COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Gibson, [2008] 1 R.C.S. 397, 2008 CSC 16
Date : 20080417
Dossier : 31546, 31613
Entre :
Robert Albert Gibson
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
et entre :
Martin Foster MacDonald
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 33)
Motifs concordants quant
au résultat :
(par. 34 à 82)
Motifs dissidents :
(par. 83 à 99)
La juge Charron (avec l’accord des juges Bastarache, Abella et Rothstein)
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et du juge Fish)
La juge Deschamps (avec l’accord du juge Binnie)
______________________________
R. c. Gibson, [2008] 1 R.C.S. 397, 2008 CSC 16
Robert Albert Gibson Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
‑ et ‑
Martin Foster MacDonald Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Gibson
Référence neutre : 2008 CSC 16.
Nos du greffe : 31546, 31613.
2007 : 15 octobre; 2008 : 17 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (les juges Saunders, Oland et Fichaud) (2006), 243 N.S.R. (2d) 325, 208 C.C.C. (3d) 248, 30 M.V.R. (5th) 161, [2006] N.S.J. No. 178 (QL), 2006 CarswellNS 181, 2006 NSCA 51, qui a annulé l’acquittement de l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté, les juges Binnie et Deschamps sont dissidents.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (la juge en chef Fraser et les juges Ritter et O’Brien), [2006] 9 W.W.R. 711, 60 Alta. L.R. (4th) 205, 391 A.R. 140, 209 C.C.C. (3d) 481, 32 M.V.R. (5th) 163, [2006] A.J. No. 706 (QL), 2006 CarswellAlta 792, 2006 ABCA 177, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé. Pourvoi rejeté, les juges Binnie et Deschamps sont dissidents.
Joshua M. Arnold, Michael S. Taylor et Stanley W. MacDonald, pour l’appelant Robert Albert Gibson.
Alan D. Gold, pour l’appelant Martin Foster MacDonald.
William D. Delaney et Frank Hoskins, c.r., pour l’intimée Sa Majesté la Reine (31546).
Eric J. Tolppanen et David C. Marriott, pour l’intimée Sa Majesté la Reine (31613).
Philip Perlmutter et James V. Palangio, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Version française des motifs des juges Bastarache, Abella, Charron et Rothstein rendus par
La juge Charron —
1. Aperçu
[1] La Cour doit déterminer si une preuve d’expert selon laquelle l’alcoolémie de l’accusé au moment des faits reprochés pouvait aussi bien dépasser la limite légale qu’y être inférieure, selon ses taux réels d’absorption et d’élimination la journée en question, permet de réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (voir annexe). On utilisera l’expression « preuve de chevauchement » pour désigner ce type de preuve, puisque la fourchette des alcoolémies possibles chevauche la limite légale fixée à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang.
[2] Le juge LeBel conclut que, en fonction d’un certain nombre de facteurs, la preuve de chevauchement pourrait dans certains cas constituer un élément de preuve suffisamment probant pour réfuter la présomption découlant d’un alcootest positif. Au nombre de ces facteurs pourrait figurer une preuve relative au taux d’élimination de l’alcool chez l’accusé, mesuré par des tests effectués après l’infraction. Comme le juge LeBel, je conclus que la preuve de chevauchement présentée dans les deux affaires dont la Cour est saisie ne permet pas de réfuter la présomption et que, par conséquent, les deux pourvois doivent être rejetés. J’arrive toutefois à cette conclusion pour des raisons différentes.
[3] Comme je l’expliquerai, la preuve de chevauchement, à mon avis, représente simplement dans tous les cas la tentative de priver de tout effet la présomption légale elle‑même et ne tend donc pas à établir, dans le contexte de l’al. 258(1)d.1), que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas la limite légale au moment de l’infraction reprochée. Je conclus aussi, en m’appuyant sur des faits scientifiques incontestés, que les taux d’absorption et d’élimination varient constamment, que les tests effectués après l’infraction pour mesurer le taux d’élimination de l’accusé ajouteront rarement, voire jamais, quoi que ce soit d’utile à la preuve d’expert et que, pour des raisons de principe évidentes, il ne faut pas les encourager, et encore moins les exiger.
[4] Il est incontesté que le corps humain absorbe et élimine l’alcool au fil du temps et que les taux d’absorption et d’élimination varient, non seulement d’une personne à l’autre, mais aussi d’un moment à l’autre chez le même individu, en fonction de plusieurs facteurs, dont certains ont trait au processus de digestion au moment considéré. Il est donc impossible de déterminer le taux précis de métabolisation d’alcool chez l’accusé au moment de l’infraction reprochée. On peut présumer que le législateur savait que l’alcoolémie est sujette à ces variations inhérentes. Or, il a jugé opportun d’instaurer la présomption. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter les dispositions de la loi.
[5] Étant donné que les taux d’absorption et d’élimination varient constamment, l’indication par l’alcootest d’une alcoolémie de 95 mg, par exemple, peut bien entendu ne pas correspondre à l’alcoolémie réelle de l’accusé au moment de l’infraction reprochée — l’alcoolémie dépend de la vitesse à laquelle un accusé donné métabolise l’alcool durant la période considérée, le jour en question. L’accusé ne saurait pourtant invoquer comme moyen de défense le fait que son alcoolémie réelle au moment des faits reprochés pouvait être inférieure à la limite légale en raison de cette seule variable. Admettre un tel moyen de défense, ce serait à l’évidence faire fi de la présomption elle‑même. C’est d’ailleurs à cause de ces variations inhérentes des taux d’absorption et d’élimination que la présomption d’identité s’impose. Pour faciliter la preuve de l’infraction, la présomption traite toutes les personnes comme une seule ayant des taux d’élimination et d’absorption fixes.
[6] La preuve de chevauchement n’est pas davantage utile à l’accusé. Elle confirme simplement qu’il fait partie de la catégorie des conducteurs visés par le législateur — à savoir ceux qui prennent le volant après avoir consommé suffisamment d’alcool pour atteindre une alcoolémie de plus de 80 mg. Le législateur, lorsqu’il a créé cette infraction, a manifestement considéré que la conduite avec ce niveau de consommation pose un risque suffisant pour être érigée en infraction criminelle. Par conséquent, il ne suffit pas de démontrer, en se fondant sur une preuve relative au mode de consommation d’alcool de l’accusé pendant la période pertinente, que celui‑ci a consommé suffisamment d’alcool pour que son alcoolémie dépasse la limite légale, quoique en une quantité qui le situerait dans une fourchette qui pourrait être quelque peu différente de celle qu’on pourrait extrapoler à partir du résultat de l’alcootest. Il ressort clairement du texte de l’al. 258(1)d.1) que la présomption peut uniquement être réfutée par une preuve tendant à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas la limite légale et que ce dernier ne faisait donc pas partie de la catégorie des conducteurs visés.
[7] Pour neutraliser la présomption, la preuve doit démontrer que, étant donné la quantité d’alcool consommée, l’alcoolémie de l’accusé n’aurait pas dépassé la limite légale au moment où il était au volant, peu importe la vitesse à laquelle son organisme métabolisait l’alcool la journée en question. Bien entendu, il n’est pas nécessaire que le tribunal soit convaincu de ce fait. Il suffit que la preuve soulève un doute raisonnable.
[8] En outre, comme il est scientifiquement incontesté que les taux d’absorption et d’élimination peuvent varier d’un moment à l’autre, il ne sert vraiment à rien d’établir le taux d’élimination de l’accusé par des tests effectués après l’infraction. À moins que soient reproduites exactement les conditions existant au moment de l’infraction — à supposer que la chose soit même possible — , toute preuve d’expert fondée sur des tests devrait être assortie de la réserve suivante : les taux d’absorption et d’élimination varient d’un moment à l’autre, si bien qu’il est impossible de mesurer avec précision l’alcoolémie de l’accusé au moment des faits reprochés. En dernière analyse, la meilleure preuve que peut produire un expert, comme l’illustre la preuve d’expert présentée dans la cause de M. MacDonald, consiste sans doute dans une fourchette correspondant aux taux moyens d’élimination. Quoi qu’il en soit, la Cour ne devrait pas, à mon avis, donner à ce régime législatif, qui s’inscrit dans la lutte contre les maux sociaux résultant de l’alcool au volant, une interprétation telle que les accusés, dont certains peuvent fort bien être aux prises avec l’alcoolisme, auraient à se soumettre à des tests de dépistage d’alcool afin d’établir un moyen de défense. Telle ne pouvait sûrement pas être l’intention du législateur.
2. Les juridictions inférieures
[9] Comme le juge LeBel a décrit les faits d’une façon assez détaillée et a résumé les conclusions des juridictions inférieures, il est inutile de les répéter ici. Pour les besoins de mon analyse, je me contenterai de résumer brièvement la preuve.
[10] Dans chacune des affaires dont la Cour est saisie, l’accusé a été inculpé de conduite avec une alcoolémie de « plus de 80 mg » après un alcootest positif. Le premier échantillon d’haleine fourni par M. Gibson indiquait une alcoolémie de 120 mg et le second, une alcoolémie de 100 mg. Dans le cas de M. MacDonald, chacun des deux échantillons indiquait une alcoolémie de 146 mg. Lors de leurs procès respectifs, M. Gibson et M. MacDonald ont témoigné au sujet de leur mode de consommation au moment des faits reprochés et ont présenté une preuve d’expert afin de réfuter la présomption selon laquelle les résultats des alcootests prouvaient que leur alcoolémie au moment où ils étaient au volant était supérieure à la limite légale. Comme c’est habituellement le cas, la preuve d’expert relative à l’alcoolémie au volant était présentée sous la forme d’une fourchette d’alcoolémies possibles en fonction de la quantité d’alcool consommée, du mode de consommation ainsi que de l’âge, de la taille, du poids et du sexe de l’accusé. Dans chacun des cas, la fourchette d’alcoolémies hypothétiques chevauchait la limite légale de 80 mg. Selon l’expert de M. Gibson, si le mode de consommation décrit par ce dernier était exact, son alcoolémie se serait située entre 40 et 105 mg au moment où il était au volant. L’expert de M. MacDonald a, quant à lui, fait état d’une fourchette s’établissant entre 64 et 109 mg.
[11] Par ailleurs, l’expert cité pour le compte de M. MacDonald a effectué, plus de six mois après l’infraction reprochée, un test visant à déterminer son taux d’élimination de l’alcool. Il a expliqué que ce test lui avait été demandé par la Cour d’appel de l’Alberta. Il n’a pas utilisé de bière pour ce test, ni tenté de reproduire le mode de consommation à la date de l’infraction reprochée, mais a plutôt fait boire à M. MacDonald une certaine quantité de soda diète et de vodka pendant cinq minutes et lui a demandé de fournir périodiquement des échantillons d’haleine jusqu’à ce que son alcoolémie atteigne la fourchette cible, entre 50 et 60 mg. À partir des résultats de ce test, il a conclu que le taux d’élimination de M. MacDonald était de 18,5 mg par heure. Il a estimé que, si tel était son taux d’élimination au moment des faits reprochés, l’alcoolémie de M. MacDonald se serait établie à 71 mg lors de son interpellation par la police. Il a cependant ajouté que [traduction] « médicalement, il est clair » que le taux d’élimination d’un individu peut [traduction] « varier d’une fois à l’autre » et que la consommation d’aliments ainsi que le type d’alcool influent sur les taux d’absorption de l’alcool. Il a donc déclaré que, [traduction] « si le taux d’élimination n’était pas de 18,5, il se situerait probablement entre 10 et 20, encore une fois, parce que la majorité des gens métaboliseraient l’alcool à l’intérieur de cette fourchette » (d.a., p. 70).
3. Analyse
[12] Avant d’aborder les effets de la preuve de chevauchement, il peut être utile de décrire brièvement les présomptions de preuve énoncées au par. 258(1) du Code criminel dans le contexte du régime législatif et d’examiner certaines décisions rendues par la Cour au sujet de ces présomptions et de la nature de la preuve capable de les réfuter.
3.1 Le régime législatif et les présomptions légales
[13] Selon l’article 253 du Code criminel, commet une infraction criminelle quiconque conduit un véhicule à moteur lorsque sa capacité de conduire ce véhicule est affaiblie par l’effet de l’alcool. Selon le même article, commet aussi une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse 80 mg. On peut présumer que le législateur, lorsqu’il a érigé en infraction criminelle la conduite avec une alcoolémie supérieure à 80 mg, peu importe que les facultés soient ou non effectivement affaiblies à ce moment‑là, a estimé que la conduite avec ce niveau de consommation pose un risque suffisant pour être qualifié de crime. Le juge Wakeling l’a bien expliqué dans ses motifs dissidents dans R. c. Gibson (1992), 72 C.C.C. (3d) 28 (C.A. Sask.), p. 45‑46 :
[traduction] Pour l’examen du présent appel, il est utile au départ de rappeler le fondement des dispositions en question. La décision d’établir une norme de 0,08 au‑delà de laquelle il est établi que l’état d’ébriété entraîne l’affaiblissement des facultés revient nécessairement à rejeter un élément d’individualité afin d’obtenir un avantage social supérieur — soit la prise de mesures efficaces contre le danger grave créé par ceux qui conduisent avec des facultés affaiblies par la consommation d’alcool. L’acceptation de la norme de 0,08 implique d’une façon inhérente la reconnaissance du fait que l’alcool n’agit pas de la même manière sur chacun, son effet variant en fonction notamment du sexe, de l’âge, du poids et du niveau de tolérance individuel, mais qu’étant donné l’ampleur du problème social de la conduite avec facultés affaiblies et les conséquences tragiques si l’on n’y répond pas efficacement, il a fallu cesser de mettre l’accent sur la réaction individuelle à l’alcool pour insister plutôt sur une norme d’application générale. On n’a pas prétendu en faire une norme absolue au sens où elle permettrait d’évaluer avec exactitude l’affaiblissement des facultés de chacun, comme en témoigne le fait qu’à certains endroits la limite a été fixée à 0,100 (dans certains États américains) alors qu’ailleurs elle n’est que de 0,06 (dans certains États australiens).
[14] Le paragraphe 258(1) du Code criminel établit trois présomptions de preuve qui simplifient les poursuites intentées à l’égard de l’infraction de conduite avec une alcoolémie de « plus de 80 mg ». Dans R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791, le juge Iacobucci a expliqué que les présomptions sont « des raccourcis légaux conçus pour combler de graves lacunes dans la preuve » (par. 23). Plus récemment, la juge Deschamps a précisé que le régime législatif crée « deux présomptions d’identité et une présomption d’exactitude » (R. c. Boucher, [2005] 3 R.C.S. 499, 2005 CSC 72, par. 14).
[15] La présomption d’exactitude est énoncée à l’al. 258(1)g). Le certificat dans lequel un technicien indique l’alcoolémie de l’accusé au moment de l’alcootest est présumé exact, sauf preuve contraire. Bien que le terme « sauf preuve contraire » ne figure pas à l’al. 258(1)g), il en fait implicitement partie en raison du par. 25(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, dont voici le texte :
25. (1) Fait foi de son contenu en justice sauf preuve contraire le document dont un texte prévoit qu’il établit l’existence d’un fait sans toutefois préciser qu’il l’établit de façon concluante.
[16] La première présomption d’identité est contenue à l’al. 258(1)c), aux termes duquel l’alcoolémie de l’accusé au moment de l’alcootest est présumée, en l’absence de toute preuve contraire, être identique à son alcoolémie au moment de l’infraction reprochée, pourvu que les échantillons d’haleine aient été prélevés conformément à certaines exigences de nature technique. Dans St. Pierre, la Cour a examiné la présomption établie à l’al. 258(1)c) et a conclu que, pour la réfuter, l’accusé doit seulement démontrer que son alcoolémie au volant était différente de son alcoolémie au moment de l’alcootest. Le juge Iacobucci a ainsi expliqué le raisonnement de la Cour :
De toute évidence, [la disposition] ne dit pas que, pour que la présomption ne s’applique pas, il doit prouver que son alcoolémie ne dépassait pas 0,08. Je le répète, le fait présumé est que l’alcoolémie à deux moments distincts était identique. L’expression « preuve contraire » doit donc être définie par rapport à ce qui est présumé. [par. 46]
À la suite de l’arrêt St. Pierre, le Parlement a adopté l’al. 258(1)d.1), qui a eu pour effet de neutraliser la décision majoritaire rendue dans cette affaire. Cette disposition précise que, si l’alcootest indique une alcoolémie supérieure à 80 mg, l’alcoolémie de l’accusé est présumée être supérieure à 80 mg au moment de l’infraction reprochée, en l’absence de preuve « tendant à démontrer » qu’en fait elle ne dépassait pas 80 mg. Par conséquent, pour réfuter les présomptions d’identité établies par le par. 258(1), l’accusé dont l’alcoolémie indiquée par l’alcootest est supérieure à 80 mg doit désormais démontrer non seulement que son alcoolémie lorsqu’il se trouvait au volant était différente de ce qu’elle était au moment de l’alcootest, mais aussi que son alcoolémie ne dépassait pas 80 mg au moment de l’infraction reprochée.
3.2 Réfutation des présomptions
[17] Il est bien établi que la norme de preuve requise pour la réfutation des présomptions légales est celle du doute raisonnable. Les termes « toute preuve contraire » à l’al. 258(1)c), « preuve contraire » implicite à l’al. 258(1)g) et « preuve tendant à démontrer » à l’al. 258(1)d.1) reflètent la même norme. Dans Boucher, la Cour a souligné que le fardeau de la preuve ne passe jamais à l’accusé : « il suffit qu’à la fin du procès, le juge du fond ait un doute raisonnable » (Boucher, par. 15, citant R. c. Proudlock, [1979] 1 R.C.S. 525, p. 549).
[18] Le fondement factuel crucial de la preuve d’expert de ce type repose habituellement, bien entendu, sur le témoignage de l’accusé au sujet de la quantité d’alcool qu’il a consommée et sur le mode de consommation durant la période en cause. Si ce fondement factuel n’est pas crédible et est rejeté par le juge du procès, la preuve d’expert concernant l’alcoolémie de l’accusé au moment de l’infraction, même si elle est pertinente et admissible lorsqu’elle est présentée, n’a aucune force probante et le tribunal n’a pas à la prendre en considération pour rendre son verdict. La question de savoir si la preuve d’expert « tend à démontrer » que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas 80 mg au moment des faits reprochés se pose uniquement si le témoignage de l’accusé à propos de sa consommation est jugé digne de foi.
[19] L’examen des décisions antérieures de la Cour démontre que l’intention du législateur, lorsqu’il a adopté ces dispositions, a joué un rôle important dans la détermination du type de preuve capable de réfuter les présomptions établies par le par. 258(1). Dans R. c. Moreau, [1979] 1 R.C.S. 261, l’accusé avait été inculpé d’avoir conduit un véhicule avec une alcoolémie « supérieure à 80 », par suite d’un alcootest indiquant une alcoolémie de 90 mg. M. Moreau a été déclaré coupable, mais lors d’un appel par voie de procès de novo, il a fait témoigner un expert selon lequel l’alcootest était sujet à une marge d’erreur de 10 mg. Appel a ensuite été interjeté devant la Cour d’appel, puis devant la Cour suprême, qui a conclu, à la majorité, que la preuve d’expert relative à la marge d’erreur de l’alcootest ne pouvait pas constituer une « preuve contraire » pour l’application de l’al. 258(1)c). Le juge Beetz a expliqué pourquoi cette preuve ne pouvait réfuter la présomption :
La seule preuve soumise au nom de l’accusé sur ce point est le témoignage d’un expert sur lequel on se fonde pour demander aux tribunaux de conclure, en contradiction avec les dispositions expresses du Code, que le résultat de l’analyse chimique ne fait pas, ni ne devrait faire, preuve du taux d’alcoolémie de l’accusé au moment de l’infraction alléguée. À mon avis, cette preuve ne vise pas à réfuter la présomption établie par l’article du Code, elle veut en nier l’existence même. La « preuve contraire » ne peut être une preuve dont le seul but est de contourner le système établi par le Parlement aux art. 236 et 237.
Le système complexe établi par ces dispositions envisage et prévoit des éléments certains, comme l’approbation officielle de certains types d’instruments, la désignation d’analystes et de techniciens qualifiés, un délai maximum pour prélever un échantillon d’haleine après l’infraction alléguée et la mesure, par un technicien qualifié utilisant un instrument approuvé, d’un taux d’alcoolémie excédant un chiffre donné. Le fait de satisfaire aux conditions fixées par ce système fait naître une présomption contre le prévenu, qu’il peut réfuter par une « preuve contraire ». Mais, à mon avis, une preuve dont le seul effet est de démontrer en termes généraux l’imprécision possible des éléments du système ou la faillibilité inhérente d’instruments approuvés par la loi, n’est pas une « preuve contraire ». Ainsi, la preuve d’expert que, pour des raisons physiologiques générales, le délai maximum de deux heures entre l’infraction et le prélèvement d’un échantillon d’haleine est trop long, ne constituerait pas une « preuve contraire ». [Je souligne; p. 271-272.]
[20] Dans St. Pierre, le juge Iacobucci est arrivé à une conclusion analogue à propos de l’al. 258(1)c). L’accusée avait consommé deux petites bouteilles de vodka entre le moment où elle avait été interpellée par la police et celui de l’alcootest. La Cour a jugé cet élément de preuve suffisant pour réfuter la présomption d’identité. Mais en fixant les limites de ce qui pourrait constituer une « preuve contraire », le juge Iacobucci a signalé que la preuve du « processus normal d’absorption et d’élimination » ne pouvait pas être une « preuve contraire ». Sinon, « la présomption serait inutile, car elle pourrait être réfutée dans tous les cas ». Il a ajouté :
L’effet du processus biologique normal de la transformation de l’alcool par le métabolisme ne saurait en soi constituer une « preuve contraire », parce qu’il faut présumer que le législateur savait que l’alcoolémie variait continuellement et qu’il a néanmoins jugé bon d’établir cette présomption. Par conséquent, comme le dit le juge Arbour [de la Cour d’appel,] ériger cela en « preuve contraire » équivaudrait tout au plus à attaquer la présomption elle‑même en démontrant qu’elle n’est qu’une fiction juridique et qu’elle ne devrait jamais être appliquée. À mon avis, une telle attaque contre la présomption ne doit pas être admise. [Je souligne; par. 61.]
[21] Ces extraits sont instructifs à l’égard de la question qui nous intéresse, soit l’effet de la preuve de chevauchement. La preuve dont il est question dans Moreau et au par. 61 de St. Pierre n’a pas un caractère probant quant à l’alcoolémie de l’accusé; elle constitue plutôt une attaque contre les présomptions elles‑mêmes. Or, dans les deux causes, la Cour a conclu qu’il ne servait à rien, pour la défense de l’accusé, de démontrer que les présomptions étaient des fictions juridiques, puisque cela était évident.
[22] Dans les présents pourvois, il s’agit donc essentiellement de savoir si la preuve de chevauchement est véritablement une preuve « tendant à démontrer » que l’alcoolémie de l’accusé au moment où il se trouvait au volant ne dépassait pas 80 mg, ou plutôt une preuve qui s’apparente à celles dont il est question dans Moreau et St. Pierre et qui, en fait, constitue simplement une remise en cause de la présomption elle‑même.
3.3 Trois façons d’aborder la preuve de chevauchement
[23] Trois grandes approches ont été élaborées dans la jurisprudence relativement à la preuve de chevauchement. Les juridictions inférieures les ont étudiées dans le cadre des présentes affaires; l’examen le plus efficace et le plus succinct est celui du juge Tufts, qui présidait le procès de M. Gibson ((2004), 225 N.S.R. (2d) 16, 2004 NSPC 40). Voici les trois modes d’analyse.
[24] La première approche pourrait être appelée mode d’analyse Heideman, car elle est fondée sur l’arrêt R. c. Heideman (2002), 168 C.C.C. (3d) 542, de la Cour d’appel de l’Ontario. Dans Heideman, un toxicologue a témoigné que l’alcoolémie d’une personne moyenne de la taille et du poids de l’accusé ayant consommé de l’alcool de la même façon que celui‑ci se serait établie à 71 mg au moment où il se trouvait au volant. Toutefois, selon que l’organisme de l’accusé éliminait l’alcool rapidement ou lentement, son alcoolémie aurait pu se situer entre 47 et 95 mg. La défense faisait valoir que l’accusé devait être acquitté parce que, selon toute vraisemblance, son alcoolémie était inférieure à 80 mg au moment pertinent. Le juge Carthy (aux motifs duquel ont souscrit les juges Abella et MacPherson) a rejeté cet argument, déclarant que la preuve de chevauchement ne saurait en aucun cas réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Il faut que l’ensemble de la fourchette des valeurs hypothétiques soit inférieur à 80 mg pour que la présomption puisse être écartée. Voici le raisonnement de la cour :
[traduction] Il faut présumer que le législateur sait que le corps élimine l’alcool au fil du temps et que le taux d’élimination n’est pas le même chez tout le monde. En attribuant les niveaux de l’alcootest à un moment où l’infraction aurait été commise et qui peut se situer jusqu’à deux heures auparavant, le législateur a intégré le facteur d’élimination dans le choix de la norme de 80 mg et, ce faisant, il a traité tous les conducteurs comme s’ils ne faisaient qu’un. En d’autres mots, le législateur a peut‑être inséré dans la formule un taux d’élimination plus lent que la moyenne et, en contrepartie, un seuil d’infraction plus élevé que celui qui aurait autrement pu être imposé.
Ces considérations d’ordre contextuel m’amènent à conclure que le terme « tendant à démontrer » ne signifie pas une preuve « touchant le sujet » ou une preuve « capable de démontrer ». En revanche, la preuve n’a pas à être convaincante. On n’en est pas encore au stade de la culpabilité ou de l’innocence. La preuve doit cependant être probante quant à la question devant être tranchée par le tribunal; c’est‑à‑dire qu’elle doit être probante à l’égard du taux d’alcool dans le sang de la personne au moment de l’infraction. L’opinion doit offrir un autre choix que l’acceptation du certificat comme indication de l’alcoolémie au moment de l’infraction et doit indiquer que l’alcoolémie était inférieure à 0,08.
La preuve d’expert dans Carter montrait que l’alcoolémie de l’accusé était inférieure à 0,08, si l’on acceptait le témoignage de l’expert, parce que la même opinion s’appliquerait à toute personne de sa taille et de son poids qui boirait les quantités déclarées pendant le même laps de temps. En l’espèce, la preuve exonère non pas toutes les personnes, mais seulement celles dont l’organisme n’élimine pas lentement l’alcool. Elle n’a donc aucune force probante quant à l’alcoolémie de l’appelant au moment de l’infraction.
L’appelant cherche à faire valoir qu’il est une personne moyenne, mais il est incapable de le prouver. Les taux d’absorption et d’élimination varient non seulement d’une personne à l’autre, mais également d’un moment à l’autre chez le même individu. Cet élément de fait ne peut donc être établi. Il est pourtant aussi essentiel à l’opinion d’expert que le nombre de verres consommés, comme en témoigne la fourchette de 71 à 95 mg dans le groupe de personnes dont l’organisme élimine l’alcool lentement. Autrement dit, l’opinion ne trouve pas plus appui dans le témoignage que si l’appelant avait déclaré ne pas être certain du nombre de verres qu’il avait bus, mais qu’en moyenne c’étaient cinq verres et parfois sept. La seule opinion probante devrait se rapporter à sept verres. [par. 12‑15]
[25] Le mode d’analyse Heideman a été suivi par les tribunaux ontariens et par la cour d’appel en matière de poursuites sommaires du Manitoba dans R. c. Noros‑Adams (2003), 175 Man. R. (2d) 68, 2003 MBQB 130. La Cour d’appel de l’Alberta l’a expressément approuvé dans la cause de M. MacDonald, disant qu’arriver à la conclusion contraire, ce serait [traduction] « carrément faire fi de l’évidente intention législative à laquelle répondent les présomptions » ((2006), 60 Alta. L.R. (4th) 205, 2006 ABCA 177, par. 55). Le juge O’Brien a donné les explications suivantes :
[traduction] L’infraction créée par l’al. 253b) ne consiste pas dans la quantité d’alcool consommée, mais dans la consommation d’alcool ayant pour résultat une alcoolémie supérieure à 80 mg par 100 ml. Cette disposition s’applique de la même façon à ceux dont l’organisme absorbe et élimine l’alcool lentement qu’à ceux dont l’organisme l’absorbe et l’élimine rapidement. À mon avis, les présomptions ont été inscrites dans la loi pour éviter que l’accusé puisse faire valoir que son organisme absorbe et élimine lentement ou rapidement l’alcool, et la présomption d’exactitude n’est pas neutralisée si l’on démontre qu’il existe une fourchette d’alcoolémies possibles, soulevant ainsi des conjectures quant à la question de savoir si l’alcoolémie se situait dans la limite légale au moment des faits reprochés. Les conjectures ne tendent pas à démontrer quoi que ce soit. La réfutation de la présomption d’exactitude de l’alcootest établie dans la loi exige davantage. [Je souligne; par. 58.]
[26] Dans la cause de M. Gibson, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a expressément refusé de considérer la preuve de chevauchement, préférant fonder ses conclusions sur certains passages de la décision rendue par la Cour dans l’affaire Boucher. Sur ce point, j’estime comme le juge LeBel (par. 62) qu’on peut faire une distinction entre les présents pourvois et l’affaire Boucher et je n’ai rien à ajouter à la clarification apportée par mon collègue. Il me semble toutefois intéressant de noter que, selon la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, les passages de Boucher sur lesquels elle s’est fondée pour conclure que la preuve d’expert ne réfutait pas la présomption dans le cas de M. Gibson [traduction] « répondent au point de vue de la Cour d’appel de l’Ontario dans Heideman » ((2006), 243 N.S.R. (2d) 325, 2006 NSCA 51, par. 20).
[27] Dans d’autres décisions, c’est le mode d’analyse qu’on pourrait appeler l’approche de l’« orientation dominante » qui a été retenu. Les tribunaux y ont reconnu que la preuve de chevauchement peut réfuter la présomption légale si la fourchette des valeurs possibles de l’alcoolémie de l’accusé se situe davantage en deçà qu’au delà de la limite légale. C’est essentiellement l’approche que la juge Deschamps a adoptée dans ses motifs. C’est aussi celle adoptée par la Cour provinciale de l’Alberta dans R. c. Gaynor (2000), 272 A.R. 108, 2000 ABPC 104. Dans Gaynor, le juge Davie a consulté des dictionnaires pour déterminer le sens ordinaire du verbe « tend » dans l’expression « evidence tending to show » (« preuve tendant à démontrer ») à l’al. 258(1)d.1) du Code criminel. Il a conclu qu’il signifie [traduction] « avoir une orientation dominante » ou « avoir une tendance », pour ensuite examiner ces définitions dans le contexte de la preuve de chevauchement (par. 38) :
[traduction] [D]ans les causes comme celle‑ci, où il y a en preuve une fourchette alcoolémique s’étendant de part et d’autre de la limite légale, la présomption ne saurait être neutralisée par aucune preuve de cette nature. Il est impossible de choisir un point particulier de la fourchette de valeurs possibles pour en faire une preuve contraire. Il faut examiner la preuve, à savoir l’ensemble de la fourchette de valeurs possibles, et se demander :
Est‑ce que la fourchette de valeurs possibles présente une tendance ou une orientation dominante qui indique clairement que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas 0,08? Dans l’affirmative, ou si le tribunal conserve un doute raisonnable à cet égard, la preuve équivaut à une « preuve contraire » et la présomption est neutralisée.
[28] L’approche de l’« orientation dominante » a aussi été retenue par d’autres tribunaux de première instance en Alberta et à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Elle a également été adoptée par le juge de première instance dans la cause de M. MacDonald. Le juge Kirkpatrick a fait remarquer que le point milieu de la fourchette d’alcoolémies possibles citée par l’expert se situait au‑dessus de la limite légale, à 86,5 mg. Adoptant l’approche de l’orientation dominante exposée dans Gaynor, le juge Kirkpatrick a conclu que la preuve d’expert ne « tendait pas à démontrer » que l’alcoolémie de l’accusé lorsqu’il était au volant était inférieure à la limite légale (2003 CarswellAlta 1986).
[29] Si je comprends bien l’analyse du juge LeBel, l’approche qu’il adopte s’apparente dans une certaine mesure à celle de l’orientation dominante, en ce sens que la preuve de chevauchement pourrait neutraliser la présomption à un moment imprécis où le tribunal la juge suffisamment probante pour soulever un doute raisonnable. Je ne vois rien d’offensant, en principe, dans la théorie qu’un doute raisonnable n’admet pas de limites précises, mais je pose la question suivante : si effectivement la preuve de chevauchement ne fait pas fi du régime législatif et est capable de réfuter la présomption, pourquoi la preuve que l’alcoolémie de M. Gibson pouvait être aussi peu élevée que 40 mg et celle de M. MacDonald aussi peu élevée que 64 mg ne suffirait‑elle pas à soulever un doute raisonnable? D’ailleurs, selon la troisième approche élaborée dans la jurisprudence, que je vais maintenant exposer, cette preuve, si elle était acceptée par le tribunal de première instance, réfuterait effectivement la présomption.
[30] La troisième approche en ce qui concerne la preuve de chevauchement, qu’on pourrait appeler « approche fondée sur la présence de quelque élément de preuve », a été proposée par la juge L’Heureux‑Dubé dans ses motifs dissidents dans St. Pierre. Pour réfuter la présomption établie par la loi, il suffirait selon cette approche que l’accusé présente une preuve tendant à démontrer que son alcoolémie aurait pu être inférieure à 80 mg au moment de l’infraction reprochée. Voici les explications de la juge L’Heureux‑Dubé :
Dans le cadre d’une accusation de conduite avec une alcoolémie de « plus de 80 mg », l’accusé devra présenter une preuve crédible qui tende à démontrer que son alcoolémie aurait pu être sous la limite prévue par la loi. Cette preuve prend typiquement la forme d’un témoignage d’expert suivant lequel l’alcool absorbé après avoir conduit le véhicule (ou immédiatement avant d’y monter) aurait généralement, sur une personne du sexe, de la taille et du poids de l’accusé, un effet situé entre certains paramètres. Ainsi, par exemple, l’accusé peut présenter le témoignage d’un expert indiquant qu’en soustrayant l’effet de l’alcool qui aurait été absorbé postérieurement à la conduite du résultat réel de l’alcootest, on obtiendrait une alcoolémie se situant entre 70 et 120 mg d’alcool par 100 ml de sang. Ce témoignage équivaudrait à une « preuve contraire » à la présomption de l’al. 258(1)c), et il ne serait plus loisible au ministère public de se fonder sur cette présomption pour établir sa preuve contre l’accusé. L’accusé n’a pas à établir que son alcoolémie est véritablement inférieure à 0,08. Il n’a qu’à présenter une preuve crédible tendant à démontrer que cela est possible dans les circonstances. [Je souligne; soulignement dans l’original omis; par. 103.]
Cette approche a été adoptée par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans Gibson et par la Cour d’appel du Québec dans R. c. Déry, [2001] J.Q. no 3205 (QL). Selon cette approche, la preuve de chevauchement, si elle est acceptée par le tribunal de première instance, suffira pour réfuter la présomption parce qu’elle fournit quelque élément de preuve établissant que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas 80 mg au moment de l’infraction reprochée. C’est l’approche retenue par le juge de première instance dans la cause de M. Gibson, d’où l’acquittement prononcé à l’issue du procès (en fait, le juge de première instance a conclu que la présomption légale avait été réfutée selon l’approche de l’« orientation dominante » ou celle fondée sur la présence de « quelque élément de preuve »).
[31] L’approche fondée sur la présence de « quelque élément de preuve » est indiscutablement la plus favorable à l’accusé et, pour cette raison, elle semble à première vue être la bonne. Mais lorsqu’on l’envisage dans le contexte du régime législatif et de la nature de la preuve d’expert en question, il est clair à mon avis que la preuve de chevauchement se réduit en fait à une attaque contre la présomption elle‑même et ne peut constituer une preuve « tendant à démontrer » que l’alcoolémie de l’accusé au moment des faits reprochés ne dépassait pas 80 mg.
[32] Comme je l’ai indiqué dans mes remarques introductives, il est incontestable que la présomption est une fiction juridique et que l’indication par l’alcootest d’une alcoolémie supérieure à la limite légale ne correspond pas nécessairement à l’alcoolémie réelle de l’accusé au moment de l’infraction, car l’alcoolémie dépend toujours du taux de métabolisation de l’alcool par l’accusé au moment considéré, le jour en question. L’infraction a néanmoins clairement été établie. L’alcootest est un élément de preuve légal permettant d’établir que l’accusé « a consommé une quantité d’alcool telle » que son alcoolémie a dépassé 80 mg, en violation de l’art. 253 du Code criminel. L’accusé ne peut réfuter la présomption en se fondant sur les variations inhérentes des taux d’absorption et d’élimination. La preuve de chevauchement ne lui est pas davantage utile. La preuve confirmant simplement qu’il a consommé une quantité suffisante d’alcool pour afficher une alcoolémie dépassant la limite prescrite, qu’elle se situe ou non dans la même fourchette qui pourrait être extrapolée à partir du résultat de l’alcootest, ne permet pas de réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Envisagée sous cet angle, la preuve de chevauchement équivaut en fait à soutenir, par exemple, que l’accusé ne devrait pas être déclaré coupable parce qu’il a seulement bu une quantité d’alcool suffisante pour atteindre une alcoolémie de 90 mg plutôt que l’alcoolémie de 95 mg indiquée par l’alcootest. Le législateur, en créant cette infraction, a manifestement considéré que la conduite avec ce niveau de consommation posait un risque suffisant pour être érigée en infraction criminelle. Une conclusion contraire priverait de tout effet la présomption elle‑même, ce qu’on ne saurait permettre.
4. Dispositif
[33] Par conséquent, dans chacune des causes dont la Cour est saisie, la preuve d’expert, en situant à la fois au‑dessus et en dessous de la limite légale l’alcoolémie de l’accusé lorsqu’il était au volant, selon ses taux réels d’absorption et d’élimination de l’alcool le jour en question, ne fait que confirmer que l’accusé faisait partie de la catégorie des conducteurs visés par le législateur et ne permet pas de réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1) du Code criminel. Par conséquent, je rejette le pourvoi de M. Gibson et je confirme l’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès. Je rejette également le pourvoi de M. MacDonald et je confirme la déclaration de culpabilité prononcée contre lui.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel et Fish rendus par
[34] Le juge LeBel — La Cour doit déterminer ce qui constitue une preuve contraire pour la réfutation de la présomption établie par l’al. 258(1)d.1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Selon cette disposition, l’indication par l’alcootest d’une alcoolémie supérieure à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang fait foi, en l’absence de toute preuve contraire, d’une alcoolémie dépassant 80 mg au moment de l’infraction. La Cour doit plus précisément décider si une preuve d’expert concernant les taux d’élimination de l’alcool observés dans la population générale et la preuve relative à une fourchette alcoolémique chevauchant la limite légale (la « preuve de chevauchement ») permettent de réfuter cette présomption. Pour les motifs exposés ci‑après, ces deux éléments de preuve peuvent se révéler pertinents et ne sont donc pas en soi inadmissibles pour la réfutation de la présomption en question. Mais ils ont souvent si peu de force probante, comme dans les deux présents pourvois, qu’ils ne permettent pas de réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Les deux pourvois sont par conséquent rejetés.
I. Les faits et les décisions des juridictions inférieures
A. Gibson
[35] M. Gibson a été accusé d’avoir, en violation de l’al. 253b) du Code criminel, conduit un véhicule avec une alcoolémie supérieure à 80 mg. À son procès devant la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse, l’agent qui a procédé à son arrestation a témoigné qu’il l’avait vu sur l’autoroute au volant de son véhicule tout‑terrain, qu’il l’avait arrêté à 20 h 59 le 13 juillet 2003, que son haleine dégageait une odeur d’alcool et qu’il n’arrivait pas à articuler. L’agent lui a fait subir deux alcootests, qui ont indiqué un taux de 120 mg à 22 h 12 et de 100 mg à 22 h 21.
[36] M. Gibson a témoigné avoir consommé dix bières sur une période de sept heures cette journée‑là, dont cinq peu avant son interpellation par la police. Un autre témoin a corroboré son témoignage. Un témoin expert cité par la défense a déclaré que, à supposer que le mode de consommation soit celui attesté par M. Gibson et que la déclaration du témoin se révèle exacte, l’alcoolémie de M. Gibson, établie en fonction des taux moyens d’élimination de l’alcool chez des hommes du même âge, de la même taille et du même poids que lui, se serait située entre 40 et 105 mg à 20 h 59, au moment de son interpellation par la police.
[37] Le juge de première instance a accepté à la fois la preuve relative à la consommation de M. Gibson et la preuve d’expert. Il a conclu que la preuve selon laquelle l’alcoolémie de M. Gibson se serait située entre 40 et 105 mg la dernière fois qu’il a conduit le véhicule constituait une preuve contraire qui neutralisait la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Conservant un doute raisonnable quant à la question de savoir si l’alcoolémie de M. Gibson dépassait la limite légale, le juge a prononcé l’acquittement ((2004), 225 N.S.R. (2d) 16, 2004 NSPC 40).
[38] La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a confirmé l’acquittement, malgré la thèse du ministère public selon laquelle la preuve d’expert fondée sur les taux d’élimination dans la population générale ne pouvait constituer une preuve contraire ((2004), 227 N.S.R. (2d) 165, 2004 NSSC 228). Elle a estimé que, comme il est pratiquement impossible pour un accusé de déterminer avec exactitude son taux d’élimination au moment de l’infraction reprochée, le fait de rejeter la preuve relative aux taux d’élimination dans la population générale reviendrait à transformer la présomption établie à l’al. 258(1)d.1) en une présomption irréfutable, ce qui risquerait de donner lieu à des condamnations erronées.
[39] La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a accueilli l’appel, annulé l’acquittement et ordonné un nouveau procès ((2006), 243 N.S.R. (2d) 325, 2006 NSCA 51). Elle s’est appuyée sur l’arrêt R. c. Boucher, [2005] 3 R.C.S. 499, 2005 CSC 72, pour conclure qu’une preuve d’expert fondée sur des tendances moyennes observées dans la population demeure sans fondement et, par conséquent, inadmissible. Elle a donc jugé que la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse avait eu tort de statuer que la preuve des taux d’élimination d’une personne hypothétique pouvait contrer la présomption établie par l’al. 258(1)d.1).
B. MacDonald
[40] Comme M. Gibson, M. MacDonald a été accusé d’avoir, en violation de l’al. 253b) du Code criminel, conduit un véhicule avec une alcoolémie supérieure à 80 mg. Le 26 février 2003, il a été arrêté à un point de contrôle, où un agent de police a remarqué qu’il sentait l’alcool, qu’il s’exprimait avec lenteur et que sa démarche était un peu hésitante. Les résultats de deux alcootests révèlent un taux de 146 mg, arrondi à 140 mg pour l’inculpation.
[41] M. MacDonald a témoigné avoir bu six canettes de bière sur une période de quatre heures et demie — la dernière ayant été consommée cinq minutes avant son interpellation par la police. Un ami a corroboré ce témoignage.
[42] Au procès, M. MacDonald a présenté une preuve d’expert indiquant que son taux d’élimination, d’après des tests effectués plusieurs mois après l’inculpation, s’établissait à 18,5 mg par heure. Si tel était son taux d’élimination la nuit de l’infraction reprochée, son alcoolémie aurait été, selon le témoignage de l’expert, de 71 mg — inférieure à la limite légale — au moment pertinent. Lorsqu’il a mesuré le taux d’élimination de M. MacDonald, l’expert n’a pas tenté de recréer les conditions qui existaient la nuit où celui‑ci a été inculpé, en ce qui a trait au type d’alcool, au mode de consommation d’alcool et à la quantité de nourriture consommée. Il a plutôt fait boire à M. MacDonald un mélange de Seven‑Up diète et de vodka pendant cinq minutes jusqu’à l’atteinte d’une cible se situant entre 50 et 60 mg. Il a ensuite reporté sur un graphique les mesures de l’alcoolémie de M. MacDonald. En plus de déclarer devant le tribunal que l’alcoolémie de M. MacDonald se serait établie à 71 mg, l’expert a précisé que celle d’un homme de l’âge, de la taille et du poids de M. MacDonald ayant un taux moyen d’élimination se serait située entre 64 et 109 mg au moment pertinent.
[43] Le juge de première instance a déclaré M. MacDonald coupable, parce que la preuve d’expert ne tendait pas à démontrer que son alcoolémie ne dépassait pas 80 mg (2003 CarswellAlta 1986). À son avis, le taux d’élimination de M. MacDonald, d’après les tests effectués par l’expert, ne soulevait pas un doute raisonnable, car il ne prenait pas en compte le type d’alcool bu ou la quantité de nourriture consommée, alors que selon le témoignage de l’expert ces éléments influent sur le taux d’élimination. Le juge du procès a également souligné que le point milieu de la fourchette alcoolémique établie en fonction des taux d’élimination dans la population générale s’élevait à 86,5 mg, dépassant la limite prévue par la loi.
[44] La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a confirmé la déclaration de culpabilité au motif que la preuve de chevauchement était de nature conjecturale et n’établissait pas l’alcoolémie de M. MacDonald au moment de l’infraction ((2004), 47 Alta. L.R. (4th) 242, 2004 ABQB 629). Elle a aussi conclu que, pour réfuter les présomptions établies par les al. 258(1)c), d.1) et g), l’accusé doit présenter une preuve qui [traduction] « écarte tout scénario où l’alcoolémie de l’accusé au moment où il conduisait se trouvait supérieure à 80 mg » (par. 37).
[45] La Cour d’appel de l’Alberta, se fondant en partie sur Boucher, partage cette conclusion. Elle a déclaré qu’une preuve de l’alcoolémie qui ne prend pas en compte les caractéristiques personnelles de l’accusé au moment de l’infraction reprochée porte atteinte à la nature fictive de la présomption et demeure inadmissible. Elle a en conséquence rejeté également l’utilisation de taux moyens d’élimination et de la preuve de chevauchement — du moins dans la mesure où celle‑ci est fondée sur les taux d’élimination dans la population générale ((2006), 60 Alta. L.R. (4th) 205, 2006 ABCA 177).
II. Analyse
[46] La première question à trancher dans les présents pourvois concerne l’admissibilité d’une preuve d’expert relative aux taux d’élimination et son utilisation possible pour la réfutation des présomptions établies par le par. 258(1) — en particulier l’al. 258(1)d.1). La seconde consiste à savoir si la preuve de chevauchement peut constituer une preuve contraire pour la réfutation de ces présomptions. Pour répondre à ces questions, il faudra examiner le régime législatif instauré par le par. 258(1), les principes régissant l’admissibilité et la pertinence de la preuve d’expert en général, ainsi que la nature de la preuve d’expert en cause dans les présents pourvois.
A. Le régime législatif instauré par le par. 258(1)
(1) Les présomptions
[47] Dans la lutte contre le problème grave de l’alcool au volant au Canada, le ministère public bénéficie, en matière de preuve, de présomptions d’exactitude et d’identité dans les poursuites relatives aux infractions prévues à l’art. 253 du Code criminel (conduite d’un véhicule à moteur avec facultés affaiblies ou avec une alcoolémie supérieure à 80 mg). Ces présomptions sont énoncées aux al. 258(1)c), d.1) et g) du Code criminel. La juge Deschamps a expliqué la nature de ces présomptions dans Boucher :
Dans le cas où des échantillons d’haleine d’un accusé ont été prélevés conformément à un ordre donné en vertu du par. 254(3) C. cr., le Parlement a prévu, au par. 258(1) C. cr., des présomptions distinctes pour faciliter la preuve de l’alcoolémie : deux présomptions d’identité et une présomption d’exactitude. Suivant la présomption d’identité énoncée à l’al. 258(1)c) C. cr., l’alcoolémie de l’accusé au moment où l’infraction aurait été commise correspond à son alcoolémie au moment de l’alcootest. Selon l’al. 258(1)d.1) C. cr., si le taux d’alcool est supérieur à 80 mg au moment du test, il y a présomption qu’il l’était aussi au moment où l’infraction aurait été commise. La présomption d’exactitude de l’al. 258(1)g) C. cr. établit prima facie que le relevé du technicien fournit une mesure exacte de l’alcoolémie au moment de l’alcootest. Ces présomptions partagent certains points communs, tout en conservant leur caractère distinctif. [par. 14]
J’ajouterai maintenant quelques observations à propos de l’objet et de l’effet de ces présomptions.
[48] Selon l’alinéa 258(1)g), les alcootests sont présumés exacts, sous réserve que certaines méthodes soient suivies. Le Parlement a adopté cette présomption et celle établie par l’al. 258(1)c) après examen de preuves scientifiques alors disponibles sur la fiabilité des tests et leur équité à l’égard de l’accusé (R. c. Phillips (1988), 42 C.C.C. (3d) 150 (C.A. Ont.), p. 159‑163). C’est pourquoi on parle de présomption d’exactitude. Même s’il n’est pas question de preuve contraire dans le texte de cette disposition, l’art. 25 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, précise que, lorsqu’un document est présumé établir un fait, cette présomption s’applique seulement « sauf preuve contraire ». La présomption établie par l’al. 258(1)g) est donc réfutable, mais la disposition ne précise pas si la preuve d’une simple inexactitude peut réfuter la présomption. Il est maintenant bien établi qu’une inexactitude ne suffit pas (voir R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791, par. 48). La preuve contraire doit plutôt tendre à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas la limite légale au moment de l’alcootest. Sinon, on se trouve à seulement contester la présomption elle‑même sans fournir de preuve disculpatoire.
[49] L’alinéa 258(1)c) dispose que l’alcoolémie au volant est présumée identique à l’alcoolémie au moment de l’alcootest, pourvu que certaines méthodes aient été suivies et « en l’absence de toute preuve contraire ». On parle souvent, dans ce cas, de présomption d’identité (temporelle). Comme celui de l’al. 258(1)g), le texte de l’al. 258(1)c) ne précise pas si, pour réfuter la présomption, il faut prouver que son alcoolémie ne dépassait pas la limite légale, ou si la preuve d’une simple différence observée dans le temps suffit. Dans St. Pierre, la Cour, à la majorité, a conclu que la preuve d’une différence, quelle qu’elle soit — sauf si elle est due uniquement à l’absorption et à l’élimination normales — , pouvait constituer une preuve contraire pour la réfutation de l’al. 258(1)c).
[50] Peu après l’arrêt St. Pierre, le Parlement a adopté l’al. 258(1)d.1), qui établit la présomption selon laquelle, en l’absence de preuve tendant à indiquer une alcoolémie au volant égale ou inférieure à 80 mg, une analyse indiquant une alcoolémie supérieure à 80 mg fait foi d’une alcoolémie au volant supérieure à 80 mg. La présomption établie par l’al. 258(1)d.1) a été qualifiée de présomption « additionnelle » d’identité, mais elle n’a pas simplement pour effet de dissiper la tension exprimée dans St. Pierre (même s’il a également eu cet effet, comme le signale la juge Deschamps dans Boucher), car il s’applique peu importe que l’accusé conteste l’exactitude de l’alcootest ou la présomption d’identité. Cela tient au fait que l’al. 258(1)d.1) s’applique même si les exigences de l’al. 258(1)g) sont remplies. Par exemple, supposons que l’accusé réfute la présomption d’exactitude établie à l’al. 258(1)g) en prouvant que son alcoolémie au moment de l’alcootest était différente de celle indiquée par l’appareil (comme l’exige l’al. 258(1)g)) et qu’elle ne dépassait pas la limite légale au moment des tests (comme l’exige la common law). Dans une telle situation, l’al. 258(1)d.1) s’applique néanmoins; de ce fait, l’accusé doit, pour réfuter la présomption, aussi prouver que son alcoolémie ne dépassait pas la limite légale au moment de l’infraction reprochée. C’est donc à bon droit que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu, au par. 15 de ses motifs dans MacDonald, [traduction] qu’« il n’existe maintenant pas de véritable différence quant aux éléments qu’il faut présenter ou dont il faut faire état en ce qui a trait aux deux présomptions ». Ainsi, dans les présents pourvois, même si M. Gibson conteste essentiellement la présomption d’identité et que M. MacDonald conteste la présomption d’exactitude, ils doivent tous deux prouver que leur alcoolémie au volant ne dépassait pas la limite légale pour pouvoir réfuter la présomption prévue à l’al. 258(1)d.1). La distinction entre ces deux présomptions demeure en théorie, mais souvent elle perd beaucoup de son importance en pratique.
(2) Le sens de preuve contraire à l’al. 258(1)d.1)
[51] L’alinéa 258(1)d.1) constitue un obstacle important pour l’accusé, mais la présomption qu’il établit n’est pas absolue; elle ne pourrait d’ailleurs pas l’être sans que la présomption d’innocence s’en trouve menacée. Cette disposition crée une fiction juridique, qui n’est pas absolue, car elle peut toujours être réfutée par une « preuve tendant à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé [. . .] ne dépassait pas quatre‑vingts milligrammes » au moment où l’infraction aurait été commise. Dans R. c. Dubois (1990), 62 C.C.C. (3d) 90 (C.A. Qué.), p. 92, le juge Fish (maintenant juge de notre Cour) a ainsi présenté la question :
[traduction] . . . l’al. 258(1)c) du Code n’impose pas à l’accusé la « charge ultime » ou la « charge de persuasion ». La « preuve contraire » dont il est question dans cette disposition doit tendre à démontrer — mais non à prouver — que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas la limite légale au moment pertinent. Autrement dit, la preuve disculpatoire doit avoir une force probante, mais elle n’a pas besoin d’être convaincante au point de persuader le tribunal. [En italique dans l’original.]
Je souscris à ces observations.
[52] L’appelant MacDonald fait valoir que la différence de formulation — « preuve contraire » à l’al. 258(1)c) du Code criminel et à l’art. 25 de la Loi d’interprétation et « preuve tendant à démontrer » à l’al. 258(1)d.1) — témoigne d’une [traduction] « relation d’inférence plus faible », l’expression « preuve tendant à démontrer » ayant une portée plus large que « preuve contraire ». Cet argument ne me convainc pas. Pour les raisons exposées ci‑dessous, la différence dans la formulation n’est en fait pas significative pour la détermination du type de preuve permettant de réfuter les présomptions en question.
[53] La Cour a confirmé dans Boucher qu’une preuve contraire est une preuve capable de susciter un doute raisonnable quant au fait présumé et que cette norme s’applique aux al. 258(1)c), d.1) et g). Ainsi, selon la juge Deschamps, l’adoption de l’al. 258(1)d.1) n’a rien changé au type de preuve nécessaire pour réfuter la présomption d’identité, mais a renforcé cette présomption (par. 22). Cette conclusion trouve appui dans le fait que les tribunaux utilisent l’expression « tendant à démontrer » depuis des décennies dans le contexte de la preuve contraire (voir, par exemple, R. c. Proudlock, [1979] 1 R.C.S. 525). La raison la plus probable de la différence de formulation n’est pas une intention d’élargir la portée de la preuve contraire; il s’agit plutôt d’une raison structurelle, comme l’indique le juge Carthy dans R. c. Heideman (2002), 168 C.C.C. (3d) 542 (C.A. Ont.), par. 6 :
[traduction] Une exigence de nature sémantique est à l’origine de la restructuration de la phrase, qui vise maintenant l’alcoolémie au moment de l’infraction plutôt que, comme c’était le cas auparavant, la mesure au moment de l’alcootest. Il ne s’agit plus d’une preuve « contraire » au résultat de l’alcootest.
[54] La norme de réfutation des présomptions établies par les al. 258(1)c), d.1) et g) a toujours consisté dans une preuve pouvant susciter un doute raisonnable quant au fait présumé : dans le cas de l’al. 258(1)d.1), le fait présumé est que l’alcoolémie de l’accusé dépassait 80 mg lorsqu’il était au volant. Cette constatation ne constitue toutefois qu’un point de départ. Les parties sont en désaccord sur le type de preuve capable de susciter un doute raisonnable. Elles ne s’entendent pas, en particulier, sur le point de savoir si la preuve de chevauchement et la preuve d’expert fondée sur les taux d’élimination dans la population générale peuvent susciter un doute raisonnable quant à l’existence d’une alcoolémie supérieure à 80 mg chez l’accusé. Les tribunaux ne s’entendent pas non plus sur cette question.
[55] Comme je l’explique dans les paragraphes qui suivent, la méthode habituellement utilisée pour déterminer l’admissibilité et le poids d’une preuve s’applique à la preuve de chevauchement et à la preuve fondée sur les taux d’élimination dans la population générale. Par conséquent, de telles preuves ne sont pas en soi inadmissibles pour la réfutation des présomptions établies au par. 258(1). Toutefois, en l’absence de preuve tendant à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé au moment de l’infraction se trouvait au‑dessous de la limite légale, ces preuves auront rarement la force probante suffisante pour réfuter les présomptions.
B. Pertinence et fondement de la preuve d’expert
[56] Les critères selon lesquels sont déterminés l’admissibilité d’une preuve d’expert et les cas dans lesquels il est possible de lui attribuer un certain poids sont bien établis. La Cour a décidé dans R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, que pour être admissible la preuve d’expert doit : a) être nécessaire, en ce sens qu’elle fournit des renseignements qui dépassent l’expérience du juge des faits; b) être pertinente, à la fois sur le plan de la logique et en ce sens que son effet préjudiciable est inférieur à sa force probante; c) être présentée par un expert possédant une qualification suffisante; d) ne contrevenir à aucune règle d’exclusion de la preuve.
[57] Le seul critère énoncé dans Mohan qui se trouve en cause dans les présents pourvois est celui de la pertinence. Dans R. c. K. (A.) (1999), 45 O.R. (3d) 641 (C.A.), la juge Charron (maintenant juge de notre Cour) a précisé que l’examen de la pertinence de la preuve d’expert nécessite qu’on se pose d’abord deux questions (par. 77) :
[traduction]
(a) La preuve fondée sur l’opinion d’un expert qui est proposée est‑elle reliée à un fait en litige dans le procès?
(b) Est‑elle reliée à un fait en litige au point de tendre à l’établir?
Si la réponse à ces deux questions est affirmative, le juge doit déterminer si la force probante de cet élément de preuve l’emporte sur son effet préjudiciable. Dans le cas où la réponse à cette question est elle aussi affirmative, la preuve d’expert est considérée comme pertinente pour la détermination de son admissibilité. Le volet pertinence du critère d’admissibilité n’est donc pas d’une nature différente pour la preuve d’expert que pour les autres types de preuve. L’examen n’en revêt pas moins, comme il est mentionné dans Mohan, une importance spéciale dans le contexte de l’admissibilité de la preuve d’expert, en raison du risque que celle‑ci soit acceptée sans réserve et se voie attribuer un plus grand poids qu’elle ne le mérite.
[58] La pertinence se distingue du fondement. Aucun poids ne saurait être accordé à une preuve d’expert, même admissible, en l’absence de fondement factuel valable. En effet, comme la Cour l’a écrit dans R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, « il faut d’abord conclure à l’existence des faits sur lesquels se fonde l’opinion » (le juge Dickson, p. 46). Dans R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, la Cour a ajouté que, dès lors qu’il existe quelque élément de preuve admissible tendant à établir le fondement de l’opinion de l’expert, celle‑ci peut être acceptée. L’exigence d’un fondement factuel vise à garantir la fiabilité de la preuve d’expert. Dans Boucher, par exemple, le témoignage de l’expert au sujet des signes d’affaiblissement des facultés auxquels on s’attendrait chez un homme de l’âge, de la taille et du poids du défendeur ayant consommé la quantité d’alcool que celui‑ci avait témoigné avoir consommée était sans fondement, parce que le juge des faits avait rejeté le témoignage du défendeur quant à sa consommation. Sans une preuve de consommation crédible, l’opinion de l’expert reposait sur des faits dont l’existence n’avait pas été reconnue et on ne pouvait donc lui accorder aucun poids.
[59] Dans le contexte d’une preuve d’expert présentée en réfutation de la présomption établie par l’al. 258(1)d.1), les tribunaux ont parfois confondu les principes de la pertinence et la nécessité d’un fondement factuel pour la preuve d’expert. Dans la section qui suit, j’examinerai ces principes sous l’angle de leur application à la preuve d’expert relative aux taux d’élimination et à la preuve de chevauchement.
C. Preuve d’expert relative aux taux d’élimination de l’alcool et à l’alcoolémie
(1) Preuve relative à la population générale
[60] Plusieurs tribunaux ont exprimé des avis divergents sur la pertinence et le fondement de la preuve d’expert relative aux taux d’élimination dans la population générale qui est présentée en réfutation des présomptions établies par le par. 258(1) du Code criminel. Selon l’arrêt MacDonald de la Cour d’appel de l’Alberta, une telle preuve n’est pas pertinente et reste, par conséquent, inadmissible. Dans Gibson, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a conclu que la preuve des taux d’élimination dans la population générale ne reposait sur aucun fondement et qu’on ne pouvait donc lui accorder aucun poids. En revanche, la Cour d’appel du Québec dans R. c. D—ry, [2001] J.Q. no 3205 (QL), et la Cour d’appel de la Saskatchewan dans R. c. Gibson (1992), 72 C.C.C. (3d) 28 — ainsi que la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse et la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse dans Gibson — ont jugé la preuve d’expert admissible et capable de réfuter la présomption.
[61] Dans les deux présentes affaires, l’intimée soutient que la preuve d’expert relative aux taux d’élimination dans la population générale est sans fondement et qu’on ne saurait donc lui attribuer aucun poids. Je ne suis pas de cet avis. Il importe de se rappeler en quoi consiste la preuve d’expert dans les présents pourvois. Le témoignage des experts a porté sur ce qu’aurait pu être l’alcoolémie d’une personne de l’âge, du sexe, de la taille et du poids de chaque appelant, si l’on tenait pour acquis que son taux d’élimination se situe dans une fourchette observée dans la population générale et si l’on tenait compte du mode de consommation que l’appelant a indiqué dans son témoignage. Le fondement de la preuve réside dans les éléments suivants : la fourchette des taux d’élimination possibles chez des membres de l’ensemble de la population; le fait que l’appelant fait partie de la population d’une taille et d’un poids donnés; le témoignage de l’appelant quant à sa consommation. Ainsi, la preuve d’expert n’était pas sans fondement dans les présentes affaires.
[62] Par conséquent, les présents pourvois se distinguent de l’affaire Boucher, dans laquelle il n’existait aucune preuve relative à la consommation jugée crédible sur laquelle pouvait se fonder l’opinion de l’expert à l’égard de l’alcoolémie. Il ressort clairement de Boucher, de Dubois et de Proudlock que, si la preuve concernant la consommation n’est pas crédible, les présomptions établies par le par. 258(1) ne peuvent être réfutées. Mais dans Gibson, la preuve relative à la consommation a été acceptée et dans MacDonald, elle n’a pas été rejetée, du moins pas d’une manière explicite.
[63] En ce qui concerne la preuve relative aux taux dans la population générale, il ne s’agit donc pas de savoir si une telle preuve est digne de foi (il est possible qu’une preuve sans fondement factuel ne le soit pas), mais bien de savoir si elle est pertinente pour établir l’alcoolémie de l’accusé. D’après les principes d’admissibilité de la preuve examinés ci‑dessus, la preuve d’expert selon laquelle l’alcoolémie d’une personne dont l’âge, le sexe, la taille et le poids correspondent à ceux de l’accusé se situerait dans une fourchette donnée est pertinente pour la réfutation des présomptions établies par le par. 258(1) du Code criminel.
[64] Voici un exemple à titre d’illustration : si un expert témoigne que toute personne du sexe, de l’âge, de la taille et du poids de l’accusé ayant consommé la quantité d’alcool en question aurait une alcoolémie inférieure à la limite légale, ce témoignage est sans conteste pertinent pour réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Ainsi, une telle preuve est logiquement pertinente pour l’argument de la défense selon lequel l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas, en fait, 80 mg au moment pertinent. Par ailleurs, il arrive rarement que l’effet préjudiciable de l’admission de la preuve, par exemple l’utilisation de ressources judiciaires additionnelles, l’emporte de façon substantielle sur la force probante de la preuve, comme l’exige l’exclusion de la preuve de la défense selon R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 609‑611. Si l’expert témoigne que la plupart des gens, ou même certaines personnes seulement, auraient eu une alcoolémie inférieure à la limite permise, la preuve ne perd pas toute pertinence, mais sa force probante est moindre. Ainsi, la preuve d’expert fondée sur les taux d’élimination dans la population générale n’est pas en soi dénuée de pertinence et donc inadmissible pour la réfutation de la présomption établie par l’al. 258(1)d.1).
[65] Ce que la Cour a déclaré dans Boucher au sujet de la preuve relative aux taux dans la population générale n’est pas incompatible avec la pertinence et l’admissibilité de cette preuve, même si on a parfois interprété cet arrêt comme établissant que la preuve de « moyennes statistiques » demeure inadmissible pour la réfutation des présomptions établies par le par. 258(1). Le rejet par la Cour de « données moyennes » au par. 31 de Boucher se limitait au contexte d’un témoignage sur la consommation d’alcool jugé non crédible. En fait, ce paragraphe semble indiquer que, si un juge estime digne de foi le témoignage de l’accusé quant à sa consommation, la preuve d’expert sera pertinente et admissible.
[66] Au paragraphe 34 de Boucher, la Cour a aussi rejeté pour non‑pertinence les « moyennes statistiques », en s’appuyant en partie sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Latour (1997), 116 C.C.C. (3d) 279. Mais ce rejet se situait uniquement dans le contexte d’une preuve de l’alcoolémie basée sur des signes d’affaiblissement des facultés. De tels signes ne peuvent constituer une preuve de l’alcoolémie en l’absence d’une preuve de la tolérance à l’alcool, preuve qui n’avait pas été présentée dans Boucher. La preuve des taux d’élimination dans la population générale, en revanche, est pertinente — quoique certainement pas déterminante — à l’égard de l’alcoolémie de l’accusé même en l’absence de preuve de son taux d’élimination. Ainsi, les arrêts Boucher et Latour ont consacré non pas le rejet systématique de l’utilisation de la preuve relative aux taux dans la population générale pour la réfutation des présomptions établies par le par. 258(1), mais plutôt le rejet de cette preuve lorsqu’il s’agit de déterminer l’alcoolémie selon des signes d’affaiblissement des facultés en l’absence de preuve de la tolérance à l’alcool, ou dans un contexte où le tribunal refuse d’ajouter foi à la preuve relative à la consommation d’alcool.
[67] L’admissibilité ne constitue, bien sûr, que le premier obstacle; on peut accorder à une preuve admissible peu ou pas de poids. La preuve fondée sur les taux dans la population générale possède dans bien des cas si peu de force probante qu’elle ne suscite pas un doute raisonnable quant à l’existence chez l’accusé d’une alcoolémie supérieure à 80 mg, mesurée à l’aide d’un alcootest approuvé. Les taux d’élimination varient non seulement d’un individu à l’autre, mais aussi chez le même individu, en fonction de divers facteurs tels que la quantité de nourriture consommée, le type d’alcool absorbé et le mode de consommation. Ainsi, la preuve qu’une personne moyenne dont le sexe, l’âge, la taille et le poids correspondent à ceux de l’accusé aurait une alcoolémie donnée ou que son alcoolémie se situerait à l’intérieur d’une fourchette donnée présentera rarement à elle seule une force probante suffisante pour soulever un doute raisonnable quant au fait présumé que l’alcoolémie réelle de l’accusé au moment de l’infraction dépassait la limite légale.
(2) Preuve du taux d’élimination de l’accusé
[68] Une preuve d’expert relative au taux d’élimination mesuré par des tests chez l’accusé pourrait être plus probante quant à son alcoolémie au volant qu’une preuve fondée sur les taux d’élimination dans la population générale. Cependant, puisque le taux d’élimination d’un individu varie avec le temps en fonction de plusieurs facteurs, comme l’a confirmé l’expert de M. MacDonald (jugement de première instance, par. 6), la force probante d’une preuve fondée sur le taux d’élimination de l’accusé dépendra logiquement du nombre de variables prises en compte par le test effectué. Par exemple, il se peut qu’un test visant à mesurer le taux d’élimination de l’accusé qui ne prendrait pas en compte le type d’alcool absorbé, le mode de consommation et toute nourriture consommée ne constitue pas un meilleur indicateur de son taux d’élimination dans des conditions différentes que la simple moyenne des taux d’élimination dans la population générale. Toutefois, une preuve crédible de son taux d’élimination au moment de l’infraction permettrait plus facilement de réfuter la présomption établie par l’al. 258(1)d.1) que la simple preuve de son taux d’élimination dans les conditions du test.
D. Preuve de chevauchement
[69] La preuve de chevauchement, comme nous l’avons vu, est la preuve d’une fourchette de taux d’alcoolémie dont la valeur la plus basse est inférieure à la limite permise et la valeur la plus haute lui est supérieure. Comme pour la preuve relative aux taux d’élimination dans la population générale, les tribunaux se sont montrés fluctuants au sujet d’une telle preuve, la considérant cependant en général avec suspicion. Depuis Heideman en 2002, elle n’est pas admise en Ontario. De même, les tribunaux de la Colombie‑Britannique l’ont généralement rejetée (voir R. c. Moen (2007), 48 C.R. (6th) 361, 2007 BCSC 376). Elle a toutefois été admise par au moins deux cours d’appel : celle de la Saskatchewan dans Gibson et celle du Québec dans D—ry — mais ces décisions n’ont pas toujours été suivies.
[70] Même si, selon la jurisprudence majoritaire, la preuve de chevauchement ne permet pas de réfuter les présomptions établies par la loi, dans le cas de certaines décisions importantes concernant cette question, comme Heideman, cette conclusion tient, du moins en partie, au fait que cette preuve est fondée sur les taux d’élimination dans la population générale. Dans Heideman, la cour a rejeté à la fois la preuve de chevauchement (une fourchette de 47 à 95 mg) et la preuve de l’alcoolémie d’une personne moyenne (71 mg), au motif que le témoignage de l’expert, comme il se fondait sur des moyennes dans la population non reliées à l’accusé, n’était [traduction] « pas probant quant à l’alcoolémie de l’appelant au moment de l’infraction » (par. 14). Dans des décisions subséquentes, comme R. c. Noros‑Adams (2003), 190 Man. R. (2d) 161, 2003 MBCA 103, les tribunaux se sont appuyés sur Heideman pour formuler le principe suivant lequel [traduction] « pour réfuter la présomption, la preuve doit convaincre le tribunal que l’alcoolémie de l’accusé n’aurait pas pu être supérieure à 0,08 » (par. 9). Soit dit en tout respect, je ne crois pas que l’arrêt Heideman autorise cette conclusion. Il mentionne plutôt que la preuve d’expert [traduction] « doit indiquer que l’alcoolémie était inférieure à 0,08 » (par. 13). Ce n’est pas la même chose que l’élimination du scénario où l’alcoolémie de l’accusé dépassait 80 mg, pour paraphraser la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans MacDonald. La première interprétation demeure compatible avec la notion de la preuve de chevauchement, alors que ce n’est pas le cas de la seconde.
[71] Même s’il paraît exact dans les affaires examinées que la preuve de chevauchement s’appuie sur une gamme de taux d’élimination dans la population générale, cela n’est pas logiquement inévitable et il importe de distinguer les deux questions : celle de la preuve de chevauchement et celle de la preuve fondée sur les taux d’élimination dans la population générale. J’ai déjà mentionné que cette dernière preuve n’est pas en soi dénuée de pertinence ni inadmissible en général. Mais la question demeure : le fait que la fourchette alcoolémique citée par l’expert chevauche la limite légale la rend‑il incapable de contrer la présomption établie par l’al. 258(1)d.1)?
[72] Imaginons le témoignage d’un expert qui déclarerait que l’alcoolémie de l’accusé au moment pertinent se serait située entre 40 et 82 mg. Cet élément de preuve est pertinent pour réfuter la présomption que l’alcoolémie de l’accusé était supérieure à 80 mg, à la fois sur le plan de la logique et du fait que son effet préjudiciable ne l’emporte pas de façon substantielle sur sa force probante. Sans être déterminante, elle pourrait soulever un doute raisonnable. D’autres preuves de chevauchement pourraient être moins probantes, mais leur pertinence sera habituellement suffisante pour qu’elles soient jugées admissibles.
[73] Ainsi, l’admissibilité de la preuve de chevauchement est par conséquent déterminée selon les principes habituels. Le poids que le juge des faits accorde à cette preuve dépendra toutefois de la nature de la preuve elle‑même. Une large fourchette alcoolémique qui chevauche la limite légale, comme celles en cause dans les présents pourvois (40‑105 mg dans le cas de M. Gibson et 64‑109 mg dans celui de M. MacDonald), ne peut être considérée comme preuve contraire permettant de réfuter les résultats de l’alcootest, car elle ne tend pas à prouver que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas la limite légale. De même, une fourchette se situant largement au‑dessus de la limite légale risque d’avoir une force probante limitée. Une fourchette plus étroite, ou celle dont les valeurs se situent largement au‑dessous de la limite légale, sera en général dotée d’une plus grande force probante. En fin de compte, plus nous connaissons les probabilités situées dans la fourchette, plus la preuve pourrait être probante.
[74] Un autre élément entre en ligne de compte pour la détermination du poids à accorder à la preuve : le fait que le résultat de l’alcootest soit ou non compatible avec la fourchette chevauchante. S’il l’est, le ministère public peut plaider que la preuve de chevauchement contribue à confirmer le résultat en question. On imagine mal qu’une telle preuve, même si elle est admissible, puisse susciter un doute raisonnable chez le juge des faits. Si, par contre, le résultat de l’alcootest est incompatible avec la fourchette chevauchante, ce sera simplement un autre facteur que le juge des faits doit prendre en considération. On pourrait invoquer cette incompatibilité pour faire valoir que le résultat de l’alcootest était inexact ou que le témoignage de l’expert ne constitue pas une preuve très convaincante de l’alcoolémie réelle de l’accusé au moment où il se trouvait au volant. Cela dit, il ne faut pas oublier que, si l’accusé a continué à absorber de l’alcool entre le moment de l’infraction reprochée et celui de l’alcootest, il se peut que le résultat de l’alcootest corresponde à la fourchette chevauchante même s’il se situe à l’extérieur de la fourchette.
[75] En somme, la preuve de chevauchement est, de par sa nature même, compatible à la fois avec l’innocence et la culpabilité. Par conséquent, sans autre preuve, elle sera rarement assez convaincante pour susciter un doute raisonnable quant à l’exactitude du résultat d’alcootest admis en preuve conformément aux dispositions pertinentes du Code criminel. Toutefois, pour les raisons déjà exposées, elle n’est pas inadmissible pour ce motif. On ne peut exclure pour cette raison la preuve qui, en elle‑même, ne tend pas à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas la limite légale. Ici comme ailleurs, l’ultime suffisance et le seuil d’admissibilité représentent deux concepts distincts. Une fois la preuve de chevauchement admise, il appartiendra au juge des faits de déterminer si elle soulève un doute raisonnable quant à l’exactitude du résultat de l’alcootest, compte tenu de l’ensemble de la preuve. Et je m’empresse d’ajouter que la preuve de chevauchement et l’autre preuve invoquée par la défense ne garantiront l’acquittement que si elles tendent à prouver que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas 80 mg au moment pertinent. Dans les cas où la fourchette d’alcoolémies possibles est fondée sur les taux moyens d’élimination dans l’ensemble de la population, la preuve de chevauchement suffira rarement à elle seule pour susciter un doute raisonnable quant au fait présumé que l’alcoolémie de l’accusé dépassait la limite légale. Elle demeure toutefois admissible pour les raisons déjà exposées et peut, compte tenu de l’ensemble de la preuve, constituer une preuve contraire pour la réfutation de la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Pour déterminer s’il existe un doute raisonnable, il faut prendre en compte toute la preuve, étant donné que le ministère public a présenté, sous forme de résultats d’alcootest, la preuve d’une alcoolémie supérieure à la limite légale au moment de l’infraction.
[76] Écarter complètement la possibilité que la preuve de chevauchement suscite un doute raisonnable et permette de réfuter la présomption établie à l’al. 258(1)d.1), comme le ferait la juge Charron, restreindrait indûment, à mon avis, la capacité de l’accusé de se défendre, du fait qu’on insiste sur la nature fictive de la présomption d’identité. Comme je l’ai mentionné plus haut, le texte de la disposition n’offre aucune indication quant à l’intention du législateur de rendre la présomption fictive absolue ou irréfragable en pratique. Il n’exclut pas la possibilité de montrer les divergences entre les résultats des tests et l’alcoolémie au moment de l’infraction. Sans trop approfondir les questions constitutionnelles non soulevées dans les présents pourvois, signalons que la présomption obligatoire selon laquelle l’accusé doit susciter un doute raisonnable quant à un fait que le ministère public n’a pas établi à première vue risque de restreindre l’effet de la présomption d’innocence, protégée par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, et qu’il faut peut‑être justifier selon l’article premier. Par exemple, dans Phillips, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la présomption d’identité, l’équivalent de l’actuelle présomption établie par l’al. 258(1)c), était à première vue inconstitutionnelle. Elle est toutefois justifiée selon l’article premier de la Charte, en partie parce que la présomption peut être réfutée par une preuve contraire.
[77] L’analyse adoptée par ma collègue, la juge Charron, pose aussi un problème quant à l’interprétation du Code criminel. Elle y fait abstraction de la distinction législative entre l’alcoolémie au moment de l’infraction et celle au moment des tests. En effet, elle nie la possibilité que l’alcoolémie varie entre le moment de l’infraction reprochée et le moment où les tests sont effectués. En pratique, cette approche enlève les moyens de défense que le législateur a décidé de laisser à la disposition de l’accusé dans le texte actuel du Code criminel, même si l’on fait valoir qu’ils sont susceptibles de soulever un degré d’incertitude dans l’application du droit. La preuve de chevauchement ne peut pas et ne doit pas être déclarée inadmissible. C’est à l’accusé de choisir s’il veut se soumettre à des tests après le dépôt des accusations. Il conserve le droit de présenter une telle preuve, malgré ses lacunes.
E. Application aux faits
[78] Les deux alcootests auxquels a été soumis M. Gibson révèlent des alcoolémies de 120 et de 100 mg. D’après la preuve d’expert présentée par la défense, l’alcoolémie de M. Gibson au moment où il conduisait se situait entre 40 et 105 mg, selon les taux d’élimination de l’alcool observés chez les hommes de l’âge, de la taille et du poids de M. Gibson, et selon la présomption que son témoignage quant à sa consommation était véridique. Cette preuve est suffisamment pertinente pour être admissible et elle n’est pas sans fondement, si bien que le juge des faits peut lui accorder un certain poids. Mais étant donné que la preuve de chevauchement est fondée sur les taux d’élimination dans la population générale, comporte une large fourchette et comprend des valeurs notablement supérieures à la limite légale, elle ne soulève aucun doute raisonnable quant à l’alcoolémie supérieure à 80 mg de M. Gibson, comme l’exige la réfutation de la présomption établie par l’al. 258(1)d.1). Pour ces motifs, je conviens donc avec la Cour d’appel que l’acquittement de M. Gibson doit être annulé et qu’il doit subir un nouveau procès.
[79] La preuve d’expert présentée par M. MacDonald comportait une preuve de chevauchement, fondée sur les taux d’élimination dans la population générale, et une preuve fondée sur le taux d’élimination de M. MacDonald lui‑même, établi au moyen de tests effectués après l’infraction. La preuve de chevauchement indiquait une fourchette de 64 à 109 mg. Cette preuve, encore une fois, est admissible. Il ressort clairement, toutefois, des motifs du juge de première instance que, malgré cette preuve, il n’avait aucun doute raisonnable quant au fait que l’alcoolémie de M. MacDonald était, au moment pertinent, supérieure à la limite permise. Même s’il est difficile de savoir si cette absence de doute tenait à son rejet des témoignages concernant la consommation ou à ce que la preuve de chevauchement n’était pas suffisamment convaincante, le juge de première instance avait le droit de fonder sa décision sur l’une ou l’autre de ces raisons. À mon avis, il ne pouvait pas raisonnablement conclure, en l’espèce, que la preuve de chevauchement pouvait susciter un doute raisonnable.
[80] Le fait que l’alcoolémie de 140 mg constatée par la police au moyen des alcootests auxquels elle a soumis M. MacDonald est incompatible avec la fourchette chevauchante n’implique pas nécessairement que les résultats des alcootests étaient inexacts. Le juge de première instance semble avoir plutôt conclu que la fourchette attestée par l’expert ne correspondait pas à l’alcoolémie réelle de M. MacDonald au moment où il conduisait. Peut‑être n’a‑t‑il pas cru les témoignages relatifs à la consommation, ou alors il n’a tout simplement pas accepté la preuve d’expert. Même si la preuve de chevauchement impliquait nécessairement que les résultats des alcootests étaient inexacts, il est bien établi que cela ne suffit pas pour réfuter les présomptions prévues par le par. 258(1), en l’absence d’une preuve démontrant que l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas 80 mg au moment de l’infraction reprochée. Le juge de première instance pouvait conclure que la preuve de chevauchement ne suscitait chez lui aucun doute raisonnable sur ce point.
[81] Le juge de première instance a aussi rejeté la preuve relative au taux d’élimination de M. MacDonald lui‑même, sur laquelle repose l’alcoolémie de 71 mg, car le test utilisé pour déterminer ce taux ne reproduisait pas d’une façon suffisante les conditions existant au moment de l’infraction reprochée, ce qui restreignait sa pertinence à l’égard du fait que M. MacDonald cherchait à établir. Ainsi, la preuve d’une alcoolémie de 71 mg, bien que reposant sur le taux d’élimination de celui‑ci, ne suffisait pas pour soulever un doute raisonnable quant à l’alcoolémie supérieure à 80 mg de M. MacDonald. Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du juge, qui a été confirmée par la Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel de l’Alberta.
III. Dispositif
[82] Les deux pourvois sont par conséquent rejetés.
Version française des motifs des juges Binnie et Deschamps rendus par
[83] La juge Deschamps (dissidente) — La Cour doit déterminer le poids qu’il convient de donner à la preuve relative à une fourchette alcoolémique chevauchant la limite légale (« chevauchement »). Nous examinerons les pourvois de MM. Gibson et MacDonald. Dans la cause de M. Gibson, le juge du procès a résumé les trois approches adoptées par les tribunaux au sujet de cette preuve ((2004), 225 N.S.R. (2d) 16, 2004 NSPC 40). Selon la première approche, fondée sur R. c. Heideman (2002), 168 C.C.C. (3d) 542 (C.A. Ont.), la preuve d’expert basée sur les taux moyens d’élimination ne suffira que si l’ensemble de la fourchette alcoolémique ne dépasse pas la limite légale; ceux qui adoptent ce point de vue rejettent la preuve de chevauchement au motif qu’elle ne peut soulever un doute raisonnable. Selon le deuxième mode d’analyse, à savoir l’approche de l’« orientation dominante », si j’ai bien compris, le chevauchement peut constituer une preuve contraire si le taux d’élimination de 15 mg d’alcool par 100 ml de sang par heure, qui représente le point milieu de la fourchette des taux d’élimination observés dans la population générale, situe l’alcoolémie de l’accusé à un niveau ne dépassant pas la limite légale. Enfin, selon la troisième approche, celle fondée sur la présence de « quelque élément de preuve », si une partie de la fourchette se trouve au‑dessous de la limite légale, l’accusé a droit à l’acquittement.
[84] J’ai pris connaissance des motifs de la juge Charron et j’accepte son exposé du régime législatif et des présomptions. Elle adopte l’approche Heideman, qui est la plus stricte. À mon avis, cette approche ne tient pas compte de l’état actuel de l’expertise scientifique et du texte actuel du Code criminel. J’ai également pris connaissance des motifs du juge LeBel. Il adopterait une quatrième approche qui, même si elle est fondée sur celle de l’orientation dominante, est plus restreinte. Soit dit en tout respect, je préfère une norme qui donne plus de précisions quant à son application et qui respecte la règle du doute raisonnable. J’adopte l’approche de l’orientation dominante. La preuve tendant à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé, au moment de l’interpellation, ne dépassait pas la limite légale d’après le taux d’élimination de 15 mg par heure ou le taux réel d’élimination de l’accusé, mesuré par des tests, suffit pour soulever un doute raisonnable.
[85] Les experts jouent un rôle important dans les procès mettant en cause l’alcool au volant. Les tribunaux se fient à leur expertise, car il est clair que la mesure de l’alcoolémie de l’accusé dépasse l’expérience et les connaissances des juges : R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, p. 42. Depuis des décennies, il est accepté que les témoignages d’expert puissent soulever un doute quant à la question de savoir si l’alcoolémie de l’accusé dépasse la limite prescrite par la loi. En général, pour donner leur opinion sur l’alcoolémie d’un accusé les experts tiennent compte de son sexe, de son âge, de sa taille, de son poids et de son mode de consommation le jour de l’infraction reprochée. L’alcoolémie estimée est, dans la plupart des cas, fondée sur les taux moyens d’élimination variant entre 10 mg et 20 mg par heure selon que l’organisme de la personne élimine l’alcool lentement ou rapidement. Il est généralement reconnu que le taux d’élimination de la plupart des gens se situe dans cette fourchette. Ce type de preuve d’expert se présente sous la forme d’une fourchette alcoolémique qui peut se situer entièrement au‑dessous de la limite légale ou chevaucher cette limite. Les experts peuvent aussi procéder à des tests après l’infraction, où ils essaient de calculer le taux d’élimination de l’accusé, puis d’estimer son alcoolémie à partir de ce taux. La question en litige dans les présents pourvois porte sur la force probante d’une preuve de chevauchement et des taux d’élimination mesurés par des tests faits après l’infraction.
[86] À mon avis, on peut recourir à l’approche de l’orientation dominante pour justifier un acquittement, car la preuve présentée au procès doit seulement soulever un doute raisonnable. « [U]n doute raisonnable est un doute fondé sur la raison et le bon sens, et qui doit reposer logiquement sur la preuve ou l’absence de preuve » : R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, par. 30 (je souligne). Les remarques suivantes du juge Fish, siégeant alors à la Cour d’appel, sont pertinentes dans le cadre des présents pourvois : [traduction] « La “preuve contraire” dont il est question doit tendre à démontrer — sans devoir prouver — que l’alcoolémie de l’accusé, au moment pertinent, ne dépassait pas la limite prescrite par la loi. Autrement dit, la preuve disculpatoire doit avoir une force probante, mais elle n’a pas à être solide au point de convaincre le tribunal » : R. c. Dubois (1990), 62 C.C.C. (3d) 90 (C.A. Qué.), p. 92 (je souligne; soulignement dans l’original omis). Par conséquent, lorsqu’un accusé présente une preuve de chevauchement, il n’est pas nécessaire que celle‑ci établisse son alcoolémie au moment de l’interpellation. Il suffit qu’elle tende à démontrer que son alcoolémie ne dépassait pas la limite légale au moment des faits reprochés.
[87] L’utilisation du taux moyen d’élimination de 15 mg par heure comme point de repère pour l’évaluation de la force probante de la preuve d’alcoolémie chevauchante n’a rien d’arbitraire, d’imprécis ou de nouveau. M. Jerry L. Malicky, l’expert cité par M. MacDonald, a témoigné que le taux d’élimination de la plupart des 5 000 personnes à qui il a fait subir le test se situait entre 15 mg et 20 mg. Il a ajouté que l’American Medical Association a adopté un taux moyen d’élimination de 18 mg et que le laboratoire médico‑légal de la GRC a adopté un taux moyen de 15 mg. Son témoignage d’expert fournit des renseignements scientifiques — qui dépassent l’expérience et les connaissances des juges — indiquant que la population générale tend à éliminer l’alcool plus rapidement que 15 mg d’alcool par heure. À moins qu’une telle preuve ne s’effondre en contre‑interrogatoire, étant considérée comme inapplicable en raison d’une circonstance particulière à la cause ou minée par une preuve d’expert qui lui est contradictoire, un juge peut acquitter l’accusé si l’orientation dominante de la fourchette d’alcoolémie chevauchante tend à indiquer un niveau ne dépassant pas la limite légale. La conclusion que l’alcoolémie de l’accusé, selon le taux d’élimination de 15 mg, ne dépassait pas la limite légale repose sur une preuve d’expert crédible et convaincante. Cette preuve tend à démontrer que, selon toute vraisemblance, l’alcoolémie de l’accusé ne dépassait pas cette limite. Le point de repère de 15 mg offre une norme facilement applicable selon laquelle l’accusé doit seulement soulever un doute raisonnable, à savoir que son alcoolémie a pu ne pas dépasser la limite légale.
[88] En acceptant la position de M. Malicky, la Cour ne fait que reconnaître les conclusions de fait des juges du procès dans tout le pays. R. Solomon et E. Chamberlain, dans « Calculating BACs for Dummies : The Real‑World Significance of Canada’s 0.08% Criminal BAC Limit for Driving » (2004), 8 R.C.D.P. 219, p. 232, font observer que le taux d’élimination de 15 mg par heure [traduction] « semble être largement reconnu comme étant le taux “moyen” au Canada ». Selon ces auteurs, 15 mg représente une estimation plus prudente que les chiffres utilisés par la National Highway Traffic Safety Administration (« NHTSA ») aux États‑Unis (p. 233). En effet, selon la NHTSA, le taux moyen d’élimination des personnes qui boivent modérément est de 17 mg, tandis que celui des grands buveurs s’élève à 20 mg. La NHTSA mentionne aussi que moins de 20 p. 100 de la population affiche un taux d’élimination de 12 mg (p. 230). Ces chiffres correspondent à ceux de M. Malicky et semblent indiquer que la majorité de la population générale tend à éliminer l’alcool plus rapidement que 15 mg par heure.
[89] Le témoignage de M. Malicky correspond aussi à la preuve d’expert approuvée par les cours d’appel du Québec et de la Saskatchewan. Dans R. c. Déry, [2001] J.Q. no 3205 (QL) (C.A.), selon la preuve d’expert présentée au procès, l’alcoolémie de l’accusé se serait située dans une fourchette chevauchant la limite légale. L’expert a toutefois témoigné que d’après des études scientifiques — les siennes et celles d’autres auteurs — le taux d’élimination de 15 mg par heure s’appliquait à 95 p. 100 de la population. Pour cette raison, la Cour d’appel du Québec a accepté que la preuve d’expert fondée sur le taux d’élimination de 15 mg puisse constituer une preuve contraire : Déry, par. 28‑32; R. c. Bellemare, [2001] J.Q. no 3304 (QL) (C.A.), par. 15‑20; R. c. Nault, [2001] J.Q. no 3201 (QL) (C.A.), par. 19‑22; R. c. Thiffeault, [2001] J.Q. no 3198 (QL) (C.A.), par. 16‑20. De même, dans l’affaire R. c. Gibson (1992), 72 C.C.C. (3d) 28 (C.A. Sask.), la preuve d’expert a révélé que la fourchette alcoolémique de l’accusé chevauchait la limite légale. Toutefois, au procès, l’expert a témoigné que, même si la fourchette chevauchait la limite légale, l’alcoolémie de l’accusé, d’après le taux moyen, aurait été de 79 mg. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan conclurent qu’une telle preuve pouvait constituer une preuve contraire.
[90] Certains critiques soutiennent que la preuve de chevauchement n’est pas convaincante du fait qu’elle ne disculpe pas tout le monde — seulement les personnes dont l’organisme n’élimine pas lentement l’alcool. Selon eux, elle établit une fourchette d’alcoolémies possibles sans indiquer où se situe l’alcoolémie réelle de l’accusé. Ce sont là des préoccupations légitimes. Toutefois, comme il ressort du témoignage de M. Malicky, un ensemble d’éléments de preuve scientifiques montrent que la population générale tend à éliminer l’alcool plus rapidement que 15 mg par heure. Par conséquent, ce n’est qu’une conjecture que de conclure, sans aucune preuve, qu’un accusé est différent de la majorité de la population générale et que son organisme élimine plus lentement l’alcool. À moins qu’une preuve d’expert convaincante ne vienne contredire l’information scientifique selon laquelle l’utilisation de 15 mg comme point de repère est acceptable, le juge doit prononcer l’acquittement si l’orientation dominante du chevauchement tend à indiquer un niveau ne dépassant pas la limite légale. Aucune charge de persuasion n’incombe à l’accusé. Pour cette raison, il n’a pas à prouver qu’en fait son alcoolémie ne dépassait pas la limite légale. Cela signifie donc qu’il ne doit absolument pas établir qu’il n’élimine pas l’alcool lentement.
[91] L’approche de l’orientation dominante offre à l’accusé suffisamment de moyens de défense sans qu’il soit nécessaire d’exiger que des tests soient effectués après l’infraction. Pour des motifs de politique judiciaire, je conviens avec la juge Charron que les tribunaux ne devraient pas encourager la réalisation de tests où l’on force le sujet à boire. Si l’accusé choisit de se soumettre à des tests après l’infraction, il faut veiller à établir un juste équilibre entre la nécessité de produire une preuve et la protection de sa sécurité et de sa santé. Toutefois, les tests effectués après l’infraction ne sont pas, en eux‑mêmes, dépourvus de pertinence ou de force probante. Je ne souscris pas à la déclaration que les tests effectués après l’infraction ne servent à rien puisqu’il est impossible de reproduire les conditions qui existaient au moment de l’infraction. Cette position n’est pas étayée par la preuve. Tout comme la preuve des taux moyens d’élimination observés dans la population générale n’est pas discréditée du simple fait qu’ils ne tiennent pas compte de la situation de l’accusé, la preuve que constituent les tests effectués après l’infraction pour déterminer le taux d’élimination d’un accusé ne doit pas être écartée pour cette seule raison. Un taux d’élimination mesuré par des tests peut constituer une preuve tendant à démontrer que l’accusé élimine l’alcool plus rapidement que 15 mg par heure. Même si le poids à accorder aux tests effectués après l’infraction peut dépendre d’un certain nombre de variables, il ne faut pas considérer que les conditions d’absorption doivent être reproduites exactement, question qui est soulevée dans la cause de M. MacDonald.
[92] Je dirai d’abord quelques mots sur l’application des principes à la cause de M. Gibson, puis je passerai au pourvoi de M. MacDonald.
[93] Au procès de M. Gibson, l’expert cité par la défense a témoigné que, d’après les taux moyens d’élimination, l’alcoolémie de M. Gibson lorsqu’il était au volant s’établissait entre 40 et 105 mg. Le juge du procès était convaincu que l’orientation dominante de la fourchette tendait à indiquer un niveau ne dépassant pas la limite légale et il croyait la preuve suffisante pour justifier l’acquittement. Je partage cette opinion. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer la décision de la Cour d’appel et de rétablir la décision de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse qui avait confirmé le jugement du juge du procès acquittant M. Gibson à l’égard de l’accusation de conduite avec une alcoolémie dépassant la limite légale.
[94] Dans la cause de M. MacDonald, M. Malicky a témoigné que l’alcoolémie de celui‑ci, d’après les taux moyens d’élimination, se situait entre 64 et 109 mg. Cependant, selon les tests auxquels M. MacDonald a été soumis après l’infraction, son alcoolémie aurait dû être 71 mg compte tenu de son taux d’élimination de 18,5 mg par heure.
[95] Pour le test, M. Malicky a fait boire au sujet, à jeun, suffisamment d’alcool pendant cinq minutes pour que son alcoolémie atteigne la fourchette cible, entre 50 et 60 mg (d.a., p. 80). Puis, à l’aide d’un instrument approuvé, il a prélevé 11 échantillons d’haleine et a préparé un graphique indiquant le rapport entre l’alcoolémie et le temps. Il a par la suite estimé le taux d’élimination (d.a., p. 78). Il a aussi témoigné qu’il n’utilisait jamais de la bière pour ce genre de test parce que l’organisme met beaucoup de temps à absorber la bière. Il utilise plutôt de la vodka mélangée à une boisson gazeuse, ce qui permet une absorption assez rapide. L’utilisation de la vodka au lieu de la bière permet de s’assurer que le sujet a vraiment absorbé tout l’alcool (d.a., p. 73).
[96] Comme le font remarquer les auteurs Solomon et Chamberlain, l’alcoolémie [traduction] « est simplement le rapport entre le poids d’alcool pur présent dans un volume donné de sang »; (p. 230 (je souligne; soulignement dans l’original omis); voir aussi p. 223). Par conséquent, qu’on utilise un liquide contenant 40 p. 100 d’alcool pur, comme la plupart des alcools, ou un liquide contenant 5 p. 100, comme la plupart des bières, ou 12 p. 100, comme la plupart des vins, cela ne change rien à la valeur du test. Seul l’« alcool pur » est pertinent pour la détermination de l’alcoolémie. Par ailleurs, les résultats des tests effectués après l’infraction alors que l’accusé est à jeun lui sont moins favorables : [traduction] « La nourriture ralentit l’absorption de l’alcool dans le sang et réduit l’alcoolémie maximale de l’individu » (Solomon et Chamberlain, p. 230 (je souligne); voir aussi p. 233 et d.a., p. 73).
[97] Comme M. Malicky se préoccupait du taux d’élimination et non du taux d’absorption, il n’a pas tenté de reproduire le mode de consommation de M. MacDonald le jour de l’infraction reprochée (d.a., p. 81). Certes, il reconnaît que les taux d’élimination peuvent varier d’une fois à l’autre (d.a., p. 70) et que le test effectué après l’infraction peut ne pas représenter le taux d’élimination de M. MacDonald au moment des faits reprochés (d.a., p. 81), mais rien dans son témoignage ne laisse entendre que des facteurs comme le jeûne ou le type d’alcool consommé entraînent un taux d’élimination plus élevé. Le dossier n’indique pas comment ces variables influent sur les taux d’élimination. Je trouve extrêmement troublant et offensant que les tribunaux mettent en doute la crédibilité de l’expert en écartant les tests effectués après l’infraction parce qu’ils ne reproduisent pas exactement les conditions qui existaient le jour de l’interpellation, alors que rien n’indique l’insuffisance des conditions dans lesquelles se déroulent les tests. Les conditions des tests relèvent du domaine des experts et non de celui des tribunaux. Ceux‑ci ont besoin de preuve pour mettre en doute les témoignages d’experts. De plus, le témoignage de M. Malicky dans d’autres causes où le ministère public remettait en question les conditions des tests démontre qu’il est dangereux pour les tribunaux de supposer que le résultat d’un test effectué après l’infraction est faussé en faveur de l’accusé : R. c. Milne (2006), 43 M.V.R. (5th) 167, 2006 ABPC 331, et R. c. Hughes, [2007] A.J. No. 740 (QL), 2007 ABPC 180.
[98] Le ministère public peut mettre en doute les tests effectués après l’infraction en contre‑interrogeant l’expert ou en présentant une preuve d’expert qui contredit ces tests. Il ne l’a pas fait au procès de M. MacDonald. Me fondant sur la preuve d’expert présentée à l’audience, je ne peux conclure que les tests effectués par M. Malicky après l’infraction ne sont pas convaincants. Même si le taux d’élimination qu’il a mesuré par des tests peut ne pas être le même que le jour de l’infraction, rien dans le dossier n’indique que l’écart entre le taux d’élimination réel et celui mesuré par des tests est important ou jette un doute sur l’utilité de la preuve d’expert.
[99] Cependant, les tests effectués par M. Malicky après l’infraction ne peuvent constituer une preuve contraire que si le scénario de consommation de M. MacDonald est jugé crédible. Le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion expresse indiquant s’il acceptait le témoignage de M. MacDonald au sujet de sa consommation. Il a rejeté la preuve de M. Malicky parce que le point milieu du chevauchement se trouvait au‑dessus de la limite légale et que les tests effectués après l’infraction ne prenaient pas en compte les aliments consommés et le type d’alcool absorbé. Comme il a rejeté le témoignage d’expert de M. Malicky, le juge du procès a déclaré M. MacDonald coupable sans formuler de conclusion quant à sa crédibilité. La Cour ne peut prononcer l’acquittement, car il aurait d’abord fallu établir une conclusion sur la crédibilité de M. MacDonald. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer la décision de la Cour d’appel et d’ordonner un nouveau procès à l’égard de l’accusation de conduite avec une alcoolémie dépassant la limite légale.
ANNEXE
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46
258. (1) Dans des poursuites engagées en vertu du paragraphe 255(1) à l’égard d’une infraction prévue à l’article 253 ou dans des poursuites engagées en vertu des paragraphes 255(2) ou (3) :
. . .
c) lorsque des échantillons de l’haleine de l’accusé ont été prélevés conformément à un ordre donné en vertu du paragraphe 254(3), la preuve des résultats des analyses fait foi, en l’absence de toute preuve contraire, de l’alcoolémie de l’accusé au moment où l’infraction aurait été commise, ce taux correspondant aux résultats de ces analyses, lorsqu’ils sont identiques, ou au plus faible d’entre eux s’ils sont différents, si les conditions suivantes sont réunies :
(i) [Non en vigueur]
(ii) chaque échantillon a été prélevé dès qu’il a été matériellement possible de le faire après le moment où l’infraction aurait été commise et, dans le cas du premier échantillon, pas plus de deux heures après ce moment, les autres l’ayant été à des intervalles d’au moins quinze minutes,
(iii) chaque échantillon a été reçu de l’accusé directement dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié,
(iv) une analyse de chaque échantillon a été faite à l’aide d’un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié;
d.1) si les analyses visées aux alinéas c) ou d) montrent une alcoolémie supérieure à quatre‑vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang, le résultat de l’analyse fait foi, en l’absence de preuve tendant à démontrer que l’alcoolémie de l’accusé au moment où l’infraction aurait été commise ne dépassait pas quatre‑vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang, d’une alcoolémie supérieure à quatre‑vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang;
g) lorsque des échantillons de l’haleine de l’accusé ont été prélevés conformément à une demande faite en vertu du paragraphe 254(3), le certificat d’un technicien qualifié fait preuve des faits allégués dans le certificat sans qu’il soit nécessaire de prouver la signature ou la qualité officielle du signataire, si le certificat du technicien qualifié contient :
(i) la mention que l’analyse de chacun des échantillons a été faite à l’aide d’un alcootest approuvé, manipulé par lui et dont il s’est assuré du bon fonctionnement au moyen d’un alcool type identifié dans le certificat, comme se prêtant bien à l’utilisation avec cet alcootest approuvé,
(ii) la mention des résultats des analyses ainsi faites,
(iii) la mention, dans le cas où il a lui‑même prélevé les échantillons :
(A) [Non en vigueur]
(B) du temps et du lieu où chaque échantillon et un spécimen quelconque mentionné dans la division (A) ont été prélevés,
(C) que chaque échantillon a été reçu directement de l’accusé dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par lui;
Pourvois rejetés, les juges Binnie et Deschamps sont dissidents.
Procureurs de l’appelant Robert Albert Gibson : Arnold, Pizzo, McKiggan, Halifax; Pressé — Mason, Bedford, N.-É.; Garson, Pink, Halifax.
Procureurs de l’appelant Martin Foster MacDonald : Alan D. Gold Professional Corporation, Toronto.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (31546) : Public Prosecution Service of Nova Scotia, Halifax.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (31613) : Procureur général de l’Alberta, Calgary.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.