La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

01/11/2007 | CANADA | N°2007_CSC_48

Canada | R. c. Singh, 2007 CSC 48 (1 novembre 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Singh, [2007] 3 R.C.S. 405, 2007 CSC 48

Date : 20071101

Dossier : 31558

Entre :

Jagrup Singh

Appelant

c.

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario,

Directeur des poursuites pénales du Canada,

Criminal Lawyers’ Association of Ontario et

Association canadienne des chefs de police

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, D

eschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)

Motifs dissidents :

(par. 55 à 100):

La juge Charron (avec l’accord de la juge en...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Singh, [2007] 3 R.C.S. 405, 2007 CSC 48

Date : 20071101

Dossier : 31558

Entre :

Jagrup Singh

Appelant

c.

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario,

Directeur des poursuites pénales du Canada,

Criminal Lawyers’ Association of Ontario et

Association canadienne des chefs de police

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)

Motifs dissidents :

(par. 55 à 100):

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Deschamps et Rothstein)

Le juge Fish (avec l’accord des juges Binnie, LeBel et Abella)

______________________________

R. c. Singh, [2007] 3 R.C.S. 405, 2007 CSC 48

Jagrup Singh Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Ontario,

Directeur des poursuites pénales du Canada,

Criminal Lawyers’ Association of Ontario et

Association canadienne des chefs de police Intervenants

Répertorié : R. c. Singh

Référence neutre : 2007 CSC 48.

No du greffe : 31558.

2007 : 23 mai; 2007 : 1er novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Hall, Mackenzie et Thackray) (2006), 227 B.C.A.C. 241, 374 W.A.C. 241, 38 C.R. (6th) 217, 142 C.R.R. (2d) 68, [2006] B.C.J. No. 1274 (QL), 2006 BCCA 281, qui a maintenu la déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcée contre l’accusé. Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella sont dissidents.

Gil D. McKinnon, c.r., pour l’appelant.

Wendy L. Rubin et Kate Ker, pour l’intimée.

Jamie C. Klukach, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Ronald C. Reimer et Nicholas E. Devlin, pour l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada.

Timothy E. Breen, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

David Migicovsky et Margaret Truesdale, pour l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Deschamps, Charron et Rothstein rendu par

La juge Charron —

1. Aperçu

1 Le présent pourvoi concerne la portée du droit de garder le silence avant le procès que l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés confère à une personne détenue, et, plus particulièrement, le recoupement entre ce droit garanti par la Charte, qui est défini dans l’arrêt R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, et la règle de common law régissant les confessions volontaires, qui a été reformulée dans l’arrêt R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38. Comme dans ces affaires, l’analyse en l’espèce porte sur la tension entre les droits de l’accusé et l’intérêt de la société dans l’efficacité et le succès des enquêtes criminelles.

2 L’appelant Jagrup Singh a été arrêté pour le meurtre au deuxième degré d’un passant innocent tué par une balle perdue alors qu’il se tenait dans l’entrée d’un pub. Monsieur Singh a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) de la Charte et a eu un entretien privé avec son avocat. Au cours de deux interrogatoires subséquents menés par le sergent Attew, M. Singh a déclaré, à maintes reprises, qu’il ne voulait pas parler de l’épisode, qu’il ne savait rien au sujet de celui‑ci ou qu’il voulait regagner sa cellule. Chaque fois, le sergent Attew a soit confirmé que M. Singh n’était pas obligé de parler en ajoutant qu’il devait ou souhaitait néanmoins lui faire exposer la preuve, soit passé outre à la revendication de M. Singh pour ensuite l’entraîner de nouveau dans une conversation à tout le moins limitée. Au cours du premier interrogatoire, M. Singh n’a pas confessé le crime, mais il a fait des déclarations incriminantes en se reconnaissant sur des images captées par le système de vidéosurveillance installé dans le pub en question et dans un autre pub.

3 À l’issue du voir‑dire sur l’admissibilité des déclarations de M. Singh, le juge du procès était convaincu hors de tout doute raisonnable que ces déclarations étaient volontaires : [2003] B.C.J. No. 3174 (QL), 2003 BCSC 2013. Il a aussi conclu que M. Singh n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une violation du droit de garder le silence qui lui était garanti par l’art. 7 de la Charte. Enfin, il a examiné s’il y avait lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel et a conclu que la valeur probante des déclarations, une fois épurées, l’emportait sur tout effet préjudiciable. Les déclarations ont donc été admises en preuve et, à l’issue de son procès devant un juge et un jury, M. Singh a été déclaré coupable du crime reproché. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a maintenu la décision du juge du procès et confirmé la déclaration de culpabilité : (2006), 38 C.R. (6th) 217, 2006 BCCA 281.

4 Tant devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique que devant notre Cour, M. Singh n’a pas contesté les conclusions de fait du juge du procès ni sa conclusion que les déclarations étaient volontaires. Son pourvoi ne porte que sur le droit de garder le silence garanti par l’art. 7.

5 Monsieur Singh fait valoir que les tribunaux de première instance et d’appel, y compris les juridictions inférieures en l’espèce, ont, de façon générale, mal interprété l’arrêt Hebert comme permettant aux policiers de passer outre à la volonté explicite d’un détenu de garder le silence, et d’utiliser des « moyens de persuasion légitimes » pour rompre ce silence (p. 177). Il soutient qu’en l’espèce la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est allée encore plus loin et a, en fait, éteint le droit de garder le silence garanti par l’art. 7, lorsqu’elle a mis en doute l’utilité d’appliquer [traduction] « un critère d’admissibilité à deux volets » en affirmant que, « [d]ans le contexte d’un interrogatoire d’enquête mené par une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité », il se peut que l’interprétation large de la règle des confessions de la common law retenue dans l’arrêt Oickle « laisse peu de place additionnelle » à un examen distinct fondé sur l’art. 7 de la Charte (par. 19). Monsieur Singh soutient donc que la Cour d’appel s’est fondée sur des principes juridiques erronés lorsqu’elle a confirmé la décision du juge du procès de rejeter sa demande présentée en vertu de l’art. 7 de la Charte.

6 Monsieur Singh invite en outre notre Cour à accroître la protection accordée aux détenus par l’art. 7 en adoptant une nouvelle approche qui obligerait les policiers à informer le détenu de son droit de garder le silence et à s’abstenir, en l’absence d’une renonciation signée, de questionner tout détenu qui affirme ne pas vouloir parler à la police.

7 Premièrement, je rejette l’argument de l’appelant selon lequel notre Cour devrait modifier les règles applicables au droit de garder le silence avant le procès garanti par la Charte. La nouvelle approche préconisée par l’appelant ne tient pas compte de l’équilibre crucial entre les intérêts de l’État et ceux de l’individu qui est au cœur de l’arrêt Hebert de notre Cour et des décisions subséquentes relatives à l’art. 7. Je ne vois aucune raison de déroger à ces principes reconnus.

8 Deuxièmement, je ne relève aucune erreur de droit dans l’approche adoptée par les tribunaux d’instance inférieure. La remarque contestée de la Cour d’appel portant sur l’interaction entre la règle des confessions et l’art. 7 de la Charte reflète simplement le fait que, dans le cas où le détenu qui subit un interrogatoire policier sait qu’il s’adresse à une personne en situation d’autorité, les deux critères sont fonctionnellement équivalents. Il s’ensuit que, lorsqu’une déclaration a résisté à un examen approfondi du caractère volontaire, la demande fondée sur la Charte dans laquelle l’accusé allègue que cette déclaration a été obtenue en violation du droit de garder le silence avant le procès, garanti par l’art. 7, ne saurait être accueillie. À l’inverse, dans le cas où l’accusé peut démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la déclaration a été obtenue en violation de son droit constitutionnel de garder le silence, le ministère public sera incapable d’établir le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. Cependant, comme je vais l’expliquer, cela ne signifie pas que la protection résiduelle dont le droit de garder le silence bénéficie en vertu de l’art. 7 de la Charte ne complète pas la common law dans d’autres contextes.

9 Enfin, je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de fait du juge du procès concernant le comportement du sergent Attew et son incidence sur la liberté de l’appelant de choisir de parler ou non à la police. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

2. Les faits et les décisions des tribunaux d’instance inférieure

10 En avril 2002, Richard Lof a été tué par une balle perdue alors qu’il se tenait dans l’entrée d’un pub. Une altercation avait éclaté dans le pub entre trois Indo‑Canadiens et les employés de la boîte. Monsieur Lof n’avait rien à voir avec la dispute. Le groupe a poursuivi l’altercation dehors dans le terrain de stationnement. L’un des Indo‑Canadiens a sorti une arme à feu et a tiré plusieurs coups, dont l’un a atteint M. Lof.

11 L’arme n’a jamais été retrouvée et aucun élément de preuve médicolégale ne reliait M. Singh à la fusillade. L’identification constituait la principale question en litige au procès. Un portier, qui s’était trouvé à quatre pieds du tireur, a reconnu M. Singh comme étant le tireur lors d’une séance d’identification photographique. Un témoin ayant visionné une séquence vidéo montrant les trois Indo‑Canadiens à l’intérieur du pub a identifié un homme qui portait une casquette de baseball à l’envers comme étant la personne qui avait l’arme. Le lendemain de la fusillade meurtrière, une policière a photographié M. Singh dans un autre pub. Celle‑ci a examiné une photo provenant de la bande vidéo montrant les trois Indo‑Canadiens à l’intérieur du pub et a identifié M. Singh comme étant l’homme qui portait sa casquette à l’envers.

12 Au cours du premier des deux interrogatoires qu’il a subis au poste de police après son arrestation, M. Singh a reconnu s’être trouvé dans le pub le soir de la fusillade, mais il a dit avoir quitté les lieux avant la fusillade. Il a avoué s’être trouvé, le lendemain de la fusillade, dans le deuxième pub où il a été photographié, et il s’est reconnu sur la photo en question. Il s’est identifié comme étant l’homme qui portait sa casquette à l’envers sur la photo provenant de l’enregistrement sur bande vidéo effectué dans le pub au cours de la nuit de la fusillade. Ces aveux, combinés à d’autres éléments de preuve, sont par la suite devenus probants relativement à la question de l’identification au procès. C’est leur admissibilité qui est en cause dans le présent pourvoi.

13 Avant les interrogatoires, M. Singh a reçu les mises en garde relatives à la Charte et les mises en garde policières officielles appropriées et s’est entretenu avec son avocat au téléphone et en personne. Durant les interrogatoires, M. Singh a parlé de sa famille, de sa situation générale, de ses croyances religieuses et de son emploi avec le policier qui l’interrogeait. Il a aussi discuté des blessures qu’il avait subies lorsqu’on avait fait feu sur lui pendant une fête. Cependant, chaque fois que la discussion s’orientait sur l’épisode en question, M. Singh devenait moins bavard. Bien qu’il ait fourni des renseignements sur sa présence dans le pub au cours de la nuit de la fusillade, il a, à maintes reprises, nié toute implication de sa part et invoqué son droit de garder le silence. Il a indiqué qu’il ne voulait pas parler à la police, qu’il n’avait rien à dire, qu’il ne savait rien sur la fusillade ou qu’il voulait regagner sa cellule. Monsieur Singh a invoqué son droit de garder le silence à 18 reprises avant qu’on lui montre les photos en question et qu’il fasse les aveux contestés. Chaque fois, le policier qui interrogeait M. Singh lui confirmait qu’il n’était pas obligé de parler, ou encore lui expliquait qu’il devait ou souhaitait lui exposer la preuve et poursuivait ensuite l’interrogatoire.

14 Lors du voir‑dire visant à déterminer l’admissibilité des deux déclarations faites par M. Singh, le juge Bauman s’est rappelé que les principales questions étaient de savoir si le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable que les déclarations avaient été faites volontairement et, subsidiairement, si M. Singh avait prouvé, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une violation du droit de garder le silence qui lui était garanti par l’art. 7 de la Charte. Monsieur Singh n’a pas témoigné et n’a présenté aucun élément de preuve lors du voir‑dire.

15 Le juge Bauman a estimé que rien dans le comportement du policier n’était oppressif au point d’ébranler la volonté de M. Singh. Il a souligné que le stratagème consistant à exposer la preuve à l’accusé afin de lui arracher une confession, quoi que dise le suspect, risque d’être interprété par le tribunal de révision comme privant le suspect de son droit de faire un choix utile quant à savoir s’il parlera ou non aux autorités, ajoutant que [traduction] « ce n’est qu’une question de degré » (par. 35). Après avoir examiné l’ensemble des circonstances ayant entouré l’interrogatoire et l’aveu incriminant, il a conclu que M. Singh avait avoué librement qu’il apparaissait sur la photo et que cet aveu ne résultait pas du fait que la police avait systématiquement détruit son état d’esprit conscient ou compromis son droit de garder le silence. Il a jugé que M. Singh était bien conscient de son droit de garder le silence et qu’il l’avait exercé avec succès à maintes reprises. Enfin, le juge Bauman a considéré que la valeur probante des déclarations l’emportait sur leur effet préjudiciable, et a décidé que les déclarations, sous réserve d’une certaine épuration convenue par les avocats, étaient admissibles.

16 Monsieur Singh n’a pas témoigné et n’a présenté aucun élément de preuve au procès. Un jury l’a déclaré coupable de meurtre au deuxième degré.

17 Monsieur Singh a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Hall, Mackenzie et Thackray). Il n’a pas contesté le caractère volontaire des déclarations, limitant son appel à la question de l’art. 7 de la Charte. Comme il l’a fait devant notre Cour, M. Singh a soutenu que, pour respecter le droit de garder le silence garanti par l’art. 7, les policiers devaient cesser de tenter d’obtenir des aveux dès que le détenu avait invoqué son droit de garder le silence. Il a ajouté que l’approche adoptée par le juge du procès subsumait à tort le droit de garder le silence garanti par la Charte sous la règle des confessions reconnue en common law, ce qui vidait l’art. 7 de presque tout son sens.

18 La Cour d’appel a conclu que l’affirmation générale de M. Singh concernant les limites de l’interrogatoire policier ne pouvait pas s’appuyer sur une interprétation objective de l’arrêt Hebert et était incompatible avec la jurisprudence prépondérante. Au contraire, la jurisprudence reconnaît que [traduction] « rien n’empêche les policiers d’utiliser des moyens de persuasion raisonnables pour inciter un détenu à rompre son silence une fois que son droit de garder le silence a été invoqué à la suite de l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat » (par. 15). La cour a estimé que le juge du procès s’était fondé à bon droit sur la conclusion de l’arrêt Hebert voulant que « [l]a persuasion policière qui ne prive pas le suspect de son droit de choisir ni de son état d’esprit conscient ne viole pas le droit de garder le silence » (Hebert, p. 184).

19 La Cour d’appel n’a décelé aucune erreur dans l’approche du juge du procès concernant le recoupement entre la règle des confessions et le droit de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte. Elle a expliqué que l’arrêt Oickle représente l’exposé définitif de la règle des confessions et qu’indépendamment de cette règle la Charte interdit le comportement qui est inéquitable et déconsidère le processus d’enquête policière. Le subterfuge des policiers dans l’affaire Hebert était un exemple de comportement qui ne violait pas la règle de common law, mais qui contrevenait à la Charte. La cour a ajouté que [traduction] « [d]ans le contexte d’un interrogatoire d’enquête mené par une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité, il se peut que l’interprétation large de la règle des confessions dans l’arrêt Oickle laisse peu de place additionnelle à l’art. 7, mais un critère d’admissibilité à deux volets n’a aucune utilité particulière » (par. 19).

20 La cour n’a relevé aucune erreur dans la conclusion du juge du procès selon laquelle le stratagème utilisé par la police en l’espèce constituait une technique de persuasion légitime et ne privait pas l’appelant du choix de garder le silence. Les deux interrogatoires ont été enregistrés sur bande vidéo, et le juge du procès était dans une excellente position pour apprécier le caractère équitable du processus. La cour a donc conclu qu’il n’y avait aucune raison de modifier ses conclusions de fait, et l’appel a été rejeté.

3. Analyse

3.1 L’auto-incrimination : le principe général à l’origine de la règle des confessions et du droit de garder le silence

21 Même si, autrefois, la règle des confessions s’attachait davantage à la fiabilité des confessions qu’à la protection contre l’auto‑incrimination, ce n’est plus le cas depuis l’entrée en vigueur de la Charte. La règle des confessions et le droit constitutionnel de garder le silence sont des manifestations du principe interdisant l’auto‑incrimination. Ce dernier principe est une notion générale que le juge en chef Lamer a décrite utilement comme étant un « principe directeur général de droit criminel », dont il est possible de tirer un certain nombre de règles : R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, p. 249. De même, le juge Iacobucci a décrit le principe interdisant l’auto‑incrimination dans l’arrêt R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417 :

Il ressort clairement de la jurisprudence de notre Cour que le principe interdisant l’auto‑incrimination est un principe prépondérant dans notre système de justice criminelle, duquel émanent un certain nombre de règles issues de la common law et de la Charte, comme la règle des confessions et le droit de garder le silence, parmi tant d’autres. Ce principe peut aussi être la source de nouvelles règles en temps opportun. Dans la Charte, le principe interdisant l’auto‑incrimination se retrouve dans plusieurs protections procédurales plus précises, comme, par exemple, le droit à l’avocat selon l’al. 10b), le droit à la non‑contraignabilité selon l’al. 11c) et le droit à l’immunité contre l’utilisation de la preuve selon l’art. 13. La Charte prévoit également une protection résiduelle de ce principe par son art. 7. [Je souligne; par. 44.]

22 Monsieur Singh reconnaît que ses déclarations ont été obtenues d’une manière conforme à la règle des confessions en common law — autrement dit, qu’elles étaient volontaires. L’élément qu’il invoque pour demander leur exclusion de la preuve est plutôt la protection résiduelle dont le droit de garder le silence bénéficie en vertu des art. 7 et 24 de la Charte, dont voici le texte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Il est clair que le droit à la liberté que l’art. 7 de la Charte garantit à M. Singh entre en jeu en raison de la possibilité que ses déclarations incriminantes soient admises en preuve lors de son procès pour meurtre au deuxième degré.

23 Puisque l’existence du caractère volontaire est reconnue, la portée de la règle des confessions en common law et son application aux faits de la présente affaire ne sont pas, à proprement parler, en cause dans le présent pourvoi. Une question est toutefois soulevée au sujet de l’interaction entre la règle des confessions et le droit de garder le silence garanti par la Charte. Plus précisément, M. Singh soutient que la Cour d’appel a commis une erreur de droit en affirmant, au par. 19, que [traduction] « [d]ans le contexte d’un interrogatoire d’enquête mené par une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité, il se peut que l’interprétation large de la règle des confessions dans l’arrêt Oickle laisse peu de place additionnelle à l’art. 7, mais un critère d’admissibilité à deux volets n’a aucune utilité particulière. » Il devient donc nécessaire d’examiner les divers éléments de la règle des confessions pour en déterminer le lien avec le droit de garder le silence.

24 Comme nous le verrons, il existe un recoupement important entre l’examen du caractère volontaire et l’examen d’une allégation d’atteinte au droit de garder le silence effectué en vertu de l’art. 7 de la Charte. Cela n’a rien d’étonnant. Premièrement, le droit de garder le silence n’est pas un concept qui s’est formé avec l’avènement de la Charte. Il existait déjà depuis longtemps avant la Charte et était compris dans la règle des confessions reconnue en common law. Deuxièmement, la reconnaissance par notre Cour, dans l’arrêt Hebert, de la protection résiduelle accordée par l’art. 7 de la Charte au droit de garder le silence avant le procès reposait en grande partie sur la règle des confessions et la portée de la protection qu’elle offre au droit d’un individu de choisir de parler ou non aux autorités. Troisièmement, la reformulation large de la règle des confessions par notre Cour dans l’arrêt Oickle était, par ailleurs, largement fondée sur un examen des principes de la Charte, y compris le droit de garder le silence défini dans l’arrêt Hebert.

25 Je considère donc que la remarque de la Cour d’appel sur l’interaction entre la règle des confessions et le droit de garder le silence garanti par l’art. 7 constitue une reconnaissance de ce recoupement important. En fait, comme je vais l’expliquer, dans le cas où le détenu qui subit un interrogatoire policier sait qu’il s’adresse à une personne en situation d’autorité, les deux critères applicables pour déterminer si le droit du suspect de garder le silence a été respecté sont fonctionnellement équivalents. (La symétrie entre la règle des confessions et les droits connexes garantis par la Charte en ce qui a trait à la capacité mentale requise a déjà été reconnue dans l’arrêt R. c. Whittle, [1994] 2 R.C.S. 914, où la Cour a conclu que le critère de l’état d’esprit conscient en common law répond parfaitement à l’exigence de la capacité mentale requise pour renoncer efficacement au droit à l’assistance d’un avocat et pour faire activement un choix relativement au droit de garder le silence.) Par conséquent, dans le contexte de l’interrogatoire d’un détenu par une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité, la Cour d’appel a eu raison de mettre en doute l’utilité d’un [traduction] « critère d’admissibilité à deux volets ». En outre, du fait qu’il incombe au ministère public d’établir le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable et que l’exclusion est automatique si ce critère n’est pas respecté, la common law offre une plus grande protection à l’accusé et il est inutile de procéder à un examen distinct fondé sur l’art. 7. Cependant, comme je vais l’expliquer, la protection résiduelle accordée au droit de garder le silence par l’art. 7 de la Charte aura une utilité supplémentaire pour l’accusé dans d’autres contextes.

26 Je vais maintenant examiner la nature et la portée de la règle des confessions, plus particulièrement du point de vue de ses traits communs avec le droit de garder le silence.

3.2 La règle des confessions

27 Comme nous l’avons vu, bien qu’il soit désormais constitutionnalisé, le droit de garder le silence est de beaucoup antérieur à la Charte. Ce droit, en tant que principe de common law, a récemment été confirmé par notre Cour dans l’arrêt R. c. Turcotte, [2005] 2 R.C.S. 519, 2005 CSC 50. De manière générale, le droit de garder le silence reconnu en common law traduit simplement le principe général voulant que, en l’absence de contrainte légale ou d’une autre forme de contrainte juridique, nul ne soit tenu de fournir des renseignements à la police ou de répondre à ses questions. S’exprimant au nom de notre Cour, la juge Abella a repris, au par. 41, la définition de ce droit donnée par le juge Lamer dans l’arrêt Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640 :

Au Canada, le droit d’un suspect de ne rien dire à la police [. . .] n’est que l’exercice, de sa part, du droit général dont jouit toute personne de ce pays de faire ce qui lui plaît, de dire ce qui lui plaît ou de choisir de ne pas dire certaines choses à moins que la loi ne l’y oblige. C’est parce qu’aucune loi ne dit qu’un suspect, sauf dans certaines circonstances, doit dire quelque chose à la police que nous disons qu’il a le droit de garder le silence; c’est une façon positive d’expliquer que la loi ne l’oblige pas à agir autrement. [Notes omises; p. 683.]

28 Ce que la common law reconnaît, c’est le droit d’un individu de garder le silence. Toutefois, cela ne signifie pas que quelqu’un a le droit de ne pas se faire adresser la parole par les autorités de l’État. On ne saurait douter de l’importance que l’interrogatoire revêt dans le travail d’enquête des policiers. On comprendra aisément qu’il serait difficile pour la police d’enquêter sur un crime sans poser de questions aux personnes qui, selon elle, sont susceptibles de lui fournir des renseignements utiles. La personne soupçonnée d’avoir commis le crime à l’origine de l’enquête ne fait pas exception. Du reste, s’il a effectivement commis le crime, le suspect est vraisemblablement la personne ayant le plus de renseignements à fournir au sujet de l’épisode en question. La common law reconnaît donc aussi l’importance de l’interrogatoire policier dans les enquêtes criminelles.

29 Il est évident que les renseignements obtenus auprès d’un suspect ne sont utiles pour élucider un crime que s’ils peuvent être invoqués pour en établir la véracité — d’où la première raison d’être de la règle des confessions, la préoccupation relative à la fiabilité des confessions. La règle des confessions en common law découle en grande partie du problème des fausses confessions. Comme on l’a souligné dans l’arrêt Oickle, « [l]’histoire des interrogatoires policiers n’est pas exempte d’épisodes plutôt répugnants » (par. 34). Les paramètres de la règle sont largement conçus pour contrer les risques découlant des techniques d’interrogatoire irrégulières qui produisent généralement de fausses confessions : voir l’arrêt Oickle, par. 32‑46. De plus, la confession représente, à l’égard de l’accusé, un élément de preuve très redoutable qui peut, à lui seul, fonder une déclaration de culpabilité. L’un des principaux soucis du système de justice criminelle est d’éviter qu’une personne innocente soit déclarée coupable. Puisqu’il est reconnu que les confessions involontaires risquent davantage de ne pas être fiables, la règle des confessions prévoit que, pour qu’une déclaration obtenue auprès d’un accusé par une personne en situation d’autorité puisse être admise en preuve, il faut préalablement en établir le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable, de manière à éviter les erreurs judiciaires.

30 Il va sans dire que les confessions involontaires ne sont pas toutes fausses. Bien que la règle des confessions s’attache avant tout à la question de la fiabilité, il est bien établi que le caractère volontaire est une notion plus large. Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt Oickle (par. 70) : « Wigmore est peut‑être celui qui a le mieux résumé la question lorsqu’il a dit que le caractère volontaire était [traduction] “la formulation synthétique d’un faisceau de valeurs” : Wigmore on Evidence (Chadbourn rev. 1970), vol. 3, § 826, à la p. 351. » Au nombre de ces valeurs figurent le respect de la liberté de choix de l’individu, la nécessité que les policiers respectent la loi quand ils l’appliquent et l’équité globale du système de justice criminelle : voir l’arrêt Oickle, par. 69‑70, où l’on cite l’arrêt Blackburn c. Alabama, 361 U.S. 199 (1960), p. 207.

31 Par conséquent, la notion du caractère volontaire est générale et englobe depuis longtemps le principe de common law voulant que nul ne soit tenu de donner des renseignements à la police ou de répondre à ses questions. Cet aspect de la règle du caractère volontaire ressort de la mise en garde policière que reçoivent habituellement les suspects et de l’importance accordée (même avant l’avènement de la Charte) à l’existence d’une mise en garde en tant que facteur à considérer pour déterminer le caractère volontaire d’une déclaration faite par une personne arrêtée ou détenue : voir les arrêts Boudreau c. The King, [1949] R.C.S. 262; R. c. Fitton, [1956] R.C.S. 958; R. c. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88 (C.A. Ont.). La mise en garde policière faite à une personne accusée d’une infraction revêt souvent la forme suivante : [traduction] « Vous êtes accusé[e] de [. . .] Souhaitez‑vous déclarer quelque chose en réponse à cette accusation? Vous n’êtes pas obligé(e) de dire quoi que ce soit, mais tout ce que vous direz pourra servir de preuve. » La mise en garde policière informe donc clairement le suspect de son droit de garder le silence. Dès 1949, dans l’arrêt Boudreau, notre Cour en a souligné l’importance en tant que facteur à considérer pour trancher la question du caractère volontaire :

[traduction] Il s’agit essentiellement de savoir si la confession d’un accusé produite en preuve est volontaire. La simple existence d’une mise en garde ne fait pas nécessairement pencher la balance en faveur de l’admissibilité, mais l’absence de mise en garde ne devrait pas non plus avoir pour effet d’obliger la cour à écarter une déclaration. La cour doit examiner toutes les circonstances ayant entouré une déclaration et si, après cet examen, elle n’est pas convaincue du caractère volontaire de l’aveu qu’elle constitue, la déclaration sera rejetée. L’existence ou l’absence d’une mise en garde est donc un facteur à considérer, qui, dans bien des cas, est important. [Je souligne; p. 267.]

32 Bien que la règle des confessions s’applique peu importe que le suspect soit détenu ou non, la common law reconnaissait, là encore bien avant l’avènement de la Charte, que la situation du suspect est très différente après sa mise en détention. (Comme nous le verrons, la protection résiduelle accordée au droit de garder le silence par l’art. 7 de la Charte n’entre en jeu qu’après la mise en détention.) Après la mise en détention, les autorités de l’État ont la situation en main et le détenu, qui ne peut pas simplement s’esquiver, se trouve dans une position plus vulnérable. Le risque d’abus de pouvoir de la part des policiers est plus élevé. Le seul fait d’être détenu peut avoir un effet important sur le suspect et l’amener à se sentir contraint de faire une déclaration. L’importance de réaffirmer le droit de l’individu de choisir de parler ou non aux autorités après sa mise en détention se reflète dans la jurisprudence relative au moment où doit être faite la mise en garde policière. Dans son ouvrage intitulé Admissibility of Statements (9e éd. (feuilles mobiles)), p. 2‑24.2 et 2‑24.3, René Marin propose à cet égard aux policiers un critère utile :

[traduction] La mise en garde devrait être faite lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que la personne interrogée a commis une infraction. Pour déterminer selon un critère simple à quel moment il faut la faire, le policier peut se demander ce qu’il ferait si la personne tentait de quitter la salle d’interrogatoire ou de lui fausser compagnie pendant une communication ou un échange. Si la réponse est qu’il procéderait à l’arrestation (ou à la mise en détention) de cette personne, il y a alors lieu de faire la mise en garde.

33 Il s’agit là d’un conseil judicieux. Même si le suspect n’est pas officiellement en état d’arrestation et qu’il n’est manifestement pas détenu, la mise en garde policière est indiquée dans les circonstances décrites par Marin. Il va sans dire que, depuis l’avènement de la Charte, le droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’art. 10 entre en jeu dès l’arrestation ou la mise en détention. Il s’agit à la fois du droit de consulter un avocat et de celui d’être informé de ce droit. Il vise à garantir que les personnes soumises au pouvoir coercitif de l’État connaissent leur droit de recourir à l’assistance d’un avocat et aient la possibilité de l’exercer, de manière à pouvoir faire un choix éclairé quant à savoir si elles participeront ou non à l’enquête dont elles sont l’objet. Par conséquent, si le détenu a exercé le droit à l’assistance d’un avocat que lui garantit l’art. 10, il aura vraisemblablement été informé de son droit de garder le silence, et l’importance globale de la mise en garde peut se trouver quelque peu réduite. Toutefois, si le suspect n’a pas consulté un avocat, la mise en garde policière devient d’autant plus importante en tant que facteur à considérer pour répondre à la question du caractère volontaire qui se pose en dernière analyse.

34 Il ressort de ce qui précède que, lorsque la Charte est entrée en vigueur en 1982, le droit de garder le silence, en tant que facette du principe interdisant l’auto‑incrimination, faisait déjà vraiment partie de la règle des confessions reconnue en common law. Toute incertitude qui pouvait subsister quant à savoir si la règle des confessions englobait le droit de garder le silence a été clairement dissipée par notre Cour dans l’arrêt Hebert. Celle‑ci a reconnu que le droit de garder le silence faisait partie des « préceptes fondamentaux de notre système juridique » et avait en conséquence été constitutionnalisé en vertu de l’art. 7 (p. 162‑163). Pour définir la portée du droit de garder le silence garanti par la Charte, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) s’est fondée dans une large mesure sur des règles de common law connexes, dont la règle des confessions. En examinant la portée de la règle des confessions reconnue en common law, elle a expliqué (p. 166-167) que deux thèmes constants ressortaient de la jurisprudence relative aux confessions. Le premier concernait l’usage du libre arbitre dans le choix de parler à la police ou de garder le silence, et le second, l’assurance que la réception de la déclaration contestée ne créerait pas une iniquité ou ne serait pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Ensuite, elle a expliqué comment cette notion plus large de la règle fait partie de note conception fondamentale de l’équité procédurale et comment elle reflète le point de vue selon lequel la raison d’être de la règle des confessions « va au‑delà de l’exclusion des déclarations non dignes de foi pour s’étendre aux questions de savoir si la réception de la déclaration sera inéquitable ou susceptible de déconsidérer l’administration de la justice » (p. 167). Après avoir fait cet historique de la règle des confessions, la juge McLachlin s’est demandé si cette notion plus large du caractère volontaire « devrait prévaloir après l’adoption de la Charte » (p. 173), pour conclure qu’elle le devrait.

35 Dix ans plus tard, dans l’arrêt Oickle, notre Cour a mentionné expressément l’analyse de l’arrêt Hebert et a adopté cette interprétation large moderne de la règle des confessions qui, faut‑il le noter en l’espèce, inclut nettement le droit de la personne détenue de faire un choix utile quant à savoir si elle parlera ou non aux autorités de l’État : voir par. 24‑26. Le juge Iacobucci a alors examiné les divers éléments de la règle des confessions contemporaine, en soulignant bien entendu que « [l]’application de la règle est, par nécessité, contextuelle » et qu’il faut tenir compte de « tous les facteurs pertinents » (par. 47). Il a ensuite décrit les conditions les plus courantes qui vicient le caractère volontaire des confessions en utilisant les rubriques bien connues que sont a) les menaces ou promesses, b) l’oppression et c) l’état d’esprit conscient. Conformément à l’interprétation large moderne de la règle des confessions, il a aussi ajouté un dernier facteur à considérer pour déterminer si une confession est volontaire ou non — le recours par la police à des ruses qui « choquer[aient] la collectivité », dans le but d’obtenir une confession (par. 66). Le juge a expliqué que, « [c]ontrairement aux théories qui ont fait l’objet des trois dernières rubriques, cette théorie établit une analyse distincte. Bien qu’elle soit elle aussi liée au caractère volontaire, elle vise plus précisément à préserver l’intégrité du système de justice pénale » (par. 65). Il convient enfin de signaler qu’en résumant les paramètres de la règle des confessions le juge Iacobucci a décrit expressément le droit de garder le silence comme étant une facette pertinente de la règle :

La théorie de l’oppression et celle des encouragements s’attachent principalement à la fiabilité. Cependant, comme le démontrent la théorie de l’état d’esprit conscient et les motifs concordants du juge Lamer dans Rothman, précité, la règle des confessions vise également à protéger une conception plus large du caractère volontaire [traduction] « qui met l’accent sur la protection des droits de l’accusé et l’équité du processus pénal » : J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), à la p. 339. Le caractère volontaire est la pierre d’assise de la règle des confessions. Qu’il ait été question de menaces ou de promesses, de l’absence d’un état d’esprit conscient ou encore de ruses policières qui privent injustement l’accusé de son droit de garder le silence, la jurisprudence de notre Cour a invariablement protégé l’accusé contre l’admission en preuve d’une confession non volontaire. Si la confession est involontaire pour l’une ou l’autre de ces raisons, elle est inadmissible. [Je souligne; par. 69.]

36 En ce qui concerne la question du caractère volontaire, comme dans tout examen distinct effectué en vertu de l’art. 7 au sujet d’une allégation de violation du droit de garder le silence, l’accent est mis sur le comportement de la police et sur l’incidence qu’il a eu sur la capacité du suspect d’user de son libre arbitre. Le critère est de nature objective. Cependant, les caractéristiques individuelles de l’accusé constituent, de toute évidence, des facteurs pertinents pour appliquer ce critère objectif.

37 Pour se prononcer sur le caractère volontaire, au sens où on l’entend de nos jours, le tribunal doit donc examiner si l’accusé a été privé de son droit de garder le silence. La définition du droit de garder le silence est conforme aux principes constitutionnels. Par conséquent, une conclusion à l’existence du caractère volontaire sera déterminante quant à la question relative à l’art. 7. Autrement dit, si le ministère public établit le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable, il sera alors impossible de conclure à une violation du droit de garder le silence garanti par la Charte en ce qui concerne la même déclaration. L’inverse est également vrai. Dans le cas où un accusé peut prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu violation de son droit de garder le silence, le ministère public ne sera pas en mesure de satisfaire au critère du caractère volontaire. Cependant, il importe de saisir la portée que doit avoir le droit constitutionnalisé de garder le silence, question sur laquelle je reviendrai dans un instant. Comme je vais l’expliquer, la véritable question que soulève M. Singh concerne la portée du droit de garder le silence maintenant constitutionnalisé en vertu de l’art. 7 de la Charte. Toutefois, il est préalablement nécessaire d’en dire plus sur la corrélation entre la règle des confessions et la protection résiduelle offerte par l’art. 7 de la Charte.

38 On s’est beaucoup préoccupé, en l’espèce, du recoupement entre la règle des confessions et l’art. 7 de la Charte. Cependant, M. Singh a tort de soutenir qu’une approche qui donne plein effet à la règle moderne des confessions vide en quelque sorte de tout son sens de droit de garder le silence que lui garantit la Charte. Premièrement, il n’y a rien d’inusité dans le fait que les règles de common law évoluent dans le sens de la Charte. La règle des confessions en common law ne fait pas exception. Deuxièmement, l’interprétation large retenue dans l’arrêt Oickle n’écarte pas la protection du droit de M. Singh de garder le silence, mais au contraire elle la renforce. Comme nous l’avons vu, la règle de common law oblige le ministère public à établir le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. La seule existence d’un doute quant à savoir si le détenu a usé de son libre arbitre en faisant la déclaration est suffisante pour justifier une réparation. De plus, contrairement aux réparations fondées sur la Charte qui, en vertu du par. 24(2), sont assujetties au pouvoir discrétionnaire du tribunal, la violation de la règle des confessions justifie dans tous les cas l’exclusion de la déclaration en cause. Dans l’arrêt Oickle, le juge Iacobucci a souligné la protection plus large offerte par la règle des confessions lorsqu’il a expliqué pourquoi il rejetait l’idée qu’il y avait lieu de considérer que la Charte subsume les règles de common law. Il convient de rappeler les propos qu’il a tenus à cet égard :

Une interprétation possible est que la Charte subsume ces règles.

Cependant, je ne crois pas que cette interprétation soit fondée, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la règle des confessions a une portée plus grande que les droits garantis par la Charte. Par exemple, les garanties prévues par l’art. 10 ne s’appliquent qu’« en cas d’arrestation ou de détention ». Par comparaison, la règle des confessions s’applique chaque fois qu’une personne en situation d’autorité interroge un suspect. Deuxièmement, le fardeau de la preuve et la norme de preuve ne sont pas les mêmes pour l’application de la Charte que pour la règle des confessions. Dans le cas de la Charte, il incombe à l’accusé d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu atteinte à des droits constitutionnels, alors que dans le cas de la règle des confessions, il incombe à la poursuite d’établir, hors de tout doute raisonnable, que l’aveu était volontaire. Enfin, les réparations diffèrent dans l’un et l’autre cas. En vertu du par. 24(2) de la Charte, le tribunal peut écarter des éléments de preuve obtenus en violation des dispositions de la Charte, mais seulement si leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice : voir R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et la jurisprudence connexe. À l’opposé, la violation de la règle des confessions commande dans tous les cas l’exclusion des éléments de preuve.

Ces différences illustrent bien le fait que la Charte n’englobe pas exhaustivement tous les droits. Au contraire, elle représente le strict minimum que le droit doit respecter. Le corollaire nécessaire de cette affirmation est que le droit peut établir, soit au moyen de dispositions législatives ou de règles de common law, d’autres garanties que celles prévues par la Charte. La règle des confessions de la common law constitue un tel principe, et il serait erroné de le confondre avec les garanties offertes par la Charte. Bien qu’il puisse certes être approprié, comme l’a fait notre Cour dans Hebert, précité, d’interpréter un ensemble de droits au regard de l’autre, il serait erroné de présumer que l’un de ces ensembles subsume entièrement l’autre. [Je souligne; par. 29‑31.]

39 Des précisions s’imposent ici sur la mise en garde du juge selon laquelle « il serait erroné de présumer que l’un de ces ensembles subsume entièrement l’autre ». Pour les raisons déjà exposées, la règle des confessions subsume effectivement le droit constitutionnel de garder le silence dans le cas où une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité interroge une personne détenue, du fait qu’en pareil cas les deux critères sont fonctionnellement équivalents. Toutefois, cela ne signifie pas que la protection résiduelle dont le droit de garder le silence bénéficie en vertu de l’art. 7 de la Charte ne peut pas compléter la common law. Les professeurs Paciocco et Stuesser expliquent succinctement cette corrélation entre la règle de la common law et l’art. 7 :

[traduction] L’article 7 de la Charte peut compléter la common law. Il est reconnu, par exemple, que la règle du caractère volontaire a été constitutionnalisée à titre de principe de justice fondamentale. Ce fait a cependant peu d’importance pratique. En ce qui concerne les déclarations elles‑mêmes, l’accusé fera mieux d’invoquer la règle de common law qui oblige le ministère public à établir le caractère volontaire et qui prescrit l’exclusion automatique de la déclaration. S’il invoque le principe établi dans la Charte, l’accusé a le fardeau d’établir l’existence d’une violation selon la prépondérance des probabilités et si le ministère public peut démontrer que l’accusé aurait parlé en l’absence de la violation, la déclaration pourrait toujours être admissible.

Même si, dans la plupart des cas, la common law offrira par conséquent une meilleure protection, il arrivera cependant que l’article 7 aura une utilité supplémentaire pour l’accusé. Comme nous l’avons vu, il y a violation de l’article 7 si l’accusé est contre‑interrogé sur les raisons pour lesquelles il n’a pas fait de déclaration à la police. En outre, comme nous le verrons plus loin, l’article 7 protège le droit de garder le silence et, bien que cela prête à controverse [à noter que c’est ce point litigieux qui est réglé dans le présent pourvoi], il se peut qu’une violation de ce droit constitutionnel entraîne l’exclusion de déclarations par ailleurs admissibles; l’article 7 va indéniablement plus loin que la règle du caractère volontaire dans le cas des « déclarations faites par des personnes détenues », en écartant de nombreuses déclarations qui respecteraient par ailleurs la règle du caractère volontaire. De même, dans les cas de « contrainte légale », des déclarations faites conformément à une obligation légale de parler peuvent être écartées en dépit du fait qu’elles auraient été admissibles en common law. L’article 7 favorise aussi l’exclusion d’éléments de preuve dérivée qui auraient été admis en common law. Dans l’arrêt R. c. Oickle, le juge Iacobucci a prévenu, au sujet des régimes de la common law et de la Charte, qu’« il serait erroné de présumer que l’un de ces ensembles subsume entièrement l’autre. » [Renvois omis.]

(The Law of Evidence (4e éd. 2005), p. 304‑305)

40 Comme le soulignent les professeurs Paciocco et Stuesser, la protection résiduelle dont le droit de garder le silence bénéficie en vertu de l’art. 7 a été reconnue dans un certain nombre de circonstances. Il se peut que l’on juge que l’art. 7 a un rôle à jouer dans d’autres contextes non mentionnés dans l’extrait précité. Le cas des « déclarations faites par des personnes détenues », en tant qu’exemple où l’art. 7 va plus loin que la règle du caractère volontaire, est le plus pertinent dans le présent pourvoi. Les auteurs font ici allusion au principe de l’arrêt Hebert suivant lequel, comme ils l’expliquent, [traduction] « il y a atteinte au droit d’une personne détenue de garder le silence lorsqu’un agent double de l’État (soit un policier, soit un informateur recruté par la police) obtient de façon active une déclaration de l’accusé » (p. 307). Voilà un exemple où l’art. 7 offre une protection plus grande que la règle des confessions du fait que cette dernière n’entre pas en jeu dans des circonstances comme celles de l’affaire Hebert. La règle des confessions ne s’applique qu’à l’égard des déclarations faites à une personne en situation d’autorité. L’agent double, dont l’accusé ignore qu’il agit à titre d’autorité de l’État, ne fait pas partie de cette catégorie. Il est bien établi que le critère applicable pour déterminer qui est une « personne en situation d’autorité » n’est pas fondé sur des catégories; il est plutôt de nature contextuelle. Il dépend dans une large mesure de la perception raisonnable de l’accusé. Ce critère a été réitéré dernièrement dans l’arrêt R. c. Grandinetti, [2005] 1 R.C.S. 27, 2005 CSC 5 : « Il faut se demander si, compte tenu de sa perception [raisonnable] du pouvoir de son interlocuteur d’influencer la poursuite, l’accusé croyait qu’il subirait un préjudice s’il refusait de faire une déclaration ou qu’il bénéficierait d’un traitement favorable s’il parlait » (par. 38). Cette approche est fondée sur l’attachement traditionnel de la règle à la fiabilité des confessions, le raisonnement étant qu’il existe un risque plus élevé qu’un accusé soit incité à faire une fausse confession à une personne perçue comme ayant le pouvoir d’influencer le déroulement de l’enquête ou de l’instance.

41 J’aborde maintenant la portée du droit de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte.

3.3. Le droit de garder le silence garanti par l’art. 7

42 Comme nous l’avons vu, M. Singh soutient que le droit canadien offre une protection insuffisante durant les interrogatoires sous garde. Selon lui, les policiers devraient être tenus d’informer le détenu de son droit de garder le silence et, en l’absence d’une renonciation signée, s’abstenir d’interroger le détenu qui affirme ne pas vouloir parler à la police. Monsieur Singh demande en fait à la Cour d’imposer à la police l’obligation corrélative, comparable à l’al. 10b) de la Charte, de cesser l’interrogatoire du suspect qui invoque clairement le droit de garder le silence. Il n’y a aucun doute qu’une règle aussi claire et précise aurait l’avantage d’être certaine. Cependant, pour les motifs qui suivent, je ne puis retenir cette idée.

43 Non seulement l’approche préconisée par M. Singh ne tient‑elle pas compte des intérêts de l’État qui sont en jeu — point sur lequel je reviendrai plus loin — , mais encore elle déborde la protection accordée à la liberté de choix de l’individu tant par la common law que par la Charte. Le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit est expressément prévu par la Charte. Aucune disposition analogue n’y figure en ce qui a trait au droit de garder le silence. Le juge Hackett a très bien expliqué la raison de cette différence :

[traduction] Même si le droit à l’assistance d’un avocat et celui de garder le silence ont la même importance, cela ne signifie pas qu’ils seront protégés de la manière indiquée dans la décision Guimond. De par sa nature même, le droit de garder le silence s’exerce d’une façon différente du droit à l’assistance d’un avocat et, à cet égard, le droit de garder le silence et celui de recourir à l’assistance d’un avocat diffèrent. L’exercice du droit de garder le silence dépend de la volonté de l’accusé qui est dans un état d’esprit conscient et qui est pleinement informé de ses droits, pourvu que le comportement des autorités ne le prive pas de sa capacité de choisir. Par contre, l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat ne dépend pas de la seule volonté de l’accusé qui est détenu. Il doit en effet être facilité par la police. Par conséquent, il est clair que la police ne peut pas continuer à interroger un accusé qui invoque son droit à l’assistance d’un avocat tant qu’elle ne l’a pas aidé à exercer ce droit. L’obligation de « surseoir » dans le cas du droit à l’assistance d’un avocat n’est donc pas nécessaire dans le cas du droit de garder le silence, parce que le droit reconnaît le libre arbitre de l’accusé et sa capacité de changer d’avis quant à savoir s’il parlera ou non à la police. Ce changement d’avis peut se produire soit pour des raisons personnelles, soit à la suite d’une persuasion policière qui ne viole pas les principes de justice fondamentale et n’empêche pas l’accusé de choisir.

(R. c. C.G., [2004] O.J. No. 229 (QL) (C.J.), par. 93)

44 En common law, la protection offerte par la règle des confessions a toujours eu pour objet d’empêcher l’État d’abuser des pouvoirs supérieurs qu’il a sur un suspect détenu. Toutefois, selon l’approche proposée par M. Singh, la recevabilité de toute déclaration obtenue après que le suspect a invoqué son droit de garder le silence serait mise en doute, et ce, indépendamment de la question de savoir s’il existe un lien causal entre le comportement de la police et la déclaration qui a été faite.

45 Qui plus est, la thèse de M. Singh ne tient pas compte de l’intérêt de l’État dans l’efficacité des enquêtes criminelles. Dans l’arrêt Hebert, la Cour a souligné l’importance d’établir un juste équilibre entre le droit de l’individu de choisir de parler ou non aux autorités et l’intérêt qu’a la société à découvrir de la vérité dans le cadre des enquêtes criminelles. Comme je l’ai déjà affirmé, le suspect peut être la source de renseignements la plus riche. Bien que la détention donne incontestablement naissance à la nécessité d’assujettir les techniques d’interrogatoire de la police à des limites supplémentaires en raison de la vulnérabilité plus grande du détenu, le moment de la détention ne diminue aucunement la valeur du suspect à titre de source de renseignements importante. Pourvu que les droits du détenu soient suffisamment protégés, y compris sa liberté de choisir de parler ou non, la société a intérêt à ce que la police essaie de mettre à profit cette source précieuse. Dans l’arrêt Hebert, la Cour a tenu les propos suivants au sujet de l’importance cruciale d’établir un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et ceux de la société :

Par l’intermédiaire de l’art. 7, la Charte tente de restreindre le pouvoir de l’État sur la personne détenue. Elle tente donc d’établir un équilibre entre les intérêts de la personne détenue et ceux de l’État. D’une part, l’art. 7 cherche à protéger la personne visée par le processus judiciaire contre l’emploi inéquitable des ressources supérieures de l’État. D’autre part, il conserve à l’État son pouvoir de porter atteinte aux droits d’un individu à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne pourvu qu’il respecte les principes de justice fondamentale. Cet équilibre est crucial. Accorder une trop grande importance à l’un ou l’autre de ces objets est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice — dans le premier cas, parce que l’État a fait un usage irrégulier de son pouvoir supérieur contre l’individu et, dans le second parce que l’intérêt légitime de l’État dans l’application des lois a été contrecarré sans raison valable. [Je souligne; p. 180.]

46 L’arrêt Hebert a donc défini les paramètres du droit de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte de manière à ce que cet équilibre soit atteint. Certaines des limites établies par la Cour tenaient aux faits particuliers de l’affaire Hebert et sont donc applicables seulement lorsque le détenu est interrogé par un agent banalisé. Il n’est pas nécessaire de les répéter ici. Ce sont les deux premières limites qui s’appliquent en l’espèce. Voici les extraits pertinents :

Premièrement, la règle n’interdit aucunement aux policiers d’interroger l’accusé en l’absence de l’avocat après que l’accusé a eu recours à ses services. Il faut présumer que l’avocat aura avisé l’accusé de son droit de garder le silence. Si les policiers n’interviennent pas comme agents banalisés et que l’accusé choisit volontairement de donner des renseignements, il n’y aura aucune violation de la Charte. La persuasion policière qui ne prive pas le suspect de son droit de choisir ni de son état d’esprit conscient ne viole pas le droit de garder le silence.

Deuxièmement, la règle ne s’applique qu’après la mise en détention. Les opérations secrètes qui ont lieu avant la détention ne soulèvent pas les mêmes considérations. La jurisprudence relative au droit de garder le silence n’a jamais étendu à la période qui précède la détention la protection contre les artifices utilisés par les policiers. La Charte n’étend pas non plus le droit à l’assistance d’un avocat aux enquêtes qui précèdent la détention. Les deux situations sont très différentes. Au cours d’une opération secrète qui précède la détention, la personne de qui l’on tente d’obtenir des renseignements n’est pas sous le contrôle de l’État. Il n’y a aucune raison de la protéger du pouvoir supérieur de l’État. Après la mise en détention, la situation est tout à fait différente; l’État prend le contrôle et a la responsabilité de garantir que les droits du détenu sont respectés. [Je souligne; p. 184.]

47 Monsieur Singh conteste plus particulièrement la latitude dont jouissent les policiers pour questionner le détenu, même après que celui‑ci a retenu les services d’un avocat et exprimé son choix de garder le silence. Il soutient que les tribunaux ont interprété de façon erronée le passage souligné ci‑dessus comme permettant aux policiers de passer outre à la volonté explicite d’un détenu de garder le silence, et d’utiliser des « moyens de persuasion légitimes ». À cet argument, je réponds deux choses. Premièrement, le recours à des moyens de persuasion légitimes est effectivement permis par la règle actuelle — notre Cour l’a expressément approuvé dans l’arrêt Hebert. Cette approche s’inscrit dans l’équilibre crucial qui doit être maintenu entre les intérêts de l’individu et ceux de la société. Deuxièmement, dans son état actuel, le droit ne permet pas aux policiers de passer outre à la liberté du détenu de choisir de parler ou non, comme on le prétend. Tant en vertu des règles de la common law que de celles de la Charte, il se peut bien que la persistance des policiers à poursuivre l’interrogatoire, malgré les affirmations répétées du détenu qu’il souhaitait garder le silence, permette de faire valoir sérieusement que toute déclaration obtenue par la suite ne résultait pas d’une libre volonté de parler aux autorités. Comme nous le verrons, le juge du procès en l’espèce était très conscient du risque que la déclaration soit involontaire lorsqu’un policier adopte un tel comportement.

48 Il est clair que l’argument de M. Singh relatif à sa demande fondée sur l’art. 7 repose sur une conception large du droit de garder le silence qui ne fait pas partie du droit canadien. En toute déférence, mon collègue le juge Fish se trouve en fait à souscrire à cette conception large du droit de garder le silence lorsqu’il dit que la question à trancher dans le présent pourvoi est celle de savoir « si “non” veut dire “oui” lorsque le policier qui effectue un interrogatoire refuse d’accepter le “non” donné comme réponse par un détenu qui est entièrement sous son contrôle » (par. 55).

3.4 Application à la présente affaire

49 Comme nous l’avons vu, M. Singh conteste seulement l’examen par le juge du procès de la question de savoir si la police a respecté son droit constitutionnel de garder le silence. Bien qu’il avance son argument dans le cadre de sa demande fondée sur l’art. 7 de la Charte, cela est sans importance puisque, comme je l’ai expliqué, le critère fonctionnel applicable en vertu de la règle des confessions est le même. L’argument de M. Singh ne tient pas la route du fait qu’il est entièrement fondé sur une conception large et erronée de la portée du droit de garder le silence garanti par la Charte, conception qui, pour les raisons déjà indiquées, n’est aucunement appuyée par le droit canadien. Contrairement à ce qu’on prétend, les tribunaux d’instance inférieure n’ont commis aucune erreur dans leur interprétation de l’arrêt Hebert.

50 Monsieur Singh n’invoque aucune autre erreur de principe, ce qui est compréhensible selon moi. Le juge du procès s’est rappelé correctement les règles applicables en vertu des arrêts Oickle et Hebert et a procédé à un examen approfondi de l’ensemble des circonstances pertinentes. En fait, son analyse de la jurisprudence applicable et son examen des faits pertinents sont impeccables, particulièrement en ce qui concerne le droit de garder le silence. Le juge du procès a examiné tous les énoncés de principe touchant le droit de garder le silence dans les arrêts Oickle et Hebert et il a considéré un certain nombre d’affaires similaires dans lesquelles la police avait poursuivi l’interrogatoire d’un suspect malgré ses affirmations répétées qu’il souhaitait garder le silence ou mettre fin à l’interrogatoire, y compris le jugement du juge Proulx dans l’affaire R. c. Otis, [2000] R.J.Q. 2828 (C.A.), qui est particulièrement instructif à cet égard. En appliquant le droit aux faits, le juge du procès a attaché une importance particulière au danger inhérent du stratagème qui a été employé par le sergent Attew et qui préoccupe mon collègue, en s’exprimant en ces termes :

[traduction] Je dois dire que cet aspect de l’affaire m’a préoccupé quelque peu. Le sergent Attew a dit, avec une franchise rassurante, qu’il avait l’intention d’exposer à M. Singh des éléments du dossier que la police avait contre lui dans le but de l’amener à passer aux aveux, coûte que coûte. Cette façon de procéder risque de compromettre le droit de l’accusé de choisir de garder le silence ou de parler aux autorités policières. [par. 34]

Après avoir cité le passage instructif de l’arrêt Hebert, exposé plus haut, au sujet de la question de savoir où tracer la ligne de démarcation, le juge du procès a ajouté ceci :

[traduction] Il me semble que, lorsqu’un interrogateur aborde sa tâche en se disant « Je vais employer le stratagème consistant à insister pour présenter au suspect le dossier de la police afin de l’inciter à parler, peu importe ce qu’il dira », celui‑ci court le risque de voir le tribunal de révision considérer que son comportement a privé le suspect de son droit de faire un choix utile quant à savoir s’il parlerait ou non aux autorités. Mais, comme l’affirme à juste titre Me McMurray, ce n’est qu’une question de degré. Le droit de M. Singh de choisir de parler ou de garder le silence a‑t‑il été compromis ou éclipsé par la détermination avouée du sergent Attew à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés? [par. 35]

51 Le juge du procès a conclu [traduction] « que non » (par. 36). Le juge Fish arrive à la conclusion contraire. En toute déférence, il convient de rappeler la norme de contrôle applicable, qui a été réitérée dans l’arrêt Oickle :

Si le tribunal de première instance examine comme il se doit toutes les circonstances pertinentes, une conclusion à l’égard du caractère volontaire est essentiellement de nature factuelle et ne doit être infirmée que si « le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits » : Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, à la p. 279 (citant Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802, à la p. 808) (passage souligné dans Schwartz). [par. 71]

52 Monsieur Singh n’a pas invoqué une telle erreur. J’estime, en outre, qu’une telle erreur ne ressort ni de l’examen de la bande vidéo des interrogatoires ni de la transcription du voir‑dire. Malgré l’intention avouée du sergent Attew d’exposer à M. Singh des éléments du dossier que la police avait contre lui dans le but de l’amener à passer aux aveux, [traduction] « coûte que coûte », l’interrogatoire qu’il a effectué d’après la bande vidéo montre qu’en décrivant sa méthode ainsi il faisait plus de bruit que de mal. À mon avis, la décision que le juge du procès a rendue, en définitive, sur ce point est étayée par le dossier et commande la déférence. Je ne vois donc aucune raison de modifier sa décision sur la question de l’admissibilité.

53 Là encore, il faut souligner que ces situations dépendent fortement des faits de chaque affaire et que le juge du procès doit tenir compte de tous les facteurs pertinents pour déterminer si le ministère public a établi que la confession de l’accusé est volontaire. Dans certains cas, la preuve permettra de conclure que la poursuite de l’interrogatoire de la police, malgré que l’accusé ait invoqué, à maintes reprises, son droit de garder le silence, a privé ce dernier de la possibilité de faire un choix utile de parler ou de garder le silence : voir l’arrêt Otis. Le nombre de fois que l’accusé invoque son droit de garder le silence entre dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances, mais il n’est pas déterminant en soi. En définitive, la question est de savoir si l’accusé a usé de son libre arbitre en choisissant de faire une déclaration : Otis, par. 50 et 54.

4. Dispositif

54 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel.

Version française des motifs des juges Binnie, LeBel, Fish et Abella rendus par

Le juge Fish (dissident) —

I

55 La question en l’espèce est de savoir si « non » veut dire « oui » lorsque le policier qui effectue un interrogatoire refuse d’accepter le « non » donné comme réponse par un détenu qui est entièrement sous son contrôle. Pour des raisons de principe constitutionnel, je répondrais à cette question par la négative, j’accueillerais le pourvoi et j’ordonnerais un nouveau procès.

II

56 Je souligne d’emblée qu’on ne nous demande pas, en l’espèce, d’innover en matière constitutionnelle. Plus précisément, on ne nous demande pas d’accorder aux détenus un droit de garder le silence avant le procès. Ce droit leur est déjà reconnu par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. De plus, il s’agit d’un droit qui va plus loin que la règle des confessions en common law qui, comme nous le verrons, repose sur un principe différent.

57 Ce qui est en cause, c’est plutôt l’obligation de la Cour de veiller à ce que ceux qui interrogent un détenu respectent son droit de garder le silence une fois qu’il l’a clairement invoqué, et à ce qu’ils s’abstiennent d’y passer outre ou de le compromettre insidieusement à titre de « stratagème » d’enquête (pour reprendre le terme utilisé par le juge du procès en l’espèce).

58 L’appelant Jagrup Singh a clairement invoqué son droit de garder le silence — non pas une seule fois, mais plutôt 18 fois. Pendant toute la durée de son interrogatoire, M. Singh était incarcéré dans un poste de police. Pour reprendre les termes du juge du procès, il était [traduction] « entièrement sous le contrôle des autorités policières », il « n’a[vait] pas la liberté de se déplacer sans être accompagné » et il « dépend[ait] totalement de ses geôliers pour les nécessités de la vie » (décision relative au voir-dire, [2003] B.C.J. No. 3174 (QL), 2003 BCSC 2013, par. 8). Incapable de mettre fin à son interrogatoire, M. Singh a demandé, à maintes reprises, à regagner sa cellule. Cependant, on ne lui a permis de le faire qu’après qu’il eut cédé et fait les déclarations incriminantes en cause dans le présent pourvoi.

59 Le policier qui a interrogé M. Singh comprenait parfaitement que ce dernier avait choisi de ne pas parler à la police. Il n’a pourtant pas tenu compte des revendications répétées de M. Singh de son droit de garder le silence. Personne ne conteste qu’il a agi ainsi [traduction] « dans le but [d]’amener [M. Singh] à passer aux aveux, coûte que coûte » (décision relative au voir‑dire, par. 34 (je souligne)).

60 Dans sa poursuite obstinée de cet objectif, le policier a incité, subtilement mais indéniablement, M. Singh à repousser les conseils de son avocat. Cet aspect de l’interrogatoire est, à mes yeux, particulièrement troublant.

61 Le policier savait que l’avocat de M. Singh lui avait recommandé d’exercer son droit de garder le silence. Il a, d’une manière ironique, voire cynique, minimisé l’importance de cet [traduction] « excellent conseil » (selon ses propres termes) en disant que c’est aussi ce qu’il dirait à M. Singh s’il était son avocat. Il a ensuite pressé M. Singh de choisir plutôt de répondre à ses questions — « à passer aux aveux, coûte que coûte ».

62 Monsieur Singh a ainsi non seulement été privé de son droit de garder le silence, mais aussi, parallèlement, de l’avantage censé découler de son droit à l’assistance d’un avocat. Ces droits vont de pair, comme le gant et la main. Comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef du Canada) l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, p. 176‑177 :

La fonction la plus importante de l’avis juridique au moment de la détention est d’assurer que l’accusé comprenne quels sont ses droits dont le principal est le droit de garder le silence. Le suspect détenu, exposé à se trouver en situation défavorable par rapport aux pouvoirs éclairés et sophistiqués dont dispose l’État, a le droit de rectifier cette situation défavorable en consultant un avocat dès le début afin d’être avisé de son droit de ne pas parler aux policiers et d’obtenir les conseils appropriés quant au choix qu’il doit faire. Pris ensemble, l’art. 7 et l’al. 10b) confirment le droit de garder le silence reconnu à l’art. 7 et nous éclairent sur sa nature.

. . .

Cela donne à entendre que les rédacteurs de la Charte ont considéré que la portée du droit de garder le silence, consacré à l’art. 7, s’étend au‑delà de la formulation étroite de la règle des confessions, pour englober non seulement le droit, formulé en termes négatifs, de ne pas faire l’objet d’une contrainte par suite de menaces, de promesses ou de violence, mais aussi le droit absolu de choisir librement de garder le silence ou de parler aux autorités. [Je souligne.]

Puis, à la p. 186 :

Le droit de garder le silence consiste essentiellement à accorder au suspect un choix; il s’agit tout simplement de la liberté de choisir — la liberté de parler aux autorités, d’une part, et la liberté de refuser de leur faire une déclaration, d’autre part. Ce droit de choisir signifie que le suspect s’est vu accorder le droit à l’assistance d’un avocat et qu’il a donc été informé des options qui s’offraient à lui et de leurs conséquences, et que les actes des autorités ne l’ont pas empêché de façon inéquitable de décider de leur faire ou non une déclaration. [Je souligne.]

Rien dans l’un ou l’autre de ces passages, ou ailleurs dans l’arrêt Hebert, n’indique que la juge McLachlin a limité l’application du droit de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte aux déclarations qu’une personne détenue a faites à des policiers en civil ou à d’autres détenus. Au contraire, pour en déterminer la portée d’une manière rationnelle, la juge McLachlin a examiné le droit de garder le silence dans le contexte des déclarations faites « aux policiers » ou « aux autorités » par des personnes détenues subissant un interrogatoire. Elle l’a, en outre, considéré comme un droit constitutionnel non subsumé sous la règle des confessions reconnue en common law.

63 En l’espèce, le comportement de l’interrogateur a tout au moins « empêché de façon inéquitable [M. Singh] de décider de [. . .] faire ou non une déclaration [aux autorités] » (Hebert, p. 186). Par conséquent, les déclarations contestées ont, pour reprendre les termes du par. 24(2) de la Charte, été « obtenu[e]s dans des conditions qui portent atteinte » au droit constitutionnel de M. Singh de garder le silence. J’estime, en outre, qu’autoriser leur utilisation dans les circonstances de la présente affaire est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Elles auraient donc dû être écartées lors du procès.

III

64 Selon le juge du procès, le fait que M. Singh ait invoqué, à maintes reprises, son droit de garder le silence signifie que [traduction] « M. Singh a invoqué avec succès son droit de garder le silence » (par. 36). En réalité, comme nous le verrons plus loin, c’était la première raison que le juge du procès a donnée pour conclure que le policier qui a interrogé M. Singh avait respecté le droit de ce dernier de garder le silence.

65 Le raisonnement adopté à cet égard par le juge du procès est séduisant à première vue, mais il ne tient pas compte de la réalité. Le fait que M. Singh ait invoqué, à maintes reprises, son droit de garder le silence démontre de la façon la plus convaincante qu’il avait choisi de ne pas parler à la police de l’épisode à l’origine de son arrestation. Le policier qui interrogeait M. Singh a systématiquement passé outre à sa volonté de garder le silence. Plus M. Singh a invoqué ce droit, plus son interrogateur a tenté de lui faire comprendre qu’il ne servirait à rien de continuer à résister : toute nouvelle revendication par M. Singh de son droit de garder le silence serait également contrecarrée, ce qui ne ferait que prolonger le supplice de son interrogatoire. Comme je l’ai déjà mentionné, le juge du procès a conclu que, pendant tout ce temps, M. Singh était [traduction] « entièrement sous le contrôle des autorités policières » et qu’il dépendait totalement d’elles « pour les nécessités de la vie » (par. 8).

66 Dans le cas où, comme en l’espèce, une personne se trouvant sous la domination ou le contrôle d’autrui a été amenée à conclure qu’il ne servirait à rien de continuer à résister, le fait qu’elle ait finalement cédé ne prouve ni l’existence d’un consentement véritable, ni celle d’une renonciation valide à l’exercice d’un droit. Il démontre l’échec, et non le succès, des revendications du droit d’une personne impuissante et vulnérable de dire « non », auxquelles on a passé outre.

67 La juge Charron souligne (au par. 50) que, pour déterminer s’il y avait eu violation du droit de garder le silence, le juge du procès s’est posé la question suivante : [traduction] « Le droit de M. Singh de choisir de parler ou de garder le silence a‑t‑il été compromis ou éclipsé par la détermination avouée du sergent Attew à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés? »

68 En répondant à cette question, le juge du procès a expliqué :

[traduction] J’estime que non. Monsieur Singh a bel et bien réussi à exercer, à maintes reprises, son droit de garder le silence. En fait, comme l’affirme [l’avocat du ministère public], il ne s’agit pas d’une confession. Monsieur Singh a fait un aveu important, mais il n’a pas confessé le crime.

(Décision relative au voir‑dire, par. 36)

69 Avec égards, j’estime qu’aucune de ces raisons ne résiste à un examen en appel. J’ai déjà examiné la première et je n’ai rien à ajouter ici. Quant à la deuxième raison, pour ce qui est de déterminer leur admissibilité, je ne connais aucune distinction entre une « confession » et un « aveu important » qu’un accusé fait à une personne en autorité, comme c’est le cas en l’espèce.

70 Avant de passer à un autre aspect de l’affaire, je tiens à préciser que je ne veux pas que l’on croie que j’ai décidé que le nombre 18 (qui est significatif dans d’autres contextes) revêt une importance quelconque pour déterminer si le droit d’un détenu de garder le silence a effectivement été compromis. Au contraire, je préconise une approche téléologique et j’estime inutile de décider si 18 fois est un nombre excessif ou si une seule fois ne suffit pas. Il n’est pas nécessaire de revendiquer ou d’invoquer des droits constitutionnels un nombre prédéterminé de fois pour que l’État et ses représentants soient obligés d’en permettre l’exercice libre et efficace. Un droit qu’il n’est pas nécessaire de respecter après qu’il a été invoqué clairement et résolument peu importe combien de fois représente une promesse constitutionnelle non tenue.

71 Rien dans l’arrêt Hebert ou dans quelque autre décision de notre Cour ne permet à la police de presser des détenus de renoncer aux droits garantis par la Charte qu’ils ont clairement et résolument invoqués, ou d’en empêcher délibérément l’exercice efficace. Cela vaut tant pour le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat que pour celui de garder le silence.

IV

72 La juge Charron est d’accord avec la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique pour dire que [traduction] « [d]ans le contexte d’un interrogatoire d’enquête mené par une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité, il se peut que l’interprétation large de la règle des confessions dans l’arrêt Oickle laisse peu de place additionnelle à l’art. 7 » ((2006), 38 C.R. (6th) 217, 2006 BCCA 281, par. 19). Avec égards, je ne suis pas du même avis.

73 Le raisonnement qui sous‑tend la règle élargie des confessions adoptée dans l’arrêt R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38, comme celui qui sous‑tend la règle antérieure de portée plus étroite, diffère des objectifs de la Charte. Une confession peut être « volontaire » suivant la règle de common law tout en ayant été obtenue au moyen d’un acte de l’État qui contrevient à l’art. 7 de la Charte. De plus, il y a contravention à l’art. 7 lorsque, comme en l’espèce, un policier qui effectue un interrogatoire compromet la « liberté [du détenu] de choisir de faire ou non une déclaration » (Hebert, p. 176). Lorsqu’on y passe outre de manière aussi flagrante, le « droit absolu [du détenu] de choisir librement » (Hebert, p. 177) n’est ni « absolu » ni exercé « librement ».

74 Comme le fait observer la juge Charron, la portée de la règle des confessions reconnue en common law n’est pas en cause dans le présent pourvoi. Appliquant la norme établie dans l’arrêt Oickle, le juge du procès a conclu que M. Singh était dans un état d’esprit conscient et que sa volonté n’était pas ébranlée par des menaces ou des promesses, par de l’oppression ou par des ruses policières qui choqueraient la collectivité. Ces conclusions de fait lui permettaient de conclure, comme il l’a fait, que les déclarations inculpatoires de M. Singh étaient volontaires au sens de l’arrêt Oickle. Cette conclusion n’a pas été portée en appel.

75 La juge Charron estime que l’élargissement de la règle des confessions dans l’arrêt Oickle ne laisse aucune place additionnelle à l’application de l’art. 7 dans le contexte d’un « interrogatoire d’enquête » (par. 8 et 25). Je conviens avec elle qu’il existe un recoupement important entre la protection du droit de garder le silence offerte par la Charte et la règle des confessions reconnue en common law. Toutefois, compte tenu des objectifs différents qu’ils visent, ces principes doivent demeurer distincts : recouper ne signifie pas supplanter.

76 Même selon sa formulation générale dans l’arrêt Oickle, la règle de common law continue de s’attacher principalement à la fiabilité des confessions et à l’intégrité du système de justice criminelle. Par contre, la Charte a pour objet de « veiller à ce que toute action gouvernementale soit conforme à certains droits et libertés individuels dont la protection est essentielle au maintien d’une société démocratique et fonctionnelle dans laquelle la dignité fondamentale de tous les individus est reconnue » (Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, par. 57).

77 Comme l’illustre la présente affaire, l’approche téléologique indique clairement que le droit de garder le silence avant le procès, garanti par l’art. 7 de la Charte, n’est pas éclipsé par la règle de common law régissant les confessions qui est formulée dans l’arrêt Oickle. Cette asymétrie n’a rien d’étonnant. La Cour a toujours conclu que les deux principes sont distincts. Les tribunaux inférieurs ont continué à les appliquer séparément. De plus, même après avoir élargi la portée de la règle de common law dans l’arrêt Oickle, la Cour a bien pris soin d’expliquer qu’aucune des règles ne « subsume [. . .] l’autre » (par. 31).

78 La juge Charron estime que les motifs du juge Proulx dans l’arrêt Otis sont « particulièrement instructif[s] » en ce qui concerne la question qui nous intéresse en l’espèce. Je partage son avis. Comme l’affirme le juge Proulx, « [le] refus de l’enquêteur de respecter à un certain moment l’insistance de l’intimé pour mettre fin à l’interrogatoire constitue une violation du droit au silence » : R. c. Otis, [2000] R.J.Q. 2828 (C.A.), par. 43. En outre, je trouve spécialement instructif le fait que le juge Proulx a « concl[u] [. . .] à l’exclusion des aveux en conséquence d’une violation d’un droit garanti par la charte » (par. 57) plutôt qu’en application de la règle des confessions reconnue en common law — même si, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire Otis (notamment l’« effondrement émotionnel » de l’accusé), il aurait également écarté la déclaration de l’accusé en application de la règle des confessions.

V

79 Comme nous l’avons vu, la Cour a conclu, dans l’arrêt Hebert, que le droit de garder le silence garanti par l’art. 7 « doit être interprété de manière à garantir à la personne détenue le droit de faire un choix libre et utile quant à la décision de parler aux autorités ou de garder le silence » (p. 181). Comme je l’ai déjà souligné, suivant le critère de l’arrêt Oickle, une déclaration est admissible en common law lorsque le détenu était dans un état d’esprit conscient et que la confession ne résultait pas d’encouragements, d’une oppression ou de ruses policières qui choqueraient la collectivité. Toutefois, il est clair qu’une confession qui satisfait à ces critères de common law ne représente pas toujours un « choix libre et utile » pour les besoins de la Charte. Un choix auquel on a passé outre et qu’on a « empêché de façon inéquitable » (Hebert, p. 186) de faire en poursuivant sans relâche l’interrogatoire d’un détenu [traduction] « dans le but [de l’]amener [. . .] à passer aux aveux, coûte que coûte » n’est, encore une fois, ni « libre » ni « utile ». Il ne s’agit pas non plus d’un choix découlant de l’utilisation de « moyens de persuasion légitimes » au sens de l’arrêt Hebert (p. 177).

80 Le juge Duval fait bien ressortir ce point lorsqu’il conclut qu’une confession jugée volontaire pour les besoins de la common law avait néanmoins été obtenue en contravention de l’art. 7 :

[traduction] À moins de se boucher les oreilles et de rester muet face à tout ce qui est dit par les policiers, comment la personne détenue est-elle censée exercer son droit de garder le silence? Durant combien de temps doit‑elle être détenue dans une salle d’interrogatoire après avoir déclaré qu’elle n’a rien à dire, alors que les policiers persistent à l’interroger? À quel moment donnera‑t‑on suite à la revendication d’un droit de garder le silence, en mettant fin à l’interrogatoire? Du moment que M. McKay avait invoqué clairement et constamment, à quatre reprises consécutives, son droit de garder le silence, les policiers ne pouvaient y passer outre en invoquant le droit de continuer à l’interroger peu importe qu’il veuille répondre ou non.

(R. c. McKay (2003), 16 C.R. (6th) 347, 2003 MBQB 141, par. 100)

81 Dans l’arrêt Manninen, la Cour a conclu à l’unanimité que, « lorsqu’un détenu a formellement exprimé sa volonté d’exercer son droit à l’assistance d’un avocat et que les policiers ont ignoré sa demande pour commencer à l’interroger, il est bien possible qu’il ait cru que son droit n’avait aucun effet et qu’il devait répondre » : R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, p. 1244. Le même raisonnement s’applique en l’espèce. Les détenus sont sous la garde de l’État et ils sont entièrement sous le contrôle de ses représentants. Cela a pour effet d’accentuer l’inégalité du rapport de force entre l’individu et l’État. Des détenus laissés seuls face à des interrogateurs qui persistent à passer outre à leurs revendications du droit de garder le silence et à leurs demandes de répit ont forcément l’impression que leur droit constitutionnel de garder le silence n’est d’aucune utilité pratique et qu’en fait ils n’ont pas d’autre choix que de répondre.

VI

82 Avec égards, je suis préoccupé par l’idée de la juge Charron selon laquelle l’exercice efficace du droit de garder le silence avant le procès compromettrait indûment la capacité de la police de faire des enquêtes criminelles au Canada. Dans la même veine, l’intimée met en garde contre ses [traduction] « conséquences majeures et profondes dans le domaine des enquêtes policières » et l’intervenant le directeur des poursuites pénales du Canada prétend que cela aurait [traduction] « un effet dévastateur sur la justice criminelle au Canada ».

83 Ma collègue écrit (par. 28) :

On comprendra aisément qu’il serait difficile pour la police d’enquêter sur un crime sans poser de questions aux personnes qui, selon elle, sont susceptibles de lui fournir des renseignements utiles. La personne soupçonnée d’avoir commis le crime à l’origine de l’enquête ne fait pas exception. Du reste, s’il a effectivement commis le crime, le suspect est vraisemblablement la personne ayant le plus de renseignements à fournir au sujet de l’épisode en question. La common law reconnaît donc aussi l’importance de l’interrogatoire policier dans les enquêtes criminelles.

84 J’estime que la question à trancher dans la présente affaire ne peut pas être caractérisée ainsi. Personne n’a contesté le droit de la police de « poser de[s] questions aux personnes qui, selon elle, sont susceptibles de lui fournir des renseignements utiles ». Il va sans dire que, bien qu’il soit vrai que la common law reconnaît le droit de la police de poser des questions, il n’est pas moins vrai que la Constitution reconnaît le droit du détenu de refuser de répondre.

85 La présente affaire ne porte pas sur l’interrogatoire de témoins potentiels en vue d’obtenir des renseignements auprès d’eux. Elle concerne le droit de la police, une fois qu’un détenu a invoqué le droit de garder le silence protégé par l’art. 7 de la Charte, de poursuivre sans relâche son interrogatoire « dans le but [de l]’amener [. . .] à passer aux aveux, coûte que coûte ». Tel était l’objectif avoué de l’interrogateur en l’espèce. Comme Wigmore l’a fait remarquer dans un contexte analogue, mais quelque peu différent, [traduction] « [s]’il existe un droit à une réponse, il semble dès lors y avoir un droit à la réponse escomptée, c’est‑à‑dire à un aveu de culpabilité. » De plus, « [i]l se développe une tendance à s’en remettre principalement à une telle preuve et à se contenter d’une enquête incomplète sur les autres sources » (J. H. Wigmore, A Treatise on the Anglo-American System of Evidence in Trials at Common Law (2e éd. 1923), § 2251, p. 824).

86 On s’attend à juste titre à ce que les témoins potentiels aident la police en répondant à ses questions conformément à leur devoir civique. Toutefois, du point de vue juridique, ils peuvent refuser de répondre et rentrer chez eux. En revanche, les prisonniers et les détenus ne sont par définition pas libres de s’en aller quand bon leur semble. Ils sont impuissants à mettre fin à leur interrogatoire. Comme la Cour l’explique dans l’arrêt Hebert, c’est la raison pour laquelle on leur a donné le droit de recourir à l’assistance d’un avocat et celui étroitement apparenté de garder le silence.

87 Aucun de ces droits ne s’est vu accorder la protection constitutionnelle à la condition qu’il ne soit pas exercé, de crainte que les enquêtes criminelles soient paralysées. Au contraire, la loi a comme politique générale de faciliter, et non d’empêcher, l’exercice efficace de ces deux droits par les personnes qu’ils sont censés protéger. Ce sont des droits garantis par la Charte, et non des placebos constitutionnels.

88 De surcroît, aucune preuve ne vient appuyer la proposition selon laquelle le fait d’obliger la police à respecter le droit d’un détenu de garder le silence, dès qu’il a clairement été invoqué, aurait un « effet dévastateur » sur les enquêtes criminelles partout au pays.

89 Depuis plus de 40 ans, le droit américain veut que, si un suspect [traduction] « indique, de quelque manière et à quelque moment que ce soit avant ou pendant l’interrogatoire, qu’il souhaite garder le silence, l’interrogatoire doit cesser » : Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966), p. 473‑474. Pourtant, comme l’affirme Wharton, [traduction] « [d]e nombreuses études effectuées au cours des années qui ont suivi cette décision sont arrivées à la conclusion que l’arrêt Miranda avait peu d’incidence sur la capacité de la police d’obtenir des déclarations » : Wharton’s Criminal Procedure (14e éd. (feuilles mobiles)), p. 19‑9.

90 En outre, presque dix années après avoir rendu l’arrêt Miranda, la Cour suprême des États‑Unis en a réitéré la raison d’être fondamentale en ces termes :

[traduction] Une interprétation raisonnable et fidèle de l’arrêt Miranda doit s’appuyer sur l’intention de la Cour, dans cette affaire, d’adopter un « moyen pleinement efficace [. . .] d’aviser la personne de son droit de garder le silence et d’assurer que ce droit sera scrupuleusement respecté s’il est exercé [. . .] » 384 U.S. [436], p. 479. La garantie cruciale décrite dans le passage en cause est le « droit » d’une personne « de mettre fin à l’interrogatoire. » Id., p. 474. En choisissant, comme il lui est loisible de le faire, de mettre fin à l’interrogatoire qu’elle subit, une personne peut exercer un contrôle sur le moment et la durée de l’interrogatoire, de même que sur les sujets abordés. L’exigence que les autorités chargées d’appliquer la loi respectent le choix fait par cette personne neutralise les pressions coercitives du placement sous garde. Nous concluons donc que l’admissibilité des déclarations obtenues après que la personne sous garde a décidé de garder le silence dépend, selon l’arrêt Miranda, de la question de savoir si son « droit de mettre fin à l’interrogatoire » a été « scrupuleusement respecté. »

(Michigan c. Mosley, 423 U.S. 96 (1975), p. 103‑104)

91 Dans l’affaire Mosley, à la demande du détenu, [traduction] « la police [. . .] a mis fin immédiatement à l’interrogatoire, qu’elle n’a repris qu’au bout d’un bon moment et à la suite d’une nouvelle série de mises en garde, et elle a fait porter le second interrogatoire uniquement sur un crime non visé par l’interrogatoire antérieur » (p. 106). La Cour était donc convaincue que le « droit » du détenu « de mettre fin à l’interrogatoire » avait été « scrupuleusement respecté », au sens de l’arrêt Miranda.

92 Plus récemment, après un autre quart de siècle de ce régime d’enquête, la Cour suprême des États‑Unis a confirmé que [traduction] « l’arrêt Miranda et ceux que notre Cour a rendus dans sa foulée régissent l’admissibilité en preuve, devant les tribunaux des États et les tribunaux fédéraux, des déclarations faites pendant un interrogatoire sous garde ». Voir l’arrêt Dickerson c. United States, 530 U.S. 428 (2000), p. 432, où la Cour a estimé que le Congrès ne pouvait pas esquiver l’arrêt Miranda ou y passer outre en faisant du caractère volontaire le seul critère d’admissibilité des déclarations qu’un détenu a faites à la police.

93 Tous ne conviendront pas avec Wharton que l’arrêt Miranda semble avoir eu peu d’incidence sur la capacité de la police d’obtenir des déclarations. Certes, il existe des appréciations contradictoires de la preuve relative à l’incidence qu’il a eue, mais on peut difficilement affirmer que l’arrêt Miranda a paralysé des enquêtes criminelles aux États‑Unis. De plus, rien dans la preuve n’indique qu’il le ferait au Canada.

94 Quoi qu’il en soit, le succès du présent pourvoi ne dépend pas de l’importation de la règle de l’arrêt Miranda au Canada. De plus, je tiens à préciser que

je ne veux pas que l’on croie à tort que j’insinue que l’arrêt Miranda s’applique actuellement au Canada ou qu’il devrait s’y appliquer. Dans notre pays, le droit de garder le silence, une fois invoqué, ne fait pas obstacle à l’admissibilité de quelque déclaration subséquente qu’un détenu ou un prisonnier a faite avant son procès. De plus, rien n’oblige un interrogateur à obtenir du détenu une renonciation écrite à l’exercice de son droit, comme ce devrait être le cas selon l’appelant. En revanche, pour reprendre les propos des professeurs Delisle, Stuart et Tanovich, [traduction] « [u]ne fois que l’accusé a clairement affirmé qu’il souhaite garder le silence, la police ne peut pas agir comme s’il avait renoncé à exercer ce droit » (R. J. Delisle, D. Stuart et D. M. Tanovich, Evidence : Principles and Problems (8e éd. 2007), p. 489).

95 Bref, les détenus qui ont invoqué leur droit de garder le silence ont le droit de changer d’avis. Comme je l’ai affirmé à une autre occasion, [traduction] « [u]n refus initial peut être suivi d’une crise de conscience, d’une “impulsion inconsciente à passer aux aveux” — ou, simplement, d’un changement d’avis sincère » : Timm c. La Reine, [1998] R.J.Q. 3000 (C.A.), p. 3021. Cependant, on ne peut pas les contraindre à changer d’avis en persistant à faire fi de leur choix. Comme je l’ai déjà mentionné, c’est ce qui s’est produit en l’espèce.

96 Finalement, même en l’absence de la preuve à l’appui requise, je suis disposé à reconnaître, pour les besoins de la présente affaire, que le travail de la police serait facilité (et moins éprouvant) si les policiers qui effectuent un interrogatoire pouvaient compromettre les droits constitutionnellement protégés des détenus, y compris le droit à l’assistance d’un avocat et celui de garder le silence — soit en les pressant d’y renoncer, soit en les « empêch[ant] de façon inéquitable » de les exercer (Hebert, p. 186). Des mesures plus draconiennes pourraient se révéler plus efficaces encore.

97 Pourtant, je préfère de loin, sans hésitation, un système de justice qui permet aux détenus d’exercer efficacement les droits constitutionnels et procéduraux qui leur sont garantis par la loi du pays. Le droit de garder le silence, comme celui de recourir à l’assistance d’un avocat, constitue à mon avis une promesse constitutionnelle qui doit être tenue.

VII

98 Le comportement des policiers qui est en cause dans la présente affaire « ne résulte ni ne découle nécessairement de l’exécution d’une obligation prévue par la loi ou un règlement et ne résulte pas non plus de l’application d’une règle de common law » (Hebert, p. 187). Par conséquent, la violation de l’art. 7 n’était pas « prescrite par une règle de droit » et ne peut pas être justifiée par l’article premier.

99 Je suis persuadé que l’aveu de M. Singh aurait dû être écarté en application du par. 24(2) de la Charte. Le droit de garder le silence que lui garantit l’art. 7 a été violé et il a été forcé de fournir un élément de preuve contre lui‑même. « Puisque ce[t] élémen[t] de preuve n’existai[t] pas avant la violation », son utilisation a rendu le procès inéquitable « et constitu[ait] une attaque contre l’un des principes fondamentaux d’un procès équitable, savoir le droit de ne pas avoir à témoigner contre soi‑même » : R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 284. On ne prétend pas que cet aveu aurait pu être obtenu par un autre moyen non fondé sur la mobilisation du détenu contre lui‑même : voir R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, par. 119. De plus, il ressort de mes motifs que je considère que la violation commise en l’espèce est grave. S’il était nécessaire de le faire, je réitérerais ici les remarques que j’ai déjà formulées à cet égard.

VIII

100 Pour tous ces motifs et comme je l’ai dit au départ, j’écarterais les déclarations de M. Singh, j’accueillerais le pourvoi et j’ordonnerais un nouveau procès.

Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella sont dissidents.

Procureur de l’appelant : Gil D. McKinnon, Vancouver.

Procureur de l’intimé : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Edmonton.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Fleming, Breen, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police : Perley‑Robertson, Hill & McDougall, Ottawa.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droit de garder le silence - Portée du droit de garder le silence avant le procès - Interaction entre la règle des confessions et le droit de garder le silence - Accusé inculpé de meurtre au deuxième degré détenu par la police - Accusé faisant des déclarations à la police pendant des interrogatoires après avoir invoqué à maintes reprises son droit constitutionnel de garder le silence - La police a-t-elle violé le droit de l’accusé de garder le silence? - La police aurait-elle dû cesser de tenter d’obtenir des aveux dès que l’accusé a invoqué son droit de garder le silence? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.

L’accusé a été arrêté pour le meurtre au deuxième degré d’un passant innocent tué par une balle perdue alors qu’il se tenait dans l’entrée d’un pub. Il a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés et a eu un entretien privé avec son avocat. Au cours de deux interrogatoires subséquents menés par la police, l’accusé a déclaré, à maintes reprises, qu’il ne voulait pas parler de l’épisode. Le policier qui l’interrogeait a persisté à tenter de l’amener à faire une déclaration. Bien qu’il n’ait jamais confessé le crime, l’accusé a fait un certain nombre d’aveux qui, combinés à d’autres éléments de preuve, sont par la suite devenus probants relativement à la question de l’identification au procès. Lors du voir‑dire visant à déterminer l’admissibilité des déclarations de l’accusé, le juge du procès a conclu, après avoir examiné l’ensemble des circonstances ayant entouré l’interrogatoire et l’aveu incriminant, que cet aveu avait été fait librement et ne résultait pas du fait que la police avait systématiquement détruit l’état d’esprit conscient de l’accusé ou compromis son droit de garder le silence. Le juge a considéré que la valeur probante des déclarations l’emportait sur leur effet préjudiciable et il a donc décidé que ces déclarations étaient admissibles. L’accusé a, par la suite, été déclaré coupable par un jury. La Cour d’appel a maintenu la décision du juge du procès et confirmé la déclaration de culpabilité. Tant devant la Cour d’appel que devant notre Cour, l’accusé n’a pas contesté les conclusions de fait du juge du procès ni sa conclusion que les déclarations étaient volontaires; son pourvoi ne porte que sur le droit de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte.

Arrêt (les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Deschamps, Charron et Rothstein : Il n’y a aucune erreur de droit dans l’approche adoptée par les tribunaux d’instance inférieure. Même si, autrefois, la règle des confessions s’attachait davantage à la fiabilité des confessions qu’à la protection contre l’auto‑incrimination, ce n’est plus le cas depuis l’entrée en vigueur de la Charte. L’interprétation large moderne de la règle des confessions inclut nettement le droit de la personne détenue de faire un choix utile quant à savoir si elle parlera ou non aux autorités de l’État. En ce qui concerne la question du caractère volontaire, comme dans tout examen distinct effectué en vertu de l’art. 7 au sujet d’une allégation de violation du droit de garder le silence, l’accent est mis sur le comportement de la police et sur l’incidence qu’il a eu sur la capacité de l’accusé d’user de son libre arbitre. Le critère est de nature objective, mais les caractéristiques individuelles de l’accusé constituent, de toute évidence, des facteurs pertinents pour appliquer ce critère objectif. Bien que la règle des confessions s’applique peu importe que le suspect soit détenu ou non, la common law reconnaissait, bien avant l’avènement de la Charte, que la situation du suspect est très différente après sa mise en détention. Après la mise en détention, les autorités de l’État ont la situation en main et le détenu, qui ne peut pas simplement s’esquiver, se trouve dans une position plus vulnérable. Le risque d’abus de pouvoir de la part des policiers est plus élevé. [8] [21] [32] [35-36]

Dans le contexte de l’interrogatoire d’un détenu par une personne qui est de toute évidence en situation d’autorité, une conclusion à l’existence du caractère volontaire sera déterminante quant à la question relative à l’art. 7 étant donné que, pour se prononcer sur le caractère volontaire, au sens où on l’entend de nos jours, le tribunal doit examiner si le détenu a été privé de son droit de garder le silence. En pareil cas, la règle des confessions subsume effectivement le droit constitutionnel de garder le silence du fait que les deux critères sont fonctionnellement équivalents. Il s’ensuit que, lorsqu’une déclaration a résisté à un examen approfondi du caractère volontaire, la demande fondée sur la Charte dans laquelle l’accusé allègue que cette déclaration a été obtenue en violation du droit de garder le silence avant le procès, garanti par l’art. 7, ne saurait être accueillie. À l’inverse, dans le cas où l’accusé peut démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la déclaration a été obtenue en violation de son droit constitutionnel de garder le silence, le ministère public sera incapable d’établir le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. Cependant, cela ne signifie pas que la protection résiduelle dont le droit de garder le silence bénéficie en vertu de l’art. 7 de la Charte ne complète pas la common law dans d’autres contextes. [8] [37] [39]

Il ne convient pas d’interdire strictement à la police d’interroger le détenu qui affirme ne pas vouloir lui parler. Une telle approche déborderait la protection accordée à la liberté de choix de l’individu tant par la common law que par la Charte. Qui plus est, elle ne tient pas compte de l’intérêt de l’État dans l’efficacité des enquêtes criminelles. L’équilibre crucial entre les intérêts de l’État et ceux de l’individu est au cœur de l’arrêt Hebert de notre Cour et des décisions subséquentes relatives à l’art. 7. Il n’y a aucune raison de déroger à ces principes reconnus. [6-7] [43] [45]

Tant en vertu des règles de la common law que de celles de la Charte, il se peut bien que la persistance des policiers à poursuivre un interrogatoire, malgré les affirmations répétées du détenu qu’il souhaite garder le silence, permette de faire valoir sérieusement que la déclaration obtenue par la suite ne résultait pas d’une libre volonté de parler aux autorités. Le juge du procès en l’espèce était très conscient de ce risque. La décision qu’il a rendue, en définitive, sur ce point est étayée par le dossier et commande la déférence. Il n’y a donc aucune raison de modifier sa décision sur la question de l’admissibilité. [47] [52]

Les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella (dissidents) : Les déclarations contestées ont été obtenues en violation du droit de garder le silence que l’art. 7 de la Charte garantit à l’accusé. L’interrogateur comprenait parfaitement que l’accusé avait choisi de ne pas parler à la police, mais il n’a pourtant pas tenu compte des revendications répétées de ce dernier de son droit de garder le silence. Dans sa recherche obstinée d’une confession « coûte que coûte », il a incité, subtilement mais indéniablement, l’accusé à repousser les conseils de son avocat. L’accusé a ainsi non seulement été privé de son droit de garder le silence, mais aussi, parallèlement, de l’avantage censé découler de son droit à l’assistance d’un avocat. Des détenus laissés seuls face à des interrogateurs qui persistent à passer outre à leurs revendications du droit de garder le silence et à leurs demandes de répit ont forcément l’impression que leur droit constitutionnel de garder le silence n’est d’aucune utilité pratique et qu’en fait ils n’ont pas d’autre choix que de répondre. Dans le cas où, comme en l’espèce, une personne se trouvant sous la domination ou le contrôle d’autrui a été amenée à conclure qu’il ne servirait à rien de continuer à résister, le fait qu’elle ait finalement cédé ne prouve ni l’existence d’un consentement véritable, ni celle d’une renonciation valide à l’exercice d’un droit. De plus, rien dans la jurisprudence de notre Cour ne permet à la police de presser des détenus de renoncer aux droits garantis par la Charte qu’ils ont clairement et résolument invoqués, ou d’en empêcher délibérément l’exercice efficace. Cela vaut tant pour le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat que pour celui de garder le silence. Bien que les détenus qui ont invoqué leur droit de garder le silence aient le droit de changer d’avis, on ne peut pas les contraindre à le faire en persistant à faire fi du choix qu’ils ont exprimé. Le droit de garder le silence, comme celui de recourir à l’assistance d’un avocat, est une promesse constitutionnelle qui doit être tenue. Aucune preuve ne vient appuyer la proposition selon laquelle le fait d’obliger la police à respecter le droit d’un détenu de garder le silence, dès qu’il a clairement été invoqué, aurait un « effet dévastateur » sur les enquêtes criminelles partout au pays. [59-60] [62] [66] [71] [81] [88] [95] [97] [99]

Le raisonnement qui sous‑tend la règle élargie des confessions adoptée dans l’arrêt Oickle diffère des objectifs de la Charte. Une confession peut être « volontaire » suivant la règle de common law tout en ayant été obtenue au moyen d’un acte de l’État qui contrevient à l’art. 7 de la Charte. De plus, il y a contravention à l’art. 7 lorsque, comme en l’espèce, un policier qui effectue un interrogatoire compromet la liberté du détenu de choisir de faire ou non une déclaration. Par conséquent, s’il est vrai qu’il existe un recoupement important entre la protection du droit de garder le silence offerte par la Charte et la règle des confessions reconnue en common law, ces principes doivent toutefois demeurer distincts en raison des objectifs différents qu’ils visent. L’approche téléologique indique clairement que le droit de garder le silence avant le procès, garanti par l’art. 7 de la Charte, n’est pas éclipsé par la règle de common law régissant les confessions qui est formulée dans l’arrêt Oickle. Une déclaration est admissible en common law lorsque le détenu était dans un état d’esprit conscient et que la confession ne résultait pas d’encouragements, d’une oppression ou de ruses policières qui choqueraient la collectivité. Toutefois, il est clair qu’une confession qui satisfait à ces critères de common law ne représente pas toujours un choix libre et utile pour les besoins de la Charte. Un choix auquel on a passé outre et qu’on a empêché de façon inéquitable de faire en poursuivant sans relâche un interrogatoire n’est ni libre ni utile. En l’espèce, les déclarations contestées ont été obtenues en contravention de l’art. 7 et auraient dû être écartées en application du par. 24(2) de la Charte. [73] [75] [77] [79] [99]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Singh

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Charron
Arrêts appliqués : R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151
R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38
arrêt approuvé : R. c. C.G., [2004] O.J. No. 229 (QL)
arrêts mentionnés : R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229
R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417
R. c. Whittle, [1994] 2 R.C.S. 914
R. c. Turcotte, [2005] 2 R.C.S. 519, 2005 CSC 50
Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640
Blackburn c. Alabama, 361 U.S. 199 (1960)
Boudreau c. The King, [1949] R.C.S. 262
R. c. Fitton, [1956] R.C.S. 958
R. c. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88
R. c. Grandinetti, [2005] 1 R.C.S. 27, 2005 CSC 5
R. c. Otis, [2000] R.J.Q. 2828.
Citée par le juge Fish (dissident)
R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151
R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38
Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157
R. c. Otis, [2000] R.J.Q. 2828
R. c. McKay (2003), 16 C.R. (6th) 347, 2003 MBQB 141
R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233
Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966)
Michigan c. Mosley, 423 U.S. 96 (1975)
Dickerson c. United States, 530 U.S. 428 (2000)
Timm c. La Reine, [1998] R.J.Q. 3000
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 10b), 24.
Doctrine citée
Delisle, Ronald Joseph, Don Stuart and David M. Tanovich. Evidence : Principles and Problems, 8th ed. Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007.
Marin, Ren— J. Admissibility of Statements, 9th ed. Aurora : Canada Law Book, 1996 (loose-leaf updated 2006, release 11).
Paciocco, David M., and Lee Stuesser. The Law of Evidence, 4th ed. Concord, Ont. : Irwin Law, 2005.
Wharton, Francis. Wharton’s Criminal Procedure, 14th ed. by N. Hollander et al. Eagan, Minn. : Thomson/West, 2002 (loose-leaf updated 2007).
Wigmore, John Henry. A Treatise on the Anglo-American System of Evidence in Trials at Common Law, 2nd ed. Boston : Little, Brown and Co., 1923.

Proposition de citation de la décision: R. c. Singh, 2007 CSC 48 (1 novembre 2007)


Origine de la décision
Date de la décision : 01/11/2007
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2007 CSC 48 ?
Numéro d'affaire : 31558
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-11-01;2007.csc.48 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award