COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Shoker, [2006] 2 R.C.S. 399, 2006 CSC 44
Date : 20061013
Dossier : 30779
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Harjit Singh Shoker
Intimé
‑ et ‑
Procureur général du Canada et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 26)
Motifs concordants :
(par. 27 à 44)
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Abella)
Le juge LeBel (avec l’accord du juge Bastarache)
______________________________
R. c. Shoker, [2006] 2 R.C.S. 399, 2006 CSC 44
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Harjit Singh Shoker Intimé
et
Procureur général du Canada et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Shoker
Référence neutre : 2006 CSC 44.
No du greffe : 30779.
2006 : 14 février; 2006 : 13 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Hall et Levine) (2004), 206 B.C.A.C. 266, 338 W.A.C. 266, 192 C.C.C. (3d) 176, 26 C.R. (6th) 97, 126 C.R.R. (2d) 149, [2004] B.C.J. No. 2626 (QL), 2004 BCCA 643, qui a supprimé une partie d’une ordonnance de probation. Pourvoi rejeté.
Wendy L. Rubin et Susan J. Brown, pour l’appelante.
Garth Barriere et Dana Kripp, pour l’intimé.
Kenneth J. Yule, c.r., et David Schermbrucker, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
James Stribopoulos et Sarah Loosemore, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Abella et Charron rendu par
La juge Charron —
1. Aperçu
1 Le présent pourvoi soulève la question de savoir si le juge chargé de la détermination de la peine peut exiger qu’un probationnaire fournisse, à la demande de l’agent de probation, des échantillons d’haleine, d’urine ou de sang qui seront analysés pour déterminer s’il respecte une condition de l’ordonnance de probation qui lui interdit de consommer certaines substances. En accueillant l’appel interjeté contre la peine, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que la modalité d’exécution en cause enfreint l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés en raison de l’absence de normes ou garanties législatives ou réglementaires qui protégeraient adéquatement le droit à la vie privée du probationnaire. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Levine a supprimé cette modalité d’exécution, concluant qu’il appartenait au législateur, et non aux tribunaux, de combler ce [traduction] « vide législatif » ((2004), 206 B.C.A.C. 266, 2004 BCCA 643, par. 60). Le juge Hall, dissident en partie, aurait supprimé l’obligation de fournir des échantillons de sang, mais il aurait ajouté des garanties suffisantes pour assurer la constitutionnalité des autres éléments de la condition.
2 Le ministère public se pourvoit devant notre Cour et sollicite le rétablissement de la modalité d’exécution. La question est de savoir si les al. 732.1(3)c) et h) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, permettent d’établir cette modalité d’exécution et, dans l’affirmative, si celle‑ci doit être fondée sur des motifs raisonnables et probables de soupçonner qu’il y a eu violation d’une condition interdisant la consommation et la possession de certaines substances.
3 Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Le juge chargé de la détermination de la peine est investi d’une vaste compétence pour imposer des conditions de probation appropriées. Cependant, le Code criminel ne confère aucun pouvoir d’autoriser le prélèvement de substances corporelles dans le cadre d’une ordonnance de probation. Comme la condition contestée doit être annulée pour cause d’absence de compétence, il n’est ni nécessaire ni souhaitable que notre Cour réponde à la question constitutionnelle. Il appartient au législateur d’établir les normes et garanties qui doivent régir le prélèvement d’échantillons de substances corporelles effectué aux fins d’exécution.
2. Les faits et les décisions des juridictions inférieures
4 Peu après minuit le 7 septembre 2003, la plaignante s’est réveillée au moment où un inconnu nu se glissait dans son lit. L’intrus, Harjit Singh Shoker, l’a suivie lorsqu’elle s’est enfuie vers la cuisine pour appeler la police, mais il n’a pas tenté de partir. Lors de son arrestation, il a dit à la police avoir consommé un narcotique la veille. M. Shoker n’a pas témoigné lors de son procès. Il a été déclaré coupable d’introduction par effraction dans une maison d’habitation avec l’intention d’y commettre une agression sexuelle.
5 Selon le rapport d’évaluation psychologique que le Dr Whittemore a rédigé aux fins de détermination de la peine, M. Shoker attribuait son comportement à sa consommation de drogue, affirmant avoir été sous l’effet de l’amphétamine au moment de l’infraction. Le rapport faisait état d’antécédents de consommation abusives de substances psychoactives, à commencer par l’alcool, durant son adolescence, jusqu’aux drogues telles l’héroïne, l’amphétamine, la cocaïne et la marijuana. Il mentionnait également un épisode similaire survenu quelques mois plus tôt, pour lequel M. Shoker avait été inculpé et attendait de subir son procès au moment o— l’infraction reprochée en l’espèce a été commise. M. Shoker a déclaré au Dr Whittemore qu’il était en état d’ébriété lors de l’épisode antérieur et qu’il se croyait alors dans l’appartement d’une amie. Il a été acquitté relativement à cette accusation. Il estimait qu’il n’avait pas à suivre un traitement étant donné qu’il n’avait consommé aucune drogue pendant les trois mois passés en détention depuis son arrestation. Qualifiant de troublant le comportement de M. Shoker, le Dr Whittemore a indiqué que la cour pourrait songer à lui imposer une condition qui l’obligerait à se soumettre à des analyses d’urine au hasard afin d’aider à gérer le risque qu’il présente pour la société.
6 Le juge du procès a condamné M. Shoker à une peine d’emprisonnement de 20 mois, suivie d’une période de probation de deux ans assortie d’un certain nombre de conditions. Le ministère public n’a pas demandé que l’ordonnance de probation comporte une condition prescrivant un traitement ou des analyses de substances corporelles et le délinquant n’a pas consenti à ces conditions. M. Shoker a, par la suite, contesté les deux conditions suivantes lors de son appel devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique :
[traduction]
CONDITION no 7 : Vous devrez suivre le traitement et participer aux séances de counseling prescrits par l’agent de probation et réussir tous les programmes qui vous seront recommandés.
. . .
CONDITION no 9 : Vous devrez vous abstenir totalement de consommer et de posséder de l’alcool et des narcotiques non vendus sur ordonnance et vous soumettre, à la demande d’un agent de la paix ou d’un agent de probation, à des analyses de sang, d’urine et d’haleine permettant de vérifier si la présente condition est respectée. Tout résultat positif constituera une violation de la présente condition.
7 La Cour d’appel a supprimé la mention de « traitement » dans la condition no 7 parce qu’une condition prescrivant un traitement ne peut être imposée qu’en vertu de l’al. 732.1(3)g) du Code criminel et avec le consentement du délinquant. De plus, comme les juges majoritaires l’ont souligné, il n’existe en Colombie‑Britannique aucun programme de traitement curatif pour abus d’alcool ou de drogue, comme celui décrit à l’al. g.1). La condition no 7 a été modifiée en conséquence et n’est plus en cause devant notre Cour. La cour a également supprimé la dernière phrase de la condition no 9 pour cause d’absence de compétence — le juge chargé de la détermination de la peine ne pouvait pas, comme il avait voulu le faire, décider d’avance que tout résultat d’analyse positif constituerait une violation de l’ordonnance de probation. La question de la violation devrait constituer le fondement d’une nouvelle accusation contre M. Shoker et être tranchée par un tribunal de la manière habituelle.
8 De nouveaux éléments de preuve admis en Cour d’appel ont révélé que le financement des analyses d’urine avait été interrompu dès le 31 mars 2003 et que ce service n’était plus offert en Colombie‑Britannique. Partant, la question des analyses d’urine relativement au délinquant en cause était, en fait, théorique. La cour s’est toutefois demandé si, sur le plan juridique, une ordonnance de probation peut obliger un délinquant à se conformer à une demande d’échantillons de substances corporelles, notamment d’haleine, d’urine et de sang. La juge Levine, avec l’appui du juge en chef Finch, estimait que le pouvoir d’imposer une telle condition se dégageait de l’al. 732.1(3)c) du Code criminel et que l’al. 732.1(3)h) appuyait cette interprétation. Malgré cette conclusion, la juge Levine, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a décidé que, en l’absence de cadre réglementaire ou législatif régissant la façon de prélever et d’analyser des échantillons de substances corporelles, l’obligation de fournir ces échantillons viole l’art. 8 de la Charte et qu’il ne peut être remédié à cette lacune au moyen d’une décision judiciaire. Ainsi, la partie de la condition no 9 qui suit les termes [traduction] « narcotiques non vendus sur ordonnance » a été supprimée. Je considère que les motifs majoritaires précisent, en fait, qu’il n’existe aucun pouvoir légal d’obliger un probationnaire à fournir des échantillons de substances corporelles sur demande.
9 Le juge Hall, dissident en partie, était d’avis que l’al. 732.1(3)h) ne pouvait pas conférer le pouvoir d’imposer la condition puisque [traduction] « le législateur a traité expressément de l’alcool et des drogues à l’al. 732.1(3)c) » (par. 70). À son avis, ce pouvoir découlait plutôt de l’al. 732.1(3)c) lui‑même en tant que « moyen raisonnable d’assurer l’efficacité d’une telle ordonnance » (par. 70). Le juge Hall ne partageait pas l’opinion des juges majoritaires quant à la possibilité de modifier la condition pour la rendre conforme à la Charte. Il aurait supprimé l’obligation de fournir des échantillons de sang et aurait modifié la condition no 9 de manière à exiger que des échantillons d’urine ou d’haleine soient fournis sur demande, lorsqu’il y a des motifs raisonnables et probables de soupçonner qu’il y a eu violation de la condition interdisant la consommation et la possession de certaines substances.
3. Analyse
3.1 Dispositions législatives pertinentes
10 La probation est une forme de peine qui ne peut être infligée que dans les cas prévus à l’art. 731 du Code criminel :
731. (1) Lorsqu’une personne est déclarée coupable d’une infraction, le tribunal peut, vu l’âge et la réputation du délinquant, la nature de l’infraction et les circonstances dans lesquelles elle a été commise :
a) dans le cas d’une infraction autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale est prévue par la loi, surseoir au prononcé de la peine et ordonner que le délinquant soit libéré selon les conditions prévues dans une ordonnance de probation;
b) en plus d’infliger une amende au délinquant ou de le condamner à un emprisonnement maximal de deux ans, ordonner que le délinquant se conforme aux conditions prévues dans une ordonnance de probation.
(2) Le tribunal peut aussi rendre une ordonnance de probation qui s’applique à l’accusé absous aux termes du paragraphe 730(1).
La probation a traditionnellement été considérée comme une mesure de réinsertion sociale du délinquant : R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, 2000 CSC 5, par. 31‑33. Le
probationnaire reste libre de vivre au sein de la collectivité, mais sa liberté est assujettie à certaines restrictions destinées à faciliter sa réadaptation et à assurer la protection de la société. Le délinquant visé par une ordonnance de probation qui, sans excuse raisonnable, omet ou refuse de s’y conformer est, aux termes de l’art. 733.1, coupable d’une infraction punissable d’un emprisonnement maximal de deux ans.
11 Toutes les ordonnances de probation doivent comporter au moins trois conditions prévues au par. 732.1(2), soit celles intimant
a) de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite;
b) de répondre aux convocations du tribunal;
c) de prévenir le tribunal ou l’agent de probation de ses changements d’adresse ou de nom et de les aviser rapidement de ses changements d’emploi ou d’occupation.
12 Des conditions facultatives supplémentaires peuvent être imposées conformément au par. 732.1(3). Seuls les al. 732.1(3)c) et h) sont en cause dans le présent pourvoi. Il importe toutefois de les interpréter en fonction de l’ensemble de la disposition. Le paragraphe 732.1(3) est ainsi libellé :
732.1 . . .
(3) Le tribunal peut assortir l’ordonnance de probation de l’une ou de plusieurs des conditions suivantes, intimant au délinquant :
a) de se présenter à l’agent de probation :
(i) dans les deux jours ouvrables suivant l’ordonnance, ou dans le délai plus long fixé par le tribunal,
(ii) par la suite, selon les modalités de temps et de forme fixées par l’agent de probation;
b) de rester dans le ressort du tribunal, sauf permission écrite d’en sortir donnée par le tribunal ou par l’agent de probation;
c) de s’abstenir de consommer :
(i) de l’alcool ou d’autres substances toxiques,
(ii) des drogues, sauf sur ordonnance médicale;
d) de s’abstenir d’être propriétaire, possesseur ou porteur d’une arme;
e) de prendre soin des personnes à sa charge et de subvenir à leurs besoins;
f) d’accomplir au plus deux cent quarante heures de service communautaire au cours d’une période maximale de dix‑huit mois;
g) si le délinquant y consent et le directeur du programme l’accepte, de participer activement à un programme de traitement approuvé par la province;
g.1) si le lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où doit être rendue l’ordonnance de probation a institué un programme de traitement curatif pour abus d’alcool ou de drogue, de subir, à l’établissement de traitement désigné par celui‑ci, l’évaluation et la cure de désintoxication pour abus d’alcool ou de drogue qui sont recommandées dans le cadre de ce programme;
g.2) si le lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où est rendue l’ordonnance de probation a institué un programme visant l’utilisation par le délinquant d’un antidémarreur avec éthylomètre et s’il accepte de participer au programme, de se conformer aux modalités du programme;
h) d’observer telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables, sous réserve des règlements d’application du paragraphe 738(2), pour assurer la protection de la société et faciliter la réinsertion sociale du délinquant.
13 Avant d’aborder la question qui se pose en l’espèce, je tiens à formuler quelques observations générales au sujet du pouvoir d’imposer des conditions facultatives en vertu du par. 732.1(3). Le pouvoir résiduel prévu à l’al. 732.1(3)h) fait état d’« autres conditions raisonnables » destinées à « assurer la protection de la société et [à] faciliter la réinsertion sociale du délinquant ». Un tel libellé est intéressant non seulement en ce qui concerne les conditions conçues en vertu de ce pouvoir résiduel, mais également en ce qui a trait aux conditions facultatives énumérées au par. 732.1(3) : la condition imposée doit être « raisonnable » dans les circonstances et viser à assurer la protection de la société et à faciliter la réinsertion sociale du délinquant en question. Les conditions raisonnables sont généralement, mais pas nécessairement, liées à l’infraction en cause. Il doit y avoir un lien entre le délinquant, la protection de la société et la réinsertion sociale de ce délinquant. Voir, par exemple, les arrêts R. c. Kootenay (2000), 150 C.C.C. (3d) 311 (C.A. Alb.), et R. c. Traverse (2006), 205 C.C.C. (3d) 33 (C.A. Man.), où des cours d’appel ont confirmé la validité de conditions prescrivant l’abstention de consommer de l’alcool ou des drogues, même si ces substances n’avaient joué aucun rôle dans la perpétration de l’infraction pour laquelle le délinquant avait été condamné. Par ailleurs, des conditions de probation imposées pour punir le délinquant, plutôt que pour le réadapter, ont été annulées : R. c. Ziatas (1973), 13 C.C.C. (2d) 287 (C.A. Ont.); R. c. Caja (1977), 36 C.C.C. (2d) 401 (C.A. Ont.); R. c. Lavender (1981), 59 C.C.C. (2d) 551 (C.A.C.‑B.); R. c. L. (1986), 50 C.R. (3d) 398 (C.A. Alb.). Par contre, une ordonnance de sursis à l’emprisonnement peut être assortie de conditions à caractère punitif, selon l’al. 742.3(2)f) : Proulx, par. 34.
14 Le pouvoir résiduel de concevoir des conditions de probation individualisées est très large. Il constitue un important outil de détermination de la peine. L’objectif et les principes de la détermination de la peine, énoncés aux art. 718 à 718.2 du Code criminel, indiquent clairement qu’il s’agit d’un processus individualisé qui doit tenir compte à la fois des circonstances de l’infraction et de la situation du délinquant. Il serait impossible au législateur d’énoncer toutes les conditions de probation qui peuvent satisfaire à ces objectifs de la peine. Le juge chargé de la détermination de la peine est bien placé pour concevoir des conditions adaptées au délinquant particulier, qui l’aideront dans sa réadaptation et contribueront à protéger la société. Cependant, le pouvoir résiduel d’imposer des conditions individualisées n’est pas illimité. Le juge chargé de la détermination de la peine ne peut pas imposer des conditions qui contreviendraient à une loi provinciale ou fédérale ou encore à la Charte. En outre, dans la mesure o— le libellé de la disposition résiduelle peut guider le juge chargé de la détermination de la peine dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’imposer l’une des conditions facultatives énumérées que j’ai décrites, les conditions énumérées peuvent à leur tour aider à interpréter la portée des « autres conditions raisonnables » qui peuvent être conçues en vertu de l’al. 732.1(3)h). Comme nous le verrons, aucune des conditions énumérées ne vise à faciliter les enquêtes sur de présumées violations d’une ordonnance de probation. Je reviendrai sur cette question plus loin.
15 L’objectif fondamental de l’imposition de conditions de probation sert aussi à définir le rôle de l’agent de probation. L’intervenant le procureur général du Canada a décrit avec justesse les fonctions de l’agent de probation dans son mémoire (par. 21) :
[traduction] Il est du ressort de l’agent de probation d’agir à titre d’auxiliaire de justice, d’aider le probationnaire dans sa réadaptation et de veiller à ce que les conditions de probation imposées par le tribunal qui a déterminé la peine soient respectées. L’agent de probation qui agit comme superviseur cumule deux fonctions distinctes, celles de réadaptation et d’exécution. Le double objectif de la probation — la réadaptation du délinquant et la protection de la société — commande et justifie une supervision destinée à assurer que le probationnaire respecte effectivement les conditions qui lui ont été imposées. Ce contrôle supervisé restreint la liberté du probationnaire.
En l’espèce, la fonction de supervision que l’agent de probation exerce pour assurer le respect des conditions et la façon dont il doit exercer cette fonction revêtent une importance cruciale lorsqu’on examine toutes les répercussions de l’exécution d’une ordonnance d’abstention au moyen d’une demande d’échantillons de substances corporelles. La question déterminante est celle de savoir si la cour peut, à sa discrétion, investir l’agent de probation d’un pouvoir de supervision lui permettant de demander des échantillons de substances corporelles aux fins d’exécution, ou si cela doit être autorisé par la loi.
3.2 La condition contestée
16 Pour en faciliter la consultation, je reproduis de nouveau la condition no 9 :
[traduction]
CONDITION no 9 : Vous devrez vous abstenir totalement de consommer et de posséder de l’alcool et des narcotiques non vendus sur ordonnance et vous soumettre, à la demande d’un agent de la paix ou d’un agent de probation, à des analyses de sang, d’urine et d’haleine permettant de vérifier si la présente condition est respectée. Tout résultat positif constituera une violation de la présente condition. [Je souligne.]
17 Comme nous l’avons vu, le juge chargé de la détermination de la peine n’avait pas compétence pour décider d’avance que tout résultat d’analyse positif constituerait une violation de l’ordonnance de probation. Par conséquent, la dernière phrase de la condition no 9 a été supprimée à juste titre par la Cour d’appel. La première partie de la condition n’est pas non plus en cause. La condition interdisant la consommation de certaines substances est expressément autorisée par l’al. 732.1(3)c) et, compte tenu de la situation particulière de M. Shoker, il est parfaitement raisonnable d’imposer cette condition pour faciliter sa réadaptation et protéger la société. L’interdiction de la possession d’alcool et de drogues non vendues sur ordonnance, imposée conformément au pouvoir résiduel prévu à l’al. 732.1(3)h), n’est pas contestée non plus. Ce qui reste en cause est la question de l’obligation de fournir des échantillons de substances corporelles sur demande.
18 La contestation de la condition litigieuse repose essentiellement sur la Charte. En examinant, pour des motifs liés à la Charte, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine, une cour d’appel doit d’abord se demander si le juge a agi conformément à la compétence que lui confère la loi. Si une peine est illégale du fait qu’elle n’est pas autorisée par la loi applicable, elle doit être annulée et la question constitutionnelle ne se pose pas. Je vais donc examiner la question de savoir si l’obligation de fournir des échantillons de substances corporelles, comme condition de probation, est visée par l’art. 732.1.
3.3 La demande d’échantillons de substances corporelles et l’art. 732.1 du Code criminel
19 Le ministère public soutient que les conditions interdisant de consommer certaines substances, prévues à l’al. 732.1(3)c), sont très souhaitables aux fins de réadaptation du délinquant et de protection du public. Il ajoute que seule l’existence d’un moyen efficace d’assurer le respect de ces conditions peut permettre d’atteindre les objectifs qu’elles visent en matière de détermination de la peine. Par conséquent, le ministère public fait valoir que les al. 732.1(3)c) et h), interprétés conjointement, permettent d’imposer le prélèvement au hasard d’échantillons de substances corporelles d’un délinquant afin d’assurer le respect de la condition lui interdisant de consommer certaines substances. M. Shoker prétend que le pouvoir d’assortir cette condition de modalités d’exécution ne découle pas implicitement de l’al. 732.1(3)c) et n’est pas visé non plus par les « conditions raisonnables » mentionnées à l’al. 732.1(3)h). Si, affirme‑t‑il, le législateur avait voulu autoriser le prélèvement de substances corporelles, il l’aurait précisé, comme il l’a fait dans d’autres régimes législatifs existants.
20 Je vais commencer par examiner l’al. 732.1(3)c). Avec respect pour l’opinion contraire exprimée par le juge Hall, la compétence pour imposer des modalités d’exécution ne peut pas simplement découler du pouvoir d’imposer une condition interdisant la consommation de certaines substances. L’inclusion, dans une ordonnance de probation, d’une condition interdisant la consommation de certaines substances, prévue à l’al. 732.1(3)c), a pour effet de définir une infraction criminelle punissable en vertu de l’art. 733.1. Les pouvoirs d’exécution ne découlent pas de la simple création d’une infraction. Par exemple, on ne peut pas raisonnablement prétendre que l’interdiction de la conduite avec facultés affaiblies prévue à l’art. 253 inclut implicitement le régime d’exécution consistant à demander des échantillons de substances corporelles prévu aux art. 254 à 258. Pourtant, tel est essentiellement l’argument avancé en l’espèce. Le ministère public fait valoir que le régime d’exécution devrait être implicite dans la mesure où il est nécessaire pour donner effet à une condition interdisant la consommation de certaines substances, prévue à l’al. 732.1(3)c). Je ne retiens pas cet argument. La violation d’une ordonnance de probation est une infraction criminelle prévue par le Code criminel et, à ce titre, elle est sujette aux techniques d’enquête et au mode de preuve qui sont habituellement utilisés pour n’importe quelle autre infraction. Partant, le probationnaire surpris en train de consommer de l’alcool avec ses amis dans un débit de boissons peut être poursuivi sur la foi du témoignage de ceux qui l’ont vu faire. De même, le probationnaire qui montre des signes de facultés affaiblies en raison de la consommation d’alcool ou de drogue peut être poursuivi et l’infraction peut être prouvée au moyen d’une preuve testimoniale à peu près de la même façon qu’une infraction de conduite avec facultés affaiblies. Il ne fait aucun doute que le pouvoir de demander des échantillons de substances corporelles et les analyses qui en découleraient aideraient à exécuter une condition imposée en vertu de l’al. 732.1(3)c), mais cela n’est pas suffisant pour tout simplement conclure que ce pouvoir existe implicitement.
21 Le pouvoir d’imposer des modalités d’exécution, s’il existe, doit plutôt se dégager de la clause résiduelle. Comme nous l’avons vu, l’al. 732.1(3)h) attribue au juge chargé de la détermination de la peine un vaste pouvoir de concevoir d’autres conditions raisonnables destinées à protéger la société et à faciliter la réinsertion sociale du délinquant. Le juge Hall estimait que ce pouvoir ne pouvait pas se dégager de l’al. 732.1(3)h) étant donné que le législateur a abordé expressément la question de l’alcool et des drogues à l’al. 732.1(3)c). Le fait que le législateur a traité expressément de ces substances à l’al. 732.1(3)c) — ainsi qu’aux al. 732.1(3)(g.1) et (g.2) — est certainement pertinent, mais j’estime, en toute déférence, que cela n’empêche pas d’imposer, en application de la clause résiduelle, d’« autres conditions raisonnables » liées à l’alcool et aux drogues. Il est possible d’imposer toute une série de conditions supplémentaires destinées à assurer le respect, par le probationnaire, de la condition interdisant la consommation et la possession de certaines substances. En fait, l’interdiction d’être en possession d’alcool et de drogues énoncée à la condition no 9 en est un exemple. De même, un juge chargé de la détermination de la peine pourrait interdire au délinquant de fréquenter les copains avec qui il aime prendre un verre ou tout endroit où de l’alcool est vendu ou servi, ou encore lui imposer un couvre‑feu. Toutes ces conditions pourraient être imposées pour assurer un meilleur respect de la condition interdisant la consommation et la possession d’alcool et ainsi faciliter la réadaptation du délinquant et protéger la société. En l’absence de circonstances particulières, on ne saurait sérieusement prétendre qu’une telle condition serait déraisonnable. Dans ses motifs concordants, le juge LeBel, a dit craindre qu’une interprétation restrictive de la clause résiduelle jette le doute sur un certain nombre de modes de surveillance utiles, plus particulièrement la surveillance électronique. Nous ne sommes pas saisis de la question de la légalité de la surveillance électronique au regard de l’al. 732.1(3)h) et, partant, notre Cour ne se prononce pas sur ce point. En l’espèce, nous nous intéressons uniquement au prélèvement forcé d’échantillons de substances corporelles en tant que mécanisme d’exécution. Il vaut également la peine de noter que, dans chacun des cas mentionnés par le juge LeBel, il fallait que le probationnaire consente à participer au programme de surveillance électronique de la Saskatchewan. De plus, dans l’arrêt R. c. McLeod (1993), 81 C.C.C. (3d) 83, p. 99, la Cour d’appel de la Saskatchewan a aussi indiqué clairement que [traduction] « la constitutionnalité de cette forme de sanction n’a pas été débattue ou examinée au cours des plaidoiries ».
22 À première vue, l’al. 732.1(3)h) semble donc avoir une portée assez large pour permettre des conditions d’exécution comme celle imposée en l’espèce étant donné, soutient‑on, que les tests de dépistage assureraient également un meilleur respect de la condition interdisant la consommation de certaines substances. Toutefois, la disposition résiduelle doit être interprétée dans son contexte. Comme cette disposition prévoit la possibilité d’imposer d’« autres » conditions raisonnables, les conditions énumérées aux al. 732.1(3)a) à g.2) peuvent aider à en circonscrire la portée. Il vaut la peine de noter que le respect de l’une ou l’autre des conditions énumérées ne peut avoir aucune conséquence incriminante pour le probationnaire. En outre, une condition susceptible de présenter un risque, comme celle intimant de participer à un programme de traitement, ne peut être imposée qu’avec le consentement du délinquant. L’alinéa 732.1(3)h) parle d’« autres conditions raisonnables ». On peut raisonnablement inférer que des conditions supplémentaires imposées en vertu du pouvoir résiduel seraient du même genre que celles qui sont énumérées. Toutefois, du fait qu’elles ne permettent pas simplement de surveiller le comportement du probationnaire, les conditions destinées à faciliter l’obtention d’éléments de preuve aux fins d’exécution sont différentes et soulèvent, à cause de leur effet potentiel, des questions d’ordre constitutionnel dans le cas où le probationnaire n’y a pas consenti. Par exemple, M. Shoker pourrait‑il se voir imposer, comme condition de sa probation, l’obligation de donner accès sur demande à sa résidence pour qu’on puisse y effectuer des inspections permettant de mieux veiller à ce que l’interdiction d’être en possession d’alcool ou de drogues soit respectée? Une telle condition aurait pour effet de l’assujettir à une norme différente de celle que le législateur prescrit pour la délivrance d’un mandat de perquisition. À mon avis, on ne saurait raisonnablement soutenir que le libellé non limitatif de l’al. 732.1(3)h) habiliterait le juge chargé de la détermination de la peine à passer outre à ce régime. Il appartiendrait au législateur d’édicter un tel régime s’il jugeait à propos de le faire.
23 La compétence du juge chargé de la détermination de la peine ne peut pas être plus grande en matière de prélèvement d’échantillons de substances corporelles. Le prélèvement d’échantillons de substances corporelles est une mesure très envahissante et, comme notre Cour l’a souvent confirmé, il est assujetti à des normes et à des garanties rigoureuses qui permettent de satisfaire aux exigences de la Constitution. Fait révélateur, dans l’arrêt R. c. Borden, [1994] 3 R.C.S. 145, la Cour a conclu que, en l’absence d’autorisation légale de prélever des échantillons de substances corporelles, la légalité du prélèvement est subordonnée au consentement de la personne visée. Dans l’arrêt R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, le juge Cory a conclu, au nom des juges majoritaires, que le pouvoir de common law de procéder à une fouille accessoire à une arrestation ne permettait pas de prélever des échantillons de substances corporelles, comme des cheveux et des poils, d’effectuer des prélèvements dans la bouche et de prendre des empreintes dentaires. Ce principe a été confirmé de nouveau dans l’arrêt R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, 2001 CSC 83. Là encore, j’estime qu’on ne peut pas considérer que le libellé général de l’al. 732.1(3)h) accorde une telle autorisation. Dans les différents cas o— le législateur a choisi d’autoriser le prélèvement d’échantillons de substances corporelles, il ne l’a pas seulement dit clairement, mais il a également établi, dans la loi ou par voie de règlement, un certain nombre de normes et de garanties : voir, par exemple, le prélèvement d’échantillons d’ADN pour les besoins d’une enquête ou, à la suite d’une déclaration de culpabilité, aux fins d’inclusion dans la banque de données génétiques (art. 487.04 à 487.091 du Code criminel), le prélèvement d’échantillons d’haleine et de sang au cours d’une enquête relative à une infraction de conduite avec facultés affaiblies (art. 253 à 261 du Code criminel), ainsi que le prélèvement d’échantillons d’urine d’un détenu qui se trouve dans un pénitencier fédéral ou à l’extérieur d’un tel pénitencier à la suite d’une libération conditionnelle (art. 54 à 57 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, et art. 60 à 72 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620).
24 Un certain nombre de législatures provinciales ont également édicté des lois et des règlements régissant le prélèvement d’échantillons de substances corporelles de détenus incarcérés dans un établissement provincial : voir, par exemple, Alberta, Corrections Act, R.S.A. 2000, ch. C‑29, art. 14.1 et 14.2, et Correctional Institution Regulation, Alta. Reg. 205/2001, art. 48.1 et 48.2; Saskatchewan, The Correctional Services Act, S.S. 1993, ch. C‑39.1, par. 56(1), et The Correctional Services Administration, Discipline and Security Regulations, 2003, R.R.S., ch. C‑39.1, Reg. 3, par. 40(1); Manitoba, Loi sur les services correctionnels, L.M. 1998, ch. 47, C.P.L.M. ch. C230, art. 16, Règlement sur les établissements de correction, Règl. du Man. 227/92, art. 28, 29, 29.1 et par. 31(1), et Règlement sur les services correctionnels, Règl. du Man. 128/99, art. 41 à 45; Île‑du‑Prince‑Édouard, Correctional Services Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. C‑26.1, al. 17g), et P.E.I. Reg. EC616/92, art. 10 et 11; Ontario, Loi de 2000 sur la responsabilisation en matière de services correctionnels, L.O. 2000, ch. 40, par. 57.9(1) à (3). La loi ontarienne, contrairement à celles des autres provinces, s’applique tant aux probationnaires qu’aux détenus incarcérés dans un établissement provincial.
25 L’établissement de ces normes et garanties ne saurait être laissé, dans chaque cas, au choix du juge chargé de la détermination de la peine. Il est indubitable qu’un probationnaire a des attentes moins grandes en matière de vie privée. Cependant, il appartient au législateur, et non aux tribunaux, d’établir un équilibre entre les droits que la Charte garantit aux probationnaires et l’intérêt qu’a la société à assurer une surveillance efficace de leur conduite. Comme l’art. 8 remplit une fonction préventive, le principe suivant énoncé dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 169, est particulièrement pertinent en l’espèce :
Même si les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits qu’elle confère aux particuliers, il incombe à la législature d’adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. Il n’appartient pas aux tribunaux d’ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives.
Dans la présente affaire, le ministère public fait valoir que l’existence de motifs raisonnables et probables n’est pas requise pour prélever des échantillons de substances corporelles de probationnaires et que le prélèvement d’échantillons de sang est également raisonnable. Le juge Hall de la Cour d’appel n’était pas de cet avis. Il aurait supprimé l’exigence de fournir des échantillons de sang pour le motif qu’elle constitue une mesure trop envahissante et il aurait assujetti l’exigence de fournir des échantillons d’urine et d’haleine à la preuve de l’existence de motifs raisonnables et probables. C’est précisément le genre de décision de politique générale que le législateur doit prendre compte tenu des restrictions prévues dans la Charte. Le législateur a abordé expressément la question de l’alcool et des substances toxiques aux al. 732.1(3)c), g.1) et g.2), mais il n’a prescrit aucun régime de prélèvement d’échantillons de substances corporelles comme il l’a fait pour les personnes en liberté conditionnelle. Il n’appartient pas à un tribunal d’édicter un tel régime parce qu’il peut juger souhaitable de le faire dans un cas particulier. Outre les questions d’ordre constitutionnel soulevées par le prélèvement d’échantillons de substances corporelles, l’établissement d’un tel régime commande l’utilisation de ressources et habituellement, la collaboration des provinces. Cela se reflète dans la présente affaire où la Colombie‑Britannique a cessé de financer les analyses d’urine, de sorte que la condition de probation est désormais théorique. Voilà une raison de plus pour laquelle cette question doit relever du législateur.
26 Pour ces motifs, je suis d’avis de conclure qu’il n’existe aucun pouvoir légal de contraindre M. Shoker à fournir des échantillons de substances corporelles. En l’absence d’un régime législatif autorisant le prélèvement d’échantillons de substances corporelles, l’exécution des conditions interdisant la consommation de certaines substances doit se faire d’une manière conforme aux outils d’enquête existants. Par conséquent, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu raison de supprimer la partie de la condition no 9 qui suivait les termes « narcotiques non vendus sur ordonnance ». Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs des juges Bastarache et LeBel rendus par
Le juge LeBel —
I. Introduction
27 J’ai pris connaissance des motifs de ma collègue la juge Charron. Je partage son opinion selon laquelle il y a lieu de rejeter le pourvoi, mais à l’issue d’un raisonnement différent. Selon moi, la loi permet de prononcer une ordonnance comme celle rendue par le juge chargé de la détermination de la peine. Cependant, les conditions de l’ordonnance pouvaient faire l’objet d’une révision fondée sur l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Puisqu’elles ne respectaient pas les exigences de l’art. 8, le pourvoi doit être rejeté.
28 Je n’entends pas revenir sur les faits, que la juge Charron a examinés en détail. Je me concentrerai sur les deux questions de droit que soulève la présente affaire. J’examinerai d’abord si le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, permet de rendre l’ordonnance en cause. Ensuite, je verrai si le pouvoir discrétionnaire délégué au juge chargé de la détermination de la peine a été exercé d’une manière conforme à la Charte.
II. Fondement législatif de l’ordonnance
29 La présente affaire soulève d’abord et avant tout un problème d’interprétation législative. Une fois de plus, les tribunaux essaient de déterminer l’intention du législateur à l’aide, je suppose, de la méthode moderne d’interprétation téléologique (voir S. Beaulac et P.‑A. Côté, « Driedger’s “Modern Principle” at the Supreme Court of Canada : Interpretation, Justification, Legitimization » (2006), 40 R.J.T. 131). Dans ce contexte, je reconnais volontiers qu’une interprétation purement textuelle des dispositions pertinentes du Code criminel (al. 732.1(3)c) et 732.1(3)h)) ne permettrait pas de régler la question en litige. Nulle part ces dispositions ne confèrent‑elles explicitement au juge chargé de la détermination de la peine le pouvoir discrétionnaire d’imposer à l’accusé, dans une ordonnance de probation, l’obligation de fournir des échantillons de substances corporelles. Le Code criminel énumère expressément un certain nombre de conditions obligatoires et facultatives que ma collègue examine dans ses motifs. L’alinéa 732.1(3)c) permet d’interdire la consommation de drogues ou d’alcool, mais il demeure silencieux au sujet de la surveillance de l’interdiction. Ensuite, l’al. 732.1(3)h), qui sert de clause « fourre‑tout » ou résiduelle, mentionne simplement « telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables [. . .] pour assurer la protection de la société et faciliter la réinsertion sociale du délinquant ». Pris isolément, ces mots ne confèrent pas clairement un pouvoir discrétionnaire. Cependant, ils le font si on les interprète dans leur contexte.
30 Pour déterminer si la loi permet de rendre l’ordonnance en cause, le tribunal doit examiner le contexte, qui est celui de la probation et de la détermination de la peine. Une ordonnance de probation est rédigée dans des circonstances où le tribunal doit donner suite, d’une manière individualisée, aux impératifs de protection de la société et de réhabilitation de l’accusé. Le juge chargé de la détermination de la peine doit examiner les circonstances de l’affaire et concevoir des conditions raisonnables dans leur contexte. L’analyse doit être axée sur le caractère raisonnable des conditions elles‑mêmes. Des conditions sont raisonnables, et donc autorisées par la loi, si elles complètent celles prévues dans le Code et répondent aux objectifs de protection de la société et de réinsertion sociale de l’accusé.
31 Dans un contexte juridique et factuel comme celui qui nous occupe, le Code ne saurait tout prévoir. Le législateur a eu la sagesse de déléguer aux juges chargés de la détermination de la peine un pouvoir discrétionnaire raisonnable de concevoir des conditions adaptées à la situation particulière de chaque accusé. Une condition raisonnable qui peut être reliée aux catégories prévues par le Code doit être considérée comme étant implicitement, mais indéniablement, autorisée par la loi. Cette condition peut ensuite faire l’objet d’un deuxième examen cette fois fondé sur la Charte, mais elle n’excéderait pas la compétence du juge chargé de la détermination de la peine.
32 Le Code criminel prescrit des conditions relatives à la consommation d’alcool et de drogues. Les interdictions ou les restrictions concernant la consommation de ces substances semblent presque devenues la norme dans maintes ordonnances de probation. Néanmoins, le Code reste vague, voire muet, à l’égard de la surveillance de l’exécution de ces conditions, quoique, selon des ouvrages de doctrine bien connus en matière de détermination de la peine, les ordonnances de probation sont souvent assorties de modes de surveillance (C. C. Ruby, Sentencing (6e éd. 2004), par. 10.57; A. Manson, P. Healy et G. Trotter, Sentencing and Penal Policy in Canada (2000), p. 280).
33 La clause résiduelle qui figure à l’al. 732.1(3)h) semble avoir pour objet d’aplanir les difficultés auxquelles se heurtent les juges du procès lorsqu’ils sont appelés à formuler des ordonnances à la fois efficaces et adaptées à la situation particulière de chaque accusé. Elle vise à combler des lacunes en permettant au juge chargé de la détermination de la peine d’étoffer l’ordonnance de probation par l’ajout de conditions raisonnables. Des conditions seront alors raisonnables si elles tiennent compte de la situation de l’accusé et si elles respectent les normes de l’art. 8 de la Charte.
34 La clause résiduelle ne vise pas à permettre l’obtention d’éléments de preuve destinés à être utilisés dans des poursuites ultérieures. Elle a pour objet d’assurer que les conditions des ordonnances de probation soient efficaces et puissent être exécutées concrètement. L’absence dans le Code criminel de dispositions précises en matière de surveillance reflète simplement la nature généralement individualisée du processus de détermination de la peine et des ordonnances de probation.
35 La nécessité d’un mécanisme de surveillance peut découler de la nature des obligations que l’ordonnance de probation impose à l’accusé. Si aucun mode de surveillance n’était prévu dans ces cas, on pourrait affirmer à juste titre que le législateur a parlé pour ne rien dire. Nier l’existence de pouvoirs légaux implicites ne respecte pas l’opinion de notre Cour, qui n’a pas hésité à reconnaître l’existence de tels pouvoirs dans les cas où leur nécessité tient à la nature des dispositions substantielles d’une loi. Par exemple, dans une affaire liée à la Charte, à propos des rapports entre les écoles publiques et leurs élèves, la Cour a conclu que les obligations légales des écoles et des enseignants de maintenir l’ordre et la discipline permettaient implicitement de soumettre les élèves à des fouilles raisonnables (R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, par. 51, le juge Cory) :
Pour être raisonnable, la fouille doit être effectuée de manière raisonnable et être autorisée par une disposition législative qui est elle‑même raisonnable. On ne trouve aucune autorisation particulière de procéder à des fouilles dans l’Education Act, R.S.N.S. 1989, [ch. 136,] ou dans son règlement d’application. Cependant, la responsabilité qui incombe aux enseignants et aux directeurs de maintenir l’ordre et la discipline dans l’école et de veiller à la santé et au bien‑être des élèves autorise, par déduction nécessaire, les fouilles d’élèves. Voir l’al. 54b) de la Loi et les par. 3(7) et (9) du Règlement. Les enseignants doivent pouvoir fouiller les élèves pour être en mesure de s’acquitter des responsabilités que leur impose la loi. Il est raisonnable, voire essentiel, de donner cette autorisation de fouiller aux enseignants et aux directeurs. Il faut maintenant examiner les circonstances dans lesquelles la fouille elle‑même peut être jugée raisonnable.
36 En toute déférence pour les tenants d’autres points de vue, des règles d’interprétation législative très bien établies veulent que le Code criminel habilite le juge chargé de la détermination de la peine à inclure des modes de surveillance dans une ordonnance de probation. Conclure différemment pourrait bien entraîner des effets inattendus et peu souhaitables, parce que la rigidité d’une telle méthode d’interprétation forcerait vraisemblablement le législateur à tenter de prévoir une vaste gamme de situations particulières et à en traiter de manière très détaillée. Même s’il était possible de l’utiliser, cette technique de rédaction ne serait guère compatible avec les règles fondamentales d’une bonne rédaction législative.
37 De plus, une interprétation restrictive de la clause résiduelle jetterait le doute sur un certain nombre de modes de surveillance utiles auxquels semblent recourir de plus en plus les juges chargés de la détermination de la peine. Elle pourrait notamment empêcher le recours à la surveillance électronique qui permet aux agents de probation ou aux autorités publiques de s’assurer que les conditions prescrivant la détention à domicile ou un couvre‑feu sont respectées. D’ailleurs, je constate qu’un certain nombre de juges ont conclu à la validité de ces conditions :
[traduction] Il faut conclure que l’al. 732.1(3)h) permet de rendre des ordonnances qui restreignent le mode de vie d’un défendeur par l’imposition d’un couvre‑feu notamment, qui lui intiment de ne pas fréquenter certains endroits ou certaines personnes ou qui le placent sous surveillance électronique.
. . .
Les conditions de probation peuvent régir le mode de vie du défendeur. Par exemple, un défendeur pourrait se voir [. . .] ordonner de porter un dispositif de surveillance électronique . . .
. . .
Ainsi, les couvre‑feux, les détentions à domicile (avec ou sans surveillance électronique), les contrôles de présence à domicile [. . .] etc., peuvent tous constituer « d’autres conditions » appropriées. Il importe peu que ces conditions soient perçues comme des mesures de réadaptation, des modes de contrôle ou des sanctions. Ce qui compte est non pas la façon de désigner une condition mais plutôt l’intention que cette condition contribue à protéger le public ou à faciliter la réinsertion sociale du défendeur, ainsi que l’existence de motifs raisonnables de croire qu’elle contribuera à l’atteinte de ces objectifs. [Je souligne.]
(T. W. Ferris, Sentencing : Practical Approaches (2005), p. 79, 116 et 216‑217)
Ferris indique que, dans les affaires suivantes, les tribunaux ont statué que l’al. 732.1(3)h) autorise la surveillance électronique : R. c. Carlson (1996), 141 Sask. R. 168 (C.A.); R. c. Curtis (1996), 144 Sask. R. 156 (C.A.); R. c. McLeod (1992), 109 Sask. R. 8 (C.A.).
38 Il existe un large éventail de conditions possibles. Ces conditions visent souvent à régir certains aspects du mode de vie d’un accusé de manière à assurer la réalisation des objectifs de la probation, à savoir la protection de la société et la réinsertion sociale de l’accusé.
39 Nous ne devrions pas supposer qu’en l’absence d’un cadre législatif détaillé les juges chargés de la détermination de la peine abuseraient d’un tel pouvoir discrétionnaire ou qu’ils l’exerceraient d’une manière non conforme à la Constitution. Dans un autre contexte o— il était question de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par une autorité administrative, notre Cour a souligné qu’elle ne devrait pas s’appuyer sur des présomptions de violation éventuelle de la Charte :
Je ne crois pas qu’il y ait quelque règle constitutionnelle obligeant le Parlement à prescrire au moyen d’une loi (comme le prétendent les appelants) plutôt que d’un règlement (comme l’a prévu le Parlement à l’al. 164(1)j)) ou même d’une directive ministérielle ou d’une pratique institutionnelle, la façon dont les Douanes doivent traiter le matériel expressif protégé par la Constitution. Le Parlement a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes de loi qu’il adopte « s[eront] appliqué[s] [. . .] d’une manière conforme à la Constitution » par les fonctionnaires.
. . .
[I]l est normal, de par la nature des activités de l’État, que celui‑ci soit appelé à exercer son pouvoir et que les droits garantis au citoyen par la Charte puissent en conséquence être touchés. Quoiqu’il y ait preuve d’abus réel en l’espèce, il y a risque d’abus dans de nombreux domaines, et une règle qui obligerait le Parlement à édicter dans chaque cas des procédures spéciales pour protéger les droits garantis par la Charte serait inutilement rigide. [Je souligne.]
(Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 71 et 137)
40 En l’espèce, toute contestation aurait dû porter sur le caractère raisonnable de l’ordonnance au regard de l’art. 8 de la Charte. L’imposition des conditions en matière de surveillance est permise. Il reste à voir si ces conditions respectent les normes de la Charte (voir Ruby, par. 10.63).
41 Avant de commenter brièvement l’application de l’art. 8 dans le cadre du présent pourvoi, je dois ajouter que je conviens avec la juge Charron que la partie de l’ordonnance qui, pour l’essentiel, ferait d’un test positif une violation des conditions énoncées dans cette ordonnance, contrevient aux principes du droit criminel. La culpabilité doit être établie de la manière habituelle, c’est‑à‑dire hors de tout doute raisonnable, et l’accusé a droit à la protection des règles de preuve et de procédure en matière criminelle.
III. Application de l’art. 8
42 Certaines parties de l’ordonnance présentent des difficultés au regard de l’art. 8. Je suis d’accord pour dire que, en l’absence d’un cadre législatif conforme aux normes de la Charte, la partie qui oblige l’accusé à se soumettre à des analyses sanguines serait beaucoup trop envahissante et contreviendrait à l’art. 8.
43 Bien qu’ils puissent très bien représenter un moyen plus efficace de veiller au respect des conditions imposées, les tests de dépistage de drogue faits au hasard, à la discrétion de l’agent de probation, risqueraient de devenir très arbitraires. Les tribunaux auraient de la difficulté à définir un cadre approprié pour suppléer au silence du Code. Il s’agit d’un cas où le législateur serait mieux placé pour régler la question. La solution qu’il retiendrait pourrait ensuite faire l’objet d’un examen judiciaire fondé sur l’art. 8 et l’article premier de la Charte.
44 Pour ces motifs, je partage l’opinion de ma collègue selon laquelle il y a lieu de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intimé : Garth Barriere, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Kapoor & Stribopoulos, Toronto.