COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Double N Earthmovers Ltd. c. Edmonton (Ville), [2007] 1 R.C.S. 116, 2007 CSC 3
Date : 20070125
Dossier : 30915
Entre :
Double N Earthmovers Ltd.
Appelante
et
Ville d’Edmonton et Sureway Construction of Alberta Ltd.
Intimées
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 75)
Motifs dissidents :
(par. 76 à 131)
Les juges Abella et Rothstein (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps et Fish)
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache et Binnie)
______________________________
Double N Earthmovers Ltd. c. Edmonton (Ville), [2007] 1 R.C.S. 116, 2007 CSC 3
Double N Earthmovers Ltd. Appelante
c.
Ville d’Edmonton et Sureway Construction of Alberta Ltd. Intimées
Répertorié : Double N Earthmovers Ltd. c. Edmonton (Ville)
Référence neutre : 2007 CSC 3.
No du greffe : 30915.
2006 : 16 juin; 2007 : 25 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges McFadyen, Russell et Berger) (2005), 41 Alta. L.R. (4th) 205, 363 A.R. 201, 6 M.P.L.R. (4th) 25, [2005] 10 W.W.R. 1, [2005] A.J. No. 221 (QL), 2005 ABCA 104, qui a confirmé une décision du juge Marceau (1998), 57 Alta. L.R. (3d) 288, 213 A.R. 81, [1998] 6 W.W.R. 486, [1998] A.J. No. 51 (QL), 1998 ABQB 31. Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie et Charron sont dissidents.
Brian A. Crane, c.r., et I. Samuel Kravinchuk, pour l’appelante.
Darrell Lopushinsky et David Woo, pour l’intimée la Ville d’Edmonton.
Shauna Miller, c.r., et Peter D. Banks, pour l’intimée Sureway Construction of Alberta Ltd.
Version française du jugement des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein rendu par
Les juges Abella et Rothstein —
I. Survol
1 Le présent pourvoi soulève un certain nombre de questions se rapportant aux principes directeurs qui régissent au Canada la formation des contrats A et B dans le cadre des appels d’offres depuis l’arrêt La Reine du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111.
2 L’appel d’offres est un mécanisme par lequel une partie (souvent le « propriétaire ») lance une invitation à présenter des soumissions en vue de la réalisation d’un projet donné. Si les parties veulent établir des liens contractuels, la soumission présentée en réponse à l’appel d’offres peut donner lieu à la formation d’un contrat A. En sollicitant des soumissions, le propriétaire offre d’examiner les soumissions qu’il reçoit et, s’il en accepte une, de conclure un contrat pour la réalisation du projet. Le soumissionnaire accepte cette offre en déposant une soumission conforme aux exigences formulées dans les documents d’appel d’offres. Les obligations et droits contractuels des parties au contrat A sont dictés par les conditions prévues expressément ou implicitement dans les documents d’appel d’offres.
3 La soumission constitue également une offre en vue de la formation du contrat B, c’est‑à‑dire le contrat portant sur la réalisation du projet visé par l’appel d’offres. Si elle est acceptée, les conditions de l’appel d’offres et les modalités de la soumission deviennent les conditions du contrat B.
4 En l’espèce, le litige découle de circonstances survenues il y a 20 ans à la suite d’un appel d’offres que la ville d’Edmonton (« Ville ») a lancé en vue de l’adjudication d’un contrat de 30 mois pour la fourniture de machines et de conducteurs pour déplacer les déchets à la décharge. Selon les documents d’appel d’offres de la Ville, les machines doivent être des modèles 1980 ou plus récents.
5 La Ville a adjugé le contrat à Sureway Construction of Alberta Ltd., mais elle lui a permis d’utiliser des machines antérieures à 1980. De ce fait, Double N Earthmovers Ltd., soumissionnaire rival, a poursuivi la Ville, soutenant que celle‑ci avait manqué, à plusieurs égards, à ses obligations envers elle au titre du contrat A et qu’elle avait donc droit aux profits qu’elle aurait réalisés si le contrat lui avait été adjugé.
6 Comme les tribunaux de première instance et d’appel, nous ne jugeons pas convaincants les arguments de Double N.
II. Faits
7 En juin 1986, la Ville a lancé un appel d’offres en vue de l’adjudication d’un contrat de 30 mois pour la fourniture de machines et de conducteurs pour déplacer les déchets à la décharge. Au départ, elle a demandé quatre machines, mais elle a finalement adjugé le contrat pour les trois premières seulement.
8 Les documents d’appel d’offres comprennent un formulaire de soumission de quatre pages, daté du 9 juin 1986, ainsi que trois pages qui, dans le formulaire de soumission, sont appelées « cahier des charges ci‑joint » et dans lesquelles sont stipulées les exigences relatives aux machines.
9 Le formulaire de soumission fait état d’un certain nombre d’exigences, qui peuvent être résumées ainsi :
(1) Toutes les machines doivent être des modèles 1980 ou plus récents.
(2) Les machines 1 et 2 doivent être des « bouteurs Caterpillar D8K/D8L ou l’équivalent ».
(3) La machine 3 doit être une « décapeuse automotrice Caterpillar 627B ou l’équivalent ».
(4) Toutes les machines doivent être conformes au « cahier des charges ci‑joint ».
(5) Seules les soumissions des entrepreneurs locaux de la Ville seront prises en considération.
(6) Il faut joindre un cautionnement de soumission de 100 000 $.
10 Au verso du formulaire de soumission figurent certaines des « Conditions de l’appel d’offres », dont nous mentionnerons les clauses pertinentes dans l’analyse qui suit.
11 De plus, le « cahier des charges ci‑joint » précise les diverses exigences applicables au titre des machines. Il y est répété que celles‑ci doivent être des modèles 1980 ou plus récents. Les exigences susmentionnées requéraient également que les soumissionnaires donnent :
[traduction] . . . tous les renseignements suivants pour CHACUNE des machines :
a. Marque
b. Modèle
c. Numéro de série
d. Année de fabrication
e. Numéro d’enregistrement délivré par la ville d’Edmonton
f. Tarif horaire
12 Six soumissions ont été présentées. Elles ont été ouvertes par la Ville le 25 juin 1986. Chacune proposait un tarif horaire pour chaque machine indiquée dans la soumission.
13 Dans sa soumission, Sureway a donné les renseignements suivants pour les trois premières machines :
[traduction]
Machine 1 a) Caterpillar [bouteur] 85,84 $ l’heure
b) D8K
c) 77V11997
d) 1980
e) D0‑0060
Machine 2 a) Caterpillar [bouteur] 85,84 $ l’heure
b) D8K
c) 77V7369
d) 1977 ou machine de location de 1980
e) D0‑261
Machine 3 a) Caterpillar [décapeuse automotrice] 124,12 $ l’heure
b) 627B
c) 15S1373
d) 1980
e) MS‑030
14 Pour la machine 1, Sureway a indiqué 1980 comme année de fabrication; or, selon le numéro de série et le numéro d’enregistrement délivré par la Ville qui ont été fournis, il s’agirait en fait d’un bouteur Caterpillar de 1979. Quant à la machine 2, le numéro de série et le numéro d’enregistrement délivré par la Ville qui ont été fournis correspondent en fait à ceux d’un bouteur Caterpillar de 1977.
15 Après l’ouverture des soumissions, la Ville a évalué le prix total de chacune en multipliant le nombre estimatif d’heures d’utilisation de chaque machine pendant la durée du contrat par les tarifs horaires indiqués dans les soumissions. C’est ainsi qu’elle a dressé la liste des quatre soumissionnaires les moins‑disants : par ordre croissant, Kerna Construction Ltd., Twin City Equipment Ltd., Sureway et Double N. Peu après l’ouverture des soumissions, Kerna a été écartée, car ce n’était pas un entrepreneur de la Ville.
16 Le 7 juillet 1986 ou vers cette date, la Ville a entamé des négociations distinctes avec Double N, Sureway et Twin City. Toutefois, comme Twin City n’avait pas joint à sa soumission un cautionnement de soumission, elle a été également écartée peu après.
17 Il restait donc les soumissions de Sureway et de Double N. Celle de Sureway était plus basse.
18 Sureway a été informée par la Ville qu’elle obtiendrait « probablement » le contrat si elle pouvait fournir la machine 3, la décapeuse automotrice, au même tarif que Twin City. C’est ainsi que Sureway a réduit son tarif pour cette machine.
19 Lors de sa rencontre avec les représentants de la Ville, Double N a également accepté de réduire son tarif. Toutefois, selon le témoignage d’un représentant de la Ville, sa soumission, même une fois révisée, était quand même plus élevée que celle de Sureway.
20 Selon le représentant de Double N, Sureway ne possédait aucune machine de modèle 1980 ou plus récent. Il a fait part de ses soupçons à la Ville le 7 juillet 1986 et à plusieurs occasions auparavant. Les représentants de la Ville ont répondu que, comme Sureway avait proposé des machines de 1980 dans sa soumission, la Ville serait en droit d’exiger qu’elle fournisse des machines de 1980.
21 Le 18 août 1986, le comité exécutif de la Ville a approuvé l’adjudication du contrat à Sureway. Un bon de commande lui a été délivré le jour même. Les travaux devaient commencer le 1er septembre 1986.
22 Sureway devait enregistrer ses machines auprès de la Ville avant la date de début des travaux fixée au 1er septembre pour que celle‑ci puisse ouvrir un compte pour elle. Le 28 août, les représentants de Sureway ont tenté d’enregistrer comme machines 1 et 2 du contrat des bouteurs de 1979 et 1977.
23 Les représentants de la Ville ont alors convoqué Sureway à une rencontre le 29 août. Selon la preuve, ils étaient très mécontents que Sureway ait voulu enregistrer des machines antérieures à 1980. Comme l’a déclaré le juge de première instance, [traduction] « les propos tenus [par les représentants de la Ville] et enregistrés à la rencontre du 29 août montrent clairement que ceux‑ci [. . .] croyaient avoir conclu un contrat portant sur des modèles 1980 ou plus récents » ((1998), 57 Alta. L.R. (3d) 288, 1998 ABQB 31, par. 53).
24 À la rencontre du 29 août, les représentants de la Ville ont souligné que les machines devaient être des modèles 1980, et Sureway a accepté de remplacer les siennes par des modèles 1980 dans un délai de 30 jours. Ces renseignements sont consignés dans des notes de service des représentants de la Ville.
25 Toutefois, dans une lettre ultérieure du 5 septembre, Sureway a fait savoir qu’elle avait [traduction] « examiné toutes les possibilités » et qu’elle fournirait la machine de 1979 indiquée dans ses documents de soumission. La Ville n’a pas insisté. Il ressort d’une note interne du 9 septembre que les représentants de la Ville ont décidé de [traduction] « laisser dormir la question ».
26 En octobre 1986, Sureway a fait l’acquisition d’un bouteur de 1980. Elle a cependant effectué certains des travaux avec des machines antérieures à 1980 pendant la durée du contrat de 30 mois.
27 Double N a poursuivi la Ville pour rupture de contrat. Celle‑ci a alors impliqué Sureway dans la poursuite par voie d’avis de mise en cause.
28 Au procès, le juge Marceau a rejeté les allégations de Double N. À son avis, la soumission de Sureway était conforme et le contrat B a été formé lorsque la Ville a accepté la soumission de Sureway le 18 août 1986. Selon lui, la Ville n’avait aucunement l’obligation de vérifier la soumission de Sureway et elle n’a pas enfreint le contrat A avec Double N en permettant à Sureway, après avoir accepté la soumission de celle‑ci, d’utiliser des machines antérieures à 1980. De l’avis du juge de première instance, tous les contrats A se sont éteints au moment de la formation en bonne et due forme du contrat B avec Sureway, et la Ville ne saurait être tenue responsable envers Double N pour ses transactions avec Sureway après la formation du contrat B.
29 Double N a interjeté appel devant la Cour d’appel de l’Alberta, qui a rejeté son appel à l’unanimité : (2005), 41 Alta. L.R. (4th) 205, 2005 ABCA 104. Le juge Russell, au nom de la cour, convient avec le juge de première instance que la soumission de Sureway était conforme à première vue et que le propriétaire n’a pas l’obligation de vérifier des soupçons de non‑conformité. Il a également rejeté l’argument de Double N que la conclusion du contrat B entre la Ville et le soumissionnaire conforme peut ne pas libérer la Ville de ses obligations au titre du contrat A envers un soumissionnaire non retenu.
III. Analyse
30 Comme la Cour l’a réitéré dans M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, et Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60, les conditions stipulées expressément dans les documents d’appel d’offres régissent le contrat A. Toutefois, le contrat A peut aussi contenir des conditions implicites si elles satisfont au critère énoncé à cet égard par la Cour dans Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711 (par. 27 de M.J.B. Enterprises). Les conditions implicites peuvent être fondées sur l’existence de l’un des éléments suivants : (1) la coutume; (2) les particularités juridiques d’une catégorie ou d’un type particulier de contrats; (3) l’existence d’une intention présumée des parties, lorsque la condition est nécessaire pour donner à un contrat de l’efficacité commerciale.
31 Dans M.J.B. Enterprises, le juge Iacobucci a examiné l’application du troisième volet de ce critère à l’appel d’offres :
Ce qui importe [. . .] c’est l’accent mis sur l’intention des parties elles‑mêmes. Lorsqu’elle est appelée à se pencher effectivement sur des conditions implicites, la Cour doit se garder de chercher à déterminer l’intention de parties raisonnables. C’est pourquoi l’introduction de la condition implicite doit aller de pair avec un certain degré d’évidence et qu’en présence d’une preuve d’intention contraire de la part de l’une ou l’autre des parties, l’on ne peut conclure à l’existence d’une condition implicite sur ce fondement. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis; par. 29.]
Appliquant ces principes, la Cour a reconnu dans M.J.B. Enterprises que le contrat A comportait la condition implicite que le propriétaire accepterait uniquement une soumission conforme.
32 Dans Martel, la Cour a reconnu qu’il y avait aussi une obligation implicite de la part des propriétaires de traiter tous les soumissionnaires « équitablement et sur un pied d’égalité ». Cette obligation implicite comportait le degré d’« évidence » jugé nécessaire dans Société hôtelière Canadien Pacifique, puisqu’il est peu probable que des entrepreneurs investissent temps et argent dans une soumission s’ils ne s’attendent pas à ce que toutes les soumissions soient traitées équitablement : Martel, par. 88.
33 Sureway et la Ville reconnaissent que Double N a présenté une soumission conforme aux exigences de l’appel d’offres et qu’il y a donc eu formation du contrat A entre la Ville et Double N.
34 Devant la Cour, Double N a soutenu que la Ville avait manqué à ses obligations envers elle au titre du contrat A :
(1) en acceptant la soumission non conforme de Sureway;
(2) en ne vérifiant pas la soumission de Sureway;
(3) en se livrant à un marchandage de soumission inadmissible;
(4) en adjugeant le contrat à Sureway à des conditions autres que celles figurant dans les documents d’appel d’offres;
(5) en permettant à Sureway de fournir des machines antérieures à 1980.
A. La Ville a‑t‑elle accepté une soumission non conforme?
35 Pour ce qui est de la conformité de la soumission de Sureway, Double N semble avoir fondé son argumentation devant les tribunaux d’instance inférieure uniquement sur le fait que Sureway a indiqué 1980, au lieu de 1979, comme date de fabrication pour la machine 1. Selon ce qui ressort de sa soumission, Sureway s’est engagée à fournir comme machine 1 un Caterpillar D8K de 1980. C’est ce que la Ville a accepté lorsqu’elle lui a délivré le bon de commande. Sureway était tenue, selon les modalités de sa soumission, de fournir une machine de 1980, et la Ville pouvait exiger l’exécution de cette obligation. Double N ne peut soutenir que la machine 1 dans la soumission de Sureway n’était pas conforme.
36 Devant la Cour, l’argumentation de Double N est axée sur la machine 2 indiquée dans la soumission de Sureway. À cet égard, Sureway s’est engagée à fournir une machine de « 1977 ou machine de location de 1980 ». Selon l’interprétation de Double N, Sureway a offert deux possibilités à la Ville dans sa soumission, ce qui, comme semble le reconnaître Double N, n’était pas interdit d’après les documents d’appel d’offres. Double N soutient que non seulement la machine de 1977 n’était pas conforme de prime abord, mais encore que la machine de remplacement de 1980 ne l’était pas non plus puisque la soumission n’indiquait pas pour cette machine les renseignements qui étaient demandés pour chaque machine.
37 Il faut examiner l’offre de Sureway — fournir une « machine de location de 1980 » — , selon l’ensemble des renseignements fournis pour la machine 2. Il devient alors évident que la marque, le modèle et le tarif horaire donnés par Sureway se rapportent à la machine de location de 1980. Par conséquent, celle‑ci devait être, à première vue, un Caterpillar D8K de 1980 offert au tarif horaire de 85,84 $. Cependant, comme Sureway a indiqué dans sa soumission qu’elle louerait la machine si sa soumission était acceptée, le numéro de série et le numéro d’enregistrement délivré par la Ville indiqués pour la machine 2 ne pouvaient s’appliquer.
38 Il est précisé dans les documents d’appel d’offres qu’il faut fournir, pour chaque machine indiquée dans la soumission, le numéro de série et le numéro d’enregistrement délivré par la Ville. La clause 17 des Conditions de l’appel d’offres est ainsi libellée :
[traduction] Avis est donné aux soumissionnaires que toutes les instructions aux soumissionnaires et les Conditions de l’appel d’offres (auxquelles s’ajoutent les renseignements ci‑joints) doivent être respectées à la lettre et tout manquement, même partiel, peut entraîner le rejet de la soumission en question. [Nous soulignons.]
39 Ainsi, les soumissionnaires savaient que les manquements aux exigences de l’appel d’offres n’entraîneraient pas tous le rejet de leur soumission. Il faut interpréter la clause 17 dans le contexte de la clause 7, qui autorise la Ville à [traduction] « accepter tout vice de forme » dans une soumission :
[traduction] La Ville se réserve le droit de rejeter toute soumission et d’accepter tout vice de forme y figurant pour adjuger le contrat par article ou catégorie. La soumission la plus basse ou toute autre soumission ne sera pas nécessairement retenue.
40 À notre avis, l’absence de numéros de série et d’enregistrement pour la machine de location constitue précisément le type de vice de forme dont il est question dans la clause 7.
41 En général, un vice de forme n’aurait pas d’incidence importante sur le prix ou l’exécution du contrat B. On ne peut dire que l’absence de numéros de série et d’enregistrement a une incidence importante sur le prix ou l’exécution du contrat B. En l’espèce, il aurait été manifeste pour les soumissionnaires que l’obligation de fournir les numéros de série et d’enregistrement ne constituait pas une condition essentielle des documents d’appel d’offres et qu’elle pouvait donc faire l’objet d’une dispense de la part de la Ville. La raison en est qu’il aurait été impossible pour les soumissionnaires de fournir pour la machine 4 un numéro d’enregistrement délivré par la Ville, car celle‑ci n’avait jamais auparavant enregistré de machine de ce type. En fait, il ressort de la preuve que les représentants de la Ville ne considéraient pas comme une condition essentielle de l’appel d’offres l’obligation de fournir les numéros de série et d’enregistrement. Selon le témoignage d’un représentant de la Ville, la demande de détails sur les machines avait pour seul but de lui permettre de plus facilement avoir accès aux renseignements les concernant et procéder à l’enregistrement, après l’acceptation d’une soumission.
42 Double N a soutenu que la soumission de Sureway concernant la machine de location de 1980, [traduction] « n’est en fait que l’affirmation que “Sureway se conformera aux exigences” ». Mais c’est la nature même de l’appel d’offres; il s’agit de l’engagement de se conformer aux modalités de la soumission. Selon notre interprétation, les documents d’appel d’offres n’empêchent pas la Ville d’accepter la promesse de fournir une machine de location, voire une machine qui n’a pas encore été enregistrée auprès de la Ville.
43 Le bon de commande de la Ville représente son acceptation. La Ville y a spécifié l’acceptation de trois machines et déclaré : [traduction] « Toutes les machines susmentionnées doivent être conformes au cahier des charges déjà présenté » et « Toutes les conditions du cahier des charges de l’appel d’offres du 9 juin 1986 s’appliquent. » Étant donné que le formulaire de soumission du 9 juin 1986 précisait que toutes les machines devaient être des modèles 1980 ou plus récents, nous estimons que le bon de commande peut être considéré comme l’acceptation par la Ville de la machine de location de 1980 que Sureway a proposée comme machine 2 dans sa soumission. Le propriétaire qui accepte seulement une option conforme offerte par un soumissionnaire ne manque pas à son obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement.
44 Par ailleurs, selon les conditions stipulées expressément dans les documents d’appel d’offres, la Ville avait le droit d’accepter une soumission en partie seulement. La clause 7, énoncée ci‑dessus, donnait à la Ville le droit d’adjudication par article ou catégorie. En outre, le formulaire de soumission renfermait des indications selon lesquelles la Ville n’accepterait pas nécessairement toutes les machines proposées par un soumissionnaire :
[traduction] Les machines 1, 2 et/ou 4 doivent être fournies par le même entrepreneur.
La préférence peut être accordée à l’entrepreneur qui est en mesure de fournir l’ensemble des machines demandées.
La Ville a exercé son pouvoir d’adjudication par article ou catégorie en refusant de passer un contrat pour la machine 4. Nous estimons qu’il était de son droit d’adjudication par article ou catégorie de choisir la machine de location de 1980 conforme proposée par Sureway.
45 Pour ces motifs, nous concluons que la Ville n’a pas manqué à ses obligations envers Double N en acceptant la soumission de Sureway pour les machines 1, 2 et 3.
B. La Ville avait‑elle l’obligation de vérifier la soumission de Sureway?
46 Double N soutient que la Ville avait l’obligation de vérifier si les machines proposées par Sureway étaient vraiment conformes aux exigences de la Ville. Elle fait valoir que la vérification dans la base de données de la Ville du numéro de série fourni pour la machine 1 aurait révélé que celle‑ci a été en fait fabriquée en 1979 et non en 1980. Selon Double N, [traduction] « [p]our que les soumissionnaires soient traités équitablement et sur un pied d’égalité, il faudrait que les dossiers pertinents détenus par la Ville soient examinés lors de l’évaluation des soumissions. » En outre, Double N a soutenu que ses plaintes ont permis à la Ville de prendre conscience de la nécessité de vérifier les machines proposées par Sureway.
47 Pour démontrer l’existence de l’obligation de procéder à une vérification, Double N a signalé le droit de la Ville d’inspecter le matériel, lequel est prévu dans les documents d’appel d’offres. La clause 11 des Exigences relatives aux machines dispose :
[traduction] Inspection : Toute machine proposée peut faire l’objet d’une inspection [. . .] visant à vérifier si elle est conforme aux normes de sécurité, si elle est adaptée pour être utilisée à la décharge et si les conditions de l’accord de location de la machine sont respectées.
Cette clause prévoit toutefois le droit, mais non l’obligation, de procéder à une inspection. En outre, le type d’inspection qui y est envisagée ne révélerait pas nécessairement la date de fabrication du modèle. Ainsi, cette clause n’aide en rien Double N.
48 Double N a également mentionné la clause 9 des Conditions de l’appel d’offres, qui prévoit :
[traduction] Le matériel fourni aux termes du présent appel d’offres demeure la propriété du soumissionnaire retenu jusqu’à ce qu’il y ait inspection et utilisation du matériel et/ou du service et que la Ville les juge satisfaisants. Ils doivent être conformes aux conditions stipulées dans les présentes, respecter en tous points le cahier des charges et être de la plus haute qualité. Si elle juge inacceptables ou non conformes au cahier des charges le matériel et/ou le service qui lui sont fournis, la Ville se réserve le droit d’annuler la commande, en tout ou en partie, sur avis écrit au soumissionnaire retenu, et de lui retourner, aux frais de ce dernier, le produit ou une partie du produit. [Nous soulignons.]
Là encore, il ne faut pas confondre conférer le droit d’inspecter et imposer l’obligation de procéder à une vérification. En outre, la clause 9 est libellée de manière à permettre l’annulation d’un bon de commande, ce qui laisse entendre que c’est seulement après l’adjudication du contrat qu’on vérifie si le matériel proposé est conforme au cahier des charges.
49 Comme il n’y avait pas d’obligation expresse de vérifier, avant l’acceptation de la soumission, les machines proposées, il faut se demander s’il existe une obligation implicite de le faire.
50 À notre avis, le propriétaire n’est pas implicitement tenu de vérifier si les soumissionnaires respecteront vraiment les engagements qu’ils ont pris dans leur soumission. Nous approuvons le commentaire suivant fait par le juge Russell au nom de la Cour d’appel :
[traduction] Imposer aux propriétaires l’obligation de vérifier si les soumissionnaires respecteront les modalités de leurs soumissions aurait pour effet de gêner le bon fonctionnement du mécanisme d’appel d’offres et d’y faire obstacle finalement en créant des incertitudes fâcheuses. [par. 36]
51 L’idée que le propriétaire doit vérifier les soumissions est bien loin de comporter le degré d’« évidence » nécessaire pour faire partie des intentions présumées des « parties elles‑mêmes » (M.J.B. Enterprises, par. 29 (soulignement omis)). Les parties n’ont aucune raison de s’attendre à ce que le propriétaire vérifie si un soumissionnaire se conformera aux exigences puisque chaque soumissionnaire y est tenu en droit en cas d’acceptation de sa soumission. Il importe peu que le soumissionnaire puisse ou non, au moment de la présentation de sa soumission, respecter ses engagements étant donné qu’il a l’obligation en droit de le faire au moment de l’acceptation de sa soumission.
52 L’obligation de traiter tous les soumissionnaires « équitablement et sur un pied d’égalité » a été reconnue dans Martel, en partie parce qu’elle a été jugée « compatible avec l’objectif de protéger et de promouvoir l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres » (par. 88 (nous soulignons)). Double N insiste plutôt sur l’intégrité des soumissionnaires. Quant au mécanisme d’appel d’offres, il est entièrement protégé par l’obligation de traiter toutes les soumissions équitablement. Le meilleur moyen pour le propriétaire de s’assurer que toutes les soumissions sont traitées de façon équitable est de les évaluer d’après leur contenu réel et non en fonction des renseignements révélés ultérieurement.
53 Enfin, contrairement à ce qu’a laissé entendre Double N, les allégations des soumissionnaires rivaux ne contraignent pas les propriétaires à vérifier les autres soumissions. Une telle pratique encouragerait des attaques injustifiées et injustes de la part de soumissionnaires rivaux et amènerait les propriétaires à traiter les soumissionnaires de manière inéquitable. L’intégrité du mécanisme d’appel d’offres s’en trouverait compromise au lieu d’être affermie.
54 Pour ces motifs, nous concluons que la Ville n’a pas manqué à ses obligations envers Double N en ne vérifiant pas la soumission de Sureway.
C. La Ville s’est‑elle livrée à un « marchandage de soumissions » inadmissible?
55 Double N soutient que les négociations que la Ville a entreprises avec elle et Sureway avant l’adjudication du contrat constituent en fait du marchandage de soumissions. À son avis, ces négociations ont suffisamment entaché le mécanisme pour qu’il soit annulé. Comme elle a soulevé cet argument pour la première fois devant la Cour, nous ne pouvons nous inspirer des conclusions tirées par les instances inférieures.
56 Dans Naylor Group Inc. c. Ellis‑Don Construction Ltd., [2001] 2 R.C.S. 943, 2001 CSC 58, par. 9, la Cour a cité la définition suivante du marchandage de soumissions :
. . . le [traduction] « marchandage de soumissions consiste à solliciter une soumission auprès d’un entrepreneur avec lequel on n’a pas l’intention de traiter, et à utiliser ou à divulguer ensuite cette soumission dans le but d’inciter les entrepreneurs avec lesquels on a effectivement l’intention de traiter à baisser leurs prix » . . .
D’autres tribunaux ont donné une définition plus générale du marchandage de soumissions, le décrivant comme [traduction] « la pratique de l’administration adjudicative d’utiliser, ouvertement ou non, comme outils de négociation avant l’adjudication du contrat de construction les soumissions reçues » : voir Stanco Projects Ltd. c. British Columbia (Ministry of Water, Land and Air Protection) (2004), 242 D.L.R. (4th) 720, 2004 BCSC 1038, par. 100, conf. par (2006), 266 D.L.R. (4th) 20, 2006 BCCA 246.
57 À l’appui de son argument que les documents d’appel d’offres interdisent ce qui s’est passé, Double N a cité les propos suivants du juge Iacobucci dans M.J.B. Enterprises : « L’idée qui sous‑tend l’appel d’offres, ainsi qu’il ressort de ces documents, c’est de remplacer la négociation par la concurrence » (par. 41). Il ressort toutefois clairement de cet arrêt que les documents d’appel d’offres déterminent la portée des obligations contractuelles des parties à un appel d’offres et les observations du juge Iacobucci reposaient sur les documents particuliers visés dans cette affaire.
58 Par contre, en l’espèce, les documents indiquent clairement qu’il y aurait certaines négociations. En effet, la clause 25 prévoit :
[traduction] Aucun changement ne pourra être apporté aux soumissions après leur ouverture, à moins d’avoir été négocié avec le soumissionnaire ayant présenté la soumission jugée la plus basse.
59 L’expression « soumission jugée la plus basse » n’est pas définie dans les documents d’appel d’offres. Toutefois, elle ne peut pas, comme l’a soutenu de vive voix Double N, se rapporter uniquement à une soumission qui a été acceptée. En effet, si telle avait été l’intention, il aurait été simple de le préciser expressément dans la condition. Au contraire, la clause 25 précise à quel moment il ne sera plus possible de modifier les soumissions, soit « après leur ouverture », et dans quel contexte, soit la période de soumission et non la période ultérieure à leur acceptation. Des changements négociés peuvent être apportés après l’acceptation de la soumission, mais la clause n’empêche certes pas de négocier des changements avant que les obligations ne lient les parties, moment où il serait plus vraisemblable que de telles négociations aient lieu. En l’absence de définition, l’expression « soumission jugée la plus basse » s’entend, compte tenu de l’exigence implicite que la Ville accepte uniquement les soumissions conformes, de l’offre de fournir des machines conformes au prix total jugé le plus bas suivant l’évaluation.
60 Par conséquent, selon la clause 25, la Ville a expressément le droit de négocier avec Sureway, le soumissionnaire le moins‑disant qui offre des machines conformes après l’évaluation initiale effectuée par la Ville. Celle‑ci n’a pas enfreint le contrat A avec Double N en exerçant un droit que lui confère expressément la clause 25.
61 S’il y a lieu de critiquer la Ville, c’est non pas à cause de ses négociations avec Sureway, mais plutôt à cause de ses négociations avec Double N. En effet, étant donné que Double N n’était pas le soumissionnaire le moins‑disant, on peut soutenir que la Ville n’aurait pas dû négocier avec elle. Toutefois, comme Double N n’a pas de raison de se plaindre d’un manquement dont elle a tiré profit, ce manquement ne peut lui être utile.
D. La Ville a‑t‑elle adjugé le contrat à Sureway à des conditions autres que celles énoncées dans les documents d’appel d’offres?
62 Double N a soutenu qu’en raison de la tromperie de Sureway relativement à la machine 1, Sureway et la Ville n’ont pu conclure le contrat B le jour où celle‑ci a accepté la soumission de Sureway. C’est seulement lorsque la Ville a décidé par la suite de permettre à Sureway de fournir le modèle 1979 qu’il y a eu consentement sur un même objet entre les parties. Ainsi, la Ville a adjugé à Sureway un contrat qui différait de celui visé par l’appel d’offres et aurait donc manqué à ses obligations envers Double N au titre du contrat A.
63 Dans sa soumission, Sureway a indiqué que la machine 1 était un Caterpillar D8K de 1980, alors qu’il s’agissait en fait d’un modèle 1979. Selon le juge de première instance, Sureway a recouru à la tromperie pour faire croire à la Ville que sa soumission était conforme, puis a tenté de la convaincre de lui permettre, après l’acceptation de sa soumission, de fournir une machine antérieure à 1980.
64 Comme le juge Estey l’a expliqué dans Ron Engineering, le soumissionnaire a pour obligation première de former un contrat B aux conditions proposées si le propriétaire accepte sa soumission. L’élément fondamental de cette obligation est que le propriétaire pourra exiger de l’entrepreneur qu’il respecte les conditions de l’appel d’offres et les modalités de sa soumission, lesquelles forment automatiquement le contrat B.
65 Au moment où sa soumission a été acceptée par la Ville, Sureway s’était engagée à fournir un Caterpillar D8K de 1980 et c’est ce qu’elle était tenue de fournir. Même si le juge de première instance a conclu que Sureway avait recouru à la tromperie, ce sont les intentions de Sureway au moment de l’acceptation de sa soumission qui sont pertinentes. Comme le mentionnent I. Goldsmith et T. G. Heintzman dans Goldsmith on Canadian Building Contracts (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 1‑15, [traduction] « L’intention d’être lié par contrat est le facteur déterminant, mais il ne peut s’agir d’une intention unilatérale, dissimulée à l’autre partie. L’intention pertinente est celle que la partie en cause fait connaître à l’autre partie, par ses paroles ou ses gestes, et non une intention cachée qu’elle a dissimulée aux confins de son esprit. »
66 Il importe de noter que le juge de première instance a conclu que la Ville ne s’est rendu compte de la tromperie de Sureway qu’après avoir accepté sa soumission. Selon ses dires, [traduction] « personne à la Ville n’a su en fait avant le 28 ou 29 août 1986, soit après l’adjudication du contrat à Sureway, que celle‑ci proposait de fournir un modèle 1979 » (par. 27). Par conséquent, la Ville et Sureway n’ont pas agi de connivence pour passer outre aux conditions de l’appel d’offres.
67 Pour ces motifs, nous concluons que la Ville n’a pas passé un contrat comportant des conditions autres que celles énoncées dans les documents d’appel d’offres et n’a donc pas manqué à ses obligations envers Double N.
E. La Ville a‑t‑elle manqué à ses obligations envers Double N en permettant à Sureway de fournir des machines antérieures à 1980?
68 Double N a soutenu subsidiairement que, si la Ville a passé le contrat B avec Sureway le 18 août 1986, elle a manqué à ses obligations envers elle au titre du contrat A en permettant à Sureway de fournir des machines antérieures à 1980, levant ainsi une condition fondamentale du contrat B. Selon Double N, la Ville avait, dans les circonstances, l’obligation d’exiger de Sureway qu’elle respecte ses engagements, sinon d’exercer son droit prévu à la clause 9 d’annuler le contrat avec Sureway et soit de lancer un nouvel appel d’offres, soit de renoncer au contrat ou d’adjuger le contrat à Double N en tant que prochain soumissionnaire offrant le plus bas prix.
69 Cet argument repose sur la thèse que la formation du contrat B entre le soumissionnaire retenu et le propriétaire ne libère pas ce dernier de ses obligations envers les soumissionnaires non retenus au titre du contrat A, en particulier de son obligation implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement. Nous ne souscrivons pas à cette thèse.
70 Dans Ron Engineering, le contrat A rendait exécutoire une condition expresse des documents d’appel d’offres, qui stipulait que la révocation d’une soumission pouvait entraîner la confiscation du dépôt de soumission. Cette stipulation découlait de la nécessité de garantir aux propriétaires et aux soumissionnaires la certitude à laquelle ils étaient en droit de s’attendre — les propriétaires avaient besoin de la certitude que leur procurent les soumissions irrévocables, garanties par dépôt. Les obligations synallagmatiques des propriétaires, implicites dans M.J.B. Enterprises et Martel, résultent de l’attente des soumissionnaires qui acceptent d’investir le temps et l’argent nécessaires à la préparation d’une soumission qu’ils soient tous traités équitablement et sur un pied d’égalité par les propriétaires lors de l’évaluation des soumissions et de l’adjudication du contrat B.
71 Ce dont se plaint Double N (la levée par la Ville de l’exigence de fournir un modèle 1980) est survenu après la formation du contrat B. Le contrat A est exécuté dès lors que le propriétaire procède à une évaluation équitable et passe un contrat B fondé sur les conditions énoncées dans les documents d’appel d’offres. Ainsi, le propriétaire est entièrement libéré de ses obligations envers les soumissionnaires non retenus. Le contrat B est un contrat distinct qui ne s’applique pas aux soumissionnaires non retenus. Dans Ron Engineering, le juge Estey a déclaré qu’« il faut préserver l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres chaque fois qu’il est possible de le faire en vertu du droit des contrats » (p. 121 (nous soulignons)). En droit des contrats, Double N ne peut exiger l’annulation d’un contrat auquel elle n’est pas partie, dans le but de préserver l’intégrité d’un mécanisme d’appel d’offres qui, par définition, a pris fin au moment de la formation du contrat B.
72 Si l’une des parties au contrat B ne respecte pas ses engagements, l’autre partie peut invoquer les droits et recours qui s’offrent à elle aux termes du contrat et en common law. Les soumissionnaires peuvent être tenus de respecter leurs engagements, sinon le propriétaire peut avoir le droit d’annuler le contrat. Ce sont ces recours qui servent de mesures dissuasives contre la présentation de soumissions trompeuses, puisque, en l’absence de collusion, les soumissionnaires ne peuvent savoir comment le propriétaire réagira. Si le propriétaire estime qu’il est dans son intérêt de lever une condition du contrat, il a le droit contractuel de le faire, sauf stipulation contraire dans le contrat. En l’espèce, la clause 9 confère à la Ville le droit d’annuler le contrat si le soumissionnaire retenu ne se conforme pas au cahier des charges, mais elle ne lui impose pas l’obligation de l’annuler.
73 Enfin, nous estimons qu’il existe de bonnes raisons de principe pour rejeter la position de Double N. L’observation du juge Russell au par. 56 est particulièrement pertinente :
[traduction] . . . les parties au contrat B pourraient faire l’objet d’une surveillance constante de la part des autres soumissionnaires, qui pourraient contester toute dérogation aux conditions initiales du contrat A et ultimement gêner le bon fonctionnement du mécanisme d’appel d’offres en général et créer de l’incertitude relativement au contrat B.
IV. Conclusion
74 Nous jugeons que la soumission de Double N a été traitée équitablement tout au long de l’appel d’offres. La soumission de Sureway proposait des machines à première vue conformes et elle pouvait être acceptée par la Ville. Celle‑ci ne s’est pas rendu compte de la tromperie de Sureway avant d’accepter sa soumission ni n’a agi de connivence avec elle durant l’appel d’offres de manière à traiter les autres soumissionnaires injustement. Une fois que la Ville a accepté l’offre de Sureway de lui fournir des machines conformes, la violation de cet engagement de la part de Sureway est une question qui ne regarde que ces deux parties. La Ville pouvait prendre les mesures qu’elle jugeait indiquées relativement aux obligations de Sureway.
75 Le pourvoi est rejeté avec dépens en faveur de la Ville seulement.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie et Charron rendus par
La juge Charron (dissidente) —
1. Survol
76 La ville d’Edmonton reconnaît qu’elle était tenue par contrat d’accepter uniquement une soumission conforme et de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Ces conditions implicites visent à garantir l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres. En l’espèce, toutefois, le rejet par les tribunaux d’instance inférieure de l’action et de la demande de mise en cause non seulement permet à Sureway Construction of Alberta Ltd. de récolter le fruit de sa tromperie, mais permet aussi à la Ville d’esquiver entièrement ses obligations implicites. Loin de préserver l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres, ce résultat la compromet sérieusement. Soit dit en tout respect, je ne souscris pas à la conclusion de mes collègues et des tribunaux d’instance inférieure, et je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
77 J’exposerai brièvement les raisons pour lesquelles j’en arrive à cette conclusion, puis j’examinerai plus en détail les faits et les conclusions des tribunaux d’instance inférieure.
78 Nul ne conteste que, selon une condition essentielle de l’appel d’offres de la Ville, les machines proposées dans les soumissions devaient être des modèles 1980 ou plus récents. Double N Earthmovers Ltd. a présenté une soumission conforme à cette exigence et à toutes les autres exigences. Par contre, il a été conclu que Sureway, le soumissionnaire retenu, avait sciemment fait semblant de présenter une soumission conforme en ayant l’intention dès le début d’utiliser des machines de 1977 et de 1979. On a soutenu que la tromperie de Sureway importait peu puisque deux facteurs préservaient l’intégrité de l’appel d’offres : le droit de la Ville d’[traduction] « exiger le respect » des modalités expresses de la soumission après son acceptation et le risque contractuel connexe auquel s’exposait le soumissionnaire.
79 La Ville reconnaît avoir l’obligation d’accepter uniquement une soumission conforme. Toutefois, même si elle a été prévenue à plusieurs reprises par Double N, avant l’acceptation de la soumission, que les machines proposées par Sureway n’étaient vraisemblablement pas conformes à l’exigence relative à l’année de fabrication — ce qui, selon le juge de première instance, aurait pu facilement être vérifié par la comparaison, avec des dossiers existants, des renseignements techniques fournis dans la soumission — , la Ville a choisi de ne rien faire et de s’en remettre plutôt à son droit d’« exiger le respect » de cette condition essentielle après l’acceptation de la soumission. Sans ce « droit » de la Ville, élément qu’il a jugé déterminant à cet égard, le juge de première instance aurait conclu que la Ville avait fait preuve de négligence en ne vérifiant pas l’exactitude des renseignements techniques fournis et avait donc manqué à son obligation de prendre les mesures raisonnables voulues pour accepter uniquement une soumission conforme.
80 L’évaluation, dit‑on, devait porter uniquement sur les renseignements fournis dans la soumission de manière à assurer la certitude de l’appel d’offres et à favoriser le traitement cohérent et équitable des soumissionnaires. Cet argument est cependant ébranlé par le fait que la Ville n’a pris aucune mesure pour dissiper l’ambiguïté qui ressortait des documents de soumission de Sureway. Cette ambiguïté tient au fait que Sureway a proposé comme machine 2 une machine de [traduction] « 1977 ou machine de location de 1980 ». Là encore, s’appuyant sur l’exigence fondamentale que toutes les machines soient des modèles 1980 ou plus récents, la Ville soutient que son acceptation inconditionnelle de la soumission de Sureway pour la machine 2 pouvait uniquement être interprétée comme l’acceptation de la promesse de fournir une machine de location de 1980. Il n’y a pas non plus injustice, affirme‑t‑on, lorsque le propriétaire n’accepte qu’une soumission conforme, qui est seulement la promesse de se conformer aux conditions, étant donné, là encore, le droit d’« exiger le respect » des conditions de l’appel d’offres, dont le propriétaire peut se prévaloir.
81 La Ville reconnaît en outre qu’elle avait l’obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Toutefois, au cours des négociations avec la Ville qui ont suivi la clôture de l’appel d’offres, lorsque Double N a demandé l’autorisation de proposer des machines antérieures à 1980 afin de baisser son prix, estimant que Sureway avait agi ainsi, la Ville a refusé, soulignant que l’exigence que les machines soient de 1980 constitue une condition essentielle du contrat.
82 Après l’acceptation de la soumission de Sureway, quand est venu pour la Ville le moment d’exercer son droit d’« exiger le respect » des conditions, droit qu’elle avait invoqué pour remplir ses obligations au titre du contrat A, la Ville a choisi de lever la condition essentielle relative à la date de fabrication, soutenant que ses obligations au titre du contrat A ont pris fin. On soutient que le contrat B, une fois formé, donne aux parties le droit de modifier les conditions en fonction de leurs besoins. C’est ainsi que la Ville a autorisé Sureway à utiliser ses machines de 1977 et de 1979 pour l’exécution du contrat. On fait valoir que Double N, n’étant pas partie au contrat B, n’a pas le droit de porter plainte.
83 Dans ce contexte, il n’est peut‑être pas étonnant que le juge de première instance ait justifié ainsi son refus d’adjuger l’ensemble des dépens à la Ville à la fin de l’instance :
[traduction] Je n’accorde pas les dépens au‑delà de la colonne 6 parce que j’ai conclu que la ville d’Edmonton, en permettant à Sureway d’utiliser des machines de 1977 et de 1979 pour effectuer des travaux à la décharge, a convaincu Double N qu’elle avait manqué à son obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement.
((1998), 220 A.R. 73, 1998 ABQB 30, par. 5)
Double N avait effectivement de nombreuses raisons de croire qu’il y avait eu manquement. Le refus du juge de première instance et de la Cour d’appel de reconnaître le bien‑fondé de ces raisons de porter plainte repose sur un raisonnement circulaire. D’une part, les tribunaux d’instance inférieure ont conclu qu’une soumission peut être jugée conforme à l’étape du contrat A parce que le propriétaire peut toujours exiger le respect des conditions de l’appel d’offres. D’autre part, ils ont statué que le propriétaire n’a pas besoin d’exiger le respect des conditions de l’appel d’offres à l’étape du contrat B, précisément parce qu’il a accepté une soumission conforme à l’étape du contrat A. Soit dit en tout respect, ce raisonnement neutralise complètement la protection qu’offre l’obligation implicite d’accepter uniquement une soumission conforme.
84 Je conclus que la Ville a manqué à son obligation d’accepter seulement une soumission conforme. Je conclus, en outre, qu’en l’espèce elle a manqué à son obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité en formant avec Sureway le contrat B sans exiger qu’elle se conforme à l’exigence relative à la date de fabrication. Par ailleurs, je juge que le manquement de la Ville est effectivement attribuable à la tromperie de Sureway et à sa tentative délibérée d’amener la Ville à accepter une soumission proposant des machines antérieures à 1980. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et, dans l’action intentée contre la Ville et la demande de mise en cause de Sureway, d’ordonner le paiement des montants fixés par le juge de première instance, avec dépens devant toutes les cours.
85 Je vais maintenant examiner plus en détail le dossier afin d’expliquer le fondement sur lequel reposent mes conclusions.
2. Preuve et conclusions des tribunaux d’instance inférieure
86 Au cours de l’été 1986, la ville d’Edmonton a lancé un appel d’offres pour la fourniture de machines et de conducteurs pour déplacer les déchets à sa décharge de Clover Bar. Son dossier d’appel d’offres comprenait le formulaire type de soumission, les Exigences relatives aux machines et les Prescriptions de la Direction de la gestion des déchets solides relatives à l’appel d’offres. La date limite de présentation des soumissions était le 25 juin 1986.
87 En fin de compte, l’appel d’offres visait deux bouteurs, dont l’un devait servir de machine de remplacement, et une décapeuse. Six soumissions ont été présentées, notamment par l’appelante Double N et l’intimée Sureway ainsi que par Kerna Construction Ltd. et Twin City Equipment Ltd.
88 La Ville a clairement indiqué dès le début que les machines proposées devaient satisfaire à certaines exigences. En particulier, il est indiqué à plusieurs reprises dans ses documents d’appel d’offres que toutes les machines proposées devaient être des modèles 1980 ou plus récents. Cette exigence figure en lettres majuscules en première page du formulaire de soumission et est réitérée en première page des Exigences relatives aux machines. En outre, la clause 12a) des Prescriptions de la Direction de la gestion des déchets solides précise à l’intention des soumissionnaires que la préférence sera accordée [traduction] « aux machines de fabrication récente qui sont en excellent état (modèles 1980 ou plus récents) ». Outre l’année de fabrication, les Exigences relatives aux machines requièrent que soient indiqués la marque, le modèle, le numéro de série, le numéro d’enregistrement délivré par la ville d’Edmonton et le tarif horaire. Le droit de la Ville d’inspecter les machines y est également prévu.
89 Le 25 juin 1986, Double N a présenté une soumission conforme à tous les points de vue pertinents. La formation d’un contrat A entre Double N et la Ville n’est pas contestée dans le présent pourvoi.
90 Le 25 juin 1986, Sureway a présenté sa soumission, et c’est de cette soumission qu’il est question ici.
91 Pour la machine 1, Sureway a proposé un bouteur Caterpillar et a indiqué 1980 comme année de fabrication, alors qu’il s’agissait d’une machine de 1979. Elle a fourni les autres renseignements exigés, dont le numéro de série et le numéro d’enregistrement délivré par la ville d’Edmonton. Pour la machine 2, elle a proposé un bouteur Caterpillar de « 1977 ou machine de location de 1980 », ou l’équivalent. Le tarif qu’elle a indiqué pour la machine 2 correspond à celui d’un bouteur Caterpillar de 1980, mais le numéro de série et le numéro d’enregistrement correspondent plutôt à ceux d’une machine de 1977.
92 À la fin de la période de soumission, Ray Necula, président de Double N, a communiqué par téléphone avec la Ville. Au cours de sa conversation avec Dan Danylak, superviseur au service du matériel de louage, M. Necula a appris ce que Sureway a proposé comme machines. D’après ce qu’il savait des machines de Sureway, M. Necula a immédiatement informé M. Danylak que Sureway n’avait pas proposé des modèles 1980 ou plus récents. M. Danylak a pris bonne note de ce renseignement, mais n’y a pas donné suite. M. Necula a conclu que la soumission de Double N serait retenue parce qu’elle était, à sa connaissance, la soumission conforme la plus basse.
93 Au cours d’autres entretiens avec les représentants de la Ville, M. Necula a de nouveau informé que les machines de Sureway n’étaient probablement pas conformes. Il a notamment parlé à Jim Parlee, agent des achats à la Ville, et lui a communiqué ce qu’il savait. Le juge de première instance a décrit ainsi leur entretien : [traduction] « M. Necula a fortement recommandé à M. Parlee d’examiner la soumission parce que Sureway n’avait vraisemblablement pas proposé des machines conformes » ((1998), 57 Alta. L.R. (3d) 288, 1998 ABQB 31, par. 24). Celui‑ci ne semblait pas trop inquiet du fait que la machine 1, bouteur Caterpillar de 1980, était peut‑être de 1979, parce que la Ville exigerait le respect de la condition relative à la date de fabrication (modèles 1980 ou plus récents). De même, pour ce qui est de la machine 2, M. Parlee a indiqué que la Ville pouvait exiger que la machine de location de 1980, au lieu de la machine de 1977, lui soit fournie (d.a., p. 23).
94 Le juge de première instance a accepté la version donnée par M. Necula de ces entretiens avec les représentants de la Ville (par. 26). Il a également conclu que ses renseignements au sujet de la date de fabrication étaient faciles à vérifier (par. 45) dans les dossiers que la Ville avait en sa possession et qui étaient classés dans le service dirigé par M. Danylak (par. 11). Pourtant, il n’y a pas eu de vérification, et la Ville n’a pas exercé son droit, prévu à la clause 11 des Exigences relatives aux machines, d’inspecter le matériel.
95 M. Parlee a fait un résumé des soumissions et les a classées en fonction de leur coût pour la Ville. En fin de compte, trois soumissions ont été prises en considération : la soumission de Kerna, la soumission combinée de Sureway et de Twin City et la soumission de Double N. Le 3 juillet 1986, W. Worton, directeur de la Gestion des déchets solides, a recommandé dans une note de service l’acceptation de la soumission combinée de Twin City/Sureway, qui est composée de la soumission de Sureway pour les machines 1 et 2 et de la soumission de Twin City pour la machine 3 (décapeuse). Dans cette soumission combinée, le tarif horaire de la décapeuse proposé par Twin City est de 112,50 $.
96 Le juge de première instance a conclu qu’il y avait eu, entre le 3 juillet et le 7 juillet 1986, des entretiens entre Twin City, Sureway et la Ville. En outre, il a conclu que le 6 juillet 1986 ou vers cette date, Bruce Hagstrom, le représentant de Sureway, avait rencontré en personne Bernard Simpson, directeur des Opérations à la Direction de la gestion des déchets solides de la Ville. À cette rencontre, il a été clairement laissé entendre à Sureway qu’elle obtiendrait probablement le contrat si elle pouvait offrir la décapeuse au tarif initialement proposé par Twin City.
97 M. Necula a témoigné que, le 7 juillet 1986, il avait rencontré les représentants de la Ville et leur avait demandé s’il pouvait lui aussi, à l’instar de Sureway, proposer des modèles 1980 ou plus vieux. Il a été informé que Double N ne pourrait pas proposer des machines plus vieilles et que la Ville accepterait seulement les machines que Double N a proposées dans sa soumission initiale. Il lui a été clairement indiqué que la date de fabrication n’était pas négociable.
98 Le 7 juillet 1986, Sureway a envoyé à la Ville une lettre confirmant [traduction] « ses intentions initiales quant à la soumission présentée ». Elle y a confirmé que la machine 1 proposée initialement servirait désormais de machine de remplacement (machine 2), qu’un nouvel engin serait acquis pour servir de machine 1 et que la décapeuse (machine 3) était proposée au tarif déjà fourni. Dans cette lettre, elle a indiqué 124,12 $ comme tarif horaire pour la décapeuse, ce qui était plus élevé que le tarif jugé acceptable par la Ville pour un tel engin.
99 Le 15 juillet 1986, G. E. Weese, directeur général des Services des biens immobiliers et des approvisionnements, a adressé à C. Armstrong, directeur municipal, une note de service recommandant l’acceptation de la soumission de Sureway. La soumission de Kerna a été rejetée au motif que Kerna n’était pas un entrepreneur de la ville d’Edmonton et celle de Double N a été rejetée en raison de son coût trop élevé.
100 Selon le résumé de la soumission de Sureway préparé par M. Weese, le tarif horaire pour la décapeuse (machine 3) est de 112,50 $. Ce tarif n’est pas le même que dans la soumission révisée présentée par Sureway dans sa lettre du 7 juillet 1986. Harold Stoveld, qui était alors chargé de la supervision de l’appel d’offres, s’est inquiété de l’absence de confirmation écrite de la part de Sureway du tarif horaire de 112,50 $. Il en a parlé à M. Hagstrom le 8 août 1986 et, le 11 août 1986, il a reçu de Sureway une lettre confirmant le tarif moins élevé.
101 Un bon de commande adjugeant le contrat à Sureway a été délivré par la Ville le 18 août 1986.
102 Le 28 août 1986, Sureway a tenté de faire enregistrer les machines de 1979 et de 1977 respectivement comme machines 1 et 2. La Ville a fait part de son mécontentement à cet égard à Sureway, qui s’est alors engagée à fournir uniquement des modèles 1980 ou plus récents. Toutefois, le 5 septembre 1986, Sureway a informé la Ville par écrit qu’elle ne pouvait respecter cet engagement et qu’elle utiliserait finalement la machine de 1979.
103 Le 9 septembre 1986, la Ville a décidé de ne pas contester la position de Sureway à cet égard et de [traduction] « laisser dormir la question ». Le juge de première instance a conclu que la Ville avait effectivement levé l’exigence relative à la date de fabrication (par. 51). Sureway a fourni plus tard un bouteur de 1980 comme machine de remplacement pour la machine de 1977, mais il ressort du dossier qu’elle a utilisé les machines de 1977 et de 1979 au cours de l’exécution du contrat à Clover Bar.
3. Analyse
104 Il est question en l’espèce du récit édifiant d’un appel d’offres qui a mal tourné. Dans certains contextes d’affaires, les parties peuvent choisir de fermer les yeux sur des inexactitudes ou ambiguïtés dans un contrat, mais il n’en est pas ainsi de l’appel d’offres, dont l’équité et l’intégrité revêtent une importance primordiale. La préparation et le lancement d’appels d’offres par les propriétaires, d’une part, et la préparation et la présentation de soumissions par les soumissionnaires, d’autre part, occasionnent des dépenses considérables.
105 Comme le juge Estey l’a souligné dans La Reine du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111, p. 121, il faut « préserver l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres chaque fois qu’il est possible de le faire en vertu du droit des contrats ». La Cour a adopté une analyse précise de l’appel d’offres afin d’en préserver l’intégrité : Ron Engineering; M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619; et Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60. Selon cette analyse, communément appelée l’analyse contrat A/contrat B, l’appel d’offres comporte deux étapes contractuelles. Dans un premier temps, le propriétaire lance un appel d’offres auquel répondent les soumissionnaires en présentant une soumission. Il y a alors formation du premier contrat — le « contrat A » — entre le propriétaire et chacun des soumissionnaires conformes. Dans un deuxième temps, il y a formation du deuxième contrat — « contrat B » — lorsque le propriétaire accepte une soumission. Ce contrat constitue en fait le contrat aux termes duquel la partie s’engage à fournir le matériel ou à accomplir le travail qui faisait l’objet de l’appel d’offres. La soumission constitue donc à la fois l’acceptation et l’offre. En effet, par sa proposition, le soumissionnaire accepte l’offre du propriétaire de recevoir et d’examiner les soumissions et, en même temps, offre d’exécuter le contrat visé.
106 Il est bien établi en droit que les conditions du contrat A sont énoncées dans les documents d’appel d’offres et qu’il peut aussi y avoir des conditions implicites fondées sur la coutume ou l’usage, ou sur les intentions présumées des parties. La Cour a reconnu, dans M.J.B. Enterprises, l’obligation implicite d’accepter uniquement une soumission conforme. Au nom de la Cour, le juge Iacobucci a conclu que cette condition implicite était nécessaire pour donner de « l’efficacité commerciale » au mécanisme d’appel d’offres :
L’idée qui sous‑tend l’appel d’offres [. . .] est de remplacer la négociation par la concurrence. Cette concurrence comporte certains risques pour l’appelante. [. . .] Il me semble évident qu’il serait déraisonnable de s’exposer à de tels risques si l’intimée peut, dans les faits, contourner ce processus et accepter une soumission non conforme. J’estime donc qu’il est raisonnable, en se fondant sur l’intention présumée des parties, de conclure à l’existence d’une condition implicite portant que seule une soumission conforme sera acceptée. [par. 41]
107 De même, dans Martel, la Cour a jugé que le propriétaire avait l’obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Les juges Iacobucci et Major ont indiqué que « [l]’existence présumée d’une obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité est compatible avec l’objectif de protéger et de promouvoir l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres et bénéficie à tous les participants en cause » (par. 88). Ils ont souligné qu’une « telle condition implicite s’impose aux fins de l’efficacité commerciale de la procédure d’appel d’offres » (par. 88).
108 Les parties conviennent que ces deux conditions implicites faisaient partie du contrat A : la Ville avait l’obligation d’accepter uniquement une soumission conforme — en d’autres termes, elle s’engageait implicitement à ne pas conclure le contrat B à des conditions autres que celles prévues dans l’appel d’offres — et elle avait également l’obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Les fils conducteurs des arrêts Ron Engineering, M.J.B. Enterprises et Martel sont l’importance de l’efficacité commerciale et l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres. À mon avis, c’est sous ces angles qu’il faut examiner la présente affaire.
109 Quant au mécanisme d’appel d’offres, il doit y avoir conformité « pour l’essentiel » plutôt qu’en tous points. Les remarques du juge Estey dans Ron Engineering, à savoir qu’il « serait vraiment anormal que la progression vers la conclusion d’un contrat d’entreprise puisse être entravée par la simple omission » (p. 127), sont souvent citées à l’appui du critère de conformité pour l’essentiel : voir, par exemple, British Columbia c. SCI Engineers & Constructors Inc. (1993), 22 B.C.A.C. 89. Même si elles ont été faites à l’égard de la deuxième étape (contrat B) de l’appel d’offres, ces remarques du juge Estey s’appliquent sans aucun doute également à la première étape (contrat A). Le résultat de l’appel d’offres serait inapplicable si le propriétaire et le soumissionnaire étaient empêchés de former le contrat B uniquement parce qu’une case n’a pas été cochée.
110 La conformité pour l’essentiel exige le respect de toutes les conditions essentielles de l’appel d’offres selon une norme objective : Silex Restorations Ltd. c. Strata Plan VR 2096 (2004), 35 B.C.L.R. (4th) 387, 2004 BCCA 376, par. 24 et 29; Graham Industrial Services Ltd. c. Greater Vancouver Water District (2004), 25 B.C.L.R. (4th) 214, 2004 BCCA 5, par. 15. Une soumission est jugée conforme pour l’essentiel si les écarts par rapport à l’appel d’offres constituent de simples vices de forme.
111 En l’espèce, l’appel d’offres précisait que toutes les machines devaient être des modèles 1980 ou plus récents, et nul ne conteste qu’il s’agit là d’une condition essentielle. Comme il a été indiqué ci‑dessus, cette exigence était précisée tant dans le formulaire de soumission, que dans les Exigences relatives aux machines et les Prescriptions de la Direction de la gestion des déchets solides relatives à l’appel d’offres. Ce n’était pas une demande sans fondement. Au contraire, la Ville a exigé des machines de modèle 1980 ou plus récent parce qu’elle savait par expérience que les modèles plus vieux avaient tendance à tomber en panne plus souvent. Le juge de première instance a conclu que, du point de vue de la Ville, la date de fabrication était un élément essentiel de l’appel d’offres (par. 85). Par conséquent, toute soumission ne proposant pas des modèles 1980 ou plus récents serait pour l’essentiel non conforme aux conditions de l’appel d’offres de la Ville.
112 Les machines 1 et 2 devaient être des bouteurs Caterpillar de modèle 1980 ou plus récent (ou l’équivalent). Ce qui est donc contesté en l’espèce, c’est la soumission de Sureway pour ces deux machines.
3.1 Soumission trompeuse de Sureway pour la machine 1
113 Comme machine 1, Sureway a proposé un bouteur Caterpillar, indiquant 1980 comme année de fabrication alors qu’il s’agissait en fait d’une machine de 1979. Dans leurs motifs, les juges Abella et Rothstein ont souligné que Sureway s’était engagée dans sa soumission à fournir un Caterpillar D8K de 1980, et c’est ce que la Ville a accepté. Par conséquent, Sureway était tenue de se conformer à cet engagement, et la Ville pouvait en exiger le respect. C’est ainsi que les juges ont donc conclu que la soumission de Sureway pour la machine 1 ne pouvait pas être jugée non conforme. Soit dit en tout respect, je ne partage pas cet avis.
114 La prétention que le propriétaire devrait pouvoir se fier aux renseignements fournis dans la soumission est certainement fondée. Toutefois, il faut examiner et évaluer attentivement les documents de soumission dans leur totalité. La soumission proposait un « Caterpillar D8K de 1980 », mais elle comportait aussi d’autres renseignements. Comme il avait été exigé, Sureway a fourni à l’égard du bouteur le numéro de série et le numéro d’enregistrement délivré par la Ville. Le juge de première instance a conclu qu’il était facile de vérifier ces renseignements. Je rappelle sa conclusion que la vérification dans les dossiers de la Ville [traduction] « classés dans le service dirigé par M. Danylak » (le premier représentant de la Ville à qui M. Necula a parlé) « aurait révélé que l’année de fabrication [de la machine 1] était en fait 1979 » (par. 11). La Ville n’a pas vérifié dans ses dossiers.
115 La Ville a fait valoir, et mes collègues acceptent son argument (dans leurs motifs se rapportant à la machine 2), que ces renseignements complémentaires donnaient lieu à de simples vices de forme auxquels la Ville pouvait passer outre. Or, pour ce qui est de la machine 1, la Ville n’a pas levé ces exigences; au contraire, les renseignements en cause ont été fournis par Sureway. La Ville a plutôt simplement choisi de ne pas tenir compte de ces éléments d’information fournis dans la soumission, même lorsque M. Necula lui a fortement recommandé de « la vérifier ». Celui‑ci ne demandait pas à la Ville de se fonder sur des renseignements extrinsèques ne figurant pas dans les documents de soumission. En fait, il attirait simplement l’attention de la Ville sur les renseignements fournis dans la soumission et demandait aux représentants de la Ville de les lire attentivement.
116 À mon avis, vu les circonstances de l’espèce, il n’était pas loisible à la Ville d’écarter ces renseignements. En traitant de façon désinvolte la soumission de Sureway, surtout qu’elle avait été prévenue de sa non‑conformité probable, la Ville n’a pas traité équitablement les autres soumissionnaires qui ont fourni des renseignements exacts suivant les exigences précisées dans l’appel d’offres. L’obligation de n’accepter qu’une soumission conforme serait vide de sens si elle ne comportait pas l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de la conformité de la soumission. À mon avis, la vérification des renseignements fournis au sujet des machines — qu’elle avait elle‑même demandés — en les comparant aux données figurant dans ses propres dossiers constitue l’une de ces mesures raisonnables que la Ville avait l’obligation de prendre lors de l’évaluation de la conformité des soumissions. Je conviens avec le juge de première instance que la Ville, si elle avait une telle obligation, a fait preuve de négligence en ne vérifiant pas dans ses propres dossiers. Si elle l’avait fait, elle aurait rapidement découvert la tromperie de Sureway au sujet de la machine 1.
117 Par ailleurs, la Ville a soutenu, et mes collègues acceptent son argument, que la demande de détails sur les machines avait pour seul but de lui permettre de plus facilement avoir accès aux renseignements les concernant et procéder à l’enregistrement, après l’acceptation d’une soumission. Soit dit en tout respect, l’obligation de n’accepter qu’une soumission conforme suppose la prise de mesures raisonnables visant à vérifier la conformité avant l’acceptation.
118 Une position semblable a été adoptée en ce qui concerne le droit d’inspection de la Ville prévu à la clause 9 des Conditions de l’appel d’offres. Comme l’ont souligné à juste titre les juges Abella et Rothstein, la clause 9 est libellée de manière à permettre l’annulation d’un bon de commande. Ils en déduisent que « c’est seulement après l’adjudication du contrat qu’on vérifie si le matériel proposé est conforme au cahier des charges » (par. 48). Je conviens que la clause 9 confère à la Ville le droit d’annuler le contrat après son adjudication en cas de non‑conformité, mais j’estime, soit dit en tout respect, que cela ne signifie pas qu’elle n’avait pas l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour veiller à n’accepter qu’une soumission conforme avant l’acceptation. D’ailleurs, le droit d’inspection et d’annulation prévu à la clause 9 constitue un élément complémentaire de cette obligation. Parce qu’elle est tenue d’accepter uniquement une soumission conforme, la Ville doit conclure le contrat B aux conditions précisées dans l’appel d’offres. Le droit d’inspection et d’annulation en cas de non‑conformité, prévu à la clause 9, lui permet aussi de s’acquitter de cette obligation. En l’espèce, si elle avait procédé à l’inspection, elle aurait découvert la tromperie de Sureway et, compte tenu de son obligation envers tous les soumissionnaires, elle n’aurait eu d’autre choix que d’annuler le bon de commande. Or, la Ville a choisi de ne pas agir ainsi.
119 Au nom de la Cour d’appel, le juge Russell a exprimé des réserves pour ce qui est d’imposer aux propriétaires « l’obligation de vérifier » :
[traduction] Imposer aux propriétaires l’obligation de vérifier si les soumissionnaires respecteront les modalités de leurs soumissions aurait pour effet de gêner le bon fonctionnement du mécanisme d’appel d’offres et d’y faire obstacle finalement en créant des incertitudes fâcheuses.
((2005), 41 Alta. L.R. (4th) 205, 2005 ABCA 104, par. 36)
Les juges Abella et Rothstein ont souscrit à cette observation, et je reconnais que le propriétaire n’est pas tenu de procéder à une vérification pour se convaincre que le soumissionnaire respectera effectivement ses engagements. Je ne crois pas non plus que le propriétaire ait l’obligation, lors de l’évaluation des soumissions, d’obtenir des renseignements supplémentaires ou de prendre des mesures autres que celles prévues dans les documents d’appel d’offres. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour évaluer la conformité de la soumission avec l’appel d’offres. Vu l’importance primordiale du type de machines dont il est question en l’espèce, il n’est pas étonnant que la Ville ait demandé expressément aux soumissionnaires de fournir des détails sur les machines proposées, entre autres, non seulement l’année de fabrication, mais aussi le numéro de série et le numéro d’enregistrement. Étant donné que ces numéros n’ont pour ainsi dire pas de valeur en soi, un observateur objectif peut uniquement en conclure que ces précisions devaient être utilisées à des fins de vérification. Il n’est pas non plus étonnant que la Ville se soit réservé le droit d’inspection. Ces conditions permettaient à la Ville de vérifier la conformité de la soumission. En ne prenant pas ces mesures raisonnables pour évaluer la soumission de Sureway pour la machine 1, la Ville a manqué à son obligation envers Double N au titre du contrat A.
3.2 Soumission ambiguë de Sureway pour la machine 2
120 Comme machine 2, Sureway a proposé une machine de « 1977 ou machine de location de 1980 ». Comme il a déjà été mentionné, le tarif horaire correspondait au tarif pour une machine de 1980, mais les numéros de série et d’enregistrement correspondaient à ceux d’une machine de 1977. Ainsi, dans sa soumission, Sureway proposait de fournir un Caterpillar D8K de 1977 ou une machine de location Caterpillar D8K de 1980. On peut difficilement affirmer que cette soumission est conforme aux exigences de la Ville. Celle‑ci a uniquement demandé des pommes, mais Sureway a proposé de lui fournir des oranges ou des pommes. La soumission était pour le moins ambiguë. Comme elle avait trait à un élément essentiel du contrat, l’ambiguïté ne pouvait être considérée comme un simple vice de forme.
121 Double N soutient en outre que l’adjonction du terme « ou machine de location de 1980 » équivaut à une simple promesse de se conformer aux exigences et non à une soumission : voir Graham Industrial Services, par. 35. Les juges Abella et Rothstein rejettent cet argument au motif que c’est simplement « la nature même de l’appel d’offres; il s’agit de l’engagement de se conformer aux modalités de la soumission » (par. 42). Soit dit en tout respect, je ne partage pas leur avis. Même si les soumissionnaires pouvaient proposer des machines qu’ils n’ont pas encore en leur possession, il y a une distinction à faire entre le soumissionnaire qui donne dans sa soumission les détails des dispositions qu’il a prises pour louer ou acheter les machines dont il a besoin pour se conformer aux exigences et le soumissionnaire qui déclare tout simplement dans sa soumission qu’il se conformera aux exigences. L’absence de tout renseignement sur la machine de location de 1980 touche à une condition essentielle de l’appel d’offres; il ne s’agissait pas d’un simple vice de forme auquel la Ville pouvait passer outre.
122 La Ville a fait valoir, et mes collègues acceptent son argument, que le bon de commande constituait « l’acceptation par la Ville de la machine de location de 1980 que Sureway a proposée comme machine 2 dans sa soumission » (par. 43), parce qu’il y précisait : [traduction] « Toutes les conditions du cahier des charges de l’appel d’offres du 9 juin 1986 s’appliquent. » La Ville invoque son droit d’exiger le respect des conditions à l’appui de son assertion que, pour la machine de location, elle s’est acquittée de son obligation d’accepter uniquement une soumission conforme. On soutient que l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres est préservée du fait que le soumissionnaire qui a fait les déclarations trompeuses est exposé au risque d’avoir à s’y conformer. Je ne puis accepter une telle position.
123 Le droit d’exiger le respect des conditions ne peut transformer une soumission à première vue non conforme en soumission conforme. En outre, je ne vois pas comment on préserve l’intégrité de l’appel d’offres en permettant à un soumissionnaire de se débarrasser de manière déloyale de ses concurrents puis de discuter point par point avec le propriétaire après avoir obtenu le contrat. Cette façon de voir l’appel d’offres encourage précisément le genre de duplicité que nous voyons en l’espèce. En effet, un soumissionnaire peut présenter une soumission soit ambiguë, soit délibérément trompeuse, mais à première vue conforme à certains égards, sachant que, s’il obtient le contrat B, il sera bien placé pour en renégocier des conditions essentielles. Quant au propriétaire, il peut juger préférable de ne pas régler une ambiguïté avant d’adjuger le contrat B puisqu’il sera alors libéré de toutes ses obligations au titre du contrat A envers les autres soumissionnaires et pourra entamer de nouvelles négociations avec le soumissionnaire retenu sans crainte de poursuites. Cette façon de procéder ne cadre pas avec un mécanisme équitable et transparent.
124 Par ailleurs, quand la situation s’est corsée, la Ville n’a pas exigé le respect des conditions. En fait, elle a accédé aux demandes de Sureway et a décidé de [traduction] « laisser dormir la question ». Si ce qui transforme la soumission à première vue non conforme de Sureway en soumission conforme est le droit de la Ville d’exiger le respect des conditions, alors celle‑ci avait l’obligation de précisément exercer ce droit. J’estime, en toute déférence, que la Ville, en n’exigeant pas le respect de cette condition essentielle de l’appel d’offres, a manqué à son obligation au titre du contrat A de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Elle ne peut échapper à cette obligation fondamentale en choisissant de s’acquitter de son obligation au titre du contrat A seulement après avoir formé le contrat B, puis de soutenir que le contrat A a pris fin.
125 L’obligation du propriétaire de s’attacher aux conditions essentielles de son appel d’offres lors de la formation du contrat B est le corollaire de l’obligation d’accepter uniquement une soumission conforme et est nécessaire pour assurer l’équité à toutes les étapes du mécanisme. Toute modification des conditions essentielles de l’appel d’offres au moment de l’adjudication du contrat B est inéquitable à l’égard des autres soumissionnaires, qui auraient pu en bénéficier au début. Cette obligation ne signifie pas que les parties ne disposent pas d’une certaine marge de manoeuvre pour négocier des exigences non essentielles au moment de la formation du contrat B. Étant donné que la modification de conditions non essentielles ne pourrait avoir pour effet de transformer une soumission non conforme en soumission conforme, les autres soumissionnaires n’auraient aucun motif de se plaindre en cas de modification. De même, les parties sont libres de modifier les conditions du contrat B si les circonstances l’exigent pendant l’exécution du contrat. Comme n’importe lequel des soumissionnaires pourrait se retrouver dans une situation où il doit apporter des modifications au contrat, il ne pourrait y avoir allégation d’injustice. Mais lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la Ville n’a pas pris de mesures raisonnables pour vérifier la conformité de la soumission, sa levée de la condition essentielle relative à l’année de fabrication transforme effectivement une soumission non conforme en soumission conforme et ne saurait être justifiée.
126 Pour ces motifs, j’estime que la Ville a manqué à ses obligations envers Double N d’accepter uniquement une soumission conforme et de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Vu cette conclusion, je ne juge pas nécessaire d’examiner la prétention de Double N que la Ville s’est indûment livrée au marchandage de soumissions.
4. Dommages‑intérêts
127 Je fais miens les motifs du juge de première instance pour ce qui est des dommages‑intérêts. J’estime que, si la soumission de Sureway avait été écartée pour non‑conformité, Double N, prochain soumissionnaire jugé le moins‑disant, aurait obtenu le contrat B. En ce qui concerne le montant des dommages‑intérêts, j’accepte la conclusion du juge de première instance, que Double N devrait avoir droit à des dommages‑intérêts équivalant aux profits qu’elle aurait réalisés si le contrat lui avait été adjugé, au tarif horaire initial de 88 $ pour les machines 1 et 2 et au tarif de 112,50 $ pour la machine 3. Je ne vois aucune raison de ne pas accepter son évaluation de la probabilité, qu’il estime à 25 p. 100, que la Ville rejette toutes les soumissions et lance un nouvel appel d’offres.
128 Comme le juge de première instance, je suis donc d’avis d’accorder à Double N des dommages‑intérêts équivalant à 75 p. 100 des profits non réalisés au titre du contrat, avec dépens devant toutes les cours.
5. Responsabilité du tiers mis en cause
129 Le juge de première instance a conclu à bon droit que la Ville ne pouvait être tenue redevable envers Double N que [traduction] « si l’année de fabrication est une condition à ce point essentielle que l’adjudication du contrat à Sureway pour une machine de 1979 [ou de 1977] constituerait de la part de la Ville un manquement à l’obligation fondamentale d’équité inhérente à l’appel d’offres » (par. 85). Le juge a aussi souligné que, s’il avait jugé que la Ville avait fait preuve de négligence en acceptant la soumission de Sureway pour une machine de 1979 ou de 1977, il aurait conclu que [traduction] « la Ville a manqué à son obligation de traiter Double N de manière équitable en raison de la tentative délibérée de Sureway d’amener la Ville à accepter une soumission portant sans doute sur une machine de 1979 [ou de 1977] » (par. 86). Il aurait ensuite condamné Sureway à verser à la Ville une somme équivalant aux deux tiers des dommages‑intérêts avec dépens.
130 Quant à la question du tiers mis en cause, j’adopte le cadre proposé par le juge de première instance. Comme j’estime que la Ville a manqué à ses obligations au titre du contrat A envers Double N et que les agissements de Sureway ont largement contribué à ce résultat, je suis d’avis de condamner Sureway à verser à la Ville une somme équivalant aux deux tiers des dommages‑intérêts avec dépens.
6. Conclusion
131 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les jugements des instances inférieures et, dans l’action principale et la demande de mise en cause, de rendre jugement conformément aux présents motifs.
Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie et Charron sont dissidents.
Procureur de l’appelante : I. Samuel Kravinchuk, Edmonton.
Procureur de l’intimée la Ville d’Edmonton : Ville d’Edmonton, Alberta.
Procureurs de l’intimée Sureway Construction of Alberta Ltd. : Fraser Milner Casgrain, Edmonton.