COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, 2005 CSC 35
Date : 20050609
Dossier : 29272
Entre :
Jacques Chaoulli et George Zeliotis
Appelants
c.
Procureur général du Québec et procureur général du Canada
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, procureur général du
Nouveau-Brunswick, procureur général de la Saskatchewan,
Augustin Roy, Sénateur Michael Kirby, Sénatrice Marjory
Lebreton, Sénatrice Catherine Callbeck, Sénatrice Joan Cook,
Sénatrice Jane Cordy, Sénatrice Joyce Fairbairn, Sénateur
Wilbert Keon, Sénatrice Lucie Pépin, Sénatrice Brenda
Robertson et Sénateur Douglas Roche, Association médicale
canadienne et Association canadienne d’orthopédie, Congrès du
travail du Canada, Comité de la Charte et des questions de
pauvreté et Coalition canadienne de la santé, Cambie
Surgeries Corp., False Creek Surgical Centre Inc.,
Delbrook Surgical Centre Inc., Okanagan Plastic Surgery
Centre Inc., Specialty MRI Clinics Inc., Fraser Valley MRI Ltd.,
Image One MRI Clinic Inc., McCallum Surgical Centre Ltd.,
4111044 Canada Inc., South Fraser Surgical Centre Inc.,
Victoria Surgery Ltd., Kamloops Surgery Centre Ltd., Valley
Cosmetic Surgery Associates Inc., Surgical Centres Inc.,
British Columbia Orthopaedic Association et British Columbia
Anesthesiologists Society
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Major et motifs des juges Binnie et LeBel
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish
Motifs de jugement :
(par. 1 à 101)
Motifs conjoints concordants quant au résultat :
(par. 102 à 160)
Motifs conjoints dissidents :
(par. 161 à 279)
La juge Deschamps
La juge en chef McLachlin et le juge Major (avec l’accord du juge Bastarache)
Les juges Binnie et LeBel (avec l’accord du juge Fish)
______________________________
Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, 2005 CSC 35
Jacques Chaoulli et George Zeliotis Appelants
c.
Procureur général du Québec et procureur général du Canada Intimés
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général du
Nouveau-Brunswick, procureur général de la Saskatchewan,
Augustin Roy, Sénateur Michael Kirby, Sénatrice Marjory
Lebreton, Sénatrice Catherine Callbeck, Sénatrice Joan Cook,
Sénatrice Jane Cordy, Sénatrice Joyce Fairbairn, Sénateur
Wilbert Keon, Sénatrice Lucie Pépin, Sénatrice Brenda
Robertson et Sénateur Douglas Roche, Association médicale
canadienne et Association canadienne d’orthopédie, Congrès du
travail du Canada, Comité de la Charte et des questions de
pauvreté et Coalition canadienne de la santé, Cambie
Surgeries Corp., False Creek Surgical Centre Inc.,
Delbrook Surgical Centre Inc., Okanagan Plastic Surgery
Centre Inc., Specialty MRI Clinics Inc., Fraser Valley MRI Ltd.,
Image One MRI Clinic Inc., McCallum Surgical Centre Ltd.,
4111044 Canada Inc., South Fraser Surgical Centre Inc.,
Victoria Surgery Ltd., Kamloops Surgery Centre Ltd., Valley
Cosmetic Surgery Associates Inc., Surgical Centres Inc.,
British Columbia Orthopaedic Association et British Columbia
Anesthesiologists Society Intervenants
Répertorié : Chaoulli c. Québec (Procureur général)
Référence neutre : 2005 CSC 35.
No du greffe : 29272.
2004 : 8 juin; 2005 : 9 juin*.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre des arrêts de la Cour d’appel du Québec (les juges Brossard, Delisle et Forget), [2002] R.J.Q. 1205, [2002] J.Q. no 759 (QL) et [2002] J.Q. no 763 (QL), qui ont confirmé un jugement de la juge Piché, [2000] R.J.Q. 786, [2000] J.Q. no 479 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Jacques Chaoulli, en personne.
Bruce W. Johnston et Philippe H. Trudel, pour l’appelant George Zeliotis.
Patrice Claude, Robert Monette, Dominique A. Jobin, Ariel G. Boileau et Manon Des Ormeaux, pour l’intimé le procureur général du Québec.
Jean-Marc Aubry, c.r., et René LeBlanc, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Janet E. Minor, Shaun Nakatsuru et Laurel Montrose, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Argumentation écrite seulement par Gabriel Bourgeois, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
Argumentation écrite seulement par Graeme G. Mitchell, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Argumentation écrite seulement par l’intervenant Augustin Roy.
Earl A. Cherniak, c.r., Stanley H. Hartt, c.r., Patrick J. Monahan et Valerie D. Wise, pour les intervenants Sénateur Michael Kirby, Sénatrice Marjory Lebreton, Sénatrice Catherine Callbeck, Sénatrice Joan Cook, Sénatrice Jane Cordy, Sénatrice Joyce Fairbairn, Sénateur Wilbert Keon, Sénatrice Lucie Pépin, Sénatrice Brenda Robertson et Sénateur Douglas Roche.
Guy J. Pratte, Freya Kristjanson, Carole Lucock et Jean Nelson, pour les intervenantes l’Association médicale canadienne et l’Association canadienne d’orthopédie.
Argumentation écrite seulement par Steven Barrett, Steven Shrybman, Ethan Poskanzer et Vanessa Payne, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.
Martha Jackman, pour les intervenants le Comité de la Charte et des questions de pauvreté et la Coalition canadienne de la santé.
Marvin R. V. Storrow, c.r., et Peter W. Hogg, c.r., pour les intervenantes Cambie Surgeries Corp., False Creek Surgical Centre Inc., Delbrook Surgical Centre Inc., Okanagan Plastic Surgery Centre Inc., Specialty MRI Clinics Inc., Fraser Valley MRI Ltd., Image One MRI Clinic Inc., McCallum Surgical Centre Ltd., 4111044 Canada Inc., South Fraser Surgical Centre Inc., Victoria Surgery Ltd., Kamloops Surgery Centre Ltd., Valley Cosmetic Surgery Associates Inc., Surgical Centres Inc., British Columbia Orthopaedic Association et British Columbia Anesthesiologists Society.
Les motifs suivants ont été rendus par
1 La juge Deschamps — Il est interdit aux Québécois de s’assurer pour obtenir du secteur privé des services dispensés par le régime de santé public québécois. Cette prohibition est-elle justifiée par le besoin de préserver l’intégrité de ce régime?
2 En ce début de 21e siècle, la santé est une préoccupation constante. Auparavant source de fierté nationale, le système de santé public est devenu l’objet de critiques, parfois acerbes. Le présent pourvoi ne met nullement en cause l’opportunité pour l’État de rendre les soins de santé accessibles à tous les Québécois. Au contraire, toutes les parties se sont déclarées en faveur d’une telle intervention gouvernementale. Seul l’État peut mettre à la disposition de tous les Québécois le filet de sécurité sociale que représentent les soins de santé universels et accessibles. Par ailleurs, comme la demande pour les soins de santé est en progression constante, l’un des outils utilisés par les pouvoirs publics pour contrôler cette progression est la gestion des listes d’attente. Ce choix relève de l’État et non des tribunaux. Les appelants ne prétendent pas proposer une solution pour éliminer les listes d’attente. Ils font plutôt valoir que les délais inhérents aux listes d’attente portent atteinte aux droits qui leur sont garantis par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte québécoise »), et par la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne »). Ils contestent la validité de la prohibition, au Québec, de l’assurance privée pour des soins de santé offerts par le système public — prohibition prévue aux art. 15 de la Loi sur l’assurance maladie, L.R.Q., ch. A-29 (« LAM »), et 11 de la Loi sur l’assurance-hospitalisation, L.R.Q., ch. A-28 (« LAH »). Les appelants plaident que la prohibition les empêche d’avoir accès à des soins de santé qui ne sont pas assujettis à l’attente qu’ils doivent subir dans le régime public.
3 Les deux articles en litige prévoient :
15. Nul ne doit faire ou renouveler un contrat d’assurance ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat d’assurance par lequel un service assuré est fourni ou le coût d’un tel service est payé à une personne qui réside ou est réputée résider au Québec ou à une autre personne pour son compte, en totalité ou en partie.
. . .
11. 1. Nul ne doit faire ou renouveler un contrat ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat par lequel
a) un service hospitalier compris dans les services assurés doit être fourni à un résident ou le coût doit lui en être remboursé;
b) l’hospitalisation d’un résident est la condition du paiement; ou
c) le paiement dépend de la durée du séjour d’un résident comme patient dans une installation maintenue par un établissement visé dans l’article 2.
4 Exprimée succinctement, la question est de savoir si les Québécois qui sont prêts à débourser pour avoir accès à des soins de santé qui sont, en pratique, inaccessibles dans le réseau public en raison des listes d’attente peuvent validement être empêchés de le faire par l’État. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la prohibition porte atteinte à l’intégrité de la personne et qu’elle n’est pas justifiée par le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public ou par le bien-être général des citoyens du Québec.
5 La validité de la prohibition est contestée par les appelants George Zeliotis et Jacques Chaoulli. Monsieur Zeliotis a, au cours des années, souffert de plusieurs problèmes de santé et il a eu recours à des services médicaux offerts par le système public, dont une chirurgie cardiaque et plusieurs interventions chirurgicales à la hanche. Les difficultés qu’il a éprouvées l’ont amené à dénoncer les délais du système de santé public. De son côté, M. Chaoulli est un médecin qui a tenté sans succès de faire reconnaître ses activités de médecine à domicile et d’obtenir un permis pour exploiter un hôpital privé indépendant. Messieurs Zeliotis et Chaoulli ont uni leurs efforts et demandé au tribunal, par requête, de déclarer inconstitutionnels et invalides les art. 15 LAM et 11 LAH. Monsieur Chaoulli prétend, d’une part, que la prohibition relève de la compétence législative du gouvernement fédéral en matière de droit criminel et, d’autre part, que cette prohibition porte atteinte aux droits à la vie, à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de la personne protégés par l’art. 1 de la Charte québécoise et par les art. 7, 12 et 15 de la Charte canadienne. Les intimés ont contesté la requête, tant en Cour supérieure qu’en Cour d’appel.
6 La Cour supérieure rejette la requête en jugement déclaratoire : [2000] R.J.Q. 786. Au sujet du pouvoir de la province d’adopter les art. 11 LAH et 15 LAM, la juge Piché conclut que la prohibition a pour but de décourager le développement de services de santé privés parallèles et ne relève pas du droit criminel.
7 Concernant l’art. 7 de la Charte canadienne, elle souligne que, selon notre Cour, cette disposition peut inclure certains droits de nature économique se rapportant intimement au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Elle estime que les appelants ont démontré l’existence d’une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne selon l’art. 7 de la Charte canadienne. La juge Piché analyse ensuite la conformité de l’atteinte aux principes de justice fondamentale. Elle est d’avis que la LAH et la LAM visent à établir un régime de santé public accessible à tous les résidents du Québec. Les articles 11 LAH et 15 LAM ont, eux, pour but de garantir que la quasi-totalité des ressources en santé existant au Québec soient mises à la disposition de l’ensemble de la population québécoise. Selon elle, l’adoption de ces articles a été motivée par des considérations d’égalité et de dignité humaine. Il n’y aurait pas de conflit avec les valeurs générales véhiculées par la Charte canadienne ou par la Charte québécoise. Elle retient que les listes d’attente sont longues et que le système de santé doit être amélioré et transformé. À son avis, les témoignages des experts n’ont cependant pas permis d’établir avec certitude que le système de santé parallèle réglerait tous les problèmes actuels de délais et d’accès.
8 Compte tenu de sa conclusion concernant l’art. 7 de la Charte canadienne, la juge Piché n’aborde pas la question de la justification en vertu de l’article premier de la Charte canadienne. Elle émet toutefois l’opinion que l’analyse prévue par l’article premier démontrerait que les dispositions attaquées constituent une limite raisonnable dans une société libre et démocratique. Quoique les arguments fondés sur la Charte québécoise aient été soulevés formellement et plaidés explicitement, et qu’il soit fait mention de ce moyen au début du jugement, la juge Piché n’en traite pas dans le corps de son analyse.
9 Au sujet de l’art. 12 de la Charte canadienne, la juge Piché estime que les prohibitions ne constituent pas une intervention suffisamment active de l’État pour être considérées comme un « traitement » au sens de la Charte canadienne.
10 L’argument fondé sur l’art. 15 de la Charte canadienne est lié au lieu de résidence. Les non-résidents ne sont pas assujettis à la prohibition alors que les résidents le sont. La juge Piché conclut que, dans les circonstances de l’affaire, le lieu de résidence ne sert pas à dévaloriser certains individus ou à perpétuer des stéréotypes. Elle estime qu’il n’y a pas de violation de la protection contre la discrimination.
11 La Cour d’appel rejette le pourvoi : [2002] R.J.Q. 1205. Les trois juges rédigent des motifs distincts. Le juge Delisle analyse tous les arguments dont la Cour supérieure traite. Il se dit en désaccord avec elle relativement à l’art. 7 de la Charte canadienne. Il est d’avis que le droit mis en jeu par les art. 11 LAH et 15 LAM est économique et n’est pas fondamental à la vie de la personne. De plus, selon lui, les appelants n’ont pas établi l’existence d’une atteinte réelle, imminente ou prévisible. Il estime aussi que l’art. 7 de la Charte canadienne ne peut être invoqué pour remettre en question, devant les tribunaux, un choix de société. Le juge Forget, quant à lui, partage en substance les vues de la juge de la Cour supérieure. Comme elle, il conclut que les appelants ont démontré une atteinte aux droits que leur garantit l’art. 7 de la Charte canadienne, mais que cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale. Le juge Brossard se dit d’accord avec le juge Delisle sur la nature économique du droit touché par les art. 11 LAH et 15 LAM. Il estime cependant qu’un risque pour la vie ou la sécurité découlant d’un délai dans l’obtention de services médicaux constituerait une atteinte visée à l’art. 7 de la Charte canadienne. Il s’abstient de se prononcer sur la conformité de l’atteinte aux principes de justice fondamentale. Bien que les arguments fondés sur la Charte québécoise soient mentionnés dans l’avis d’appel et notés dans l’exposé des moyens d’appel fait par le juge Delisle, aucun des juges de la Cour d’appel n’en traite.
12 Le moyen fondé sur la Charte québécoise est explicitement soulevé devant notre Cour.
13 Avant d’aborder les questions soulevées par les appelants, comme j’ai eu l’occasion de prendre connaissance de l’opinion des juges Binnie et LeBel, je crois utile de préciser les principaux points sur lesquels nous nous entendons et ceux sur lesquels nous sommes en désaccord.
14 Comme je le mentionne au début de mes motifs, personne ne conteste le besoin de préserver un système de santé public solide. D’ailleurs, la question centrale soulevée par le pourvoi est de savoir si la prohibition est justifiée par le besoin de préserver l’intégrité du système public. En ce sens, lorsque mes collègues se demandent si le Québec a compétence, en vertu de la Constitution, pour décourager l’établissement d’un système de santé parallèle, je ne peux, comme eux, que répondre par l’affirmative. Mais ce n’est pas la question soulevée par le pourvoi. Les appelants ne prétendent pas disposer d’un droit constitutionnel à une assurance privée. Ils affirment plutôt que les délais d’attente violent leurs droits à la vie et à la sécurité. C’est la mesure gouvernementale choisie par le gouvernement qui est en cause, non le besoin des Québécois de bénéficier d’un système public de soins de santé.
15 Pour bien cerner le problème, il convient de situer les dispositions contestées dans leur contexte législatif. Cette mise en perspective permettra de traiter de l’argument fondé sur le partage des compétences. J’expliquerai par la suite pourquoi, selon moi, le dossier doit d’abord être étudié sous l’angle de la Charte québécoise. J’étudierai ensuite le dossier sous l’angle de l’art. 1 de la Charte québécoise avant de me demander si la prohibition est justifiée au regard de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Comme je conclus à la violation de la Charte québécoise, il ne me sera pas nécessaire d’examiner les arguments fondés sur la Charte canadienne.
I. Le contexte législatif
16 Quoique doté d’une compétence explicite sur certaines matières touchant la santé, comme la quarantaine, ainsi que l’établissement et l’entretien des hôpitaux de marine (par. 91(11) de la Loi constitutionnelle de 1867), c’est, en pratique, par le recours à son pouvoir de dépenser que le gouvernement fédéral impose ses vues aux gouvernements provinciaux en matière de santé : Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 25; YMHA Jewish Community Centre of Winnipeg Inc. c. Brown, [1989] 1 R.C.S. 1532, p. 1548; voir aussi : P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 6‑15; A. Lajoie, « L’impact des Accords du Lac Meech sur le pouvoir de dépenser », dans L’adhésion du Québec à l’Accord du Lac Meech (1988), 163, p. 164 et suiv. Pour pouvoir bénéficier des fonds fédéraux, les régimes provinciaux doivent respecter les principes énoncés à la Loi canadienne sur la santé, L.R.C. 1985, ch. C-6 : le régime doit être géré par une administration publique, il doit être intégral et universel, il doit prévoir la transférabilité d’une province à une autre et doit être accessible à tous. Ces grands principes sont devenus des porte-étendards de l’identité canadienne. Toute mesure qui pourrait être perçue comme ayant pour effet de les compromettre est source de polarisation de l’opinion publique. Le débat entourant l’efficacité des régimes publics est devenu émotif. Le rapport Romanow commente d’ailleurs que la Loi canadienne sur la santé a acquis un statut d’icône la mettant hors de portée des politiciens (Guidé par nos valeurs : l’avenir des soins de santé au Canada : Rapport final (2002) (Rapport Romanow), p. 64). Le ton utilisé par mes collègues les juges Binnie et LeBel laisse transparaître une telle réaction émotive. C’est ainsi qu’ils sont entraînés dans une qualification erronée du débat comme étant une confrontation entre les riches et les pauvres, alors qu’il s’agit d’un contrôle de la validité d’une mesure au regard de la Charte québécoise ou de la Charte canadienne. Je crois, quant à moi, qu’il est indispensable de prendre du recul par rapport à ces diverses réactions. La Loi canadienne sur la santé ne prohibe pas les services de santé privés, pas plus qu’elle ne fixe de balises quant à la durée de l’attente susceptible d’être jugée compatible avec les principes qu’elle énonce, particulièrement celui de l’accessibilité réelle.
17 En réalité, une grande partie des soins de santé relève du secteur privé. Il y a d’abord les services de santé pour lesquels le secteur privé agit, en quelque sorte, comme un sous-traitant et est rémunéré par l’État. Il y a aussi tous les services non dispensés par l’État, par exemple les soins à domicile ou les soins fournis par des professionnels autres que des médecins. En 2001, le secteur privé non rémunéré par l’État comptait à lui seul pour près de 30 pour 100 des dépenses totales de santé (Institut canadien d’information sur la santé, Tendances des dépenses nationales de santé, 1975-2003 (2003), p. 16, figure 13, « Parts publique et privée du total des dépenses de santé, par affection de fonds, Canada, 2001 »). Pour les services privés non couverts par le régime public, les Québécois peuvent souscrire une assurance privée sans qu’on évoque le spectre du système à deux vitesses. La Loi canadienne sur la santé ne constitue donc qu’un cadre général, qui laisse une large marge de manœuvre aux provinces. Dans l’analyse de la justification de la prohibition, j’aurai d’ailleurs l’occasion de passer brièvement en revue certaines des dispositions des régimes en vigueur dans les provinces canadiennes. La diversité des mesures illustre qu’il existe plusieurs façons d’aborder la dynamique secteur public/secteur privé sans recourir à une prohibition.
18 La compétence des provinces sur la santé est plus clairement établie. La Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que les provinces ont compétence sur les matières de nature locale ou privée (par. 92(16)), sur la propriété et les droits civils (par. 92(13)) et sur l’établissement des hôpitaux, asiles, institutions et hospices de charité (par. 92(7)). Au Québec, les services de santé sont dispensés en application de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, L.R.Q., ch. S-4.2 (« LSSSS »). Cette loi réglemente les établissements où les soins de santé sont dispensés et énonce les principes guidant la prestation des soins de santé au Québec. Ainsi, selon l’art. 5 LSSSS, les Québécois ont « droit de recevoir des services de santé et des services sociaux adéquats sur les plans à la fois scientifique, humain et social, avec continuité et de façon personnalisée et sécuritaire ».
19 Les deux autres principaux outils législatifs encadrant le système de santé québécois sont la LAH et la LAM. La première vise à établir l’accès à des services hospitaliers au Québec; elle a aussi pour objet de réglementer les hôpitaux. Quant à la seconde, elle vise à assurer aux Québécois l’accès à certains services médicaux requis par leur état de santé.
20 Avant de discuter de l’effet des délais d’attente sur les droits de la personne, il convient de traiter du pouvoir de la province d’imposer la prohibition de l’assurance privée.
II. Validité de la prohibition au regard de la compétence provinciale
21 L’appelant Chaoulli plaide que la prohibition relève du droit criminel. Selon lui, elle découle de la volonté du gouvernement provincial de l’époque d’imposer un régime égalitaire et d’éliminer la possibilité de profit dans la fourniture de services de santé. L’exploitation d’un service de santé dans un but lucratif était alors considérée, de dire M. Chaoulli, comme socialement indésirable.
22 Pour retenir cet argument, il faut d’abord conclure que la prohibition des assurances privées a pour effet d’éliminer le secteur privé et, ensuite, que l’élimination du secteur privé a pour but principal — distinct de celui de l’ensemble de la LAH et de la LAM — de prévenir un comportement criminel.
23 La juge de la Cour supérieure a conclu que la prohibition vise à assurer la disponibilité des soins de santé « en limitant de façon considérable l’accessibilité et la rentabilité du système privé au Québec » (p. 812). Je vais examiner plus loin la preuve retenue par la juge de la Cour supérieure pour conclure à l’utilité de la prohibition au regard du but visé et je réserve donc pour l’instant mes commentaires à cet égard. Il suffit, au stade de l’identification du but visé, de déterminer si l’objectif, soit assurer l’accessibilité des services de santé en limitant le recours au système privé, peut validement être poursuivi par le gouvernement provincial. À ce sujet, et suivant l’analyse du partage des compétences faite dans la section qui précède, il est indiscutable que le gouvernement provincial a compétence en matière de santé et peut mettre en place des mécanismes destinés à assurer à tous les Québécois l’accès à des soins de santé.
24 L’argument suivant lequel l’exploitation de services privés parallèles était perçue comme socialement indésirable peut difficilement être considéré comme un but autonome, dissocié de la politique sociale poursuivie par le gouvernement en matière de santé. En fait, seuls les appelants ont prétendu que la prohibition avait pour but d’enrayer une conduite moralement répréhensible. Le procureur général du Québec a prétendu que la prohibition était le fruit de la volonté de mettre en commun les ressources financières en matière de santé. Cette formulation rejoint l’objectif identifié par la juge de la Cour supérieure et il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un objectif relevant du droit criminel, mais plutôt d’un objectif social, que le législateur provincial peut poursuivre en conformité avec les pouvoirs qui lui sont conférés par l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. L’argument voulant que le gouvernement provincial empiète sur le pouvoir fédéral de régir le droit criminel ne peut, à mon avis, être retenu.
III. Caractère prioritaire des arguments fondés sur la Charte québécoise
25 La Charte canadienne n’est ni une loi ordinaire, ni une loi exceptionnelle comme la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, app. III. Il s’agit d’une partie de la Constitution : Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, p. 365. En ce sens, la Charte canadienne se distingue de la Charte québécoise qui est le fruit de la volonté législative de l’Assemblée nationale du Québec. Par ailleurs, sans avoir une dimension constitutionnelle, la Charte québécoise se distingue aussi des lois ordinaires par son objet considérablement plus vaste, à savoir assurer le respect de l’être humain (voir A. Morel, « La coexistence des Chartes canadienne et québécoise : problèmes d’interaction » (1986), 17 R.D.U.S. 49). La Charte québécoise protège non seulement les libertés et les droits fondamentaux, mais aussi certains droits civils, politiques, économiques et sociaux. Les tribunaux québécois disposent, en raison de l’art. 52, du pouvoir de contrôler les lois pour vérifier leur conformité avec les règles prévues par la Charte québécoise. La Charte québécoise possède une identité autonome par rapport aux lois québécoises.
26 En cas de contestation d’une loi québécoise, il est approprié de faire appel d’abord aux règles spécifiquement québécoises avant d’avoir recours à la Charte canadienne, surtout lorsque les dispositions des deux chartes sont susceptibles de produire des effets cumulatifs mais que les règles ne sont pas identiques. Cette démarche est d’ailleurs celle suggérée par le juge Beetz dans Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, p. 224 :
Ainsi, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet, de même que les diverses chartes des droits provinciales. Comme ces instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels ont été rédigés de diverses façons, ils sont susceptibles de produire des effets cumulatifs assurant une meilleure protection des droits et des libertés. Ce résultat bénéfique sera perdu si ces instruments tombent en désuétude.
27 En l’occurrence, les art. 7 de la Charte canadienne et 1 de la Charte québécoise ont beaucoup de points communs :
Charte canadienne
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Charte québécoise
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
28 Les similarités entre ces deux dispositions expliquent probablement en partie le fait que le dossier ait été examiné exclusivement au regard de la Charte canadienne par la Cour supérieure et la Cour d’appel. En ce qui concerne certains aspects des deux chartes, le droit est le même. Par exemple, la formulation de la protection du droit à la vie et à la liberté est identique. Un rapprochement est alors indiqué. Des distinctions s’imposent cependant et j’estime qu’il est important d’examiner d’abord la protection particulière offerte par la Charte québécoise, parce qu’elle n’est pas identique à celle offerte par la Charte canadienne.
29 La distinction la plus évidente est l’absence, à l’art. 1 de la Charte québécoise, de mention des principes de justice fondamentale. L’analyse requise aux termes de l’art. 7 de la Charte canadienne est double. Selon l’approche généralement suivie pour cette disposition, le demandeur doit prouver, dans un premier temps, une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et, dans un deuxième temps, que l’atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 205, le juge Bastarache). Si cette preuve est faite, l’État doit alors démontrer, conformément à l’article premier de la Charte canadienne, que l’atteinte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique.
30 Conformément aux principes reconnus, il appartient au demandeur de prouver qu’il y a eu atteinte à ses droits constitutionnels : R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et Rio Hotel Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59; voir aussi Hogg, p. 44‑3. En vertu de l’art. 7 de la Charte canadienne, le fardeau du demandeur serait donc double. L’imposition de ce fardeau de preuve au demandeur a pour effet d’alourdir sa tâche. Le double fardeau de preuve ne se pose pas dans le cas de la Charte québécoise en raison de l’absence d’incorporation des principes de justice fondamentale à l’art. 1 de la Charte québécoise. Celle-ci a donc une portée potentiellement plus large et cette caractéristique ne devrait pas être éludée.
31 Décider sur les questions en litige en ayant recours à la Charte québécoise permet donc de valoriser un instrument propre au Québec, en plus d’être justifié par les règles du droit constitutionnel canadien.
32 Avant de plonger dans le cœur du débat sur l’art. 1 de la Charte québécoise, il y a lieu de traiter de trois arguments préliminaires soulevés par l’intimé, le procureur général du Québec, soit : a) que la protection du droit à la liberté et à la vie est limitée au contexte de l’administration de la justice, b) que le droit invoqué est de nature économique et non fondamental, et c) que les appelants n’auraient pas l’intérêt requis pour agir.
IV. Moyens préliminaires
A. Portée de l’art. 1 de la Charte québécoise
33 La juge de première instance a adopté une approche libérale relativement à l’application de la protection de l’art. 7 de la Charte canadienne. Elle a exprimé l’avis que cette protection ne se limite pas au contexte de l’administration de la justice. Cette portée ne fait pas encore consensus à la Cour. Dans Gosselin, par. 78 et 83, la juge en chef McLachlin n’a pas jugé nécessaire de se prononcer définitivement sur la question. À mon avis, le contexte de la Charte québécoise ne soulève pas la même question de droit. En effet, la Charte québécoise possède un très vaste champ d’application, qui englobe tant les relations entre particuliers que les relations des personnes avec l’État. Restreindre la portée de l’art. 1 de la Charte québécoise aux problèmes d’administration de la justice n’est pas justifié vu la portée générale de cet instrument quasi constitutionnel.
B. Droit de nature économique ou droit fondamental
34 Le juge Delisle de la Cour d’appel a retenu l’argument du procureur général du Québec et écarté l’application de l’art. 7 de la Charte canadienne, au motif que le droit invoqué — un droit économique selon lui — ne serait pas protégé par la Charte canadienne. Le présent dossier ne requiert pas l’établissement d’une règle générale incluant les droits économiques dans le champ d’application de l’art. 1 de la Charte québécoise ou les en excluant. En effet, comme le note la juge de la Cour supérieure (p. 822-823) :
. . . les barrières économiques [. . .] sont intimement liées à la possibilité d’accès à des soins de santé. Sans ces droits, compte tenu des coûts impliqués, l’accès aux soins privés est illusoire. Dans ce sens, ces dispositions sont une entrave à l’accès à des services de santé et sont donc susceptibles de porter atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. [Italiques omis.]
L’analyse de la juge Piché est juste. L’accessibilité limitée aux soins de santé est susceptible de porter atteinte à l’intégrité de la personne, et la prohibition ne peut être qualifiée d’atteinte à un droit économique.
C. Intérêt pour agir
35 Il est clair qu’une contestation fondée sur une charte, qu’il s’agisse de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise, doit reposer sur un fondement factuel concret : Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441. La question n’est pas de déterminer si les appelants peuvent invoquer une atteinte qui leur est propre. Les questions soulevées touchent à l’intérêt public, et le test établi dans l’arrêt Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, s’applique. La question doit être sérieuse, les demandeurs doivent être touchés directement ou avoir un intérêt véritable en tant que citoyens et il ne doit pas exister d’autre moyen efficace à leur disposition. Ces conditions sont remplies. La question de la validité de la prohibition est sérieuse. Chaoulli est médecin, et Zeliotis est un patient qui a souffert en raison des listes d’attente. Ils ont un intérêt véritable dans le débat judiciaire. Enfin, il n’y a pas d’autre moyen efficace pour soulever la validité des dispositions que le recours aux tribunaux.
36 Les trois moyens préliminaires sont donc rejetés. Je passe maintenant à l’analyse de l’atteinte aux droits protégés par l’art. 1 de la Charte québécoise.
V. L’atteinte aux droits protégés par l’art. 1 de la Charte québécoise
37 L’appelant Zeliotis plaide que la prohibition porte atteinte au droit des Québécois à la vie. Certains patients meurent parce qu’ils doivent attendre pendant de longs délais pour être traités dans le système public alors qu’ils pourraient avoir promptement accès à des soins dans le secteur privé. Sans les art. 11 LAH et 15 LAM, ils pourraient souscrire une assurance privée et bénéficier de soins dispensés dans le secteur privé.
38 La juge de la Cour supérieure affirme « qu’il y [a] de graves problèmes dans certains secteurs de la santé » (p. 823). La preuve justifie cette affirmation. Après une minutieuse analyse de la preuve, elle conclut à l’existence d’une atteinte au droit à la vie et à la liberté protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne. J’ai mentionné plus tôt que le droit à la vie et à la liberté protégé par la Charte québécoise est le même que celui garanti par la Charte canadienne. La société québécoise ne se distingue pas de la société canadienne pour ce qui est du respect de ces deux droits fondamentaux. En ce sens, les conclusions de fait de la juge de première instance concernant l’atteinte au droit à la vie et à la liberté protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne s’appliquent au droit protégé par l’art. 1 de la Charte québécoise.
39 Outre le fait qu’il est notoire que les soins de santé sont, au Québec, assujettis à des délais d’attente, plusieurs témoins ont reconnu que la demande de soins est potentiellement illimitée et que les listes d’attente constituent une forme plus ou moins implicite de rationnement (rapport de J.-L. Denis, Un avenir pour le système public de santé (1998), p. 13; rapport de Y. Brunelle, Aspects critiques d’un rationnement planifié (1993), p. 21). Les listes d’attente sont donc réelles et voulues. Mais les témoins ont aussi commenté les conséquences des délais d’attente.
40 Le Dr Daniel Doyle, chirurgien cardiovasculaire, a témoigné que, lorsqu’un diagnostic de maladie cardiovasculaire est posé, la personne est « toujours assis[e] sur une bombe » et peut mourir à n’importe quel moment. Dans ces cas, il est inévitable que certains patients meurent s’ils doivent attendre pour être opérés. Selon ce témoin, le risque de mortalité augmente de 0,45 pour 100 par mois. Le droit à la vie est donc touché par les délais inhérents aux listes d’attente.
41 La Charte québécoise protège aussi le droit à l’intégrité de la personne. Ce droit est très vaste. Le terme « intégrité » a une portée plus large que le mot « sécurité » utilisé à l’art. 7 de la Charte canadienne. Dans le domaine de la responsabilité civile, il est depuis longtemps reconnu au Québec que l’intégrité de la personne inclut tant l’intégrité physique que l’intégrité morale ou psychologique. L’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, par. 95, le précise clairement :
L’article 1 de la Charte garantit le droit à l’« intégrité » de la personne. La majorité de la Cour d’appel a été d’avis, contrairement à l’interprétation du premier juge, que la protection de l’art. 1 de la Charte s’étend au-delà de l’intégrité physique. Je suis d’accord. En effet, la modification législative effectuée en 1982 (voir la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, ch. 61, en vigueur lors du présent litige), qui a, inter alia, supprimé l’adjectif « physique » qui qualifiait auparavant le terme « intégrité », indique clairement que l’art. 1 vise à la fois l’intégrité physique, psychologique, morale et sociale.
Les articles 1457 et 1458 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, mentionnent d’ailleurs explicitement le préjudice moral.
42 En l’espèce, le Dr Eric Lenczner, chirurgien orthopédiste, a témoigné que le délai usuel d’une année imposé aux patients requérant une chirurgie orthopédique augmente le risque que leurs blessures deviennent irréparables. Il est clair que toutes les personnes en attente ne risquent pas de mourir avant d’être traitées. Selon le Dr Edwin Coffey, les personnes en attente peuvent éprouver des problèmes très variés. Par exemple, la personne en attente de remplacement d’une hanche en raison d’arthrite chronique peut ressentir des douleurs considérables. De même, le Dr Lenczner a affirmé que les patients inscrits sur les listes d’attente non urgente en chirurgie orthopédique sont souvent des personnes qui souffrent et qui ne peuvent pas marcher ou profiter d’une véritable qualité de vie.
43 La jurisprudence canadienne soutient déjà la reconnaissance d’une interprétation généreuse du droit à la sécurité de la personne en matière de délais. Dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 59, le juge en chef Dickson s’est fondé sur les conséquences des délais pour conclure que la procédure alors prévue par l’art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, mettait en jeu le droit à la sécurité de la personne. Le juge Beetz, p. 105-106, avec l’accord du juge Estey, était d’avis que le délai créait un risque additionnel pour la santé et constituait une violation du droit à la sécurité de la personne. De même, dans Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 589, le juge Sopinka a estimé que les souffrances imposées par l’État constituent une atteinte au droit à la sécurité de la personne. Voir aussi Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, et Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, pour ce qui est des souffrances psychologiques. Si la preuve démontre l’existence d’une atteinte au droit à la sécurité de la personne, à plus forte raison, elle justifie de conclure à une atteinte au droit à l’intégrité de la personne.
44 Mes collègues les juges Binnie et LeBel considèrent qu’il existe un mécanisme interne qui sauvegarde le système de santé public. Selon eux, les Québécois peuvent se faire traiter à l’extérieur du Québec lorsque les soins ne sont pas disponibles au Québec. Cette possibilité n’est certainement pas la solution aux maux du système. La preuve n’a mis en lumière aucun mécanisme administratif permettant d’obtenir des soins à l’étranger lorsque les Québécois souffrent par suite des délais d’attente. Le recours aux soins à l’étranger est ponctuel et limité à des situations de crise.
45 J’en conclus que la juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant que la prohibition de l’assurance pour des soins déjà assurés par l’État constitue une atteinte au droit à la vie et à la sécurité. Cette conclusion s’applique intégralement à l’art. 1 de la Charte québécoise. Les Québécois sont privés de l’accès à une solution qui leur permettrait d’éviter les listes d’attente, qui sont un outil de gestion du régime public. Il reste à examiner la justification présentée en vertu de l’art. 9.1 de la Charte québécoise.
VI. Justification de la prohibition
46 L’article 9.1 de la Charte québécoise énonce la norme de justification. Il prévoit ce qui suit :
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
47 La Cour a eu l’occasion d’examiner la portée de cette disposition dans l’affaire Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712. Elle y a vu, pour ce qui est des relations des citoyens avec l’État, une disposition de même nature que l’article premier de la Charte canadienne (p. 769-771) :
On a soutenu à l’audience qu’en raison de son libellé tout à fait différent, l’art. 9.1 n’est pas une disposition justificative analogue à l’article premier, mais simplement une disposition indiquant que les libertés et droits fondamentaux garantis par la Charte québécoise ne sont pas absolus mais relatifs et doivent donc s’interpréter et s’exercer d’une manière compatible avec les valeurs, les intérêts et les considérations mentionnées à l’art. 9.1, soit les « valeurs démocratiques », « l’ordre public » et le « bien-être général des citoyens du Québec ». En l'espèce, la Cour supérieure et la Cour d’appel ont conclu que l’art. 9.1 était une disposition justificative correspondant à l’article premier de la Charte canadienne et que son application était soumise à un critère semblable de proportionnalité et de lien rationnel. La Cour souscrit à cette conclusion. Le premier alinéa de l’art. 9.1 parle de la façon dont une personne doit exercer des libertés et des droits fondamentaux. Ce n’est pas une limitation du pouvoir du gouvernement, mais plutôt une indication de la manière d’interpréter l’étendue de ces libertés et droits fondamentaux. Toutefois, le second alinéa de l’art. 9.1 (« La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. ») traite bien du pouvoir du législateur d’imposer des limites aux libertés et droits fondamentaux. L’expression « à cet égard » renvoie au membre de phrase « dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». Pris dans son ensemble, l’art. 9.1 prévoit que la loi peut fixer des limites à l’étendue et à l’exercice des libertés et droits fondamentaux garantis pour assurer le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. C’est ainsi que la Cour supérieure et la Cour d’appel ont envisagé l’art. 9.1. Pour ce qui est du critère à appliquer aux fins de l’art. 9.1, le juge Boudreault de la Cour supérieure a cité et approuvé des extraits d’une étude présentée par Me Raynold Langlois, c.r., intitulée « Les clauses limitatives des Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés et le fardeau de la preuve » publiée dans Perspectives canadiennes et européennes des droits de la personne (1986). Dans cette étude, l’auteur exprime l’avis que, pour se prévaloir de l’art. 9.1, le gouvernement doit démontrer que la loi restrictive n’est ni irrationnelle ni arbitraire et que les moyens choisis sont proportionnés au but visé. En Cour d’appel, le juge Bisson a retenu essentiellement le même critère. Selon lui, il incombe au gouvernement, en vertu de l’art. 9.1, de prouver selon la prépondérance des probabilités que les moyens attaqués sont proportionnels à l’objet qu’on veut atteindre. Il a parlé en outre de l’obligation qu’a le gouvernement d’établir l’absence d’un caractère irrationnel ou arbitraire dans la restriction imposée par la loi ainsi que l’existence d’un lien rationnel entre les moyens employés et la fin poursuivie. D’une manière générale, nous approuvons cette façon d’aborder la question. [. . .] Il s’agit [. . .] de l’exigence que la restriction serve un de ces buts, qu’elle ait un lien rationnel avec l’objet législatif et que les moyens employés par le législateur soient proportionnés au but visé. Une telle exigence est implicite dans une disposition prescrivant que certaines valeurs ou certains objets législatifs peuvent dans des circonstances précises prévaloir sur une liberté ou un droit fondamentaux. Cela implique nécessairement la recherche d’un juste équilibre et le critère à suivre pour y parvenir consiste à se demander s’il existe un lien rationnel et s’il y a proportionnalité. [Souligné dans l’original.]
48 L’interprétation ainsi adoptée par la Cour prévaut depuis, et la grille d’analyse tracée dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, s’impose. La démarche est bien connue. D’abord, le tribunal doit vérifier si l’objectif de la loi est urgent et réel. Ensuite, il se demande si le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif est raisonnable et s’il peut se justifier dans une société libre et démocratique. Pour cette deuxième partie de l’analyse, trois critères sont utilisés : (1) Existe-t-il un lien rationnel entre la mesure et l’objectif législatif? (2) La mesure porte-t-elle atteinte le moins possible au droit garanti? (3) Y a-t-il proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif? (Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 182). C’est l’étape de l’analyse de l’atteinte minimale qui se révèle la plus délicate en l’espèce. Les autres étapes ne peuvent cependant pas être escamotées.
A. But de la loi
49 Les prohibitions sont prévues par la LAH et la LAM. L’objectif général de ces lois est de promouvoir, pour tous les Québécois, des soins de santé de la meilleure qualité possible, sans égard à leur capacité de payer. Qualité de soins et égalité d’accès sont, aux termes de ces lois, deux objectifs indissociables. Au procès, Claude Castonguay, ministre de la Santé du Québec à l’époque de l’adoption de la LAM, a témoigné des objectifs poursuivis :
. . . nous voulions faire en sorte que tous aient accès aux soins, sans égard aux moyens financiers des individus. Nous voulions aussi, parce que la Loi sur l’assurance-maladie faisait partie d’un ensemble, il y a eu la Loi 65 sur les services de santé, une réforme en profondeur, nous voulions que l’accès aux soins soit aussi égal que possible partout au Québec, sans égard au lieu de résidence, sans égard à la situation financière . . .
50 L’objectif de qualité n’est pas formellement mentionné, mais il paraît évident qu’un service de santé qui ne fournit pas une qualité de soins acceptable ne saurait être considéré comme un véritable service de santé. Des services de mauvaise qualité peuvent porter atteinte à la vie des usagers. Aussi, le législateur a-t-il prévu que les soins de santé devaient être contrôlés. Ce contrôle est indispensable pour assurer non seulement la qualité des soins, mais aussi la sécurité du public.
51 Afin d’assurer le contrôle des services, la LSSSS prévoit la programmation (art. 346), l’organisation des services (art. 347 à 349), l’allocation des ressources financières (art. 350 et 351), la coordination des services de santé et des services sociaux (art. 352 à 370), ainsi que la gestion des ressources humaines, matérielles et financières (art. 376 à 385). Un établissement fournissant des services peut être privé et peut recevoir des fonds de l’État. L’établissement est alors dit conventionné. Il s’agit là de cas où l’État délègue ses responsabilités à un prestataire de services privé. Les services des établissements publics et privés conventionnés ne relèvent, globalement, que d’une seule offre de services, soit celle prévue par l’administration publique. Si une personne — morale ou physique — désire fournir des services sociosanitaires prévus par la LSSSS à partir d’un établissement, elle doit obtenir un permis d’établissement (art. 316 et 437). Comme les établissements privés ne sont pas prohibés par la LSSSS, le ministre ne peut refuser un permis au seul motif qu’il veut freiner les projets de développement d’établissements privés non conventionnés (Charles Bentley Nursing Home Inc. c. Ministre des Affaires sociales, [1978] C.S. 30) (voir M. Laverdière, « Le cadre juridique canadien et québécois relatif au développement parallèle de services privés de santé et l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés » (1998-1999), 29 R.D.U.S. 117).
52 La LAH et la LAM prévoient la prise en charge par l’État, dans le cadre qui y est défini, de la fourniture des services de santé et de leur financement. La LAM prévoit (art. 3) le paiement par l’État du coût des services que rend un médecin et qui sont médicalement requis ainsi que certains autres soins comme des services dentaires, pharmaceutiques et optométriques. Les services assurés sont financés par l’État sur les fonds publics. Le bénéficiaire des soins ne contribue au paiement des services que par ses impôts, lorsqu’il en paie. Les services couverts doivent être fournis par des professionnels participants ou désengagés, qui ne peuvent toutefois recevoir d’honoraires autres que ceux payés par l’État (art. 22). La LAH a pour objet d’assurer la gratuité des soins hospitaliers. La loi établit que les services hospitaliers sont assurés dans la mesure où ils sont requis du point de vue médical afin que les Québécois reçoivent, sans frais, des services hospitaliers selon des modalités uniformes (art. 2).
53 Cet examen sommaire des lois encadrant les services de santé permet de constater que ceux-ci sont contrôlés presque totalement par l’État.
54 Si, à première vue, aucune disposition n’interdit la fourniture de services par un particulier ou une personne morale de droit privé, plusieurs contraintes ressortent rapidement. Au-delà des restrictions liées à la rémunération des professionnels, l’obligation d’obtenir un permis pour dispenser des services hospitaliers n’est pas sans créer un obstacle pratique important. Cette contrainte ne poserait pas de problème si une approche favorable à la fourniture de services privés prévalait. Tel n’est cependant pas le cas. Non seulement les restrictions sont-elles réelles (Laverdière, p. 170), mais le cas de M. Chaoulli l’illustre clairement. Le pouvoir exécutif met là aussi en action la volonté du législateur québécois de limiter la fourniture de services privés en dehors du contexte du régime public. Cette volonté ressort des textes préliminaires déposés à l’Assemblée nationale, des débats sur ces textes et finalement des déclarations écrites du procureur général du Québec figurant dans le mémoire déposé dans le présent dossier.
55 Les articles 11 LAH et 15 LAM traduisent d’ailleurs clairement cette volonté. Ils rendent quasi illusoire tout projet de développement de services professionnels privés. La prohibition des assurances privées crée un obstacle pratiquement insurmontable pour les personnes à revenu moyen. Seules les personnes très fortunées peuvent raisonnablement se permettre d’avoir recours à des services entièrement privés. L’exploitation au Québec d’un établissement non conventionné, en supposant qu’un permis soit délivré, relève du cas d’exception. La juge de première instance a d’ailleurs conclu que la prohibition avait pour effet de limiter « de façon considérable » la fourniture privée de services de même nature que ceux déjà offerts par le régime public (p. 812). Cette observation concerne les effets de la prohibition. Ces effets ne doivent pas être confondus avec l’objectif législatif. Selon le procureur général du Québec, la prohibition a pour but de préserver l’intégrité du régime public de soins de santé. Présenté ainsi, il semble qu’il s’agisse, a priori, d’un objectif urgent et réel. Considéré dans une perspective historique, l’énoncé peut être confirmé.
56 L’intervention des gouvernements dans le domaine de la santé s’est faite graduellement. Initialement limitée aux cas extrêmes d’épidémies ou de maladies infectieuses, l’intervention de l’État s’est élargie pour devenir un filet de sécurité assurant que les plus pauvres aient accès à des soins minimaux. L’adoption des premières lois établissant des services de santé universels répondait à un besoin de justice sociale. Selon le Dr Fernand Turcotte, pendant les années 20, « on reconnaissait que la maladie était devenue la principale cause d’appauvrissement des Canadiens par le chômage auquel contraint presque toujours la maladie grave et par l’engloutissement du patrimoine familial qu’entraînait inéluctablement, le paiement des soins » (rapport de F. Turcotte, Le temps d’attente comme instrument de gestion du rationnement dans les services de santé du Canada (1998), p. 4). Comme le gouvernement a légiféré parce qu’il estimait nécessaire d’être le principal acteur en matière de santé, il est facile de comprendre sa méfiance envers le secteur privé. À l’étape de l’évaluation de l’objectif législatif, j’estime que la volonté de préserver le régime public constitue un but réel et pressant.
B. La proportionnalité
(1) Le lien rationnel
57 La question qui se pose est de savoir si la prohibition des assurances privées a un lien rationnel avec l’objectif de préservation du régime public. Cette mesure aide-t-elle l’État à mettre en œuvre un régime public de soins de qualité accessibles à tous les résidents du Québec?
58 Selon la juge de première instance, la mesure décrétée par l’État a pour effet de limiter « de façon considérable » les soins privés. Bien que l’effet d’une mesure ne témoigne pas toujours de l’existence d’un lien rationnel entre la mesure et son objectif, dans le cas présent, les conséquences démontrent indéniablement un rapport entre l’objectif et la mesure choisie. Le régime public est préservé parce qu’il est placé en situation de quasi-monopole.
(2) L’atteinte minimale
59 La juge de première instance a fait certaines affirmations tendant à indiquer qu’elle aurait conclu que la mesure satisfaisait le critère de l’atteinte minimale. Elle n’a cependant pas suivi une grille d’analyse propre à l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Ses commentaires doivent donc être situés dans leur contexte non seulement parce qu’elle n’a pas examiné la Charte québécoise, mais aussi parce qu’elle semble avoir imposé aux appelants le fardeau de prouver que l’assurance privée permettrait de résoudre le problème des listes d’attente (p. 796) :
Par ailleurs, le Tribunal constate que, malgré que certains de ces spécialistes aient manifesté le désir d’avoir la possibilité de posséder une assurance privée, nul n’a appuyé de façon totale et entière les propositions des requérants expliquant que ce n’est ni certain ni évident qu’un réaménagement du système de santé avec un système privé parallèle réglerait tous les problèmes actuels de délais et d’accès. Au contraire, les spécialistes entendus sont demeurés très prudents sur la question, qui est complexe et difficile.
60 Le fardeau de la preuve n’incombait pas aux appelants. Suivant l’art. 9.1 de la Charte québécoise, il revenait au procureur général du Québec de prouver que la prohibition est justifiée. Il devait démontrer que la mesure choisie satisfaisait au critère de l’atteinte minimale. La juge de première instance n’a pas analysé la preuve en fonction d’un fardeau reposant sur le procureur général du Québec.
61 Pour vérifier si le procureur général du Québec s’est acquitté de ce fardeau, j’analyserai d’abord la preuve d’expert présentée devant la Cour supérieure. Par la suite, j’examinerai l’état de la situation dans les autres provinces du Canada ainsi que dans certains pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (« OCDE »). Je m’interrogerai enfin sur la déférence dont la Cour doit faire preuve lorsque le gouvernement choisit entre plusieurs mesures qui sont susceptibles de porter atteinte aux droits protégés.
a) Les experts entendus au procès et dont le témoignage a été retenu par la juge de la Cour supérieure
62 L’examen de la preuve permet de regrouper en deux blocs les arguments avancés pour soutenir que l’intégrité du système public pourrait être menacée par l’abolition de la prohibition. Le premier bloc comprend les réactions humaines des différentes personnes touchées par le régime public, alors que le deuxième groupe d’arguments a trait aux conséquences sur le régime lui-même.
(i) Réactions humaines
63 1. Certains témoins ont avancé que l’émergence du secteur privé entraînerait une réduction du support populaire à long terme parce que les personnes bénéficiant d’une assurance privée ne verraient plus l’utilité du régime public. Un article est invoqué par le Dr Howard Bergman dans son rapport d’expertise. Le Dr Theodore R. Marmor soutient cette thèse mais admet qu’il n’a pas de moyen de la confirmer.
2. Certains témoins ont exprimé l’avis que la qualité des soins dans le régime public diminuerait, parce que les personnes les plus influentes ne seraient plus incitées à faire pression pour améliorer le régime. Une étude menée par la Banque mondiale est invoquée par le Dr Bergman au soutien de son rapport d’expertise. Dr Marmor se fonde sur cet argument, mais confirme qu’il n’y a pas de preuve directe de ce point de vue.
3. Il y aurait réduction des ressources humaines dans le régime public parce que plusieurs médecins et autres professionnels de la santé quitteraient le régime dans un esprit de profit : une étude menée au Royaume-Uni est invoquée par le Dr Charles J. Wright, mais le témoin admet qu’il n’a jamais lu l’étude, seulement un résumé. Le Dr Marmor, même s’il supporte l’affirmation, témoigne qu’il n’y a pas vraiment de moyen empirique de la confirmer. Il s’agit, selon lui, simplement d’une question de bon sens.
4. L’augmentation du recours aux soins privés contribuerait à une augmentation de la fourniture de soins dictée par le profit et entraînerait une diminution du professionnalisme et de l’éthique des médecins dans les hôpitaux. Aucune étude n’a été citée à l’appui de cette opinion, qui ne paraît fondée que sur le sens commun des témoins.
64 Il ressort de cette synthèse que, pour chaque menace décrite, aucune étude n’a été produite ou analysée devant la Cour supérieure. Il est vrai qu’une preuve scientifique ou empirique n’est pas toujours nécessaire, mais dans un cas où les arguments sont censés être fondés sur la logique ou le bon sens, les témoins devraient être en mesure de faire appel à des faits caractéristiques justifiant leur conclusion. Les réactions humaines décrites par les experts, dont plusieurs sont de l’extérieur du Québec, ne me paraissent pas très convaincantes, surtout dans le contexte de la législation québécoise. La participation au régime public est obligatoire; il n’y a pas de risque que la population québécoise abandonne le régime public. L’intervention de l’État n’est pas remise en question. De plus, la LAM contient une disposition claire permettant au ministre de la Santé de s’assurer que le régime public ne soit pas mis en péril par la décision d’un trop grand nombre de médecins d’opter pour le régime privé (art. 30 LAM). La preuve que l’existence du système de santé serait menacée par des réactions humaines à l’émergence d’un réseau privé a peu de poids.
(ii) Impact sur le régime public
65 1. Il y aurait augmentation des dépenses globales en matière de santé : l’augmentation alléguée viendrait principalement des dépenses additionnelles faites par les personnes décidant de souscrire une assurance privée. L’autre partie de l’augmentation des coûts serait attribuable au coût de gestion du régime privé par l’État.
2. Les assureurs refuseraient les patients les plus lourds, laissant au régime public les cas les plus graves.
3. Dans un régime privé, les médecins auraient tendance à provoquer une augmentation des listes d’attente du secteur public pour orienter les patients vers un secteur privé dont ils tireraient profit.
66 Une fois de plus, je suis d’avis que, dans le contexte québécois, la réaction décrite par certains témoins est peu probable. D’abord, si l’augmentation des dépenses globales est principalement attribuable aux dépenses individuelles d’assurance, l’État peut difficilement empêcher les particuliers qui veulent assumer de tels coûts de choisir la façon de gérer leurs finances personnelles. De plus, puisque le régime public s’occupe déjà de tous les cas lourds, je ne vois pas comment la situation pourrait s’aggraver si ce régime était soulagé de la clientèle ayant des problèmes de santé moins graves. Enfin, en raison de l’al. 1e) les médecins non participants ne peuvent pratiquer comme participants. Ils ne peuvent donc pas se trouver dans la situation de conflit d’intérêts décrite par quelques témoins. Pour ce qui est des médecins désengagés (al. 1d) LAM), l’État contrôle les conditions de pratique par les ententes (al. 1f) LAM) auxquelles ils doivent adhérer. L’État peut donc prévoir le cadre d’exercice des médecins qui offrent des services privés.
67 La juge de première instance a évalué la preuve en ayant à l’esprit que les appelants devaient prouver que l’abolition de la prohibition améliorerait le régime public. De plus, elle a analysé le dossier au regard de l’art. 7 de la Charte canadienne qui impose le fardeau de la preuve aux appelants plutôt qu’au procureur général du Québec. Au surplus, plusieurs témoins n’ont pas tenu compte de la législation particulière du Québec. La combinaison de ces trois lacunes ou erreurs fait en sorte que les conclusions doivent être nuancées pour être adaptées à l’art. 9.1 de la Charte québécoise.
68 En fait, après avoir complété son analyse, la juge a tiré la conclusion suivante (p. 827) :
À la base de ces dispositions réside la crainte que l’établissement d’un système de soins privé aurait pour effet de subtiliser une partie substantielle des ressources en matière de santé au détriment du secteur public. [Je souligne.]
C’est donc seulement en raison d’une « crainte » d’érosion des ressources ou d’une « menac[e à] l’intégrité » du système (p. 827 (soulignement omis)) que la juge conclut que les appelants n’ont pas démontré que la prohibition a une portée excessive, et donc que les principes de justice fondamentale ne sont pas enfreints. Les appelants n’avaient cependant pas le fardeau d’écarter toute crainte ou toute menace. Il revenait au procureur général du Québec de justifier la prohibition. Les juges Binnie et LeBel s’appuient sur un critère analogue lorsqu’ils affirment que les soins privés sont susceptibles d’affecter le régime public. Cette norme ne satisfait pas à l’exigence de prépondérance de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Il ressort de l’examen de la preuve que le procureur général du Québec ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver que la prohibition totale des assurances privées satisfaisait au critère de l’atteinte minimale.
69 Le dossier comporte d’autres éléments qui peuvent être utiles dans l’analyse de la justification. À cet égard, il est intéressant d’observer ce que font les autres provinces canadiennes, puisqu’elles évoluent aussi dans le cadre financier établi par la Loi canadienne sur la santé.
b) Aperçu des régimes des autres provinces
70 L’approche adoptée par les neuf autres provinces canadiennes en ce qui concerne le rôle du secteur privé est loin d’être uniforme. En plus du Québec, six autres provinces sont dotées de mesures qui découragent le recours au secteur privé. Les trois autres laissent à leurs résidents pratiquement libre accès au secteur privé.
71 L’Ontario (Loi sur l’accessibilité aux services de santé, L.R.O. 1990, ch. H.3, art. 2), la Nouvelle‑Écosse (Health Services and Insurance Act, R.S.N.S. 1989, ch. 197, par. 29(2)) et le Manitoba (Loi sur l’assurance‑maladie, L.R.M. 1987, ch. H35, par. 95(1)) interdisent aux médecins non participants d’exiger de leurs patients plus que ce que les médecins reçoivent du régime public. En pratique, les médecins n’ont pas d’avantage pécuniaire à opter pour le secteur privé. Il est intéressant de constater que la Nouvelle-Écosse ne prohibe pas la conclusion de contrats d’assurance à l’égard des soins obtenus dans le secteur privé alors que l’Ontario et le Manitoba prohibent de tels contrats, mais remboursent aux patients le coût des services payés à un médecin non participant.
72 L’Alberta (Alberta Health Care Insurance Act, R.S.A. 2000, ch. A-20, par. 9(1)), la Colombie-Britannique (Medicare Protection Act, R.S.B.C. 1996, ch. 286, par. 18(2)) et l’Île-du-Prince-Édouard (Health Services Payment Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. H‑2, art. 10, 10.1 et 14.1) ont adopté une approche très différente. Dans ces provinces, les médecins non participants sont libres de fixer le montant de leurs honoraires, mais le coût des services n’est pas remboursé et il n’est pas permis de conclure des contrats pour s’assurer pour les services offerts par le régime public. Cette politique est celle choisie par le Québec.
73 La Saskatchewan (Saskatchewan Medical Care Insurance Act, R.S.S. 1978, ch. S‑29, par. 18(1.1)), le Nouveau-Brunswick (Loi sur le paiement des services médicaux, L.R.N.-B. 1973, ch. M-7, al. 2.01a), et Règlement général — Loi sur le paiement des services médicaux, Règl. du N.-B. 84-20, ann. 2, al. n.1)) et Terre-Neuve-et-Labrador (Medical Care Insurance Act, 1999, S.N.L. 1999, ch. M-5.1, par. 10(5), et Medical Care Insurance Insured Services Regulations, C.N.L.R. 21/96, art. 3) se montrent ouverts au secteur privé. Le Nouveau-Brunswick permet aux médecins de fixer eux-mêmes leurs honoraires. En Saskatchewan, ce droit est limité aux médecins non participants. Le coût n’est pas remboursé par le régime public, mais les patients peuvent s’assurer pour ces coûts. Pour sa part, Terre-Neuve-et-Labrador accepte de rembourser aux patients les frais payés au médecin non participant jusqu’à concurrence de la somme
couverte par le régime public. À Terre-Neuve-et-Labrador, les patients peuvent souscrire une assurance privée pour couvrir la différence.
74 Même si on tenait pour acquis que la prohibition des assurances privées peut contribuer à préserver l’intégrité du système, la variété des mesures mises en place par les différentes provinces démontre qu’une telle mesure est loin d’être la seule à laquelle un État peut recourir. En fait, comme rien n’indique que le régime public des trois provinces sympathiques au secteur privé souffre de tares dont sont exempts les régimes des autres provinces, il faut en déduire que l’efficacité de la mesure n’est pas démontrée. L’exemple de plusieurs provinces canadiennes fait donc douter de la validité de l’argument suivant lequel l’intégrité du régime public dépend de la prohibition des assurances privées. Certes, comme le régime public québécois est dans une position quasi monopolistique, sa prédominance est assurée. Les régimes en vigueur dans les provinces où un système privé est autorisé démontrent également que les services de santé publics ne sont pas menacés par l’assurance privée. Il est donc permis d’inférer que la prohibition n’est pas nécessaire pour assurer l’intégrité du régime public.
75 Dans le contexte de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, force est de constater que la comparaison avec les régimes des autres provinces canadiennes n’appuie pas la position du procureur général du Québec.
76 De nombreux rapports produits au dossier permettent aussi de faire un survol des pratiques ayant cours dans plusieurs pays de l’OCDE.
c) Survol des pratiques dans quelques pays de l’OCDE
77 Monsieur Chaoulli avance, argument qui est repris par au moins un témoin (Dr Coffey), que le Canada est le seul pays de l’OCDE à prohiber les assurances pour les soins dispensés par les médecins non participants. Cette affirmation doit être située dans le contexte canadien : elle n’est fondée que pour six provinces. De plus, dans le contexte international, elle doit être nuancée. En effet, si une telle prohibition n’existe dans aucun autre pays de l’OCDE, il convient tout de même de signaler que, dans plusieurs pays, des mesures sont mises en œuvre pour protéger le régime public, et ce, même dans certains des pays où les régimes de santé sont présentés comme des modèles à suivre. Il n’existe cependant pas de modèle unique. En effet, pas plus en Europe qu’au Canada ne retrouve-t-on une approche uniforme.
78 Plusieurs pays d’Europe n’ont pas recours à une assurance payée directement sur les fonds publics. En Autriche, les services sont financés par l’intermédiaire d’organismes décentralisés qui perçoivent les fonds requis sur les salaires. Les personnes qui veulent obtenir des soins du secteur privé, en sus de ceux payés par l’assurance sociale obligatoire, sont libres de le faire, mais l’assurance privée ne peut couvrir plus de 80 pour 100 du coût facturé par les professionnels œuvrant dans le secteur public. En Allemagne et aux Pays-Bas, le même type de régime est en place, mais les personnes qui optent pour l’assurance privée n’ont pas à débourser pour le régime public. Seulement 9 pour 100 des Allemands optent pour l’assurance privée.
79 Le financement du régime public australien est similaire au financement du régime québécois. Le régime australien se distingue cependant en ce que les secteurs privé et public cohabitent, et l’assurance pour couvrir les soins de santé offerts par le secteur privé n’est pas prohibée. Le gouvernement tente d’équilibrer l’accès aux deux secteurs en autorisant les contribuables à déduire 30 pour 100 du coût de l’assurance privée. Les taux d’assurances sont réglementés, afin d’éviter que les assureurs exigent des primes plus élevées des personnes présentant plus de risques (C. H. Tuohy, C. M. Flood et M. Stabile, « How Does Private Finance Affect Public Health Care Systems? Marshaling the Evidence from OECD Nations » (2004), 29 J. Health Pol. 359).
80 Le Royaume-Uni ne restreint pas l’accès à l’assurance privée pour les soins de santé (La santé des Canadiens — Le rôle du gouvernement fédéral, vol. 3, Les systèmes de soins de santé dans d’autres pays, Rapport intérimaire (2002), p. 36). Il ne limite pas non plus la possibilité pour un médecin de se désengager du régime public. Les médecins travaillant à temps plein dans des hôpitaux publics sont assujettis à des limites quant aux sommes qu’ils peuvent facturer au secteur privé pour compléter les revenus gagnés dans le secteur public (p. 38). Seulement 11,5 pour 100 des Britanniques avaient contracté une assurance privée en 1998 (Tuohy, Flood et Stabile, p. 374), et seulement 8 pour 100 des lits d’hôpitaux du Royaume-Uni sont privés (Québec et France, Indicateurs sociosanitaires : comparaisons internationales : évolution 1980-1994 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Québec, Royaume-Uni (1998), p. 55). La Nouvelle-Zélande a un régime qui s’apparente à celui du Royaume-Uni, sauf que 40 pour 100 des Néo-Zélandais se dotent d’assurances privées (Tuohy, Flood et Stabile, p. 363).
81 La Suède ne prohibe pas l’assurance privée et l’État ne rembourse pas les soins payés au secteur privé. L’assurance privée compte pour seulement 2 pour 100 des dépenses totales des soins de santé et on y retrouve seulement neuf hôpitaux privés (La santé des Canadiens — Le rôle du gouvernement fédéral, p. 29-31).
82 L’examen des régimes en vigueur dans ces quelques pays de l’OCDE permet de constater que plusieurs gouvernements ont pris des mesures pour protéger leur régime public contre les abus. Ces mesures sont fonction du régime particulier de chaque pays. Par exemple, au Royaume-Uni, les médecins sont assujettis à des limites quant à la rémunération additionnelle qu’ils peuvent gagner dans le secteur privé, en sus de ce qu’ils reçoivent du régime public. L’Australie a opté pour la réglementation des primes d’assurance, mais elle fait cavalier seul.
83 L’évolution des régimes publics dans quelques pays de l’OCDE, au sujet desquels des études ont été produites au dossier, fait voir qu’il existe toute une gamme de mesures moins draconiennes, et moins attentatoires aux droits protégés. Le contexte québécois est singulier, non seulement en raison de la distinction entre médecins participants, médecins non participants et médecins désengagés (art. 1 LAM), mais aussi parce que le ministre peut forcer un médecin non participant à fournir des services s’il est d’avis que les services de santé sont susceptibles de ne pas être offerts selon des conditions uniformes dans l’ensemble du Québec ou dans une région donnée (art. 30 LAM). Une mesure aussi draconienne que la prohibition ne paraît ni indispensable ni déterminante.
84 Ni l’examen de la preuve concernant le régime québécois ou ceux en vigueur dans les autres provinces canadiennes, ni l’évolution des systèmes en place dans plusieurs pays de l’OCDE ne permettent de conclure que le procureur général du Québec a satisfait au fardeau de preuve qui lui incombe pour l’application de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Il dispose de plusieurs moyens pour protéger l’intégrité du régime québécois de soins de santé. Le choix de la prohibition n’est pas justifié par la preuve. S’agit-il cependant d’un cas où la Cour devrait faire preuve de déférence?
d) Niveau de déférence requis
85 La Cour s’est, dans le passé, interrogée sur le fondement de son pouvoir de révision judiciaire (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 56; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 98), et il n’est pas nécessaire de refaire ici la genèse des pouvoirs liés à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et à l’art. 52 de la Charte québécoise. Ce dernier article prévoit :
52. Aucune disposition d’une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n’énonce expressément que cette disposition s’applique malgré la Charte.
Cependant, comme en font foi les nombreuses interventions présentées à la Cour, les opinions divergentes émises quant à l’émergence d’un régime privé de soins de santé sont source de polarisation du débat et la question de la déférence due par les tribunaux au gouvernement est soulevée. Certains intervenants pressent les tribunaux d’intervenir; d’autres font valoir qu’un tel rôle revient à l’État. Les critères d’intervention des tribunaux doivent pouvoir être fondés sur des principes juridiques, non sur un discours politico-social décroché de la réalité.
86 En vertu des chartes, le gouvernement a la responsabilité de justifier les mesures attentatoires qu’il impose. Les tribunaux peuvent recevoir de la preuve portant sur les aspects historiques, sociaux et économiques ou toute autre preuve qui peut s’avérer pertinente.
87 Nul ne pourrait dire que le gouvernement ne dispose pas des ressources nécessaires pour démontrer que son intervention législative est motivée par un objectif raisonnable ayant un lien avec le problème qu’il s’est donné pour mission de corriger. Les tribunaux constituent un lieu approprié pour un débat posé et complet. Comme le dit G. Davidov, dans « The Paradox of Judicial Deference » (2000-2001), 12 R.N.D.C. 133, p. 143 : [traduction] « [l]es tribunaux n’ont pas à fixer des objectifs, à choisir des moyens ou à trouver des idées. Ils n’ont pas à établir des politiques sociales; il leur suffit seulement de comprendre ce qu’ont établi les autres branches du gouvernement. Pour ce faire, aucune expertise spéciale n’est requise. » En fait, si un tribunal est convaincu que toute la preuve a été présentée, rien ne le justifie de refuser d’exercer son rôle au motif qu’il devrait simplement s’en remettre à l’opinion du gouvernement. Lorsqu’ils disposent des outils nécessaires à la prise d’une décision, les tribunaux ne devraient pas hésiter à assumer leurs responsabilités. La déférence ne saurait entraîner l’abdication par le pouvoir judiciaire de son rôle devant le pouvoir législatif ou exécutif.
88 La question soumise par les appelants a un contenu factuel qui a été analysé par la juge de première instance. Une partie de ses conclusions doit être adaptée à la lumière du contexte de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Les autres conclusions demeurent intactes. Les questions de droit ne sont pas complexes.
89 Les tribunaux ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique. Ils laissent au législateur le soin d’intervenir pour concevoir les politiques sociales. Mais lorsque celles-ci violent les droits protégés par les chartes, ils ne peuvent s’esquiver. Le pouvoir judiciaire joue un rôle que ne joue pas le pouvoir législatif. Le professeur Roach décrit ainsi le rôle complémentaire des tribunaux par rapport au législateur (K. Roach, « Dialogic Judicial Review and its Critics » (2004), 23 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 49, p. 69-71 :
[traduction] Les tribunaux ont des attributs qui leurs sont propres, notamment la volonté d’offrir à toutes les parties lésées de participer de façon ordonnée au débat, l’indépendance par rapport au pouvoir exécutif et le devoir de motiver leurs décisions. En outre, les tribunaux sont spécialement chargés d’expliquer les textes juridiques fondamentaux adoptés de façon démocratique.
. . . Le tribunal garantit au plaideur le droit de participer au débat et le droit à une décision motivée en fonction des arguments présentés et des textes de loi pertinents adoptés de façon démocratique. . .
Les juges peuvent ajouter une valeur aux débats de société au sujet de la justice en écoutant les demandes de réparation pour injustice et en proposant des valeurs et des points de vue qui, autrement, peuvent ne pas être envisagés sérieusement dans le cadre de la démarche législative.
90 Selon ce point de vue, c’est l’action combinée des législatures et des tribunaux qui permettra de réaliser les objectifs démocratiques. Dans leur analyse du renvoi sur la sécession du Québec, les auteurs Choudhry et Howse décrivent bien ce partage des responsabilités constitutionnelles (S. Choudhry et R. Howse, « Constitutional Theory and The Quebec Secession Reference » (2000), 13 Can. J. L. & Jur. 143, p. 160-161) :
[traduction] [L]a charge d’interpréter des normes constitutionnelles est à la fois partagée et séparée. Elle est partagée dans la mesure où il appartient aux tribunaux de formuler des normes constitutionnelles dans leur forme conceptuelle abstraite. Mais cette charge est séparée parce qu’au-delà des limites de la doctrine, l’interprétation constitutionnelle est laissée aux organes politiques. L’image qui apparaît alors est celle d’une « collaboration du pouvoir judiciaire avec le pouvoir législatif en vue de façonner des règles concrètes grâce auxquelles des normes constitutionnelles élusives et complexes [. . .] en viennent à s’appliquer. »
91 Ce serait nier à l’art. 52 de la Charte québécoise sa portée véritable que de refuser d’exercer le pouvoir qui y est prévu. Ce serait priver les Québécois de la protection à laquelle ils ont droit.
92 Dans un dossier donné, un tribunal peut constater que la preuve n’a pas pu être présentée pour des motifs qu’il estime justifiables, que ce soit en raison de sa complexité ou pour toute autre raison. Le gouvernement ne pourrait cependant pas faire valoir que la preuve est trop complexe sans expliquer les motifs pour lesquels elle ne peut être apportée. Si une telle explication est donnée, le tribunal peut alors accorder aux gouvernements une plus grande déférence. Le tribunal peut évaluer, selon l’importance de l’atteinte et la complexité de la preuve jugée nécessaire, si le gouvernement s’acquitte de son fardeau de preuve.
93 Les motifs qui justifient les tribunaux de faire montre de déférence doivent toujours faire écho aux deux principes directeurs de la justification : la mesure doit être conforme aux valeurs démocratiques, et elle doit être nécessaire pour le maintien de l’ordre public et le bien-être général des citoyens. La variété des circonstances qui sont susceptibles d’être soumises à un tribunal n’est pas compatible avec le carcan d’une liste limitative.
94 La Cour a déjà exposé plusieurs circonstances dans lesquelles les tribunaux doivent faire preuve de déférence. Il s’agit des cas où le gouvernement doit arbitrer entre des intérêts divergents, choisir entre plusieurs priorités législatives (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993-994). On peut aussi imaginer le cas où un gouvernement n’aurait pas eu le temps de mettre en œuvre un programme ou de modifier sa législation à la suite de nouvelles conditions sociales, économiques ou politiques. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’une situation en cours et que le gouvernement fait des choix stratégiques qui ont des conséquences futures qu’un tribunal n’est pas en mesure d’évaluer.
95 En somme, le tribunal doit faire montre de déférence lorsque la preuve démontre que le gouvernement a accordé son juste poids à chaque intérêt en jeu. Certains facteurs militent en faveur d’une plus grande déférence, tels l’aspect prospectif de la décision, l’incidence sur les finances publiques, la multiplicité des intérêts divergents, la difficulté d’apporter une preuve scientifique et le court délai dont a bénéficié l’État. Cette énumération n’est évidemment pas exhaustive. Elle sert surtout à mettre en relief le fait que le choix de la mesure revient au gouvernement, que la décision est souvent complexe et difficile et qu’il doit disposer des moyens et du temps nécessaires pour réagir. Mais, comme le disait la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 136, « . . . il faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect ».
96 Le présent dossier constitue un bon exemple de cas où les tribunaux disposent de tous les outils nécessaires à l’évaluation de la mesure gouvernementale. Une preuve abondante a été présentée. Le gouvernement a bénéficié de beaucoup de temps pour agir. De nombreuses commissions ont été créées (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux (Québec) (Commission Clair), 2000; Comité sur la pertinence et la faisabilité d’un régime universel public d’assurance médicaments (Québec) (Comité Montmarquette), 2001; Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada (Canada) (Commission Romanow), 2002) et des comités spéciaux ou indépendants ont fait rapport (Québec, Les solutions émergentes : Rapport et recommandations (2000) (rapport Clair); Québec, Pour un régime d’assurance médicaments équitable et viable (2001) (rapport Montmarquette); Canada, La santé des Canadiens — Le rôle du gouvernement fédéral, vol. 6, Recommandations en vue d’une réforme, Rapport final (2002) (rapport Kirby); Canada, Listes d’attente et temps d’attente pour des soins de santé au Canada : Plus de gestion!! Plus d’argent?? (1998)). Les gouvernements ont à maintes reprises promis de trouver une solution au problème des listes d’attente. Il semble cependant que la cristallisation du débat autour d’une philosophie socio-politique fasse perdre de vue l’urgence d’agir concrètement. Le dernier rempart des citoyens demeure alors les tribunaux.
97 Le gouvernement tarde à agir depuis de nombreuses années et la situation ne cesse de se détériorer. Il ne s’agit pourtant pas d’un cas où des données scientifiques manquantes pourraient permettre de prendre une décision plus éclairée. Le principe de prudence, si populaire en matière d’environnement et de recherche médicale, ne peut être transposé en l’espèce. Le régime québécois permet au gouvernement de contrôler ses effectifs à plus d’un niveau, que ce soit par l’utilisation du temps des professionnels après que ceux-ci ont atteint le maximum de la rémunération par l’État, par le recours à la disposition permettant de forcer un médecin à fournir des services même s’il n’est pas participant (art. 30 LAM), ou encore par la mise en œuvre de mesures moins contraignantes, comme celles prises dans les quatre provinces canadiennes qui ne prohibent pas l’assurance privée ou dans les autres pays de l’OCDE. Le gouvernement a certes le choix des moyens, mais il n’a pas celui de ne pas réagir devant la violation du droit à la sécurité des Québécois. Le gouvernement n’a pas motivé son inaction. L’inertie ne peut servir d’argument pour justifier la déférence.
98 En l’espèce, l’efficacité de la prohibition est loin d’être démontrée. Le gouvernement n’a pas démontré, par la preuve produite au dossier, que la mesure porte minimalement atteinte aux droits protégés. Par ailleurs, la preuve démontre que les pouvoirs publics disposent d’une grande variété de moyens, comme en font foi les régimes en vigueur dans d’autres provinces et d’autres pays.
(3) La proportionnalité
99 Ayant conclu que les art. 15 LAM et 11 LAH ne satisfont pas au critère de l’atteinte minimale, l’examen de la proportionnalité n’est pas nécessaire. Il est en effet évident que, si la prohibition ne constitue pas une atteinte minimale, elle ne peut être considérée comme une mesure qui tient suffisamment compte de l’effet de la mesure sur les droits protégés.
VII. Conclusion
100 La conclusion recherchée par les appelants n’apporte pas nécessairement une réponse au problème complexe des listes d’attente. Il ne revenait cependant pas aux appelants de trouver le moyen de corriger un problème qui perdure depuis plusieurs années et pour lequel la solution doit venir de l’État lui-même. Il leur incombait seulement de prouver que leur droit à la vie et à l’intégrité de leur personne était violé. Ils ont réussi à faire cette démonstration. Le procureur général du Québec, pour sa part, n’a pas réussi à prouver que la mesure attaquée, la prohibition des assurances privées, était justifiée au regard de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Comme cette conclusion suffit pour disposer du pourvoi, il n’est pas nécessaire de répondre aux autres questions constitutionnelles.
101 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens devant toutes les cours et de répondre ainsi aux questions fondées sur la Charte québécoise :
Question 1 : L’article 11 de la Loi sur l’assurance‑hospitalisation, L.R.Q., ch. A-28, porte‑t‑il atteinte aux droits garantis par l’art. 1 de la Charte québécoise?
Réponse : Oui.
Question 2 : Dans l’affirmative, cette atteinte constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’art. 9.1 de la Charte québécoise?
Réponse : Non.
Question 3 : L’article 15 de la Loi sur l’assurance maladie, L.R.Q., ch. A-29, porte-t‑il atteinte aux droits garantis par l’art. 1 de la Charte québécoise?
Réponse : Oui.
Question 4 : Dans l’affirmative, cette atteinte constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’art. 9.1 de la Charte québécoise?
Réponse : Non.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Major et Bastarache rendus par
102 La Juge en chef et le juge Major — Nous souscrivons à la conclusion de notre collègue la juge Deschamps selon laquelle l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée contrevient à l’art. 1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C‑12, et n’est pas justifiable au regard de l’art. 9.1. En ce qui concerne l’argument voulant que la disposition interdisant l’assurance contrevienne également à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »), nous concluons que cette disposition restreint de manière inacceptable le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7 de la Charte, et que sa justification comme limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte n’a pas été démontrée.
103 Les appelants ne sollicitent pas une ordonnance enjoignant au gouvernement d’investir plus d’argent dans les soins de santé; ils ne sollicitent pas non plus une ordonnance enjoignant de réduire les délais d’attente pour un traitement qui existent dans le système de santé public. Ils requièrent seulement une décision qui les autoriserait à souscrire une assurance leur donnant accès à des services privés, pour le motif que les délais du système public compromettent leur santé et leur sécurité.
104 La Charte ne confère aucun droit constitutionnel distinct à des soins de santé. Cependant, lorsque le gouvernement établit un régime de soins de santé, ce régime doit respecter la Charte. Nous estimons que l’interdiction de souscrire une assurance médicale que prévoient l’art. 15 de la Loi sur l’assurance maladie, L.R.Q., ch. A‑29, et l’art. 11 de la Loi sur l’assurance‑hospitalisation, L.R.Q., ch. A‑28 (voir l’annexe), contrevient à l’art. 7 de la Charte parce qu’elle porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne d’une manière arbitraire, non conforme aux principes de justice fondamentale.
105 La Loi canadienne sur la santé, L.R.C. 1985, ch. C‑6, a pour objectif premier « de protéger, de favoriser et d’améliorer le bien‑être physique et mental des habitants du Canada et de faciliter un accès satisfaisant aux services de santé, sans obstacles d’ordre financier ou autre » (art. 3). En imposant l’exclusivité et en ne donnant pas ensuite accès dans un délai raisonnable à des soins de santé publics de qualité raisonnable, le gouvernement crée une situation qui entraîne l’application de l’art. 7 de la Charte.
106 La Loi canadienne sur la santé, la Loi sur l’assurance maladie et la Loi sur l’assurance‑hospitalisation n’interdisent pas expressément les services de santé privés. Toutefois, elles limitent l’accès à ces services en empêchant de souscrire une assurance maladie privée couvrant les mêmes services que l’assurance publique. Cela a pour effet d’assurer un quasi‑monopole au régime de santé public. L’État a, en réalité, limité l’accès aux soins de santé privés sauf en ce qui concerne les gens très riches qui peuvent se les offrir sans avoir besoin d’une assurance. Selon la preuve, ce quasi‑monopole donne lieu à des délais d’attente pour un traitement qui compromettent la sécurité de la personne des citoyens. La règle de droit qui compromet la vie, la liberté ou la sécurité de la personne doit respecter les principes de justice fondamentale. Nous estimons que la règle de droit dont il est question en l’espèce ne respecte pas les principes de justice fondamentale.
107 Bien qu’il appartienne au législateur québécois de décider du genre de système de santé qui doit être adopté au Québec, la mesure législative qui s’ensuit est, comme toutes les règles de droit, assujettie à des limites constitutionnelles, y compris celles imposées par l’art. 7 de la Charte. Le fait que la question soit complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte d’une mesure législative contestée par des citoyens. Comme notre Cour l’a affirmé à un certain nombre de reprises, « une des hautes fonctions de cette Cour est de s’assurer que les législatures n’outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n’exercent pas illégalement certains pouvoirs » (Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 497, le juge Lamer (plus tard Juge en chef), citant les propos du juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, p. 590).
108 Le gouvernement justifie l’interdiction par le fait que le système existant est le seul moyen de garantir l’universalité de soins de santé satisfaisants au Canada. En l’espèce, toutefois, la question n’est pas de savoir si un système de santé unique est préférable à un système à deux vitesses. Même si on souscrit à l’objectif du gouvernement, il faut aborder la question de droit soulevée par les appelants : est‑il contraire à l’art. 7 de la Charte d’interdire l’assurance maladie privée lorsque cela a pour effet d’exposer la population canadienne à de longs délais auxquels se rattache un risque de préjudice physique et psychologique? Nous ne pouvons pas éviter de répondre à cette question simplement en raison des changements d’orientation qu’elle peut entraîner.
I. L’article 7 de la Charte
109 L’article 7 de la Charte prévoit que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne [et qu’]il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » Pour trancher le présent pourvoi, nous devons donc nous demander si les dispositions contestées portent atteinte au droit des particuliers à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne, et, dans l’affirmative, si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale : voir, p. ex., l’arrêt R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 83.
A. Atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne
110 À ce stade, la question est de savoir si l’interdiction de souscrire une assurance médicale privée compromet la vie, la liberté ou la sécurité de la personne de certains particuliers, qui sont protégées par l’art. 7 de la Charte.
111 Les appelants ont établi que de nombreux résidents québécois doivent composer avec des délais d’attente pour un traitement qui compromettent la sécurité de leur personne et qui pourraient être évités n’était‑ce l’interdiction de souscrire une assurance médicale. Il est reconnu que l’interdiction de souscrire une assurance fait en sorte que seuls les gens très riches, qui n’ont pas besoin d’assurance, ont accès à des soins de santé privés leur permettant d’éviter les délais du système public. À cause de l’interdiction de souscrire une assurance, la plupart des Québécois n’ont d’autre choix que d’accepter les délais du système de santé ainsi que les conséquences physiques et psychologiques néfastes qui s’y rattachent.
112 Les délais du système public sont répandus et ont des conséquences sérieuses et parfois graves. Personne ne conteste l’existence d’une liste d’attente pour les chirurgies cardiovasculaires majeures. Si l’on se fie au témoignage du Dr Daniel Doyle, chirurgien cardiovasculaire qui enseigne et pratique à Québec, une personne souffrant d’une maladie coronarienne est « assis[e] sur une bombe » et peut mourir à tout moment. Il a confirmé, ce qui n’a pas été contesté, que des patients meurent alors qu’ils sont inscrits sur une liste d’attente (d.a., p. 461). Certains patients dont la vie est en danger et qui doivent subir une chirurgie mourront immanquablement à cause des délais d’attente injustifiés.
113 On peut en dire autant d’autres problèmes de santé. Dans une étude réalisée auprès de 200 sujets âgés de 65 ans et plus, qui souffraient d’une fracture de la hanche, des chercheurs ont examiné la relation entre les délais préopératoires, les complications postopératoires et le risque de mortalité. Bien qu’elle ne constate aucun lien entre les délais préopératoires et les complications postopératoires, l’étude conclut que le risque de mortalité au cours des six mois suivant la chirurgie augmente de façon appréciable, c’est‑à‑dire de 5 pour 100, avec l’importance du délai préopératoire : A. Laberge, P. M. Bernard et P. A. Lamarche, « Relation entre le délai pré‑opératoire pour une fracture de hanche, les complications post‑opératoires et le risque de décès » (1997), 45 Rev. Epidém. et Santé Publ. 5, p. 9.
114 D’après le témoignage du Dr Eric Lenczner, chirurgien orthopédiste, le délai d’attente d’un an qui s’applique généralement aux patients qui doivent subir une chirurgie de reconstruction de ligament accroît le risque d’irrémédiabilité de leurs blessures (d.a., p. 334). Le Dr Lenczner a également témoigné qu’au Canada 95 pour 100 des candidats à une intervention de remplacement du genou doivent attendre plus d’un an — et, dans maints cas, deux ans — avant de subir l’intervention en question. Bien que le remplacement du genou puisse sembler banal comparativement au risque de mortalité auquel sont exposés les patients inscrits sur les listes d’attente des chirurgies coronariennes, lequel augmente de 0,5 pour 100 par mois (d.a., p. 450), les patients en attente d’une chirurgie de remplacement du genou ou de la hanche subissent un préjudice important. Même si leur vie n’est pas nécessairement en danger, ces patients [traduction] « souffrent », « éprouvent des malaises tous les jours » et ont une « capacité limitée de se déplacer », certains étant confinés à un fauteuil roulant ou encore incapables de quitter leur domicile (d.a., p. 327‑328).
115 Tant les membres du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie qui sont intervenus dans le présent pourvoi que l’Association médicale canadienne ont cité la même étude de Statistique Canada qui démontre que, parmi les Canadiens qui, en 2001, nécessitaient des soins de santé personnellement ou pour un membre de leur famille, plus d’une personne sur cinq a éprouvé une forme quelconque de difficulté, que ce soit pour obtenir un rendez‑vous ou en raison d’un long délai d’attente : C. Sanmartin et autres, Accès aux services de soins de santé au Canada, 2001 (juin 2002), p. 19. Trente‑sept pour cent de ces patients ont dit avoir souffert.
116 En plus de compromettre la vie et la sécurité physique de la personne, l’attente de soins cruciaux peut avoir d’importantes conséquences psychologiques néfastes. Les conséquences psychologiques sérieuses peuvent faire intervenir la protection de la sécurité de la personne garantie par l’art. 7. Il « n’est pas nécessaire [qu’elles consistent en] un choc nerveux ou un trouble psychiatrique, mais [elles] doivent être plus importantes qu’une tension ou une angoisse ordinaires » (Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 60).
117 Des études confirment que les patients atteints d’une maladie grave qui sont inscrits sur une liste d’attente sont souvent très angoissés et déprimés. Une étude effectuée en 2001 conclut qu’environ 18 pour 100 des quelque cinq millions de personnes ayant consulté un spécialiste pour un diagnostic ou un nouveau problème de santé ont déclaré que l’attente pour l’obtention de soins avait eu des conséquences néfastes sur leur vie. L’attente a été source d’inquiétude, d’angoisse ou de stress dans la majorité des cas. Ces conséquences psychologiques néfastes peuvent avoir des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne, et constituent une atteinte à la sécurité de la personne (Accès aux services de soins de santé au Canada, 2001, p. 22).
118 Selon la jurisprudence de notre Cour, les délais d’attente pour un traitement médical qui ont une incidence physique et psychologique sur des patients déclenchent la protection de l’art. 7 de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 59, le juge en chef Dickson a conclu que tout retard à obtenir un avortement thérapeutique, résultant de la procédure prescrite par l’État et contribuant à augmenter les risques de complications et de mortalité, suffisait pour mettre en cause l’aspect physique du droit de la femme à la sécurité de sa personne. Il a décidé que l’effet psychologique sur les femmes en attente d’un avortement constituait une atteinte à la sécurité de leur personne. Le juge Beetz a souscrit à l’opinion du juge en chef Dickson, selon laquelle « [c]es délais signifient donc que l’État est intervenu de manière à créer un risque additionnel pour la santé et, par conséquent, cette intervention constitue une violation de la sécurité de la personne de la femme » : voir l’arrêt Morgentaler, p. 105‑106.
119 Dans le présent pourvoi, les délais d’attente pour un traitement — délais qui causaient des souffrances physiques et psychologiques — font intervenir la protection de la sécurité de la personne garantie par l’art. 7 tout comme les délais dans l’affaire Morgentaler. Dans cette affaire, tout comme en l’espèce, le problème émane d’un régime législatif qui offre des services de santé. Dans cette affaire, comme en l’espèce, le régime législatif interdit aux gens l’accès à des soins de santé parallèles. (Il n’importe pas que, dans l’affaire Morgentaler, la sanction ait consisté en des poursuites criminelles, alors qu’en l’espèce il est question d’interdiction administrative et de peines. L’important est que, dans les deux cas, l’accès à des soins en dehors du système établi par le législateur est effectivement interdit.) Dans l’affaire Morgentaler, le monopole entraînait des délais d’attente pour un traitement auxquels se greffaient des risques physiques et des souffrances psychologiques. Dans l’affaire Morgentaler, comme en l’espèce, les gens qui nécessitent des soins de façon pressante connaissent le même sort : à moins de faire partie des quelques rares privilégiés qui peuvent s’offrir des soins privés, généralement à l’extérieur du pays, ils n’ont d’autre choix que d’accepter les délais du système établi par le législateur ainsi que les conséquences physiques et psychologiques néfastes qui s’y rattachent. Comme dans l’affaire Morgentaler, il en résulte une atteinte à la sécurité de la personne garantie par l’art. 7 de la Charte.
120 Dans l’arrêt Morgentaler, le juge en chef Dickson et la juge Wilson ont conclu qu’il y avait atteinte à la sécurité de la personne parce que le régime législatif dépouillait la femme de la capacité de décider elle‑même de mettre fin à sa grossesse : voir l’arrêt Morgentaler, p. 56 et 173.
121 Dans l’affaire Morgentaler, la question était de savoir si un système d’approbation d’avortements (à titre d’exception à une interdiction), qui, en pratique, entraînait de longs délais d’attente pour un traitement médical, contrevenait de manière injustifiable à l’art. 7 de la Charte. Le législateur avait établi un système obligatoire d’obtention de soins médicaux destinés à mettre fin à une grossesse. La sanction qui permettait de préserver le système public obligatoire était différente : alors qu’elle était criminelle dans l’affaire Morgentaler, elle est de nature « administrative » en l’espèce. Pourtant, les conséquences pour les particuliers sont sérieuses dans les deux cas. Dans l’affaire Morgentaler, comme en l’espèce, le système ne laissait à la personne qui n’avait pas accès à des soins cruciaux d’autre choix que de se rendre à l’étranger pour obtenir, à ses propres frais, les soins médicaux requis. C’est cette atteinte à la sécurité garantie par l’art. 7, considérée du point de vue de la femme qui est aux prises avec le système de santé, et non la sanction criminelle, qui sous‑tendait l’analyse des juges majoritaires dans l’arrêt Morgentaler. Nous concluons donc que cette décision peut nous guider en l’espèce.
122 Dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, le juge Sopinka, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a décidé que la sécurité de la personne inclut « une notion d’autonomie personnelle qui comprend, au moins, la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État et l’absence de toute tension psychologique et émotionnelle imposée par l’État » (p. 588). L’interdiction de souscrire une assurance privée en l’espèce engendre, chez les gens, une tension psychologique et émotionnelle ainsi qu’une perte de contrôle de leur propre santé.
123 Les difficultés n’ont pas toutes des conséquences néfastes sur la sécurité de la personne garantie par l’art. 7. Peu importe qu’elles soient psychologiques ou physiques, ces conséquences doivent être sérieuses. Toutefois, en raison de la possibilité que des patients n’aient pas accès en temps opportun à des soins de santé pour traiter un état cliniquement lourd de conséquences pour leur santé actuelle et future, la protection de la sécurité de la personne prévue à l’art. 7 intervient. L’accès à une liste d’attente n’est pas l’accès à des soins de santé. Comme nous l’avons déjà souligné, il existe, dans la présente affaire, une preuve incontestée que, dans des cas graves, des patients meurent en raison de listes d’attente pour la prestation de soins de santé publics. La protection de la vie elle‑même prévue à l’art. 7 entre en jeu dans le cas où l’impossibilité d’avoir accès en temps opportun à des soins médicaux risque d’entraîner le décès d’une personne. En l’espèce, la preuve démontre que l’interdiction de souscrire une assurance maladie entraîne des souffrances physiques et psychologiques qui satisfont à ce critère de sériosité.
124 Compte tenu de la preuve, nous considérons que, dans le cas où l’omission du gouvernement d’assurer un accès raisonnable à des soins de santé entraîne un accroissement des risques de complications et de mortalité, l’interdiction de souscrire une assurance maladie qui permettrait aux Canadiens ordinaires d’obtenir des soins de santé porte atteinte à la vie et à la sécurité de la personne que protège l’art. 7 de la Charte.
125 Il reste à répondre à la question de savoir si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale. « [S]i l’État touche [. . .] à la sécurité de la personne, la Charte impose que cette ingérence soit conforme aux principes de justice fondamentale » : Morgentaler, p. 54, le juge en chef Dickson.
B. L’atteinte conforme aux principes de justice fondamentale
126 Après avoir conclu que l’interdiction de souscrire une assurance médicale privée constitue une atteinte à la vie et à la sécurité de la personne, nous allons maintenant examiner si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale. Selon nos collègues les juges Binnie et LeBel, le dossier en l’espèce ne permet pas de conclure que cette atteinte viole les principes de justice fondamentale. En toute déférence, nous ne pouvons souscrire à cette opinion.
127 Dans l’arrêt Rodriguez, p. 590‑591 et 607, le juge Sopinka, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a défini les principes de justice fondamentale comme étant des principes juridiques qui peuvent être identifiés avec une certaine précision et qui sont fondamentaux en ce sens qu’ils sont généralement acceptés parmi des personnes raisonnables.
128 Selon le principe de justice fondamentale en cause dans la présente affaire, les règles de droit qui touchent la vie, la liberté ou la sécurité de la personne ne doivent pas être arbitraires. Nous sommes d’avis que la preuve qui a été soumise à la juge de première instance étaye la conclusion que les dispositions contestées sont arbitraires et que l’atteinte à la vie et à la sécurité de la personne qui en résulte ne peut donc pas être qualifiée de conforme aux principes de justice fondamentale.
(1) Les règles de droit ne doivent pas être arbitraires : principe de justice fondamentale
129 Selon un principe de justice fondamentale bien établi, les règles de droit ne doivent pas être arbitraires : voir, p. ex., les arrêts Malmo‑Levine, par. 135, et Rodriguez, p. 594. L’État ne peut pas restreindre arbitrairement le droit de ses citoyens à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne.
130 Une règle de droit est arbitraire si elle « n’a aucun lien ou est incompatible avec l’objectif » qu’elle vise. Pour se prononcer à ce sujet, il faut considérer l’intérêt de l’État et les préoccupations de la société auxquelles la disposition en cause est censée répondre : Rodriguez, p. 594‑595.
131 Pour ne pas être arbitraire, la restriction apportée à la vie, à la liberté et à la sécurité requiert l’existence non seulement d’un lien théorique entre elle et l’objectif du législateur, mais encore d’un lien véritable d’après les faits. Il appartient au demandeur de démontrer l’absence de lien dans ce sens. Dans chaque cas, il faut se demander si la mesure est arbitraire au sens de n’avoir aucun lien véritable avec l’objectif visé et d’être, de ce fait, manifestement injuste. Plus l’atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne est grave, plus le lien doit être clair. Lorsque c’est la vie même de quelqu’un qui est compromise, la personne raisonnable s’attendrait à ce qu’il existe, en théorie et en fait, un lien clair entre la mesure qui met la vie en danger et les objectifs du législateur.
132 Dans les motifs évoquant le caractère arbitraire qu’il a rédigés dans l’affaire Morgentaler, le juge Beetz, avec l’appui du juge Estey, a conclu que les restrictions apportées à la sécurité de la personne par des règles qui mettaient en danger la santé étaient « nettement injustes » et non conformes aux principes de justice fondamentale. Parmi ces restrictions, certaines n’avaient aucun rapport avec les objectifs poursuivis par le législateur, alors que d’autres n’étaient pas nécessaires pour assurer la réalisation de ces objectifs (p. 110).
133 Bien qu’il soit enveloppé dans la rhétorique de l’injustice manifeste, ce raisonnement évoque le principe de justice fondamentale selon lequel les règles de droit ne doivent pas être arbitraires, et c’est la façon dont il a été interprété dans l’arrêt Rodriguez, p. 594. Les motifs concordants du juge Beetz, dans l’affaire Morgentaler, illustrent donc comment la règle interdisant le caractère arbitraire peut être en cause dans le contexte particulier de l’accès aux soins de santé. Le fait que le juge en chef Dickson, avec l’appui du juge Lamer, a conclu que le régime contrevenait à un principe de justice fondamental différent — à savoir que les moyens de défense opposés à des accusations criminelles ne doivent pas être illusoires — ne déroge aucunement à la proposition, adoptée par le juge Beetz, voulant que les règles qui mettent en danger la santé arbitrairement ne soient pas conformes aux principes de justice fondamentale.
(2) L’interdiction de souscrire une assurance médicale privée est‑elle arbitraire?
134 Comme nous l’avons vu plus haut, l’atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne revêt un caractère arbitraire inacceptable si, d’après les faits, elle n’a aucun lien véritable avec l’objectif qu’elle est censée viser.
135 Le gouvernement prétend que l’atteinte à la sécurité de la personne qui résulte de la négation du droit de souscrire une assurance maladie privée est nécessaire pour que le système de santé public puisse offrir des soins de santé efficaces. Il ajoute que, s’ils peuvent souscrire une assurance maladie privée, les gens iront se faire traiter par des médecins et dans des hôpitaux du secteur privé, qui ne sont pas interdits par la Loi. Selon l’argument du gouvernement, il en résultera un détournement des ressources du système de santé public vers les établissements de santé privés, et, en fin de compte, une détérioration de la qualité des soins publics.
136 Pour étayer cet argument, le gouvernement a fait témoigner des experts en administration et politiques de la santé. Leurs conclusions reposaient sur la proposition « sensée » voulant que l’amélioration des services de santé passe par l’exclusivité (d.i., p. 591). Ils ne prétendaient pas être des experts en matière de délais d’attente pour un traitement. De plus, ils n’ont pas soumis d’études économiques ni invoqué la situation dans d’autres pays. Ils ont simplement présumé, apparemment en toute logique, que l’assurance accroîtrait l’accessibilité aux services de santé privés et que cela contribuerait à détériorer la qualité des services offerts par le système de santé public.
137 Se fondant sur l’avis d’autres experts du domaine de la santé, les appelants ont exprimé leur désaccord et ont avancé leur propre argument contraire, fondé sur le « bon sens », pour étayer la proposition voulant que l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée n’ait rien à voir avec le maintien d’un système de santé public de grande qualité, et ne soit pas nécessaire à cet égard. Selon eux, les soins publics de qualité ne sont pas subordonnés à l’existence d’un monopole, mais sont plutôt une question d’argent et de gestion. Ils ont témoigné qu’autoriser les gens à souscrire une assurance privée accroîtrait l’accessibilité aux soins médicaux parallèles et allégerait le fardeau du système public. Il en résulterait, d’après eux, une amélioration des soins offerts à l’ensemble de la population. Les appelants renforcent cet argument en soulignant qu’interdire l’assurance privée empêche la vaste majorité des Canadiens (à revenu moyen ou faible) d’avoir accès à des soins supplémentaires, tout en accordant cet accès aux gens riches qui ont les moyens d’aller à l’étranger ou de s’offrir des soins privés au Canada.
138 À ce stade, nous sommes aux prises avec des arguments opposés, mais non prouvés, qui sont fondés sur le « bon sens » et qui ne représentent rien de plus que des opinions. Nous nageons ici dans la théorie. Cependant, comme nous l’avons vu, une restriction théoriquement justifiable peut être arbitraire si, en fait, elle n’a aucun lien avec l’objectif visé.
139 Cela nous amène à la preuve que les appelants ont présentée au procès au sujet de la situation qui existe dans d’autres pays développés où le système de santé public permet l’accès aux soins privés. La situation dans ces pays indique qu’en fait il n’existe aucun lien véritable entre l’interdiction de souscrire une assurance maladie et l’objectif de maintien d’un système de santé public de qualité.
140 La preuve présentée au procès établit que maintes démocraties occidentales qui n’imposent pas un monopole en matière de prestation de soins de santé réussissent à fournir à leurs citoyens des services médicaux meilleurs et à prix plus abordable que ceux actuellement offerts au Canada. Cela démontre qu’un monopole n’est pas nécessaire ni même lié à la prestation de soins de santé publics de qualité.
141 Dans son rapport intitulé La santé des Canadiens — Le rôle du gouvernement fédéral, le Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie a procédé à une analyse détaillée de la situation de plusieurs pays dont la Suède, l’Allemagne et le Royaume‑Uni. L’analyse suivante du système de santé de ces trois pays est tirée directement des conclusions du troisième volume de ce rapport (La santé des Canadiens — Le rôle du gouvernement fédéral, vol. 3, Les systèmes de soins de santé dans d’autres pays, Rapport intérimaire (2002) (« rapport Kirby »)).
142 En Suède, comme au Canada, l’universalité des soins de santé publics est garantie. Le financement du système de santé public est, en majeure partie, assuré par le secteur public grâce à un mélange de taxation générale et d’assurance sociale (c’est‑à‑dire les cotisations de l’employeur et de l’employé) et comporte un mécanisme de perception de frais modérateurs. Contrairement à ce qui se passe au Canada, toute assurance maladie privée qui offre les mêmes avantages que l’assurance publique est « légale » en Suède. Cependant, seule une infime partie de la population souscrit une assurance privée. Il s’ensuit que le système de santé public offre une gamme de soins de qualité plus étendue qu’au Canada et s’applique aux médecins, aux services hospitaliers, aux médicaments et aux soins dentaires : rapport Kirby, vol. 3, p. 27‑34. En Suède, la possibilité de souscrire une assurance maladie privée ne paraît pas avoir nui au système de santé public.
143 En Allemagne, le régime public d’assurance maladie est administré par 453 caisses‑maladie, qui sont des organismes privés sans but lucratif à clientèle régionale ou professionnelle. L’affiliation à une caisse est obligatoire pour les salariés qui touchent un revenu brut inférieur à environ 63 000 $CAN, et facultative pour ceux qui touchent davantage. Bien qu’elles soient toutes régies par un « code social » au niveau fédéral, les caisses‑maladie sont essentiellement dirigées par des représentants syndicaux et patronaux. Comme en Suède, la protection offerte par le système de santé public est plus étendue en Allemagne qu’au Canada et vise notamment les services médicaux, les services hospitaliers, les médicaments d’ordonnance, les services de diagnostic, les soins dentaires, les soins de réadaptation, les appareils médicaux, la psychothérapie, les soins infirmiers à domicile, les soins médicaux offerts par des non‑médecins (physiothérapie, orthophonie, ergothérapie, etc.) et le soutien au revenu durant les congés de maladie : rapport Kirby, vol. 3, p. 14.
144 En Allemagne, comme en Suède, l’assurance maladie privée peut être souscrite par les personnes qui touchent un certain revenu et qui peuvent se retirer volontairement de la caisse‑maladie. À l’heure actuelle, l’assurance maladie privée peut être souscrite auprès de 52 compagnies privées — tenues d’offrir les mêmes avantages que la caisse‑maladie — pour une prime qui n’est pas supérieure à la contribution maximale moyenne à la caisse. L’assurance maladie privée peut également être souscrite par les travailleurs autonomes exclus des caisses‑maladie et par les fonctionnaires exclus de facto de la participation aux caisses‑maladie étant donné que la moitié de leurs frais de soins de santé est remboursée par l’État fédéral. L’assurance privée couvre le solde : rapport Kirby, vol. 3, p. 15.
145 Malgré l’existence d’autres possibilités, 88 pour 100 de la population allemande est protégée par les caisses‑maladie publiques, ce qui inclut le 14 pour 100 qui peut souscrire une assurance privée. Du 12 pour 100 restant, seulement 9 pour 100 de la population est protégée par une assurance privée et moins de 1 pour 100 ne bénéficie d’aucune assurance maladie. L’autre 2 pour 100 de la population est assurée par l’État grâce à une assurance destinée aux militaires et autres employés : rapport Kirby, vol. 3, p. 15.
146 Le Royaume‑Uni offre un système de santé public complet — le National Health Service (NHS) — tout en autorisant l’assurance privée. Contrairement au Canada, le Royaume‑Uni permet aux gens de souscrire une assurance maladie privée qui offre les mêmes avantages que le NHS, si ces services sont offerts par des fournisseurs non affiliés au NHS. Malgré l’existence de l’assurance privée, seulement 11,5 pour 100 de la population a souscrit ce type d’assurance : rapport Kirby, vol. 3, p. 35‑42. Là encore, la possibilité de souscrire une assurance privée ne paraît pas avoir nui au système public.
147 Après avoir examiné un certain nombre de systèmes de santé publics, le Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie a conclu, dans le rapport Kirby, que, loin d’entraîner une détérioration des soins de santé publics, l’apport financier et l’assurance privés contribuent à élargir l’éventail des soins de santé dispensés à l’ensemble de la population, ainsi qu’à améliorer la qualité de ces soins. Le comité finit par conclure ceci (p. 64) :
D’après nos observations, ce sont l’apport financier direct des malades, le fait que les assureurs privés soient autorisés à couvrir certains services, même dans les hôpitaux publics, et la participation du secteur privé à la prestation des services qui permettent à certains pays d’offrir à l’ensemble de leur population une gamme élargie de services de santé assurés. À cet égard, l’Australie et Singapour encouragent ouvertement le secteur privé à participer au régime dans le but avoué de préserver le caractère abordable des services médicaux et d’en assurer la pérennité.
148 La participation du secteur privé ne paraît pas non plus entraîner, en fin de compte, la disparition des soins de santé publics. Il faut souligner qu’aucun pays mentionné ne s’en remet exclusivement soit à l’assurance privée soit au système public pour assurer la couverture des soins de santé de ses citoyens. Même aux États‑Unis, où le secteur privé joue un rôle de premier plan dans le domaine de l’assurance maladie, l’État assume 45 pour 100 des dépenses totales de soins de santé : rapport Kirby, vol. 3, p. 64.
149 En résumé, la preuve concernant la situation dans d’autres démocraties occidentales réfute la théorie du gouvernement voulant que l’interdiction de souscrire une assurance privée soit liée au maintien de soins de santé publics de qualité.
150 Les juges Binnie et LeBel laissent entendre que la situation dans d’autres pays n’est pas d’un grand secours. En toute déférence, nous ne sommes pas d’accord. Cette preuve a été soumise à bon droit à la juge de première instance et, à moins d’être discréditée, c’est elle qui nous éclaire le mieux pour trancher la question de savoir si l’interdiction de souscrire une assurance privée est liée et nécessaire à la réalisation de l’objectif d’accès à des soins de santé publics de qualité. Pour trancher les questions relatives à l’art. 7, les tribunaux doivent, comme pour toute autre question, procéder à une évaluation fondée sur la preuve et non seulement sur le bon sens ou des théories. Cela est étayé par notre jurisprudence, selon laquelle la situation dans d’autres démocraties occidentales peut être utile pour apprécier une allégation de caractère arbitraire. Dans l’arrêt Rodriguez, les juges majoritaires de notre Cour se sont fondés sur la preuve émanant d’autres démocraties occidentales pour conclure que la réglementation très stricte de l’aide au suicide dans d’autres pays indiquait que l’interdiction canadienne n’était pas arbitraire : p. 601‑605.
151 Les juges Binnie et LeBel laissent également entendre que l’engagement soutenu du gouvernement à maintenir un monopole en matière d’assurance maladie ne saurait être arbitraire parce qu’il s’appuie sur « une série de rapports fiables sur l’état du système de santé du Canada et d’autres pays » (par. 258); on renvoie ici aux rapports du commissaire Romanow (Guidé par nos valeurs : L’avenir des soins de santé au Canada : Rapport final (2002)) et du sénateur Kirby. Nous remarquons, en passant, que la portée de ces rapports, dont maintes conclusions divergent, suscite une certaine controverse, comme en témoigne notre mention antérieure du rapport Kirby. Cependant, les conclusions d’autres organismes portant sur d’autres sujets ne sauraient être déterminantes en l’espèce. Elles ne peuvent pas dégager les tribunaux de leur obligation de déterminer si une mesure gouvernementale respecte la Charte selon la preuve qui leur a été soumise.
152 Lorsque nous examinons la preuve plutôt que des suppositions, le lien entre l’interdiction de souscrire une assurance privée et le maintien de soins de santé publics de qualité disparaît. La preuve qui nous a été soumise établit que, dans le cas où le système public ne donne pas accès à des soins satisfaisants, l’interdiction de souscrire une assurance privée expose les gens à de longues listes d’attente et compromet leur santé et la sécurité de leur personne. Le gouvernement soutient que cela est nécessaire pour préserver le système de santé public. Toutefois, la preuve réfute cet argument.
153 Nous concluons que, d’après la preuve soumise en l’espèce, les appelants ont établi que, en raison des délais d’attente pour un traitement qui causent des souffrances physiques et psychologiques, l’interdiction de souscrire une assurance privée compromet arbitrairement le droit des Canadiens à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne et n’est donc pas conforme aux principes de justice fondamentale.
II. L’article premier de la Charte
154 Après avoir conclu que l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée contrevient à l’art. 7, il reste à examiner si, au regard de l’article premier de la Charte, cette contravention est une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. La preuve soumise en l’espèce ne démontre pas cette justification.
155 Il est indéniable que le gouvernement a intérêt à protéger le régime de santé public. Toutefois, en l’absence de preuve que l’interdiction de souscrire ou de vendre une assurance maladie privée protège le système de santé, le lien rationnel entre l’interdiction et l’objectif visé n’est pas établi. En fait, nous nous demandons si une disposition arbitraire qui, en raison de son caractère arbitraire, ne peut pas réaliser son objectif déclaré pourra jamais satisfaire au critère du lien rationnel établi dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
156 En outre, l’impossibilité, qui s’ensuit pour les gens qui en ont besoin, d’avoir accès en temps opportun à des soins médicaux efficaces n’est pas proportionnelle aux effets bénéfiques que l’interdiction de souscrire une assurance privée a sur l’ensemble du système de santé. Compte tenu de la preuve soumise en l’espèce et pour les raisons analysées précédemment, l’interdiction va au‑delà de ce qui est nécessaire pour protéger le système public : elle ne constitue pas une atteinte minimale.
157 Enfin, les avantages de l’interdiction ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables. Interdire l’assurance maladie privée à la population risque, comme nous l’avons vu, de ne laisser aux gens d’autre choix que d’accepter les délais excessifs du système de santé public. Les souffrances physiques et psychologiques et le risque de mortalité qui peuvent s’ensuivre l’emportent sur tout avantage (dont l’existence ne nous a pas été démontrée en l’espèce) susceptible de résulter pour l’ensemble du système.
158 Somme toute, bien qu’elle puisse être constitutionnelle dans des circonstances où les services de santé sont raisonnables tant sur le plan de la qualité que sur celui de l’accès en temps opportun, l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée ne l’est pas lorsque le système public n’offre pas des services raisonnables. La vie, la liberté et la sécurité de la personne doivent primer. Pour paraphraser le juge en chef Dickson dans l’arrêt Morgentaler, p. 73, si le gouvernement choisit d’agir, il doit le faire de façon appropriée.
159 Nous souscrivons à la conclusion de la juge Deschamps selon laquelle l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée contrevient à l’art. 1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et n’est pas justifiable au regard de l’art. 9.1. Nous concluons également que cette interdiction contrevient à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et ne peut être sauvegardée en application de l’article premier.
160 Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens en faveur des appelants devant toutes les cours.
Version française des motifs des juges Binnie, LeBel et Fish rendus par
Les juges Binnie et LeBel (dissidents) —
I. Introduction
161 Dans le présent pourvoi, notre Cour doit décider si la Constitution habilite la province de Québec non seulement à établir un régime de santé complet unique, mais également à empêcher la création d’un secteur de la santé parallèle (privé) en interdisant la souscription et la vente d’assurance maladie privée. Les appelants prétendent que le système public ne donne pas accès en temps opportun aux services médicaux requis par la population. À leur avis, la province ne peut pas alors refuser aux Québécois (admissibles) le droit de souscrire des assurances privées. Celles‑ci leur permettraient, en effet, d’obtenir de cette façon des services médicaux dans tous les cas et là où ces services sont offerts à titre onéreux, c’est‑à‑dire dans le secteur privé. Cette question a longuement été débattue partout au Canada durant plusieurs campagnes électorales fédérales et provinciales. Contrairement à nos quatre collègues qui sont d’avis d’accueillir le pourvoi, nous sommes incapables d’admettre qu’un tel débat soit tranché par la voie judiciaire, comme s’il s’agissait d’un simple problème de droit. Nous estimons que, compte tenu de la nature des questions de droit en jeu, le pourvoi devrait être rejeté.
162 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major affirment, au par. 105 :
En imposant l’exclusivité et en ne donnant pas ensuite accès dans un délai raisonnable à des soins de santé publics de qualité raisonnable, le gouvernement crée une situation qui entraîne l’application de l’art. 7 de la Charte [canadienne]. [Nous soulignons.]
163 Dans l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, 2004 CSC 78, notre Cour statuait récemment que l’État n’était pas tenu de financer le traitement des enfants autistes. À cette occasion, elle n’a pas examiné, du point de vue constitutionnel, la nature et l’étendue des services de santé « raisonnables ». Les tribunaux devront maintenant se prononcer sur ces problèmes. En quoi consistent alors les « services de santé raisonnables » exigés par la Constitution? Qu’entend‑on par traitement « dans un délai raisonnable »? Quels critères s’appliquent? À quel point une liste d’attente devient‑elle suffisamment courte? Combien d’IRM la Constitution prescrit‑elle? Les juges majoritaires ne nous en disent rien. Ils n’établissent aucune norme constitutionnelle fonctionnelle. Les juges ou les gouvernements ne sont pas plus en mesure que la population de déterminer quel niveau de soins de santé sera jugé assez « raisonnable » pour respecter l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne ») et l’art. 1 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12 (« Charte québécoise »). Il ne nous reste plus qu’à espérer l’apprendre lorsque la situation se présentera.
164 La Loi canadienne sur la santé, L.R.C. 1985, ch. C‑6, et les lois provinciales équivalentes reposent sur une politique d’accès aux soins de santé fondée sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer ou le statut social. Certes, la preuve démontre que le système de santé public établi pour mettre en œuvre cette politique connaît des difficultés graves et persistantes. Cela ne signifie pas pour autant que les tribunaux sont bien placés pour remédier à la situation. La résolution d’un débat d’orientation aussi factuel et complexe ne s’enferme pas aisément dans le cadre que définissent la compétence et les procédures institutionnelles des cours de justice. Les tribunaux ne peuvent recourir à l’art. 7 de la Charte canadienne, pour court‑circuiter les débats publics sur la question, que si le régime de santé actuel viole un « principe de justice fondamentale » reconnu. Nos collègues la juge en chef McLachlin et le juge Major estiment que la mise en œuvre, par le Québec, d’un régime de santé unique satisfait à ce critère juridique, en raison de son « caractère arbitraire ». En toute déférence, nous estimons que l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée est une conséquence logique de l’engagement du Québec à réaliser les objectifs de la Loi canadienne sur la santé.
165 Notre collègue la juge Deschamps affirme, au par. 4 :
Exprimée succinctement, la question est de savoir si les Québécois qui sont prêts à débourser pour avoir accès à des soins de santé qui sont, en pratique, inaccessibles dans le réseau public en raison des listes d’attente peuvent validement être empêchés de le faire par l’État. [Nous soulignons.]
Cela est vrai, mais il est évident qu’il faut reconnaître que l’absence d’un « niveau supérieur » de soins de santé ne compromet pas la liberté et la sécurité de la personne des Québécois qui n’ont pas les moyens de souscrire une assurance maladie privée ou qui n’y sont pas admissibles, ou encore qui ne sont pas assurés dans le cadre de l’emploi qu’ils occupent. La contestation constitutionnelle des appelants profitera aux Québécois qui sont assez à l’aise pour souscrire une assurance médicale privée et qui y sont admissibles.
166 Le gouvernement québécois considère que l’interdiction de souscrire une assurance privée est essentielle pour éviter que le système de santé unique actuel s’effrite pour devenir, en fait, un système à deux vitesses. La juge de première instance a conclu — ce que la preuve a démontré — à l’existence de bonnes raisons de redouter une telle évolution du régime public. Selon elle, la présence d’un secteur de la santé privé alimenté par l’assurance privée compromettrait la réalisation des objectifs de la Loi canadienne sur la santé. Elle a donc décidé qu’aucun motif juridique d’intervenir n’avait été établi, et a refusé de le faire. Cela soulève alors le problème de déterminer à qui revient la responsabilité de résoudre ces questions importantes et controversées. Le commissaire Roy Romanow fait cette remarque dans son rapport :
Certains estiment que ne pas pouvoir acheter des services ou des traitements plus rapides fournis par l’entreprise privée pour aider leurs proches est une perversion des valeurs canadiennes. À mon avis, ce serait pervertir encore plus les valeurs canadiennes que d’accepter un système où l’argent plutôt que le besoin détermine qui a accès aux soins de santé.
(Guidé par nos valeurs : L’avenir des soins de santé au Canada : Rapport final (2002) (« rapport Romanow »), p. xxii)
Qu’on s’entende ou non avec le commissaire Romanow sur ce point, son opinion repose sur le principe que le débat porte sur des valeurs sociales et ne relève pas du droit constitutionnel. Nous sommes d’accord.
167 Nous croyons que nos collègues la Juge en chef et le juge Major ont poussé trop loin la portée des courants d’interprétation de la Charte canadienne qui se sont développés à partir de quelques arrêts antérieurs, en particulier celui relatif à l’avortement R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (qui portait sur la responsabilité criminelle, mais non sur les politiques de santé publique). Nous ne pouvons retrouver dans le droit constitutionnel canadien un « principe de justice fondamentale » déterminant à l’égard des problèmes de listes d’attente du système de santé québécois. À notre avis, la thèse des appelants repose non pas sur le droit constitutionnel mais sur leur désaccord avec le gouvernement québécois au sujet d’aspects particuliers de sa politique sociale. C’est à l’Assemblée nationale qu’il appartient de discuter et d’établir la politique sociale du Québec.
168 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major écrivent :
Pour trancher les questions relatives à l’art. 7, les tribunaux doivent, comme pour toute autre question, procéder à une évaluation fondée sur la preuve et non seulement sur le bon sens ou des théories. [par. 150]
C’est exactement ce que la juge de première instance a fait après avoir entendu, pendant des semaines, les témoignages d’expert et l’argumentation des parties. En général, nous sommes d’accord avec ses conclusions. Rien dans la preuve ne justifie le désaccord de nos collègues avec la conclusion de la juge de la Cour supérieure selon laquelle l’accessibilité générale à l’assurance maladie entraînera une forte croissance du secteur de la santé privé au détriment du secteur de la santé public. Bien que personne ne doute que le régime de santé québécois fait constamment l’objet de critiques sévères et que la juge de première instance a, à la lumière de la preuve, reconnu le bien‑fondé d’au moins une partie d’entre elles, il reste qu’elle a rejeté l’argument des appelants (que retiennent maintenant nos collègues la Juge en chef et le juge Major) selon lequel l’interdiction de souscrire une assurance privée serait contraire aux principes de justice fondamentale. Le juge Forget de la Cour d’appel du Québec a confirmé la conclusion de la juge de première instance. Nous ne voyons aucun motif juridique de modifier leur jugement collectif et unanime sur ce point. On peut sans doute porter des jugements très divers sur cette interdiction, mais elle n’est pas arbitraire.
169 Tous peuvent certes appuyer l’objectif imprécis de l’« accès dans un délai raisonnable à des soins de santé publics de qualité raisonnable ». La plupart des gens entretiennent des opinions, souvent divergentes, sur la façon de réaliser cet objectif. Cependant, une politique législative ne devient pas « arbitraire » du seul fait qu’on puisse être en désaccord avec elle. Comme nos collègues la Juge en chef et le juge Major le reconnaissent parfaitement, la jurisprudence a très bien explicité le critère juridique du « caractère arbitraire ». Pour les raisons que nous allons exposer de façon assez détaillée, nous estimons que ce critère n’est pas respecté en l’espèce. Pour l’instant, qu’il suffise de dire que nous considérons que l’argumentation des appelants relative au « caractère arbitraire » repose, dans une large mesure, sur des généralisations relatives au système public. Celles‑ci découlent elles‑mêmes d’événements isolés, d’une perception trop optimiste des avantages de l’assurance maladie privée, d’une conception simpliste des effets néfastes qu’aurait sur le système de santé public l’autorisation de l’accès aux services de santé du secteur privé et d’une vue trop interventionniste du rôle que les tribunaux devraient jouer, en les incitant à « remédier » aux faiblesses, réelles ou appréhendées, d’importants programmes sociaux.
A. L’argument de l’ajout d’un « niveau supérieur » au régime de santé québécois
170 On explique ainsi la nature du système à deux vitesses :
Il s’agit en fait d’un régime où cohabitent deux systèmes : un système public financé par l’État et un système financé par des sources privées. Cette définition suppose que l’accès aux services de santé est déterminé par la capacité de payer et non pas par le besoin. Autrement dit, les personnes qui en ont les moyens peuvent obtenir des soins de meilleure qualité ou être soignées plus rapidement dans le système privé et le reste de la population continue de recevoir des soins dans la mesure des possibilités du système public. [Nous soulignons.]
(La santé des Canadiens — Le rôle du gouvernement fédéral, vol. 4, Questions et options, Rapport intermédiaire (2001) (« rapport Kirby »), p. 72)
Il est évident, bien sûr, que ni le Québec ni aucune des autres provinces ne possède un système unique « pur ». Par exemple, le secteur privé représente le principal fournisseur de services médicaux non assurés. Dans d’autres cas, le secteur privé fournit un service dont l’État assume le coût. Comme cela se produit fréquemment dans les débats sur l’orientation de la société, la question, en l’espèce, consiste à situer la ligne de démarcation. On peut rarement affirmer, dans ces cas, qu’un côté de la ligne est « bon » et que l’autre est « mauvais ». On peut encore moins soutenir que la Constitution prescrit le cadre du régime de santé québécois. La définition des programmes sociaux relève, à juste titre, de l’exercice légitime des mandats démocratiques confiés aux politiciens élus à cette fin, de préférence à la suite d’un débat public.
B. Contexte du débat d’orientation en matière de santé
171 Avant 1961, seulement 53 pour 100 de la population canadienne bénéficiait d’une protection quelconque d’assurance maladie. Ceci veut dire qu’environ huit millions de Canadiens ne détenaient pas d’assurance (Assurance médicale privée et paiement par anticipation (1966) (« Commission Berry »), p. 179-180). À l’époque, le coût des soins de santé représentait la première cause de faillite personnelle au Canada.
172 Dans ces circonstances, la population québécoise a, par l’entremise de ses représentants élus, opté pour un système de soins de santé fondé sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer. Le rapport Castonguay‑Nepveu, considéré comme la pierre angulaire du système de santé public au Québec, précise d’ailleurs :
Le maintien de la santé de la population étant de plus en plus accepté comme une responsabilité collective, cela ne surprend guère, d’autant moins qu’il faut admettre que, sans une action vigoureuse de l’État, le droit à la santé demeurera une notion purement théorique, sans aucun contenu réel. [Nous soulignons.]
(Rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien‑être social, vol. IV, La santé, t. 1, La situation actuelle (1970) (« rapport Castonguay‑Nepveu »), p. 34)
173 En 2001, le rapport Kirby soulignait que « [l]’importance accordée au Canada à la responsabilité collective en ce qui concerne la prestation de soins de santé est demeurée pratiquement inchangée, malgré le progrès des valeurs individualistes » (vol. 4, p. 147); voir également Les solutions émergentes : Rapport et recommandations (2000) (« rapport Clair »), p. 243, ainsi que La complémentarité du secteur privé dans la poursuite des objectifs fondamentaux du système public de santé au Québec : Rapport du groupe de travail (1999) (« rapport Arpin »), p. 34. Les rapports Kirby et Romanow ont tous deux étudié en profondeur les activités et les problèmes courants des systèmes de santé publics au Canada. Ils reconnaissent que les coûts des soins de santé exercent une pression de plus en plus forte sur les finances publiques et les ressources nationales. On prévoit que les dépenses fédérales, provinciales et territoriales en matière de santé s’élèveront à environ 88 milliards de dollars au cours de l’année financière 2004‑2005 (Ministère des Finances Canada, Participation fédérale au financement des soins de santé : les faits (septembre 2004)). Nous possédons tous nos propres vues sur la sagesse, la justification ou la viabilité de cet accroissement des dépenses de santé. En l’absence de violation d’un « principe de justice fondamentale » reconnu, l’opinion du législateur doit l’emporter.
174 Les provinces canadiennes n’interdisent pas toutes l’assurance maladie privée, mais (à l’exception discutable de Terre‑Neuve) elles prennent toutes des mesures pour protéger le système de santé public et empêcher la participation du secteur privé, soit en prohibant l’assurance privée (Québec, Ontario, Manitoba, Colombie‑Britannique, Alberta et Île‑du‑Prince‑Édouard), soit en interdisant aux médecins qui se désengagent du secteur public de facturer à leurs patients des honoraires supérieurs à ceux qu’autorise le régime public. Ces mesures diminuent l’attrait du secteur privé (Ontario, Manitoba et Nouvelle‑Écosse) ou éliminent toute forme de financement du secteur privé par le secteur public (Québec, Colombie‑Britannique, Alberta, Île‑du‑Prince‑Édouard, Saskatchewan et Nouveau‑Brunswick). Le mélange d’éléments dissuasifs varie d’une province à l’autre. Cependant, les politiques qui structurent le régime découlent toujours de la Loi canadienne sur la santé et restent : en principe, l’accès aux soins de santé doit reposer sur le besoin et non sur la capacité de payer, mais en pratique, les provinces jugent que la croissance du secteur privé affaiblira le secteur public et réduira sa capacité d’atteindre les objectifs de la Loi canadienne sur la santé.
175 L’argument au soutien d’un « système à deux vitesses » est qu’un tel système permettra aux Canadiens « ordinaires » d’avoir accès à des soins de santé privés. En fait, nos collègues la Juge en chef et le juge Major adoptent une opinion de cette nature lorsqu’ils citent l’argument des appelants selon lequel « interdire l’assurance privée empêche la vaste majorité des Canadiens (à revenu moyen ou faible) d’avoir accès » à des soins de santé privés (par. 137). Cette façon de présenter l’argument en question laisse entendre que la Cour a pour mission de protéger contre eux‑mêmes les Québécois à revenu moyen ou faible, car les rapports Romanow et Kirby ont conclu que la vaste majorité des Canadiens « ordinaires » veulent un régime de santé public (plus ou moins) unique fondé sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer et dans lequel la protection offerte n’est pas subordonnée à l’assurabilité personnelle. Nos collègues se fondent en partie sur la situation aux États‑Unis (par. 148) et sur le fait que, dans ce pays, l’État n’assume que 45 pour 100 des dépenses totales de soins de santé. En pratique, toutefois, la réalité est qu’aux États‑Unis 15,6 pour 100 de la population (soit environ 45 millions de personnes) ne bénéficiait d’aucune assurance en 2003, dont environ 8,4 millions d’enfants. Le problème d’accessibilité des familles à revenu moyen ou faible aux soins de santé dans le système de santé « à deux vitesses » des États‑Unis touche plus durement les groupes minoritaires que la majorité de la population. 32,7 pour 100 des Hispaniques et 19,4 pour 100 des Afro‑américains se trouvaient dépourvus de couverture d’assurance. L’accès aux soins de santé publics demeure le seul choix ouvert à 45 millions d’Américains, comme aux Québécois « ordinaires » qui n’ont pas les moyens de s’offrir une assurance médicale privée ou qui ne peuvent pas l’obtenir parce qu’on juge qu’ils présentent des « risques aggravés » (C. DeNavas‑Walt, B. D. Proctor et R. J. Mills, Income, Poverty, and Health Insurance Coverage in the United States : 2003 (2004), p. 56‑59).
176 Le Québec pourrait choisir un système de santé semblable à celui des Américains. Personne ne laisse entendre que la Constitution l’interdirait. Toutefois, une telle mesure contredirait la politique de l’Assemblée nationale du Québec qui, à cet égard, reste identique à celle des autres provinces et du Parlement fédéral. Comme nous l’avons vu, le Québec considère, en outre, qu’une forte croissance du système de santé privé (comme celle préconisée par les appelants) entraînerait inévitablement une détérioration du système public. Nos collègues la Juge en chef et le juge Major ne partagent pas cet avis, mais les gouvernements ont le droit de prendre des mesures fondées sur la crainte raisonnable d’une telle détérioration. Comme le soulignent les juges majoritaires dans l’arrêt R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 133 :
Les députés sont élus pour prendre de telles décisions et ils ont accès à un plus large éventail de données, à un plus grand nombre de points de vue et à des moyens d’enquête plus souples que les tribunaux.
En dépit de l’existence indéniable de délais d’attente et du grave problème d’intérêt public posé par leur gestion, le droit constitutionnel à un système de santé à deux vitesses qu’auraient les gens ayant les moyens de souscrire une assurance médicale privée provoquerait un changement radical de la politique québécoise en matière de santé. Ni la Charte québécoise ni la Charte canadienne ne commande un tel changement.
II. Analyse
177 Les appelants soutiennent principalement que l’existence de listes d’attente au Québec et l’interdiction concomitante de souscrire une assurance maladie privée contreviennent à l’art. 7 de la Charte canadienne, qui protège le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et dispose qu’on ne peut porter atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
178 La question de droit que nos collègues la Juge en chef et le juge Major soulèvent au regard de la Charte canadienne consiste à déterminer si le régime de santé québécois viole un principe de justice fondamentale et, dans l’affirmative, si ce régime peut néanmoins être sauvegardé en application de l’article premier.
179 Par contre, les motifs de notre collègue la juge Deschamps traitent seulement de l’art. 1 de la Charte québécoise, qui garantit à tout être humain le droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne. La Charte québécoise ne mentionne pas explicitement les « principes de justice fondamentale ». Néanmoins, nous sommes d’avis que les limites législatives fixées par la Charte québécoise ne sont pas plus favorables à la thèse des appelants que celles prévues par la Charte canadienne. En effet, les droits garantis par la Charte québécoise doivent s’exercer « dans le respect » des valeurs « démocratiques » (y compris celles de l’électorat), « de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec » (y compris ceux qui n’ont pas les moyens de souscrire une assurance maladie privée, ou qui n’y sont pas admissibles). Nous abordons cette question plus loin à partir du par. 266.
180 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major partagent l’opinion des appelants selon laquelle il y a contravention à l’art. 7 de la Charte canadienne. Comme nous l’avons souligné, leur opinion repose en grande partie sur des commentaires de différents juges de notre Cour dans l’arrêt Morgentaler. Cette affaire portait sur le régime de responsabilité criminelle en matière d’avortement applicable aux médecins et à leurs patientes en vertu de l’art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34. En substance, la contestation constitutionnelle de cette disposition faisait essentiellement valoir devant les tribunaux que le législateur avait théoriquement restreint l’application de l’acte criminel par la reconnaissance d’un moyen de défense fondé sur le caractère thérapeutique de l’avortement, mais que ce moyen de défense n’avait aucune valeur pratique. Les questions de fait et de droit que soulevait ce problème de droit criminel demeurent, croyons‑nous, très éloignées du débat portant sur un système de santé à deux vitesses. Dans l’arrêt Morgentaler, la Cour a appliqué un critère d’« injustice manifeste » qu’elle n’a jamais adopté en dehors du droit criminel et sûrement pas dans le contexte de la conception de programmes sociaux. L’arrêt Morgentaler portait sur des contradictions internes de l’art. 251 du Code, qui n’ont aucun équivalent dans la présente affaire. En toute déférence, nous estimons que l’arrêt Morgentaler n’est d’aucun secours aux appelants en l’espèce, comme nous l’expliquons à partir du par. 259.
181 Nous répétons que nous acceptons la conclusion des tribunaux d’instance inférieure selon laquelle un système de soins de santé à deux vitesses aurait probablement une incidence négative sur l’intégrité, le bon fonctionnement et la viabilité du système public : [2000] R.J.Q. 786, p. 827; motifs du juge Forget de la Cour d’appel, [2002] R.J.Q. 1205, p. 1215. Bien que nos collègues la Juge en chef et le juge Major n’acceptent pas cette conclusion (un point sur lequel nous reviendrons), on ne saurait contester qu’en principe un régime d’accès aux soins de santé privés fondé sur la capacité de payer plutôt que sur le besoin va à l’encontre de l’un des principaux objectifs de politique sociale énoncés dans la Loi canadienne sur la santé. L’État a prouvé qu’il a intérêt à favoriser un traitement égal de ses citoyens en matière de soins de santé. Le problème du caractère arbitraire des dispositions législatives ne concerne que la validité des moyens choisis pour réaliser cet objectif de politique générale. L’avocat de l’appelant M. Zeliotis se montrait d’ailleurs conscient du risque posé par la nouvelle attribution de ressources en matière de santé au secteur privé. Au début de sa plaidoirie devant la Cour, il a reconnu la nécessité, sur le plan de la politique sociale, de protéger le système de santé public :
Peut‑on utiliser ses propres ressources pour se procurer des soins médicaux à l’extérieur du régime public si ce dernier n’est pas en mesure de nous donner ces soins médicaux dans un délai acceptable et si, en ce faisant, on ne prive pas le système public des ressources dont il a besoin? . . .
. . . nous reconnaissons qu’il est tout à fait légitime pour l’État de s’assurer que le régime public dispose en priorité de toutes les ressources dont il a besoin pour fonctionner. Or, nous le concédons, si ce n’est pas possible effectivement, nous ne devrions pas gagner cet appel. [Italiques ajoutés.]
(Transcription, propos de Me Trudel, p. 25)
Bien qu’il n’interdise pas les soins de santé privés, qui sont donc accessibles à ceux qui ont les moyens de se les offrir, le Québec souhaite en décourager la multiplication. Le défaut d’édicter une interdiction absolue touchant les quelques personnes capables de payer ne constitue pas une menace structurelle pour le régime de santé québécois. Toutefois, comme l’a conclu la juge de première instance, l’absence d’interdiction de l’assurance maladie privée représentera une telle menace. La possibilité de souscrire une assurance privée constitue un préalable incontournable au développement et à la vitalité économique d’un secteur de soins de santé privé parallèle. Pour le Dr Chaoulli en particulier, cette question se situe au cœur de la présente instance.
A. Objections préliminaires
182 Les procureurs généraux ont soulevé deux objections préliminaires : premièrement, ils ont fait valoir que les demandes en l’espèce soulèvent des questions que les tribunaux ne sauraient régler et, deuxièmement, que ni le Dr Chaoulli ni M. Zeliotis n’a qualité pour agir à cet égard. Ces objections doivent être rejetées.
(1) La justiciabilité
183 Les procureurs généraux du Canada et du Québec prétendent que le caractère intrinsèquement politique des demandes présentées par les appelants les soustrait à la compétence des tribunaux. Nous ne partageons pas cette opinion. L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme le pouvoir et l’obligation constitutionnels des tribunaux de déclarer inopérantes les dispositions de toute règle de droit qui sont incompatibles avec la Constitution. Lorsqu’une atteinte émane d’une contravention à la Charte canadienne, le tribunal peut, en vertu de l’art. 24, ordonner toute réparation qu’il estime « convenable et juste » eu égard aux circonstances. Rien dans notre régime constitutionnel ne soustrait les « questions politiques » au contrôle judiciaire devant une allégation de violation de la Constitution elle‑même.
184 Il convient néanmoins d’établir un juste équilibre entre le pouvoir judiciaire et les autres organes de gouvernement. Chaque organe de gouvernement doit respecter les limites de son rôle institutionnel. Comme le précise l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, « [i]l incombe [. . .] aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux » (par. 136).
185 En l’espèce, les appelants contestent la légalité de l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée au Québec. Bien que la question soulève des « questions politiques » d’importance capitale, la contravention à la Charte canadienne alléguée par les appelants relève, de par sa nature, de la compétence des tribunaux, et notre Cour doit l’examiner.
(2) Qualité pour agir du Dr Chaoulli et de M. Zeliotis
186 L’article 55 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, exige que la partie qui forme une demande en justice ait un « intérêt suffisant ». À notre avis, pour les raisons déjà mentionnées qui ont été exposées par la juge de première instance, M. Zeliotis n’a pas démontré que l’existence de listes d’attente systémiques était à l’origine de son délai d’attente pour un traitement.
187 La situation du Dr Chaoulli diffère. Il se présente comme le défenseur de l’assurance maladie privée. Doté d’une formation médicale, il a, à maintes reprises, été en conflit avec les autorités sanitaires québécoises et contrevenu à leurs règles sur la pratique médicale. La juge de première instance a mis en doute la nature réelle des motivations du Dr Chaoulli :
Au départ, Dr Chaoulli devait compléter son contrat initial en région. Il ne le fait pas, revient à Montréal et, contrairement à ce qu’il a le droit de faire, commence à exercer sur la Rive‑Sud. Il s’obstine ensuite à exercer la médecine comme il le veut, sans respecter ce que la Régie régionale décide. Dr Chaoulli n’a jamais témoigné non plus à l’effet qu’il avait reçu des soins inadéquats ou que le système n’avait pas répondu à ses besoins personnels de santé. Il a des pénalités importantes encore en jeu avec la Régie de l’assurance‑maladie du Québec. Il a été désengagé, est revenu dans le système public, n’est toujours pas satisfait. Tout ceci amène le Tribunal à se poser des questions sur les véritables motivations du Dr Chaoulli dans le présent débat. On ne peut qu’être frappé par les contradictions dans le témoignage et l’impression que le Dr Chaoulli s’est embarqué dans une croisade dont les enjeux lui échappent aujourd’hui. [p. 795]
188 Néanmoins, nous reconnaissons que l’intérêt des appelants dans les questions constitutionnelles suffit pour leur donner qualité pour agir dans l’intérêt public. Dans l’arrêt Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, p. 598, le juge Martland a rappelé qu’une personne devait remplir trois conditions pour avoir qualité à ces fins :
[P]our établir l’intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu’une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu’une personne démontre qu’elle est directement touchée ou qu’elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.
Voir également l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236.
189 Ces trois conditions sont remplies en l’espèce. Premièrement, la validité des dispositions en cause est sérieusement contestée. L’accès aux soins médicaux constitue aujourd’hui un souci commun à l’ensemble des résidents québécois. Deuxièmement, le Dr Chaoulli et M. Zeliotis résident tous les deux au Québec. Les dispositions interdisant l’accès à l’assurance maladie privée les touchent donc directement. Troisièmement, les appelants plaident, de manière générale, l’inconstitutionnalité du régime de santé québécois pour des raisons systémiques. Ils ne s’en tiennent pas à la situation d’un patient en particulier. Leur argument ne se limite pas à un examen ponctuel. Ils avancent l’argument général selon lequel le Québec perd le pouvoir de légiférer pour interdire l’accès à l’assurance maladie privée en raison des listes d’attente chroniques avec lesquelles il est aux prises. D’un point de vue pratique, même si on pouvait s’attendre à ce que des patients — qui souhaitent le faire — recourent aux tribunaux, il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne gravement malade s’engage dans une contestation systémique de l’ensemble du régime de santé, comme cela a été fait en l’espèce. Les personnes malades, voire mourantes, consacreront plutôt leurs ressources matérielles, physiques et affectives à leur propre situation. En ce sens, aucune autre catégorie de personnes n’est plus directement touchée ni mieux placée pour entamer une longue et indubitablement coûteuse contestation systémique du régime de médecine unique. Nous convenons donc que les appelants en l’espèce se sont vu reconnaître, à juste titre, la qualité pour agir dans l’intérêt public. En conséquence, toutefois, l’échec de la contestation systémique des appelants ne priverait pas une personne d’un recours constitutionnel fondé exclusivement sur sa situation particulière.
B. Charte canadienne des droits et libertés
190 La Juge en chef et le juge Major sont d’avis d’invalider la mesure législative québécoise en raison de l’art. 7 de la Charte canadienne, qui prévoit :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
191 À l’instar de nos collègues la juge en chef McLachlin et le juge Major, nous acceptons la conclusion de la juge de première instance voulant que, dans certaines circonstances, certains Québécois peuvent voir leur vie ou la « sécurité de leur personne » compromise par l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée. Cependant, contrairement à nos collègues, nous partageons l’avis de la juge de première instance et de la Cour d’appel du Québec, selon lequel cette situation, si déplorable soit‑elle, ne se prête pas à une solution fondée sur le droit constitutionnel. En même temps, nous rejetons certaines restrictions auxquelles le procureur général du Québec souhaiterait assujettir l’analyse de notre Cour.
(1) L’application de l’art. 7 aux questions ne relevant pas de l’administration de la justice
192 Le procureur général du Québec soutient que l’art. 7 ne protège pas les droits économiques. L’exactitude de cette prétention n’a toutefois aucun rapport avec la question qui se pose. Les appelants sollicitent l’accès à un système de santé à deux vitesses. Le fait que les gens du « niveau supérieur » seront appelés à débourser représente un aspect secondaire (quoique important) d’une contestation toujours fondée sur des principes, par sa nature même.
193 L’article 7 soulève certaines questions parmi les plus difficiles dans les litiges rattachés à l’application de la Charte canadienne. La protection accordée par l’art. 7 aux droits les plus fondamentaux de l’être humain — la vie, la liberté et la sécurité — , appelle les tribunaux à trancher plusieurs questions morales et éthiques complexes. Nous estimons donc qu’il est sage d’appliquer l’art. 7 prudemment et progressivement et, en particulier, de dégager ces principes si essentiels à la conception que notre société se forme des « principes de justice fondamentale » que notre Constitution doit les consacrer.
194 De prime abord, l’art. 15 de la Loi sur l’assurance maladie, L.R.Q., ch. A‑29, et l’art. 11 de la Loi sur l’assurance‑hospitalisation, L.R.Q., ch. A‑28, semblent très éloignés des domaines d’application habituels de l’art. 7 de la Charte canadienne. Le texte des dispositions attaquées se lit ainsi :
15. Nul ne doit faire ou renouveler un contrat d’assurance ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat d’assurance par lequel un service assuré est fourni ou le coût d’un tel service est payé à une personne qui est réputé résider au Québec ou à une autre personne pour son compte, en totalité ou en partie.
. . .
11. 1. Nul ne doit faire ou renouveler un contrat ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat par lequel
a) un service hospitalier compris dans les services assurés doit être fourni à un résident ou le coût doit lui en être remboursé;
b) l’hospitalisation d’un résident est la condition du paiement; ou
c) le paiement dépend de la durée du séjour d’un résident comme patient dans une installation maintenue par un établissement visé dans l’article 2.
195 La présente contestation ne découle pas d’un contexte juridictionnel ni d’une situation rattachée à l’administration de la justice. Manifestement, les art. 11 et 15 n’ont pas de caractère juridictionnel. Ils ne représentent pas non plus des dispositions de nature administrative appartenant au régime administratif applicable à la prestation de services de santé, bien qu’ils constituent une partie du régime réglementaire de la santé. L’article 11 constitue une interdiction civile de souscrire ou de renouveler un contrat d’assurance pour des « services assurés », et de payer, en vertu d’un tel contrat, pour des « services assurés ». Tout contrat conclu en contravention des art. 11 et 15 serait alors frappé de nullité absolue et inexécutoire parce que contraire à l’intérêt général : art. 1417 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64. Bien que de faibles amendes puissent sanctionner les contraventions à ces dispositions, l’existence d’un règlement prescrivant ces amendes, entièrement liées à l’objectif de réglementation, ne créerait pas avec le contexte juridictionnel un lien suffisant pour fonder l’application de l’art. 7.
196 En toute probabilité, l’art. 7 s’appliquera rarement dans des circonstances sans rapport avec des procédures décisionnelles ou administratives. Cependant, notre Cour n’a jamais écarté toute possibilité d’application de l’art. 7 en dehors du contexte de l’administration de la justice : Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 78‑80 et 414.
197 En effet, notre Cour a délaissé progressivement l’interprétation restrictive de l’art. 7, qui en limitait la portée aux garanties juridiques devant être interprétées à la lumière des droits énumérés aux art. 8 à 14 : voir, p. ex., le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (« Renvoi sur la prostitution »), p. 1171‑1174. Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, les juges majoritaires ont reconnu que l’art. 7 peut s’appliquer en dehors du contexte du droit criminel. En outre, dans l’arrêt Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48, notre Cour a rappelé que dans B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, elle avait décidé que les dispositions en matière de garde de la Child Welfare Act, R.S.O. 1980, ch. 66, qui empêchaient les parents de choisir un traitement médical pour leurs enfants en bas âge, mettaient en cause le droit à la liberté garanti aux parents par l’art. 7.
198 L’insertion de l’art. 7 sous la rubrique « Garanties juridiques » de la Charte canadienne ne réduit pas ou ne délimite pas, à elle seule, la portée de cette disposition. Le caractère trop formaliste d’un tel résultat ne se concilierait pas avec l’interprétation large, libérale et téléologique de l’art. 7, qui inspire l’approche de notre Cour depuis le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486. Cette conclusion ressort du refus des juges majoritaires, dans cette affaire, de limiter les « principes de justice fondamentale » aux seules garanties procédurales. Comme l’a fait observer le juge Lamer, « les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux non seulement de notre processus judiciaire, mais aussi des autres composantes de notre système juridique » (p. 512 (nous soulignons)).
199 Les demandeurs dont la vie, la liberté ou la sécurité de la personne est compromise ne jouissent d’un droit de recours que dans la mesure où leur plainte découle de la violation d’un principe de justice fondamentale identifiable. L’exigence que le demandeur relève la violation d’un principe de justice fondamentale constitue donc le seul mécanisme de contrôle efficace de la portée et de l’application de l’art. 7. Plus la mesure étatique contestée s’éloigne du contexte juridictionnel traditionnel, plus il devient difficile pour le demandeur d’établir l’existence de ce lien essentiel. Comme nous le constaterons, les demandeurs se heurtent précisément à cette difficulté en l’espèce : ils ne réussissent pas à établir la violation d’un principe de justice fondamentale.
(2) Quels droits garantis par l’art. 7 sont en jeu?
200 L’article 7 garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Nous répétons que nous acceptons la conclusion de la juge de première instance selon laquelle l’état actuel du système de santé québécois, lié à l’interdiction de souscrire une assurance maladie pour des services assurés, peut compromettre la vie ou la sécurité de la personne de certains individus dans certaines circonstances tout au moins.
201 Toutefois, nous ne sommes pas d’accord avec les appelants pour dire que le régime de santé québécois compromet la « liberté » des Québécois. L’argument voulant que la notion de « liberté » inclue la liberté contractuelle (en l’espèce, la liberté de conclure un contrat d’assurance médicale privée) est nouveau au Canada, où les droits économiques ne sont pas inclus dans la Charte canadienne, et est discrédité aux États‑Unis. Dans ce pays, la Cour suprême a, pendant les premières décennies du XXe siècle, reconnu la liberté individuelle (principalement d’employeurs) de renoncer à l’application de programmes socioéconomiques, en vertu du postulat que les règles de droit interdisant aux employeurs la conclusion de contrats oppressifs avec leurs employés portaient atteinte à leur « liberté » contractuelle : voir, p. ex., l’arrêt Lochner c. New York, 198 U.S. 45 (1905), p. 62 :
[traduction] . . . l’interdiction de conclure, dans une boulangerie, un contrat de travail qui permettrait de dépasser un certain nombre d’heures de travail par semaine, n’a, d’après nous, tellement rien de commun avec une disposition légitime, raisonnable et équitable qu’elle va à l’encontre de la liberté de la personne et de la liberté contractuelle prévues dans la Constitution fédérale.
Dans un commentaire sur ce courant de jurisprudence qui n’est disparu qu’avec l’arrêt West Coast Hotel Co. c. Parrish, 300 U.S. 379 (1937), le professeur L. H. Tribe a écrit que la Cour suprême des États‑Unis :
[traduction] . . . s’[était] fondée sur la clause d’application régulière de la loi du Quatorzième amendement pour invalider des mesures législatives économiques qui, selon la Cour, portaient indûment atteinte à la liberté contractuelle, mais où la Cour était largement (voire toujours à juste titre) perçue comme substituant, en l’absence de véritable mandat constitutionnel, son propre jugement à celui du législateur. [Nous soulignons.]
(American Constitutional Law (3e éd. 2000), vol. 1, p. 1318)
202 Nous ne reconnaissons pas non plus que l’art. 7 de la Charte canadienne garantit au Dr Chaoulli la « liberté » de dispenser des soins de santé dans un contexte privé. La juge de première instance a conclu, à juste titre, que « l’article 7 de la charte canadienne ne protège pas le droit d’un médecin d’exercer sa profession sans contrainte dans le domaine privé. Ceci est un droit purement économique. » (p. 823 (en italique dans l’original)) Le seul fait que la mesure étatique restreigne la liberté individuelle par l’élimination de choix de carrière par ailleurs possibles ne met pas en jeu la protection du droit à la liberté visé par l’art. 7. Le droit à la liberté ne comprend pas, par exemple, le droit de faire des affaires dans toutes les occasions souhaitées : R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 786. Il ne s’étend pas non plus au droit d’une personne d’exercer la profession de son choix : Renvoi sur la prostitution, p. 1179, le juge Lamer. Par conséquent, nous rejetterions l’argument, qu’avance le Dr Chaoulli au nom des dispensateurs de soins, selon lequel le système de santé public unique du Québec porte atteinte à un droit à la liberté garanti par la Charte canadienne ou la Charte québécoise.
(3) La Constitution protège‑t‑elle le droit de débourser?
203 Nous avons déjà mentionné cette question que notre collègue la juge Deschamps soulève au par. 4 de ses motifs :
Exprimée succinctement, la question est de savoir si les Québécois qui sont prêts à débourser pour avoir accès à des soins de santé qui sont, en pratique, inaccessibles dans le réseau public en raison des listes d’attente peuvent être validement être empêchés de le faire par l’État.
Nous ne reconnaissons pas l’existence d’un droit constitutionnel de « débourser », qui correspondrait à une forme de droit de propriété. Cependant, nous convenons que la conjonction d’un défaut d’accès à des soins nécessaires à la préservation de la vie dans le secteur public et de la prohibition de la souscription d’assurances privées qui permettent de les acquérir dans le secteur privé est susceptible de créer des situations de nature à porter atteinte à la sécurité de la personne.
204 Cette conclusion ne signifie pas que l’art. 7 s’applique dans tous les cas où il existe une liste d’attente. L’atteinte au bien‑être psychologique ne doit pas être négligeable. Il faut que sa gravité dépasse l’angoisse normale qu’entraînent les vicissitudes de la vie, sans qu’il soit nécessaire toutefois de démontrer qu’elle cause une souffrance morale majeure ou une dépression nerveuse. Certaines personnes qui satisfont à ce critère se trouvent sans doute coincées par le système de santé québécois. Le fait que les appelants n’appartiennent pas à ce groupe de personnes ne justifie pas le rejet de leur contestation parce qu’ils comparaissent en l’espèce en qualité de demandeurs réputés agir dans l’intérêt public.
205 Notre Cour a statué, dans divers arrêts, que l’atteinte à l’intégrité psychologique suffisait pour justifier une demande fondée sur l’art. 7. Ainsi, dans l’arrêt Morgentaler, les juges majoritaires ont conclu que les dispositions contestées en matière d’avortement compromettaient gravement l’intégrité physique et psychologique d’une femme au point de porter atteinte à la sécurité de sa personne : p. 56‑57, le juge en chef Dickson (avec l’appui du juge Lamer); p. 104‑105, le juge Beetz (avec l’appui du juge Estey); p. 173‑174, la juge Wilson. Notre Cour a, par la suite, décidé que l’interdiction criminelle de l’aide au suicide constituait une atteinte à l’intégrité physique et psychologique d’une demanderesse, puisqu’elle la privait du droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7. Dans cette affaire, la maladie de Lou Gehrig avait causé une détérioration rapide de l’état de santé de cette demanderesse. Cette maladie entraîne, en effet, la paralysie et impose éventuellement des mesures invasives destinées à prolonger la vie de la personne atteinte (Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519). Plus récemment, dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, la Cour a conclu, à l’unanimité, que le retrait de la garde d’un enfant par l’État, conformément à sa compétence en matière de tutelle, constituait une atteinte grave à l’intégrité psychologique du parent, qui le privait de la sécurité de sa personne.
206 Par ailleurs, l’absence d’intervention médicale en temps opportun peut aussi compromettre la sécurité physique du patient. Par exemple, l’état d’un patient atteint d’un cancer ou d’une maladie cardiaque se détériore parfois gravement, faute de traitement rapide.
207 Comme nous l’avons vu, le principal obstacle juridique à la contestation des appelants fondée sur la Charte canadienne ne se situe pas au niveau de la première étape d’identification d’un droit garanti par l’art. 7 que certains Québécois risquent de voir compromis dans certaines circonstances. Cet obstacle découle plutôt de l’échec de leur tentative d’établir l’existence d’un principe de justice fondamentale dont la violation par le régime de santé québécois justifie l’invalidation par la Cour de l’interdiction de souscrire une assurance privée pour les prestations qualifiées de « services assurés » par le gouvernement.
C. Principes de justice fondamentale
208 Pour qu’un principe soit reconnu comme un principe de justice fondamentale, il doit faire partie des préceptes fondamentaux de notre système juridique (Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., p. 503). Il doit généralement être considéré comme tel parmi des personnes raisonnables. Comme l’ont expliqué les juges majoritaires dans l’arrêt Malmo‑Levine, par. 113 :
La condition requérant que les principes soient « généralement acceptés parmi des personnes raisonnables » accroît la légitimité du contrôle judiciaire d’une mesure de l’État et fait en sorte que les valeurs au regard desquelles la mesure de l’État est appréciée ne sont pas fondamentales « aux yeux de l’intéressé seulement » : Rodriguez, p. 607 et 590 [. . .] En résumé, pour qu’une règle ou un principe constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7, il doit s’agir d’un principe juridique à l’égard duquel il existe un consensus substantiel dans la société sur le fait qu’il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et ce principe doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. [Premier soulignement dans Rodriguez; soulignements ultérieurs ajoutés.]
Voir également l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4, par. 8.
209 Ainsi, pour qu’un principe soit classé parmi les principes de justice fondamentale, trois conditions formelles doivent être remplies. Premièrement, il doit s’agir d’un principe juridique. Deuxièmement, la personne raisonnable doit le juger essentiel à la conception que notre société a de la justice, ce qui suppose l’existence d’un consensus substantiel dans la société. Troisièmement, il doit pouvoir être identifié avec précision et appliqué de manière à produire des résultats prévisibles. Ces conditions représentent des obstacles insurmontables pour les appelants. L’objectif d’« accès dans un délai raisonnable à des soins de santé [. . .] de qualité raisonnable » n’a pas de caractère juridique. Aucun « consensus dans la société » n’existe au sujet du sens de cet objectif ou de la façon de l’atteindre. Il ne peut pas non plus être « identifié avec précision ». Comme l’ont démontré les témoignages en l’espèce, certains médecins dénoncent comme inadéquats des soins jugés parfaitement raisonnables par d’autres collègues. Enfin, nous croyons que les concepteurs et les gestionnaires du régime de santé éprouveront d’énormes difficultés à prévoir dans quels cas ses dispositions franchiront la ligne qui sépare ce qui est « raisonnable » du terrain interdit du « déraisonnable », comme à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas.
(1) Les experts ont reconnu que le marché potentiel des services de santé est quasi illimité et que la prestation de ces services doit, par conséquent, être rationnée soit par les gouvernements dans le secteur public, soit par les assureurs ou les autres prestataires de soins de santé dans le secteur privé
210 Une bonne partie du raisonnement suivi par la Juge en chef et le juge Major, ainsi que par la juge Deschamps dans ses motifs concernant la Charte québécoise, est axée sur la question frustrante des listes d’attente. Ces dernières se trouvent manifestement à l’origine de controverses et de débats publics majeurs.
211 Le dossier de l’appelant Zeliotis démontre la nécessité du rationnement des services de santé et explique son fonctionnement. Après avoir entendu toute la preuve, la juge de première instance a conclu que le délai d’attente de la chirurgie de la hanche de M. Zeliotis résultait non pas des listes d’attente trop longues, mais d’un certain nombre d’autres facteurs, dont son état dépressif préexistant, son indécision et ses plaintes non fondées au sujet des soins médicaux requis (p. 793) :
La vérité est que, compte tenu de ses empêchements médicaux personnels, du fait qu’il souffrait déjà de dépression, de ses indécisions et plaintes non fondées à bien des égards, on peut difficilement conclure que c’est le non‑accès aux services publics de santé qui a été la cause des délais encourus et, en fait, on peut même s’interroger sur les reproches formulés quant aux délais par M. Zéliotis. C’est lui, au début, qui veut une seconde opinion, c’est son chirgurien qui hésite à cause de ses problèmes, etc. Ainsi, sa plainte au directeur des services professionnels de l’hôpital Royal Victoria [. . .] n’est pas corroborée. Un interrogatoire hors cour fait dans le cadre d’un autre litige laisse perplexe, M. Zéliotis disant avoir une très bonne santé . . .
Monsieur Zeliotis a demandé l’avis d’un autre médecin, comme il avait le droit de le faire. Cette demande a retardé davantage l’intervention chirurgicale qu’il devait subir. Qui plus est, son médecin ne le considérait pas comme un « candidat idéal » pour cette chirurgie parce qu’il avait déjà, au cours de la même année, subi un pontage coronarien à la suite d’une crise cardiaque. Par conséquent, le simple fait qu’il existe des listes d’attente ou que des personnes, comme M. Zeliotis, estiment avoir été traitées injustement n’établit pas nécessairement que le système de santé public pose, dans son ensemble, un problème constitutionnel.
a) L’absence de consensus au sujet de ce qui constitue un délai d’attente « raisonnable »
212 L’examen de la preuve d’expert et de la documentation médicale confirme l’absence de consensus au sujet des lignes directrices applicables à l’accès en temps opportun à un traitement médical. Comme l’a fait remarquer le Dr Wright :
[traduction] Il est donc très difficile de définir ce qu’est une liste d’attente raisonnable parce que cent (100) chirurgiens vous exprimeront autant d’opinions. Il est très difficile de parvenir à un consensus sur ces questions. [d.a., p. 1186]
À l’heure actuelle, aucune norme nationale d’accès en temps opportun à un traitement n’existe : voir C. Sanmartin et autres, « Waiting for medical services in Canada : lots of heat, but little light » (2000), 162 J.A.M.C. 1305; S. Lewis et autres, « Ending waiting‑list mismanagements : principles and practice » (2001), 162 J.A.M.C. 1297; N. E. Mayo et autres, « Waiting time for breast cancer surgery in Quebec » (2001), 164 J.A.M.C. 1133.
213 Il convient donc d’examiner davantage la preuve d’expert non pas pour contester l’existence des problèmes de listes d’attente, ni pour minimiser le niveau d’angoisse qui en résulte au sein de la population, mais simplement pour illustrer la complexité de la situation et les risques de simplification excessive.
b) Les experts reconnus par la juge de première instance ne se sont pas seulement fondés sur le « bon sens »
214 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major n’ajoutent pas foi aux témoignages des experts reconnus par la juge de première instance. À leur avis, ces témoignages ne reposeraient sur rien de plus que le « bon sens » (par. 137). Tout en reconnaissant que ces experts ont fait montre de « bon sens », nous considérons que leur témoignage et leurs explications offraient bien davantage. Le tribunal de première instance a entendu des témoignages d’expert, dont celui de M. Claude Castonguay, ministre de la Santé du Québec en 1970 (le « père de l’assurance maladie au Québec ») et président de la Commission d’enquête sur la santé et le bien‑être social, de même que ceux d’autres experts en santé publique, parmi lesquels : le Dr Fernand Turcotte, professeur de médecine à l’Université Laval, diplômé de l’Université de Montréal et de Harvard et spécialiste certifié en médecine communautaire par le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada; le Dr Howard Bergman, directeur du département de gériatrie à l’Hôpital général juif de Montréal, directeur de la division de gériatrie et professeur aux départements de médecine interne et de médecine familiale à l’Université McGill, fellow de l’American Geriatrics Society et professeur agrégé du département de l’administration de la santé de l’Université de Montréal; le Dr Charles J. Wright, médecin spécialiste en chirurgie, directeur du Centre for Clinical Epidemiology & Evaluation du Vancouver Hospital & Health Sciences Centre, membre du corps professoral de l’Université de la Colombie‑Britannique et du British Columbia Office of Health Technology Assessment; le professeur Jean‑Louis Denis, docteur en santé communautaire, orientation « organisation des services de santé » de l’Université de Montréal; le professeur Theodore R. Marmor, professeur de politique et de gestion publiques ainsi que de sciences politiques à l’Université Yale, titulaire d’un doctorat de l’Université Harvard en politique et en histoire, titulaire d’une bourse de recherches d’études supérieures à Oxford; le Dr J. Edwin Coffey, médecin diplômé de l’Université McGill, spécialiste en obstétrique et en gynécologie, fellow du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada et de l’American College of Obstetricians and Gynecologists, et ancien professeur agrégé de la faculté de médecine de l’Université McGill. Les experts des intimés ont témoigné et ont été contre‑interrogés. La juge de première instance a qualifié leurs témoignages de crédibles et fiables. La déférence s’impose à l’égard de ses conclusions sur ce point.
215 Après avoir entendu la preuve, la juge de première instance a conclu
. . . que, malgré que certains de ces spécialistes aient manifesté le désir d’avoir la possibilté de posséder une assurance privée, nul n’a appuyé de façon totale et entière les propositions des requérants expliquant que ce n’est ni certain ni évident qu’un réaménagement du système de santé avec un système privé parallèle réglerait tous les problèmes actuels de délais et d’accès. Au contraire, les spécialistes entendus sont demeurés très prudents sur la question, qui est complexe et difficile. [Nous soulignons; p. 796.]
La seule exception au consensus était le Dr Coffey, l’expert des appelants, qui a affirmé qu’à son avis l’établissement d’un régime d’assurance privé n’aurait aucune incidence sur le régime de santé public. C’est l’argument que retiennent nos collègues la Juge en chef et le juge Major. Toutefois, la juge de première instance a fait remarquer, à ce sujet comme à d’autres égards, « que le Dr Coffey fait cavalier seul avec son expertise et les conclusions auxquelles il arrive » (p. 808 (en italique dans l’original)).
216 De plus, notre Cour a été saisie d’un certain nombre de rapports gouvernementaux et d’études indépendantes. Ces documents confirment la sagesse de l’observation contenue dans le rapport intitulé Un avenir pour le système public de santé (1998) (« rapport Denis »), p. 20 : « Il importe de se distancer rapidement d’un discours qui avance des solutions simples à des problèmes complexes. »
c) L’absence de données exactes
217 Quelle est la gravité du problème des listes d’attente? Nul doute qu’il est grave, mais à quel point? Le premier problème de preuve majeur auquel se heurtent les appelants résulte de l’absence de données exactes. Les études les plus importantes ont conclu qu’il existe, au Canada, des éléments de preuve contradictoires et des arguments opposés quant à la situation réelle des listes d’attente (rapport Romanow, p. 154, et rapport Kirby, vol. 4, p. 43, et vol. 6, p. 121‑122). Cette conclusion ressort également du témoignage des experts lors du procès en l’espèce (voir Waiting Lists in Canada and the Potential Effects of Private Access to Health Care Services (1998) (« rapport Wright »), p. 7; Le temps d’attente comme instrument de gestion du rationnement dans les services de santé du Canada (1998) (« rapport Turcotte »)), ainsi que de la documentation disponible (voir Listes d’attente et temps d’attente pour des soins de santé au Canada : Plus de gestion!! Plus d’argent?? (1998) (« rapport McDonald »)). Au procès, le Dr Wright a également accordé peu de valeur aux sondages d’opinion :
[traduction] Aucun protocole n’a régi la collecte des données, qui n’ont aucune crédibilité aux yeux des chercheurs ou des épidémiologistes des services de santé.
(rapport Wright, p. 8)
218 Dans un commentaire paru dans le Journal de l’Association médicale canadienne, S. Lewis et autres ont fait remarquer ceci (p. 1299) :
[traduction] Le « non‑système » des listes d’attente au Canada est un exemple classique de prise de décision forcée en l’absence d’une bonne information de gestion. Il existe, au sujet des listes d’attente, une surabondance de données non normalisées et une pénurie de renseignements utilisables et axés sur une politique générale. La conséquence la plus grave est que les lacunes en matière d’information et de gestion sont presque toujours décrites prématurément comme des déficits.
219 Le professeur Marmor partageait également l’opinion selon laquelle les listes d’attente ne sauraient être perçues comme un [traduction] « simple indice » de détérioration du système de santé (Expert Witness Report (1998) (« rapport Marmor »), p. 11), et ce, en partie pour le motif que des études portant sur les listes d’attente démontrent que jusqu’à un tiers des patients inscrits sur ces listes n’ont plus besoin d’y figurer pour des raisons diverses. Ils peuvent avoir déjà subi l’intervention ailleurs ou avoir déjà été admis d’urgence. Il arrive aussi qu’ils ne souhaitent plus subir l’intervention, que cette dernière ne soit plus médicalement requise, qu’ayant déjà été convoqués pour subir l’intervention ils l’ont cependant refusée pour des raisons personnelles ou parce que la date fixée ne leur convenait pas, ou enfin qu’ils se trouvent inscrits sur les listes d’attente de plus d’un hôpital. Tous ces facteurs gonflent les chiffres (rapport Wright, p. 7‑8).
d) L’effet des listes d’attente sur les patients considérés individuellement
220 On généraliserait encore plus difficilement quant à l’effet possible d’une liste d’attente sur un patient ou une patiente en particulier. Le survol le plus complet de la documentation sur les listes d’attente dont disposait la juge de première instance se trouve dans le rapport McDonald, p. 14. On y passe en revue des études relatives aux expériences vécues par des patients en attente d’une intervention chirurgicale. Cet examen a amené les auteurs à conclure, entre autres, que les patients en attente notamment d’une chirurgie cardiaque ou d’une intervention destinée à remplacer l’articulation d’un genou ou d’une hanche ou à enlever des cataractes, peuvent éprouver [traduction] « des problèmes psychologiques, tel un sentiment d’angoisse accru, attribuable à une gamme de facteurs dont le manque d’information et l’incertitude concernant le délai d’attente » (p. 267 (nous soulignons)), ou encore l’angoisse ou la crainte « normales » que ressent toute personne appelée à subir une intervention chirurgicale majeure. En d’autres termes, les listes d’attente peuvent parfois constituer un problème grave, mais dans combien de cas et jusqu’à quel point?
e) La nécessité de rationner les services
221 Les délais d’attente ne représentent pas un phénomène particulier aux systèmes publics. Ils existent dans tous les systèmes de santé uniques privés ou publics, ou dans les différentes formes de système à deux vitesses (voir, p. ex., le rapport Kirby, vol. 1, p. 120). Les délais d’attente au Canada ne sont pas exceptionnels (voir le rapport Kirby, vol. 4, p. 43). La demande quasi illimitée de soins de santé, combinée à des ressources limitées, peu importe qu’elles appartiennent au secteur public ou privé, entraîne un rationnement des services. Comme le soulignait le rapport Arpin, intitulé Constats et recommandations sur les pistes à explorer : Synthèse, p. 37 :
Qu’il soit public ou privé, un système de santé est toujours à la recherche de son équilibre. [. . .] Pour un système public comme le nôtre, les files d’attente, dans la mesure où les cas urgents sont traités en priorité, ne sont pas en soi un vice du système. Elles sont le corollaire d’un système public qui peut ainsi offrir l’accès universel aux services de santé dans les limites de dépenses publiques supportables. Elles jouent donc, jusqu’à un certain point, un rôle nécessaire. [En italique dans l’original.]
222 Lors du procès, les témoins experts s’entendaient pour reconnaître l’inévitabilité des listes d’attente (Expertise déposée par Howard Bergman (1998) (« rapport Bergman »), p. 5; rapport Marmor, p. 11). L’unique solution consisterait à créer un système de santé surdimensionné, doté de ressources et d’installations non utilisées (rapport Wright, p. 6). Cette option demeure financièrement irréalisable dans le secteur public ou privé.
f) Qui devrait passer en tête de liste?
223 Dans un système public fondé sur des valeurs d’équité, de solidarité et de responsabilité collective, le rationnement s’établit à partir du besoin clinique plutôt que de la capacité de payer et du statut social (voir, par exemple, le rapport Turcotte, p. 4 et 10, le rapport Denis, p. 11, le rapport Clair, p. 135, et le Rapport de la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux (1988) (« rapport Rochon »), p. 651). En conséquence, le Canada fait face à un phénomène de « files d’attente statiques », qui peut laisser longtemps sur une liste d’attente des personnes dont la situation n’est pas urgente. Les patients dont les besoins de soins de santé sont plus importants obtiennent la priorité et sont traités avant ceux dont les besoins sont moindres (rapport Kirby, vol. 5, p. 59‑61; voir également le rapport Turcotte, p. 12). En général, la preuve indique que les patients reçoivent effectivement les soins immédiatement nécessaires. Des exceptions surviennent et provoquent, à juste titre, la controverse, mais ces cas peuvent et doivent être examinés de façon ponctuelle.
g) Financement public des soins médicaux obtenus en dehors de la province
224 L’article 10 de la Loi sur l’assurance maladie permet aux Québécois d’obtenir, dans certains cas, le remboursement du coût des « services assurés » obtenus en dehors du Québec, mais au Canada (Règlement d’application de la Loi sur l’assurance‑maladie, R.R.Q. 1981, ch. A‑29, art. 23.1), ou même en dehors du Canada (art. 23.2). Nous ne doutons pas que le pouvoir de rembourser soit exercé parcimonieusement et, parfois, illégalement; voir, p. ex., Stein c. Tribunal administratif du Québec, [1999] R.J.Q. 2416 (C.S.). L’absence de problème médical personnel dans les cas du Dr Chaoulli et de M. Zeliotis, au moment où ils se présentent devant notre Cour, représente l’un des éléments qui compliquent l’évaluation de l’efficacité de ce remède individuel. (Comme nous l’avons vu, la juge de première instance a rejeté les plaintes de M. Zeliotis concernant son état de santé personnel pour le motif qu’elles n’étaient pas fondées.) Le régime de remboursement du coût des services obtenus en dehors de la province fait office de soupape dans les cas où le réseau québécois ne réussit pas à offrir les services escomptés. Comme le démontre l’affaire Stein, des erreurs de jugement surviennent et continueront de se glisser dans l’administration de tout régime établi par le gouvernement. Cependant, ce type de remède individuel apporte un élément de souplesse important lorsqu’on l’emploie correctement.
h) La preuve sur laquelle se fondent la Juge en chef et le juge Major n’a pas convaincu la juge de première instance et n’est pas, selon nous, convaincante
225 Au paragraphe 114, la Juge en chef et le juge Major présentent le Dr Lenczner comme un expert, mais la juge de première instance a souligné qu’il n’avait pas été reconnu comme témoin expert, ce avec quoi l’avocat de M. Zeliotis s’est déclaré d’accord (d.a., p. 330‑331). Les observations du Dr Lenczner se composaient en majeure partie d’anecdotes à peu près dépourvues de portée générale. Il a ainsi commenté le cas d’un patient amateur de golf, qui avait dû abandonner la pratique de ce sport pendant une saison à cause de son état de santé. Il a ajouté qu’une déchirure peut, avec le temps, s’aggraver au point de devenir irrémédiable, mais il n’a produit aucune étude ou preuve générale démontrant l’incidence de tels cas au Québec. Au paragraphe 112, nos collègues font observer qu’« une personne souffrant d’une maladie coronarienne est “assis[e] sur une bombe” et peut mourir à tout moment ». Cela est certes vrai. Elle peut mourir à la maison ou pendant son transport en ambulance vers l’hôpital. Nos collègues ajoutent que « des patients meurent alors qu’ils sont inscrits sur une liste d’attente » (par. 112). Cela est également vrai. Toutefois, nos collègues ne préconisent pas l’établissement d’un système surdimensionné qui comporterait assez de ressources et d’installations non utilisées pour éliminer les listes d’attente. Des observations aussi générales n’expliquent pas non plus ce qu’en pratique devrait être un niveau de ressources suffisant pour satisfaire à la norme d’« accès dans un délai raisonnable à des soins de santé publics de qualité raisonnable » qu’ils proposent (par. 105).
226 Nous exprimons des réserves semblables au sujet de l’utilisation, par les appelants, de divers rapports concernant d’autres pays membres de l’OCDE. Ces rapports relatifs à d’autres pays sont cités dans le rapport Kirby intérimaire, mais non dans la version finale de ce rapport. Le rapport Kirby final recommande le maintien d’un système unique. À notre avis, la Cour a été saisie d’assez d’éléments de preuve contradictoires au sujet de notre propre système de santé pour qu’elle ne s’estime pas tenue de tenter d’étudier en détail le bien‑fondé des compromis que d’autres pays ont consentis dans le but de répondre à leurs propres besoins. Un examen rapide de la preuve montre pourquoi.
227 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major affirment, au par. 142, qu’en réalité seule une infime partie de la population suédoise recourt à l’assurance privée. Pourtant, le rapport Kirby intérimaire (vol. 3, p. 30) note ensuite des tendances plus récentes :
Le taux de croissance du nombre de ces assurés privés est de l’ordre de 80% environ, et ce taux augmente très rapidement en raison précisément du problème des listes d’attente et des autres problèmes propres au système public. [En italique dans l’original.]
228 Le rapport Kirby intérimaire apporte des précisions au sujet du Royaume‑Uni (vol. 3, p. 36) :
L’un des principaux motifs avancés par les personnes qui souscrivent une assurance privée, c’est qu’elles veulent avoir la certitude qu’elles‑mêmes et les membres de leur famille pourront obtenir une opération chirurgicale non urgente plus rapidement ou à un moment plus opportun que si elles doivent s’en remettre au [National Health Service]. Bien sûr, on y voit un problème d’équité, et c’est l’une des raisons qui font que le gouvernement s’est engagé à réduire les délais d’attente pour les patients du [National Health Service] le plus rapidement possible. [En italique dans l’original.]
En fait, dans la conclusion du troisième volume du rapport Kirby intérimaire, intitulé Les systèmes de soins de santé dans d’autres pays, les auteurs affirment ceci (p. 71) :
Les Canadiens peuvent se consoler dans le fait que leur pays n’est pas seul à connaître des problèmes de soins de santé complexes. Partout dans le monde industrialisé, la politique sanitaire est intimement mêlée à la vie politique, sociale et même culturelle du pays. À ce titre, chaque système de soins de santé est unique. Par conséquent, aucun modèle étranger ne constitue une panacée pour les problèmes qui affligent le système canadien. Cependant, les experts nous ont dit qu’il fallait craindre les répercussions au Canada de l’introduction à la pièce des changements opérés dans d’autres pays.
229 Il ne faudrait pas croire que nous mettons en doute la réalité incontestable des graves difficultés qu’éprouve le système de santé unique du Canada. Nous voulons simplement faire remarquer qu’il importe de situer des fragments de preuve dans leur contexte. En toute déférence, il est particulièrement risqué de s’aventurer de manière sélective dans l’étude de certains aspects de systèmes de santé étrangers que nous connaissons peu, comme Canadiens. Il faudrait à tout le moins qu’un témoin expert analyse et filtre ce type de données au cours du procès.
230 Après avoir pesé le pour et le contre, le rapport Kirby final a recommandé le maintien d’un système de santé unique (comme l’a fait le rapport Romanow). Les auteurs du rapport Kirby connaissaient nécessairement le contenu des extraits de leur rapport intérimaire sur lesquels se sont fondés nos collègues la Juge en chef et le juge Major. Malgré tout, ils ont expressément rejeté le modèle du système de santé à deux vitesses :
Les données des sondages d’opinion ont à maintes reprises démontré que le fait de devoir attendre des mois pour obtenir un diagnostic ou un traitement médical est le plus grand sujet de préoccupation et de plainte, de la part des Canadiens, au sujet du système de soins de santé. Malgré ce qu’en disent certains, permettre aux Canadiens nantis de payer pour obtenir des services dans un établissement de soins de santé privé n’est pas une solution. En effet, une mesure de ce genre violerait le principe d’égalité d’accès. La solution consiste donc plutôt à adopter la garantie de soins que le Comité recommande dans le présent rapport. [Nous soulignons.]
(rapport Kirby final, vol. 6, p. 347)
Nous concluons donc que les données que nos collègues ont extraites du tour d’horizon figurant dans le rapport Kirby intérimaire n’écartent pas la conclusion de la juge de première instance et encore moins celle du rapport Kirby lui‑même. Indépendamment de toute autre considération, l’emploi de ces extraits écarte complètement du cadre de l’analyse l’engagement de principe de notre pays à offrir un système de santé fondé sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer ou le statut social, comme le prévoit la Loi canadienne sur la santé.
(2) Le caractère arbitraire
231 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major estiment inconstitutionnelle une règle de droit qui compromet arbitrairement la vie ou la sécurité de la personne. Nous reconnaissons qu’il s’agit là d’un principe de justice fondamentale, mais nous ne sommes pas d’accord pour admettre que ce principe s’applique aux faits de la présente affaire.
232 L’atteinte à un droit devient arbitraire et contrevient ainsi à l’art. 7, lorsqu’elle est dépourvue de lien avec l’intérêt de l’État qui sous‑tend la mesure législative en cause, ou dans le cas d’incompatibilité avec cet intérêt : Rodriguez, p. 619‑620; Malmo‑Levine, par. 135. Comme l’a expliqué le juge Sopinka dans l’arrêt Rodriguez, p. 594‑595 :
Lorsque la restriction du droit en cause ne fait que peu ou rien pour promouvoir l’intérêt de l’État (quel qu’il puisse être), il me semble qu’une violation de la justice fondamentale sera établie puisque la restriction du droit du particulier n’aura servi aucune fin valable. [. . .] Il s’ensuit que, avant de conclure qu’une disposition législative est contraire à la justice fondamentale, il faut examiner le lien qui existe entre la disposition et l’intérêt de l’État. On ne peut conclure qu’une restriction donnée est arbitraire parce qu’elle (selon les termes de ma collègue le juge McLachlin aux pp. 619 et 620) « n’a aucun lien ou est incompatible avec l’objectif visé par la loi », sans considérer l’intérêt de l’État et les préoccupations de la société auxquelles elle répond. [Nous soulignons.]
233 Nous partageons l’avis de nos collègues la Juge en chef et le juge Major, selon lequel une règle de droit est arbitraire si elle « n’a aucun lien ou est incompatible avec [son] objectif » (par. 130). Nous ne nous entendons pas avec eux pour conclure que l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée « n’a aucun lien ou est incompatible avec » le maintien de l’accès à un système de santé fondé sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer, conformément à la Loi canadienne sur la santé. Nous n’acceptons pas non plus la façon dont nos collègues élargissent la portée du principe de l’arrêt Morgentaler de manière à invalider une interdiction uniquement parce qu’un tribunal ne la croit « pas nécessair[e] » pour assurer la réalisation de l’objectif du gouvernement. La reconnaissance de la validité d’une objection exige plus.
234 Selon la définition acceptée dans l’arrêt Rodriguez, une règle de droit n’est arbitraire que si elle « n’a aucun lien ou est incompatible avec [son] objectif ». La substitution des mots « pas nécessaire » à l’adjectif « incompatible » revient à modifier considérablement le sens de l’adjectif « arbitraire ». L’adjectif « incompatible » signifie qu’en toute logique la règle de droit contredit ses propres objectifs, tandis que les mots « pas nécessaire » signifient simplement que l’objectif peut être réalisé par d’autres moyens. De toute évidence, ces derniers mots possèdent un sens plus large qui implique un choix de politique générale. S’il fallait qu’un tribunal déclare inconstitutionnelle chaque règle de droit ayant, sur la « sécurité de la personne », un effet qu’il ne juge pas nécessaire, cette approche multiplierait les cas d’intervention en vertu de l’art. 7 bien au‑delà des limites que notre Cour a déjà jugé acceptables. (Par exemple, dans l’arrêt Rodriguez lui‑même, aurait‑il été possible de rejeter la criminalisation de l’aide au suicide simplement parce qu’elle n’était « pas nécessaire »? Comme ils l’ont fait pour les soins de santé, de nombreux ressorts ont traité l’euthanasie d’une manière différente de notre Code criminel.) Les tribunaux pourraient se trouver constamment amenés à examiner, a posteriori, la validité des objectifs de politique générale du gouvernement, au regard de perceptions subjectives de la nécessité des moyens particuliers utilisés pour promouvoir une mesure gouvernementale légitime comparativement à d’autres moyens que des critiques pourraient préférer.
235 Rejetant les conclusions des tribunaux d’instance inférieure qui reposaient sur leur propre interprétation de la preuve, nos collègues la Juge en chef et le juge Major affirment (par. 128) :
Nous sommes d’avis que la preuve qui a été soumise à la juge de première instance étaye la conclusion que les dispositions contestées sont arbitraires et que l’atteinte à la vie et à la sécurité de la personne qui en résulte ne peut donc pas être qualifiée de conforme aux principes de justice fondamentale.
Nous remarquons que nos collègues mentionnent la preuve soumise à la juge de première instance plutôt que la perception qu’elle en avait. La juge de première instance a tiré des faits une conclusion contraire. Il importe alors de faire montre de déférence à l’égard de sa perception de la preuve : voir l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33. De toute façon, nous acceptons, avec beaucoup de respect pour l’avis opposé, ces conclusions contraires que partagent la juge de première instance et la Cour d’appel du Québec. Nous examinerons alors la question du caractère arbitraire en trois étapes :
(i) Quel « intérêt de l’État » doit être protégé?
(ii) Quel lien existe‑t‑il entre l’« intérêt de l’État » ainsi identifié et l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée?
(iii) Les appelants ont‑ils prouvé que l’interdiction ne possède aucun lien avec l’intérêt de l’État ou est incompatible avec celui‑ci?
Nous étudierons successivement ces questions.
a) Quel « intérêt de l’État » doit être protégé?
236 L’objectif législatif du Québec est de veiller à ce que le plus grand nombre possible de gens aient accès à des soins de santé de grande qualité à un coût raisonnable, et ce, d’une manière conforme aux principes d’efficacité, d’équité et de responsabilité financière. Le Québec (à l’instar des territoires et des autres provinces) adhère aux grands objectifs de la Loi canadienne sur la santé, dont (i) l’égalité d’accès aux services médicaux pour tous les résidents, indépendamment de leur statut social, de leur capacité de payer ou de leur assurabilité personnelle, et (ii) la responsabilité financière. On considère qu’un système de santé surdimensionné n’est pas plus dans l’intérêt public général qu’un système qui se trouve parfois dans l’incapacité d’offrir les services escomptés. Il appartient au législateur d’établir un équilibre entre les intérêts opposés.
237 Les appelants ne contestent pas la constitutionnalité des objectifs énoncés dans la Loi canadienne sur la santé. Il nous appartient donc, en tant que juges, non pas d’exprimer notre accord ou notre désaccord avec ces objectifs, mais simplement de déterminer si le Québec a choisi des moyens arbitraires pour les réaliser.
b) Quel lien existe‑t‑il entre l’« intérêt de l’État » ainsi identifié et l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée?
238 Le lien doit exister à la fois en principe et en pratique.
239 En principe, le Québec veut que l’accès au système de santé soit fondé sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer ou le statut social. Le Québec entend éviter de laisser de côté les personnes non assurables. Pour réaliser cet objectif sanctionné par la Loi canadienne sur la santé, le Québec tente d’empêcher la croissance de la prestation, par le secteur privé, de services « assurés » qui serait fondée sur la capacité de payer et l’assurabilité. Nous croyons que l’interdiction a un lien rationnel avec l’objectif du Québec et qu’elle n’est pas incompatible avec cet objectif.
240 En pratique, le Québec fonde l’interdiction sur l’opinion selon laquelle la présence de l’assurance privée et la multiplication importante des services de santé privés qu’elle provoquerait auraient un effet préjudiciable sur le système public.
241 La juge de première instance a conclu en ces termes (p. 827) :
La Loi sur l’assurance‑maladie [« L.A.M. »] et la Loi sur l’assurance‑hospitalisation [« L.A.H. »] sont des législations qui ont pour objet la création et l’entretien d’un régime public de santé ouvert à tous les résidants du Québec. Ce sont des textes législatifs qui visent à encourager la santé globale de tous les Québécois sans discrimination sur la base de la situation économique de ceux‑ci. Bref, il s’agit d’une intervention gouvernementale visant à promouvoir le bien‑être de sa population en entier.
Manifestement, les articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. élèvent des barrières économiques contre l’accès aux soins privés. Toutefois, il ne s’agit pas réellement de mesures visant à limiter l’accès aux soins, ce sont plutôt des mesures destinées à empêcher l’établissement d’un système de soins parallèles privés. À la base de ces dispositions réside la crainte que l’établissement d’un système de soins privé aurait pour effet de subtiliser une partie substantielle des ressources en matière de santé au détriment du secteur public. Le gouvernement québécois a adopté les articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. pour garantir que la quasi‑totalité des ressources en santé existant au Québec soient à la disposition de l’ensemble de la population québécoise. Ceci est clair.
Les dispositions attaquées visent à garantir un accès aux soins de santé qui est égal et adéquat pour tous les Québécois. L’adoption des articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. a été motivée par des considérations d’égalité et de dignité humaine et, de ce fait, il est clair qu’il n’y a pas de conflit avec les valeurs générales véhiculées par la charte canadienne ou [. . .] la charte québécoise des droits et libertés. [En italique dans l’original.]
Nous sommes du même avis.
c) Les appelants ont‑ils prouvé que l’interdiction ne possède aucun lien avec l’intérêt de l’État ou est incompatible avec celui‑ci?
242 Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, la juge de première instance a conclu que l’accroissement des soins de santé privés aurait indubitablement un effet négatif sur le système de santé public (p. 827) :
La preuve a montré que le droit d’avoir recours à un système parallèle privé de soins, invoqué par les requérants, aurait des répercussions sur les droits de l’ensemble de la population. Il ne faut pas jouer à l’autruche. L’établissement d’un système de santé parallèle privé aurait pour effet de menacer l’intégrité, le bon fonctionnement ainsi que la viabilité du système public. Les articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. empêchent cette éventualité et garantissent l’existence d’un système de santé public de qualité au Québec.
De plus, le Tribunal estime que les articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. n’ont pas une portée excessive. La seule façon de garantir que toutes les ressources en matière de santé bénéficieront à tous les Québécois, et ce, sans discrimination, est d’empêcher l’établissement d’un système de soins privés parallèles. Voilà précisément ce que font les dispositions attaquées en l’espèce. [En italique dans l’original.]
Ces conclusions ont été adoptées expressément par le juge Forget de la Cour d’appel et implicitement par les autres juges de cette cour. La juge de première instance s’est appuyée sur les rapports dont elle disposait pour rejeter la contestation des appelants fondée sur la Constitution. Nous estimons qu’aucun des documents ajoutés depuis lors au dossier (tel le rapport Romanow) n’affecte la justesse de sa conclusion. Nous partageons donc l’opinion de la juge de première instance et de la Cour d’appel du Québec, selon laquelle la preuve déposée par les appelants n’établit pas l’existence de « caractère arbitraire » de la mesure législative. En fait, elle établit le contraire. Nous comptons maintenant examiner brièvement certains éléments de preuve qui étayent les conclusions de la juge de première instance.
(i) Un régime privé parallèle aura un effet négatif sur les délais d’attente du système public
243 L’argument des appelants en faveur d’un régime privé parallèle repose sur la prédiction que tous les intéressés gagneront à son établissement, en ce sens que les délais d’attente du système public se réduiront d’eux‑mêmes si les personnes capables de souscrire une assurance privée quittent les listes d’attente du système public pour obtenir des soins de santé privés. Cependant, le rapport Kirby indique purement et simplement que « le fait d’autoriser un système privé parallèle [. . .] entraîner[a] une détérioration de la situation dans le secteur public » (vol. 4, p. 44 (nous soulignons)). Cette conclusion est appuyée par le rapport Romanow (p. 154 : « [L]es installations de soins de santé privées peuvent contribuer à réduire les temps d’attente pour la petite minorité [. . .] mais [. . .] aggraver la situation pour la [grande majorité] »), le rapport Turcotte (p. 13‑14), et les experts ayant témoigné au procès (rapports Marmor, Wright et Bergman).
244 Une étude d’un projet pilote manitobain a révélé, au sujet des chirurgies de la cataracte, que les patients du système de santé public qui ont retenu les services de chirurgiens travaillant à la fois dans des cliniques privées et publiques ont attendu beaucoup plus longtemps que ceux qui se sont adressés à des chirurgiens du système public uniquement. D’autres études et situations notent le même comportement des patients à l’égard du secteur privé (voir le rapport Wright, p. 17; le rapport Bergman, p. 8; J. Hurley et autres, Parallel Private Health Insurance in Australia : A Cautionary Tale and Lessons for Canada (2002); C. DeCoster, L. MacWilliam et R. Walld, Waiting Times for Surgery : 1997/98 and 1998/99 Update (2000); W. Armstrong, The Consumer Experience with Cataract Surgery and Private Clinics in Alberta : Canada’s Canary in the Mine Shaft (2000); Fondation canadienne de recherche sur les services de santé, À bas les mythes — Mythe : Un système privé parallèle réduirait les temps d’attente dans le système public (2001); Québec, Rapport du Conseil de la santé et du bien-être, Le financement privé des services médicaux et hospitaliers (2003), p. 30.
245 Comme le rapporte le Dr Wright, à l’heure actuelle en Australie, les délais du système public s’expliquent en grande partie par la réticence des chirurgiens à travailler dans les hôpitaux publics et par le fait qu’ils incitent les patients à accorder la préférence au système privé (rapport Wright, p. 15; Hurley, p. 17).
246 La même situation s’observe au Royaume‑Uni, où un système de santé à deux vitesses oblige les médecins désireux d’exercer dans le secteur privé à consacrer un minimum d’heures de pratique au système public. Dans ce pays, une commission de contrôle du National Health Service a rapporté que les chirurgiens effectuent en moyenne de 33 à 50 pour 100 plus d’interventions chirurgicales en pratique privée que dans le système public, et que, pour pouvoir se livrer à la pratique privée, les chirurgiens consacrent au système public moins que le temps convenu (rapport Wright, p. 16; voir également Le financement privé des services médicaux et hospitaliers, p. 30).
247 Les rapports Romanow et Kirby examinent tous les deux la pénurie actuelle de professionnels de la santé au Canada (rapport Kirby, vol. 2, p. 80, et vol. 4, p. 7 et 115; rapport Romanow, p. 101), et dans les régions rurales du Canada en particulier (rapport Kirby, vol. 2, p. 143; rapport Romanow, p. 183). Le Dr Wright a témoigné que, dans tous les pays dotés d’un système de santé à deux vitesses (p. ex., le Royaume‑Uni, l’Australie, la Nouvelle‑Zélande et Israël), l’on constate que les médecins et chirurgiens délaissent le système public pour le marché plus lucratif du secteur privé (rapport Wright, p. 15 et 22). Le rapport Romanow (p. 101), le rapport Kirby (vol. 1, p. 114), et un rapport québécois datant de 2003 (Le financement privé des services médicaux et hospitaliers, p. 6) confirment ces faits. Voir également le rapport Marmor (p. 5) et le rapport Denis (p. 14). De plus, les experts ont affirmé, dans leurs témoignages, que rien n’indique à coup sûr qu’un système privé parallèle améliorerait les chances de recruter des spécialistes chevronnés (voir le rapport Wright, p. 19).
(ii) L’effet d’un régime privé parallèle sur la participation de l’État au financement du système public
248 L’examen de l’expérience vécue dans d’autres pays de l’OCDE confirme par ailleurs qu’une augmentation du financement privé entraîne habituellement une réduction du financement par l’État (Le financement privé des services médicaux et hospitaliers, p. 7; rapport Marmor, p. 6). Au procès, le Dr Bergman a expliqué qu’un service destiné strictement aux membres de la société moins favorisés sur le plan socioéconomique entraînerait probablement une détérioration de la qualité des services, une perte d’appui politique et une baisse de la qualité de la gestion du secteur public (rapport Bergman, p. 6‑7; voir également : rapport Marmor, p. 6 et 8; rapport Denis, p. 5).
(iii) Les assureurs privés peuvent se livrer à un « écrémage » et laisser au secteur public les soins complexes et coûteux
249 La preuve indique que les assureurs d’un système privé parallèle préfèrent recruter les patients à revenu élevé, tout en évitant les cas qui présentent un plus grand risque financier, phénomène connu sous le nom d’[traduction] « écrémage » (rapport Wright, p. 17; rapport Kirby, vol. 6, p. 326). En conséquence, le système public assumerait une part disproportionnée de patients qui, selon les normes du secteur privé, présentent des « risques aggravés » en raison de leur âge, de leur situation socioéconomique ou de leur lieu géographique de résidence.
250 De même, les assureurs privés peuvent choisir d’éviter les chirurgies « à risque élevé ». Le système public sera vraisemblablement forcé d’assumer la charge des soins de santé intensifs plus complexes. Ce phénomène augmentera (de manière proportionnelle) la demande de certains services dans le système public, au lieu de la réduire (rapport Wright, p. 18).
(iv) Le système de santé à deux vitesses américain
251 Nous avons déjà mentionné le système de santé américain qui est le plus onéreux du monde, ce qui n’empêche pas, dans une certaine mesure, les Américains d’être en moins bonne santé que les Canadiens (rapport Kirby, vol. 1, p. 110, et vol. 4, p. 30; rapport Romanow, p. 14). L’existence d’un système privé n’a pas permis d’éliminer les délais d’attente. Les assureurs privés limitent la disponibilité et l’étendue des soins de santé ainsi que l’accès en temps opportun à ces soins, et peuvent déterminer, en fonction du coût et non du besoin, les soins qui sont « médicalement » nécessaires de même que l’endroit et le moment où ces soins peuvent être dispensés (rapport Kirby, vol. 3, p. 46‑47; rapport Denis, p. 12 et 16). La question de savoir si la gestion du système privé américain est meilleure reste un sujet controversé parmi les analystes de politiques publiques. En l’espèce, il suffit de souligner que la preuve soumise à la Cour ne justifie pas la confiance que les appelants manifestent à l’égard du pouvoir réparateur de l’assurance privée.
(v) En outre, un système unique peut mieux servir l’intérêt de l’État dans la responsabilité financière et l’efficacité
252 Les experts (autres que le témoin des appelants, le Dr Coffey) qui ont témoigné au procès de même que les auteurs des rapports Romanow et Kirby s’accordent tous pour affirmer que le système public unique représente la méthode la plus efficace du point de vue économique pour fournir des soins de santé. Le Dr Wright a déclaré, au procès, que le [traduction] « critère de gestion publique [de la Loi canadienne sur la santé] fait du système de soins de santé canadien l’un des plus efficaces au monde quant au ratio productivité‑coûts administratifs » (rapport Wright, p. 2; voir également : rapport Marmor, p. 9; rapport Denis, p. 8; rapport Kirby, vol. 3, p. 65, et vol. 4, p. 25; rapport Romanow, p. 44; Rapport sur la santé dans le monde 1999 : Pour un réel changement (1999); Rapport du Conseil consultatif national sur le troisième âge, La position du CCNTA sur la privatisation des soins de santé (1997), p. 16).
253 Un système public unique permet notamment de réaliser des économies importantes en raison de la réduction des coûts administratifs et des dépenses de publicité, de l’absence de frais généraux et de la répartition du risque sur l’ensemble de la population (voir rapport Romanow, p. 64 et suiv.; rapport Kirby, vol. 4, p. 33).
254 Non seulement « rien n’indique que [l’]adoption [d’un système de soins de santé privé] contribuerait à rendre le système plus efficient, moins coûteux ou plus efficace » (rapport Romanow, p. xxvi), mais encore rien ne prouve clairement que les services de chirurgie privés sont plus efficients ou moins coûteux (rapport Wright, p. 14; rapport Romanow, p. 9; Le financement privé des services médicaux et hospitaliers, p. 23 et 33).
255 À propos de l’incidence sur les ressources financières du système public, les experts ont témoigné que l’établissement d’un régime de santé privé parallèle augmenterait vraisemblablement le coût global des soins de santé des Canadiens (rapport Marmor, p. 8 et 10; rapport Bergman, p. 7; rapport Turcotte, p. 11; voir également Le financement privé des services médicaux et hospitaliers, p. 24).
(vi) Conclusion sur le « caractère arbitraire »
256 Pour toutes ces raisons, nous souscrivons à la conclusion de la juge de première instance et de la Cour d’appel du Québec voulant que, compte tenu des objectifs de la Loi canadienne sur la santé, il ne soit pas « arbitraire » pour le Québec d’empêcher la croissance d’un secteur de soins de santé privé. L’interdiction de souscrire une assurance maladie privée conserve un lien direct avec l’intérêt du Québec à promouvoir un système fondé sur le besoin et à en assurer la viabilité et l’efficacité. L’interdiction de souscrire une assurance privée n’est pas « incompatible » avec l’intérêt de l’État. On peut encore moins lui reprocher de n’avoir « aucun lien » avec cet intérêt.
257 Bref, on ne saurait prétendre que l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée « n’a aucun lien ou est incompatible avec » le maintien d’un système de santé fondé principalement sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer ou le statut social, comme l’exige le critère établi dans l’arrêt Rodriguez, p. 595.
258 En ce qui concerne le rejet par nos collègues du fondement factuel du choix législatif du Québec, on se rappellera que la population a consacré des sommes très considérables à la préparation d’une série de rapports fiables sur l’état du système de santé du Canada et d’autres pays. Ces rapports recommandent tous le maintien d’un régime de médecine unique. Chacun demeure libre (comme les appelants) de critiquer l’utilisation de ces rapports par le gouvernement, mais le recours à ces documents ne peut pas être écarté comme étant « arbitraire ». Tous sont également libres de contester la stratégie du Québec, mais, à notre avis, on ne saurait affirmer qu’un système de santé unique, assorti d’une interdiction de souscrire une assurance maladie privée destinée à le protéger, constitue un choix législatif que l’Assemblée nationale du Québec a arrêté « arbitrairement » au sens que la jurisprudence relative à la Charte canadienne a donné à ce terme jusqu’à maintenant.
(3) L’arrêt Morgentaler ne s’applique pas
259 Nos collègues la Juge en chef et le juge Major se fondent dans une large mesure sur les commentaires formulés par le juge Beetz (avec l’appui du juge Estey) dans l’arrêt Morgentaler, où il a évoqué un principe d’« injustice manifeste ». Nulle part dans son analyse concernant les principes de justice fondamentale le juge Beetz n’a‑t‑il utilisé les mots « arbitraire » ou « caractère arbitraire ». De plus, ses observations se situaient dans le contexte du cas d’une femme enceinte exposée à des poursuites criminelles. Aux termes du par. 251(2) du Code criminel, une femme enceinte qui employait « ou permet[tait] que soit employé quelque moyen » pour obtenir son propre avortement était coupable d’un acte criminel punissable d’un emprisonnement de deux ans. Le législateur prévoyait un moyen de défense opposable seulement si un comité de l’avortement thérapeutique estimait que la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement « en danger la vie ou la santé » de cette personne (al. 251(4)c)). Notre Cour a invalidé l’interdiction criminelle pour le motif qu’elle était destinée à s’appliquer uniquement avec le moyen de défense prévu par le Code, alors qu’en pratique, selon les conclusions de notre Cour, ces comités fonctionnaient de manière inégale et que le régime législatif « comport[ait] tellement de barrières potentielles à son propre fonctionnement que la défense qu’[il] institu[ait] [était], dans de nombreuses circonstances, hors de portée en pratique des femmes qui, au départ, auraient pu s’en prévaloir . . . » (p. 72‑73, le juge en chef Dickson). Pour le juge Beetz également, un facteur essentiel était que, pour une partie importante de la population canadienne, il n’existait pas d’hôpitaux où des avortements thérapeutiques pouvaient être pratiqués licitement (p. 94‑95).
260 À la page 81, le juge Beetz a ajouté que « l’art. 7 de la Charte [. . .] doit inclure le droit au traitement médical d’un état dangereux pour la vie ou la santé, sans menace de répression pénale » (nous soulignons). Le contexte diffère complètement en l’espèce. La présente affaire favorise, au contraire, l’application de la remarque incidente du juge en chef Dickson dans l’arrêt Morgentaler, selon laquelle « les tribunaux devraient éviter “de se prononcer sur le bien‑fondé de politiques générales” » (p. 53).
261 Le juge Beetz s’est montré particulièrement préoccupé par deux aspects de l’art. 251. D’abord, cet article exigeait que les avortements soient pratiqués dans un « hôpital admissible » et non dans des cliniques comme celles du Dr Morgentaler (p. 114). Cette restriction, a‑t‑il conclu, n’avait aucun lien logique avec l’intérêt avoué de l’État « dans la protection du fœtus » (p. 115), en ce sens que le développement du fœtus serait de toute façon interrompu quel que soit l’endroit où l’avortement était pratiqué. Ensuite, le juge Beetz contestait « l’obligation que le comité provienne de l’hôpital accrédité ou approuvé où l’avortement doit être pratiqué » (p. 119). Il a écrit à ce propos (p. 119) :
Il est difficile de voir un lien entre cette exigence et l’une ou l’autre des raisons pratiques pour lesquelles le par. 251(4) a été adopté. On ne peut pas dire qu’elle a été adoptée pour promouvoir la sécurité des avortements thérapeutiques ni celle de la femme enceinte. La règle n’est pas non plus conçue pour préserver l’intérêt qu’a l’État dans le fœtus.
262 Selon nous, il existe une différence énorme entre le type d’analyse légale que le juge Beetz a effectuée dans l’arrêt Morgentaler et la réévaluation de la preuve d’expert à laquelle procèdent nos collègues la Juge en chef et le juge Major en l’espèce. Après avoir établi que les exigences de l’art. 251 n’avaient aucun lien avec l’intérêt avoué de l’État dans la protection du fœtus, il restait seulement, dans l’affaire Morgentaler, à démontrer que ces exigences étaient incompatibles avec l’intérêt opposé qu’a l’État à préserver la vie et la santé de la mère. Selon nous, l’analyse du juge Beetz dans l’arrêt Morgentaler ne comporte rien de comparable avec le type d’intervention que les appelants demandent à notre Cour de faire en l’espèce.
263 Au contraire, compte tenu de l’objectif de garantie à tous les résidents québécois d’un accès à des services médicaux fondé sur le besoin, l’intention bien arrêtée du Québec d’assurer l’équité, la viabilité et l’efficacité du système de santé public s’avère tout à fait logique. Les moyens choisis visent à promouvoir l’intérêt de l’État et non (comme dans l’affaire Morgentaler) à le contredire.
264 La soupape (si imparfaite soit‑elle) de l’autorisation donnée à des résidents québécois d’aller se procurer en dehors de la province les soins de santé essentiels qu’ils sont incapables d’obtenir en temps opportun chez eux est importante. Si, comme le prétendent les appelants, cette soupape est utilisée trop parcimonieusement, les tribunaux demeurent là pour veiller, de manière ponctuelle, au respect des droits des patients touchés par cette décision. L’intervention judiciaire ponctuelle à cette étape est préférable à la reconnaissance du bien‑fondé de la contestation globale, par les appelants, de tout le régime de santé unique. Il importe de souligner que le rejet de la contestation globale du régime de santé québécois par les appelants n’empêcherait pas d’ailleurs des patients de solliciter individuellement une réparation adaptée à leur situation.
(4) Conclusion relative à l’art. 7 de la Charte canadienne
265 Pour les motifs qui précèdent, même en acceptant (comme nous le faisons) la conclusion de la juge de première instance selon laquelle les demandeurs ont établi que les délais d’attente portent atteinte à la vie et à la sécurité de certains résidents québécois dans certaines circonstances, cette atteinte ne violerait aucun principe juridique de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte canadienne. À cet égard également, nous partageons, comme nous l’avons déjà mentionné, l’opinion de la juge de première instance et de la Cour d’appel du Québec.
D. La contestation des appelants fondée sur la Charte québécoise
266 La Charte québécoise est un document quasi constitutionnel très important. Notre collègue la juge Deschamps conclut à l’existence d’une violation de l’art. 1, qui prévoit :
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
Il possède également la personnalité juridique.
267 L’article 1 de la Charte québécoise doit se lire conjointement avec l’art. 9.1 :
9.1 Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
268 Le fondement factuel de l’opinion de notre collègue la juge Deschamps semble se réduire, dans une large mesure, à sa perception du problème des listes d’attente au Québec, un point que nous avons déjà analysé à partir du par. 210.
269 En ce qui concerne les principes juridiques applicables en vertu de la Charte québécoise, notre Cour a relevé, dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, une analogie opérationnelle entre l’article premier de la Charte canadienne et l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Cependant, l’art. 9.1 comporte une caractéristique additionnelle, celle d’imposer au demandeur l’obligation d’exercer les droits garantis par la Charte québécoise dans le « respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec ». Ces restrictions s’avèrent particulièrement pertinentes quant au contexte de l’examen d’un système de santé public dans lequel se situe la présente demande.
270 En l’absence de disposition contraire explicite, aucune loi adoptée conformément à la compétence législative de l’Assemblée nationale du Québec ne peut déroger à ses art. 1 à 38 (art. 52). La Charte québécoise a été adoptée et est entrée en vigueur plusieurs années avant la Charte canadienne. Elle s’applique non seulement aux mesures étatiques mais encore à maintes formes de rapports privés. Elle recoupe souvent les mêmes domaines d’application que la Charte canadienne. Néanmoins, elle se distingue par sa formulation et sa méthodologie (A. Morel, « La coexistence des Chartes canadienne et québécoise : problèmes d’interaction » (1986), 17 R.D.U.S. 49, p. 80‑81; Godbout c. Longueuil (Ville de), [1995] R.J.Q. 2561 (C.A.), p. 2568, le juge Baudouin).
271 Essentiellement, l’art. 1 de la Charte québécoise offre le même genre de protection que l’art. 7 de la Charte canadienne, sans toutefois mentionner les principes de justice fondamentale. Comme nous l’avons vu, il se lit ainsi :
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
Il possède également la personnalité juridique.
272 Sous le régime de l’art. 1 de la Charte québécoise, comme à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, il incombe au demandeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que la règle de droit contestée porte atteinte aux droits et libertés qui lui sont garantis. Une fois cette preuve faite, l’analyse peut alors porter sur l’art. 9.1 de la Charte québécoise, afin de déterminer si l’exercice du droit en question respecte les « valeurs démocratiques, [. . .] l’ordre public et [le] bien‑être général des citoyens du Québec ».
273 Nous estimons que, selon la preuve, l’exercice par les appelants des droits garantis par la Charte québécoise qu’ils revendiquent pour contrer l’interdiction de souscrire une assurance privée ne respecterait pas les « valeurs démocratiques » ou « l’ordre public », étant donné que l’avenir d’un régime de santé public unique doit dépendre de représentants élus. L’exercice de ces droits ne respecterait pas non plus le « bien‑être général des citoyens du Québec », qui sont les bénéficiaires désignés du système de santé, et, en particulier, le bien‑être des Québécois moins favorisés.
274 Les personnes qui sollicitent une assurance maladie privée sont celles qui en ont les moyens et qui y sont admissibles. Ce sont les membres de la société qui sont plus favorisés. Ils se distinguent de la population générale non pas par leurs problèmes de santé, qui sont communs à toutes les couches sociales, mais plutôt par leur revenu. Nous partageons l’avis du juge en chef Dickson selon lequel la Charte canadienne ne doit pas devenir un instrument utilisé par les riches pour « écarter » les avantages d’un régime législatif qui vient en aide aux membres plus pauvres de la société. Comme il l’a fait observer dans l’arrêt Edwards Books, p. 779 :
Je crois que lorsqu’ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu’elle ne devienne pas simplement l’instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l’objet est d’améliorer le sort des moins favorisés.
Il va sans dire que l’on redoute qu’une fois que leurs besoins en matière de santé auront été comblés au « niveau supérieur » les membres plus riches de la société deviennent moins enclins à continuer de faire pression sur le gouvernement pour qu’il améliore l’ensemble du système public.
275 Les observations du juge en chef Dickson deviennent encore plus pertinentes dans le cas de la Charte québécoise en raison de sa portée générale et de son applicabilité à une vaste gamme de rapports privés.
276 À notre avis, la charge de preuve ne joue pas un rôle déterminant quant à l’issue de l’affaire en l’espèce. La preuve étaye amplement la validité de l’interdiction de souscrire une assurance privée eu égard à la Charte québécoise. Les objectifs sont impérieux. L’existence d’un lien rationnel est démontrée. La décision se résume à une application du critère de l’atteinte minimale. Pour ce qui est des questions de politique socioéconomique, ce critère laisse une marge de manœuvre importante au législateur québécois. La conception, le financement et l’exploitation d’un système de santé public dans une société démocratique moderne comme le Québec représentent un défi de taille qui oblige à faire des choix difficiles. En fin de compte, nous concluons que le choix fait par l’Assemblée nationale du Québec, au cours de la génération précédente, compte toujours parmi la gamme d’options justifiables au regard de l’art. 9.1. Confier la conception du système de santé aux tribunaux ne représente pas un choix judicieux.
277 À cet égard, il faut se rappeler que les dispositions législatives contestées en vertu de l’art. 1 concernent tous les citoyens du Québec. Elles visent des préoccupations partagées par tous les citoyens ainsi que des droits appartenant à chacun d’eux. La solution législative touche non seulement les individus, mais encore la société dont ils font partie. Il s’agit d’un problème auquel le législateur a tenté d’apporter une solution acceptable pour tous, conformément à l’esprit du préambule de la Charte québécoise :
CONSIDÉRANT que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques, destinés à assurer sa protection et son épanouissement;
Considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi;
Considérant que le respect de la dignité de l’être humain et la reconnaissance des droits et libertés dont il est titulaire constituent le fondement de la justice et de la paix;
Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien‑être général;
. . .
278 La preuve que nous avons examinée plus haut établit que les dispositions contestées faisaient partie d’un système soucieux de protéger les intérêts de tous, et non de certains seulement.
279 Nous rejetterions le pourvoi.
ANNEXE
Loi sur l’assurance maladie, L.R.Q., ch. A‑29
15. Nul ne doit faire ou renouveler un contrat d’assurance ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat d’assurance par lequel un service assuré est fourni ou le coût d’un tel service est payé à une personne qui réside ou est réputée résider au Québec ou à une autre personne pour son compte, en totalité ou en partie.
. . .
Loi sur l’assurance‑hospitalisation, L.R.Q., ch. A‑28
11. 1. Nul ne doit faire ou renouveler un contrat ou effectuer un paiement en vertu d’un contrat par lequel
a) un service hospitalier compris dans les services assurés doit être fourni à un résident ou le coût doit lui en être remboursé;
b) l’hospitalisation d’un résident est la condition du paiement; ou
c) le paiement dépend de la durée du séjour d’un résident comme patient dans une installation maintenue par un établissement visé dans l’article 2.
2. Le présent article ne s’applique pas durant le temps suivant l’arrivée d’une personne comme résident au Québec pendant lequel elle n’est pas une personne assurée.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Procureurs de l’appelant George Zeliotis : Trudel & Johnston, Montréal.
Procureurs de l’intimé le procureur général du Québec : Bernard, Roy & Associés, Montréal.
Procureurs de l’intimé le procureur général du Canada : D’Auray, Aubry, LeBlanc & Associés, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureurs des intervenants Sénateur Michael Kirby, Sénatrice Marjory Lebreton, Sénatrice Catherine Callbeck, Sénatrice Joan Cook, Sénatrice Jane Cordy, Sénatrice Joyce Fairbairn, Sénateur Wilbert Keon, Sénatrice Lucie Pépin, Sénatrice Brenda Robertson et Sénateur Douglas Roche : Lerners, Toronto.
Procureurs des intervenantes l’Association médicale canadienne et l’Association canadienne d’orthopédie : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureur des intervenants le Comité de la Charte et des questions de pauvreté et la Coalition canadienne de la santé : Université d’Ottawa, Ottawa.
Procureurs des intervenantes Cambie Surgeries Corp., False Creek Surgical Centre Inc., Delbrook Surgical Centre Inc., Okanagan Plastic Surgery Centre Inc., Specialty MRI Clinics Inc., Fraser Valley MRI Ltd., Image One MRI Clinic Inc., McCallum Surgical Centre Ltd., 4111044 Canada Inc., South Fraser Surgical Centre Inc., Victoria Surgery Ltd., Kamloops Surgery Centre Ltd., Valley Cosmetic Surgery Associates Inc., Surgical Centres Inc., British Columbia Orthopaedic Association et British Columbia Anesthesiologists Society : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.
* Le 4 août 2005, la Cour a suspendu le jugement pour une période de 12 mois à compter de la date du jugement.