compte et que la valeur de ces biens comporte un gain en capital, l’impôt sur le gain en capital peut devenir exigible l’année où le compte conjoint est ouvert. Toutefois, si l’auteur du transfert a l’intention de faire don du droit de survie au destinataire du transfert et de conserver la propriété bénéficiaire des biens jusqu’à son décès, je ne crois pas qu’il y ait disposition au moment de l’ouverture du compte conjoint : voir l’art. 73 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.). Cela dit, aucun argument n’a été présenté en l’espèce sur le traitement fiscal des gains en capital lors de l’ouverture de comptes conjoints. Je ne peux donc pas me prononcer, si ce n’est pour dire qu’il s’agit d’une question que l’Agence du revenu du Canada doit régler au cas par cas avec les contribuables.
E. La décision du juge de première instance doit‑elle être infirmée?
71 En l’espèce, le juge de première instance a conclu que Paula et son père étaient très proches au moment du transfert et que Paula [traduction] « était de toute évidence la personne, à part son épouse, dont il était le plus proche et dont il se souciait le plus » (par. 32). Compte tenu de cette relation et des difficultés financières de Paula, le père a décidé de l’avantager par rapport à ses autres enfants. En fait, il n’avait plus aucun contact avec l’une de ses filles au moment où il a ouvert les comptes (par. 25). Il est possible qu’il ait noué des liens avec son gendre, mais le juge de première instance a conclu qu’ils étaient seulement de « bons amis » (par. 38). De plus, son épouse était très malade et on ne s’attendait pas à ce qu’elle lui survive.
72 Paula et sa famille comptaient sur le soutien financier de son père. Bien que ce dernier ait conservé le contrôle des comptes et utilisé les fonds pour lui‑même jusqu’à son décès, le juge de première instance a conclu que sa préoccupation était de pourvoir aux besoins de Paula après sa mort, préoccupation qui est compatible avec l’intention de lui faire don d’un droit de survie au moment de l’ouverture des comptes.
73 Les déclarations du père de Paula, lors de la rédaction de son testament, constituent aussi des indices importants de son intention. Bien que ces déclarations aient été faites après l’année du transfert, le juge de première instance a conclu que le témoignage de l’avocat à ce sujet était fiable. Ce dernier n’avait aucun avantage à tirer de son témoignage. Cette preuve indique que le père de Paula estimait que la question des comptes était déjà réglée et que ces biens ne devaient pas faire partie de sa succession. Je conviens avec le juge de première instance que [traduction] « si [le père] avait l’intention de transmettre par succession les biens qu’il détenait en propriété conjointe, il en aurait au moins parlé à son avocat, car ces biens étaient d’une grande valeur et représentaient une part appréciable de sa fortune » (par. 43), surtout après que son avocat lui a demandé s’il possédait des polices d’assurance, des FERR et d’autres biens. Tous ces éléments de preuve indiquent que le père de Paula lui a fait don du droit de survie au moment où il a ouvert les comptes et sont donc pertinents pour ce qui est de son intention au moment du transfert.
74 Il reste bien sûr les lettres que le père de Paula a envoyées aux institutions financières pour les informer que les transferts ne constituaient pas des dons en faveur de Paula. Conformément à ces lettres, le père de Paula a continué à contrôler les fonds placés dans les comptes et à payer l’impôt sur le revenu tiré de ces placements jusqu’à son décès. Le juge de première instance a conclu que, lorsqu’il a rédigé ces lettres, le père de Paula voulait [traduction] « simplement éviter d’être réputé avoir disposé immédiatement des biens en cause pour ne pas payer d’impôt sur le gain en capital » (par. 39). Je partage l’avis du juge de première instance que cette démarche n’est pas incompatible avec l’intention du père de Paula qu’elle devienne propriétaire du solde des comptes à son décès.
75 Le juge de première instance a commis une erreur en appliquant la présomption d’avancement. Bien qu’elle n’ait pas été bien établie financièrement, Paula n’était pas une enfant mineure. Le juge Karam aurait donc dû appliquer la présomption de fiducie résultoire. Quoi qu’il en soit, cette erreur ne change en rien l’issue du pourvoi puisque que le juge de première instance a conclu que la preuve [traduction] « a clairement démontré l’intention » du père que le solde des comptes qu’il détenait conjointement avec Paula lui soit dévolu, à elle seule, après son décès, par effet de son droit de survie (par. 44). Je suis convaincu que cette conclusion très ferme quant à l’intention réelle du père montre que le juge de première instance serait arrivé au même résultat s’il avait appliqué la présomption de fiducie résultoire.
V. Dispositif
76 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens. Michael Pecore a demandé à la Cour de condamner Paula ou la succession aux dépens devant toutes les juridictions. Comme l’a signalé la Cour d’appel de l’Ontario, au par. 48, le juge de première instance a refusé d’ordonner le paiement des dépens de Michael par Paula ou par la succession parce que, dans la procédure de divorce, le résultat avait été partagé, Paula avait fait une offre de règlement amiable plus favorable à Michael que l’ordonnance rendue, et celui‑ci n’avait pas [traduction] « joué franc jeu ». Aucun motif ne justifierait selon moi que le dispositif soit modifié à cet égard ou que les dépens ne suivent pas l’issue du pourvoi.
Version française des motifs rendus par
77 La juge Abella — Au tout début du roman Anna Karénine, Tolstoï écrit : « Les familles heureuses se ressemblent toutes; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. » Et leur malheur les acheminent souvent vers les tribunaux.
78 Le pourvoi concerne un père qui a ouvert des comptes de banque conjoints, à son nom et à celui de sa fille, et qui a signé à cette fin des documents confirmant expressément que sa fille devait bénéficier d’un droit de survie. L’ex‑mari de la fille a contesté le droit de celle‑ci au solde des comptes. Le juge de première instance, dont la décision a été confirmée en appel ((2005), 19 E.T.R. (3d) 162), a appliqué la présomption d’avancement pour conclure que le père avait l’intention de faire don des fonds à sa fille ((2004), 7 E.T.R. (3d) 113). Dans le pourvoi connexe Succession Madsen c. Saylor, [2007] 1 R.C.S. 838, 2007 CSC 18, les intimés contestent le droit de leur sœur au solde d’un compte. La juge de première instance a appliqué la présomption de fiducie résultoire, plutôt que la présomption d’avancement, et a conclu que le père n’avait pas l’intention de faire un don à sa fille ((2004), 13 E.T.R. (3d) 44). Dans les deux pourvois, la question est de savoir quelle présomption s’applique et quelles conséquences découlent de son application.
Analyse
79 Historiquement, la présomption d’avancement s’applique aux transferts à titre gratuit en faveur d’un enfant, indépendamment de son âge. Si la présomption d’avancement doit continuer de s’appliquer aux transferts effectués par un père en faveur de son enfant, je ne vois aucune raison, contrairement au juge Rothstein, d’en limiter l’application aux enfants qui n’ont pas atteint l’âge adulte. Toutefois, je suis d’accord avec lui pour dire que la portée de cette présomption doit inclure aussi les transferts effectués par les mères.
80 Les présomptions d’avancement et de fiducie résultoire sont des outils juridiques qui aident à déterminer l’intention de l’auteur du transfert au moment du transfert à titre gratuit. Ces outils sont particulièrement importants lorsque l’auteur du transfert est décédé.
81 Lorsque la présomption d’avancement s’applique, la personne qui a transféré un bien au nom d’une autre personne est présumée avoir eu l’intention de lui en faire don. La personne qui conteste le transfert a alors le fardeau de démontrer qu’il ne s’agissait pas d’un don. Lorsque c’est la présomption de fiducie résultoire qui s’applique, l’auteur du transfert est présumé avoir eu l’intention de conserver la propriété bénéficiaire du bien et c’est au destinataire du transfert qu’il revient de prouver l’intention de faire un don.
82 Un débat jurisprudentiel et doctrinal a présentement cours sur l’opportunité d’interdire complètement aux tribunaux d’appliquer ces présomptions, et notamment la présomption de fiducie résultoire, pour évaluer l’intention. E. E. Gillese et M. Milczynski, dont les propos ont été repris par d’autres, ont formulé les critiques suivantes dans The Law of Trusts (2e éd. 2005) :
[traduction] . . . vu les réalités de la vie moderne, bon nombre ont remis en question l’utilité de ces présomptions. Si je transfère un titre de propriété de plein gré à quelqu’un, est‑il plus sensé de supposer que je lui ai fait don du bien ou que je lui ai transféré ce bien pour qu’il le détienne en mon nom? Chose certaine, si j’avais eu l’intention de créer une fiducie, j’aurais probablement pris des mesures pour la créer expressément et l’attester par des documents. Il est plus plausible de présumer le contraire de ce que présume l’equity. De nos jours, lorsqu’il y a transfert d’un bien à titre gratuit, il est au moins aussi probable que l’auteur du transfert a eu l’intention de faire un don que de créer une fiducie quelconque. Et, s’il avait effectivement l’intention de créer une fiducie, l’auteur du transfert devrait être tenu de respecter les exigences applicables aux fiducies expresses et ne devrait pas bénéficier de la présomption de fiducie résultoire. Le fait que cette présomption ne cadre plus avec la pensée moderne explique la nouvelle attitude des tribunaux en pareils cas, c’est‑à‑dire le fait qu’ils examinent désormais l’ensemble de la preuve en ne négligeant aucune possibilité et tentent de déterminer, à partir de cette preuve, quelle était l’intention de l’auteur du transfert. S’ils s’arrêtaient là, nous pourrions affirmer que la présomption de fiducie résultoire a été éliminée. Malheureusement, les tribunaux n’en sont pas là, et la présomption continue de s’appliquer dans les cas où la preuve n’est pas claire. [p. 109‑110]
83 De même, dans Nelson c. Nelson (1995), 184 C.L.R. 538, la Haute Cour d’Australie a été saisie d’une cause dans laquelle la mère avait acheté une maison, puis en avait transféré le titre de propriété à ses enfants. Dans ses motifs concordants, le juge McHugh a fait les commentaires suivants au sujet de la présomption de fiducie résultoire :
[traduction] Vu les pratiques et modes de pensée des classes possédantes aux siècles passés, il était certes plus probable que la personne qui transférait un bien en pareilles circonstances n’avait pas l’intention de conférer au destinataire du transfert aussi bien l’intérêt bénéficiaire que l’intérêt en common law sur ce bien. Mais les temps changent. Selon moi — et, je crois, selon la majorité des gens — il semble beaucoup plus probable qu’en l’absence d’une déclaration expresse ou de circonstances particulières, la personne qui transfère un bien sans contrepartie a l’intention d’en faire don. . .
La présomption est un outil utile à la prise de décision uniquement lorsqu’elle reflète bien la probabilité d’un fait ou d’une situation [. . .] Si elles ne reflètent pas la réalité courante, les présomptions peuvent tromper les attentes des personnes qui ne les connaissent pas. [Je souligne; p. 602.]
84 La mention des « siècles passés » par le juge McHugh renvoie à l’origine de la présomption de fiducie résultoire. Au XVe siècle, il n’était pas inhabituel, en Angleterre, qu’un propriétaire foncier convienne de transférer son titre de propriété à une personne qui, à son tour, acceptait de le détenir au profit du propriétaire et suivant ses directives, ce qui avait pour effet de séparer l’intérêt en common law et l’intérêt bénéficiaire. Cette pratique permettait d’éviter le paiement de l’impôt féodal exigible lors de la transmission d’un bien‑fonds à un héritier.
85 La pratique de transférer un bien‑fonds à un destinataire qui ne le détenait pas à son propre profit, mais à celui de l’auteur du transfert, est devenue tellement courante que les tribunaux ont commencé à présumer que les bien‑fonds transférés sans contrepartie, ou à titre gratuit, étaient détenus au profit de l’auteur du transfert, ce qui a donné naissance à la présomption d’usage résultoire. Ces transferts nominaux représentant un manque à gagner important pour la Couronne, le Statute of Uses, 1535, a été édicté en vue de « parfaire l’usage », en réunissant le titre en common law et le titre en equity (R. Chambers, « Resulting Trusts in Canada » (2000), 38 Alta. L. Rev. 378; Cho Ki Yau Trust (Trustees of) c. Yau Estate (1999), 29 E.T.R. (2d) 204 (C.S.J. Ont.)).
86 La présomption de fiducie résultoire est le vestige doctrinal de l’évolution du principe de l’usage parfait. En revanche, la présomption d’avancement a été établie comme exception limitée à la présomption de fiducie résultoire, généralement applicable à deux situations : le transfert à titre gratuit par un père en faveur de son enfant et le transfert à titre gratuit par l’époux en faveur de son épouse.
87 L’application de la présomption traditionnelle d’avancement en faveur de l’épouse a beaucoup décliné, tant dans la jurisprudence (Pettitt c. Pettitt, [1970] A.C. 777 (H.L.), et Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436) que dans les textes législatifs (Nouveau‑Brunswick, Loi sur les biens matrimoniaux, L.N.‑B. 1980, ch. M‑1.1, par. 15(1); Île‑du‑Prince‑Édouard, Family Law Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. F‑2.1, par. 14(1); Nouvelle‑Écosse, Matrimonial Property Act, R.S.N.S. 1989, ch. 275, par. 21(1); Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Family Law Act, R.S.N.L. 1990, ch. F‑2, par. 31(1); Ontario, Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 14; Territoires du Nord‑Ouest et Nunavut, Loi sur le droit de la famille, L.T.N.‑O. 1997, ch. 18, par. 46(1); Saskatchewan, Loi sur les biens familiaux, L.S. 1997, ch. F‑6,3, par. 50(1); Yukon, Loi sur le patrimoine familial et l’obligation alimentaire, L.R.Y. 2002, ch. 83, par. 7(2)).
88 En revanche, dans le cas des transferts à titre gratuit en faveur des enfants, la présomption [traduction] « semble être appliquée avec autant de vigueur qu’à ses débuts » (D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, dir., Waters’ Law of Trusts in Canada (3e éd. 2005), p. 381). Mentionnons à cet égard les propos du juge Cullity, au par. 35 de la décision Yau Estate :
[traduction] [C]e serait une erreur d’extrapoler et d’appliquer le traitement réservé à la présomption en equity dans Rathwell à d’autres situations que le partage des biens matrimoniaux, notamment à l’acquisition ou au transfert de biens entre étrangers ou entre parents et enfants.
89 Le juge Rothstein rejette l’affection parentale comme fondement de la présomption, affirmant qu’une « justification principale de la présomption d’avancement », dans le cas des transferts à titre gratuit en faveur des enfants, « est l’obligation des parents de subvenir aux besoins de leurs enfants à charge » (par. 36). En toute déférence, j’estime que cette position limite et contredit dans une certaine mesure le fondement historique de la présomption. En effet, la présomption d’avancement a toujours reposé autant sur l’affection des parents que sur leur obligation envers leurs enfants.
90 Selon Waters’ Law of Trusts in Canada, l’affection des parents offre d’ailleurs une explication à la longévité de la présomption d’avancement dans le cas des transferts en faveur des enfants :
[traduction] La présomption d’avancement par le père en faveur de son enfant n’a pas fait l’objet d’une réévaluation aussi poussée que celle qui a frappé la présomption applicable entre époux au cours des dernières années [. . .] Le facteur de l’affection existe encore — facteur dont on ne peut présumer l’existence dans les relations entre étrangers — et, peut‑être pour cette raison, les tribunaux n’ont pas jugé nécessaire de remettre en question son opportunité aujourd’hui. [Je souligne; p. 395.]
91 Dans son article, intitulé « Reassessing Gratuitous Transfers by Parents to Adult Children » (2006), 25 E.T.P.J. 174, le professeur D. Freedman reconnaît que, bien qu’il soit [traduction] « difficile de déterminer quel était le fondement initial de la règle de l’avancement » (p. 190), celle‑ci ne découle pas uniquement de l’obligation des parents de subvenir aux besoins de leurs enfants à charge :
[traduction] Si seulement l’application de la présomption d’avancement dans les causes plus anciennes reposait explicitement sur l’exécution d’obligations juridiques; malheureusement, la jurisprudence n’est pas constante et laisse planer une grande incertitude sur le fondement de la doctrine. En fait, il était assurément question de dons et non d’obligations alimentaires, et des transferts à titre gratuit ont été considérés comme un avancement dans un certain nombre de situations qui ne cadrent pas tout à fait avec cette explication élégante de la doctrine en equity — par exemple, le donataire avait atteint la majorité et n’était plus à la charge de son père, quelqu’un subvenait déjà à ses besoins, il était un enfant illégitime, ou encore le principe loco parentis était appliqué de façon libérale à une catégorie plus large de personnes qui n’étaient créancières d’aucune obligation exécutoire en droit. Bien que des causes plus récentes aient permis de constater la grande habileté tant des avocats que des juges à distinguer une affaire d’une autre à partir des faits pour déterminer si la présomption doit être appliquée dans une situation donnée, j’estime qu’aucun principe uniforme ne se dégage de ces causes. En fait, les tribunaux n’ont tout simplement jamais centré leur examen sur la portée de l’obligation de l’auteur du transfert envers son destinataire; mais uniquement sur l’intention probable de l’auteur du transfert qui tentait de conserver l’intérêt bénéficiaire sur le bien dans le contexte d’une relation donnée qui, a priori, laissait raisonnablement croire à la possibilité de tels dons. [Je souligne; p. 190-191.]
92 Même à l’étape initiale de l’élaboration de la doctrine, le tribunal a reconnu, dans Grey (Lord) c. Grey (Lady) (1677), 2 Swans. 594, 36 E.R. 742, que l’affection naturelle constituait une justification à l’application de la présomption d’avancement :
[traduction] Vu la prédominance manifeste de la contrepartie naturelle que constituent les liens du sang et l’affection, les situations qui amèneraient à inférer l’existence d’une fiducie à l’égard d’un étranger n’auront pas cet effet dans le cas d’un fils. Par conséquent, le père qui entend s’écarter de ce qui est perçu comme l’ordre naturel des choses devrait se prémunir en se procurant un acte ou une preuve claire d’une déclaration de fiducie et ne pas s’en remettre à une inférence du droit . . . [Je souligne; p. 743.]
93 Dans Yau Estate, le juge Cullity a également souligné que l’affection des parents sert de justification à la présomption, ce qui a amené le professeur Freedman à tirer la conclusion suivante dans son article :
[traduction] En d’autres termes, l’affection des parents sert de fondement à la présomption et constitue l’indicateur le plus révélateur de l’intention probable de l’auteur du transfert. Voilà un argument intéressant qui, de l’avis général il me semble, concorde avec la réalité courante. [p. 196]
94 Parce que l’affection des parents a toujours été considérée comme un fondement de la présomption d’avancement, cette présomption a été appliquée régulièrement tant aux enfants adultes qu’aux enfants mineurs. Dans Sidmouth c. Sidmouth (1840), 2 Beav. 447, 48 E.R. 1254, par exemple, où cette présomption a été appliquée à un transfert à titre gratuit en faveur d’un fils adulte, le tribunal a expliqué :
[traduction] Quant aux actes strictement contemporains, rien ne semble indiquer que le père avait l’intention que son fils devienne son fiduciaire. Le fait que le fils soit un adulte me semble sans importance. On fait valoir que l’établissement du fils n’était pas envisagé et que ni la nécessité ni l’occasion de pourvoir à son avancement ne s’était présentée. J’estime toutefois que, dans le cadre de la relation entre un père ou une mère et son enfant, il ne faut pas accorder de poids à ce genre de considérations. Il appartient au parent de déterminer à quel moment il lui convient ou il serait bon pour son fils de lui accorder un avantage qu’il juge utile de lui offrir et le fait qu’on ne connaisse pas la raison pour laquelle le père ou la mère le lui accorde ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intention d’avancement. [Je souligne; p. 1258.]
(Voir aussi Scawin c. Scawin (1841), 1 Y. & C.C.C. 65, 62 E.R. 792, et Hepworth c. Hepworth (1870), L.R. 11 Eq. 10.)
95 Il est vrai que, comme le souligne Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials (6e éd. 2004), p. 581-586, certains tribunaux ont commencé, au milieu des années 1990, à remettre en question l’opportunité d’appliquer la présomption d’avancement aux transferts en faveur d’enfants adultes (voir Dreger (Litigation Guardian of) c. Dreger (1994), 5 E.T.R. (2d) 250 (C.A. Man.); Cooper c. Cooper Estate (1999), 27 E.T.R. (2d) 170 (B.R. Sask.), et McLear c. McLear Estate (2000), 33 E.T.R. (2d) 272 (C.S.J. Ont.)).
96 Toutefois, dans la plupart des causes, la présomption d’avancement continue d’être appliquée aux transferts à titre gratuit en faveur d’un enfant, quel que soit son âge. Dans l’affaire connexe, Succession Madsen c. Saylor, par exemple, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la juge de première instance avait eu tort d’appliquer la présomption de fiducie résultoire, concluant que [traduction] « la présomption d’avancement peut encore être appliquée aux transferts de biens par un père en faveur de son enfant, y compris son enfant adulte autonome » ((2005), 261 D.L.R. (4th) 597, par. 21).
97 En ce qui concerne le présent pourvoi, la Cour d’appel de l’Ontario n’était pas en désaccord avec le juge de première instance, qui a appliqué la présomption d’avancement au transfert effectué par le père, même si la destinataire du transfert, sa fille, avait déjà atteint l’âge adulte. (Voir aussi Young c. Young (1958), 15 D.L.R. (2d) 138 (C.A.C.‑B.); Oliver Estate c. Walker, [1984] B.C.J. No. 460 (QL) (C.S.); Dagle c. Dagle Estate (1990), 38 E.T.R. 164 (C.S.Î.‑P.‑É., Div. app.); Christmas Estate c. Tuck (1995), 10 E.T.R. (2d) 47 (C. Ont. (Div. gén.)); Reain c. Reain (1995), 20 R.F.L. (4th) 30 (C. Ont. (Div. gén.)); Sodhi c. Sodhi, [1998] 10 W.W.R. 673 (C.S.C.‑B.); Re Wilson (1999), 27 E.T.R. (2d) 97 (C. Ont. (Div. gén.)); Yau Estate; Kappler c. Beaudoin, [2000] O.J. No. 3439 (QL) (C.S.J.); Clarke c. Hambly (2002), 46 E.T.R. (2d) 166, 2002 BCSC 1074; et Plamondon c. Czaban (2004), 8 E.T.R. (3d) 135, 2004 ABCA 161.)
98 Ainsi, l’origine et le maintien de la présomption d’avancement dans le cas des transferts à titre gratuit en faveur d’un enfant ne peuvent être attribuées uniquement à la dépendance financière de l’enfant à l’égard de son père ni à l’obligation du père de subvenir aux besoins de son enfant. L’affection naturelle a également servi de base à la présomption selon laquelle un parent qui a transféré un bien à titre gratuit à son enfant, peu importe son âge, voulait lui en faire don.
99 Le juge Rothstein s’est aussi appuyé sur l’argument formulé contre l’application de la présomption d’avancement aux enfants adultes dans McLear, aux par. 40 et 41, selon lequel, comme les gens [traduction] « vivent plus longtemps » et plus de parents vieillissants auront besoin d’aide pour la gestion courante de leurs finances, il est [traduction] « hasardeux de présumer que le père ou la mère âgé fait un don chaque fois qu’il ou elle accole à un bien le nom de l’enfant qui l’aide ».
100 J’estime, en toute déférence, que ce syllogisme est boiteux. L’intention d’un parent de confier à son enfant adulte la gestion de ses finances pendant sa vie n’est pas vraiment incompatible avec l’intention de faire don à cet enfant des fonds placés dans un compte conjoint. C’est généralement par amour et par affection qu’un père ou une mère décident d’accorder un avantage à leur enfant. Il ne serait pas logique de supposer, parce que leur enfant les aide à gérer leurs finances, qu’ils ne désirent plus l’avantager. Il est tout aussi plausible qu’en ouvrant de leur plein gré un compte conjoint avec l’enfant adulte qui leur prête assistance, le père ou la mère âgés veuillent lui faire un don pour le remercier de son aide. Quoi qu’il en soit, s’ils souhaitaient simplement obtenir de l’aide dans la gestion de leurs finances, il leur suffirait de signer une procuration ou d’ouvrir un compte bancaire sans droit de survie.
101 La possibilité que certains parents ouvrent des comptes de banque conjoints parce que leur enfant adulte exerce sur eux une influence abusive, ne constitue pas une raison valable pour conclure qu’il y a abus dans la majorité des transferts entre parents et enfants. Il faut agir en fonction de la norme de l’affection mutuelle plutôt qu’en fonction de l’exception que constitue l’exploitation de cette affection par un enfant adulte.
102 Rien ne justifierait que l’on dénature la common law en limitant désormais l’application de la présomption d’avancement aux enfants mineurs, alors que l’affection parentale dure toute la vie. Puisque l’on considère que cette présomption découle tout autant de l’affection des parents que de la dépendance des enfants et que cette affection tient à la nature même du lien parental et non à la dépendance des enfants, la présomption d’avancement devrait logiquement s’appliquer à tous les transferts à titre gratuit effectués par un père ou une mère en faveur de leur enfant, indépendamment de l’âge ou du degré de dépendance de l’enfant ou du parent. Il ne faut pas supposer que l’affection présumée des parents pour leurs jeunes enfants s’étiole lorsqu’ils deviennent adultes.
103 Certes, comme le souligne le juge Rothstein, l’affection existe dans plusieurs genres de relations, fondées ou non sur des liens familiaux, mais ce n’est pas seulement l’affection qui a motivé l’application de la présomption d’avancement aux transferts entre un père et son enfant. C’est le caractère unique de la relation filiale, non seulement du point de vue des obligations imposées par la loi, mais aussi du point de vue plus important encore des liens affectifs qui incitent le parent à protéger son enfant. Ces liens ne tiennent pas uniquement à la dépendance financière de l’enfant. L’affection entre frères et sœurs, ou entre personnes qui sont parentes ou même amies, peut assurément servir à établir l’intention de l’auteur d’un transfert. Cependant, si aucune de ces relations n’a jamais suscité la création d’une présomption de droit, c’est qu’il va de soi qu’aucune ne permet de prédire aussi bien l’intention.
104 J’estime que, lorsque les documents bancaires signés à l’ouverture d’un compte confirment expressément un droit de survie, il faut tenir pour acquis que leur libellé correspond à l’intention sincère de leurs signataires. Je reconnais que, dans Re Mailman Estate, [1941] R.C.S. 368, Niles c. Lake, [1947] R.C.S. 291, et Edwards c. Bradley, [1957] R.C.S. 599, notre Cour a déclaré que le libellé des documents bancaires n’est pas pertinent pour ce qui est d’établir l’intention des titulaires des comptes conjoints quant au titre bénéficiaire. C’était il y a cinquante ans. Aujourd’hui, j’ai du mal à trouver une raison de continuer à ne pas reconnaître la pertinence des termes non équivoques des documents bancaires comme élément de preuve par présomption — réfutable — lorsqu’il s’agit de déterminer l’intention. Je crois que la plupart des parents canadiens seraient surpris d’apprendre que le libellé clair des documents qu’ils ont signés en toute connaissance de cause pour ouvrir un compte conjoint avec droit de survie n’a qu’une très faible valeur probante.
105 Selon moi, il est significatif que la présomption d’avancement, même si elle a été généralement remplacée par la présomption de fiducie résultoire dans le contexte de la relation entre époux, ait subsisté sur le plan conceptuel à l’égard des biens matrimoniaux qui sont détenus conjointement, comme les comptes de banque conjoints. L’alinéa 14a) de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario, par exemple, dispose que « le fait qu’un bien soit détenu au nom des conjoints en tenance conjointe constitue une preuve, en l’absence de preuve contraire, que les conjoints ont l’intention d’avoir un tel droit de propriété sur ce bien ». L’alinéa 14b) précise que, « pour l’application de l’alinéa a), les dépôts au nom des deux conjoints sont réputés des dépôts de tenants conjoints ».
106 De la même façon, la présomption de propriété conjointe des biens détenus conjointement devrait s’appliquer dans le contexte des relations parent‑enfant et, en l’absence de mesure législative, la présomption d’avancement est le mécanisme approprié pour atteindre cet objectif.
107 Le juge de première instance, dont la décision a été confirmée en appel, a appliqué, aux faits de l’espèce, la présomption de droit qui convenait. À l’instar du juge Rothstein, je suis donc d’avis de rejeter l’appel.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelant : Miller Thomson, Toronto.
Procureurs des intimés : McPhadden, Samac, Merner, Barry, Toronto.