La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

10/11/2005 | CANADA | N°2005_CSC_64

Canada | Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64 (10 novembre 2005)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Boucher c. Stelco Inc., [2005] 3 R.C.S. 279, 2005 CSC 64

Date : 20051110

Dossier : 30299

Entre:

Francine Bourdon, Lise Chamberland, Gudrun Deumié,

Yvon Laprade, Shirley Smith et Michel Tanguay

Appelants

et

Stelco Inc.

Intimée

‑ et ‑

Surintendant des institutions financières

Intervenant

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 39)
<

br>Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

Appel entendu et jugem...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Boucher c. Stelco Inc., [2005] 3 R.C.S. 279, 2005 CSC 64

Date : 20051110

Dossier : 30299

Entre:

Francine Bourdon, Lise Chamberland, Gudrun Deumié,

Yvon Laprade, Shirley Smith et Michel Tanguay

Appelants

et

Stelco Inc.

Intimée

‑ et ‑

Surintendant des institutions financières

Intervenant

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 39)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

Appel entendu et jugement rendu : Le 10 juin 2005

Motifs déposés : Le 10 novembre 2005

______________________________

Boucher c. Stelco Inc., [2005] 3 R.C.S. 279, 2005 CSC 64

Francine Bourdon, Lise Chamberland, Gudrun Deumié,

Yvon Laprade, Shirley Smith et Michel Tanguay Appelants

c.

Stelco Inc. Intimée

et

Surintendant des services financiers Intervenant

Répertorié : Boucher c. Stelco Inc.

Référence neutre : 2005 CSC 64.

No du greffe : 30299.

Audition et jugement : 10 juin 2005.

Motifs déposés : 10 novembre 2005.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (le juge en chef Robert et les juges Nuss et Morin), [2004] R.J.Q. 807 (sub nom. Bourdon c. Stelco Inc.), 241 D.L.R. (4th) 266, 39 C.C.P.B. 214, [2004] J.Q. no 1842 (QL), qui a confirmé la décision du juge Durocher (2000), 26 C.C.P.B. 20, [2000] J.Q. no 6735 (QL), qui avait rejeté l’action des appelants. Pourvoi rejeté.

Claude Tardif, Gaétan Lévesque et Stéphane Forest, pour les appelants.

Chantal Masse, Timothé R. Huot et Rachel Ravary, pour l’intimée.

Deborah McPhail, pour l’intervenant.

Le jugement de la Cour a été rendu par

Le juge LeBel —

I. Introduction

1 Le présent pourvoi fait suite à l’action intentée contre l’intimée, Stelco Inc. (« Stelco »), par les appelants, des employés mis à pied, pour obtenir des prestations de retraite anticipée. Davantage qu’un problème d’exécution de contrat, la présente espèce soulève la question de l’exercice de la compétence de la Cour supérieure du Québec à l’égard d’une décision du surintendant des régimes de retraite de l’Ontario approuvant, en 1997, la liquidation partielle du régime de retraite de Stelco. J’ai été d’accord à l’audience pour confirmer le rejet de l’action des appelants, mais pour des motifs qui diffèrent en partie de ceux de la Cour d’appel du Québec. À mon avis, la Cour supérieure devait refuser de statuer sur les conclusions de cette action. Tant l’irrecevabilité de cette demande, contraire à la règle de la chose jugée en droit civil, et à celle de la préclusion (issue estoppel) en common law, que les principes du forum non conveniens justifient le rejet d’une procédure susceptible de devenir une contestation indirecte inadmissible de la décision du surintendant.

A. L’origine du litige

2 Stelco, une entreprise manufacturière importante, a exploité des établissements commerciaux et industriels dans plusieurs provinces canadiennes, dont le Québec. En 1940, elle a établi un régime de retraite unique pour l’ensemble de ses employés au Canada, sans égard à leur lieu de travail. Au moment où surviennent les événements à l’origine du présent litige, l’art. 21 du régime alors en vigueur prévoit que ce dernier est régi par la loi de l’Ontario. Ce même article stipule aussi que la cessation ou la liquidation du régime s’effectueront conformément à la Loi sur les régimes de retraite de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. P.8 :

[traduction]

ARTICLE 21

Droit applicable

a) Le présent régime est interprété conformément aux lois de la province d’Ontario.

b) En cas de cessation ou de liquidation du régime, la liquidation a lieu conformément aux dispositions de la Loi sur les régimes de retraite de l’Ontario.

3 Après l’entrée en vigueur du régime de retraite, les législatures provinciales ont graduellement adopté des législations sur les régimes complémentaires de retraite. Ces lois, conçues de manière assez semblable, établissent le cadre juridique de ces régimes et instituent des mécanismes de surveillance de leur gestion, de leur solvabilité et de leur liquidation, le cas échéant. Pour éviter d’assujettir un régime interprovincial comme celui de Stelco à des contrôles administratifs multiples, les gouvernements provinciaux du Canada se sont entendus sur l’importance de la réciprocité dans la surveillance de ces régimes. En substance, leurs accords multilatéraux de réciprocité ont reconnu un statut d’« administrateur » majoritaire à l’autorité réglementaire de la province où travaillent la majeure partie des employés participant à un régime complémentaire de retraite. L’accord de réciprocité confie la surveillance du régime et la prise de décisions sur sa gestion et sa liquidation à cette autorité réglementaire.

4 L’accord multilatéral de réciprocité pertinent pour les besoins du pourvoi est intervenu en 1968 entre la Régie des rentes du Québec, la Commission des rentes de l’Ontario et le surintendant des rentes de l’Alberta. La plupart des provinces y ont adhéré par la suite. Il stipule que l’autorité majoritaire exerce ses propres pouvoirs et ceux que les autorités minoritaires lui délèguent à l’égard d’un régime. Dans le cas du régime de Stelco, l’autorité majoritaire au sens de l’accord multilatéral était la Commission des rentes de l’Ontario; il s’agit désormais du surintendant des services financiers de l’Ontario, qui exerce depuis quelques années les fonctions de surintendant des régimes de retraite. Cet accord s’appliquait toujours lorsque commencèrent les problèmes qui provoquèrent éventuellement le présent litige.

5 En 1990, dans le cadre de la réorganisation de ses activités, Stelco décida de fermer trois usines au Québec. Ces fermetures entraînèrent des suppressions d’emplois. Un certain nombre des salariés mis à pied cherchèrent à obtenir des prestations de retraite. Le surintendant des régimes de retraite de l’Ontario décréta alors la liquidation partielle du régime de retraite pour déterminer et garantir les prestations de retraite des employés mis à pied. Stelco contesta la possibilité d’une liquidation partielle du régime et interjeta appel devant la Cour divisionnaire de l’Ontario ((1994), 115 D.L.R. (4th) 437). Après avoir essuyé des échecs devant ce tribunal et la Cour d’appel de l’Ontario ((1995), 126 D.L.R. (4th) 767), l’employeur se vit refuser l’autorisation d’en appeler devant notre Cour. En conséquence, le 28 mars 1996, le surintendant ordonna la liquidation partielle du régime à des dates précises à l’égard de certaines catégories d’employés touchés par les fermetures d’usines. Nul ne conteste l’appartenance des appelants aux groupes d’employés visés par cette décision.

6 À la suite de cette ordonnance, des actuaires préparèrent un rapport de liquidation que la société transmit en janvier 1997 au surintendant des régimes de retraite. Selon le dossier d’appel, les employés visés, y compris les appelants, reçurent un relevé individuel précisant les prestations de retraite qu’ils recevraient. Le 29 janvier 1997, le surintendant approuva le rapport de liquidation partielle, y compris la description et le calcul des prestations accordées à chaque employé visé.

7 Cette approbation se situe à l’origine immédiate du litige. Pour comprendre la nature du problème, il faut examiner brièvement les dispositions des lois ontarienne et québécoise sur les régimes complémentaires de retraite applicables à la retraite prise avant l’âge normal. En effet, les appelants, employés dans des établissements situés au Québec au moment de leur mise à pied, n’avaient atteint l’âge normal de la retraite ni en vertu de la loi ontarienne ni selon la loi québécoise.

8 À cette époque — comme aujourd’hui encore d’ailleurs — , les lois du Québec et de l’Ontario traitaient fort différemment les employés mis à la retraite avant l’âge normal. En vertu de la Loi sur les régimes complémentaires de retraite du Québec, L.R.Q., ch. R-15.1, ces employés ont droit à des prestations qu’ils ne toucheront qu’à l’âge normal de la retraite. Pour sa part, la loi ontarienne prévoit plutôt la possibilité de prestations anticipées en pareil cas. En effet, l’art. 74 de la Loi sur les régimes de retraite reconnaît au participant dont l’âge et le nombre total d’années de participation atteint 55 le droit à une pension anticipée. En d’autres mots, en cas de liquidation totale ou partielle d’un régime de retraite assujetti à la loi québécoise, le salarié voit ses prestations différées. Suivant la loi ontarienne, s’il satisfait à l’exigence d’un total de 55 années, le participant touche immédiatement des prestations.

9 Le rapport de liquidation partielle ne prévoyait l’octroi d’une pension anticipée qu’aux participants employés en Ontario. À l’égard des participants employés au Québec, le rapport appliquait la règle québécoise et n’accordait donc qu’une pension dont le versement total était différé à l’âge normal de la retraite.

10 Bien qu’ils eurent été informés qu’on ne leur accorderait qu’une pension différée, les appelants n’engagèrent aucune procédure pour contester la décision du surintendant d’approuver le rapport. Le dossier d’appel contient tout au plus des copies d’échanges de correspondance avec les avocats de Stelco dans lesquels ces employés exprimaient leur désaccord avec l’évaluation de leurs droits à des prestations. À leur avis, puisque le régime de Stelco prévoyait son assujettissement au droit de l’Ontario et son administration dans cette province, ils auraient dû toucher une pension anticipée. Malgré ces critiques, Stelco appliqua tel quel le rapport de liquidation approuvé par le surintendant.

11 En octobre 1998, les appelants se réunirent dans une action contre Stelco. Dans cette procédure, qui prit la forme d’une action basée sur des contrats de travail, ils alléguèrent avoir droit aux prestations de retraite anticipée en raison de l’assujettissement du régime au droit de l’Ontario. Stelco maintint que seuls les participants employés en Ontario avaient droit à la pension anticipée et demanda le rejet de la poursuite.

B. L’historique judiciaire

1. La Cour supérieure du Québec

12 Les appelants essuyèrent une première défaite devant la Cour supérieure : (2000), 26 C.C.P.B. 20. Le juge Durocher reconnut d’abord la compétence de la Cour supérieure du Québec sur l’action des appelants. Il décida alors qu’il devait se prononcer sur le fond et il rejeta leurs prétentions. Selon lui, malgré l’assujettissement du régime à la loi ontarienne, ils n’avaient aucun droit aux prestations de retraite anticipée. Seuls les participants employés en Ontario pouvaient toucher une pension anticipée. À son avis, les dispositions mêmes de la Loi sur les régimes de retraite de l’Ontario réservaient cet avantage aux retraités qui avaient été employés en Ontario. Les appelants se pourvurent alors devant la Cour d’appel du Québec.

2. La Cour d’appel du Québec

13 La Cour d’appel du Québec se divisa quant au sort du pourvoi : [2004] R.J.Q. 807. Le juge en chef Robert aurait accueilli l’appel et l’action. Pour des motifs différents, les juges Morin et Nuss s’entendirent pour rejeter le pourvoi.

14 Selon le juge en chef du Québec, la Cour supérieure avait compétence sur l’action intentée par les appelants. En effet, il s’agissait d’une action basée sur des contrats de travail. Cependant, comme le permet le droit international privé du Québec, ces contrats avaient été assujettis au droit de l’Ontario. En désaccord avec la Cour supérieure, le Juge en chef concluait qu’une interprétation correcte de la loi ontarienne ne permettait pas de réserver l’avantage de la retraite anticipée aux participants employés en Ontario. À son avis également, une telle conclusion ne constituait pas une contestation indirecte inadmissible de la décision du surintendant des régimes de retraite de l’Ontario. Celui-ci avait accordé aux appelants les avantages minimaux prévus par la loi québécoise, mais n’avait pas décidé qu’ils ne pouvaient pas recevoir des prestations supérieures en vertu du droit de l’Ontario. De plus, selon son opinion, un arrêt antérieur de la Cour d’appel du Québec, J.J. Newberry Canadian Ltd. c. Régie des rentes du Québec, [1986] R.J.Q. 1884, avait décidé que le tribunal de droit commun demeurait compétent pour interpréter les dispositions d’un régime et d’une loi sur l’admissibilité des participants aux prestations d’un régime de retraite. En conséquence, il aurait fait droit aux conclusions de l’action des appelants.

15 Le juge Morin analysa de manière complètement différente les questions juridiques en jeu et les conséquences de leur règlement. Il conclut à l’absence de compétence de la Cour supérieure du Québec. Selon lui, la procédure engagée équivalait à une demande de contrôle judiciaire ou à un appel déguisé de la décision du surintendant des régimes de retraite de l’Ontario sur les paiements exigibles à la suite de la liquidation partielle du régime de retraite de Stelco. Telle qu’intentée, l’action ne pouvait être accueillie sans que la décision du surintendant ne soit infirmée au préalable. Les questions soulevées par les appelants auraient dû faire l’objet d’appels administratifs et de recours devant la Commission des régimes de retraite et la Cour divisionnaire de l’Ontario. L’assujettissement du régime à la loi ontarienne écartait la compétence des tribunaux québécois. Subsidiairement, il reconnut, comme le juge Durocher, que la loi ontarienne réservait la retraite anticipée aux participants employés en Ontario. Pour ces motifs, il conclut au rejet de l’appel. En accord avec le juge en chef Robert sur la compétence de la Cour supérieure, le juge Nuss rejeta néanmoins l’appel, se rangeant à l’avis du juge Morin que les prestations de retraite anticipée étaient réservées aux participants employés en Ontario. L’affaire a été ensuite portée devant notre Cour.

II. Analyse

A. L’identification des questions en litige

16 Le sort du présent pourvoi dépend d’une identification correcte des questions juridiques décisives en l’espèce. L’audience devant notre Cour a d’ailleurs porté en grande partie sur la définition et la qualification des problèmes en cause. Beaucoup plus que des questions relevant du droit des contrats ou du droit international privé, cette affaire soulève en premier lieu des problèmes de procédure, de droit administratif et de contrôle judiciaire. Il importe ici de noter que les parties ne soulèvent pas la question de l’application d’une convention collective ou de l’exercice d’une compétence arbitrale concurrente à l’égard des droits en jeu et des personnes qui les allèguent.

17 Pour les appelants, les questions déterminantes dans le cadre du présent appel se rattachent surtout au droit des contrats et à la mise en œuvre des règles de conflits de lois. Selon leurs prétentions, leur action basée sur des contrats de travail et réclamant des avantages prévus par ceux-ci relève de la compétence des tribunaux québécois. Le régime de retraite intégré dans ces contrats de travail est assujetti au droit de l’Ontario par suite d’un choix valable au regard du droit international privé du Québec. Le droit ontarien reconnaît aux appelants des avantages identiques à ceux des participants employés en Ontario. Selon leur argumentation, la décision du surintendant des régimes de retraite de l’Ontario concernant les prestations payables à la suite de la liquidation du régime ne lie pas les tribunaux québécois, qui peuvent se prononcer sur l’interprétation correcte de la loi ontarienne. Les appelants s’en rapportent sur ce point à l’opinion du juge en chef Robert et à l’arrêt Newberry.

18 Stelco conteste d’abord l’exigibilité des avantages réclamés en vertu du régime et de la loi ontarienne. D’après ses prétentions, on ne retrouve nulle part dans le régime l’intention d’accorder des avantages identiques à tous les participants sans égard à leur lieu de travail. Elle plaide aussi que les dispositions législatives pertinentes réservent la retraite anticipée aux seuls participants ontariens. De plus, après examen des pouvoirs d’interprétation de la Régie des rentes du Québec et des organismes administratifs correspondants de l’Ontario, Stelco soutient que, de toute manière, la Cour supérieure aurait dû décliner compétence. En effet, les appelants remettent en cause des décisions finales prises par les autorités administratives compétentes à l’égard de l’administration et de la liquidation du régime de retraite alors qu’ils n’ont pas utilisé les appels administratifs ou les recours judiciaires disponibles en pareil cas.

19 En dépit de tous les efforts pour la contourner, la question de la nature et de l’effet de la décision du surintendant demeure centrale pour le sort du présent pourvoi. On ne peut se prononcer ni sur la recevabilité de l’action des appelants ni sur l’attitude que les tribunaux québécois devraient adopter à l’égard de l’exercice de leur compétence sans la résoudre. Trancher la question contrairement aux prétentions des appelants implique que les cours du Québec doivent décliner compétence. L’action des appelants devient d’ailleurs même irrecevable. Il est alors inutile d’examiner au fond les prétentions des parties quant à l’interprétation de la loi ontarienne. J’axerai donc mon analyse sur la question de la recevabilité et celle de la compétence.

B. L’accord interprovincial sur la gestion des régimes de retraite

20 Dans l’analyse des problèmes que pose l’action des appelants, il faut demeurer conscient de l’importance de l’accord intervenu entre la plupart des provinces sur la gestion des régimes complémentaires de retraite. En effet, la procédure entamée dans la présente affaire touche à un aspect important de la vie du fédéralisme canadien, celui des accords intergouvernementaux visant à assurer la coopération entre les provinces dans l’exercice de leurs pouvoirs législatifs afin de permettre la mobilité des personnes et la fluidité des échanges dans l’espace politique canadien (voir J. Poirier, « Les ententes intergouvernementales et la gouvernance fédérale : aux confins du droit et du non-droit », dans J.-F. Gaudreault-DesBiens et F. Gélinas, dir., Le fédéralisme dans tous ses états (2005), 441). L’accord-cadre sur les régimes de retraite représente un exemple de ces ententes. Reconnaissant la réalité de la présence des mêmes entreprises dans plusieurs provinces, cet accord aménage l’exercice des pouvoirs provinciaux dans ce domaine par l’acceptation de délégations mutuelles des fonctions administratives. L’action des appelants tend ainsi à diminuer l’efficacité de ces mécanismes de gestion et à en compromettre la mise en œuvre. En vertu de cet accord-cadre, les organismes compétents en Ontario devenaient l’autorité chargée de la surveillance de l’administration du régime de retraite de Stelco. Confrontés au problème de la liquidation partielle de ce régime, ils ont pris des décisions portant notamment sur la détermination et le calcul des prestations des participants. On ne saurait faire simplement abstraction de ces décisions dans l’analyse juridique de la situation. Elles existent. Les appelants ne les ont jamais contestées en Ontario. Peuvent-ils maintenant le faire indirectement par le véhicule de la présente contestation? Tenant compte de l’importance de ces décisions, j’analyserai maintenant la nature et l’encadrement juridique du régime de retraite de Stelco.

C. La nature du régime de retraite de Stelco et son encadrement législatif

21 Le droit du Québec assimile à des contrats les régimes de retraite comme ceux de Stelco. L’article 6 de la Loi sur les régimes complémentaires de retraite prévoit d’ailleurs expressément cette qualification :

6. Un régime de retraite est un contrat en vertu duquel le participant bénéficie d’une prestation de retraite dans des conditions et à compter d’un âge donnés, dont le financement est assuré par des cotisations à la charge soit de l’employeur seul, soit de l’employeur et du participant.

À moins qu’il ne soit garanti, tout régime de retraite doit avoir une caisse de retraite où sont notamment versés les cotisations ainsi que les revenus qui en résultent. Cette caisse constitue un patrimoine fiduciaire affecté principalement au versement des remboursements et prestations auxquels ont droit les participants et bénéficiaires.

(Voir aussi T.S.C.O. of Canada Ltd. c. Châteauneuf, [1995] R.J.Q. 637 (C.A.), p. 675, 704 et 706; Pierre Moreault Ltée c. Sauvé, [1997] R.J.Q. 44 (C.A.), p. 46-47.)

22 Ce régime de retraite fait partie des contrats d’emploi liant Stelco et ses employés ou des rapports de salariat établis entre eux. L’action des appelants doit donc être considérée comme fondée sur un contrat de travail au sens de l’art. 3149 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »). Vu l’absence de débat sur cette question, je n’ai pas à examiner la validité de cette qualification dans le droit des autres provinces ni la portée de son application à l’égard de l’ensemble du régime.

23 Comme je l’ai mentionné précédemment, ce régime s’appliquait dès l’origine à des employés travaillant dans plusieurs provinces. Comme tous ceux de même nature, le régime de Stelco s’est donc trouvé graduellement assujetti à des cadres législatifs et réglementaires contraignants, comme ceux établis par la Loi sur les régimes complémentaires de retraite du Québec et la Loi sur les régimes de retraite de l’Ontario (voir Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), [2004] 3 R.C.S. 152, 2004 CSC 54, par. 13-14, la juge Deschamps; The Mercer Pension Manual (feuilles mobiles), vol. 1, p. 1-6 et p. 1-7).

24 En bref, ces systèmes législatifs et réglementaires veulent en premier lieu assurer la solvabilité continue des régimes afin que les participants reçoivent à terme les prestations prévues. Ils apportent aussi une attention particulière à l’examen de toute modification d’un régime et à celui des conditions et modalités de sa liquidation. Je n’ai pas à revenir ici sur les mécanismes complexes d’établissement de rapports et d’obtention d’approbations ainsi mis en place ni sur l’étendue des pouvoirs d’intervention — qui peuvent aller jusqu’à la mise en tutelle d’un régime — des organismes publics auxquels est confiée la surveillance des régimes complémentaires de retraite. Selon des modalités diverses, les autorités administratives chargées de la surveillance des régimes complémentaires de retraite exercent des fonctions analogues.

25 La similitude de ces mécanismes de surveillance, comme la nécessité d’une surveillance efficace des régimes complémentaires de retraite, a sans doute facilité la conclusion de l’accord multilatéral de réciprocité en cause par les provinces canadiennes. Les parties à l’accord ont accepté de confier à l’organisme « majoritaire » la surveillance complète d’un régime de retraite interprovincial. L’article 2 confirme la volonté des parties contractantes de déléguer des pouvoirs de surveillance et de décision étendus à l’autorité majoritaire :

L’autorité majoritaire de chaque régime exerce à la fois ses propres fonctions et pouvoirs statutaires et les fonctions et pouvoirs statutaires de chaque autorité minoritaire de ce régime.

D. L’étendue des pouvoirs du surintendant des services financiers de l’Ontario

26 Applicable au régime de Stelco, la délégation mentionnée précédemment conférait ainsi au surintendant des services financiers de l’Ontario le pouvoir de prendre toute décision nécessaire à l’administration et à la liquidation du régime. L’accord lui reconnaissait expressément le droit d’exercer tous les pouvoirs conférés par la législature ontarienne. Sur ce point, il convient de rappeler que l’art. 249 de la Loi sur les régimes complémentaires de retraite autorise la conclusion d’un tel accord. De plus, la validité des délégations de pouvoir découlant de l’Accord multilatéral de réciprocité n’a jamais été contestée. Il faut donc s’en rapporter à la législation de l’Ontario pour déterminer l’étendue des pouvoirs délégués au surintendant dans le cadre de la liquidation partielle du régime de Stelco.

27 À cet égard, la Loi sur les régimes de retraite de l’Ontario est claire. Elle confère au surintendant le pouvoir de vérifier et d’approuver les prestations payables à chaque participant. D’une part, le par. 70(1) de la loi oblige l’administrateur du régime à soumettre au surintendant un rapport de liquidation qui indique notamment les prestations payables aux participants :

70 (1) L’administrateur d’un régime de retraite, lorsque ce régime doit être totalement ou partiellement liquidé, dépose un rapport de liquidation qui indique ce qui suit :

a) l’actif et le passif du régime de retraite;

b) les prestations qui seront fournies aux participants, aux anciens participants ou aux autres personnes aux termes du régime de retraite;

c) les méthodes d’attribution et de répartition de l’actif du régime de retraite, et la méthode de détermination des priorités pour le paiement des prestations;

d) les autres renseignements prescrits.

D’autre part, le par. 70(2) interdit tout paiement sur la caisse de retraite avant que le surintendant n’ait approuvé le rapport de liquidation, sauf s’il s’agit de poursuivre le versement de prestations de retraite entrepris avant la liquidation :

(2) Aucun paiement n’est effectué sur la caisse de retraite qui a fait l’objet d’un avis d’intention de liquider tant que le surintendant n’a pas approuvé le rapport de liquidation.

(3) Le paragraphe (2) n’a pas pour effet d’empêcher la continuation du paiement d’une pension ou de toute autre prestation si ce paiement a commencé avant la remise de l’avis d’intention de liquider le régime de retraite, ou d’empêcher tout autre paiement qui est prescrit ou qui est approuvé par le surintendant.

Le corollaire de cette règle se retrouve au par. 70(4), qui défend à l’administrateur d’un régime de retraite de faire des paiements non autorisés par le surintendant :

(4) Un administrateur ne fait des paiements sur la caisse de retraite qu’en conformité avec le rapport de liquidation approuvé par le surintendant.

Le paiement effectué en contravention de ces dispositions expose l’administrateur à des sanctions pénales suivant les art. 109 et 110 de la loi.

28 L’existence de ces règles législatives applicables à la gestion et à la liquidation du régime permet d’écarter les arguments des appelants tirés de l’arrêt Newberry, prononcé en 1986. Dans cette affaire, la Cour d’appel a décidé que la Régie des rentes du Québec ne possédait pas le pouvoir de s’immiscer dans les relations contractuelles des parties et que les débats juridiques sur ces matières relevaient des tribunaux civils (p. 1894). S’appuyant sur cet arrêt, les appelants plaident que le surintendant ne pouvait se prononcer sur l’application de l’art. 74 de la Loi sur les régimes de retraite de l’Ontario. Avec égards, les dispositions législatives précitées confèrent expressément un tel pouvoir, dont l’exercice lie l’administrateur du régime de retraite. En vertu d’une délégation de pouvoirs qui n’a jamais été contestée ni révoquée, ces dispositions s’appliquaient aux participants employés au Québec.

29 Il importe aussi de souligner que ce jugement reposait sur une vision étroite des pouvoirs d’interprétation des tribunaux et organismes administratifs, dont la jurisprudence de notre Cour s’est clairement dissociée depuis. Il suffit de mentionner quelques arrêts récents qui reconnaissent tous la nécessité d’une interprétation large et souple de ces pouvoirs d’interprétation et de décision : Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54; Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11. Dans cette perspective, la valeur de l’arrêt Newberry, comme précédent, serait sujette à caution, si tant est qu’il demeure pertinent. Je ne crois pas utile d’analyser davantage la question. En effet, le présent pourvoi n’a pas pour objet l’examen d’une situation qui serait régie par le droit québécois. Il ne porte pas non plus sur l’interprétation des dispositions prévoyant certaines procédures de renvoi aux tribunaux civils des questions administratives relatives à l’application de la Loi sur les régimes complémentaires de retraite du Québec (art. 254) ou sur l’étude des modalités et de l’étendue de l’appel ou du contrôle judiciaire des décisions relatives à l’application de cette loi.

30 Nous nous trouvons ainsi devant une décision du surintendant des régimes de retraite qui a refusé des prestations de retraite anticipée aux participants employés au Québec en vertu de pouvoirs clairement délégués par l’accord multilatéral de réciprocité. Comme l’a d’ailleurs souligné le surintendant des services financiers dans sa plaidoirie, il lui a fallu considérer la situation de tous les participants pour calculer les prestations dues à chacun et déterminer l’impact du versement de celles-ci sur l’équilibre financier du régime et la protection des prestations payables à terme. L’approbation du rapport de liquidation ne laissait aucun choix à l’employeur. La loi lui interdisait même de verser des prestations autrement qu’en conformité avec la décision du surintendant. De graves difficultés se posaient donc quant à l’effet de cette décision sur l’instance engagée par les appelants au Québec. Ces difficultés touchaient d’abord à la recevabilité même du recours suivant les règles relatives à la chose jugée en droit civil et à la préclusion (issue estoppel) en common law, et aux règles de droit public applicables à l’activité des tribunaux. Ces règles visent, en effet, à décourager la contestation incidente ou indirecte de décisions judiciaires ou assimilées afin de préserver leur caractère définitif. Subsidiairement, l’application correcte du principe du forum non conveniens, en vertu de l’art. 3135 C.c.Q., aurait de toute manière amené la Cour supérieure du Québec à décliner compétence.

E. Le caractère final de la décision du surintendant des régimes de retraite de l’Ontario et la recevabilité de l’action des appelants

31 Je ne mets pas en doute la compétence de la Cour supérieure du Québec sur une action en réclamation de prestations prévues par un contrat de travail en l’absence de tout débat sur l’existence et l’exercice d’une compétence arbitrale en vertu de la législation du travail pertinente, comme je l’ai signalé précédemment. Encore faut-il que l’action soit recevable en droit. Le droit aux prestations de retraite allégué par les appelants n’existe que si le paiement des prestations de retraite anticipée est autorisé par le surintendant. L’action contre Stelco ne possède de base juridique que dans la mesure où l’employeur peut et doit payer les prestations réclamées. L’employeur ne peut verser celles-ci que s’il y est autorisé par la décision du surintendant approuvant le rapport de liquidation. Faute d’une telle autorisation, la créance invoquée contre lui n’existe pas. Les prestations de retraite anticipée ne peuvent être réclamées si la décision du surintendant demeure applicable. Le problème ne peut être contourné en présumant son inexistence. Je le rappelle, aucune procédure d’appel ou de contrôle judiciaire n’a été engagée en Ontario. Pour examiner au fond la validité de la demande des appelants, il faudrait maintenant que les tribunaux québécois traitent cette décision comme si elle était déjà inexistante ou invalide ou qu’ils l’annulent eux-mêmes.

32 Dans l’état actuel des procédures, au regard du droit québécois, il s’agit d’un problème de chose jugée. Les trois identités nécessaires de cause, d’objet et de parties existent. Les conditions d’application de ce principe sont remplies conformément à l’art. 2848 C.c.Q. et à la jurisprudence (voir Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440). Le surintendant avait compétence pour rendre la décision. L’action québécoise exige implicitement un nouvel examen de la question du droit aux prestations de retraite que le surintendant a déjà tranchée. De plus, les appelants étaient parties à la procédure devant le surintendant. Le contenu du rapport de liquidation et le calcul des prestations leur ont été communiqués et ils pouvaient soulever des objections, s’ils en avaient. Enfin, la règle de la chose jugée s’applique non seulement aux décisions des tribunaux judiciaires, mais aussi à celles des tribunaux ou organismes administratifs (voir J.-C. Royer, La preuve civile (3e éd. 2003), p. 567-568). En l’espèce, le débat principal entre les parties porterait ainsi sur une question déjà tranchée par le surintendant, puisqu’il ne pourrait être fait droit à l’action sans réviser ou annuler la décision de ce dernier. Dans ce contexte, le principe de la chose jugée, que l’art. 3137 C.c.Q. codifie d’ailleurs en droit international privé québécois, fait obstacle à la demande en justice, à supposer que le droit québécois s’applique à cet aspect de l’affaire.

33 Dans la mesure où la décision d’un organisme administratif créé par la législature de l’Ontario est en cause, dans une affaire dont le règlement incombe à cet organisme suivant le droit de l’Ontario, les règles de common law sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue estoppel) conduiraient à une même solution quant à la recevabilité de l’action. Notre Cour a examiné récemment les conditions d’existence de cette forme de préclusion dans les arrêts Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, et Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63. Dans l’arrêt Ville de Toronto, la juge Arbour, s’appuyant d’ailleurs sur les motifs du juge Binnie dans Danyluk, énonçait trois conditions préalables d’existence de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet du principe de l’autorité de la chose jugée (l’autre étant la préclusion fondée sur la cause d’action), qui interdit de soumettre à nouveau aux tribunaux des questions déjà tranchées dans une instance antérieure. Pour que le tribunal puisse accueillir la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être réunies : (1) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; (2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; (3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, par. 25 (le juge Binnie)). [Souligné dans l’original; par. 23.]

34 Ces trois conditions se trouvent ici réunies. La question, qui est d’ailleurs l’objet principal du litige, est la même que celle tranchée par le surintendant. Elle oppose des parties qui ont également participé à la procédure d’approbation de la liquidation partielle. Enfin, la décision prise a un caractère final. J’estime par ailleurs que les faits de l’espèce ne justifieraient pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal de ne pas donner effet à la préclusion. Non seulement l’omission des appelants d’utiliser les voies de recours habituelles — l’appel ou le contrôle judiciaire — , mais aussi la situation dans laquelle toute autre décision placerait l’intimée, militent contre un tel exercice. Stelco pourrait en effet se trouver dans l’étrange situation de devoir se conformer à la décision du surintendant en vertu de la loi de l’Ontario tout en étant tenue d’exécuter un jugement québécois contraire, du moins à l’égard d’anciens participants du Québec. Enfin, comme le souligne l’intervenant, un tel résultat pourrait remettre en cause le calcul des prestations de l’ensemble des retraités et les mesures prises pour assurer la solvabilité du régime de retraite.

35 La situation dans laquelle pourrait se trouver l’intimée si ce n’était l’application des règles de la chose jugée ou de la préclusion illustre le danger d’une contestation incidente et du défaut d’exercer en temps utile les recours que connaît le système judiciaire canadien contre la décision d’un organisme administratif ou d’une cour de justice. La stabilité et le caractère définitif des jugements constituent des objectifs fondamentaux et des conditions de l’efficacité de l’action judiciaire comme de l’effectivité des droits des intéressés. Le droit judiciaire et le droit administratif modernes ont graduellement établi des mécanismes d’appel divers, voire des procédures élaborées de contrôle judiciaire, pour réduire les possibilités d’erreur ou d’injustice. Encore faut-il que les parties sachent les utiliser à bon escient et en temps opportun. À défaut, la jurisprudence ne permettra pas, en règle générale, la contestation indirecte d’une décision devenue finale (Ville de Toronto, par. 33-34), que la juge Arbour assimilait d’ailleurs à une forme d’abus de procédure (par. 34) (voir aussi : Québec (Procureur général) c. Laroche, [2002] 3 R.C.S. 708, 2002 CSC 72, par. 73‑76). En l’espèce, le type de recours exercé par les appelants emportait nécessairement la contestation indirecte inadmissible de la décision du surintendant, comme le montre d’ailleurs l’analyse relative à l’autorité de la chose jugée. En conséquence, le recours était irrecevable.

F. Le forum non conveniens

36 Subsidiairement, dans les circonstances de l’espèce, si les tribunaux québécois concluaient qu’il est encore juridiquement possible de remettre en cause la décision du surintendant, une application correcte de la doctrine du forum non conveniens les justifierait de décliner compétence. On sait qu’après une période d’incertitude et de controverse, le droit civil québécois a reconnu l’existence et l’application de cette doctrine dans la mise en œuvre de ses règles en matière de conflits de lois (G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), p. 308-312). Le législateur québécois l’a d’ailleurs expressément acceptée en la codifiant à l’art. 3135 C.c.Q. :

3135. Bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige.

37 La doctrine du forum non conveniens confère au tribunal un pouvoir supplémentaire de refuser d’exercer une compétence que lui attribue par ailleurs l’une des règles de conflits de lois prévues par le C.c.Q. La loi attache un caractère d’exception à ce pouvoir, bien que son exercice ne soit pas considéré comme inhabituel (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, 2002 CSC 78, par. 77 et 81; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., [2005] 2 R.C.S. 401, 2005 CSC 46, par. 33). Le juge doit d’ailleurs l’exercer à la demande d’une partie, et non de son propre chef. L’application de cette doctrine exige l’examen de critères divers et variables. S’appuyant sur l’arrêt Lexus Maritime inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, [1998] A.Q. no 2059 (QL), par. 18, de la Cour d’appel du Québec, le professeur J. A. Talpis énumérait ainsi les facteurs les plus importants :

[traduction] Les critères retenus le plus souvent par les tribunaux québécois pour l’application de la doctrine du forum non conveniens comprennent : 1) le lieu de résidence des parties et leur domicile, 2) l’emplacement du forum naturel, 3) l’emplacement des éléments de preuve, 4) le lieu de résidence des témoins, 5) le lieu où seraient survenus l’acte et l’opération allégués, y compris le lieu de formation et d’exécution du contrat, 6) l’existence d’une action à laquelle les mêmes personnes sont parties dans un autre ressort (dans un cas de litispendance imparfaite) et les étapes franchies dans cette instance, 7) le droit applicable au litige, 8) la possibilité de réunir toutes les actions, 9) la nécessité d’une procédure en exemplification dans l’autre ressort, 10) les avantages pour le demandeur sur le plan juridique et 11) l’intérêt de la justice. Comme la Cour d’appel du Québec le fait observer dans Oppenheim Forfait G.M.B.H. c. Lexus Maritime inc., ces critères et d’autres moins usités sont issus de la jurisprudence québécoise et de celle des ressorts de common law. [Notes en bas de page omises.]

(J. A. Talpis, « If I am from Grand-Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec-United States Crossborder Litigation (2001), p. 44-45; voir aussi Spar Aerospace, par. 71.)

38 Dans le présent pourvoi, l’application des facteurs les plus pertinents aurait amené une cour québécoise à reconnaître qu’un tribunal de l’Ontario était mieux placé pour connaître de la demande en justice. En effet, l’objet principal du litige serait la révision judiciaire de la décision de l’organisme administratif ontarien auquel est délégué le pouvoir d’administrer le régime même à l’égard des participants québécois. Il appert que le forum naturel du contrôle des décisions de cet organisme soit d’abord le tribunal de l’Ontario, ne serait-ce que pour réduire le risque de décisions contradictoires et pour respecter le principe d’administration prévu par l’accord de réciprocité. Cette conclusion s’imposerait d’autant plus que la contestation des participants québécois pourrait affecter l’ensemble du régime et les droits des autres participants.

III. Conclusion

39 En raison de l’irrecevabilité de la demande formulée, il est inutile d’examiner les autres questions soulevées par les parties. En conséquence, pour les motifs qui précèdent, j’ai été d’accord avec mes collègues pour rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs des appelants : Rivest Schmidt, Montréal.

Procureurs de l’intimée : McCarthy Tétrault, Montréal.

Procureur de l’intervenant : Ministère du Procureur général, Toronto.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Pensions - Régimes de retraite - Liquidation partielle du régime de retraite - Rapport de liquidation approuvé par le surintendant des services financiers de l’Ontario et octroyant une pension anticipée aux participants du régime employés en Ontario et une pension différée aux participants employés au Québec - Décision du surintendant non contestée en Ontario - Participants québécois intentant plutôt une action au Québec basée sur le contrat de travail pour obtenir une pension anticipée - La Cour supérieure du Québec peut‑elle se prononcer sur les conclusions de cette action?.

Procédure civile - Moyens de non‑recevabilité - Chose jugée - Préclusion découlant d’une question déjà tranchée - Liquidation partielle du régime de retraite - Rapport de liquidation approuvé par le surintendant des services financiers de l’Ontario et octroyant une pension anticipée aux participants du régime employés en Ontario et une pension différée aux participants employés au Québec - Décision du surintendant non contestée en Ontario - Participants québécois intentant plutôt une action au Québec basée sur le contrat de travail pour obtenir une pension anticipée - Vu les règles de la chose jugée en droit civil et celles de la préclusion en common law, l’action est‑elle irrecevable? - Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 3137.

Droit international privé - Compétence des tribunaux québécois - Doctrine du forum non conveniens - Liquidation partielle du régime de retraite - Rapport de liquidation approuvé par le surintendant des services financiers de l’Ontario et octroyant une pension anticipée aux participants du régime employés en Ontario et une pension différée aux participants employés au Québec - Décision du surintendant non contestée en Ontario - Participants québécois intentant plutôt une action au Québec basée sur le contrat de travail pour obtenir une pension anticipée - La Cour supérieure devait‑elle décliner compétence en vertu de la doctrine du forum non conveniens? - Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 3135.

L’intimée S a établi un régime de retraite unique pour l’ensemble de ses employés au Canada, sans égard à leur lieu de travail. Le régime est régi par la loi de l’Ontario. En 1990, dans le cadre d’une réorganisation, S ferme trois usines au Québec. Plusieurs des salariés mis à pied, dont les appelants, cherchent à obtenir des prestations de retraite. Le surintendant des régimes de retraite de l’Ontario décrète alors la liquidation partielle du régime et approuve le rapport de liquidation partielle, qui ne prévoit l’octroi d’une pension anticipée qu’aux participants employés en Ontario. À l’égard des appelants, tous des participants employés au Québec, le rapport applique la règle québécoise et n’accorde donc qu’une pension dont le versement total est différé à l’âge normal de la retraite. Les appelants n’engagent aucune procédure en Ontario pour contester cette décision, mais intentent plutôt, au Québec, une action basée sur des contrats de travail. Ils allèguent avoir droit aux prestations de retraite anticipée en raison de l’assujettissement du régime au droit de l’Ontario. En première instance, le juge reconnaît d’abord la compétence de la Cour supérieure, mais rejette les prétentions des appelants sur le fond, concluant que les prestations de retraite anticipée étaient réservées aux participants employés en Ontario. La Cour d’appel, à la majorité, confirme cette décision tant sur la question de la compétence que sur le fond.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

L’action des appelants est irrecevable. En vertu de l’accord‑cadre interprovincial sur les régimes de retraite, applicable au régime de S, le surintendant des services financiers de l’Ontario avait expressément le droit d’exercer tous les pouvoirs conférés par la législature ontarienne et prendre toute décision nécessaire à l’administration et à la liquidation du régime, notamment vérifier et approuver les prestations payables à chaque participant, y compris ceux employés au Québec. La décision du surintendant n’a pas été contestée en Ontario et est finale. Vu les règles de la chose jugée en droit civil et les règles de la préclusion en common law, les appelants ne peuvent contester indirectement cette décision par le truchement de la présente action. [20] [26‑28] [31]

Dans l’état actuel des procédures, au regard du droit québécois, les conditions d’application du principe de l’autorité de la chose jugée sont remplies. Le surintendant avait compétence pour rendre la décision et les trois identités nécessaires de cause, d’objet et de parties existent. S’il était entendu devant un tribunal québécois, le débat principal entre les parties porterait sur une question déjà tranchée par le surintendant, et le tribunal ne pourrait faire droit à l’action sans réviser ou annuler la décision du surintendant. [32]

Dans la mesure où la décision d’un organisme administratif créé par la législature de l’Ontario est en cause, dans une affaire dont le règlement incombe à cet organisme suivant le droit de l’Ontario, l’application des règles de common law sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue estoppel) conduirait au même résultat. Enfin, l’omission des appelants d’utiliser les voies de recours habituelles, de même que la situation dans laquelle toute autre décision placerait S, militent contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel d’un tribunal de ne pas donner effet à la préclusion. S pourrait en effet se trouver dans l’étrange situation de devoir se conformer à la décision du surintendant en vertu de la loi de l’Ontario tout en étant tenue d’exécuter un jugement québécois contraire. Un tel résultat pourrait remettre en cause le calcul des prestations de l’ensemble des retraités et les mesures prises pour assurer la solvabilité du régime de retraite. [33‑34]

Enfin, même si les tribunaux québécois avaient conclu qu’il était encore juridiquement possible de remettre en cause la décision du surintendant, une application correcte de la doctrine du forum non conveniens les aurait justifiés de décliner compétence dans les circonstances. Un tribunal de l’Ontario serait naturellement mieux placé pour réviser la décision de l’organisme ontarien chargé de l’administration du régime, ne serait‑ce que pour réduire le risque de décisions contradictoires et pour respecter le principe d’administration prévu par l’accord de réciprocité, d’autant plus que la contestation des participants québécois pourrait affecter l’ensemble du régime et les droits des autres participants. [36] [38]


Parties
Demandeurs : Boucher
Défendeurs : Stelco Inc.

Références :

Jurisprudence
Distinction d’avec l’arrêt : J.J. Newberry Canadian Ltd. c. Régie des rentes du Québec, [1986] R.J.Q. 1884
arrêts mentionnés : T.S.C.O. of Canada Ltd. c. Châteauneuf, [1995] R.J.Q. 637
Pierre Moreault Ltée c. Sauvé, [1997] R.J.Q. 44
Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), [2004] 3 R.C.S. 152, 2004 CSC 54
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54
Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11
Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440
Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44
Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63
Québec (Procureur général) c. Laroche, [2002] 3 R.C.S. 708, 2002 CSC 72
Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, 2002 CSC 78
GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., [2005] 2 R.C.S. 401, 2005 CSC 46
Lexus Maritime inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, [1998] A.Q. no 2059 (QL).
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2848, 3135, 3137, 3149.
Loi sur les régimes complémentaires de retraite, L.R.Q., ch. R‑15.1, art. 6, 249, 254.
Loi sur les régimes de retraite, L.R.O. 1990, ch. P.8, art. 70(1), (2), (3), (4), 74, 109, 110.
Doctrine citée
Goldstein, Gérald, et Ethel Groffier. Droit international privé, t. 1, Théorie générale. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1998.
Mercer Pension Manual, vol. 1, by William M. Mercer Limited. Agincourt, Ont. : Carswell, 1988 (loose‑leaf updated 2005, release 4).
Poirier, Johanne. « Les ententes intergouvernementales et la gouvernance fédérale : aux confins du droit et du non‑droit », dans Jean‑François Gaudreault‑DesBiens et Fabien Gélinas, dir., Le fédéralisme dans tous ses états : Gouvernance, identité et méthodologie. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2005, 441.
Royer, Jean‑Claude. La preuve civile, 3e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2003.
Talpis, Jeffrey A., with the collaboration of Shelley L. Kath. « If I am from Grand‑Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec‑United States Crossborder Litigation. Montréal : Thémis, 2001.

Proposition de citation de la décision: Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64 (10 novembre 2005)


Origine de la décision
Date de la décision : 10/11/2005
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2005 CSC 64 ?
Numéro d'affaire : 30299
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2005-11-10;2005.csc.64 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award