COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 201, 2005 CSC 14
Date : 20050331
Dossier : 29297
Entre :
Edwidge Casimir
Appelante
c.
Procureur général du Québec
Intimé
‑ et ‑
Procureur général du Canada, Fédération nationale des conseillères
et conseillers scolaires francophones, Commission nationale des
parents francophones, Commissaire aux langues officielles du Canada,
Association franco‑ontarienne des conseils scolaires catholiques,
Association des conseillers(ères) des écoles publiques de l’Ontario,
Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada
et Fédération des associations de juristes d’expression française de
common law inc.
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish
Motifs de jugement :
(par. 1 à 61)
La Cour
______________________________
Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 201, 2005 CSC 14
Edwidge Casimir Appelante
c.
Procureur général du Québec Intimé
et
Procureur général du Canada, Fédération nationale des conseillères
et conseillers scolaires francophones, Commission nationale des
parents francophones, Commissaire aux langues officielles du Canada,
Association franco‑ontarienne des conseils scolaires catholiques,
Association des conseillers(ères) des écoles publiques de l’Ontario,
Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada
et Fédération des associations de juristes d’expression française de
common law inc. Intervenants
Répertorié : Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général)
Référence neutre : 2005 CSC 14.
No du greffe : 29297.
2004 : 22 mars; 2005 : 31 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Gendreau, Mailhot et Forget), [2002] R.J.Q. 1285, [2002] J.Q. no 1127 (QL), qui a annulé une décision de la juge Grenier, [2001] R.J.Q. 218, [2000] J.Q. no 5789 (QL). Pourvoi accueilli en partie.
Brent D. Tyler et Walter C. Elmore, pour l’appelante.
Benoît Belleau, Dominique A. Jobin et Carole Soucy, pour l’intimé.
Claude Joyal et Marc Tremblay, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Colin K. Irving et Douglas Mitchell, pour l’intervenante la Commissaire aux langues officielles du Canada.
Michel Doucet et Christian E. Michaud, pour les intervenantes la Fédération nationale des conseillères et conseillers scolaires francophones et la Commission nationale des parents francophones.
Michelle Vaillancourt, Margot Blight et Mark C. Power, pour les intervenantes l’Association franco‑ontarienne des conseils scolaires catholiques et l’Association des conseillers(ères) des écoles publiques de l’Ontario.
Ronald F. Caza et Joël M. Dubois, pour les intervenantes la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada et la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law inc.
Le jugement suivant a été rendu par
1 La Cour — Il s’agit en l’espèce de déterminer si la tentative du législateur québécois de définir les catégories de titulaires de droits établies à l’art. 23 de la Charte canadienne des droits et libertés au moyen du critère de la « majeure partie » énoncé à l’art. 73 de la Charte de la langue française du Québec, L.R.Q., ch. C‑11 (« CLF »), constitue une restriction inconstitutionnelle des droits en question. Nous estimons que non; l’adjectif « majeure » doit cependant recevoir un sens « qualitatif » plutôt que « quantitatif ». Par conséquent, nous sommes d’avis d’accueillir en partie le pourvoi.
I. Aperçu
2 La protection des droits linguistiques des minorités offerte par l’art. 23 de la Charte canadienne fait partie intégrante de la protection générale des droits des minorités qui, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 79, a été reconnue comme étant un principe fondamental de la Constitution canadienne. Les droits linguistiques des minorités sont fondamentaux étant donné qu’« [u]ne langue est plus qu’un simple moyen de communication; elle fait partie intégrante de l’identité et de la culture du peuple qui la parle » : Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 362; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 748‑749. La protection constitutionnelle des droits linguistiques des minorités est nécessaire pour assurer la solidité et la vitalité des communautés linguistiques minoritaires, composantes essentielles à l’épanouissement du Canada comme pays bilingue.
3 Les droits à l’instruction jouent un rôle fondamental en matière de protection et d’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires. En effet, « [l]es droits à l’instruction dans la langue de la minorité permettent d’atteindre les objectifs de préservation de la langue et de la culture » : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62, par. 26; voir aussi Arsenault‑Cameron c. Île‑du‑Prince‑Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3, 2000 CSC 1, par. 26; Mahe, p. 363‑364. L’instruction dans la langue de la minorité est un outil nécessaire pour assurer la vitalité linguistique et culturelle. Les écoles de la minorité ne font pas qu’enseigner les rudiments de la langue, elles servent également de centres communautaires où peuvent se dérouler les manifestations culturelles des membres de la minorité. Les droits à l’instruction garantis par l’art. 23 constituent donc la pierre angulaire de la protection des droits linguistiques des minorités.
II. Origine et rôle de l’art. 23 de la Charte canadienne
4 Avant l’entrée en vigueur des art. 16 à 23 de la Charte canadienne, l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 comportait déjà un embryon de régime linguistique. De plus, bien qu’elles n’aient eu aucune valeur constitutionnelle, des mesures législatives de portée considérable avaient été mises en application au niveau fédéral et dans plusieurs provinces, telles la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.), adoptée par le Parlement du Canada en 1969, la CLF au Québec ou la Loi sur les langues officielles du Nouveau‑Brunswick, S.N.B. 1969, ch. 14 (voir M. Bastarache, « Introduction », dans M. Bastarache, dir., Les droits linguistiques au Canada (2e éd. 2004), 1, p. 24‑26). Ces ensembles législatifs encadrent des situations qui mettent en jeu non seulement des droits individuels, mais aussi la vie des communautés linguistiques et la perception que celles‑ci ont de leur avenir.
5 L’existence de ces deux niveaux de rapports sociaux et juridiques rend délicat l’effort d’aménagement des droits linguistiques. Il s’agit en effet, d’une part, d’assurer l’épanouissement personnel des membres des minorités et de leurs familles dans chaque province ou territoire. D’autre part, sur le plan collectif, ces questions linguistiques mettent en jeu le développement et la présence des minorités anglophones au Québec et des francophones ailleurs au Canada. Elles mettent aussi inéluctablement en cause la perception que la communauté francophone du Québec a de son avenir au Canada, puisque, majorité au Québec, elle se trouve minoritaire au Canada et encore davantage dans l’ensemble nord‑américain. Ajoutons à ce tableau les difficultés graves engendrées par le taux d’assimilation des minorités francophones hors Québec, pour lesquelles les droits linguistiques actuels représentent des acquis récents, chèrement et difficilement obtenus. L’interprétation judiciaire fait alors face à la responsabilité de concilier des priorités et intérêts parfois divergents et de ménager l’avenir de chaque communauté linguistique. Ainsi, le contexte social, démographique et historique de notre pays constitue nécessairement la toile de fond de l’analyse des droits linguistiques. Celle‑ci ne saurait s’effectuer dans l’abstrait, sans égard au contexte qui a conduit à la reconnaissance de ces droits ou aux préoccupations auxquelles leurs modalités d’application actuelles sont censées répondre.
6 La présence même de l’art. 23 dans la Charte canadienne témoigne de la reconnaissance, par la Constitution de notre pays, du caractère essentiel des deux langues officielles dans la formation du Canada et dans sa vie contemporaine (Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773, 2002 CSC 53, par. 22). Elle confirme aussi que la nécessité et la volonté d’assurer la permanence et l’épanouissement de communautés linguistiques ont constitué l’un des objectifs premiers du régime de droits linguistiques qui s’est établi graduellement au Canada. Bien que la reconnaissance et la définition de ces droits aient été marquées parfois de difficultés et de conflits dont certains se trouvent encore aujourd’hui devant les tribunaux, la présence de deux communautés linguistiques distinctes au Canada et la volonté de leur faire une place importante dans la vie canadienne constituent l’un des fondements du régime fédéral établi en 1867, comme notre Cour l’a souligné dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 59 :
Le principe du fédéralisme facilite la poursuite d’objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. C’est le cas au Québec, où la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte. Ce n’est pas le simple fruit du hasard. La réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d’une structure fédérale pour l’union canadienne en 1867. Tant pour le Canada‑Est que pour le Canada‑Ouest, l’expérience de l’Acte d’Union, 1840 (R.‑U.), 3‑4 Vict., ch. 35, avait été insatisfaisante. La structure fédérale adoptée à l’époque de la Confédération a permis aux Canadiens de langue française de former la majorité numérique de la population de la province du Québec, et d’exercer ainsi les pouvoirs provinciaux considérables que conférait la Loi constitutionnelle de 1867 de façon à promouvoir leur langue et leur culture. Elle garantissait également une certaine représentation au Parlement fédéral lui‑même.
7 Rattaché au principe plus large de la protection des droits des minorités que notre Cour a reconnu comme l’un des principes fondamentaux de la Constitution canadienne dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, l’art. 23 reflète une volonté commune de protéger les minorités linguistiques francophones ou anglophones au Canada et de favoriser leur épanouissement. En effet, toute garantie générale de droits linguistiques témoigne d’un respect et d’un intérêt fondamental pour les cultures qu’expriment les langues protégées (Mahe, p. 362). Ainsi, la reconnaissance de droits à l’éducation dans la langue d’une minorité contribue à la préservation de la langue et de la culture minoritaire, ainsi que de la minorité elle‑même (Doucet‑Boudreau, par. 26). Dans cet esprit, notre Cour s’est montrée sensible aux inquiétudes et à la dynamique linguistique du Québec, où se trouve concentrée la majorité des membres de la minorité francophone du Canada (voir, par exemple : Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, p. 82; Ford, p. 777‑778; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, p. 851).
8 Lors du rapatriement de la Constitution canadienne, l’adoption de l’art. 23 de la Charte canadienne confirmait l’intention du constituant de garantir à toutes les minorités linguistiques au Canada des droits scolaires en principe identiques (Arsenault‑Cameron, par. 26). Cependant, ce principe connaît une atténuation importante dans le cas du Québec. En effet, l’art. 59 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit que l’al. 23(1)a) ne s’applique pas au Québec. Il ne peut entrer en vigueur qu’avec l’autorisation de l’Assemblée nationale ou du gouvernement du Québec. Jusqu’à présent, cette autorisation n’a pas été accordée. Dans cette mesure, l’art. 59 limite les catégories de titulaires de droits au Québec à celles décrites à l’al. 23(1)b) et au par. 23(2) (Quebec Association of Protestant School Boards, p. 82). Par cette définition de catégories de titulaires de droits, en principe uniformes dans l’ensemble du Canada, mais restreintes au Québec par l’effet de l’art. 59, le constituant a aussi écarté la solution du libre choix de la langue d’enseignement au Québec (P. Foucher, « Les droits linguistiques en matière scolaire », dans M. Bastarache, dir., Les droits linguistiques au Canada (1986), 269, p. 277; J.‑P. Proulx, « Les normes périjuridiques dans l’idéologie québécoise et canadienne en matière de langue d’enseignement » (1988), 19 R.G.D. 209, p. 219; A. Braën, « Les droits scolaires des minorités de langue officielle au Canada et l’interprétation judiciaire » (1988), 19 R.G.D. 311, p. 317 et 319).
9 Le texte actuel de l’art. 23 témoigne indubitablement des difficultés éprouvées au cours des discussions et des négociations qui ont précédé le rapatriement de la Constitution canadienne en 1982. Dans l’élaboration de ces droits constitutionnels, on ne pouvait rester sourd aux demandes des francophones hors Québec visant la reconnaissance d’une égalité réelle dans le domaine de l’éducation. Il était aussi impossible d’ignorer les inquiétudes de la minorité anglophone du Québec à la suite des conflits linguistiques survenus à partir de la « Révolution tranquille » et ayant culminé avec l’adoption de la CLF. Enfin, l’anxiété d’une partie importante des francophones québécois à l’égard de l’avenir de leur langue était un fait connu, ne serait‑ce qu’en raison des perturbations qu’elle engendrait dans la vie politique canadienne et encore davantage dans celle du Québec. Notre Cour a d’ailleurs reconnu l’existence de cette crainte des francophones québécois de voir disparaître leur langue maternelle, lorsqu’elle a procédé, en vertu de l’article premier de la Charte canadienne, à une analyse de la preuve soumise par les parties pour démontrer l’existence d’un objectif important et légitime de la loi sur la langue d’affichage (Ford, p. 778).
10 Le fédéralisme continue d’ailleurs de jouer un rôle important dans l’application de l’art. 23. Étant donné que l’éducation est un chef de compétence provinciale, chacune des provinces a un intérêt légitime dans la prestation et la réglementation de services d’enseignement dans la langue de la minorité : Arsenault‑Cameron, par. 53. Cependant, sauf en ce qui concerne le Québec et l’al. 23(1)a), tous les régimes provinciaux d’enseignement dans la langue de la minorité doivent respecter les exigences de l’art. 23 de la Charte canadienne. Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Arsenault‑Cameron, par. 40, « [b]ien que le ministre soit responsable de l’élaboration de la politique applicable en matière d’enseignement, son pouvoir discrétionnaire est assujetti à la Charte. »
11 Nous sommes d’avis que le par. 73(2) CLF peut être interprété d’une manière conforme au par. 23(2) de la Charte.
III. Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes
12 Charte de la langue française, L.R.Q., ch. C‑11
72. L’enseignement se donne en français dans les classes maternelles, dans les écoles primaires et secondaires sous réserve des exceptions prévues au présent chapitre.
Cette disposition vaut pour les organismes scolaires au sens de l’Annexe et pour les établissements d’enseignement privés agréés aux fins de subventions en vertu de la Loi sur l’enseignement privé (chapitre E‑9.1) en ce qui concerne les services éducatifs qui font l’objet d’un agrément.
Le présent article n’empêche pas l’enseignement en anglais afin d’en favoriser l’apprentissage, selon les modalités et aux conditions prescrites dans le Régime pédagogique établi par le gouvernement en vertu de l’article 447 de la Loi sur l’instruction publique (chapitre I‑13.3).
73. Peuvent recevoir l’enseignement en anglais, à la demande de l’un de leurs parents :
1º les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et a reçu un enseignement primaire en anglais au Canada, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire reçu au Canada;
2º les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et qui ont reçu ou reçoivent un enseignement primaire ou secondaire en anglais au Canada, de même que leurs frères et sœurs, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire ou secondaire reçu au Canada;
3º les enfants dont le père et la mère ne sont pas citoyens canadiens mais dont l’un d’eux a reçu un enseignement primaire en anglais au Québec, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire reçu au Québec;
4º les enfants qui, lors de leur dernière année de scolarité au Québec avant le 26 août 1977, recevaient l’enseignement en anglais dans une classe maternelle publique ou à l’école primaire ou secondaire, de même que leurs frères et sœurs;
5º les enfants dont le père ou la mère résidait au Québec le 26 août 1977, et avait reçu un enseignement primaire en anglais hors du Québec, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire reçu hors du Québec.
Il n’est toutefois pas tenu compte de l’enseignement en anglais reçu au Québec dans un établissement d’enseignement privé non agréé aux fins de subventions par l’enfant pour qui la demande est faite ou par l’un de ses frères et sœurs. Il en est de même de l’enseignement en anglais reçu au Québec dans un tel établissement, après le 1er octobre 2002, par le père ou la mère de l’enfant.
Il n’est pas tenu compte non plus de l’enseignement en anglais reçu en application d’une autorisation particulière accordée en vertu des articles 81, 85 ou 85.1.
75. Le ministre de l’Éducation peut conférer à des personnes qu’il désigne le pouvoir de vérifier l’admissibilité des enfants à l’enseignement en anglais en vertu de l’un ou l’autre des articles 73, 81, 85 et 86.1 et de statuer à ce sujet.
Charte canadienne des droits et libertés
23. (1) Les citoyens canadiens :
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,
ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.
(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.
(3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province :
a) s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité;
b) comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics.
Loi constitutionnelle de 1982
59. (1) L’alinéa 23(1)a) entre en vigueur pour le Québec à la date fixée par proclamation de la Reine ou du gouverneur général sous le grand sceau du Canada.
(2) La proclamation visée au paragraphe (1) ne peut être prise qu’après autorisation de l’assemblée législative ou du gouvernement du Québec.
. . .
IV. Les faits
13 L’arrêt de la Cour d’appel du Québec dont découle le présent pourvoi mettait en cause trois familles qui ont demandé des certificats d’admissibilité autorisant leurs enfants à fréquenter l’école publique de langue anglaise, conformément à l’art. 73 CLF. Leurs demandes ont été refusées pour le motif que les enfants n’avaient pas reçu la « majeure partie » de leur enseignement dans la langue de la minorité.
14 La famille Solski a quitté la Pologne en 1990 pour venir séjourner temporairement au Canada à des fins professionnelles. Leurs enfants, Mateusz et Karol, ont été autorisés à fréquenter temporairement l’école anglaise conformément à l’art. 85 CLF. En 1993, la famille Solski a décidé de s’établir au Québec et de demander la citoyenneté canadienne. Le certificat temporaire a expiré en juillet 1994. Les enfants ont donc commencé à fréquenter une école française en novembre 1994 et y ont poursuivi leurs études jusqu’en septembre 1997. La famille a obtenu la citoyenneté canadienne en mai 1997. Les enfants ont fait leur première année d’études secondaires à l’école anglaise pendant l’année scolaire 1997‑1998, même s’ils n’étaient pas autorisés à le faire. Au mois d’août 1998, l’école a demandé aux enfants Solski de se procurer un certificat d’admissibilité en vertu de la CLF. La personne désignée par le ministre de l’Éducation a rejeté la demande des Solski pour le motif que les études secondaires que leurs enfants avaient faites jusqu’alors n’étaient pas légales en raison de leur défaut d’obtenir des certificats d’admissibilité. Le comité de révision sur la langue d’enseignement (« comité de révision ») et le Tribunal administratif du Québec (« TAQ ») ont confirmé la décision de la personne désignée. Le TAQ a estimé qu’au primaire les enfants avaient reçu 34 mois d’enseignement en français, 24 mois en anglais grâce à l’exemption relative au séjour temporaire, ainsi qu’un mois d’enseignement en anglais qui était soi‑disant « illégal » étant donné qu’il avait été reçu après que le certificat temporaire eut expiré. Le TAQ a considéré, pour ce motif, que les enfants Solski avaient fait la majeure partie de leurs études primaires en français. Il a aussi conclu que la première année d’études secondaires des enfants à l’école anglaise était illégale parce que ceux‑ci n’avaient pas obtenu préalablement des certificats d’admissibilité, ajoutant qu’une telle situation ne saurait donner naissance à un droit.
15 L’appelante Edwidge Casimir est citoyenne canadienne et mère de deux enfants, Shanning et Edwin. Shanning a fait ses première et deuxième années dans le cadre d’un programme d’immersion en français, à l’école St. Elizabeth, qui était gérée par un conseil scolaire anglophone d’Ottawa. Elle y a reçu la moitié de son enseignement en français et l’autre moitié en anglais. En juillet 2000, la famille a déménagé à Montréal. Madame Casimir a demandé un certificat d’admissibilité sous le régime de l’art. 75 CLF afin d’envoyer Shanning à une école de la minorité linguistique anglaise. La personne désignée par le ministre a rejeté sa demande pour le motif que Shanning n’avait pas reçu la majeure partie de son enseignement en anglais, comme l’exige le par. 73(2) CLF. Comme nous l’avons vu dans le pourvoi connexe (Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson, [2005] 1 R.C.S. 257, 2005 CSC 16), Mme Casimir n’a pas demandé au TAQ d’examiner la décision de la personne désignée, mais a plutôt contesté la constitutionnalité de l’art. 73 devant la Cour supérieure.
16 Marie Lacroix est une citoyenne canadienne qui a fait ses études primaires et secondaires dans des écoles françaises au Québec. Elle a deux enfants, Ève et Amélie. Amélie a fait ses première et deuxième années dans une école française privée. Elle a ensuite fréquenté une école privée non subventionnée où 60 p. 100 de l’enseignement se donnait en anglais et 40 p. 100 en français. Madame Lacroix a demandé un certificat d’admissibilité en vertu de l’art. 75 CLF, mais ce certificat lui a été refusé pour le motif qu’Amélie ne satisfaisait pas au critère de la « majeure partie » énoncé au par. 73(2). Le comité de révision et le TAQ ont confirmé la décision de la personne désignée par le ministre.
V. Historique des procédures judiciaires
17 Pendant le recours devant le TAQ, la famille Solski a demandé à la Cour supérieure de rendre un jugement déclaratoire. Plus précisément, les Solski ont demandé à la cour de déclarer (1) que le par. 73(2) CLF est incompatible avec l’art. 23 de la Charte canadienne dans la mesure où le critère de la « majeure partie » restreint la catégorie des titulaires de droits admissibles, et (2) que les enfants Solski ont le droit, en vertu du par. 23(2), de recevoir leur enseignement secondaire en anglais au Québec. La cour a fait droit à leur demande : [2001] R.J.Q. 218. Après avoir examiné l’historique des dispositions contestées de la CLF et la jurisprudence relative à l’art. 23 de la Charte canadienne, la juge de première instance a conclu que le par. 23(2) n’établissait pas une exigence minimale. Plus particulièrement, l’emploi de l’indicatif présent « reçoit » indique que les rédacteurs entendaient conférer le droit prévu au par. 23(2) à l’enfant qui fait ses études dans la langue de la minorité au moment de la demande, peu importe celles qu’il a faites antérieurement (par. 138). La juge a également rejeté l’argument du procureur général selon lequel les enfants Solski demeuraient non admissibles du fait qu’ils avaient subséquemment fréquenté une école privée non subventionnée et qu’un tel établissement n’est pas assujetti à la CLF (par. 149 et suiv.). La cour a donc déclaré que le par. 73(2) était incompatible avec le par. 23(2) dans la mesure où il limitait la catégorie de personnes admissibles à l’enseignement dans la langue de la minorité. La juge de première instance s’est appuyée sur l’arrêt Quebec Association of Protestant School Boards de notre Cour pour conclure que cette violation du par. 23(2) ne pouvait être justifié au sens de l’article premier.
18 Le procureur général du Québec a appelé de cette décision devant la Cour d’appel, mais les Solski ont décidé de ne pas contester l’appel. En conséquence, la Cour d’appel a autorisé l’intervention des familles Casimir et Lacroix. L’appel a été accueilli : [2002] R.J.Q. 1285. La Cour d’appel a rejeté, pour cause d’incompatibilité avec l’objet de l’art. 23, l’interprétation du par. 23(2) donnée par la juge de première instance. Elle a exprimé l’avis que l’approche « ponctuelle » de la juge de première instance permettrait un accès quasi automatique à l’école anglaise privée ou publique subventionnée au Québec aux enfants de la majorité francophone ou aux allophones qui feraient un court passage à l’école privée anglaise non subventionnée. Elle a conclu que le critère de la « majeure partie » énoncé au par. 73(2) CLF est bien adapté à l’objet de l’art. 23, parce qu’il confère au ministre et, en fin de compte, à la Cour supérieure, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le pouvoir discrétionnaire de déterminer quels enfants sont légitimement titulaires de droits (par. 63). Par conséquent, la Cour d’appel n’a pas examiné l’article premier de la Charte canadienne.
19 Dans une ordonnance datée du 14 novembre 2002, la juge Deschamps a autorisé Edwidge Casimir à se substituer à Cezary et Isabella Solski en tant que partie. De plus, Mme Lacroix n’a pas déposé de demande d’autorisation d’appel de la décision de la Cour d’appel et n’est donc pas partie au présent pourvoi.
VI. Analyse
20 L’article 23 établit un code complet des droits à l’instruction dans la langue de la minorité, code qui confère un statut spécial aux communautés linguistiques minoritaires anglophones ou francophones. Dans l’arrêt Mahe, p. 369, la Cour a reconnu que ce statut spécial créerait des inégalités entre groupes linguistiques. Voir également l’arrêt Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, par. 32. En particulier, les anglophones du Québec et les francophones des territoires et des autres provinces jouiraient de droits refusés à d’autres groupes linguistiques. L’article 23 a été qualifié d’exception aux art. 15 et 27 de la Charte canadienne; il est plutôt un exemple des moyens de réaliser l’égalité réelle dans le contexte particulier des communautés linguistiques minoritaires. Bien que cette inégalité consacrée puisse résulter de négociations et d’un compromis politique, il ne s’ensuit pas que les droits garantis par l’art. 23 doivent recevoir une interprétation restrictive. La Cour a confirmé, à maintes reprises, que les droits linguistiques doivent recevoir une interprétation téléologique large et compatible avec le maintien et l’épanouissement des deux communautés linguistiques officielles du Canada : R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, par. 25; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), p. 850; Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 80; Arsenault‑Cameron, par. 27.
21 Les droits à l’instruction dans la langue de la minorité consacrés à l’art. 23 ont une portée nationale et un caractère réparateur. Au moment où cette disposition a été adoptée, ses rédacteurs connaissaient et considéraient inadéquats les divers régimes applicables aux minorités linguistiques anglophones et francophones du Canada. L’article 23 était destiné à offrir une solution uniforme qui permettrait de combler les lacunes de ces régimes. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Quebec Association of Protestant School Boards, p. 79‑80, relatif à la constitutionnalité des dispositions en matière d’enseignement contenues dans la CLF :
Sans doute est‑ce un régime général que le constituant a voulu instaurer au sujet de la langue de l’enseignement par l’art. 23 de la Charte et non pas un régime particulier pour le Québec. Mais, vu l’époque où il a légiféré, et vu surtout la rédaction de l’art. 23 de la Charte lorsqu’on la compare à celle des art. 72 et 73 de la Loi 101, il saute aux yeux que le jeu combiné de ces deux derniers articles est apparu au constituant comme un archétype des régimes à réformer ou que du moins il fallait affecter et qu’il lui a inspiré en grande partie le remède prescrit pour tout le Canada par l’art. 23 de la Charte.
En raison du caractère national de l’art. 23, la Cour a interprété les droits qu’il confère de façon uniforme pour toutes les provinces : Quebec Association of Protestant School Boards; Mahe; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.); Arsenault‑Cameron; Doucet‑Boudreau. Cependant, le contexte historique et social propre à chaque province n’est pas pour autant dépourvu de pertinence; il faut en tenir compte dans l’examen des approches adoptées par les provinces pour appliquer ces droits et dans les cas où une justification au sens de l’article premier de la Charte canadienne est nécessaire : Ford, p. 777‑781.
22 Devant notre Cour, on a proposé diverses façons d’interpréter l’art. 23. Des parties qui avaient des perceptions différentes de la réalité actuelle ont analysé la nature et la portée mêmes des droits à l’enseignement dans la langue de la minorité. Pour le procureur général du Québec, l’art. 23 est une disposition régissant l’application de droits collectifs; pour l’appelante, cet article concerne des droits individuels que les personnes admissibles peuvent exercer partout au Canada.
23 Comme c’est souvent le cas, ni l’une ni l’autre des interprétations n’est totalement dénuée de fondement (C. Ryan, « L’impact de la Charte canadienne des droits et libertés sur les droits linguistiques au Québec », Numéro spécial de la Revue du Barreau en marge du vingtième anniversaire de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, mars 2003, 543, p. 551). L’article 23 vise clairement à protéger et à préserver, partout au Canada, les deux langues officielles et les cultures qui s’y rattachent; son application touche forcément l’avenir des communautés linguistiques minoritaires. Les droits garantis par l’art. 23 sont, dans ce sens, des droits collectifs, ce que reflètent d’ailleurs les conditions assortissant leur exercice (Doucet‑Boudreau, par. 28). Leur application dépend du nombre d’élèves admissibles (Mahe, p. 366‑367; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), p. 850; Arsenault‑Cameron, par. 32). Néanmoins, bien qu’ils présupposent l’existence d’une communauté linguistique susceptible d’en bénéficier, ces droits ne se définissent pas avant tout comme des droits collectifs. Un examen attentif de la formulation de l’art. 23 révèle qu’il s’agit de droits individuels en faveur de personnes appartenant à des catégories particulières de titulaires de droits.
24 Il s’agit principalement, en l’espèce, de décider quelle interprétation doit être donnée au par. 23(2) de la Charte canadienne et si le critère de la « majeure partie », établi dans la CLF, est compatible avec l’exigence constitutionnelle que formule ce paragraphe. À cette fin, il importe d’énoncer brièvement l’interprétation que le ministre et le TAQ ont donnée du critère de la « majeure partie » établi au par. 73(2), de même que celle adoptée par l’intimé le procureur général du Québec.
A. Article 73 : le critère de la « majeure partie »
25 Le paragraphe 73(2) CLF énonce les conditions d’admissibilité d’un enfant à l’enseignement en anglais au Québec. En voici le texte :
73. Peuvent recevoir l’enseignement en anglais, à la demande de l’un de leurs parents :
. . .
2º les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et qui ont reçu ou reçoivent un enseignement primaire ou secondaire en anglais au Canada, de même que leurs frères et sœurs, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire ou secondaire reçu au Canada;
Le ministre interprète le critère de la « majeure partie » de façon disjonctive et strictement mathématique. Il tient compte de la fréquentation de l’école primaire ou de l’école secondaire par un enfant, mais non des deux à la fois (dossier de l’appelant, vol. III, p. 400‑435). De plus, il décide de l’admissibilité uniquement en fonction du nombre de mois passés à étudier dans chaque langue, sans tenir compte d’autres facteurs comme l’existence de programmes linguistiques ou de problèmes d’apprentissage ou d’autres difficultés, dont il sera question plus loin. Le TAQ a adopté cette interprétation : Affaires sociales — 288, [1999] T.A.Q. 269; S.A. c. Comité de révision sur la langue d’enseignement, [2001] T.A.Q. 935; J.B. c. Comité de révision sur la langue d’enseignement, [2002] T.A.Q. 15.
26 Le procureur général du Québec préconise lui aussi cette interprétation mathématique restrictive. Il soutient que le critère de la « majeure partie » révèle l’existence ou non d’un lien suffisant entre l’enfant et la communauté linguistique minoritaire. Selon lui, l’existence d’un lien suffisant est nécessaire à la réalisation de l’objet de l’art. 23, qui est de garantir l’instruction dans la langue de la minorité aux membres d’une communauté linguistique particulière. La condition requérant l’existence d’un lien suffisant empêche les allophones ou les membres de la majorité linguistique de recevoir leur enseignement en anglais à titre de traitement de faveur (mémoire de l’intimé, par. 50, 67‑68). Il ajoute que chaque législature provinciale peut, en vertu de sa compétence en matière d’éducation, établir les conditions requises pour fréquenter les écoles de la minorité linguistique (mémoire de l’intimé, par. 73‑74). Il estime que le critère de la « majeure partie » établit une norme objective et facile à comprendre qui sert de substitut constitutionnellement acceptable à la condition requérant l’existence d’un lien suffisant (mémoire de l’intimé, par. 65).
27 Nous ne pouvons accepter que l’interprétation mathématique restrictive puisse être compatible avec le par. 23(2) de la Charte canadienne. Ce paragraphe a pour objet d’identifier une seule catégorie de bénéficiaires. Il doit être interprété de manière large et compatible avec l’objectif constitutionnel de protection des communautés linguistiques minoritaires.
28 Compte tenu de l’interprétation que doit recevoir le par. 23(2) et que nous allons exposer en détail plus loin, nous estimons que, pour respecter cette disposition constitutionnelle, le critère de la « majeure partie » qu’établit la CLF doit comporter une évaluation qualitative plutôt que strictement quantitative du cheminement scolaire de l’enfant, évaluation permettant de déterminer si cet enfant a reçu une partie importante — sans qu’il s’agisse nécessairement de la plus grande partie — de son instruction, considérée globalement, dans la langue de la minorité. En fait, le cheminement scolaire antérieur et actuel est le meilleur indice d’engagement authentique à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité. Cette évaluation est à la fois subjective, en ce sens qu’il est nécessaire d’examiner l’ensemble de la situation de l’enfant, et objective, en ce sens que le ministre, le TAQ et les tribunaux judiciaires doivent déterminer si, compte tenu de la situation personnelle de l’enfant et de son cheminement scolaire antérieur et actuel, l’admission de celui‑ci cadre avec l’objet général du par. 23(2) et, en particulier, avec la nécessité de protéger et de renforcer la communauté linguistique minoritaire en conférant des droits individuels à une catégorie particulière de bénéficiaires.
B. Paragraphe 23(2) : continuité d’emploi de la langue d’instruction
29 Les droits à l’instruction dans la langue de la minorité garantis au par. 23(2) de la Charte canadienne ont trait à la langue d’instruction de l’enfant plutôt qu’à celle des parents. Comme dans le cas de l’al. 23(1)b), les titulaires de droits sont les parents, même si la norme d’application est celle de la langue d’instruction de l’enfant. Le paragraphe 23(2) est ainsi conçu :
23. . . .
(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.
Comme nous l’avons vu, le par. 23(2) doit recevoir une interprétation téléologique; cette interprétation doit refléter sa nature réparatrice et être compatible avec l’intention d’adopter un ensemble uniforme de droits minimums qui, dans les faits, limitent la compétence provinciale en matière d’éducation.
30 Le paragraphe 23(2) a pour objet précis de garantir le droit à la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité, de préserver l’unité familiale et de favoriser la liberté de circulation et d’établissement. Les rédacteurs voulaient qu’un enfant qui a étudié ou qui étudie dans une langue officielle puisse terminer ses études dans cette langue, là où elle est minoritaire. Voici ce qu’a expliqué le ministre de la Justice de l’époque, l’honorable Jean Chrétien :
L’opinion de ce gouvernement, monsieur le président, est à l’effet que de tels droits doivent être protégés par la Constitution, parce qu’ils sont essentiels à la nature même du Canada. Si l’on enlève le droit à l’instruction dans la langue de la minorité, l’on met sérieusement en danger le droit d’avoir un emploi n’importe où au Canada. Les Canadiens de langue anglaise qui viennent s’installer au Québec veulent avoir le droit d’envoyer leurs enfants dans une école où la langue d’instruction est l’anglais. . .
De même, les Canadiens de langue française ne veulent pas s’installer dans d’autres régions du Canada à moins qu’ils ne puissent envoyer leurs enfants dans une école où l’instruction est offerte dans leur langue. La seule façon de remédier à cette situation est de garantir ces droits dans la Constitution. D’ailleurs, sans une garantie des droits à l’instruction dans la langue de la minorité, il ne peut y avoir entière liberté de circulation et d’établissement.
(Débats de la Chambre des communes, vol. III, 1re sess., 32e lég., 6 octobre 1980, p. 3286)
L’intitulé de cette disposition, « Continuité d’emploi de la langue d’instruction », s’harmonise avec cette interprétation. De plus, lorsqu’un enfant a reçu ou reçoit son instruction dans la langue de la minorité, ses frères et sœurs ont également droit à l’instruction dans la langue de la minorité. Dans l’article intitulé « Les droits scolaires des minorités linguistiques », qui figure dans l’ouvrage de G.‑A. Beaudoin et E. P. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), 941, p. 953, P. Foucher confirme que l’unicité de la famille est un aspect fondamental de cette disposition.
31 Cependant, de nombreuses personnes remplissent les conditions requises par l’art. 23 sans appartenir à la minorité, même les francophones hors Québec qui ont choisi de faire instruire leurs enfants en anglais. À cet égard, même si, en définitive, l’art. 23 vise la protection et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires, le par. 23(2) s’applique, indépendamment de la possibilité que les parents ou les enfants admissibles ne soient pas francophones ou anglophones ou qu’ils ne parlent pas ces langues à la maison. Les conditions qui doivent être remplies en vertu de l’art. 23 reflètent le fait que les néocanadiens décident notamment d’adopter l’une ou l’autre langue officielle, ou les deux à la fois, en tant que participants au régime linguistique canadien. Nous allons maintenant examiner quelle interprétation du par. 23(2) s’harmonise avec cet objet.
32 Les termes « a reçu », utilisés dans l’expression « a reçu ou reçoit », apparaissent également (quoique à la troisième personne du pluriel : « ont reçu ») à l’al. 23(1)b), qui donne aux parents ayant reçu leur instruction en français ou en anglais au niveau primaire le droit de faire instruire leurs enfants dans la langue de cette instruction lorsqu’elle constitue la langue de la minorité dans la province où ils habitent. Les termes « a reçu » ou « ont reçu » évoquent le « dossier scolaire », le « cheminement scolaire » ou encore le « parcours scolaire », pour reprendre l’expression utilisée par la Cour d’appel en l’espèce. L’alinéa 23(1)b) et le par. 23(2) partagent le même objet et doivent être interprétés de la même façon.
33 Une mesure législative provinciale établissant des critères applicables au cheminement scolaire de l’enfant est utile. Toutefois, ces critères doivent s’harmoniser avec l’objet de l’art. 23. Il ressort de cet objet que l’art. 23 garantit à la fois un droit social et collectif et un droit civil et individuel. En fait, il faut souligner là encore que, pour être admissibles sous le régime de l’art. 23, les enfants n’ont pas à posséder une connaissance pratique de la langue de la minorité ni à appartenir à un groupe culturel identifié à cette langue. Cet article est une disposition réparatrice. Dans des arrêts antérieurs, notre Cour a tenu à préciser que l’art. 23 doit être interprété de manière à faciliter la réintégration, dans la communauté culturelle que l’école de la minorité est censée protéger et contribuer à épanouir, des enfants qui ont été isolés de cette communauté. Le paragraphe 23(2), en particulier, favorise la liberté de circulation et d’établissement ainsi que la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité, même si le changement de lieu de résidence n’est pas une condition d’exercice du droit garanti. Comme nous l’avons vu, l’art. 23 est également censé s’appliquer à des membres de communautés culturelles qui ne sont ni francophones ni anglophones. Pour procéder à une évaluation téléologique du critère d’admissibilité prévu au par. 23(2), il faut donc prendre en considération l’ensemble de la situation de l’enfant, y compris le temps passé dans chaque programme, l’étape des études à laquelle le choix de la langue d’instruction a été fait, les programmes qui sont offerts ou qui l’étaient et l’existence ou non de problèmes d’apprentissage ou d’autres difficultés. De cette façon, il est possible de déterminer si le cheminement scolaire global d’un enfant satisfait aux exigences du par. 23(2).
34 L’application de l’art. 23 est contextuelle. Elle doit tenir compte des disparités très réelles qui existent entre la situation de la communauté linguistique minoritaire du Québec et celle des communautés linguistiques minoritaires des territoires et des autres provinces. Le gouvernement provincial appelé à légiférer en matière d’éducation doit disposer de la latitude suffisante pour assurer la protection de la langue française tout en respectant les objectifs de l’art. 23. Comme l’a souligné le juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), p. 851, « il peut bien être nécessaire d'adopter des méthodes d'interprétation différentes dans divers ressorts qui tiennent compte de la dynamique linguistique particulière à chaque province ».
35 La question pertinente consiste donc à se demander si le critère de la « majeure partie » est compatible avec l’objet du par. 23(2) et s’il peut garantir que les enfants qu’il est censé protéger seront admis dans des écoles de la minorité linguistique. À notre avis, selon l’interprétation qu’en donne le TAQ, ce critère a une portée trop limitée; il ne permet pas de réaliser l’objet du par. 23(2) et on ne saurait donc dire qu’il le complète ou qu’il lui sert de substitut valable. Par conséquent, le critère de la « majeure partie » ne peut être sauvegardé que si on donne à l’adjectif « majeure » un sens qualitatif plutôt que quantitatif.
36 Le fait de donner à l’art. 73 une interprétation atténuante pour qu’il reste dans le champ des mesures autorisées par l’art. 23 de la Charte canadienne (Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680; Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2) est justifié, s’agissant d’un cas où une telle opération permet [traduction] « de mettre en œuvre l’essentiel de la politique législative, tout en éliminant les applications qui sont inconstitutionnelles » : P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (4e éd. 1997), p. 401. L’application d’une interprétation atténuante est également compatible avec la présomption que les lois édictées par le législateur sont censées respecter [traduction] « les normes consacrées dans la Constitution canadienne » : R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 367.
37 L’interprétation mathématique restrictive manque de souplesse et peut même avoir pour effet d’empêcher un enfant de recevoir un enseignement essentiel au maintien de son lien avec la communauté et la culture minoritaires. Par exemple, un enfant qui a fait ses première, deuxième et troisième années en français et ses quatrième, cinquième et sixième années en anglais pourrait avoir formé un lien suffisant avec la communauté linguistique minoritaire, sans toutefois remplir les conditions requises par le par. 73(2). Il se pourrait également que la langue apprise au cours des trois dernières années représente un meilleur indice que celle apprise pendant les trois premières années. Trop de facteurs pertinents sont passés sous silence. Bref, l’interprétation restrictive préconisée par le ministre de l’Éducation ne permet pas de traiter équitablement de nombreuses personnes qui doivent être considérées admissibles selon une interprétation téléologique du par. 23(2) de la Charte canadienne.
(1) La portée du par. 23(2)
38 Il est possible, en évaluant de manière qualitative le cheminement scolaire global d’un enfant pour déterminer s’il satisfait aux exigences du par. 23(2), de tenir compte d’un certain nombre de facteurs, y compris ceux mentionnés précédemment (c’est‑à‑dire le temps passé dans chaque programme, l’étape des études à laquelle le choix de la langue d’instruction a été fait, les programmes qui sont offerts ou qui l’étaient et l’existence ou non de problèmes d’apprentissage ou d’autres difficultés). Dans les paragraphes qui suivent, nous allons analyser les facteurs susmentionnés. Il faut toutefois reconnaître que la pertinence de chaque facteur varie selon les faits de chaque cas et que la situation et le cheminement scolaire antérieur et actuel de l’enfant en question peuvent également faire intervenir d’autres facteurs.
(2) Les facteurs à considérer
a) Combien de temps a été passé dans chaque programme?
39 Bien qu’il ne s’agisse pas d’un facteur déterminant, il est néanmoins important de prendre en considération la période totale — études primaires et secondaires combinées — que l’enfant a passée dans le programme d’enseignement dans la langue de la minorité pour déterminer si l’ensemble de son cheminement scolaire satisfait aux exigences du par. 23(2). La pertinence de ce facteur découle du fait que plus un enfant passe du temps dans un programme, plus il est facile de conclure à l’existence d’une intention réelle d’adopter cette langue d’enseignement plutôt que l’autre; ce facteur est un indice de l’appartenance à la communauté linguistique minoritaire officielle. Compte tenu des objectifs de l’art. 23, il ne suffit pas qu’un enfant soit inscrit depuis quelques semaines ou quelques mois à un programme donné pour qu’il soit possible de conclure que cet enfant ainsi que ses frères et sœurs sont admissibles aux programmes d’enseignement dans la langue de la minorité au Québec.
40 Étant donné que le temps qu’un enfant passe dans le programme d’enseignement dans la langue de la minorité peut témoigner de l’existence d’un lien plus important avec cette langue qu’avec celle de la majorité, l’objet du par. 23(2) — qui est de garantir le droit à la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité, de préserver l’unité familiale et de favoriser la liberté de circulation et d’établissement — entre en jeu. Par conséquent, il faut examiner, tant d’un point de vue subjectif que d’un point de vue objectif, la question du caractère suffisant du lien avec la langue de la minorité. Du point de vue subjectif, les circonstances révèlent‑elles une intention d’adopter la langue de la minorité comme langue d’enseignement? Du point de vue objectif, le cheminement scolaire et les choix faits à cet égard étayent‑ils l’existence d’un tel lien jusqu’à maintenant?
41 Cela dit, il importe de rappeler que le par. 23(2) de la Charte canadienne ne précise pas de période minimale que l’enfant devrait passer dans un programme d’enseignement dans la langue de la minorité pour que son cheminement scolaire satisfasse aux exigences de ce paragraphe. Il n’exige pas non plus que l’enfant ait passé plus de temps dans le programme d’enseignement de la minorité que dans celui de la majorité. Ce facteur ne doit donc pas être appliqué d’une manière strictement mathématique, ni considéré isolément. Il faut plutôt considérer le temps passé dans chaque programme conjointement avec les autres facteurs analysés plus loin, et ce, au regard toujours de l’objet du par. 23(2).
b) À quelle étape des études le choix de la langue d’instruction a‑t‑il été fait?
42 L’étape des études à laquelle le choix de la langue d’instruction a été fait est un autre facteur qui peut se révéler utile pour décider si le cheminement scolaire d’un enfant satisfait aux exigences du par. 23(2). Il peut également s’avérer important de se demander quelle a été la première langue d’enseignement. Dans certains cas, la première langue choisie est un meilleur indice de l’intention d’adopter de façon permanente une langue de préférence à l’autre; dans d’autres cas, elle ne l’est pas. Les raisons d’un changement peuvent être révélatrices. S’il est fait au moment d’entrer à l’école secondaire, le choix de la langue de la minorité peut témoigner d’un engagement plus ferme et plus éclairé envers cette langue que s’il avait été fait dès les premières années du primaire, et ce, en raison des exigences scolaires plus strictes que comporte l’enseignement secondaire, ainsi que de son incidence sur les possibilités qui s’ouvriront en matière d’études postsecondaires. Comme nous l’avons vu, lorsque les faits révèlent un engagement à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité, l’objet du par. 23(2) — qui est de garantir le droit à la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité, de préserver l’unité familiale et de favoriser la liberté de circulation et d’établissement — entre en jeu.
c) Quels programmes sont offerts ou l’étaient?
43 Pour déterminer si le cheminement scolaire d’un enfant satisfait aux exigences du par. 23(2), il importe aussi de se demander quels programmes d’enseignement dans la langue de la minorité sont offerts ou l’étaient. Par exemple, si un enfant fait sa première année dans la langue de la minorité, mais passe ensuite les trois années scolaires subséquentes dans une région où la langue de la minorité n’est pas utilisée, il est clair que, selon l’interprétation restrictive de l’art. 73 CLF, il n’aura pas reçu la « majeure partie » de son enseignement dans la langue de la minorité. Cependant, selon une interprétation téléologique du par. 23(2) de la Charte canadienne, le temps passé dans le système d’enseignement dans la langue de la majorité ne doit pas être considéré comme indiquant un choix de cette langue comme langue d’instruction de l’enfant dans le cas où aucune école de la minorité linguistique n’était disponible. Le paragraphe 23(2) vise notamment à favoriser la liberté de circulation et d’établissement. Cet objet serait contrecarré et les parents et leurs enfants, de même que l’ensemble de la communauté linguistique minoritaire, seraient injustement pénalisés si, au moment où ils déménagent dans une région où l’enseignement dans la langue de la minorité est disponible, des enfants étaient empêchés de poursuivre leurs études dans cette langue simplement parce qu’ils ont vécu temporairement dans une région où l’enseignement en question n’était pas offert. Là encore, il est évident que la situation des élèves qui déménagent au Québec est unique, du fait que la possibilité de recevoir un enseignement en anglais dans les territoires et les autres provinces n’est pas contestée. Comme nous l’avons vu, le contexte géographique a toujours de l’importance.
44 Il importe également d’adopter un point de vue socioculturel et de tenir compte de la situation de chaque enfant pour déterminer si des programmes d’enseignement dans la langue de la minorité sont offerts ou l’étaient. En examinant la situation qui existe dans une province autre que le Québec, il faut se rappeler qu’il se pourrait que des parents assimilés aient envoyé leur enfant à l’école de la majorité linguistique et que, dans la dernière portion du cheminement scolaire de l’enfant, ils se soient ravisés et l’aient inscrit à l’école de la minorité linguistique pour l’aider à réintégrer la communauté linguistique minoritaire et à en adopter la culture. Il se peut que l’enfant ait disposé d’un programme d’enseignement dans la langue de la minorité pendant tout son cheminement scolaire, mais que le choix de l’y inscrire ne soit devenu viable que lorsque les parents assimilés ont décidé de l’aider à rétablir des liens avec la communauté linguistique minoritaire et sa culture. Dans ce contexte, l’objet réparateur du par. 23(2) entre en jeu et, comme nous l’avons vu, le droit qu’il garantit doit être interprété de manière à faciliter la réintégration, dans la communauté culturelle que l’école de la minorité est censée protéger et contribuer à épanouir, des enfants qui ont été isolés de cette communauté. Dans ces circonstances, il serait bon et conforme à l’objet du par. 23(2) que les frères et sœurs de cet enfant reçoivent leur instruction dans la langue de la minorité. Tout cela pour souligner que l’application de l’art. 23 doit tenir compte des disparités très réelles qui existent entre la situation de la communauté linguistique minoritaire du Québec et les communautés linguistiques minoritaires des territoires et des autres provinces. Par conséquent, bien qu’il soit possible que certains cheminements scolaires ne rendent pas admissibles à l’enseignement dans la langue de la minorité suivant une définition qualitative du critère de la « majeure partie » énoncé à l’art. 73 CLF, cela ne signifie pas qu’ils ne pourraient pas y donner ouverture dans le cadre d’autres régimes législatifs provinciaux d’enseignement dans la langue de la minorité, chaque régime tenant nécessairement compte du contexte historique et social particulier de la province qui l’adopte.
d) Existe‑t‑il des problèmes d’apprentissage ou d’autres difficultés?
45 Dans certains cas, les problèmes d’apprentissage dans une langue en particulier constituent un autre facteur pertinent. Par exemple, si un enfant fait ses première, deuxième et troisième années dans la langue de la minorité, puis ses quatrième, cinquième et sixième années dans la langue de la majorité, et qu’il éprouve des problèmes d’apprentissage dans cette langue, cet enfant sera pénalisé de manière inacceptable s’il est forcé de poursuivre ses études dans la langue de la majorité, particulièrement s’il a établi des liens plus étroits avec la communauté linguistique minoritaire, vu le fait qu’il juge plus facile de recevoir son instruction dans la langue de la minorité.
(3) Sommaire
46 Le critère de la « majeure partie », s’il est défini qualitativement, c’est‑à‑dire au sens de « partie importante », comme nous l’avons fait au par. 28, apporte une précision valable à l’expression « parcours ou cheminement scolaire ». Le critère de la « majeure partie » doit se prêter aux nuances et à la subjectivité requises pour déterminer si l’admission d’un enfant, compte tenu de la situation personnelle de celui‑ci, cadre avec l’objet du par. 23 et avec la nécessité particulière de protéger et renforcer la communauté linguistique minoritaire.
47 Le critère établi au par. 23(2) a pour objet de garantir le droit à la continuité de l’instruction dans la langue de la minorité et la liberté de circulation et d’établissement aux enfants qui poursuivent leurs études dans l’une des langues officielles. Dans la majorité des cas, l’enfant qui est légalement inscrit à un programme d’enseignement reconnu et qui le suit régulièrement est en mesure de poursuivre ses études dans la même langue. Cette conclusion est compatible avec le libellé du par. 23(2) et avec les objectifs de protection et d’épanouissement de la communauté linguistique minoritaire, ainsi qu’avec le fait qu’un enfant régulièrement inscrit à une école de la minorité linguistique a droit à un cheminement scolaire uniforme et ne devrait pas être déraciné et envoyé dans une école de la majorité linguistique. Un tel déracinement ne serait ni dans l’intérêt de la communauté linguistique minoritaire ni dans celui de l’enfant. Néanmoins, il est justifié de procéder à une évaluation qualitative de la situation pour déterminer s’il existe une preuve d’engagement authentique à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité, chaque province exerçant son pouvoir discrétionnaire en fonction de sa situation particulière, de son obligation de respecter les objectifs de l’art. 23 et de ses politiques d’enseignement.
48 Cette évaluation aura tant un caractère subjectif qu’un caractère objectif, ce qui exclut toute approche « ponctuelle » artificielle. Les gouvernements provinciaux ont le droit de s’assurer que l’inscription au programme en question et la participation globale à ce programme, le cheminement scolaire antérieur et actuel de l’enfant, concordent avec l’appartenance à la catégorie de bénéficiaires définie au par. 23(2).
(4) Autres questions
49 Nous allons maintenant examiner d’autres questions connexes : qu’en est‑il de la nature de l’enseignement? Comment faut‑il traiter les programmes d’immersion et les écoles privées lorsqu’il s’agit de déterminer si un enfant a le droit à l’instruction dans la langue de la minorité?
50 Le législateur québécois ne se demande pas si l’instruction dans une langue a été reçue dans le cadre d’un programme d’immersion ou dans une école de la minorité linguistique. Par exemple, Shanning Casimir a reçu la moitié de son instruction en anglais et la moitié en français dans le cadre d’un programme d’immersion en français. On a décidé qu’elle n’avait pas reçu la « majeure partie » de son instruction en anglais. Cette décision ne tient pas compte des différences importantes qui existent entre les programmes d’immersion et les programmes d’enseignement dans la langue de la minorité. À l’extérieur du Québec, les programmes d’immersion sont conçus pour donner une formation dans la langue seconde aux enfants qui fréquentent les écoles destinées à ceux et celles qui adoptent la langue de la majorité. Ces programmes sont offerts dans un environnement où il existe une majorité linguistique et où la langue de la majorité est parlée en dehors des classes et pendant les activités parascolaires. Ils sont offerts dans des écoles de la majorité linguistique faisant partie du système scolaire de cette majorité. Il leur manque donc l’élément culturel essentiel à l’instruction dans la langue de la minorité, qui a été analysé dans l’arrêt Mahe. Dans cet arrêt, la Cour a insisté sur le besoin de la minorité de s’identifier avec les écoles lorsqu’elle a jugé que l’art. 23 garantit un droit de gestion aux représentants de la minorité. Par conséquent, même si rien dans le libellé du par. 23(2) n’assujettit à des limites strictes la nature de l’instruction, il serait contraire à l’objet de la disposition d’assimiler les programmes d’immersion à l’enseignement dans la langue de la minorité. À notre avis, reconnaître que les programmes d’immersion constituent un aspect de l’enseignement dans la langue de la minorité ne tient pas compte du fait que Shanning Casimir recevait, en fait, un enseignement pour anglophones et qu’elle avait des liens plus étroits avec la communauté anglophone qu’avec la communauté francophone. Par conséquent, en vertu des par. 23(2) de la Charte canadienne et 73(2) CLF, elle avait donc le droit de poursuivre ses études dans la langue de la minorité au Québec.
51 Le cas de la famille Solski et celui de la famille Lacroix soulèvent également, de manière incidente, la question de la prise en compte de la fréquentation des écoles privées. La Cour d’appel s’est montrée préoccupée par la possibilité que puisse être créé un « accès quasi‑automatique à l’école anglaise au Québec, aux enfants de la majorité francophone ou aux allophones, qui feraient un court passage à l’école privée anglaise non subventionnée » (par. 55). La juge de première instance a décrit plus adéquatement le problème comme étant l’existence d’écoles privées, qui établit une distinction entre « les bien et les moins bien nantis » (par. 153). En 2002, le législateur québécois a déposé le projet de loi 104, qui a modifié l’art. 73 CLF en excluant l’enseignement reçu dans une école anglaise privée non subventionnée du calcul requis pour l’application du critère de la « majeure partie » de l’enseignement reçu (L.Q. 2002, ch. 28, art. 3). Étant donné que la constitutionnalité de cette disposition n’est pas contestée devant notre Cour, mais qu’elle l’est dans le cadre d’autres procédures judiciaires, elle ne sera pas examinée en l’espèce. Il faut toutefois considérer que, avant ces modifications, le législateur québécois reconnaissait que la fréquentation d’une école privée non subventionnée pouvait être prise en considération dans le calcul de la « majeure partie » de l’enseignement reçu par un enfant.
52 Par ailleurs, le procureur général du Québec fait valoir que, bien que l’interprétation quantitative que l’on donne actuellement de l’art. 73 CLF ne soit pas la norme requise par le par. 23(2) de la Charte canadienne, cette interprétation est néanmoins justifiable au sens de l’article premier. Il estime que la situation linguistique unique du Québec au sein du Canada — la communauté linguistique provinciale majoritaire est, en même temps, la communauté linguistique nationale minoritaire — peut justifier le critère de la « majeure partie » selon l’interprétation qu’il donne de ce critère. Nous ne jugeons pas nécessaire d’examiner cette possibilité. Le fait de donner une interprétation atténuante de l’art. 73 permet au Québec d’atteindre ses objectifs législatifs tout en garantissant qu’aucune personne admissible en vertu de l’art. 23 de la Charte canadienne ne sera empêchée de fréquenter une école de la minorité linguistique si elle choisit de le faire. Nous allons néanmoins examiner brièvement les principales préoccupations du procureur général du Québec, pour démontrer que l’interprétation qualitative y répond adéquatement.
53 Le gouvernement du Québec craint que certains enfants francophones en viennent à pouvoir fréquenter des écoles anglaises subventionnées en s’inscrivant au préalable à une école anglaise privée non subventionnée et en y faisant un court passage. En particulier, il redoute que le modèle du libre choix soit indirectement ravivé (mémoire de l’intimé, par. 92). Ce modèle avait été introduit par le projet de loi 63, intitulé Loi pour promouvoir la langue française au Québec, L.Q. 1969, ch. 9. Pour qu’un enfant puisse recevoir son enseignement en anglais, il suffisait que les parents en fassent la demande au moment de son inscription à l’école. Comme nous l’avons souligné plus tôt, le projet de loi 104 a réglé ce problème. Comme la question de la constitutionnalité de cette mesure législative ne nous a pas été soumise, nous ne l’examinerons pas en l’espèce.
54 L’autre préoccupation majeure concerne les enfants d’immigrants. Toutefois, les enfants ayant immigré directement au Québec ne peuvent fréquenter l’école anglaise que dans deux cas : (1) lorsqu’un certificat de séjour temporaire leur a été délivré en vertu de l’art. 85 CLF, ou (2) lorsqu’ils fréquentent une école anglaise privée non subventionnée. Le Règlement sur l’exemption de l’application du premier alinéa de l’article 72 de la Charte de la langue française qui peut être accordée aux enfants séjournant au Québec de façon temporaire, (1997) 129 G.O. II, 2630, traite de la première de ces conditions. Ce règlement prévoit les cas où un enfant est exempté de l’obligation de recevoir son enseignement en français, prévue à l’art. 72 CLF. Les cas envisagés dans ce règlement peuvent être décrits comme ceux où il y a absence d’intention apparente de s’établir en permanence au Québec. Le procureur général du Québec affirme essentiellement que, puisque l’exemption prévue à l’art. 85 CLF vise les enfants dont la famille n’a aucune intention apparente de s’établir en permanence au Québec, il y a lieu d’écarter du calcul de la « majeure partie » la période pendant laquelle ils ont reçu leur enseignement en anglais grâce à l’exemption relative au séjour temporaire, si jamais leur famille décide d’habiter en permanence au Québec. En d’autres termes, le moment où l’immigration est envisagée (au lieu d’un simple séjour temporaire) devrait être considéré comme le nouveau point de départ pour décider de l’admissibilité. Cependant, comme dans le cas des écoles privées non subventionnées, l’Assemblée nationale a choisi de régler cette question dans le projet de loi 104, qui précise que les permis temporaires doivent être écartés du calcul de la « majeure partie ». Étant donné que le projet de loi 104 n’est pas en cause en l’espèce, nous estimons préférable de considérer — comme dans le cas des écoles non subventionnées — qu’avant l’adoption de ce projet de loi le Québec reconnaissait qu’il y avait lieu de prendre en considération l’enseignement reçu en vertu de ces permis. Le critère applicable relativement à cette période est la preuve d’un engagement à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité, peu importe comment il a pris naissance. À la suite de la modification de 2002, d’autres considérations interviennent et elles seront examinées en temps opportun.
55 La préoccupation exprimée par le législateur au sujet de l’immigration interprovinciale — c’est‑à‑dire au sujet des gens qui immigrent dans une autre province canadienne, y deviennent citoyens canadiens et déménagent ensuite au Québec — soulève une question différente. Nous croyons que notre interprétation du critère de la « majeure partie » répond à cette préoccupation.
56 Par conséquent, nous déclarons que le par. 73(2) CLF est valide, mais qu’il doit être interprété de façon à donner un sens qualitatif à l’adjectif « majeure ».
VII. Dispositif
57 Nous allons maintenant nous demander si les enfants Solski, Casimir et Lacroix remplissent les conditions requises pour recevoir leur instruction dans la langue de la minorité.
58 Les Solski n’ont pas participé à l’appel interjeté contre le jugement de première instance. Il n’est pas nécessaire d’examiner leur situation particulière.
59 Bien qu’elle n’ait pas été partie au présent pourvoi, Mme Lacroix est intervenue devant la Cour d’appel et, par souci de clarté, nous jugeons approprié d’examiner la situation de ses enfants à la lumière de notre décision en l’espèce. Selon nous, les enfants Lacroix avaient le droit qu’on tienne compte de l’année qu’ils ont passée dans une école anglaise privée non subventionnée dans le cadre du régime et de la pratique administrative en vigueur avant l’adoption du projet de loi 104, dont la constitutionnalité n’est pas examinée en l’espèce.
60 Les enfants Casimir avaient eux aussi le droit de fréquenter des établissements subventionnés de la minorité linguistique à cause de leur participation antérieure à des programmes d’immersion qui doivent être considérés comme de l’enseignement dans la langue de la majorité. Bien que Shanning Casimir ait suivi la moitié de ses cours en français, elle est admissible à l’enseignement en anglais, étant donné qu’elle a suivi ces cours dans un programme d’immersion en français et, par conséquent, dans un milieu anglophone.
VIII. Conclusion
61 Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis d’accueillir en partie le pourvoi. Nous concluons que les enfants Casimir et Lacroix étaient admissibles à l’enseignement en anglais. Interprété correctement, le par. 73(2) de la Charte de la langue française est conforme à la Constitution. L’appelante a droit à ses dépens relativement à toutes les procédures auxquelles elle a participé.
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens.
Procureur de l’appelante : Brent D. Tyler, Montréal.
Procureurs de l’intimé : Bernard, Roy & Associés, Montréal; Ministère de la Justice, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice du Canada, Montréal.
Procureurs de l’intervenante la Commissaire aux langues officielles du Canada : Irving Mitchell & Associates, Montréal.
Procureurs des intervenantes la Fédération nationale des conseillères et conseillers scolaires francophones et la Commission nationale des parents francophones : Patterson Palmer, Moncton.
Procureurs des intervenantes l’Association franco‑ontarienne des conseils scolaires catholiques et l’Association des conseillers(ères) des écoles publiques de l’Ontario : Heenan Blaikie, Toronto.
Procureurs des intervenantes la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada et la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law inc. : Heenan Blaikie, Ottawa.