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03/12/2009 | CANADA | N°2009_CSC_56

Canada | R. c. Legare, 2009 CSC 56 (3 décembre 2009)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551

Date : 20091203

Dossier : 32829

Entre :

Craig Bartholomew Legare

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario

et Beyond Borders Inc.

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : Les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 45)

Le juge Fish (avec lâ€

™accord des juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)

______________________________

R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551

Craig Bartholomew Le...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551

Date : 20091203

Dossier : 32829

Entre :

Craig Bartholomew Legare

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario

et Beyond Borders Inc.

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : Les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 45)

Le juge Fish (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)

______________________________

R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551

Craig Bartholomew Legare Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général du Canada, procureur général de

l’Ontario et Au‑delà des frontières inc. Intervenants

Répertorié : R. c. Legare

Référence neutre : 2009 CSC 56.

No du greffe : 32829.

2009 : 15 octobre; 2009 : 3 décembre.

Présents : Les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges McFadyen, Martin et Watson), 2008 ABCA 138, 89 Alta. L.R. (4th) 1, 429 A.R. 271, 421 W.A.C. 271, [2008] 10 W.W.R. 90, 236 C.C.C. (3d) 380, 58 C.R. (6th) 155, [2008] A.J. No. 373 (QL), 2008 CarswellAlta 448, qui a accueilli en partie l’appel du ministère public contre un jugement du juge Agrios, 2006 ABQB 248, 395 A.R. 171, 208 C.C.C. (3d) 216, [2006] A.J. No. 371 (QL), 2006 CarswellAlta 407, acquittant l’accusé d’incitation à des contacts sexuels et de leurre. Pourvoi rejeté.

Laura K. Stevens, c.r., et Sarah DeSouza, pour l’appelant.

James C. Robb, c.r., pour l’intimée.

James C. Martin, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Deborah Calderwood et Lisa Joyal, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Mark Erik Hecht, Nicole Merrick et Jonathan Rosenthal, pour l’intervenante Au‑delà des frontières inc.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Fish —

I

[1] L’Internet est une porte ouverte sur la connaissance, le divertissement, la communication — et l’exploitation.

[2] Le pourvoi porte sur des dispositions adoptées par le législateur afin de fermer cette porte aux prédateurs adultes qui sillonnent Internet à la recherche d’enfants et d’adolescents vulnérables, en général dans un but sexuel. Protégés par l’anonymat d’un nom et d’un profil d’emprunt, ils espèrent gagner la confiance de leurs proies par des « clavardages » — pour ensuite essayer de les amener, par la séduction ou la ruse, à se livrer à des activités sexuelles sur Internet ou, pire encore, en personne.

[3] Il est ici question, plus précisément, de l’art. 172.1 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui interdit de communiquer au moyen d’un ordinateur avec des personnes qui n’ont pas atteint l’âge fixé « en vue de faciliter la perpétration » d’infractions sous‑jacentes énumérées. Et encore plus précisément, de l’al. 172.1(1)c)*, qui comporte trois éléments : (1) une communication intentionnelle au moyen d’un ordinateur; (2) avec une personne dont l’accusé sait ou croit qu’elle est âgée de moins de 14 ans; (3) dans le dessein précis de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction sous‑jacente énumérée — soit l’enlèvement ou l’une des infractions d’ordre sexuel mentionnées à l’al. 172.1(1)c). Parmi ces infractions figure l’« incitation à des contacts sexuels », prévue par l’art. 152 du Code.

[4] L’appelant a subi son procès relativement à deux chefs d’accusation devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (2006 ABQB 248, 395 A.R. 171), qui l’a acquitté. Le premier chef correspondait à une infraction prévue à l’art. 152, le second, à l’al. 172.1(1)c). L’acquittement sur le premier chef a été confirmé par la Cour d’appel (2008 ABCA 138, 89 Alta L.R. (4th) 1) et nous n’en sommes pas saisis. Le pourvoi concerne uniquement le second chef, fondé sur l’al. 172.1(1)c).

[5] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

[6] À mon avis, le juge de première instance a acquitté l’appelant sur le second chef en adoptant une interprétation exagérément restrictive de l’al. 172.1(1)c), qui a faussé sa compréhension des éléments essentiels de l’infraction. Comme la Cour d’appel, je suis donc d’avis d’annuler l’acquittement de l’appelant et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement à ce chef d’accusation.

II

[7] Puisqu’un nouveau procès sera tenu, il suffit de résumer brièvement les faits.

[8] Le 28 avril 2003, l’appelant, Craig Bartholomew Legare, a participé à deux « clavardages » privés avec la plaignante, âgée de 12 ans à l’époque. Monsieur Legare, qui avait 32 ans, a prétendu en avoir 17. Il se trouvait alors en Alberta, tandis que la plaignante était en Ontario. Ils « ont fait connaissance » dans un forum de clavardage public, mais sont passés [traduction] « assez rapidement » à un clavardoir privé. Ces échanges initiaux n’ont pas été enregistrés; M. Legare reconnaît cependant le caractère sexuel de cette première séance de clavardage privé.

[9] La deuxième séance de clavardage privé a débuté peu après la première. Elle a été enregistrée, et une transcription a été produite en preuve lors du procès. Selon l’exposé conjoint des faits, [traduction] « [l]a conversation a eu un caractère presque exclusivement sexuel, et les deux interlocuteurs ont employé des mots témoignant d’un désir de se livrer [l’un] avec l’autre à une activité au caractère sexuel explicite ».

[10] Toujours durant cette deuxième séance de clavardage, M. Legare a demandé à la plaignante de lui transmettre sa photo par courrier électronique. Elle a essayé en vain à deux reprises. Par la suite, M. Legare a demandé à la plaignante son âge, en tapant : [traduction] « ta 14 ans? ». La plaignante a répondu qu’elle avait 13 ans; en réalité, elle en avait 12, comme je l’ai indiqué.

[11] M. Legare était peut‑être déconcerté, mais cela ne l’a pas découragé. La plaignante lui a donné son numéro de téléphone; en échange, il lui a donné son adresse postale. M. Legare a dit à la plaignante qu’il lui téléphonerait pour [traduction] « parler de choses cochonnes ». Et il a tenu parole. Il l’a appelée tout de suite après et, lors d’une seconde et dernière conversation, il lui a dit — en termes crus et explicites — qu’il [traduction] « adorerait » pratiquer le sexe oral sur elle. La plaignante a raccroché, et il ne l’a plus rappelée.

[12] Le père de la plaignante a été alerté par la soeur aînée de celle‑ci, qui avait répondu au téléphone lors du premier appel de M. Legare. La police a été prévenue et une transcription de la seconde séance de clavardage a plus tard été extraite de l’ordinateur.

[13] Le 4 janvier 2005, soit près de deux ans après les séances de clavardage, M. Legare a été arrêté et son ordinateur a été saisi. On n’y a trouvé ni pornographie juvénile ni enregistrement d’autres communications incriminantes. M. Legare a été inculpé d’un chef d’incitation à des contacts sexuels, une infraction prévue à l’art. 152 du Code criminel, et d’un chef de leurre, une infraction prévue à l’al. 172.1(1)c).

III

[14] La preuve au procès de M. Legare se limitait à un exposé conjoint des faits et à la transcription de la deuxième séance de clavardage. Aucun témoin n’a été cité. Outre les faits que j’ai déjà décrits, l’exposé conjoint comporte les deux paragraphes suivants :

[traduction]

17. . . . L’accusé n’admet pas, cependant, qu’il avait l’intention de perpétrer une infraction d’ordre sexuel à l’égard de la plaignante ni qu’il avait l’intention de faciliter la perpétration d’une infraction d’ordre sexuel à l’égard de la plaignante.

. . .

24. L’accusé n’a fait aucune tentative pour rencontrer la plaignante et il n’en avait pas l’intention.

[15] Le juge de première instance a estimé que la conduite de M. Legare était [traduction] « à la fois ignoble et répugnante » (par. 1), mais il a conclu qu’elle n’était visée par aucun des chefs d’accusation. Comme je l’ai signalé, nous sommes uniquement saisis, en l’espèce, du second chef, fondé sur l’al. 172.1(1)c) du Code. Aux termes de la partie pertinente de ce chef d’accusation, M. Legare aurait [traduction] « communiqué au moyen d’un ordinateur avec une personne âgée de moins de quatorze ans, [. . .] en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée aux articles 151 ou 152 ».

[16] Les articles 151 et 152 du Code, à l’époque pertinente, étaient ainsi rédigés :

151. Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire toute personne qui, à des fins d’ordre sexuel, touche, directement ou indirectement, avec une partie de son corps ou avec un objet, une partie du corps d’un enfant âgé de moins de quatorze ans.

152. Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, toute personne qui, à des fins d’ordre sexuel, invite, engage ou incite un enfant âgé de moins de quatorze ans à la toucher, à se toucher ou à toucher un tiers, directement ou indirectement, avec une partie du corps ou avec un objet.

[17] Le juge de première instance a analysé à la fois l’actus reus, ou l’acte illicite, et la mens rea, ou l’intention coupable, qui constituent ensemble, selon lui, les éléments essentiels de l’al. 172.1(1)c).

[18] Quant à l’actus reus, le juge de première instance a conclu que le ministère public devait — mais n’avait pas pu — établir que la conduite de M. Legare avait facilité la perpétration de l’une des infractions sous‑jacentes énumérées.

[19] Quant à la mens rea, le juge de première instance a retenu l’argument de l’avocate de la défense suivant lequel l’expression « en vue de faciliter la perpétration [. . .] d’une infraction » exige l’existence d’une intention de leurrer dans le dessein précis visé par l’al. 172.1(1)c). Le juge a reconnu que le ministère public n’avait pas à prouver que l’accusé avait l’intention de commettre l’infraction sous‑jacente énumérée. Il a cependant conclu qu’il faut démontrer que l’accusé avait l’intention de leurrer un enfant dans ce dessein. M. Legare n’avait pas organisé de rencontre avec la plaignante, et il n’en avait pas l’intention. Son intention de « parler de choses cochonnes » était insuffisante. Pour reprendre les mots employés par le juge de première instance, au par. 22 :

[traduction] Le ministère public n’a pas besoin de prouver que l’accusé avait effectivement l’intention de commettre l’infraction sous‑jacente énumérée, mais il lui faut prouver que l’accusé avait l’intention de leurrer l’enfant dans ce dessein.

[20] Une interprétation différente de l’art. 172.1 conduirait, selon le juge de première instance, à [traduction] « ratisser trop large » (par. 11). Il s’est par conséquent estimé tenu d’acquitter M. Legare sur le second chef comme sur le premier.

[21] Comme je l’ai signalé, la Cour d’appel a confirmé l’acquittement de M. Legare sur le premier chef, mais a annulé son acquittement sur le second chef et a ordonné la tenue d’un nouveau procès.

[22] Le juge Watson, qui a rédigé l’opinion unanime de la Cour d’appel, a conclu que le juge de première instance avait adopté une interprétation exagérément restrictive de l’al. 172.1(1)c), notamment en semblant exiger, comme élément essentiel de cette infraction, [traduction] « une intention concomitante de créer une occasion de commettre une des infractions sous‑jacentes » (par. 67). Selon le juge Watson, le juge de première instance « a fait une erreur de droit dans l’interprétation de l’actus reus et de la mens rea exigés par l’al. 172.1(1)c) ». En raison de cette erreur sur les éléments essentiels de l’infraction, le juge « n’a pas examiné les véritables questions de fait et n’a pas dégagé les constatations de fait pertinentes » (par. 67).

[23] Vu en outre l’absence de [traduction] « motifs propres à l’affaire » qui autoriseraient la Cour d’appel à dégager ses propres conclusions de fait, notamment quant à la mens rea exigée, la cour a jugé qu’il convenait d’ordonner la tenue d’un nouveau procès (par. 68).

IV

[24] À l’époque du procès de l’appelant, l’al. 172.1(1)c) du Code criminel était ainsi libellé :

172.1 (1) Commet une infraction quiconque communique au moyen d’un ordinateur au sens du paragraphe 342.1(2) avec :

. . .

c) une personne âgée de moins de quatorze ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée aux articles 151 [contacts sexuels] ou 152 [incitation à des contacts sexuels], aux paragraphes 160(3) [bestialité] ou 173(2) [exhibitionnisme] ou à l’article 281 [enlèvement].

[25] On voit tout de suite que l’al. 172.1(1)c) crée une infraction préliminaire ou « inchoative », c’est‑à‑dire un crime préparatoire constitué d’actes, par ailleurs légaux, qui devraient mener à la perpétration d’un crime complet. Cette disposition érige en crime des actes qui précèdent la perpétration des infractions d’ordre sexuel auxquelles elle renvoie, et même la tentative de les perpétrer. Il n’est pas nécessaire que le délinquant rencontre ou ait l’intention de rencontrer la victime en vue de perpétrer une des infractions sous‑jacentes énumérées. Une telle interprétation est conforme à l’objectif du législateur de fermer la porte du cyberespace avant que le prédateur ne la franchisse pour traquer sa proie.

[26] S’exprimant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 246 C.C.C. (3d) 1, le juge Doherty a observé que l’objectif de l’art. 172.1 ressort de façon évidente de son libellé. Je suis d’accord. Pour reprendre les termes utilisés par le juge Doherty (par. 36) :

[traduction] Le libellé de l’art. 172.1 traduit sans ambiguïté l’intention du législateur de protéger les enfants contre le danger bien précis que présentent certains types de communications électroniques. Internet est un média qui permet à des adultes d’entrer en contact de façon anonyme, discrète et répétée avec des enfants qui peuvent être vulnérables. La toile peut s’avérer un terrain propice à la manipulation psychologique et à la préparation associées à l’exploitation sexuelle d’enfants par des adultes. Un auteur a ainsi décrit ce danger :

À ceux qui sont portés à utiliser l’ordinateur comme un outil pour réaliser leurs fins criminelles, Internet offre un moyen puissant, rapide et peu coûteux de commettre ou de tenter de commettre des actes illégaux, ou encore d’en conseiller ou d’en faciliter la perpétration. Le fait qu’Internet donne à une personne la possibilité de diffuser un message à de nombreuses autres personnes permet aux délinquants de lancer leurs filets sur un vaste territoire. Il leur permet aussi de les lancer de façon anonyme ou en taisant leur véritable identité. Trop souvent, ces filets capturent, comme ils sont destinés à le faire, les membres les plus vulnérables de notre société — les enfants et les adolescents.

. . .

Le cyberespace fournit en outre aux adultes mal intentionnés des occasions sans précédent d’interagir avec des enfants, qui leur seraient presque certainement inaccessibles dans le monde physique. Le développement rapide et la convergence des nouvelles technologies ne feront qu’aggraver le problème. Les enfants sont à l’avant‑garde des nouvelles technologies et de l’exploration d’une vie sociale dans un cadre virtuel7.

7 Gregory J. Fitch, c.r., « Child Luring » (document présenté au National Criminal Law Program: Substantive Criminal Law, Advocacy and the Administration of Justice, Edmonton (Alberta), juillet 2007), Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2007, [vol. 1], section 10.1, p. 1 et 3.

[27] L’interdiction créée par le par. 172.1(1) ressort à la fois clairement de l’objectif de protection poursuivi par le législateur et des termes explicites qu’il a adoptés pour réaliser cet objectif.

[28] Constitue un crime, aux termes du par. 172.1(1), le fait de communiquer au moyen d’un ordinateur avec des enfants ou adolescents, qui n’ont pas atteint l’âge fixé, en vue de faciliter la perpétration des infractions mentionnées dans les alinéas du paragraphe (1). Dans ce contexte, « faciliter » s’entend notamment du fait d’aider à provoquer et de rendre plus facile ou plus probable la perpétration de l’infraction — par exemple en amenant des jeunes, par la ruse ou la manipulation psychologique, à se livrer à l’acte interdit ou à y participer; en diminuant leurs inhibitions; ou en tenant des propos érotiques qui exploitent la curiosité, l’immaturité ou la sexualité précoce d’une jeune personne.

[29] Je m’empresse d’ajouter que le langage sexuellement explicite ne constitue pas un élément essentiel des infractions établies par l’art. 172.1, qui met l’accent sur l’intention de l’accusé lors de la communication au moyen d’un ordinateur. Des propos sexuellement explicites peuvent suffire à prouver l’intention criminelle de l’accusé. Mais souvent, ceux qui se servent de leur ordinateur pour leurrer des enfants à des fins sexuelles exercent sur eux une manipulation psychologique en ligne en gagnant tout d’abord leur confiance par des conversations sur leur vie familiale, leurs intérêts personnels ou d’autres sujets anodins.

[30] Comme l’a expliqué le juge Hill dans R. c. Pengelley, [2009] O.J. No. 1682 (QL) (C.S.J.), au par. 96 :

[traduction] . . . les communications par ordinateur peuvent être utilisées pour sexualiser un enfant ou l’amener par la ruse ou la manipulation psychologique à être ouvert à une rencontre sexuelle, pour cultiver une relation de confiance ou pour amorcer un processus de désinhibition, en vue de réaliser un plan ou un désir d’exploitation sexuelle d’une jeune personne.

[31] C’est pourquoi le contenu de la communication n’est pas nécessairement déterminant; ce qui importe, c’est de savoir si la preuve dans son ensemble établit hors de tout doute raisonnable que l’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur avec une victime qui n’a pas atteint l’âge fixé en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction d’ordre sexuel énumérée.

[32] Les mots en italique dans le paragraphe qui précède, tirés de l’al. 172.1(1)c), indiquent clairement que l’intention de l’accusé doit être établie subjectivement. Je partage à cet égard l’avis du procureur général de l’Ontario. Comme l’a écrit le juge Doherty dans Alicandro, au par. 31, il faut démontrer que l’accusé a [traduction] « engagé la communication interdite avec l’intention spécifique de faciliter la perpétration d’une des infractions énumérées » à l’égard de la personne n’ayant pas atteint l’âge fixé à qui la communication était destinée (je souligne).

[33] Cette conclusion s’impose, non seulement en raison du sens ordinaire de l’al. 172.1(1)c), mais aussi à cause de la jurisprudence relative à d’autres infractions préparatoires du Code criminel et de considérations de principe relatives à de telles infractions. Comme l’explique Andrew Ashworth :

[traduction] . . . les crimes inchoatifs constituent une extension de la sanction criminelle; plus une infraction est éloignée de la véritable infliction d’un préjudice, plus le degré de faute nécessaire pour justifier la criminalisation est élevé.

(Principles of Criminal Law (6e éd. 2009), p. 456)

[34] Comme je l’ai signalé, cette considération de principe est particulièrement pertinente dans le cas de l’art. 172.1 du Code, qui criminalise des actes préparatoires encore plus éloignés de l’infliction d’un préjudice que d’autres crimes préliminaires ou inchoatifs, comme la tentative, le fait de conseiller à une autre personne de commettre une infraction ou le fait de l’y inciter.

[35] L’application d’une norme de faute subjective est également appropriée en raison de la nature très générale de l’acte constitutif de l’infraction prévue à l’art. 172.1. Obliger le ministère public à prouver que l’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur avec l’intention spécifique exigée par les termes clairs de la disposition contribue à garantir que des communications innocentes non visées par le législateur ne tomberont pas sous le coup du Code.

V

[36] En résumé, donc, l’al. 172.1(1)c) comporte trois éléments : (1) une communication intentionnelle au moyen d’un ordinateur; (2) avec une personne dont l’accusé sait ou croit qu’elle est âgée de moins de 14 ans; (3) dans le dessein précis de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée — soit l’enlèvement, soit l’une des infractions d’ordre sexuel mentionnées à l’al. 172.1(1)c).

[37] Ces trois éléments doivent naturellement être établis par le ministère public hors de tout doute raisonnable.

[38] Il n’est ni nécessaire ni particulièrement utile pour le juge de première instance qui doit déterminer si le ministère public s’est acquitté du fardeau qui lui incombe aux termes de l’art. 172.1 de reformuler les éléments de l’infraction selon les notions d’actus reus, ou d’élément matériel, et de mens rea, ou d’élément moral exigé. Comme pour la tentative, l’art. 172.1 érige en crime des actes, par ailleurs légaux, qui visent à faciliter la perpétration d’une infraction énumérée à l’égard d’une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé. Pris isolément, ni les actes eux‑mêmes ni le seul dessein ne sont suffisants pour établir la culpabilité : ne constituent une infraction prévue à l’art. 172.1, ni le simple fait de communiquer au moyen d’un ordinateur avec une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé, ni le fait de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée sans communiquer au moyen d’un ordinateur.

[39] Dans ce contexte inhabituel, il n’est d’aucune utilité pour rendre le verdict qui convient sur ce chef de déterminer si chacun des éléments essentiels que j’ai énoncés correspond en tout ou en partie à l’actus reus ou à la mens rea qu’exige l’al. 172.1(1)c). Plus particulièrement, en qualifiant arbitrairement l’exigence de l’al. 172.1(1)c) quant à l’âge — « une personne âgée de moins de quatorze ans ou [que l’accusé] croit telle » — d’élément matériel ou d’élément moral, on risque même d’introduire un élément de confusion en ce qui concerne les deux concepts.

[40] Le fait que l’accusé ait communiqué avec une personne, de quelque âge que ce soit, qu’il croyait être âgée de moins de 14 ans, s’inscrit‑il dans l’actus reus? Le fait que la personne était en réalité âgée de moins de 14 ans s’inscrit‑il dans la mens rea? Je ne vois aucun avantage conceptuel ou pratique à tenter de résoudre ces questions. Il me paraît préférable, en énonçant les éléments de l’art. 172.1, d’adopter [traduction] « une formulation qui exprime fidèlement l’esprit de la loi sans imposer elle‑même inutilement le fardeau de la traduire ou de l’expliquer » : Howard’s Criminal Law (5e éd. 1990), p. 11.

[41] Je crois que les éléments de l’infraction, tels que je les ai exposés, répondent à cet objectif. Ils respectent le principe de la légalité, en permettant d’obtenir le degré nécessaire de certitude, sont conformes à la volonté du législateur et reflètent [traduction] « la nécessité générale de recourir au droit criminel avec modération » : voir D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (5e éd. 2007), p. 86.

[42] Pour terminer, il n’est ni nécessaire ni nécessairement suffisant que les actes reprochés à l’accusé soient objectivement susceptibles de faciliter la perpétration de l’infraction énumérée à l’égard de la personne concernée qui n’a pas atteint l’âge fixé. C’est pourquoi le contenu de la communication n’est pas forcément déterminant. Ce qui importe, je le répète, c’est de déterminer si la preuve dans son ensemble établit hors de tout doute raisonnable que l’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur avec une victime qui n’a pas atteint l’âge fixé en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction d’ordre sexuel énumérée.

VI

[43] Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi de M. Legare.

[44] Comme je l’ai indiqué au départ, le juge de première instance, en acquittant M. Legare, a adopté une interprétation exagérément restrictive de l’al. 172.1(1)c) qui a faussé sa compréhension des éléments essentiels de l’infraction. Il est donc naturel qu’il n’ait pas dégagé les conclusions de fait nécessaires pour justifier un acquittement ou une déclaration de culpabilité fondés sur une compréhension adéquate de cette disposition.

[45] Dans les circonstances, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel que l’acquittement de M. Legare doit être annulé et qu’un nouveau procès doit être tenu.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant : Dawson Stevens & Shaigec, Edmonton.

Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenante Au‑delà des frontières inc. : Au‑delà des frontières inc., Nepean.

* Ici et dans la suite des motifs, il s’agit de l’al. 172.1(1)c) tel qu’il était libellé au moment du procès. Cette disposition est devenue depuis l’al. 172.1(1)b), et la limite d’âge est passée de 14 ans à 16 ans.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Infractions d’ordre sexuel - Leurre - Éléments de l’infraction - Communication par ordinateur d’un homme avec une enfant de 12 ans ayant affirmé en avoir 13 - Communication témoignant du désir des deux parties de se livrer à une activité au caractère sexuel explicite - Appel téléphonique et emploi de termes crus et explicites - Acquittement de l’accusé au procès sur un chef de « leurre » - Le juge de première instance a‑t‑il mal interprété les éléments essentiels de l’infraction? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 172.1(1)c).

Un Albertain de 32 ans, qui avait prétendu être âgé de 17 ans dans ses communications électroniques, a participé à deux « clavardages » privés avec la plaignante, une enfant de 12 ans résidant en Ontario. Les deux séances de clavardage privé revêtaient un caractère sexuel, et lors de la seconde séance, les deux interlocuteurs ont employé des mots témoignant d’un désir de se livrer l’un avec l’autre à une activité au caractère sexuel explicite. Durant cette deuxième séance de clavardage, l’accusé a demandé à la plaignante de lui transmettre sa photo par courrier électronique. Elle a essayé en vain à deux reprises. Par la suite, l’accusé lui a demandé son âge — « ta 14 ans? ». La plaignante a répondu qu’elle avait 13 ans. La plaignante a donné à l’accusé son numéro de téléphone; en échange, il lui a donné son adresse postale. L’accusé a dit à la plaignante qu’il lui téléphonerait pour « parler de choses cochonnes ». Il l’a appelée tout de suite après et, lors d’une seconde et dernière conversation, il lui a dit — en termes crus et explicites — qu’il « adorerait » pratiquer le sexe oral sur elle. La plaignante a raccroché et il ne l’a plus rappelée. L’accusé a par la suite été arrêté et inculpé, notamment, d’un chef de « leurre », une infraction prévue à l’al. 172.1(1)c) du Code criminel. L’accusé a été acquitté au procès, mais la Cour d’appel a annulé son acquittement et a ordonné la tenue d’un nouveau procès, concluant que le juge de première instance avait fait une erreur sur les éléments essentiels de l’infraction.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Le juge de première instance a acquitté l’accusé en adoptant une interprétation exagérément restrictive de l’al. 172.1(1)c) du Code criminel, qui a faussé sa compréhension des éléments essentiels de l’infraction. L’alinéa 172.1(1)c) crée une infraction inchoative qui comporte trois éléments : (1) une communication intentionnelle au moyen d’un ordinateur; (2) avec une personne dont l’accusé sait ou croit qu’elle est âgée de moins de 14 ans; (3) dans le dessein précis de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction sous‑jacente énumérée. L’article 172.1 met l’accent sur l’intention de l’accusé lors de la communication au moyen d’un ordinateur et cette intention doit être établie subjectivement. Bien que des propos sexuellement explicites puissent suffire à prouver l’intention criminelle de l’accusé, le contenu de la communication n’est pas nécessairement déterminant. Il n’est pas nécessaire que le délinquant rencontre ou ait l’intention de rencontrer la victime en vue de perpétrer une des infractions sous‑jacentes énumérées. Dans ce contexte, « faciliter » s’entend notamment du fait d’aider à provoquer la perpétration et de la rendre plus facile ou plus probable. Enfin, il n’est ni nécessaire ni particulièrement utile de reformuler les éléments de l’infraction selon les notions d’actus reus ou de mens rea. Dans ce contexte inhabituel, il n’est d’aucune utilité, pour rendre le verdict qui convient, de déterminer si chacun des éléments essentiels de l’infraction correspond en tout ou en partie à l’actus reus ou à la mens rea qu’exige l’al. 172.1(1)c). Plus particulièrement, en qualifiant arbitrairement l’exigence de l’al. 172.1(1)c) quant à l’âge — « une personne âgée de moins de quatorze ans ou [que l’accusé] croit telle » — d’élément matériel ou d’élément moral, on risque même d’introduire un élément de confusion en ce qui concerne les deux concepts. [3] [6] [25] [28‑29] [31‑32] [36] [38‑39] [42] [44]

Pour terminer, il n’est ni nécessaire ni nécessairement suffisant que les actes reprochés à l’accusé soient objectivement susceptibles de faciliter la perpétration de l’infraction énumérée à l’égard de la personne concernée qui n’a pas atteint l’âge fixé. Ce qui importe, c’est de déterminer si la preuve dans son ensemble établit hors de tout doute raisonnable que l’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur avec une personne qui n’a pas atteint l’âge fixé en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction sexuelle énumérée. [42]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Legare

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 246 C.C.C. (3d) 1
arrêt mentionné : R. c. Pengelley, [2009] O.J. No. 1682 (QL).
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 151, 152, 172.1.
Doctrine citée
Ashworth, Andrew. Principles of Criminal Law, 6th ed. Oxford : Oxford University Press, 2009.
Howard, Colin. Howard’s Criminal Law, 5th ed. by Brent Fisse. North Ryde, N.S.W. : Law Book Co., 1990.
Stuart, Don. Canadian Criminal Law : A Treatise, 5th ed. Scarborough, Ont. : Thomson Carswell, 2007.

Proposition de citation de la décision: R. c. Legare, 2009 CSC 56 (3 décembre 2009)


Origine de la décision
Date de la décision : 03/12/2009
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2009 CSC 56 ?
Numéro d'affaire : 32829
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2009-12-03;2009.csc.56 ?
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