COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64
Date : 20101110
Dossier : 32860
Entre :
Marcel de Montigny, personnellement et ès qualités d'héritier
et de liquidateur de la succession de Liliane de Montigny,
et ès qualités d'héritier des successions de Claudia
et Béatrice Brossard, Sandra de Montigny, personnellement
et ès qualités d'héritière et de liquidatrice de la succession
de Liliane de Montigny, et Karen de Montigny, personnellement
et ès qualités d'héritière et de liquidatrice de la succession
de Liliane de Montigny
Appelants
et
Succession de feu Martin Brossard, représentée par
Roger Brossard, son liquidateur
Intimée
- et -
Procureur général du Québec
Intervenant
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 71)
Le juge LeBel (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Abella, Charron et Cromwell)
de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64
Marcel de Montigny, personnellement et ès qualités d'héritier
et de liquidateur de la succession de Liliane de Montigny,
et ès qualités d'héritier des successions de Claudia
et Béatrice Brossard, Sandra de Montigny, personnellement
et ès qualités d'héritière et de liquidatrice de la succession
de Liliane de Montigny, et Karen de Montigny, personnellement
et ès qualités d'héritière et de liquidatrice de la succession
de Liliane de Montigny Appelants
c.
Succession de feu Martin Brossard, représentée par
Roger Brossard, son liquidateur Intimée
et
Procureur général du Québec Intervenant
Répertorié : de Montigny c. Brossard (Succession)
No du greffe : 32860.
2010 : 14 avril; 2010 : 10 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Cromwell.
en appel de la cour d'appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Pelletier, Bich et Côté), 2008 QCCA 1577, [2008] R.J.Q. 2015, [2008] J.Q. no 8007 (QL), 2008 CarswellQue 7957, qui a confirmé en partie un jugement du juge Trudel, 2006 QCCS 1677, [2006] R.J.Q. 1371, 40 C.C.L.T. (3d) 109, [2006] J.Q. no 2848 (QL), 2006 CarswellQue 2552. Pourvoi accueilli en partie.
Jean‑Félix Racicot, pour les appelants.
Personne n'a comparu pour l'intimée.
Jean‑Yves Bernard, pour l'intervenant.
Sébastien Grammond, en qualité d'amicus curiae.
Le jugement de la Cour a été rendu par
[1] Le juge LeBel — Le présent pourvoi a un drame familial pour trame de fond. Au matin du 22 avril 2002, Martin Brossard pénètre chez son ex-conjointe, Liliane de Montigny, et l'étrangle avant de noyer les deux enfants du couple, Claudia et Béatrice, dans le bain de la résidence qu'il partageait jadis avec toute sa petite famille. Il se pend ensuite, en laissant derrière lui une note qui explique sans équivoque les motifs de sa conduite.
[2] Depuis le drame, M. Marcel de Montigny, père de Liliane et grand-père des petites Claudia et Béatrice, et Mmes Sandra et Karen de Montigny, surs de Liliane et tantes des enfants, poursuivent la succession du meurtrier devant la justice civile. En leurs qualités d'héritiers et de liquidateurs des successions de Liliane, Claudia et Béatrice, ainsi qu'en leurs noms personnels, ils réclament à la succession de Martin Brossard des dommages compensatoires et punitifs.
[3] Malgré le contexte difficile dans lequel elle s'inscrit, cette affaire donne l'occasion à notre Cour de réexaminer la question du caractère autonome des dommages-intérêts punitifs dont l'art. 49, al. 2 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte »), permet l'attribution. Il faudra considérer la pertinence de ce type de dommages-intérêts dans des cas où, comme en l'espèce, l'auteur de l'acte ne peut plus être puni pour sa conduite.
I. Origine du litige
[4] Liliane de Montigny et Martin Brossard se sont fréquentés pendant une période d'environ 15 ans, soit de 1986 à 2001. De leur union, ponctuée de quelques séparations, sont nées deux enfants, Claudia (en décembre 1997), et Béatrice (en octobre 2000). En décembre 1999, le couple achète un terrain à Brossard, en banlieue sud de Montréal, où il fait ériger une maison dont il prend possession en juin 2000. Un peu plus d'un an plus tard, soit en novembre 2001, les conjoints se séparent. Liliane reste alors avec les enfants dans la résidence familiale, tandis que Martin retourne vivre chez ses parents. D'un commun accord, ils partagent la garde des enfants.
[5] Le matin du 22 avril 2002, il était convenu que Martin prendrait les enfants chez Liliane pour les amener déjeuner et les conduire à la garderie. Inquiète de ne pas les voir arriver à l'heure prévue, la gardienne des enfants, après avoir tenté en vain de rejoindre Liliane et Martin, se rend à la résidence du couple et frappe à la porte, sans obtenir de réponse. Regardant par le vitrail de la porte d'entrée, elle aperçoit le corps de Martin, pendu dans le salon. Elle appelle immédiatement les secours.
[6] Sur place, les policiers découvrent, en plus de celui de Martin, les corps inanimés de Liliane, Claudia et Béatrice. Liliane est étendue sur le dos, dans la chambre principale, et porte des marques au cou. Le rapport d'autopsie révèle qu'elle a été étranglée, possiblement à l'aide du cordon de sa robe de chambre. Les deux enfants, quant à elles, gisent sur le ventre dans la baignoire vide de la salle de bain de l'étage. Les rapports d'autopsie concluent dans les deux cas à un décès par noyade. La cause du décès de Martin est l'asphyxie par pendaison. Dans son rapport au coroner, la division des enquêtes du Service de police conclut à trois meurtres suivis d'un suicide. Ces conclusions concordent avec la note laissée par Martin, dans laquelle il exprime son désespoir à la suite de sa rupture avec Liliane.
[7] Le 3 juillet 2002, M. Marcel de Montigny ainsi que Mmes Sandra et Karen de Montigny comparaissent devant notaire pour faire une déclaration d'hérédité de la succession de Liliane et se désignent comme liquidateurs successoraux. Quant aux successions de Claudia et Béatrice, les héritiers n'ont désigné aucun liquidateur. Le 3 octobre 2002, ils entament devant la Cour supérieure du Québec l'action qui fait l'objet du présent pourvoi.
II. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec, 2006 QCCS 1677, [2006] R.J.Q. 1371
[8] Devant la Cour supérieure du Québec, les demandeurs intentent une action en dommages-intérêts contre la succession de Martin Brossard. Cette action comprend un recours successoral et un recours direct.
[9] Le recours successoral se divise en deux volets. Dans le premier, les trois demandeurs, en leurs qualités d'héritiers et de liquidateurs, demandent réparation pour les dommages qu'aurait subis la succession de Liliane. Dans le second, M. Marcel de Montigny en fait autant pour les successions de Claudia et de Béatrice. Le juge Clément Trudel entend l'affaire.
[10] Au sujet du premier volet, le juge Trudel conclut qu'il ne peut accorder l'indemnité réclamée pour les douleurs, souffrances et perte d'espérance de vie de Liliane. Ce chef de dommages ne se transmet aux héritiers que lorsque la preuve établit l'écoulement d'un temps suffisant entre l'acte fautif et le décès et démontre que la victime a réellement souffert. Or, il appert que Liliane, tombée dans un état d'inconscience quelques secondes après avoir été assaillie par Martin, n'a jamais repris conscience avant de mourir. En raison de la nature quasi instantanée du décès, le juge Trudel refuse d'accorder à la succession des dommages-intérêts sous ce chef. Il rejette aussi la demande de remboursement de ses frais funéraires.
[11] Toujours dans le cadre du premier volet du recours successoral, le juge Trudel se penche ensuite sur la demande de dommages exemplaires ou punitifs (les deux termes étant équivalents selon la Loi sur l'application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, ch. 57, art. 423). Il note que le législateur québécois a reconnu la possibilité d'octroyer de tels dommages-intérêts dans certaines lois, dont la Charte. Il déduit toutefois de la jurisprudence de cette Cour sur la question, et notamment de l'arrêt Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345 (« Béliveau St-Jacques »), que cette forme de dommages-intérêts ne peut être qu'accessoire à l'attribution des dommages-intérêts compensatoires pour un préjudice moral ou matériel. Puisqu'il a décidé qu'il ne pouvait pas accorder de dommages-intérêts compensatoires pour le décès de Liliane, le juge Trudel conclut qu'aucun droit à des dommages exemplaires n'a pu entrer dans le patrimoine de celle-ci et être transmis à ses héritiers. Il ajoute que l'aspect dissuasif de ces dommages-intérêts punitifs ne se pose plus de toute façon puisque Martin est décédé.
[12] Le juge Trudel applique le même raisonnement aux réclamations de M. Marcel de Montigny au nom des successions des petites Claudia et Béatrice, qui font l'objet du second volet de l'examen. Puisque la noyade entraîne elle aussi une mort quasi instantanée, ni dommages-intérêts compensatoires, ni dommages exemplaires n'ont pu entrer dans le patrimoine des petites. Pour les mêmes raisons que pour la succession de Liliane, il rejette donc ces chefs de dommages-intérêts. Il alloue toutefois aux successions la moitié des frais funéraires engagés à la suite du décès des enfants.
[13] Le juge Trudel examine également le recours direct par lequel le père et les surs de Liliane réclament de la succession de Martin Brossard des dommages-intérêts pour solatium doloris et perte de soutien moral. Après examen de la preuve relative aux relations entre les membres de la famille de Montigny et aux conséquences personnelles de la tragédie sur chacun d'eux, le juge Trudel accorde à M. Marcel de Montigny des sommes de 30 000 $ pour la perte de Liliane et de 6 000 $ pour la perte de chacune de ses petites-filles, et à Mmes Sandra et Karen de Montigny des sommes de 10 000 $ pour le décès de leur sur Liliane et de 2 000 $ pour celui de chacune de leurs nièces. Il rejette toutefois la réclamation de M. Jacques-Yves Gadbois, conjoint de Sandra de Montigny, puisque celui-ci faisait partie de la famille depuis trop peu de temps pour avoir tissé des liens d'affection capables de justifier l'octroi de dommages moraux.
B. Cour d'appel du Québec, 2008 QCCA 1577, [2008] R.J.Q. 2015 (les juges Pelletier, Bich et Côté)
[14] Quatre aspects de la décision du juge Trudel font l'objet d'un appel devant la Cour d'appel du Québec. Le pourvoi des appelants contre la succession Brossard vise d'abord le montant des indemnités qui leur ont été accordées à titre personnel pour la douleur et la perte de soutien moral. Il soulève également le refus d'une indemnité aux successions pour la souffrance et la perte d'espérance de vie des victimes et le refus de dommages exemplaires. Les appelants réclament finalement une pleine indemnisation des frais funéraires engagés par les successions.
[15] Sur la question du montant des indemnités octroyées aux demandeurs pour solatium doloris et perte de consortium et de servitium (« perte de soutien moral »), le juge Pelletier, au nom d'une cour unanime, considère que le juge Trudel a adéquatement appliqué les principes établis par notre Cour dans l'arrêt Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 268 (« Augustus »). Par ailleurs, son appréciation de la preuve ne justifie aucune intervention de la Cour d'appel. Il ajoute que les montants octroyés soutiennent la comparaison avec ceux accordés dans d'autres affaires présentant certains traits communs avec le présent dossier.
[16] À propos du droit des victimes à une indemnité pour souffrances, douleurs et perte d'espérance de vie, la Cour d'appel conclut que le premier juge n'a commis aucune erreur. L'impossibilité d'établir la séquence des événements empêche de conclure qu'une des victimes aurait pu souffrir de la prise de conscience du meurtre d'une autre. De plus, les tribunaux refusent depuis longtemps de faire droit à de telles réclamations lorsque la victime décède presque instantanément ou lorsque le délai entre le geste causal et la mort est trop court pour que l'on puisse raisonnablement inférer qu'elle a subi un préjudice distinct du décès lui-même, comme c'est le cas en l'espèce.
[17] Ensuite, la Cour d'appel déclare bien fondée la décision du juge Trudel de refuser aux successions des victimes l'octroi de dommages exemplaires. Toutefois, à l'audience, les appelants ont été autorisés à modifier leur requête introductive d'instance afin de réclamer ces dommages-intérêts personnellement à titre de « victimes par ricochet ». Si disparaissait alors l'objection découlant de l'inexistence du recours des victimes immédiates, se posait toutefois, comme en première instance, le problème de l'absence d'effet dissuasif des dommages exemplaires lorsque l'auteur de la faute est décédé. Selon le juge Pelletier, ce facteur justifiait le rejet de la demande de dommages exemplaires :
. . . en supposant qu'il faille adresser un message à toute personne qui serait tentée de poser des gestes analogues à ceux commis par Martin Brossard, [. . .] une pareille mise en garde serait sans portée véritable. [. . .] Le degré de désespoir requis pour envisager une telle extrémité rend illusoire la perspective qu'on puisse obtenir un quelconque effet dissuasif par une condamnation à des dommages punitifs. [par. 37]
[18] Quant aux frais funéraires, la Cour d'appel intervient afin d'admettre la réclamation des successions de Liliane, Claudia et Béatrice. Cet aspect de la décision n'est pas en litige devant notre Cour.
III. L'appel devant cette Cour
Nomination de l'amicus curiae
[19] Après l'autorisation d'appel dans ce dossier, la mise au rôle du pourvoi est fixée à la session d'automne 2009. Cependant, la succession de feu Martin Brossard donne avis de son retrait, et un amicus curiae, Me Sébastien Grammond, est nommé par notre Cour. Je souligne d'ailleurs la contribution considérable de Me Grammond aux débats par son mémoire et par ses interventions à l'audience.
IV. Analyse
A. Questions en litige
[20] Deux questions font l'objet de cet appel :
1. Le juge de première instance et la Cour d'appel ont-ils commis une erreur manifeste et dominante dans la détermination de l'indemnité adéquate pour le solatium doloris et perte de soutien moral?
2. Le décès de l'auteur d'actes intentionnels susceptibles d'entraîner l'attribution de dommages exemplaires à ses victimes est-il une fin de non-recevoir à la condamnation de sa succession à des dommages exemplaires? La recevabilité d'une telle conclusion dépend-elle alors de l'existence d'un autre chef de dommages?
B. Position des parties
(1) Position des appelants
[21] Sur la première question, les appelants plaident, à la lumière de la jurisprudence et en raison de la qualité de leurs relations avec les défuntes, des circonstances des décès et des conséquences du drame sur leurs vies, que les montants des dommages-intérêts qui leur ont été octroyés ne constituent pas une réparation intégrale et acceptable du préjudice subi. Ils ajoutent que le montant accordé par la Cour dans l'arrêt de base en matière de dommages compensatoires, l'arrêt Augustus, semble être considéré par les cours de la province de Québec comme un plafond d'indemnité dont le montant, actualisé en dollars d'aujourd'hui, devrait être beaucoup plus important qu'à l'époque où il a été établi. Ils demandent donc à notre Cour d'augmenter substantiellement les indemnités qui leur ont été octroyées par les instances inférieures sous ce chef.
[22] En ce qui a trait à la deuxième question, les appelants soutiennent que la recevabilité d'une demande de dommages exemplaires ne dépend pas de l'existence d'un autre chef de dommages. Selon leur plaidoirie, le recours en dommages exemplaires existe en parallèle, de manière autonome, en cas de violation intentionnelle d'un droit garanti par la Charte. Ils ajoutent que les objectifs visés par ces dommages ne se limitent pas à punir ou à réprouver une situation existante, mais à dissuader et dénoncer des gestes de même nature. Compte tenu des faits de l'espèce, et particulièrement des motifs du crime de Martin Brossard, de la situation des victimes et de la reconnaissance internationale du besoin de protection des femmes et des enfants, ils soutiennent qu'un message clair doit être envoyé à ce sujet à la société par l'attribution de dommages exemplaires. Le quantum de ceux-ci devra être déterminé selon les facteurs énumérés à l'art. 1621 du Code civil du Québec, L.R.Q., ch. C-1991 (« C.c.Q. »), soit la gravité de la faute, la situation patrimoniale du défendeur, l'importance de la réparation à laquelle le débiteur a déjà été tenu et la prise en charge par un tiers de l'indemnité.
(2) Position de l'amicus curiae
[23] Sur la première question, l'amicus curiae s'exprime en faveur de la pleine compensation du préjudice subi par les membres survivants de la famille de Montigny, incluant le préjudice psychologique. En ne retenant que les concepts de solatium doloris et de perte de soutien moral, le premier juge et la Cour d'appel auraient, à son avis, omis de compenser ce préjudice particulier et, ce faisant, violé le principe de la réparation intégrale à la base de la responsabilité civile. Il suggère à notre Cour de procéder à une nouvelle évaluation du préjudice moral en tenant cette fois pleinement compte du préjudice psychologique.
[24] Passant à l'étude des dommages punitifs, qui font l'objet de la deuxième question en litige, l'amicus curiae avance qu'ils poursuivent en droit civil québécois les mêmes objectifs qu'en common law, soit châtier, dissuader et réprouver. Pour qu'ils soient attribués, il doit y avoir eu une atteinte intentionnelle aux droits de la victime au sens où l'entend l'art. 49, al. 2 de la Charte, c'est-à-dire que l'auteur de cette atteinte doit avoir agi « en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera » (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 (« St-Ferdinand »), par. 121). En l'espèce, il n'existe aucune preuve du caractère intentionnel de l'atteinte à l'intégrité des appelants. Pour l'amicus curiae, cette atteinte ne résulte que de l'insouciance de Martin Brossard, et l'insouciance, en vertu de l'arrêt Augustus, ne constitue pas une faute intentionnelle. Les appelants ne peuvent donc, selon lui, réclamer ni personnellement, ni en vertu de leur statut de victimes par ricochet, des dommages-intérêts punitifs de la succession de Martin Brossard.
[25] L'amicus curiae ajoute toutefois que les successions de Liliane, Claudia et Béatrice peuvent obtenir de tels dommages-intérêts. La Charte n'écarte pas le principe général, édicté aux art. 625, al. 3 et 1610 C.c.Q., selon lequel le droit d'une personne à des dommages-intérêts punitifs pour une atteinte à ses droits à la personnalité constitue un droit transmissible aux héritiers. Il reconnaît que l'on crut retrouver, dans l'arrêt Béliveau St-Jacques, une règle de principe qui traitait le recours en dommages punitifs comme un accessoire d'une condamnation à des dommages-intérêts compensatoires. Or, d'après l'amicus curiae, la solution adoptée dans cet arrêt s'explique par les faits particuliers de l'espèce, et notamment par l'importance de protéger « l'intégrité des grands régimes étatiques d'indemnisation » (Daniel Gardner, Le préjudice corporel, (3e éd. 2009), p. 161). Puisque cette préoccupation particulière est absente du présent dossier, aucun principe de droit civil ne s'oppose à l'octroi de dommages-intérêts punitifs même en l'absence de dommages-intérêts compensatoires.
[26] Finalement, l'amicus curiae explique que l'obligation de verser des dommages-intérêts punitifs est entrée dans le patrimoine de Martin Brossard au moment où il a assassiné ses victimes, et a été transmise à ses héritiers avec le reste de son patrimoine (art. 625 C.c.Q.). Même s'il est impossible de punir ou de châtier le meurtrier, et qu'il soit peu probable que la population soit dissuadée de commettre des gestes tels que ceux qu'il a commis par l'octroi de dommages-intérêts punitifs payables par sa succession, l'amicus curiae indique qu'il est important que cette Cour dénonce son crime et marque la réprobation de la société à son égard. À cette fin, il suggère une condamnation à une somme symbolique de 1 000 $.
C. L'indemnité pour solatium doloris et perte de soutien moral
[27] Ce pourvoi nous rappelle une fois de plus la nature délicate du travail du juge qui, en matière de responsabilité civile, se voit parfois confier la tâche difficile de quantifier la valeur de concepts aussi intangibles que la vie, l'intégrité physique ou les souffrances d'une personne. En cette matière où l'exercice d'une discrétion raisonnée, par définition, demeure la règle, le juge doit aussi privilégier, autant que possible, le respect de la pratique jurisprudentielle établie tout en l'adaptant aux circonstances particulières de chaque espèce. En raison de l'appréciation factuelle essentielle que suppose cette tâche, une cour d'appel doit faire preuve de beaucoup de retenue avant de modifier le quantum des dommages compensatoires accordés par le juge du procès. La norme de l'« erreur manifeste et dominante » s'applique aux conclusions et inférences de fait relatives à la fixation de ces dommages (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10 et 25; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 53).
[28] Nous avons vu que les appelants ont saisi la Cour supérieure du Québec d'une demande de dommages-intérêts compensatoires en leur double qualité d'héritiers des successions de Liliane, Claudia et Béatrice, et de victimes directes de préjudices moraux. Le juge Trudel a rejeté le recours successoral sur la base de l'arrêt Driver c. Coca-Cola Ltd., [1961] R.C.S. 201. Celui-ci énonce le principe selon lequel le chef de dommages pour douleurs et souffrances ne se transmet aux héritiers que si deux conditions sont remplies, soit, dans un premier temps, qu'il y ait écoulement d'une période suffisamment longue entre l'acte fautif et le décès et, dans un deuxième temps, que la victime ait réellement souffert (voir également Pantel c. Air Canada, [1975] 1 R.C.S. 472, p. 478-479; Augustus, par. 56). Les experts entendus au procès ont témoigné de la nature quasi instantanée des décès par strangulation et par noyade. Selon eux, la perte de conscience survient, dans les deux cas, après une période d'environ 10 à 15 secondes, et la mort en quelques minutes. Puisque le droit à la vie prend fin avec la mort de la victime (Augustus, par. 62), c'est à bon droit que le juge du procès a rejeté ce poste de réclamation. Les appelants ne font d'ailleurs pas appel de cet aspect du jugement devant notre Cour.
[29] Ces derniers contestent toutefois les sommes qui leur ont été accordées à titre de compensation pour le préjudice moral qu'ils ont subi. Ces sommes sont, à leur avis, si éloignées d'une réparation intégrale de ces préjudices que leur fixation constitue en elle-même une erreur manifeste et dominante justifiant l'intervention des tribunaux d'appel. Les appelants invoquent, au soutien de leurs arguments, certains exemples tirés de la jurisprudence québécoise qui, sans présenter des faits tout à fait identiques à ceux de l'espèce, comportent néanmoins des similarités propres à soutenir la comparaison. Selon leurs prétentions, la somme accordée par notre Cour dans l'arrêt Augustus semble encore considérée, à tort, comme un plafond d'indemnisation par la jurisprudence québécoise. Ce plafond, une fois actualisé, serait d'ailleurs beaucoup plus élevé. Je traiterai d'abord de cet argument.
[30] Dans Augustus, la victime, un jeune homme de 19 ans, s'était soustrait à la garde du policier qui l'avait arrêté en vertu d'un mandat. La poursuite qui s'était ensuivie se termina par le décès du jeune homme, abattu d'une balle à la tête. L'appelante dans cette affaire, la mère de la victime, réclamait notamment des intimés des dommages compensatoires à titre de solatium doloris. La juge L'Heureux-Dubé, au nom de notre Cour, jugea qu'un montant de 25 000 $ pouvait être une somme juste et raisonnable dans les circonstances, mais renvoya néanmoins les parties devant la Cour d'appel pour que le quantum afférent à ce chef d'indemnité soit fixé après audition des parties sur ce point (par. 51).
[31] Même si la somme de 25 000 $ accordée par la juge L'Heureux-Dubé a depuis servi de point de repère dans la détermination des sommes accordées en compensation d'un préjudice moral dans la jurisprudence québécoise, elle n'a jamais été considérée comme un plafond au même titre que les 100 000 $ accordés par le juge Dickson dans l'arrêt Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, p. 265, pour les pertes non pécuniaires subies par la victime immédiate d'un préjudice. Dans Augustus, la juge L'Heureux-Dubé met plutôt l'accent sur l'indemnisation intégrale du préjudice moral, dont la valeur est calculée à partir d'un ensemble de facteurs couvrant toutes les circonstances de l'espèce. L'adoption d'une telle approche n'est pas étrangère à la nature même du préjudice. S'il s'avère impossible de prévoir avec certitude la valeur des dommages non pécuniaires futurs que risque de subir la victime immédiate d'un préjudice corporel, cet exercice devient plus facile lorsque l'on considère rétroactivement l'importance du préjudice moral causé à ses proches. L'absence d'un tel plafond ne signifie pas pour autant que la fixation du montant de ces dommages-intérêts n'est assujettie à aucune contrainte. Comme le rappelle la juge L'Heureux-Dubé, il s'agit d'un domaine où modération et prévisibilité doivent être favorisées (Augustus, par. 48).
[32] Une étude de la jurisprudence québécoise postérieure à l'arrêt Augustus démontre que cet appel à la modération et à la prévisibilité a été relativement bien entendu, même si l'approche basée sur la considération de toutes les circonstances de l'espèce suppose nécessairement une certaine variabilité des quantums accordés. Dans son ouvrage, aux p. 668 à 671, le professeur Gardner recense les indemnités octroyées de 1997 à 2009 pour les pertes non pécuniaires résultant d'un décès. Cette étude démontre que les montants octroyés en première instance par le juge Trudel se situent bien à l'intérieur de la fourchette des indemnités acceptables en la matière. Cette fourchette s'étend (en valeur de 2009), dans le cas d'un parent pour la perte de son enfant âgé de 18 à 34 ans, de 12 400 $ à 79 700 $ et, dans le cas d'un frère ou d'une sur, de 5 800 $ à 34 200 $. Quant au grand-parent ou à l'oncle ou la tante d'un enfant âgé de moins de 18 ans, le jugement dont appel fait en lui-même figure de précédent, puisque le professeur Gardner ne recense aucun cas similaire. Selon ces données, les indemnités accordées en l'espèce semblent raisonnables, et ce, même si les niveaux d'indemnisation de ce type de préjudice demeurent modérés.
[33] L'amicus curiae soutient que l'erreur commise par le juge Trudel consiste plutôt dans l'omission de considérer le préjudice psychologique en tant que préjudice indemnisable distinct du solatium doloris et de la perte de soutien moral, bien qu'il soit compris, comme eux, dans le vocable de « préjudice moral ». Cet argument n'est pas fondé. En effet, une analyse des motifs du juge Trudel démontre que celui-ci a pris en compte tous les éléments nécessaires à la détermination de l'indemnité en question.
[34] La nature variée et complexe des sentiments humains rend futile tout exercice de catégorisation artificielle des différentes facettes du préjudice moral. Ce qui importe véritablement est que la réparation du préjudice moral effectivement subi soit aussi exacte et complète que possible. Dans cette optique, la juge L'Heureux-Dubé a établi, dans l'arrêt Augustus, une liste non exhaustive de facteurs à considérer dans l'examen d'une telle demande d'indemnisation. Ces facteurs sont les circonstances du décès, l'âge de la victime et du parent, la nature et la qualité de la relation entre la victime et le parent, la personnalité du parent et sa capacité à gérer les conséquences émotives du décès, ainsi que l'effet du décès sur la vie du parent à la lumière, entre autres, de la présence d'autres enfants ou de la possibilité d'en avoir d'autres (Augustus, par. 50). L'examen de l'ensemble de ces facteurs donne au juge une vue d'ensemble de l'impact émotionnel du décès de la victime sur chacun de ses proches pour permettre l'indemnisation intégrale du préjudice moral, incluant le préjudice psychologique, qui en a résulté, et ce, dans la mesure où s'y prêtent la nature et la complexité de ce type de dommages-intérêts.
[35] Contrairement à l'opinion de l'amicus curiae, le fait que le juge du procès n'ait pas considéré le préjudice psychologique de façon distincte des autres éléments du préjudice moral subi par les appelants ne constitue pas en soi une erreur de principe donnant ouverture à une intervention de notre Cour. Une telle intervention n'est possible que si son analyse des faits de l'espèce est erronée ou déficiente au regard des facteurs énumérés dans Augustus, ce qui n'est pas le cas ici. Outre les circonstances tragiques des décès et la dynamique familiale chez les de Montigny avant et après le drame, le juge Trudel a, en effet, pris en compte dans son analyse les répercussions émotionnelles et psychologiques, immédiates et subséquentes, des évènements sur la vie de M. de Montigny père et de celles de Sandra et de Karen. Il note, par exemple, que ces dernières ont « relativement bien réussi à gérer les conséquences émotives des décès, à vivre la rupture et à l'intégrer » (par. 111), alors que leur père « a de la difficulté à assumer cette épreuve et à la surmonter. [. . .] Bien que plus secrète, [sa peine] n'en était pas moins intense, moins douloureuse, aussi traumatisante que la leur. Il aura sans doute de la difficulté à faire le deuil de sa fille et de ses deux petites-filles » (par. 112). En dépit de leur concision, ces observations me convainquent que le juge Trudel a adéquatement considéré le préjudice psychologique subi par les appelants dans la détermination des indemnités qu'il leur a accordées.
[36] En l'absence d'erreur manifeste et dominante, j'estime donc qu'il n'y a pas lieu pour notre Cour d'intervenir afin de modifier les sommes accordées aux appelants en compensation du préjudice moral qu'ils ont subi en raison des actes de Martin Brossard. Si ces sommes peuvent sembler relativement faibles par rapport aux circonstances tragiques ayant mené à leur octroi, il convient de rappeler que l'exercice de quantification de ce type de préjudice, pour le transformer en une valeur pécuniaire abstraite, demeure guidé par la preuve soumise et encadré par la pratique jurisprudentielle en la matière. Comme l'a rappelé le juge Pelletier de la Cour d'appel, un juge d'appel ne peut modifier une somme accordée à ce titre en première instance pour la simple raison qu'il aurait lui-même octroyé une somme plus élevée. Malgré toute la sympathie que l'on puisse éprouver pour la famille de Montigny, les règles de droit applicables exigent que soit rejeté ce premier moyen d'appel.
D. L'octroi de dommages exemplaires dans le cas du décès de l'auteur d'actes fautifs intentionnels
[37] Les appelants contestent également le rejet du recours en dommages exemplaires qu'ils ont exercé contre la succession de Martin Brossard, d'abord en leur qualité d'héritiers des successions de Liliane, Claudia et Béatrice, puis, en appel, à titre personnel. Deux raisons, rappelons-le, expliquent ce rejet. D'abord, en s'appuyant sur un courant jurisprudentiel et doctrinal refusant de reconnaître le caractère autonome des dommages exemplaires, les juges des instances inférieures ont considéré, en l'espèce, l'impossibilité d'octroyer des dommages-intérêts compensatoires aux successions des victimes comme un obstacle infranchissable à l'admissibilité d'une demande de dommages exemplaires en vertu de l'art. 49 de la Charte. Par ailleurs, autant la Cour supérieure que la Cour d'appel ont souligné l'absence, en l'espèce, des effets punitif et dissuasif visés par ces dommages puisque le fautif s'est donné la mort immédiatement après la commission de ses actes. Nous verrons maintenant que ni l'une, ni l'autre de ces raisons ne résiste à l'analyse, et que ce volet du pourvoi des appelants est bien fondé.
(1) Le caractère autonome des dommages exemplaires
[38] Depuis les trois décisions qu'a rendues notre Cour en matière de dommages compensatoires et exemplaires sous le régime de la Charte (Augustus, St-Ferdinand, Béliveau St-Jacques), une controverse sévit quant au caractère autonome des seconds par rapport aux premiers (voir, pour un sommaire du débat, Claude Dallaire, « L'évolution des dommages exemplaires depuis les décisions de la Cour suprême en 1996 : dix ans de cheminement », dans Développements récents en droit administratif et constitutionnel (2006), vol. 240, 185). Les arguments des tenants de chaque position épousent essentiellement ceux des juges majoritaires et minoritaires dans l'affaire Béliveau St-Jacques, où la question centrale consistait à décider si la victime d'un accident de travail ayant reçu une compensation en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., ch. A‑3.001 (« LATMP »), pouvait, en plus, exercer un recours en responsabilité civile contre l'auteur de son préjudice.
[39] Appelé à déterminer si le recours en dommages exemplaires prévu à l'art. 49, al. 2 de la Charte constituait un recours en responsabilité civile au sens de l'art. 438 de la LATMP, le juge Gonthier, pour la majorité, en examina la nature et les fondements. À partir de cette analyse, il conclut que ce recours demeurait assujetti aux principes du régime général de responsabilité civile. En conséquence, il conservait un caractère accessoire. Sa reconnaissance supposait la recevabilité et la réussite d'un recours en dommages compensatoires. Dans un passage fréquemment cité, il explique :
Un tel recours ne pourra en effet qu'être l'accessoire d'un recours principal visant à obtenir compensation du préjudice moral ou matériel. L'article 49, al. 2 précise bien qu'en cas d'atteinte illicite et intentionnelle à un droit protégé, « le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires » (je souligne). Cette formulation démontre clairement que, même si l'on admettait que l'attribution de dommages exemplaires ne dépend pas de l'attribution préalable de dommages compensatoires, le tribunal devra à tout le moins avoir conclu à la présence d'une atteinte illicite à un droit garanti. Il y aura donc identification d'un comportement fautif constitutif de responsabilité civile, et en sus, étude plus approfondie de l'intention du responsable. C'est la combinaison de l'illicéité et de l'intentionnalité qui sous-tend la décision d'accorder des dommages exemplaires. Le lien nécessaire avec le comportement fautif constitutif de responsabilité civile permet d'associer aux principes de la responsabilité civile le recours en dommages exemplaires. [Soulignement dans l'original; par. 127.]
[40] La position du juge Gonthier sur cette question a été critiquée par la juge L'Heureux-Dubé qui, en dissidence, a défendu avec vigueur la thèse du caractère autonome des dommages exemplaires. À son avis, « la Charte se démarque du droit commun [en ce qui concerne les dommages exemplaires] en créant un redressement autonome et distinct de la réparation de nature compensatoire » (par. 26 (soulignement dans l'original)). Selon son opinion, l'argument de texte tiré de l'interprétation de l'expression « en outre », contenue à l'art. 49, al. 2 et sur laquelle s'est en partie basé le juge Gonthier pour conclure à l'indissociabilité des dommages exemplaires et compensatoires, signifierait que le « tribunal peut non seulement accorder des dommages compensatoires, mais "en outre", soit également, en plus de cela, de surcroît, d'autre part, aussi [. . .], faire droit à une demande de dommages exemplaires » (par. 62 (soulignement dans l'original)). D'après la juge L'Heureux-Dubé, les seconds ne dépendent donc pas des premiers. Cette autonomie du recours est toutefois partiellement restreinte par l'exigence de présenter une preuve conforme aux principes de droit commun de tous les éléments constitutifs (faute, préjudice, lien de causalité) de la responsabilité au sens du Code civil du Québec.
[41] Le contexte particulier dans lequel s'inscrit l'affaire Béliveau St-Jacques, soit celui du régime public d'indemnisation pour lésions professionnelles, de même que le langage employé par le juge Gonthier dans l'extrait précité donnent, selon certains auteurs, le caractère d'« obiter prudent » à cet aspect du jugement (J.‑L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007), vol. I, p. 397). Ces facteurs expliqueraient les hésitations de la jurisprudence québécoise subséquente à l'égard du caractère autonome des dommages exemplaires (voir, pour une énumération de décisions québécoises contradictoires, Baudouin et Deslauriers, p. 398, notes 304-306; Gardner, p. 161, notes 258-259; Dallaire, p. 212 et suiv.). La doctrine est elle-même divisée sur la question, certains auteurs embrassant le raisonnement de la majorité (Gardner, p. 161), d'autres exprimant des réserves quant à celui-ci (Baudouin et Deslauriers, p. 398; Dallaire, p. 210; Pierre Pratte, « Les dommages punitifs : institution autonome et distincte de la responsabilité civile » (1998), 58 R. du B. 287, p. 372 et suiv.).
[42] La solution retenue par la juge L'Heureux-Dubé semble effectivement celle qui s'impose dans les cas où, comme en l'espèce, l'impératif de préservation des régimes étatiques d'indemnisation est absent du contexte juridique. L'arrêt Béliveau St-Jacques, on l'a vu, porte spécifiquement sur l'interaction entre la LATMP, loi provinciale isolant du régime général de la responsabilité civile les réclamations de victimes d'accidents du travail, et la Charte. Comme le note le juge Gonthier, la LATMP résulte d'un compromis social par lequel les travailleurs renoncent à la possibilité d'obtenir compensation pleine et entière par voie d'action civile, alors que les employeurs, eux, ont l'obligation d'offrir une compensation partielle en cas d'accident (Béliveau St-Jacques, par. 109). Un tel régime complet et clos sur lui-même, détaché du concept de faute ou d'acte intentionnel, exclut par sa nature même l'existence d'un système parallèle de responsabilité qui s'établirait hypothétiquement sur la base de l'art. 49 de la Charte. Préoccupé par la viabilité à long terme de ce régime public, le juge Gonthier a vraisemblablement cherché à en maintenir l'équilibre financier et structurel en protégeant l'effectivité de l'interdiction de poursuites civiles couvrant les employeurs contribuant au régime. Les remarques du juge Gonthier doivent donc être resituées dans ce cadre.
[43] On peut s'interroger sur l'interprétation que donne le juge Gonthier de l'expression « en outre ». Son sens semble plutôt correspondre à celui que lui donne la juge L'Heureux-Dubé. On remarque de plus que le juge Gonthier reconnaît lui aussi la possibilité, dans certains contextes, d'admettre que l'octroi de dommages exemplaires ne dépende pas de l'attribution préalable de dommages compensatoires. Hors le contexte des régimes publics d'indemnisation, comme dans l'affaire Béliveau St-Jacques, les positions majoritaires et minoritaires semblent converger vers la reconnaissance sans réserve de la nécessité d'établir l'existence des éléments constitutifs de la responsabilité civile du droit commun.
[44] Comme la juge L'Heureux-Dubé l'a souligné dans Béliveau St-Jacques (voir notamment les par. 25 et suiv.), des chevauchements se produisent nécessairement entre les objectifs d'un recours basé sur l'art. 49 et ceux d'une action en dommages fondée sur la responsabilité civile régie par le Code civil du Québec. Le concept d'acte illicite, sur lequel repose l'art. 49, se confond souvent avec celui de faute civile. En conséquence, dans ces situations, les indemnités possibles en vertu de ces deux régimes s'amalgament et ne pourraient être accordées distinctement. Autrement, on doublerait l'indemnisation pour les mêmes actes. Cependant, cette coïncidence des recours n'est pas toujours parfaite. En raison de la finalité particulière du recours qu'il prévoit, l'art. 49, al. 2 peut, en effet, viser des actes et des conduites qui ne cadrent pas avec la notion de faute civile, ne tombant pas ainsi dans le domaine d'application du régime général de responsabilité civile du Québec. L'autonomie de ce recours ressort aussi bien du texte de l'art. 49 que des finalités distinctes de la mise en uvre de la Charte, ainsi que de la nécessité de laisser à celle-ci toute la souplesse nécessaire à la conception des mesures de réparation adaptées aux situations concrètes.
[45] Ainsi, j'estime qu'une portée trop large a été donnée à l'opinion majoritaire dans l'affaire Béliveau St-Jacques. Celle-ci écartait le recours de l'art. 49, al. 2 dans les seuls cas visés par des régimes publics d'indemnisation, comme celui qui s'applique au Québec en matière de lésions professionnelles. En dehors de ce contexte, rien n'empêche de reconnaître le caractère autonome des dommages exemplaires et, partant, de donner à cette mesure de redressement toute l'ampleur et la flexibilité que son incorporation à la Charte commande. En raison de son statut quasi constitutionnel, ce document, je le rappelle, a préséance, dans l'ordre normatif québécois, sur les règles de droit commun. Nier l'autonomie du droit à des dommages exemplaires conféré par la Charte en imposant à ceux qui l'invoquent le fardeau supplémentaire de démontrer d'abord qu'ils ont le droit d'exercer un recours dont ils ne veulent, ou ne peuvent pas, nécessairement se prévaloir revient à assujettir la mise en uvre des droits et libertés que protège la Charte aux règles des recours de droit civil. Rien ne justifie que soit maintenu cet obstacle.
[46] Pour ces raisons, l'absence, en l'espèce, de dommages-intérêts compensatoires ne rend pas par elle-même irrecevable la demande de dommages exemplaires présentée par les appelants en leur qualité d'héritiers des successions de Liliane, Claudia et Béatrice. À mon avis, cette réclamation était admissible. Toutefois, comme je l'ai mentionné plus tôt, l'absence de dommages compensatoires ne représentait que l'un de deux obstacles à l'octroi de dommages exemplaires, selon les jugements prononcés par la Cour d'appel et la Cour supérieure, le second étant l'inutilité de punir ou de dissuader un fautif décédé à la suite de ses actes. Je passerai donc à l'examen de cette question avant de me prononcer sur les droits des appelants.
(2) Les objectifs poursuivis par les dommages exemplaires
[47] Contrairement aux dommages compensatoires, dont la raison d'être est la réparation du préjudice résultant d'une faute, les dommages exemplaires existent, quant à eux, pour une autre fin. L'octroi de ces dommages a pour but de marquer la désapprobation particulière dont la conduite visée fait l'objet. Il est rattaché à l'appréciation judiciaire d'une conduite, non à la mesure des indemnités destinées à réparer un préjudice réel, pécuniaire ou non. Comme l'exprime le juge Cory :
On peut accorder des dommages-intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu'elle choque le sens de dignité de la cour. Les dommages-intérêts punitifs n'ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d'une compensation. Ils visent non pas à compenser le demandeur, mais à punir le défendeur. C'est le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l'égard du comportement inacceptable du défendeur.
(Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196)
[48] Le régime des dommages exemplaires conserve, en droit québécois, un caractère d'exception. En effet, l'art. 1621 C.c.Q. précise que ces derniers ne peuvent être octroyés que lorsque la loi le prévoit. C'est le cas de la Charte qui, comme nous l'avons vu, permet l'octroi de tels dommages-intérêts dans les cas d'atteintes illicites et intentionnelles aux droits et libertés qu'elle garantit. Certaines autres lois d'importance sociale particulière, dont la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P-40.1, la Loi sur la Régie du logement, L.R.Q., ch. R-8.1, et la Loi sur la protection des arbres, L.R.Q., ch. P-37, par exemple, le permettent également.
[49] En raison du caractère exceptionnel de ce droit, les tribunaux québécois ont, jusqu'à maintenant, mis en uvre de façon assez stricte la fonction préventive que donne aux dommages exemplaires l'art. 1621 C.c.Q. en limitant leur emploi à la punition et à la dissuasion (particulière et générale) de comportements jugés socialement inacceptables (Béliveau St-Jacques, par. 21 et 126; St-Ferdinand, par. 119). Par l'octroi de ces dommages, on cherche à punir l'auteur de l'acte illicite pour le caractère intentionnel de sa conduite et à le dissuader, de même que les membres de la société en général, de la répéter en faisant de sa condamnation un exemple. Cependant, le juge du procès comme ceux de la Cour d'appel ont rejeté la demande de dommages exemplaires présentée par les appelants, soulignant, d'une part, que « l'aspect dissuasif ne se pose plus, Martin étant décédé » (motifs de la Cour supérieure, par. 81) et, d'autre part, qu'« en supposant qu'il faille adresser un message à toute personne qui serait tentée de poser des gestes analogues à ceux commis par Martin Brossard, [. . .] une pareille mise en garde serait sans portée véritable. [. . .] Le degré de désespoir requis pour envisager une telle extrémité rend illusoire la perspective qu'on puisse obtenir un quelconque effet dissuasif par une condamnation à des dommages punitifs » (motifs de la Cour d'appel, par. 37).
[50] La conception du rôle des dommages punitifs selon laquelle il est inutile d'en octroyer lorsque l'auteur d'un acte illicite est décédé s'avère trop étroite. Elle ne tient pas compte de l'utilité sociale que revêt cette forme d'intervention judiciaire. Celle-ci requiert que les cours adoptent une approche fonctionnelle capable de favoriser la réalisation de tous les aspects de la fonction préventive que leur attribue le législateur.
[51] À cet égard, il est intéressant d'examiner les fonctions que le système de la common law attribue aux dommages exemplaires. Il leur reconnaît, en effet, une fonction plus large qui non seulement englobe, mais dépasse les simples objectifs punitifs et dissuasifs. Déjà dans l'affaire Wilkes c. Wood (1763), Lofft. 1, 98 E.R. 489 (K.B.), en effet, le tribunal leur attribuait trois fonctions : la punition, la dissuasion et la dénonciation :
[traduction] [L]e jury est investi du pouvoir d'accorder des dommages-intérêts supérieurs au préjudice subi. Les dommages-intérêts ne visent pas qu'à indemniser la personne lésée, mais aussi à punir le coupable, à décourager toute action analogue à l'avenir et à marquer l'aversion du jury pour la conduite en cause. [p. 498-499]
Depuis cette époque, « un large consensus s'est établi à partir de l'opinion exprimée par le lord juge en chef Pratt [. . .] selon laquelle les dommages-intérêts punitifs ont comme objectifs généraux la punition (au sens de châtiment), la dissuasion de l'auteur de la faute et d'autrui ainsi que la dénonciation » (Whiten c. Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 R.C.S. 595 (« Whiten »), par. 68). C'est ce que concluait le juge Binnie au terme d'une étude comparative de l'expérience des autres pays de common law à l'égard des dommages exemplaires. La même fonction leur a été reconnue en application du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans l'arrêt Ward, récemment prononcé par notre Cour (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28).
[52] Comme nous l'avons vu, la dénonciation a été décrite par le juge Cory comme « le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l'égard du comportement inacceptable du défendeur » (Hill, par. 196). Cette indignation s'exprime par l'imposition du paiement d'une somme d'argent, importante ou symbolique, souvent assortie d'une déclaration, et qui, ensemble, visent à communiquer l'opinion de la justice à propos du caractère particulièrement répréhensible d'une conduite. En ce sens, la dénonciation constitue un objectif servant à la fois les fonctions rétributive et utilitariste du régime des dommages exemplaires. La fonction rétributive, d'abord, est servie par l'opprobre qui s'attache à la personne du fautif et qui constitue en soi une forme de punition pour sa conduite. La fonction utilitariste, quant à elle, est remplie par l'effet préventif que cette mesure peut avoir sur le type de conduite en question, au bénéfice de la société toute entière. La dénonciation remplit également une fonction déclaratoire, qu'elle partage, dans une moindre mesure, avec l'objectif dissuasif général des dommages exemplaires. Même si, à l'égard de ces fonctions, les objectifs punitif, dissuasif et dénonciateur se recoupent dans une certaine mesure, chacun d'entre eux vise une facette différente du rôle que jouent les dommages exemplaires et peut donc en justifier, à lui seul, l'imposition.
[53] Puisqu'il contribue autant que la punition et la dissuasion à l'objectif préventif que vise l'art. 1621 C.c.Q., aucune raison ne justifie, à mon sens, le refus de reconnaître en droit civil québécois l'objectif de dénonciation des dommages exemplaires. Cette approche s'impose encore davantage lorsque l'enjeu est le respect des droits et libertés que garantit la Charte, un document représentant l'expression des valeurs les plus fondamentales de la société québécoise, comme son préambule l'affirme avec force.
[54] Il faut bien se garder, toutefois, d'attribuer aux dommages exemplaires un rôle de justice pénale subsidiaire. Le fait que Martin Brossard ne puisse être puni par la justice criminelle pour les gestes qu'il a commis ne constitue pas un facteur déterminant dans l'analyse. L'existence d'une condamnation criminelle antérieure constitue tout au plus l'un des facteurs à prendre en compte dans la détermination du quantum de ces dommages, comme l'explique la Commission de réforme du droit de l'Ontario dans un rapport sur les dommages exemplaires :
[traduction] . . . il serait incorrect de considérer les dommages-intérêts punitifs comme une solution systématique aux lacunes du droit criminel. Le droit des dommages-intérêts punitifs ne s'applique qu'à un éventail limité de comportements criminels, et seulement de façon limitée. Ces limites ne sont pas toujours en accord avec une théorie générale de la responsabilité délictuelle comme supplément au droit criminel. Le droit des dommages-intérêts punitifs ne se greffe pas au droit criminel en général, mais joue uniquement dans le cas d'infractions exceptionnellement répréhensibles. Des dommages-intérêts punitifs ne peuvent être accordés qu'à la condition non seulement que le défendeur ait commis une faute intentionnelle, mais que sa conduite soit exceptionnelle. De plus, les dommages-intérêts punitifs ne favorisent pas l'application du droit criminel à des fins lucratives pour l'ensemble des citoyens. Seule la victime de l'acte fautif peut présenter une demande et des dommages-intérêts ne peuvent lui être accordés qu'en rapport avec la conduite qui lui a causé un préjudice.
(Commission de réforme du droit de l'Ontario, Report on Exemplary Damages (1991), p. 32-33)
Bref, même si « les dommages-intérêts punitifs chevauchent la frontière entre le droit civil (indemnisation) et le droit criminel (punition) » (Whiten, par. 36), il faut garder à l'esprit que chacun de ces régimes joue un rôle qui lui est propre. Il faut éviter de les substituer l'un à l'autre lorsque l'un d'entre eux ne peut, comme en l'espèce, remplir son rôle particulier.
[55] Dans le cas qui nous occupe, on ne pourrait passer sous le silence le caractère particulièrement grave des actes commis par Martin Brossard avant son suicide et l'horreur qu'ils suscitent. Il a tué une femme et les jeunes enfants qu'il devait aimer et protéger. L'imposition de dommages exemplaires semble tout à fait indiquée dans les circonstances pour remplir la fonction de dénonciation de ces actes et affirmer l'importance du droit à la vie.
[56] À cette étape de l'analyse, une seule question demeure, soit celle du droit des appelants à ces dommages.
(3) Le droit à des dommages exemplaires
[57] L'article 49, al. 2 de la Charte pose deux conditions à l'octroi de dommages exemplaires : le caractère illicite de l'acte et son intentionnalité. Comme j'ai conclu que l'absence de dommages-intérêts compensatoires ne constituait pas un obstacle au versement de dommages exemplaires, j'examinerai dans un premier temps le droit des appelants, en leur qualité d'héritiers des successions de Liliane, Claudia et Béatrice, à ces dommages. Je me pencherai ensuite sur leur réclamation à titre personnel.
a) Le recours successoral
[58] Pour avoir droit à des dommages exemplaires, la succession doit d'abord démontrer l'atteinte illicite à un droit des défuntes. La démarche appropriée a été exposée par la juge L'Heureux-Dubé dans l'affaire St-Ferdinand de la façon suivante :
Pour conclure à l'existence d'une atteinte illicite, il doit être démontré qu'un droit protégé par la Charte a été violé et que cette violation résulte d'un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c'est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle-même . . . [par. 116]
(Voir aussi Association des professeurs de Lignery c. Alvetta-Comeau, [1990] R.J.Q. 130 (C.A.).)
[59] Dans le cas sous étude, on ne saurait mettre en doute le caractère illicite de l'atteinte, qui était aussi une faute civile au sens du droit de la responsabilité civile. L'affirmation, dès l'art. 1 de la Charte, du droit à la vie témoigne de l'importance fondamentale que revêt ce dernier pour la société québécoise. Les meurtres de Liliane, Claudia et Béatrice par Martin Brossard, dont la responsabilité civile n'est pas remise en question, constituent pour ses victimes l'ultime atteinte à ce droit. Le premier critère de l'art. 49 est donc rempli.
[60] Le deuxième critère consiste à déterminer si cette atteinte était intentionnelle. L'intentionnalité, à cette étape, s'attache non pas à la volonté de l'auteur de commettre la faute, mais bien à celle d'en entraîner le résultat. Aucune des parties n'a d'ailleurs remis en cause ce critère. Dans le contexte de la Charte, le résultat en question est l'atteinte illicite à un droit protégé (St-Ferdinand, par. 118). Concrètement, pour satisfaire à ce critère, la poursuite devait démontrer que Martin Brossard avait l'intention de porter atteinte à la vie de ses victimes au moment de commettre ses actes. Ce second critère est également bien rempli. Avant de se donner la mort, Martin Brossard a rédigé une lettre dans laquelle il exprimait sa colère et sa tristesse face à la rupture de sa cellule familiale, ainsi que ses funestes intentions. Il écrit entre autres :
il y a 6 mois Liliane m'a enlever tous mes rêves tous ce que j'avait travailler fort. Après avoir compléter notre famille jamais je n'accepterai que 1 ans après notre deuxième fille et notre maison de rêve que je ne compte plus dans tes plans. toute ma fierté tu as toute pris. Comme ton arrogance et ton indiférence je pense que ce n'était pas la bonne attitude à prendre. pareille pour la maison on avait toujours dit que si on se separait on vendrait la maison. la encore tu m'a mentie. Pense tu que j'aurait accepter de partager ma place dans cette maison et surtout dans ma chambre, et non, je ne partage pas ma femme et surtout pas mes enfants. une famille c'est un papa et une maman t'en veut pas parfait, V'là 6 mois tu as fait le choix que tu ne voulait pas que je reviennes maintenant c'est mon tour. j'ai du caractère de beouf moi aussi. je vous les tu dit que c'est pas humain de faire ça à quelqu'un. Je n'avait pas le droit de faire ce que j'ai fait mais toi non plus. [Soulignement dans l'original; d.a., vol. II, p. 160.]
Cette note ne laisse planer aucun doute quant au caractère intentionnel de l'atteinte à la vie dont ont été victimes Liliane, Claudia et Béatrice.
[61] Pour ces raisons, il y a lieu d'accorder aux successions de Liliane de Montigny et de Claudia et Béatrice Brossard des dommages exemplaires pour l'atteinte illicite et intentionnelle au droit à la vie dont elles ont été victimes. L'octroi de ces dommages exprime l'avis de la justice sur la gravité de ces actes et la nécessité de les dénoncer comme une atteinte aux valeurs les plus fondamentales de la société.
[62] Puisque la succession de Martin Brossard est insolvable, une somme globale symbolique de 10 000 $, payable aux trois successions qui se la partageront également, me semble suffisante pour atteindre l'objectif de dénonciation visé en l'espèce. Bien que modéré, ce montant, qui n'a pas un caractère purement symbolique, souligne quand même la gravité que la justice attache à l'atteinte illicite au droit à la vie des trois victimes. Par ailleurs, je rappelle qu'il ne s'agit pas ici de punir ou de dissuader l'auteur de l'acte qui est décédé, mais de fixer un montant qui transmet un message de dénonciation sociale.
[63] Avant de terminer sur ce point, il convient d'ajouter quelques mots sur la question de la transmissibilité aux héritiers des victimes du droit d'action en dommages exemplaires sous le régime de la Charte. Dans la mesure où nous concluons à l'admissibilité des recours en dommages exemplaires des victimes, le droit successoral du Québec prévoit la transmissibilité de ces droits d'action à leurs héritiers. L'article 625, al. 3 C.c.Q., accorde en effet aux héritiers de la victime d'une atteinte illicite la saisine du droit d'action découlant de cette violation. En conséquence, les héritiers peuvent exercer ce recours successoral :
625. Les héritiers sont, par le décès du défunt ou par l'événement qui donne effet à un legs, saisis du patrimoine du défunt, sous réserve des dispositions relatives à la liquidation successorale.
. . .
Ils sont saisis des droits d'action du défunt contre l'auteur de toute violation d'un droit de la personnalité ou contre ses représentants.
(Voir Jacques Beaulne, Droit des successions (4e éd. 2010), d'après l'uvre de Germain Brière, p. 63-64.)
Par ailleurs, l'art. 1610 C.c.Q. confirme la transmissibilité aux héritiers du droit à des dommages-intérêts, même punitifs, résultant de la violation d'un droit de la personnalité :
1610. Le droit du créancier à des dommages-intérêts, même punitifs, est cessible et transmissible.
Il est fait exception à cette règle lorsque le droit du créancier résulte de la violation d'un droit de la personnalité; en ce cas, son droit à des dommages-intérêts est incessible, et il n'est transmissible qu'à ses héritiers.
(Voir Baudouin et Deslauriers, p. 361 et 414.)
[64] Bref, il ne fait aucun doute que les appelants sont en droit de recevoir, en leur qualité d'héritiers, la somme déterminée ci-haut.
b) Le recours personnel en dommages exemplaires
[65] À ce stade-ci, la question du droit des appelants à des dommages exemplaires à titre personnel n'est plus que théorique. L'attribution d'un montant global de dommages exemplaires aux trois successions suffit à remplir l'objectif de dénonciation de cette forme de dommages-intérêts, qui est le seul pertinent en l'espèce, comme je l'ai noté plus haut. Contrairement aux dommages-intérêts compensatoires, en effet, les dommages exemplaires ne s'attachent pas au préjudice subi par les victimes, mais à la personne de l'auteur de l'acte illicite et à sa conduite, que l'on veut punir, dissuader ou dénoncer. Cependant, puisque l'amicus curiae soulève cette question dans son mémoire, je crois nécessaire de la discuter brièvement.
[66] En fonction des circonstances de l'espèce, deux types de recours personnels auraient pu être intentés par les appelants : un recours à titre de victimes directes d'un préjudice, et un recours à titre de victimes par ricochet de l'atteinte au droit à la vie des victimes de Martin Brossard. À mon avis, ces deux recours auraient échoué.
(i) Le recours à titre de victimes directes
[67] D'abord, pour avoir droit à des dommages exemplaires en tant que victimes directes d'un préjudice, les appelants auraient dû satisfaire au double critère de l'art. 49, al. 2 de la Charte. Le premier volet de ce critère, celui du caractère illicite de l'atteinte, ne pose pas de problème. Nous avons vu dans la section consacrée aux dommages-intérêts compensatoires, que les appelants subissent encore à ce jour les répercussions émotionnelles et psychologiques des actes fautifs de Martin Brossard. Ces répercussions constituent une violation du droit à l'intégrité de leur personne que leur garantit l'art. 1 de la Charte. Comme l'a décidé notre Cour dans l'arrêt St-Ferdinand, la notion d'intégrité ainsi entendue ne se limite pas à la simple intégrité physique; elle comprend aussi l'intégrité psychologique, morale et sociale de ceux qui en bénéficient, pourvu que l'atteinte soit « plus que fugace » (St-Ferdinand, par. 97). C'est le cas en l'espèce.
[68] Le problème du recours des appelants à titre de victimes directes réside plutôt au niveau du deuxième critère, celui de l'intentionnalité de l'atteinte. Cette intentionnalité, je le rappelle, s'attache, dans le contexte de la Charte, non pas à la faute, mais à son résultat. Pour avoir gain de cause sur ce point, les appelants auraient dû démontrer que Martin Brossard, en commettant ses actes, avait l'intention de porter atteinte à leur intégrité psychologique. La simple négligence, ou l'insouciance quant aux conséquences de ces actes, n'aurait pas satisfait à ce critère. La juge L'Heureux-Dubé est très claire à cet égard :
. . . il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l'insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.
(St-Ferdinand, par. 121)
[69] Rien ne permet de croire, en l'espèce, que Martin Brossard avait l'intention de porter atteinte à l'intégrité psychologique des appelants, ni même qu'il ait réellement pensé aux conséquences qu'auraient pour eux les gestes qu'il a commis. La note qu'il a laissée derrière lui, et dans laquelle il exprime ses motivations, ne mentionne nullement les appelants. Elle attribue plutôt à la rupture du couple et au fait que Liliane avait commencé à fréquenter un autre homme toute la rage et le chagrin que ressentait Martin et qui l'ont poussé à commettre ses gestes. Le lien entre ses sentiments et les autres membres de la famille de Montigny reste trop ténu pour pouvoir justifier l'octroi de dommages exemplaires à ces derniers. Les conséquences qu'ont pour eux les meurtres de Liliane, de Claudia et de Béatrice ne représentent que de cruels dommages collatéraux de ce drame. Ce recours personnel des appelants n'aurait pu réussir.
(ii) Le recours à titre de victimes par ricochet
[70] L'autre voie empruntée par les appelants pour présenter leur demande personnelle en dommages exemplaires est celle d'une réclamation à titre de victimes par ricochet. Ils ont d'ailleurs été autorisés, en Cour d'appel, à modifier leur requête introductive d'instance pour présenter une telle demande. Il suffira de souligner que la recevabilité de cette réclamation posait des problèmes insolubles. En effet, s'ils ne pouvaient pas réclamer de dommages exemplaires à titre de victimes directes, le critère d'intentionnalité requis pour l'application de l'art. 49 de la Charte empêchait aussi les appelants de le faire à titre de victimes par ricochet, puisque de telles victimes ne pouvaient avoir été visées directement par l'auteur de l'acte illicite. De toute façon, l'application du critère d'intentionnalité rend irrecevable toute demande de dommages exemplaires présentée par une réclamante qui serait seulement une victime par ricochet.
V. Conclusion
[71] Pour les raisons qui précèdent, j'accueillerais l'appel en partie, avec dépens dans toutes les cours, et j'octroierais aux appelants, en leur qualité d'héritiers des successions de Liliane de Montigny et de Claudia et Béatrice Brossard, la somme de 10 000 $, plus intérêt au taux légal à partir de la date d'introduction de l'instance (art. 1618 C.c.Q.), à titre de dommages exemplaires.
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens.
Procureur des appelants : Jean‑Félix Racicot, Mont‑St‑Hilaire, Québec.
Procureur de l'intervenant : Procureur général du Québec, Québec.
Procureur nommé par la Cour en qualité d'amicus curiae : Sébastien Grammond, Ottawa.