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18/03/2005 | CANADA | N°2005_CSC_11

Canada | Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11 (18 mars 2005)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11

Date : 20050318

Dossier : 29712

Entre :

William Thomas Vaughan

Appelant

c.

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Alberta et Alliance de la Fonction publique du Canada

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 42)


Motifs dissidents :

(par. 43 à 74)

Le juge Binnie (avec l’accord des juges Major, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

Le juge Bastarache (avec l’accor...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11

Date : 20050318

Dossier : 29712

Entre :

William Thomas Vaughan

Appelant

c.

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Alberta et Alliance de la Fonction publique du Canada

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 42)

Motifs dissidents :

(par. 43 à 74)

Le juge Binnie (avec l’accord des juges Major, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

Le juge Bastarache (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)

______________________________

Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11

William Thomas Vaughan Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Alberta et

Alliance de la Fonction publique du Canada Intervenants

Répertorié : Vaughan c. Canada

Référence neutre : 2005 CSC 11.

No du greffe : 29712.

Audition : 18 mai 2004.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Deschamps et Fish.

Nouvelle audition : 7 janvier 2005.

Jugement : 18 mars 2005.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Richard et les juges Sexton et Evans), [2003] 3 C.F. 645, 224 D.L.R. (4th) 640, 306 N.R. 366, [2003] A.C.F. no 241 (QL), 2003 CAF 76, qui a confirmé un jugement de la juge Heneghan (2001), 213 F.T.R. 144, [2001] A.C.F. no 1734 (QL), 2001 FCPI 1233, qui a confirmé un jugement de la protonotaire (2000), 182 F.T.R. 199, [2000] A.C.F. no 144 (QL). Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et le juge Bastarache sont dissidents.

Dougald E. Brown et Christopher Rootham, pour l’appelant.

Brian J. Saunders et Kirk Lambrecht, c.r., pour l’intimée.

Hugh J. D. McPhail, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Andrew Raven, pour l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada.

Version française du jugement des juges Major, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron rendu par

1 Le juge Binnie — Les conditions d’emploi de plus d’un quart de million de fonctionnaires du gouvernement fédéral sont énoncées dans des lois, des conventions collectives, des directives du Conseil du Trésor, des règlements, des directives du ministre et d’autres documents qui remplissent des rayons entiers de classeurs à feuilles mobiles. Les employés des ressources humaines sont recrutés dans le système, passent leur vie à essayer de le comprendre puis disparaissent. Les procédures assurant le respect des droits et des obligations des fonctionnaires diffèrent à certains égards de celles du secteur privé. Presque toute question liée au secteur du travail peut faire l’objet d’un grief, mais seulement certains différends peuvent être soumis à l’arbitrage. Les avantages qui ne sont pas acquis aux employés par la négociation collective mais leur sont accordés unilatéralement par règlement, comme les prestations de retraite anticipée (« PRA ») dont il est question en l’espèce, sont administrés par les ministères, qui ont notamment une procédure de règlement des griefs à trois paliers; mais les différends concernant ces avantages ne peuvent être soumis à l’arbitrage. Selon la position adoptée par la Cour fédérale, sous réserve d’une possibilité de contrôle judiciaire, il faudrait laisser aux décideurs que le législateur a indiqués dans la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35 (« LRTFP »), le soin de régler les différends découlant de cette loi.

2 Je suis d’accord avec l’appelant pour dire que le texte et le contexte de la LRTFP ne vont pas jusqu’à écarter explicitement la compétence des tribunaux, comme c’était le cas dans l’affaire Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929. Bien que les tribunaux conservent une compétence résiduelle pour trancher les questions liées au secteur du travail qui découlent de l’art. 91 de la LRTFP et qui ne peuvent faire l’objet de l’arbitrage prévu à l’art. 92, je suis néanmoins d’avis qu’ils devraient généralement exercer leur pouvoir discrétionnaire pour refuser d’intervenir, sauf dans le cadre limité du contrôle judiciaire. Les faits de la présente affaire, dans la mesure où l’on peut les établir, illustrent bien pourquoi il est souhaitable de faire preuve de retenue judiciaire dans ce domaine. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

I. Les faits

3 Il s’agit d’une requête préliminaire portant sur les actes de procédure. L’intimée a demandé par requête la radiation de la déclaration tout de suite après avoir déposé sa défense. Il n’y a donc aucun élément de preuve dans le dossier qui nous est présenté. Les allégations contenues dans les actes de procédure donnent à entendre que l’appelant était ingénieur en mécanique au ministère des Travaux publics depuis environ 15 ans, lorsqu’il a pris un congé non payé en 1990 pour travailler dans le secteur privé. C’est pendant ce congé qu’il a été déclaré excédentaire par son ministère le 12 octobre 1994. Cependant, selon la Directive sur le réaménagement des effectifs (« DRE ») qui faisait partie intégrante de la convention collective applicable, il ne pouvait être mis à pied (même s’il était en congé non payé) sans qu’on lui ait d’abord fait une offre raisonnable d’un autre emploi dans la fonction publique et qu’il l’ait refusée.

4 Le 17 février 1995, croyant satisfaire aux exigences de la DRE, l’employeuse intimée a fait une offre d’emploi à l’appelant, sous réserve de [traduction] « l’approbation de la démission d’un volontaire ». Cette offre, conditionnelle à la démission d’un titulaire de poste, ne respectait pas la DRE.

5 Quelques semaines plus tard, l’appelant a fait savoir à l’intimée qu’il souhaitait toucher des prestations de retraite anticipée plutôt que de retourner au ministère. Il a dit vouloir se prévaloir du programme d’encouragement à la retraite anticipée (« PERA ») offert aux travailleurs déclarés excédentaires. Il a confirmé sa préférence dans sa lettre du 24 mai 1995. Le différend dure donc depuis près de dix ans, et depuis presque cinq ans cette requête préliminaire suit son cours d’un tribunal à l’autre.

6 Pour des raisons qui n’apparaissent pas au dossier, le gouvernement fédéral divise les avantages de ses employés entre ceux qu’il négocie dans le cadre d’une convention collective, comme le salaire, et ceux qu’il accorde unilatéralement par règlement, comme les PRA. (Les autres sources de conditions de travail ou d’avantages ne sont pas pertinentes en l’espèce.) Le régime de la LRTFP prévoit que les premiers avantages, issus du cadre traditionnel de la négociation collective, peuvent être soumis à un arbitrage. Mais les autres avantages, qui sont offerts hors du cadre de la négociation collective, ne peuvent être soumis à l’arbitrage.

7 Le PERA qui, comme je l’ai dit, ne faisait pas partie de la convention collective, est entré en vigueur le 1er avril 1995. L’intimée a cru (à tort) que le refus de la première offre d’emploi (conditionnelle) faite à l’appelant la dégageait de ses obligations en vertu de la DRE et que, l’appelant n’étant pas excédentaire, il n’était donc pas admissible aux PRA.

A. Les griefs successifs

8 L’appelant a déposé un premier grief alléguant [traduction] « qu’on avait contrevenu aux dispositions de la DRE », c’est‑à‑dire qu’il n’avait pas reçu une offre d’emploi raisonnable. Il réclamait aussi dans ce premier grief une « indemnité de départ » en vertu de l’art. 7.3.1 de la DRE. Il n’a rien réclamé pour le refus injustifié des PRA.

9 Le grief de l’appelant a été accueilli le 12 décembre 1996 au deuxième palier d’examen ministériel (interne). La décision comportait notamment ce qui suit :

[traduction] Cependant, la réparation que vous demandez, soit l’annulation de votre mise à pied, ne peut vous être accordée en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Par conséquent, afin que vous puissiez réintégrer la fonction publique, le sous‑ministre a demandé au gestionnaire de la région de trouver un poste et de vous l’offrir.

10 Le 24 décembre 1996, l’intimée a alors présenté à l’appelant une offre d’emploi inconditionnelle que ce dernier, selon ses propres actes de procédure, a acceptée le 10 janvier 1997. Le 17 février 1997, il ne s’est pas présenté au travail comme il se devait et il a été mis à pied conformément à la DRE. Un autre grief a été déposé. Étant donné que la DRE faisait partie intégrante de la convention collective, la mise à pied pouvait faire l’objet d’un arbitrage. Un arbitre indépendant a par la suite confirmé la validité de la seconde mise à pied. L’appelant a obtenu une indemnité de départ en vertu de la DRE. L’arbitre a toutefois précisé avec justesse qu’il n’avait pas le pouvoir de se prononcer sur la demande de PRA de l’appelant.

B. L’action

11 Le 29 janvier 1999, l’appelant a intenté contre l’intimée une action pour négligence. Il alléguait que l’intimée [traduction] « savait ou aurait dû savoir qu’une offre d’emploi raisonnable n’avait pas été présentée [à l’appelant] et que [l’appelant] était admissible aux PRA » (déclaration, par. 31-32). C’est cette action pour négligence que l’employeuse intimée cherche à faire radier. L’appelant s’est sans doute senti obligé, afin de contourner la LRTFP, de présenter son action de façon un peu artificielle comme une action en responsabilité délictuelle fondée sur la négligence. Cependant, comme notre Juge en chef actuelle l’a écrit dans Weber, par. 49 : « [i]l faut s’attacher non pas à la qualité juridique du tort, mais aux faits qui donnent naissance au litige. » En l’espèce, les faits découlent très clairement de la relation employeur‑employé.

II. Les dispositions législatives pertinentes

12 Mon collègue le juge Bastarache énonce les dispositions pertinentes de la LRTFP.

III. Analyse

13 Les relations de travail sont depuis longtemps reconnues comme champ d’expertise. Au cours des dernières années, les tribunaux ont cherché à adopter une attitude non interventionniste (ou de « déférence ») à l’égard des tribunaux administratifs spécialisés dans ce domaine, y compris les arbitres. Cette déférence s’est cristallisée dans l’arrêt Weber, où cette Cour a établi une ligne de démarcation « nette » dans le cas des différends régis par le genre de législation sur les relations de travail que l’on trouve communément au Canada et qui prévoit l’arbitrage obligatoire. Dans de tels cas, si le différend qui oppose les parties découle, dans son « essence », de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de la violation d’une convention collective, ce différend doit être tranché non pas par les tribunaux, mais par un arbitre nommé conformément à la convention collective.

14 La démarche suivie dans Weber a été étendue au‑delà du cadre des conventions collectives à un régime établi par la loi (et non par la négociation collective) dans l’arrêt Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, —2000— 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14. Dans cette affaire, le régime en question portait sur la discipline des policiers. Le juge Bastarache a affirmé ce qui suit au nom de la Cour, au par. 26 :

. . . le modèle de la compétence exclusive a été adopté afin de garantir que l’attribution de compétence à une instance décisionnelle que n’avait pas envisagée le législateur ne porte pas atteinte au régime législatif en cause.

15 Le débat franchit un pas de plus dans le présent pourvoi qui soulève la question de savoir si le principe de la retenue judiciaire (ou de la déférence) prôné dans le courant jurisprudentiel de l’arrêt Weber s’applique au régime de relations de travail établi par la LRTFP. Les aspects de cette loi qui nous intéressent ne prévoient pas un décideur indépendant. Comme je l’ai indiqué, le différend en l’espèce porte sur un avantage accordé unilatéralement par l’employeur; le législateur a conféré au sous‑ministre ou à la personne qu’il désigne le pouvoir de rendre la décision finale au sujet de ces avantages, sans possibilité de recours à un décideur indépendant. Si cette retenue n’est pas obligatoire (comme c’était le cas dans Weber), est‑elle néanmoins nécessaire pour éviter de contrecarrer l’intention du législateur exprimée dans la loi sur les relations de travail?

16 Selon la prétention de l’intimée, que mon collègue le juge Bastarache accepte au par. 60, le législateur avait l’intention de créer dans la LRTFP un régime législatif « complet ». Pourquoi alors ce régime législatif ne devrait‑il pas être respecté? Mon collègue écrit ce qui suit au par. 72 :

Je conviens que le régime est complet en l’espèce, mais cela ne suffit pas. Les tribunaux conservent la compétence résiduelle lorsqu’un employé s’estimant lésé n’a aucun recours devant un décideur indépendant.

17 Je conviens que les tribunaux conservent « la compétence résiduelle » en l’espèce. Je ne suis pas d’accord pour dire que l’absence de « recours devant un décideur indépendant » est suffisante en soi pour justifier l’intervention des tribunaux.

A. Les affaires où l’employé est un dénonciateur

18 Subséquemment à l’arrêt Weber, un certain nombre d’actions ont été intentées devant les cours supérieures provinciales par des employés du gouvernement fédéral qui se plaignaient de harcèlement ou de représailles de la part de leurs supérieurs parce qu’ils avaient dénoncé le gaspillage ou l’abus de pouvoir. Pour diverses raisons, ces plaintes pouvaient faire l’objet d’un grief en vertu de l’art. 91, mais non d’un arbitrage en vertu de l’art. 92 de la LRTFP.

19 Dans Pleau (Litigation Guardian of) c. Canada (Attorney General) (1999), 182 D.L.R. (4th) 373 (C.A.N.‑É.), le demandeur prétendait être victime de harcèlement parce qu’il avait dénoncé [traduction] « ce qu’il avait cru être une preuve de mauvaise conduite dans l’exploitation d’une installation du gouvernement » (p. 380). Dans Guenette c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 601 (C.A.), deux employés du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international se plaignaient des [traduction] « mesures punitives » prises par leurs supérieurs parce qu’ils avaient signalé [traduction] « la mauvaise gestion et le gaspillage des fonds publics » (par. 1) relativement à des biens situés à l’étranger. Dans les deux cas, les actions ont pu suivre leur cours.

20 On comprend la réticence des tribunaux à conclure que dans ces cas, le seul recours des employés était de présenter un grief dans une procédure interne au ministère même qu’ils avaient dénoncé, là où la décision finale appartenait à la personne qui, en dernier lieu, était responsable du fonctionnement du ministère critiqué, soit le sous‑ministre (ou la personne qu’il désigne). Les juges ont conclu que, à un moment donné, la décision relative à leurs plaintes devrait être prise par un décideur indépendant du ministère, mais la LRTFP ne prévoyait pas cette possibilité. Dans les deux cas, la cour a fait remarquer que les dispositions des art. 91 à 96 attributives d’une compétence « exclusive » étaient plus souples que la disposition sur les relations de travail en cause dans Weber. Le législateur avait laissé la porte ouverte juste assez pour que les tribunaux puissent intervenir.

21 Dans l’arrêt Pleau, le juge d’appel Cromwell a conclu que, contrairement à l’intention du législateur de l’Ontario exprimée dans la Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1990, ch. L.2 (maintenant 1995, ch. 1, ann. A), en cause dans Weber, l’intention du législateur fédéral aux art. 91 et 92 de la LRTFP n’était pas d’écarter complètement la compétence des tribunaux, du moins dans les cas où aucun arbitrage indépendant n’était prévu. Le juge Cromwell s’est appuyé sur l’affirmation faite dans Weber, par. 54, que les tribunaux « possèdent une compétence résiduelle fondée sur leurs pouvoirs particuliers » (p. 403). Il a ajouté ce qui suit à la p. 381 :

[traduction] S’il faut des termes très clairs pour écarter la compétence des cours supérieures, ces cours refusent à juste titre d’exercer leur compétence inhérente lorsqu’il existe des raisons de principe impérieuses pour ce faire.

Le juge Cromwell a reconnu aux p. 387-388 qu’une [traduction] « attribution expresse d’une compétence exclusive n’est pas nécessaire pour justifier la retenue judiciaire à l’égard du mode de règlement des différends prévu par la loi », citant à ce propos Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298.

22 Dans ses motifs toutefois, le juge Cromwell a déduit de l’arrêt Weber le principe suivant lequel [traduction] « il faut envisager la capacité du régime d’offrir un redressement efficace. En termes simples, il faut savoir que s’il y a un droit, il doit y avoir une réparation » (p. 391 (en italique dans l’original)). Je conviens (tout comme le juge Evans de la Cour d’appel) qu’il s’agit d’un facteur dont il faut tenir compte, mais je ne suis pas d’accord avec l’appelant pour dire que l’absence d’un décideur indépendant est décisive. Il appartient encore au tribunal de déterminer, en examinant l’ensemble du régime législatif, si le législateur voulait que les différends en milieu de travail soient tranchés par les tribunaux ou au moyen de la procédure de grief établie par la LRTFP.

23 L’appelant invoque en particulier la conclusion suivante du juge Cromwell dans Pleau :

[traduction] À mon avis, un accès à la procédure de grief qui exclut le droit à un examen au fond de la décision par un tiers ne constitue pas un redressement efficace à l’égard de la conduite préjudiciable alléguée en l’espèce. [Je souligne; p. 404.]

Je souligne les mots « en l’espèce » parce que l’affaire Pleau portait sur le harcèlement allégué à l’endroit d’un dénonciateur et soulevait de graves questions de conflits d’intérêts au sein du ministère employeur, alors qu’en l’espèce, la demande de l’appelant est une affaire bien ordinaire de prestations d’emploi.

24 Dans Guenette, une autre affaire de dénonciateur, la Cour d’appel de l’Ontario, citant la décision rendue dans Pleau, a refusé de s’en remettre à la procédure prévue à l’art. 91 de la LRTFP parce que [traduction] « [s]’en remettre à une autre instance décisionnelle est une chose; c’est une question tout à fait différente de s’en remettre à un scénario dans lequel il n’y aurait aucune décision » :

[traduction] Les intimés admettent que les demandes des appelants ne peuvent être tranchées par l’arbitrage en vertu de la LRTFP. À mon avis, l’argumentation à l’appui de la retenue disparaît tout simplement avec cette admission. S’en remettre à une autre instance décisionnelle est une chose; c’est une question tout à fait différente de s’en remettre à un scénario dans lequel il n’y aurait aucune décision. [Je souligne; par. 69.]

Voir également Yearwood c. Canada (Attorney General) (2002), 216 D.L.R. (4th) 462, 2002 BCCA 427, par. 77-78.

25 Je ne suis pas d’accord pour dire que « l’argumentation à l’appui de la retenue disparaît tout simplement ». Ce qui semble avoir commencé comme une règle stricte dans Pleau s’est développé entre les mains de l’appelant en une proposition générale voulant que, dans les cas de litiges qui peuvent faire l’objet d’un grief mais non d’un arbitrage, un fonctionnaire aurait la possibilité de s’adresser aux tribunaux. Je ne suis pas de cet avis. L’argument repose en partie sur la notion erronée que, dans le régime habituel des relations de travail, l’employé a le droit de soumettre un grief à l’arbitrage. Tel n’est pas le cas. C’est le syndicat qui est partie à la convention collective, et il lui appartient de soumettre s’il y a lieu le grief d’un employé à l’étape suivante, compte tenu d’un certain nombre de facteurs comprenant notamment, mais certes pas exclusivement, le bien‑fondé du grief.

26 En outre, dans le contexte habituel des relations de travail, de nombreuses questions sont laissées à la discrétion de la gestion. Les différends ne font pas nécessairement tous l’objet d’un grief, et encore moins d’un arbitrage. Il n’y a rien de mal, selon moi, à distinguer pour le règlement des différends les avantages acquis par la négociation collective (par exemple le salaire) des avantages accordés unilatéralement par un règlement. Le fait que seuls les premiers peuvent être soumis à l’arbitrage (si le syndicat le veut bien) reflète leur origine différente. Lorsqu’un avantage est accordé par une loi ou un règlement, le législateur qui l’accorde est en droit de prévoir la façon de l’administrer (Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52), sous réserve du droit de la personne mécontente de demander le contrôle judiciaire.

B. La compétence de la Cour n’est pas écartée

27 Dans l’arrêt Guenette, le juge MacPherson a fait sienne l’analyse faite par le juge Cromwell dans Pleau et il a fait ressortir la portée « limitée » de la clause privative du par. 96(3) de la LRTFP :

96. . . .

(3) Sauf dans le cas d’un grief qui peut être renvoyé à l’arbitrage au titre de l’article 92, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est finale et obligatoire, et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief ainsi tranché.

28 Dans les deux cas, les juges se sont aussi appliqués à démontrer que les mots de l’art. 91 selon lesquels le fonctionnaire « a le droit » de déposer un grief indiquent bien que la procédure prévue à l’art. 91 n’est que l’une des possibilités offertes à l’employé. La Cour d’appel de l’Ontario a adopté un point de vue semblable dans l’arrêt Danilov c. Atomic Energy Control Board (1999), 125 O.A.C. 130, par. 11. Pour les motifs qu’expose mon collègue le juge Bastarache, je ne puis accepter cette interprétation. Les mots « a le droit » à l’art. 91 indiquent simplement qu’un fonctionnaire n’est pas obligé de contester par voie de grief toute décision qui ne lui convient pas.

29 La conclusion à laquelle on est arrivé dans les affaires Pleau et Guenette, et que j’accepte, suivant laquelle les termes de la LRTFP ne sont pas catégoriques au point « d’écarter » la compétence du tribunal dans tous les cas de différends qui peuvent faire l’objet d’un grief en vertu de l’art. 91 mais non d’un arbitrage en vertu de l’art. 92, n’indique toujours pas de quelle façon le tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel compte tenu du régime de relations de travail établi par la LRTFP.

C. Le régime prévu par la loi

30 Les dispositions pertinentes de l’art. 91 de la LRTFP prévoient qu’un fonctionnaire fédéral peut présenter un grief s’il s’estime « lésé »

par l’interprétation ou l’application à son égard (i) soit d’une disposition législative, d’un règlement — administratif ou autre — , d’une instruction ou d’un autre acte pris par l’employeur concernant les conditions d’emploi, (ii) soit d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale . . .

La demande de PRA présentée par l’appelant pouvait clairement faire l’objet de cette procédure de grief. Il est vrai que les tribunaux conserveront leur compétence si le régime prévu par la loi n’offre pas la réparation demandée (St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704, p. 724; Weber, par. 57). Mais ce problème ne se pose pas en l’espèce. Le décideur indiqué au par. 91(1) de la LRTFP (même s’il n’est pas un arbitre visé à l’art. 92) pourrait ordonner à l’intimée d’accorder les PRA à l’appelant.

31 Le grief ne peut être porté au‑delà du palier de décision du sous‑ministre (sous réserve du contrôle judiciaire), à moins qu’il découle d’une décision arbitrale ou de l’interprétation ou de l’application d’une convention collective (comme dans Johnson‑Paquette c. Canada, [2000] A.C.F. no 441 (QL) (C.A.), et dans Gaignard c. Canada (Attorney General) (2003), 232 D.L.R. (4th) 43 (C.A. Ont.)), ou qu’il entraîne une suspension ou une sanction pécuniaire, un licenciement ou une rétrogradation, auxquels cas il peut être renvoyé à un arbitre indépendant. Aucune de ces exceptions ne s’appliquait à la demande de PRA présentée par l’appelant. Le différend ne pouvait donc pas être soumis à la décision d’un tiers.

32 Le législateur a clairement exprimé aux art. 91, 92 et au par. 96(3) de la LRTFP son intention de refuser l’accès à l’arbitrage dans le cas des avantages accordés par règlement comme les PRA. La validité constitutionnelle de la LRTFP n’est pas contestée. La question est donc de savoir si, parallèlement à la procédure de grief au sein du ministère prévue par l’art. 91 de la LRTFP, la Cour devrait offrir une tribune pour le règlement des différends portant sur les avantages de ce genre.

D. Pourquoi la Cour devrait‑elle généralement refuser d’exercer sa compétence dans les affaires concernant la LRTFP?

33 Comme je l’ai indiqué, les termes de la LRTFP ne sont pas suffisamment catégoriques pour écarter la compétence des tribunaux ordinaires en ce qui concerne les questions pouvant faire l’objet d’un grief mais non d’un arbitrage. La question qui nous occupe est de savoir si les tribunaux devraient néanmoins, en l’espèce, s’en remettre à la procédure de règlement des griefs prévue à la LRTFP. Je crois qu’ils devraient le faire.

34 Premièrement, les termes utilisés dans la LRTFP envoient le message très clair que, dans les affaires courantes concernant des avantages accordés par un règlement en marge de la convention collective, la décision du sous‑ministre ou de la personne qu’il désigne devrait être finale.

35 Deuxièmement, le différend en l’espèce découle de la relation employeur‑employé et relève du régime prévu par la LRTFP pour le règlement des différends.

36 Troisièmement, l’appelant aurait pu obtenir par la procédure de grief prévue à l’art. 91 une réparation à l’égard de sa demande de PRA. Comme la Cour d’appel du Manitoba l’a affirmé dans Phillips c. Harrison (2000), 196 D.L.R. (4th) 69, 2000 MBCA 150 : [traduction] « L’important, c’est que le régime prévoie une solution au problème » (par. 80).

37 Quatrièmement, le refus de l’appelant de soumettre la question des PRA à la procédure de grief ne devrait pas améliorer sa situation juridique. Le mécanisme de règlement des différends de l’art. 91 devait être utilisé. Les tribunaux nuisent à l’efficacité des relations de travail lorsqu’ils se placent en concurrence avec le mécanisme prévu par la loi (St. Anne Nackawic, p. 718; Weber, par. 41; Regina Police, par. 26). Je ne puis accepter que l’appelant suggère de façon générale, quoique indirectement, que la procédure ministérielle sent le conflit d’intérêts. À preuve que ce n’est pas le cas en pratique, l’appelant a eu gain de cause dans son grief présenté en 1995. La proposition voulant que les hauts fonctionnaires du ministère aient intérêt à refuser les PRA à un employé qui satisfait aux critères applicables, et qu’il faille y voir une sorte de préjugé institutionnel, n’est tout simplement pas plausible. Si, dans une autre instance, les faits devaient révéler un problème de conflit plus particulier et individualisé (comme dans les cas de dénonciateurs), d’autres considérations entreront en jeu.

38 Cinquièmement, j’ai déjà indiqué pourquoi je n’accepte pas l’hypothèse au cœur de l’argument de l’appelant, soit que les régimes législatifs complets qui ne prévoient pas l’arbitrage par un tiers ne méritent pas, pour cette raison, que l’on s’en remette à eux. Il s’agit d’un facteur à prendre en compte, mais dans le cas de la LRTFP, d’autres indices plus convaincants de l’intention du législateur l’emportent sur ce facteur.

39 Sixièmement, lorsque le législateur a clairement établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux ne devraient pas mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès systématique aux tribunaux. Même si l’absence d’un arbitre indépendant peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), la règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail devrait prévaloir.

40 Septièmement, le fait que nous soyons saisis d’un différend en matière de relations de travail qui dure depuis presque dix ans démontre (s’il est encore nécessaire de le faire) que les procédures de règlement des différends plus informelles sont généralement plus rapides et moins coûteuses en plus d’être efficaces.

41 Enfin, le différend en cause est tout ce qu’il y a de plus simple. En vertu de la convention collective, l’appelant avait droit à un autre emploi. Selon sa déclaration, on lui a en fin de compte offert un emploi convenable et il l’a accepté. À la suite d’un autre différend, on a mis fin à son emploi, mais il a reçu (conformément à une décision arbitrale) l’indemnité de départ à laquelle il avait droit en vertu de la convention collective et qui était prévue à l’art. 7.3.1 de la DRE. La question de savoir s’il aurait plutôt fallu lui accorder les PRA, en vertu du programme établi par le gouvernement fédéral pour gérer la taille de son effectif en se délestant des employés excédentaires, était essentiellement une question administrative qu’il vaut mieux laisser aux administrateurs. Si cette simple question des PRA peut faire l’objet d’un litige devant les tribunaux, alors il en est de même de tout autre avantage accordé par règlement à plus d’un quart de million de fonctionnaires de la fonction publique fédérale. Le résultat pourrait donner un sens nouveau à la notion d’« avalanche de poursuites ».

IV. Conclusion

42 L’appelant se devait d’avoir recours aux mécanismes prévus par le législateur dans la LRTFP. Il ne lui était pas loisible d’écarter le régime établi par la LRTFP et de porter devant les tribunaux sa demande de PRA en la déguisant en une action pour « négligence ». Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Bastarache rendus par

Le juge Bastarache (dissident) —

I. Introduction

43 Le présent pourvoi exige encore une fois de notre Cour qu’elle se penche sur la portée du modèle de la compétence exclusive adopté pour le règlement des différends en matière de relations de travail. Nous sommes appelés à examiner le raisonnement qui sous‑tend les arrêts St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704; Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298; et Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, pour déterminer si le modèle de la compétence exclusive devrait s’appliquer à la procédure de grief établie par la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35 (« LRTFP »), et exclure de ce fait la compétence de la Cour fédérale. Un certain nombre de cours d’appel provinciales et la Cour d’appel fédérale sont arrivées à des conclusions opposées à ce sujet en raison, principalement, des différentes interprétations qu’elles ont données à l’absence de recours à un décideur indépendant dans le régime administratif en cause.

44 Comme je l’explique ci‑après, je suis d’avis que même si la LRTFP crée un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, les tribunaux doivent s’abstenir de faire obstacle à l’arbitrage indépendant sauf si le législateur s’est clairement exprimé en ce sens. La possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief établie par la LRTFP ne saurait compenser l’absence d’une décision indépendante sur le fond.

II. Faits

45 Ingénieur en mécanique au ministère des Travaux publics de 1975 à 1996, l’appelant a été avisé, en octobre 1994, que son poste avait été déclaré excédentaire et qu’il serait mis à pied le 12 avril 1995. Suivant la Directive sur le réaménagement des effectifs (« DRE »), il avait droit à au moins une offre d’emploi raisonnable dans la fonction publique avant d’être mis à pied. En février 1995, l’appelant s’est vu offrir un autre poste, la date de nomination devant être fixée par la suite. Il a informé son employeur qu’il croyait savoir qu’un programme d’encouragement à la retraite anticipé (« PERA ») serait offert sous peu aux fonctionnaires, et il a demandé de toucher les prestations offertes dans le cadre de ce programme à compter du 1er avril 1995. Le versement de prestations de retraite anticipée (« PRA ») n’était pas prévu par la convention collective, mais par le Règlement no 2 sur le régime compensatoire, DORS/95‑169, pris en vertu de la Loi sur les régimes de retraite particuliers, L.C. 1992, ch. 46, ann. 1. L’employé ayant reçu une offre d’emploi raisonnable avant de quitter la fonction publique fédérale n’avait pas droit aux PRA. Dans l’intervalle, la mise à pied avait été reportée au 12 juillet 1995. L’appelant a fait savoir qu’il jugeait l’offre d’emploi non raisonnable parce qu’elle était assortie de conditions. Sa demande de PRA a tout de même été rejetée au motif qu’on lui avait fait une offre d’emploi raisonnable et, vu le refus de cette offre, il a été informé que sa mise à pied prendrait effet le 23 février 1996.

46 L’appelant a déposé un grief alléguant l’inobservation de la DRE. Au deuxième palier de la procédure, le Comité exécutif du Conseil national mixte (« CNM ») a fait droit au grief après avoir jugé que l’offre d’emploi n’était pas raisonnable et, par conséquent, que sa mise à pied n’était pas conforme à la DRE. L’appelant s’est ensuite vu offrir, pour une période indéterminée, un poste non assorti de conditions équivalent au poste qu’il occupait précédemment. Il a informé le superviseur qu’il était peu probable, vu son emploi dans le secteur privé, qu’il puisse entrer en fonction dans son nouveau poste avant plusieurs mois. On lui a dit que l’omission de se présenter au travail à la date prévue d’entrée en fonction serait considérée comme un refus de l’offre d’emploi. L’appelant a signifié son intention de porter son grief au palier suivant de la procédure, l’intimée n’ayant pas statué sur sa demande de PRA. L’intimée a conclu au refus de l’offre d’emploi. En application de l’art. 92 de la LRTFP, le grief de l’appelant a été renvoyé à un arbitre indépendant qui a confirmé la décision du CNM et jugé que la période de priorité excédentaire aurait dû être prorogée au 17 février 1997. L’arbitre a également conclu que la deuxième offre d’emploi était raisonnable et que l’omission de l’appelant de se présenter au travail avait emporté le refus de l’offre. L’arbitre a ordonné à l’intimée de verser à l’appelant l’indemnité de départ à laquelle il avait droit suivant la convention collective, mais il a estimé ne pas avoir compétence pour statuer sur l’admissibilité de l’appelant aux PRA, leur versement étant prévu par une loi et non par la convention collective.

47 L’appelant n’a pas pris d’autres procédures à l’égard de la décision de l’arbitre. Il a plutôt intenté contre l’intimée une action pour négligence, alléguant que son employeur n’avait pas pris les mesures nécessaires pour lui permettre de toucher des PRA, et il a réclamé des dommages‑intérêts et un jugement déclarant qu’il avait droit aux PRA. Une protonotaire a conclu que le régime établi par la LRTFP écartait en l’espèce la compétence des tribunaux. Elle a accueilli une requête de l’intimée visant à faire radier la déclaration de l’appelant au motif qu’elle ne révélait aucune cause raisonnable d’action. L’appel de cette décision porté devant un juge de la Cour fédérale a été rejeté, de même que celui interjeté ensuite en Cour d’appel fédérale.

III. Dispositions législatives pertinentes

48 Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35

91. (1) Sous réserve du paragraphe (2) et si aucun autre recours administratif de réparation ne lui est ouvert sous le régime d’une loi fédérale, le fonctionnaire a le droit de présenter un grief à tous les paliers de la procédure prévue à cette fin par la présente loi, lorsqu’il s’estime lésé :

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(i) soit d’une disposition législative, d’un règlement — administratif ou autre — , d’une instruction ou d’un autre acte pris par l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(ii) soit d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) par suite de tout fait autre que ceux mentionnés aux sous‑alinéas a)(i) ou (ii) et portant atteinte à ses conditions d’emploi.

92. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief portant sur :

a) l’interprétation ou l’application, à son endroit, d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) dans le cas d’un fonctionnaire d’un ministère ou secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie I de l’annexe I ou désigné par décret pris au titre du paragraphe (4), soit une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire, soit un licenciement ou une rétrogradation visé aux alinéas 11(2)f) ou g) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

c) dans les autres cas, une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la suspension ou une sanction pécuniaire.

96. . . .

(3) Sauf dans le cas d’un grief qui peut être renvoyé à l’arbitrage au titre de l’article 92, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est finale et obligatoire, et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief ainsi tranché.

100. . . .

(4) Pour l’application des dispositions de la présente loi concernant les griefs, l’employeur désigne les personnes dont la décision en cette matière constitue un palier de la procédure applicable, y compris le dernier. En cas de doute, il communique par écrit les noms de ces personnes à quiconque voulant déposer un grief, ou à la Commission.

IV. Analyse

49 Même si, à première vue, il peut sembler qu’il s’agisse d’une autre affaire mettant en cause les principes dégagés dans l’arrêt Weber concernant l’application du modèle de la compétence exclusive aux différends en matière de relations de travail, la présente espèce se distingue fondamentalement de l’affaire Weber.

A. L’exercice facultatif du droit conféré à l’art. 91

50 La première différence notable tient à l’absence, dans la LRTFP, d’une disposition rendant l’arbitrage obligatoire. Alors que dans Weber, le par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.2 (maintenant L.O. 1995, ch. 1, ann. A, par. 48(1)), disposait que « [c]haque convention collective contient une disposition sur le règlement, par voie de décision arbitrale définitive », les art. 91 et 92 de la LRTFP créent une faculté en prévoyant que le fonctionnaire qui s’estime lésé a « le droit de présenter un grief à tous les paliers de la procédure prévue à cette fin par la présente loi » (art. 91). Comme je l’explique ci‑après, ce libellé reflète simplement le fait qu’aucun fonctionnaire n’est tenu de présenter un grief. Il n’est pas concluant quant à l’intention du législateur de faire ou non de la procédure de grief un recours exclusif.

B. Les exceptions à l’application de la procédure de grief

51 La deuxième différence tient à ce que l’art. 91 de la LRTFP prévoit, à l’égard du fonctionnaire, des exceptions à l’application de la procédure de grief dans le cas des différends pour lesquels aucun « autre recours administratif de réparation ne lui est ouvert sous le régime d’une loi fédérale ». On a fait valoir que ces exceptions confirment que le législateur n’a pas voulu, à l’art. 91, écarter la compétence des tribunaux : Guenette c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 601 (C.A.), par. 52. Mais l’on pourrait tout autant avancer que la LRTFP et les régimes reconnus forment un régime complet. Selon moi, les exceptions prévues à l’art. 91 ne permettent pas d’affirmer avec certitude que le législateur a voulu ou non rendre exclusif le recours conféré par cette disposition lorsqu’il est ouvert.

C. La nature du litige

52 Une troisième différence tient à ce que la nature du litige ne suscite aucun désaccord en l’espèce. Toutes les parties conviennent que le litige portait sur le droit de l’appelant à des PRA, ce qui pouvait faire l’objet d’un grief en application du sous‑al. 91(1)a)(i) de la LRTFP.

53 Étant donné ces différences, il est clair que la question opposant les parties en l’espèce est de savoir si l’art. 91 de la LRTFP confère à l’égard du litige une compétence exclusive écartant celle des tribunaux. Les parties conviennent de l’exclusivité du régime prévu par l’art. 92 et du caractère définitif que confère le par. 96(3) à la décision rendue relativement à un grief présenté en application de l’art. 91. Je ne ferai donc aucune remarque sur ces dispositions.

D. La procédure de grief prévue par la LRTFP et la convention collective

54 Pour savoir si le régime établi au par. 91(1) est exclusif, nous devons d’abord examiner son application. Cette disposition permet à un fonctionnaire, même s’il n’est pas visé par une convention collective, de présenter un grief relativement à toute question ou presque liée à l’emploi et de le porter jusqu’au dernier palier de la procédure. Le paragraphe 92(1) ne permet l’arbitrage par un tiers que pour certaines questions liées à l’application d’une convention collective, à une mesure disciplinaire ou à un licenciement. La décision finale rendue aux termes de l’art. 91 est susceptible de contrôle judiciaire en vertu de l’art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7.

55 En l’espèce, l’appelant est visé par une convention collective (« Convention cadre ») qui prévoyait deux procédures de grief distinctes. La première procédure s’appliquait aux litiges découlant de conventions conclues par le Conseil national mixte de la fonction publique, qui ont été intégrées à la Convention cadre (clause 35.01). La seconde s’appliquait à tous les autres litiges liés à l’emploi, comme l’indique la Convention cadre (clause 35.05). Dans ce dernier cas, l’agent des griefs au dernier palier était le chef de la direction ou sous‑chef ou son représentant autorisé (clause 35.06). La Convention cadre prévoyait aussi que, dans le cas où le grief ne pouvait être renvoyé à l’arbitrage, la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief était définitive et exécutoire et aucune autre mesure ne pouvait être prise en application de la LRTFP (clause 35.13).

56 Comme je l’ai indiqué précédemment, à l’issue de la première procédure de grief mentionnée ci‑dessus prise par l’appelant, l’arbitre a refusé de statuer sur la demande de PRA au motif qu’il n’avait pas compétence. L’appelant a alors intenté une action en Cour fédérale, alléguant que l’intimée avait fait preuve de négligence en lui refusant ces prestations. La Cour fédérale a jugé que la demande de PRA avait été tranchée de façon satisfaisante aux termes du par. 91(1).

E. La LRTFP commande‑t‑elle l’application du modèle de la compétence exclusive?

57 Certes, la demande de l’appelant pouvait faire l’objet de la procédure prévue au par. 91(1); mais s’agit‑il d’un recours exclusif? La plupart des cours d’appel provinciales qui ont examiné cette question ont conclu que l’art. 91 de la LRTFP n’exclut pas la compétence des tribunaux à l’égard des griefs auxquels l’art. 92 ne s’applique pas : voir Danilov c. Atomic Energy Control Board (1999), 125 O.A.C. 130; Pleau (Litigation Guardian of) c. Canada (Attorney General) (1999), 182 D.L.R. (4th) 373 (C.A.N.‑É.); Phillips c. Harrison (2000), 196 D.L.R. (4th) 69, 2000 MBCA 150; Guenette; Yearwood c. Canada (Attorney General) (2002), 216 D.L.R. (4th) 462, 2002 BCCA 427; Bell c. Canada (Attorney General) (2002), 210 D.L.R. (4th) 463, 2002 NFCA 5; Olsen c. Canada (Attorney General) (2003), 226 D.L.R. (4th) 483, 2003 BCCA 209. Cependant, la jurisprudence de la Cour fédérale ne va pas dans le même sens : Bouchard c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1999] A.C.F. no 1807 (QL) (C.A.); Johnson‑Paquette c. Canada, [2000] A.C.F. no 441 (QL) (C.A.); Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [2002] A.C.F. no 850 (QL), 2002 CAF 239.

58 Dans l’arrêt Weber, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a fait état de trois raisons pour retenir le modèle de la compétence exclusive : le caractère impératif de la Loi sur les relations de travail, les motifs de notre Cour dans St. Anne Nackawic, et la tendance accrue à la déférence envers la procédure d’arbitrage et de grief. La question est de savoir si ces raisons, ou d’autres, sont présentes en l’espèce. Je conclus, à partir de ces facteurs et de l’inexistence d’une instance décisionnelle à la fois indépendante et spécialisée, que la procédure prévue n’écarte pas la compétence des tribunaux.

59 Dans la présente affaire, le libellé de la loi ne prévoit pas explicitement l’exclusivité. Ce facteur n’est toutefois pas concluant en ce qui concerne l’intention du législateur. Comme je l’ai dit précédemment, le libellé de la disposition n’est que l’un des trois facteurs considérés par notre Cour pour décider si la compétence est exclusive.

60 Dans Pleau, p. 381, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a conclu que la décision de décliner compétence ne se fonde pas uniquement sur l’attribution claire et expresse de la compétence à une autre instance. Selon le juge Cromwell, il fallait plutôt se demander si le législateur et les parties avaient montré une nette préférence pour une procédure de règlement des différends autre que la procédure judiciaire. Si la loi n’est pas claire, certaines considérations de principe doivent être prises en compte, notamment la volonté d’établir en matière de relations de travail un mécanisme de règlement des différends qui soit efficace, peu coûteux et définitif. Cette volonté se traduira essentiellement par une décision concluant au caractère exhaustif du régime de règlement des différends en cause.

61 Dans Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, j’ai expliqué au par. 34 que le raisonnement sous‑tendant l’application du principe de l’arrêt Weber se fonde seulement en partie sur l’exhaustivité du régime établi par la loi :

Le raisonnement qui sous‑tend le modèle adopté dans l’arrêt Weber, précité, pour déterminer l’instance décisionnelle compétente, était fondé, en partie, sur la reconnaissance que le fait de permettre que des litiges soient entendus par un tribunal autre que celui que prévoit un régime législatif complet destiné à régir tous les aspects des rapports entre les parties dans le cadre des relations du travail porterait atteinte à ce régime : voir, par exemple, St. Anne Nackawic, précité, à la p. 721; Weber, précité, au par. 46.

En l’espèce, le juge d’appel Sexton a conclu que la LRTFP établissait un régime complet de règlement des litiges (par. 19). Je suis d’accord. Mais cela ne clôt pas le débat. Il faut aussi tenir compte d’autres facteurs pour déterminer si le législateur a voulu créer un régime exclusif, notamment l’existence d’un recours et la question de l’équité procédurale.

62 En fait, l’appelant prétend essentiellement que les principes énoncés dans Weber et Regina Police ne trouvent pas application en l’espèce parce que, dans ces deux affaires, le régime en cause prévoyait le recours à un décideur indépendant, ce qui n’est pas le cas du régime établi par la LRTFP. Dans la décision du tribunal inférieur, le juge Evans dit au sujet du contexte législatif que « l’article 91 ne prévoit pas l’accès des fonctionnaires à un décideur impartial indépendant de l’employeur, qui possède les pouvoirs légaux nécessaires pour exiger la production d’éléments de preuve et la comparution de témoins et qui peut se prononcer sur des questions de common law » (par. 131).

63 Selon le juge Sexton, cet argument devait être écarté en raison de l’arrêt Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52, où notre Cour a statué que le degré d’indépendance exigé des membres d’un tribunal administratif est déterminé par le législateur provincial ou fédéral. L’intimée partage ce point de vue. Par contre, selon le juge Evans, l’accès au contrôle judiciaire garantit l’équité procédurale.

64 À mon avis, un contrôle judiciaire ne saurait se substituer à une décision sur le fond. Le rôle du tribunal lors d’un contrôle judiciaire consiste à « examiner la décision contestée, mais non à se substituer à l’instance qui l’a rendue » : Derrickson c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1993), 63 F.T.R. 292, p. 298, cité et approuvé dans Macinnis c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 464 (C.A.), p. 470. Par conséquent, je ne vois pas comment la possibilité d’un contrôle judiciaire pourrait équivaloir à un examen initial indépendant où les faits peuvent être établis, des témoignages entendus et des questions de droit tranchées en toute indépendance vis‑à‑vis des parties au litige.

65 Il importe également ici de signaler la raison d’être du respect auquel ont droit les instances décisionnelles créées par la loi. Dans STT c. British Columbia Telephone Co., [1988] 2 R.C.S. 564, p. 584, notre Cour a dit :

Cette politique s’explique par le respect de la Cour pour « l’expertise » des tribunaux constitués et administrés en vertu de la loi. Dans le domaine du droit du travail, la concentration du pouvoir décisionnel entre les mains des tribunaux du travail et des arbitres vise à favoriser l’efficacité et est adaptée au développement d’une politique cohérente en matière de droit du travail.

Le caractère spécialisé des instances de règlement des différends créées par les lois sur les relations de travail justifiait également, selon notre Cour, que les tribunaux fassent preuve d’une plus grande déférence envers ces instances : Gendron, p. 1326. Comme l’ont fait remarquer les tribunaux dans Pleau et Guenette, aucun élément de la LRTFP ou des conventions collectives ne permet de conclure que le décideur nommé par l’employeur posséderait une expertise particulière. Ce qui confirme à mon avis l’importance fondamentale de l’accès à un décideur indépendant. Certes, dans les affaires où la Cour a conclu que l’exhaustivité du régime créé par la loi était un facteur décisif pour statuer sur son exclusivité, le régime prévoyait le prononcé d’une décision par un expert indépendant. Le fait que l’équité procédurale n’a pas été expressément considérée comme un facteur militant en faveur de l’exclusivité ne diminue en rien, quant à moi, sa pertinence.

66 Dans Regina Police, j’ai écrit que le législateur avait voulu constituer un code complet pour le règlement des affaires disciplinaires; mais ce code prévoyait le recours à une instance décisionnelle spécialisée et indépendante (par. 31) :

Les dispositions détaillées du régime législatif qui régit les affaires disciplinaires indiquent clairement que le législateur voulait que The Police Act et le Règlement constituent un code complet pour le règlement des affaires disciplinaires mettant en cause des membres du corps policier.

67 Dans Gendron, le régime a été comparé au processus judiciaire (p. 1317) :

À l’examen de la Loi, il devient clair, tout au moins en ce qui concerne le devoir de juste représentation, que le Parlement a adopté un code complet et exclusif. Une vue d’ensemble du Code permet de situer le devoir légal de juste représentation dans son contexte approprié, c’est‑à‑dire celui d’un régime complet et global qui établit le devoir et prévoit un mécanisme nécessaire de règlement des griefs de sorte que le recours à la common law fait double emploi dans tous les cas où la Loi s’applique. [Je souligne.]

68 Ce risque de double emploi a également été considéré dans St. Anne, p. 718‑719 :

L’attitude plus moderne consiste à considérer que les lois en matière de relations de travail prévoient un code régissant tous les aspects des relations de travail et que l’on porterait atteinte à l’économie de la loi en permettant aux parties à une convention collective ou aux employés pour le compte desquels elle a été négociée, d’avoir recours aux tribunaux ordinaires qui sont dans les circonstances une juridiction faisant double emploi à laquelle la législature n’a pas attribué ces tâches. [Je souligne.]

69 Et dans Weber, par. 58 :

[Le modèle de la compétence exclusive] exauce le souhait que la procédure de règlement de litige établie par les diverses lois sur les relations du travail au pays ne soit pas doublée ou minée par des actions concomitantes. Il obéit à une tendance de plus en plus forte à faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la procédure d’arbitrage et de grief et à reconnaître des restrictions corrélatives aux droits des parties d’intenter des actions en justice qui sont parallèles ou se chevauchent. [Je souligne.]

70 À mon avis, le risque de double emploi est une considération de principe tout aussi importante qui sous‑tend le modèle de la compétence exclusive. Dans Jadwani c. Canada (Attorney General) (2001), 52 O.R. (3d) 660, la Cour d’appel de l’Ontario a décidé dans le même sens. En confirmant la décision du juge des requêtes de radier une déclaration au motif que les allégations dans les actes de procédure et celles formulées dans le grief étaient essentiellement les mêmes, le juge en chef McMurtry a signalé que [traduction] « la radiation de la déclaration en l’espèce contribue à la réalisation de l’objectif de principe qui est d’empêcher que les tribunaux deviennent une tribune parallèle pour le règlement de questions traitées dans la convention collective et qui font l’objet d’un grief » (par. 30).

71 Dans la présente affaire, on ne saurait affirmer que le recours aux tribunaux de droit commun ferait véritablement double emploi puisque aucune décision indépendante n’est susceptible d’être rendue dans le cadre de la procédure de grief. Si les considérations de principe qui sous‑tendent le modèle de la compétence exclusive ne sont pas présentes, il est inapproprié de conclure à une compétence exclusive en l’absence d’une disposition impérative en ce sens dans la loi. Comme je l’ai mentionné précédemment, la possibilité d’un contrôle judiciaire ne peut remédier à cette lacune. Dans Yearwood, par. 74, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a dit avec justesse :

[traduction] À l’exception de Johnson‑Paquette, aucune des décisions dont j’ai fait mention ne voit dans la possibilité d’un contrôle judiciaire un facteur militant contre l’action en justice. Il s’agit de recours essentiellement différents, et je ne suis pas convaincu que l’éventualité d’un contrôle judiciaire puisse faire obstacle à une action en justice dans de telles circonstances. Le facteur que les tribunaux ont jugé le plus important pour déterminer si l’arrêt Weber s’applique et exclut leur compétence est la possibilité d’obtenir, d’un tiers indépendant, une décision sur le fond. Contrairement à l’employé protégé par la convention collective, qui a au moins une chance de voir sa plainte, semblable à celle de M. Yearwood, faire l’objet d’un arbitrage, ce dernier ne peut nourrir aucun espoir en ce sens. Comme dans les affaires Danilov, Pleau, Phillips et Bell, pour qu’un tiers indépendant statue sur sa demande, M. Yearwood n’a d’autre choix que d’intenter une action au civil.

72 Je conviens que le régime est complet en l’espèce, mais cela ne suffit pas. Les tribunaux conservent la compétence résiduelle lorsqu’un employé s’estimant lésé n’a aucun recours devant un décideur indépendant. Comme l’a dit la juge McLachlin dans Fraternité des préposés à l’entretien des voies — Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495, par. 8 :

Si détaillé que puisse être un régime établi par la loi pour le règlement des conflits, il reste toujours une possibilité que des événements entraînent un problème que le régime n’avait pas prévu. Il est alors important qu’il y ait un tribunal capable de résoudre ce problème, si l’on veut trouver une solution judiciaire plutôt qu’extrajudiciaire. C’est précisément pour cette raison que la common law a élaboré la notion de cours investies d’une compétence inhérente. Si l’on veut éviter que la primauté du droit ne soit réduite à un ensemble incohérent, appliqué au gré de la fantaisie, il faut qu’il y ait une entité à laquelle les parties à un conflit puissent s’en remettre lorsque les lois et les régimes établis par celles‑ci ne prévoient aucun recours.

73 En somme, même si l’art. 91 de la LRTFP crée un régime complet et efficace de règlement des différends, l’absence de recours à un décideur indépendant, jumelée à l’absence d’un libellé impératif dans la loi et d’une expertise du décideur désigné par l’employeur, ne permet pas de conclure à l’exclusivité de la compétence. Par conséquent, un fonctionnaire ne devrait pas être empêché d’intenter une action devant une cour de justice.

V. Dispositif

74 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours.

Pourvoi rejeté avec dépens, la juge en chef McLachlin et le juge Bastarache sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Nelligan O’Brien Payne, Ottawa.

Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Ottawa.

Procureurs de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : McLennan Ross, Edmonton.

Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la Fonction publique du Canada : Raven, Allen, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : 2005 CSC 11 ?
Date de la décision : 18/03/2005
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Relations de travail - Fonction publique - Griefs - Prestations de retraite anticipée - Tribunaux - Compétence - Fonctionnaire déclaré excédentaire souhaitant toucher les prestations de retraite anticipée prévues par règlement, mais non par la convention collective - Le différend en matière de relations de travail au sujet du droit à ces prestations doit‑il être tranché selon la procédure de grief prévue à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique? - L’absence de « recours à un décideur indépendant » dans la procédure de grief suffit‑elle pour justifier l’intervention des tribunaux? - Le fonctionnaire a‑t‑il la possibilité de recourir au tribunal lorsque le différend peut faire l’objet d’un grief mais non d’un arbitrage? - Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35, art. 91, 92.

V, un fonctionnaire fédéral, était en congé non payé et travaillait dans le secteur privé depuis environ quatre ans lorsqu’il a été avisé qu’il était excédentaire dans la fonction publique et qu’il serait mis à pied. Il a alors cherché à toucher des prestations de retraite anticipée (« PRA ») offertes dans certains cas aux fonctionnaires fédéraux conformément à un règlement, mais le gouvernement a rejeté sa demande. Par la suite, il a été mis à pied.

Aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (« LRTFP »), toute une gamme de différends en matière de relations de travail peuvent faire l’objet d’un grief, mais ces griefs ne peuvent être soumis à l’arbitrage que s’ils découlent d’une décision arbitrale ou de l’interprétation ou de l’application d’une convention collective, ou s’ils entraînent une suspension ou une sanction pécuniaire, un licenciement ou une rétrogradation. Ainsi, la mise à pied de V pouvait faire l’objet d’un arbitrage (un arbitre indépendant du ministère a rejeté son grief en fin de compte) alors que sa demande de PRA pouvait faire l’objet d’un grief, mais non d’un arbitrage.

V n’a pas contesté le refus des PRA par voie de grief selon la procédure prévue à la LRTFP mais a intenté cette action contre l’État devant la Cour fédérale. Il a tenté de faire une distinction avec le courant jurisprudentiel de l’arrêt Weber, selon lequel, en matière de relations de travail, il faut s’en remettre au régime de règlement des différends prévu par la loi, en affirmant que les tribunaux ne devraient pas s’en remettre au régime prévu par la loi lorsque la question ne peut être soumise à un décideur indépendant. La protonotaire a radié son action, et cette décision a été maintenue en appel.

Arrêt (la juge en chef McLachlin et le juge Bastarache sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

Les juges Major, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron : Lorsque le législateur a, comme en l’espèce, établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, il ne faudrait pas mettre en péril le mécanisme prévu par la loi en permettant également le recours aux tribunaux. Par conséquent, bien que les termes de la LRTFP ne soient pas catégoriques au point d’écarter la compétence résiduelle des tribunaux dans les cas de différends qui peuvent faire l’objet d’un grief en vertu de l’art. 91 mais non d’un arbitrage en vertu de l’art. 92, V aurait dû présenter un grief en vertu de la LRTFP. Le différend portait sur les prestations d’emploi dans le contexte des relations de travail. Selon l’intention exprimée par le législateur dans la LRTFP, dans le cas des avantages accordés par un règlement en marge de la convention collective, la décision du sous‑ministre devrait être finale. On ne saurait permettre à V de présenter devant les tribunaux sa demande de PRA déguisée en une action pour négligence. [29] [33-35] [39] [42]

Même si l’absence d’un arbitre indépendant peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), les tribunaux devraient généralement exercer leur pouvoir discrétionnaire pour refuser d’intervenir, sauf dans le cadre limité du contrôle judiciaire. La Cour fédérale a eu raison de s’en remettre à la procédure prévue par la LRTFP en l’espèce. Il est clair que la demande de PRA présentée par V relevait de la LRTFP, et V aurait pu obtenir une réparation (si elle était justifiée) en vertu de l’art. 91 de la LRTFP. L’absence de recours devant un décideur indépendant est insuffisante en soi pour justifier l’intervention des tribunaux. Il s’agit d’un facteur à prendre en compte, mais les faits de l’espèce n’exigent pas que l’on écarte la règle générale de la retenue à l’égard de la procédure imposée par le législateur. [2] [17] [36] [38]

La juge en chef McLachlin et le juge Bastarache (dissidents) : Même si la demande de V pouvait faire l’objet de la procédure prévue au par. 91 de la LRTFP, cet article ne l’empêchait pas d’intenter une action devant la Cour fédérale. L’article 91 crée un régime complet et efficace de règlement des différends, mais l’absence de recours à un décideur indépendant, jumelée à l’absence d’un libellé impératif dans la LRTFP et d’une expertise du décideur désigné par l’employeur, ne permet pas de conclure à l’exclusivité de la compétence. Les tribunaux doivent s’abstenir de faire obstacle à l’arbitrage indépendant sauf si le législateur s’est clairement exprimé en ce sens. La possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief établie par la LRTFP ne peut compenser l’absence d’une décision indépendante sur le fond. Si le fait d’éviter le double emploi est une considération de principe importante, le recours aux tribunaux en l’espèce ne fait pas véritablement double emploi puisque aucune décision indépendante n’est possible dans le cadre de la procédure de grief. Les tribunaux conservent la compétence résiduelle lorsqu’un employé s’estimant lésé n’a aucun recours devant un décideur indépendant. [44] [70-73]


Parties
Demandeurs : Vaughan
Défendeurs : Canada

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêts mentionnés : Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, —2000— 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14
Pleau (Litigation Guardian of) c. Canada (Attorney General) (1999), 182 D.L.R. (4th) 373
Guenette c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 601
Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298
Yearwood v. Canada (Attorney General) (2002), 216 D.L.R. (4th) 462, 2002 BCCA 427
Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52
Danilov c. Atomic Energy Control Board (1999), 125 O.A.C. 130
St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704
Johnson‑Paquette c. Canada, [2000] A.C.F. no 441 (QL)
Gaignard c. Canada (Attorney General) (2003), 232 D.L.R. (4th) 43
Phillips c. Harrison (2000), 196 D.L.R. (4th) 69, 2000 MBCA 150.
Citée par le juge Bastarache (dissident)
St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704
Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Guenette c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 601
Danilov c. Atomic Energy Control Board (1999), 125 O.A.C. 130
Pleau (Litigation Guardian of) c. Canada (Attorney General) (1999), 182 D.L.R. (4th) 373
Phillips c. Harrison (2000), 196 D.L.R. (4th) 69, 2000 MBCA 150
Yearwood c. Canada (Attorney General) (2002), 216 D.L.R. (4th) 462, 2002 BCCA 427
Bell c. Canada (Attorney General) (2002), 210 D.L.R. (4th) 463, 2002 NFCA 5
Olsen c. Canada (Attorney General) (2003), 226 D.L.R. (4th) 483, 2003 BCCA 209
Bouchard c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1999] A.C.F. no 1807 (QL)
Johnson‑Paquette c. Canada, [2000] A.C.F. no 441 (QL)
Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [2002] A.C.F. no 850 (QL), 2002 CAF 239
Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14
Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52
Derrickson c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1993), 63 F.T.R. 292
Macinnis c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 464
STT c. British Columbia Telephone Co., [1988] 2 R.C.S. 564
Jadwani c. Canada (Attorney General) (2001), 52 O.R. (3d) 660
Fraternité des préposés à l’entretien des voies — Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495.
Lois et règlements cités
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, art. 18.1.
Loi sur les régimes de retraite particuliers, L.C. 1992, ch. 46, ann. 1.
Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1990, ch. L.2, art. 45(1).
Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35, art. 91, 92, 96(3), 100(4).
Règlement no 2 sur le régime compensatoire, DORS/95‑169.

Proposition de citation de la décision: Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11 (18 mars 2005)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2005-03-18;2005.csc.11 ?
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