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04/05/2006 | CANADA | N°2006_CSC_17

Canada | R. c. Gagnon, 2006 CSC 17 (4 mai 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17

Date : 20060504

Dossier : 31148

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Luc Gagnon

Intimé

Traduction française officielle : Motifs des juges Bastarache et Abella

Coram : Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Abella

Motifs de jugement :

(par. 1 à 25)

Motifs dissidents :

(par. 26 à 65)

Les juges Bastarache et Abella (avec l’accord du juge LeBel)

Les juges Deschamps et Fish
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R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Luc Gagnon Intimé

Répertorié : R. c. Gagnon

R...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17

Date : 20060504

Dossier : 31148

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Luc Gagnon

Intimé

Traduction française officielle : Motifs des juges Bastarache et Abella

Coram : Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Abella

Motifs de jugement :

(par. 1 à 25)

Motifs dissidents :

(par. 26 à 65)

Les juges Bastarache et Abella (avec l’accord du juge LeBel)

Les juges Deschamps et Fish

______________________________

R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Luc Gagnon Intimé

Répertorié : R. c. Gagnon

Référence neutre : 2006 CSC 17.

No du greffe : 31148.

2006 : 16 mars; 2006 : 4 mai.

Présents : Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish et Abella.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Doyon et Bich), [2005] J.Q. no 12442 (QL), J.E. 2005‑1673, 2005 QCCA 749, qui a annulé la déclaration de culpabilité de l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli, les juges Deschamps et Fish sont dissidents.

Henri‑Pierre La Brie, Daniel Grégoire et Caroline Fontaine, pour l’appelante.

Charles André Ashton et Brigitte Martin, pour l’intimé.

Version française du jugement des juges Bastarache, LeBel et Abella rendu par

Les juges Bastarache et Abella —

1. Les faits

1 De deux à cinq ans, J.L.L. a fréquenté régulièrement la garderie exploitée par Mme L. dans sa propre demeure. À l’occasion, le conjoint de Mme L., Luc Gagnon, l’a aidée à s’occuper des enfants ou a pris la relève en son absence.

2 L’enfant a fait trois déclarations ayant mené à la mise en accusation de M. Gagnon. L’enfant s’est confiée à sa grand‑mère, à sa mère et à un policier, leur disant essentiellement que M. Gagnon lui avait fait « goûter là où sort son pipi », que « c’est blanc et [. . .] ça goûte pas bon » et qu’il fallait qu’elle lui « fasse plaisir ». Tel était le fondement des accusations d’agression sexuelle et d’avoir invité, engagé ou incité un enfant de moins de 14 ans à toucher une personne à des fins d’ordre sexuel.

3 Les versions des faits de l’enfant, de sa mère, de sa grand‑mère et du policier contredisaient totalement celle de l’accusé. La poursuite a allégué que l’enfant avait été agressée plusieurs fois en l’absence de la propriétaire de la garderie, qu’elle était intelligente et affectueuse, qu’elle n’était pas encline à mentir et qu’elle ignorait tout des organes sexuels ou du sperme, y compris de leurs appellations.

4 La défense a invoqué les témoignages de l’accusé, de sa conjointe et du cousin de celle‑ci. L’accusé a nié toutes les allégations. Il a dit qu’il aimait les enfants, que la victime lui témoignait de l’affection et qu’elle pouvait décrire les organes sexuels. La crédibilité était au cœur de l’affaire.

5 La juge Paré, qui a présidé le procès devant la Cour du Québec, a déclaré M. Gagnon coupable d’agression sexuelle (C.Q. Longueuil, no 505‑01‑033285‑012, 21 février 2002).

6 Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé la décision pour cause d’insuffisance des motifs, une erreur de droit permettant la modification du verdict en appel ([2005] J.Q. no 12442 (QL), 2005 QCCA 749).

7 Le juge Chamberland a inscrit sa dissidence. Se fondant sur les critères de la nécessité et de la fiabilité établis dans l’arrêt R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, il a conclu à la recevabilité des trois déclarations de l’enfant. La majorité ayant abondé dans ce sens, nous ne voyons rien qui puisse justifier de revenir sur cette conclusion unanime.

8 La dissidence du juge Chamberland tient à ce que, selon lui, la juge du procès avait des motifs suffisants et raisonnables de conclure à la crédibilité des déclarations et qu’elle a correctement appliqué le critère d’appréciation du doute raisonnable.

9 Nous sommes d’accord avec lui et, essentiellement pour les mêmes motifs, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité.

2. Analyse

10 En ce qui a trait au critère d’examen d’une conclusion sur la crédibilité tirée en première instance, il est généralement admis que la cour d’appel doit faire preuve de déférence, sauf erreur manifeste ou dominante. Elle ne peut intervenir simplement parce qu’elle diffère d’opinion (Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, par. 32‑33; H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25, par. 74). L’approche globale qui s’impose à cet égard a été décrite succinctement dans l’arrêt R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474, par. 4, où notre Cour a dit : « . . . ce n’est que si elle a tenu compte de toute la preuve soumise au juge des faits, et décidé qu’une déclaration de culpabilité ne peut pas s’appuyer raisonnablement sur cette preuve, que la cour peut [. . .] écarter le verdict du juge du procès ». La même règle vaut pour l’appréciation de la crédibilité des témoins. Dans Lavoie c. R., [2003] J.Q. no 1474, par. 37, le juge Nuss, de la Cour d’appel du Québec, a dit que les conclusions du juge du procès sur la crédibilité des témoins [traduction] « ne pourront être modifiées que s’il est établi qu’il a commis une erreur manifeste et dominante » (citant l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33).

11 En l’espèce, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont expressément refusé de conclure au caractère déraisonnable du verdict, confirmant de ce fait que le dossier autorisait le verdict prononcé. Ils ont plutôt fondé leur analyse sur la conclusion que les raisons de la juge du procès étaient « insuffisantes » (par. 91) à l’instar de celles en cause dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, de sorte qu’une erreur de droit avait été commise. Il ressort pourtant de leurs motifs que ce n’est pas la suffisance des raisons de la juge du procès qui leur faisaient souci, mais bien ses conclusions relatives à la crédibilité. Les juges majoritaires se disent tout particulièrement en désaccord avec ses conclusions sur la crédibilité de l’accusé, semblant estimer au contraire que le témoignage de ce dernier aurait dû soulever un doute raisonnable. Faisant fi de la remarque de notre Cour dans l’arrêt Burke et de l’avantage dont jouit le juge du procès du fait qu’il observe et entend les témoins, les juges majoritaires ont plutôt choisi de substituer leur propre appréciation de la crédibilité à celle de la juge du procès et d’écarter ses motifs, affirmant qu’elle n’avait pas bien expliqué en quoi la preuve ne soulevait pas un doute raisonnable. Nous ne sommes pas de leur avis.

12 Le présent pourvoi pose une fois de plus la question du caractère suffisant des motifs du juge du procès. Notre position a évolué à cet égard. Dans l’arrêt R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, nous avons statué que l’omission du juge du procès d’indiquer expressément qu’il avait tenu compte de tous les facteurs pertinents pour arriver au verdict ne justifiait pas en soi la réformation du jugement lorsqu’aucune erreur d’appréciation de la preuve ou du droit applicable ne ressortait du dossier.

13 Huit ans plus tard, dans l’affaire Sheppard, o— les motifs étaient pour ainsi dire inexistants, notre Cour a expliqué que le juge du procès devait donner les motifs de l’acquittement ou de la déclaration de culpabilité. L’omission de le faire constitue une erreur de droit. Une analyse en deux étapes s’impose pour conclure à l’erreur de droit due à l’insuffisance des motifs : (1) les motifs sont‑ils déficients? et, (2) dans l’affirmative, font‑ils obstacle à l’examen en appel? Autrement dit, notre Cour a conclu que même si les motifs sont objectivement déficients, ils peuvent parfois ne pas faire obstacle à l’examen en appel parce que, au vu du dossier, le verdict est manifestement fondé. Cependant, lorsque les motifs sont à la fois déficients et insaisissables, un nouveau procès s’impose.

14 Dans l’affaire connexe R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27, o— des motifs avaient été donnés, et leur insuffisance alléguée, notre Cour a appliqué le principe de l’arrêt Sheppard. Elle a rappelé qu’il fallait déterminer si les motifs permettaient l’examen en appel de la décision de première instance. Elle a clairement opiné que le « doute persistant [d’un tribunal d’appel] au sujet d’un verdict “imprudent” ne suffit pas pour justifier [son] intervention » (par. 39). Au sujet de la crédibilité, s’appuyant sur les arrêts R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291, et Burke, elle a dit au par. 23 que le critère du caractère suffisant demeurait le même : y avait‑il obstacle à l’examen en appel?

15 Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont considéré — à tort selon nous — que les faits de la présente espèce s’apparentaient à ceux de l’affaire Sheppard, où aucun motif n’avait été donné, le juge du procès se contentant de dire (par. 2) : [traduction] « Après avoir examiné l’ensemble des témoignages en l’espèce et me rappelant le fardeau qui incombe au ministère public et la crédibilité des témoins, et la façon dont le tout doit être apprécié, je conclus que le défendeur est coupable des actes reprochés. »

16 En toute déférence, c’est avec l’affaire Braich qu’il convient d’établir une comparaison, et la question est de savoir si les motifs se prêtent suffisamment à l’examen en appel. Nous sommes d’avis que c’est le cas.

17 Au début de ses motifs, la juge du procès revient passablement en détail sur les témoignages de la grand‑mère et de la mère de l’enfant, du policier, d’une connaissance de l’accusé, d’un cousin de la conjointe de l’accusé, de la conjointe de l’accusé, Mme L., et de M. Gagnon. Elle se penche également sur l’enregistrement vidéo de la conversation de l’enfant avec le policier. Après avoir fait état du droit applicable, elle explique ses conclusions relatives à la crédibilité en donnant les raisons pour lesquelles elle tient pour fiables les déclarations de l’enfant et considère crédibles les témoignages de la grand‑mère et de la mère, dont les suivantes :

· les déclarations de l’enfant étaient spontanées et nullement influencées par la mère ou la grand‑mère;

· les trois déclarations de l’enfant étaient cohérentes et décrivaient avec beaucoup de précision la nature des actes, leur auteur et les circonstances dans lesquelles ils auraient été commis;

· M. Gagnon a admis que l’enfant n’était pas portée à mentir;

· les actes sexuels ni leur description détaillée ne sont de ceux qu’un enfant de cinq ans est habituellement en mesure d’inventer.

18 La juge du procès a également donné les raisons pour lesquelles le témoignage de M. Gagnon n’était pas crédible, dont les suivantes :

· son témoignage était incohérent quant au nombre de fois dont il se souvenait avoir été laissé seul avec l’enfant;

· après une brève pause au cours de son contre‑interrogatoire, il a spontanément expliqué que le cousin de sa conjointe avait été présent lorsqu’il avait changé et lavé le chandail de l’enfant, un détail qu’il avait omis dans son témoignage antérieur et qui, selon la juge, constituait une « justification flagrante » (C.Q., par. 172-173);

· son témoignage quant à savoir s’il regardait la télévision avec les enfants de la garderie et à quels moments était contradictoire;

· il a trop insisté sur le fait qu’il ne changeait pas les couches des enfants ni ne leur donnait le bain, alors que ces tâches n’avaient pas en soi un caractère sexuel, la juge y voyant encore une fois une « forme de justification » (C.Q., par. 168 et 170-171).

Ces éléments montrent bien le raisonnement qui sous‑tendait ses conclusions sur la crédibilité et le doute raisonnable.

19 Notre Cour a sans cesse exhorté les juges de première instance à expliquer leurs conclusions sur la crédibilité et le doute raisonnable de manière à permettre un examen convenable par un tribunal d’appel. Après avoir encouragé la rédaction de motifs détaillés, il serait contraire au but recherché de scruter ceux‑ci à la loupe en sapant le rôle du juge du procès dans l’appréciation de l’ensemble de la preuve. Les propos du juge de première instance doivent être examinés non seulement avec soin, mais aussi dans le contexte. Les termes employés se prêtent la plupart du temps à de multiples interprétations et qualifications. Cependant, l’examen en appel ne commande pas l’analyse de chaque mot, mais bien que l’on détermine si une erreur justifiant l’annulation se dégage des motifs dans leur ensemble. Il s’agit de déterminer le sens général et ordinaire de ceux‑ci, et non de se livrer à l’analyse de leurs composantes linguistiques individuelles. En réexaminant chacun des éléments de preuve, la Cour d’appel a confondu la nécessité de motifs suffisants avec celle d’une preuve suffisante, ce dernier élément étant au cœur des arrêts Burke, Burns et R. (D.) qu’elle a invoqués à l’appui. À notre avis, les motifs étaient suffisants. De toute manière, pour déterminer si la preuve était suffisante, il fallait considérer toute la preuve et, plus particulièrement, les motifs justifiant toutes les conclusions relatives à la crédibilité, y compris celles visant l’enfant et les témoins entendus à l’appui de sa version des faits, et non seulement celles se rapportant à l’accusé et à ses témoins.

20 Apprécier la crédibilité ne relève pas de la science exacte. Il est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits. C’est pourquoi notre Cour a statué — la dernière fois dans l’arrêt H.L. — qu’il fallait respecter les perceptions du juge de première instance, sauf erreur manifeste et dominante.

21 Cela ne veut pas dire que la cour d’appel peut se soustraire à son obligation de revoir le dossier pour s’assurer que les conclusions de fait pouvaient raisonnablement être tirées. Qui plus est, lorsque l’accusation est grave et que, comme en l’espèce, le témoignage d’un enfant contredit celui d’un adulte, qui nie les faits, l’accusé est en droit de savoir pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable.

22 Considérés dans leur ensemble, les motifs de la juge du procès étaient suffisants. Bien qu’ils aient mené à un résultat avec lequel les juges majoritaires de la Cour d’appel n’étaient pas d’accord, les motifs montrent bien le raisonnement qui sous‑tend les conclusions de la juge au sujet de la crédibilité et du doute raisonnable. Nous faisons nôtres l’analyse du juge Chamberland et sa conclusion que les explications données par la juge pour mettre en doute la crédibilité de l’accusé étaient raisonnables et justifiaient amplement sa conclusion et son verdict. Le juge Chamberland signale que la juge du procès a adopté la bonne démarche quant à l’existence d’un doute raisonnable, puis qu’elle a relevé un certain nombre d’éléments du témoignage de l’accusé (mentionnés précédemment) l’ayant amenée à douter de sa crédibilité. Au nombre de ces éléments, le plus frappant est l’insistance avec laquelle l’accusé n’a cessé de justifier ses gestes, au point de rendre sa version des faits invraisemblable.

23 Dans l’arrêt Braich, le juge Binnie a dit au par. 38 : « L’importance accordée à la “démonstration” d’une appréciation compétente des faiblesses élève l’insuffisance alléguée des motifs au rang de moyen d’appel distinct indépendant du critère fonctionnel. Or, cette proposition de portée étendue a été rejetée dans Sheppard. » Lorsque les conclusions tirées en première instance avaient un fondement raisonnable, l’exigence de motifs suffisants ne justifie pas le tribunal d’appel de substituer sa propre perception aux conclusions du juge de première instance concernant les faits et la crédibilité. C’est à notre sens ce qu’ont fait les juges majoritaires de la Cour d’appel en l’espèce en concluant à l’insuffisance des motifs de la juge du procès, et ce, même s’ils avaient concédé que les conclusions sur la crédibilité étaient raisonnables et pouvaient mener au verdict prononcé.

3. Conclusion

24 Il n’était pas loisible à la Cour d’appel de revenir sur l’appréciation de la crédibilité par la juge du procès, sauf s’il était ressorti de ses motifs qu’elle avait commis une erreur manifeste et dominante en appréciant le droit ou la preuve. À défaut d’une telle erreur ou de l’insuffisance des motifs, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir le verdict.

25 Nous sommes également d’avis de rejeter la requête inhabituelle présentée pour l’adjudication de dépens, aucune raison exceptionnelle d’y faire droit n’ayant été établie.

Les motifs suivants ont été rendus par

26 Les juges Deschamps et Fish (dissidents) — Avec égards pour l’opinion contraire exprimée par les juges Bastarache et Abella, nous rejetterions le pourvoi.

I

27 Comme le soulignent nos collègues, la juge du procès a raison de dire que « [c]’est dans l’analyse de la crédibilité que réside la solution du litige » (C.Q. Longueuil, no 505-01-033285-012, 21 février 2002, par. 156). Or, dans son évaluation de la crédibilité de l’intimé, la juge n’invoque aucun indice qui se rattache à l’observation qu’elle a pu faire de celui-ci lorsqu’il a témoigné devant elle. Au contraire, elle prend la peine de mentionner qu’elle ne tire aucune inférence du fait que le « regard [de l’intimé] n’est pas franc pendant son témoignage », parce que cela pouvait relever de son attitude normale (C.Q., par. 175). En somme, il ressort des motifs de la juge que son évaluation de la crédibilité repose plutôt sur quatre défauts essentiellement substantifs qui, selon elle, justifient le rejet du témoignage de l’intimé. Ces quatre motifs se résument ainsi :

i. Selon la juge d’instance, le souvenir qu’a l’intimé des occasions où il aurait été seul avec la plaignante « s’effrite au cours [de son] témoignage » (C.Q., par. 167).

ii. La juge explique que l’intimé se présente comme une personne qui aime les enfants inconditionnellement et qui se soucie de leur développement. Pour cette raison, explique la juge, l’intimé affirme qu’il ne les laisse jamais regarder la télévision et il les amène jouer dehors. Par la suite, l’intimé se contredit en reconnaissant les avoir laissés regarder la télévision le matin en arrivant ou le soir avant de partir (C.Q., par. 168-169).

iii. L’intimé ne s’occupe jamais, dit-il, des soins de propreté des enfants soit en leur donnant leur bain soit en changeant leurs couches. Pourtant, selon la juge de première instance, ce sont des tâches courantes sans connotation sexuelle et « [c]ette prudence à se placer hors de portée de la nudité des enfants constitue une forme de justification qui contribue à entacher sa crédibilité » (C.Q., par. 168 et 170-171).

iv. L’intimé a expliqué le contexte dans lequel il a, à une occasion, changé la plaignante de chandail après qu’elle l’avait sali en mangeant, ajoutant, selon la juge d’instance, que cela s’est même déroulé en présence du cousin de sa conjointe. La juge de première instance estime que ceci est « une justification flagrante » qui mine sa crédibilité (C.Q., par. 172-173).

28 Le juge Doyon, qui s’exprime au nom de la majorité de la Cour d’appel, [2005] J.Q. no 12442 (QL), 2005 QCCA 749, estime que ces motifs sont insuffisants, invoquant les arrêts R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, et R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27. Bref, la juge du procès coince l’intimé entre l’arbre et l’écorce en considérant que chaque explication qu’il donne démontre sa culpabilité. Par ailleurs, si l’intimé n’avait pas pris la peine de s’expliquer et de “se justifier” comme il l’a fait, son sort aurait probablement été plus sommairement scellé.

29 La majorité de la Cour d’appel explique ainsi les faiblesses de chacun des reproches de la juge de première instance.

30 Premièrement, dans le paragraphe où la juge affirme que le souvenir de l’accusé « s’effrite au cours [de son] témoignage » (C.Q., par. 167), elle ne discute en réalité que du témoignage de la conjointe de l’intimé. Il n’y a donc aucune explication de sa conclusion, laquelle ne ressort par ailleurs pas clairement du dossier.

31 Au contraire, l’accusé est cohérent lorsqu’il témoigne qu’il a été seul avec la plaignante trois fois et seul avec les enfants six à huit fois. Ce ne sont pas des faits contradictoires. Qu’il avoue par la suite s’être trouvé avec la plaignante quatre fois — est bien minime dans le contexte de rencontres qui se sont étalées sur plus de deux ans — (C.A., par. 104-107).

32 Deuxièmement, lorsqu’il affirme d’abord qu’il ne laisse pas les enfants regarder la télévision mais précise par la suite qu’il les laisse la regarder le matin et le soir, l’accusé ne se contredit pas. Il explique qu’il ne les laisse jamais le faire pendant la journée, car cette période est consacrée à leur apprentissage. Lorsque les enfants arrivent tôt le matin, avant que sa conjointe ne soit prête à les recevoir, ou tard le soir, lorsque la garderie est fermée, il les laisse regarder la télévision (C.A., par. 112). (En effet, le dossier révèle à ce sujet que la plaignante arrivait d’habitude à 7 h 15, heure à laquelle Mme L. était parfois encore au lit et il arrivait que la plaignante passe la nuit à la garderie (d.a., p. 122-123).)

33 Troisièmement, l’accusé explique qu’il ne change pas les couches et ne donne pas de bains, car ce n’est pas sa responsabilité (le dossier indique que l’intimé avait un emploi à temps plein en-dehors de la garderie pendant la période des accusations à l’exception d’une courte période de chômage entre janvier et février 2000 (m.i., p. 3, par. 1.10-1.11)), et qu’il lui répugne de changer les couches. De plus, le conjoint de sa mère, qui possédait elle-même une garderie, a été soupçonné d’abus sexuel. Conscient du risque, l’intimé ne voulait pas s’exposer à de semblables difficultés (C.A., par. 110-111).

34 Quatrièmement, toujours selon la majorité de la Cour d’appel, il ressort de la preuve que le cousin de sa conjointe venait régulièrement dans l’appartement pour y faire son lavage (C.A., par. 113). Le dossier fait voir que ces visites se faisaient à l’improviste (d.a., p. 203). Par conséquent, l’affirmation de l’accusé que le cousin était présent lorsqu’il a changé le chandail de la plaignante n’a rien de surprenant et ne permet pas d’affirmer, comme le fait la juge de première instance, qu’il s’agit d’une « justification flagrante » (C.A., par. 115).

35 C’est essentiellement pour ces motifs que la majorité de la Cour d’appel a conclu que la juge du procès n’a pas véritablement motivé sa décision d’écarter le témoignage de l’accusé. À l’instar du juge Doyon, nous sommes d’avis que la conclusion de la première juge ne s’appuie ni sur la preuve ni même sur sa propre analyse de la preuve.

II

36 Le devoir d’une cour d’appel ne se limite pas à s’assurer que « le dossier autorisait le verdict prononcé » (motifs de la majorité, par. 11). Aux termes de l’al. 686(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, une cour d’appel intervient lorsqu’un verdict est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve, lorsqu’un jugement est erroné en droit (sauf si la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) s’applique) ou lorsqu’il y a eu une erreur judiciaire :

686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :

a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :

(i) que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve,

(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit,

(iii) que, pour un motif quelconque, il y a eu erreur judiciaire;

37 Aux termes du par. 686(2), dans de tels cas, la réparation consiste à annuler la condamnation et, selon le cas, ordonner l’inscription d’un verdict d’acquittement ou la tenue d’un nouveau procès :

(2) Lorsqu’une cour d’appel admet un appel en vertu de l’alinéa (1)a), elle annule la condamnation et, selon le cas :

a) ordonne l’inscription d’un jugement ou verdict d’acquittement;

b) ordonne un nouveau procès.

38 Il va sans dire que l’appréciation des faits relève du juge du procès. Cette règle s’applique avec encore plus de rigueur lorsqu’il s’agit d’une question de crédibilité. Mais les principes généraux de l’art. 686 du Code conservent quand même toute leur vigueur : R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, p. 131; R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474, par. 5; R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15, par. 24.

39 Au-delà du verdict, les motifs qui l’appuient revêtent une importance primordiale pour l’accusé et pour l’administration de la justice. Dans l’arrêt Sheppard, le juge Binnie souligne l’importance des motifs et décrit ainsi les conséquences susceptibles de découler du fait que ceux-ci sont entachés de certains vices :

5. L’exposé des motifs joue un rôle important dans le processus d’appel. Lorsque les besoins fonctionnels ne sont pas comblés, la cour d’appel peut conclure qu’il s’agit d’un cas de verdict déraisonnable, d’une erreur de droit ou d’une erreur judiciaire qui relèvent de l’al. 686(1)a) du Code criminel, suivant les circonstances de l’affaire, et suivant la nature et l’importance de la décision rendue en première instance. [Nous soulignons; par. 55.]

40 L’étendue de l’obligation d’un tribunal de première instance de motiver son verdict varie selon le cas : Sheppard, par. 55, inter alia. En l’espèce, la preuve du ministère public n’était pas accablante — au contraire — et la version de l’intimé n’était ni invraisemblable, ni manifestement non crédible. Comme l’accusé était inculpé d’un crime punissable d’une peine sévère et porteur d’un grave stigmate, les motifs du juge devaient expliquer, à tout le moins en substance, pourquoi l’accusé était condamné.

41 En l’espèce, les motifs de la juge du procès ne justifient aucunement sa décision de rejeter le témoignage de l’accusé. Que l’on qualifie en conséquence sa décision de déraisonnable, que l’on dise qu’il s’agit d’une erreur de droit, ou, comme la majorité de la Cour d’appel, qu’on y voie une motivation insuffisante au sens des arrêts Sheppard et Braich, la même conclusion s’impose : il y a lieu d’écarter la déclaration de culpabilité inscrite par la juge et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès, tel que l’a fait la Cour d’appel.

A. Verdict déraisonnable

42 Comme le constatent nos collègues, la majorité de la Cour d’appel écarte d’emblée la possibilité qu’il s’agisse ici d’un verdict déraisonnable, car le verdict pouvait s’appuyer sur une certaine interprétation de la preuve (par. 91).

43 Cette affirmation doit cependant être replacée dans le contexte du critère classique du verdict déraisonnable, qui a d’abord été énoncé dans Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275, puis précisé dans R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et, enfin, réitéré récemment dans Biniaris, par. 36 : « [L]e critère est celui de savoir “si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre”. »

44 Dans les arrêts Corbett, Yebes et Biniaris, les accusés avaient été jugés par un jury. Une cour d’appel ne peut conclure au caractère déraisonnable du verdict d’un jury qu’en tenant compte de l’ensemble des circonstances au regard du résultat. Selon l’arrêt Biniaris :

[Comparé au verdict d’un juge siégeant seul], [l]e contrôle en appel est beaucoup plus difficile lorsque la cour d’appel doit statuer sur l’allégation de caractère déraisonnable du verdict prononcé par un jury. Si l’exposé ne contient aucune erreur, comme il faut le présumer, il n’y a aucun moyen de déterminer ce qui a amené le jury à tirer sa conclusion. . .

. . . Il se peut que le jury soit arrivé à son verdict en raison d’une faiblesse d’analyse semblable aux erreurs d’analyse que les juges du procès commettent parfois et qui ressortent de leurs motifs de jugement. Une telle erreur n’est évidemment pas apparente à la lecture même du verdict d’un jury. Mais le caractère déraisonnable lui‑même du verdict est évident pour la personne dotée d’une formation juridique qui l’examine si, compte tenu de l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée, l’appréciation judiciaire des faits exclut la conclusion tirée par le jury. [par. 38-39]

45 Le critère du verdict déraisonnable a évolué en fonction de son contexte. L’analyse du caractère raisonnable de la déclaration de culpabilité doit être faite sous l’éclairage de la preuve au dossier, car c’est la seule façon de conclure qu’un jury n’a pas « ag[i de] manière judiciaire » (Biniaris, par. 36). On a cependant pris l’habitude d’affirmer que le verdict qui « ne peut pas s’appuyer sur la preuve » est également « déraisonnable », fusionnant vraisemblablement les deux volets du sous-al. 686(1)a)(i) : « le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve » (nous soulignons).

46 Le jury ne motive pas son verdict; le juge, au contraire, s’explique. Le verdict d’un juge est scruté sous cet éclairage.

47 La décision d’un juge peut, dans certains cas, être déraisonnable tout en s’appuyant dans une certaine mesure sur la preuve. Ce fut le cas, par exemple, dans l’arrêt Burke, par. 53 :

[L]e fait qu’on s’en soit remis aveuglément à cette preuve d’identification hétérodoxe rend la déclaration de culpabilité déraisonnable. Conformément au sous‑al. 686(1)a)(i), je suis d’avis d’annuler la déclaration de culpabilité. [Nous soulignons.]

Contrairement à son raisonnement au sujet de la preuve étayant les deux autres plaintes, le juge Sopinka n’affirme pas qu’un jury qui reçoit les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire ne saurait raisonnablement conclure à la culpabilité de l’accusé sur le troisième chef d’accusation d’attentat à la pudeur. Le verdict de culpabilité fondé sur le témoignage du troisième plaignant, K.L., est déraisonnable, parce que le juge s’en est remis aveuglément à une preuve hétérodoxe — soit sans motifs suffisants.

48 Dans l’arrêt R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, la Cour était d’avis que le verdict n’était pas déraisonnable du seul fait « qu’il ne ressortait pas des motifs du juge du procès que celui‑ci avait tenu compte de certaines faiblesses du témoignage de la plaignante » (p. 664).

49 La juge McLachlin (maintenant Juge en chef) souligne qu’un résultat différent s’impose lorsque « les motifs du juge du procès démontrent qu’il n’a pas saisi un point important ou qu’il a choisi de ne pas en tenir compte, ce qui amènerait à conclure que le juge des faits n’a pas rendu un verdict raisonnable » (p. 665 (nous soulignons), parlant de l’arrêt Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2).

50 En conséquence, nous estimons, avec égards pour l’opinion contraire, que le verdict rendu en l’espèce va « à l’encontre de l’ensemble de l’expérience judiciaire », suivant les termes de l’arrêt Biniaris :

Dans ce contexte, agir de manière judiciaire signifie non seulement agir impartialement, appliquer la loi et juger uniquement en fonction du dossier, mais encore tirer une conclusion qui ne va pas à l’encontre de l’ensemble de l’expérience judiciaire. [par. 40]

51 L’obligation faite à la cour de scruter ainsi les motifs vise à prévenir les déclarations de culpabilité injustifiées :

Il ne suffit pas de se demander si douze jurés ayant reçu des directives appropriées et agissant d’une manière judiciaire auraient pu [ou, comme en l’espèce, si un juge aurait pu] arriver au même résultat, mais encore faut‑il le faire à la lumière de l’expérience judiciaire qui est un autre moyen d’éviter les déclarations de culpabilité injustifiées. [Biniaris, par. 40]

52 Selon nous, les motifs invoqués par la juge d’instance pour rejeter le témoignage de l’accusé vont aussi à l’encontre de l’ensemble de l’expérience judiciaire en matière d’appréciation de la crédibilité, comme la majorité de la Cour d’appel en fait la démonstration.

53 La jurisprudence établit clairement qu’une cour d’appel n’intervient pas pour le motif qu’un juge ne s’est pas bien exprimé : R. c. Kerr (2004), 48 M.V.R. (4th) 201, 2004 MBCA 30 (par comparaison, voir, quant au résultat, les arrêts R. c. Buckingham (2004), 187 O.A.C. 140, R. c. J.B. (2004), 200 B.C.A.C. 115, 2004 BCCA 342, et R. c. James (2005), 193 C.C.C. (3d) 340, 2005 NSCA 22). Par contre, nous estimons que les motifs sont en quelque sorte la caution du verdict et que dans certains cas, comme en l’espèce, les deux sont forcément indissociables. Dans ces cas, les vices des motifs contaminent le verdict et exigent l’intervention du tribunal d’appel.

B. Erreur de droit

54 Commentant plusieurs exemples de verdicts déraisonnables, la juge Arbour affirme, au par. 37 de l’arrêt Biniaris, que « [c]es faiblesses discernables s’apparentent parfois elles‑mêmes à une erreur de droit distincte . . . ». Il y a, effectivement, un chevauchement entre les deux concepts, et les mêmes motifs qui nous ont, plus tôt, permis d’affirmer qu’il s’agit d’un verdict déraisonnable peuvent également amener à conclure qu’il s’agit en l’espèce d’une erreur de droit.

55 Même s’il ne rend pas le verdict déraisonnable, un vice suffisamment grave dans les motifs du juge d’instance peut constituer une erreur de droit de nature à justifier l’intervention d’une cour d’appel.

56 Par exemple, dans l’arrêt R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291, il ne faisait aucun doute que les plaignantes avaient effectivement été victimes d’abus. La condamnation n’était donc pas une conclusion à laquelle aucun juge des faits agissant d’une manière judiciaire n’aurait pu raisonnablement parvenir. Néanmoins, le juge Major affirme, au par. 54, que « le juge du procès a commis une erreur de droit en ne traitant pas des éléments de preuve déroutants et en ne distinguant pas la réalité de la fiction ». Voir aussi : R. c. M. (Y.) (2004), 71 O.R. (3d) 388 (C.A.), par. 26, qui qualifie d’erreur de droit l’omission de traiter d’une question.

57 En l’espèce, nous ne sommes pas en présence d’une omission au sens de l’arrêt R. (D.), car la juge n’a pas omis de faire mention du problème ni de l’analyser. Il s’agit en quelque sorte d’une omission au sens fonctionnel plutôt que physique : les motifs ne soutiennent pas l’analyse de la crédibilité et sont, pour les besoins du raisonnement judiciaire, inexistants.

C. Insuffisance de motifs

58 Dans la présente affaire, la majorité de la Cour d’appel s’est fondée sur l’insuffisance des motifs exposés par la juge du procès, selon les arrêts Sheppard et Braich.

59 Or, si la majorité de la Cour d’appel se fonde sur Sheppard, c’est que cet arrêt s’attarde longuement aux principes de droit applicables en la matière. Contrairement à ce que nos collègues semblent laisser entendre au par. 15 de leurs motifs, la majorité de la Cour d’appel n’a jamais prétendu que le présent cas était semblable quant aux faits à Sheppard. Les juges majoritaires de la Cour d’appel reconnaissent

[qu’i]l ne s’agit donc pas d’un cas où le juge ne donne aucun motif expliquant la raison de son rejet du témoignage de l’accusé. Au contraire, la juge de première instance en énumère un certain nombre. Cependant, et encore une fois cela dit avec [beaucoup d’]égards, ses motifs ne permettent pas de comprendre le raisonnement par lequel elle a conclu au rejet du témoignage. [par. 94]

60 Si l’on retient des arrêts Sheppard et Braich le critère fondé sur le rôle des motifs (qui est énoncé dans Sheppard et décrit dans Braich au par. 31 comme étant « le critère applicable »), il s’ensuit que les motifs de la juge du procès sont insuffisants, en l’espèce, dans la mesure où ils ne permettent pas de comprendre par quel raisonnement judiciaire elle est arrivée à sa conclusion. Dans Braich, le juge Binnie conclut que « [l]e juge de première instance a exprimé de façon intelligible, dans ses motifs, le raisonnement qui l’a mené à sa conclusion » (par. 42). Tel n’est pas le cas en l’espèce.

61 Si le juge présidant un procès affirme ne pas avoir cru l’accusé parce qu’il ne portait pas de cravate lors de son témoignage, il expose alors un motif au soutien de sa décision de rejeter ce témoignage. Mais il ne faut pas conclure pour autant que ces motifs sont suffisants tout simplement parce que — à la différence du juge dans Sheppard — le juge du procès les a écrits dans sa décision.

62 En somme, les motifs de la juge d’instance ne justifient pas sa décision concernant la crédibilité. De deux choses l’une : soit que ses conclusions ne répondent pas au critère énoncé dans l’arrêt Biniaris, soit que ses conclusions s’appuient sur d’autres motifs qui ne figurent pas dans le jugement et ne sont donc pas disponibles pour examen (précisément le critère de Sheppard et Braich pour l’intervention d’une cour d’appel).

63 Dans un cas comme dans l’autre, l’intervention de la Cour d’appel s’imposait.

III

64 Contrairement à ce qu’affirment nos collègues, la Cour d’appel, nous le répétons, n’a pas substitué sa propre évaluation de la crédibilité de l’intimé à celle faite par la juge du procès. C’est à bon droit qu’elle a plutôt examiné le dossier pour voir si la décision de la juge à ce sujet exigeait son intervention. À cette question — la question déterminante en l’espèce — la majorité de la Cour d’appel a répondu par l’affirmative, à juste titre selon nous.

65 Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli, les juges Deschamps et Fish sont dissidents.

Procureur de l’appelante : Substitut du procureur général du Québec, Longueuil.

Procureurs de l’intimé : Ashton Martin, Longueuil.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et le verdict est rétabli

Analyses

Droit criminel - Procès - Jugements - Motifs - Déclaration de culpabilité d’agression sexuelle annulée en Cour d’appel pour insuffisance des motifs - Les motifs de la juge du procès se prêtaient‑ils suffisamment à l’examen en appel?.

Une jeune plaignante a fait trois déclarations qui ont mené à des accusations d’agression sexuelle. Au procès, l’accusé a nié les allégations. La crédibilité était au cœur de l’affaire. La juge du procès n’a pas tenu pour crédible le témoignage de l’accusé et elle l’a reconnu coupable. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé la déclaration de culpabilité et ordonné un nouveau procès, estimant que la juge du procès n’avait pas suffisamment motivé sa décision d’écarter le témoignage de l’accusé.

Arrêt (les juges Deschamps et Fish sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et le verdict est rétabli.

Les juges Bastarache, LeBel et Abella : Considérés dans leur ensemble, les motifs de la juge du procès se prêtaient suffisamment à l’examen en appel. Ils montraient bien le raisonnement qui sous‑tendait ses conclusions sur la crédibilité et le doute raisonnable. Les explications données pour mettre en doute la crédibilité de l’accusé justifiaient amplement sa conclusion à cet égard et le verdict. La Cour d’appel a reconnu que le verdict n’était pas déraisonnable. Le critère des « motifs suffisants » ne justifie pas le tribunal d’appel de substituer sa propre perception aux conclusions du juge du procès concernant la crédibilité lorsque ces conclusions ont un fondement raisonnable. C’est ce qu’ont fait les juges majoritaires de la Cour d’appel en concluant à l’insuffisance des motifs de la juge du procès, même s’ils avaient concédé que ses conclusions sur la crédibilité étaient raisonnables et que le verdict n’était pas déraisonnable. [22‑23]

Les juges Deschamps et Fish (dissidents) : Les motifs de la juge du procès ne justifient pas sa décision concernant la crédibilité de l’accusé. Cette décision ne s’appuie ni sur la preuve ni même sur sa propre analyse de la preuve. Le verdict est déraisonnable puisque, comme l’a démontré la Cour d’appel, les motifs invoqués par la juge du procès pour rejeter le témoignage de l’accusé vont à l’encontre de l’ensemble de l’expérience judiciaire en matière d’appréciation de la crédibilité. Les raisons qui permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un verdict déraisonnable permettent également de conclure qu’il s’agit en l’espèce d’une erreur de droit. Les motifs ne soutiennent pas l’analyse de la crédibilité et sont, pour les besoins du raisonnement judiciaire, inexistants. Ce point rejoint celui de l’insuffisance des motifs exposés par la juge du procès qui constitue aussi une erreur de droit. Les motifs sont insuffisants dans la mesure où ils ne permettent pas de comprendre par quel raisonnement judiciaire la juge du procès est arrivée à sa conclusion. En somme, de deux choses l’une, ou bien ses conclusions ne reposent sur aucun raisonnement judiciaire, ou bien elles s’appuient sur d’autres motifs qui ne figurent pas dans le jugement et qui ne sont donc pas disponibles pour examen. Dans un cas comme dans l’autre, l’intervention de la Cour d’appel s’imposait. Que l’on qualifie la décision de la juge du procès de déraisonnable, que l’on dise qu’il s’agit d’une erreur de droit ou, comme la majorité de la Cour d’appel, qu’on y voie une motivation insuffisante, il y a lieu d’écarter la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. [35] [41] [52-58] [60‑63]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Gagnon

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Bastarache et Abella
Arrêts mentionnés : R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531
Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254
H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25
R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474
Lavoie c. R., [2003] J.Q. no 1474 (QL)
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33
R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26
R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656
R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27
R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291.
Citée par les juges Deschamps et Fish (dissidents)
R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26
R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27
R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15
R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122
R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474
Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275
R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168
R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656
Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2
R. c. Kerr (2004), 48 M.V.R. (4th) 201, 2004 MBCA 30
R. c. Buckingham (2004), 187 O.A.C. 140
R. c. J.B. (2004), 200 B.C.A.C. 115, 2004 BCCA 342
R. c. James (2005), 193 C.C.C. (3d) 340, 2005 NSCA 22
R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291
R. c. M. (Y.) (2004), 71 O.R. (3d) 388.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686.

Proposition de citation de la décision: R. c. Gagnon, 2006 CSC 17 (4 mai 2006)


Origine de la décision
Date de la décision : 04/05/2006
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2006 CSC 17 ?
Numéro d'affaire : 31148
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-05-04;2006.csc.17 ?
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