COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Clark, [2005] 1 R.C.S. 6, 2005 CSC 2
Date : 20050127
Dossier : 29976
Entre :
Daryl Milland Clark
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 55)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron)
______________________________
R. c. Clark, [2005] 1 R.C.S. 6, 2005 CSC 2
Daryl Milland Clark Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Clark
Référence neutre : 2005 CSC 2.
No du greffe : 29976.
2004 : 2 novembre; 2005 : 27 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Huddart, Hall et Saunders) (2003), 185 B.C.A.C. 87, 303 W.A.C. 87, [2003] B.C.J. No. 1594 (QL), 2003 BCCA 408, qui a confirmé une décision du juge Lander qui avait confirmé la déclaration de culpabilité d’avoir commis volontairement une action indécente dans un endroit public en présence d’une ou de plusieurs personnes, prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli.
Gil D. McKinnon, c.r., pour l’appelant.
M. Joyce DeWitt‑Van Oosten et Kenneth D. Madsen, pour l’intimée.
Christine Bartlett‑Hughes, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Fish —
I
1 L’appelant a été reconnu coupable de s’être masturbé près de sa fenêtre de salon alors que les rideaux étaient ouverts et que la pièce était éclairée.
2 Mme S. — une voisine qui regardait la télévision avec ses deux fillettes dans leur salle familiale à demi éclairée — a été la première à l’apercevoir. Celle‑ci a alerté son mari après s’être rendue dans une autre pièce pour mieux voir. À partir de leur chambre à coucher non éclairée qui était située à une distance de 90 à 150 pieds de l’endroit où se trouvait l’appelant et qui donnait sur leurs arrière‑cours contiguës, ils ont tous les deux observé l’appelant, à son insu, pendant 10 à 15 minutes.
3 La police, appelée sur les lieux, a porté contre l’appelant des accusations fondées sur les al. 173(1)a) et 173(1)b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.
4 Aux termes de l’al. 173(1)a), est coupable d’une infraction quiconque commet volontairement une action indécente « dans un endroit public en présence d’une ou de plusieurs personnes »; par ailleurs, aux termes de l’al. 173(1)b), est coupable d’une infraction quiconque commet volontairement une action indécente « dans un endroit quelconque avec l’intention d’ainsi insulter ou offenser quelqu’un ».
5 Selon le juge du procès, l’appelant paraissait ignorer qu’on l’observait. Il n’avait pas non plus l’intention d’« insulter ou offenser quelqu’un ». En fait, le juge du procès a conclu qu’il y avait eu [traduction] « une intensification de l’activité » de l’appelant lorsque Mme S. a quitté la salle familiale à demi éclairée où l’appelant aurait vraisemblablement pu l’apercevoir. Le juge du procès a ajouté que [traduction] « rien n’indique [. . .] — et, en fait, c’est plutôt le contraire — que [l’appelant] savait que [Mme S.] l’observait par la fenêtre de sa chambre à coucher non éclairée ».
6 Toutefois, le juge du procès était persuadé que l’appelant avait « converti » son salon en endroit public et qu’il avait, dans cet « endroit public », commis volontairement une action indécente en présence d’une seule ou de plusieurs personnes.
7 Après avoir tiré ces conclusions, le juge du procès a acquitté l’appelant relativement à l’accusation fondée sur l’al. 173(1)b), mais l’a déclaré coupable quant à celle fondée sur l’al. 173(1)a). Ses appels devant la Cour suprême et la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont été rejetés.
8 En confirmant la déclaration de culpabilité de l’appelant, la Cour d’appel a néanmoins décidé que celui‑ci [traduction] « s’[était] volontairement conduit d’une manière indécente, cherchant à attirer l’attention d’autrui (les membres du public) au cours de la soirée en question » ((2003), 185 B.C.A.C. 87, 2003 BCCA 408, par. 10). Selon la Cour d’appel, [traduction] « on peut seulement inférer des faits de la présente affaire que l’appelant a adopté un comportement exhibitionniste et qu’il cherchait à s’attirer l’attention du voisinage en s’exposant à la vue d’autres résidants » (par. 5).
9 L’appelant soutient qu’à cet égard, notamment, la Cour d’appel s’est écartée à tort de l’appréciation que le juge du procès a faite de la preuve. En toute déférence, je suis d’accord avec lui. Mais puisque, de toute manière, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi pour d’autres motifs, j’estime qu’il suffit simplement, en l’espèce, de réaffirmer les principes applicables. Les cours d’appel ne peuvent pas modifier les inférences et conclusions de fait du juge du procès, à moins qu’elles soient manifestement erronées, non étayées par la preuve ou par ailleurs déraisonnables. De plus, l’erreur imputée doit être clairement relevée. Il faut aussi démontrer qu’elle a influé sur le résultat. Les mots « erreur manifeste et dominante » expriment de manière concise et éloquente cette norme bien établie : voir Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802; Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672; Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 R.C.S. 353; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; Toneguzzo‑Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254; Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33.
10 Personne n’a laissé entendre que le juge du procès avait commis, en l’espèce, une erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la preuve. Le présent pourvoi doit donc être tranché par l’application des règles de droit énoncées par le législateur aux faits constatés par le juge du procès.
11 L’alinéa 173(1)a) du Code interdit à quiconque de commettre volontairement une action indécente « dans un endroit public en présence d’une ou de plusieurs personnes ». À l’article 150, l’expression « endroit public » est définie comme étant « [t]out lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite ». Dans le contexte qui nous occupe en l’espèce, à savoir la partie V du Code criminel, le législateur établit une distinction entre la conduite prohibée « dans un endroit public » et la conduite prohibée si elle est adoptée « à la vue du public ». Les tribunaux doivent éviter de contrecarrer l’intention manifeste du législateur au moyen d’une interprétation confondant ces deux différents fondements de responsabilité criminelle.
12 Le législateur a également créé deux infractions distinctes aux al. 173(1)a) et 173(1)b) du Code criminel. Le premier alinéa porte sur les actions indécentes commises dans un endroit public en présence d’une seule ou de plusieurs personnes, et le second, sur les actions indécentes commises dans un endroit quelconque, public ou privé, avec l’intention d’insulter ou offenser quelqu’un. Dans le cas qui nous occupe, l’appelant a été acquitté relativement à l’accusation portée en vertu de l’al. 173(1)b). Sa déclaration de culpabilité fondée sur l’al. 173(1)a) ne saurait donc être justifiée, comme l’a fait dans une certaine mesure la Cour d’appel, par des motifs sur lesquels le juge du procès s’est prononcé de manière définitive et en faveur de l’appelant en examinant l’accusation portée contre lui en vertu de l’al. 173(1)b).
13 Je retiens l’argument de l’appelant voulant que son salon ne soit pas un endroit public au sens de l’al. 173(1)a). Le salon de sa résidence privée n’était pas un lieu « auquel le public a[vait] accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite ». D’après le texte et le contexte, il me paraît évident que le terme « accès », utilisé dans cette phrase, signifie « [p]ossibilité d’aller, de pénétrer dans (un lieu), d’entrer » : Le Nouveau Petit Robert (2003), p. 15. Cette disposition n’envisage pas, selon moi, la capacité d’une personne qui n’a pas accès, de droit ou sur invitation, à un lieu de voir ou d’entendre de l’extérieur — par une fenêtre dont les rideaux sont ouverts ou par une porte ouverte — ce qui se passe à l’intérieur.
14 J’estime donc, en toute déférence, que le juge du procès a commis une erreur en concluant que l’appelant avait « converti » son salon en endroit public du seul fait qu’on pouvait l’apercevoir par la fenêtre de son salon et que, même s’il ne se doutait de rien, M. et Mme S. l’observaient à partir de leur chambre à coucher située à une distance de 90 à 150 pieds de là.
15 J’expliquerai davantage plus loin les raisons pour lesquelles je suis d’avis d’accueillir le pourvoi pour ce seul motif. Cependant, je vais commencer par examiner de plus près les faits et les décisions des instances inférieures.
II
16 La première à apercevoir l’appelant a été Mme S. qui regardait la télévision avec ses deux fillettes dans leur salle familiale éclairée uniquement par l’écran du téléviseur et la lumière provenant de la cuisine. Mme S. s’est dite d’accord avec l’avocat lorsqu’il a indiqué qu’à partir de cet endroit elle [traduction] « n’avait vraiment rien remarqué d’anormal, sauf un mouvement ». Mais, pour les motifs que Mme S. a expliqués au procès, tracassée, elle [traduction] « a couru » jusqu’à sa chambre à coucher pour « mieux voir » et a ensuite demandé à son mari de l’y rejoindre.
17 À partir de cet endroit, M. et Mme S. ont observé l’appelant pendant 10 à 15 minutes. Prenant garde d’être aperçus, ils ont regardé par la fenêtre de leur chambre, en dessous du store partiellement baissé. Pour confirmer ce que l’appelant leur paraissait être en train de faire, M. S. est allé chercher des jumelles et un télescope. Il a également tenté, en vain, de filmer l’appelant à l’aide d’un caméscope.
18 M. et Mme S. étaient, bien entendu, inquiets. Pour reprendre les termes de M. S., ils craignaient que l’appelant se [traduction] « masturbe en regardant dans la direction de [leurs] enfants ». Ils ont donc appelé la police.
19 Le premier policier est arrivé en moins de cinq minutes. De la chambre à coucher de M. et Mme S., le policier était en mesure d’apercevoir l’appelant [traduction] « jusqu’en dessous du nombril ». L’appelant avait la main devant lui [traduction] « et paraissait se masturber ». De l’endroit où il se trouvait dans l’arrière‑cour de l’appelant, au niveau de la rue, le policier ne pouvait voir ce dernier qu’[traduction] « à peu près à partir du cou ou des épaules en montant, vu l’angle de son regard ».
20 Selon le juge du procès, [traduction] « [l’appelant] paraissait ignorer qu’on l’observait ». Le juge a ajouté que rien ne permettait de croire que [traduction] « [l’appelant] savait que [Mme S.] l’observait par la fenêtre de sa chambre à coucher non éclairée ». Il a conclu qu’en fait la preuve indiquait le contraire. Mme S. a toutefois observé l’appelant et [traduction] « les enfants auraient pu aisément le voir, mais il semble que non ».
21 Compte tenu de ces faits, le juge a décidé que l’appelant avait commis volontairement « une action indécente [. . .] dans un endroit public en présence d’une ou de plusieurs personnes », perpétrant ainsi l’infraction créée à l’al. 173(1)a) du Code criminel.
22 Cependant, il n’était pas convaincu que l’appelant avait commis cette action indécente « avec l’intention d’ainsi insulter ou offenser quelqu’un », comme l’exige l’al. 173(1)b) du Code. Il a donc acquitté l’appelant relativement à l’accusation portée contre lui en vertu de cette disposition.
23 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a confirmé la déclaration de culpabilité de l’appelant fondée sur l’al. 173(1)a). Il se pourvoit maintenant, avec l’autorisation de notre Cour, contre l’arrêt de la Cour d’appel.
III
24 En confirmant la déclaration de culpabilité de l’appelant, la Cour d’appel s’est principalement fondée sur la décision R. c. Keir (1919), 34 C.C.C. 164 (C.S.N.‑É.), et l’arrêt R. c. Buhay (1986), 30 C.C.C. (3d) 30 (C.A. Man.).
25 Dans l’affaire Keir, l’accusé s’était exhibé debout dans une allée privée adjacente à la voie publique, où de jeunes passantes l’avaient aperçu. Dans des motifs distincts mais concordants, le juge en chef Harris a statué qu’[traduction] « [i]l est bien établi en droit qu’une telle infraction est toujours punissable si elle est commise à la vue de tous les passants dans une rue » (p. 166). Ce faisant, le juge en chef Harris s’est entièrement fondé sur la jurisprudence anglaise, plus particulièrement sur l’affaire R. c. Thallman (1863), 9 Cox C.C. 388.
26 Toutefois, l’affaire Thallman fait simplement ressortir les différences entre la common law anglaise et l’infraction créée à l’al. 173(1)a) du Code criminel. En examinant la disposition antérieure à l’al. 173(1)a), dans la décision R. c. Clifford (1916), 26 D.L.R. 754 (C.S. Ont.), p. 755‑756, le juge Middleton a bien expliqué cette distinction, en en regrettant quelque peu l’existence :
[traduction] Dans de nombreuses affaires survenues en Angleterre, l’infraction a été commise sur une propriété privée, mais dans un endroit bien à la vue des passants ou des occupants des maisons adjacentes : prenons l’exemple de l’affaire Thallman (1863), L. & C. 326.
Malheureusement, cet élément d’exposition à la vue du public semble avoir été oublié dans notre loi, et l’action n’est punissable que si elle a été commise dans un lieu auquel le public a accès ou auquel il est autorisé à avoir accès.
27 Dans la décision Keir, le juge en chef Harris ne s’est pas rendu compte de cette distinction en appliquant la common law anglaise en matière d’exhibitionnisme.
28 S’exprimant au nom des quatre autres juges, dans la décision Keir, le juge Mellish a abordé la question différemment, à la p. 167 :
[traduction] J’estime qu’il s’agissait d’une action indécente commise dans la rue, un lieu auquel le public a accès, et que l’accusé a été déclaré coupable à juste titre. [. . .] L’exhibitionnisme est l’élément essentiel de l’infraction et je crois que la personne qui s’exhibe volontairement devant des personnes qui se trouvent alors dans un endroit public se rend coupable d’exhibitionnisme dans un endroit et en présence de personnes, au sens de l’art. 205 du Code. [Je souligne.]
29 Selon le juge Mellish, l’action indécente est donc commise non seulement là où le contrevenant l’accomplit, mais également là où se trouvent les personnes qui en sont témoins. Je ne suis pas du tout convaincu que la décision Keir est correcte. Toutefois, même si elle l’était, elle n’étaye aucunement la déclaration de culpabilité en l’espèce, étant donné que l’action indécente de l’appelant n’a pas été commise dans un endroit public, même au sens élargi que lui donne cette décision.
30 Dans l’arrêt Buhay, l’accusé a été inculpé en vertu de la disposition antérieure à l’al. 173(1)a). Debout dans l’embrasure de la porte d’entrée de sa résidence, il s’était exhibé devant deux garçons dans la rue. Le juge du procès a acquitté M. Buhay parce que l’accusation portée contre lui n’était pas fondée sur la disposition applicable : même si un commentaire obscène de l’accusé dans cette affaire était une preuve suffisante de son intention d’insulter ou d’offenser, laquelle preuve justifiait une déclaration de culpabilité fondée sur la disposition antérieure à l’al. 173(1)b), l’action indécente n’avait pas été commise dans un endroit public et n’était donc pas visée par ce qui est devenu l’al. 173(1)a).
31 Se fondant essentiellement sur la décision Keir, la Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public. Pour les raisons déjà expliquées, je conclus que la décision Keir n’étaye pas une déclaration de culpabilité en l’espèce, pas plus que l’arrêt Buhay, étant donné qu’il repose sur les mêmes considérations inapplicables.
32 En toute déférence, la jurisprudence que la Cour d’appel a invoquée en l’espèce pour confirmer la déclaration de culpabilité de l’appelant n’étaye donc aucunement la conclusion à laquelle elle est parvenue.
IV
33 L’appelant ne conteste pas la conclusion du juge du procès voulant qu’il ait commis une « action indécente » au sens de l’al. 173(1)a) du Code criminel. Il reconnaît, à tout le moins implicitement, qu’il peut être « indécent », au sens de cette disposition, de se masturber dans une pièce éclairée, près d’une fenêtre aux rideaux ouverts et à la vue de ses voisins.
34 L’appelant prétend, toutefois, qu’il n’a pas commis volontairement cette action indécente « dans un endroit public en présence d’une ou de plusieurs personnes », comme l’exige l’al. 173(1)a). Il soulève trois moyens : premièrement, son salon n’est pas un « endroit public » au sens de l’al. 173(1)a); deuxièmement, les plaignants [traduction] « l’observaient subrepticement, de loin, par l’ouverture en dessous du store de leur fenêtre de chambre à coucher », et non « en sa présence », comme l’exige également l’al. 173(1)a); troisièmement, on ne peut pas lui reprocher d’avoir commis volontairement une action indécente en présence de quelqu’un, vu que le juge du procès a conclu que rien ne prouvait qu’il se savait observé.
35 L’appelant ajoute que la Cour d’appel a commis une erreur en fondant sa conclusion de culpabilité sur sa propre appréciation de la preuve, laquelle diffère à d’importants égards des conclusions du juge du procès. J’estime qu’il n’est pas nécessaire ici d’ajouter quoi que ce soit à ce qui a déjà été dit au sujet de cet aspect de l’affaire.
36 L’appelant prétend qu’il aura gain de cause si l’un ou l’autre des moyens qu’il soulève est retenu. Je suis d’accord avec lui et, comme nous l’avons vu, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi pour le premier motif qu’il invoque, à savoir que l’action qui lui est reprochée n’a pas été commise « dans un endroit public », au sens de l’art. 150 et de l’al. 173(1)a) du Code criminel. Bien qu’il ne soit donc pas nécessaire d’examiner les autres moyens, je ne veux pas que l’on croie que je les ai considérés non fondés.
V
37 Nul ne conteste que le pourvoi doit être accueilli si l’appelant n’a pas commis une action indécente dans un endroit public au sens de l’art. 150 et de l’al. 173(1)a) du Code criminel.
38 Voici le texte de ces dispositions :
150. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.
« endroit public » Tout lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite.
150. In this Part,
. . .
“public place” includes any place to which the public have access as of right or by invitation, express or implied;
173. (1) Est coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque volontairement commet une action indécente :
a) soit dans un endroit public en présence d’une ou de plusieurs personnes;
b) soit dans un endroit quelconque avec l’intention d’ainsi insulter ou offenser quelqu’un.
173. (1) Every one who wilfully does an indecent act
(a) in a public place in the presence of one or more persons, or
(b) in any place, with intent thereby to insult or offend any person,
is guilty of an offence punishable on summary conviction.
39 D’emblée, on constate que la version française de l’art. 150 ne comporte aucun terme équivalent au verbe « includes » de la version anglaise. L’appelant soutient que la définition française est donc formulée de manière exhaustive, plus restrictive que la définition anglaise et commune aux deux versions. La définition française doit donc, selon lui, avoir préséance : R. c. Daoust, [2004] 1 R.C.S. 217, 2004 CSC 6, par. 26‑37.
40 L’intimée considère qu’il n’existe [traduction] « aucune antinomie entre les textes français et anglais quant aux caractéristiques qui rendent un endroit “public” » (souligné dans l’original). Pour reprendre les termes de l’intimée, la question est de savoir si [traduction] « une propriété privée, exposée à la vue du public, constitue un “lieu” auquel le “public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite” ».
41 Dans le cas qui nous occupe, il n’est donc pas nécessaire de choisir entre la version française et la version anglaise de l’art. 150. Les parties s’accordent pour dire que les deux versions exigent l’accès du public, de droit ou sur invitation; leur désaccord est limité au sens du mot « accès » dans ce contexte.
42 Au sujet de cette question déterminante en l’espèce, l’appelant fait valoir que l’art. 150 et l’al. 173(1)a) visent l’accès physique au lieu où l’action reprochée a été accomplie; pour l’intimée, l’accès visuel suffit. À mon avis, la thèse de l’appelant est étayée par les règles ordinaires d’interprétation législative. Celle de l’intimée ne l’est pas.
43 Il est maintenant bien établi qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26, où la Cour cite E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21.
44 Du point de vue sémantique, il va sans dire que le sens « ordinaire » d’un terme litigieux dépend souvent du contexte dans lequel ce terme est utilisé. Par exemple, le mot « accès » a un « sens ordinaire » dans le cas des droits des parents non gardiens, un autre dans le domaine de la téléinformatique et encore un autre lorsqu’il est question d’un lieu.
45 L’article 150 du Code criminel emploie le mot « accès » relativement à un « lieu » — en l’espèce, une résidence privée. Et c’est l’accès « de droit ou sur invitation » à ce lieu qui nous intéresse. Dans la langue courante, l’« accès », de droit ou sur invitation, qu’une personne a à un lieu signifie qu’elle peut y pénétrer, le visiter ou l’utiliser — et non, comme je l’ai mentionné précédemment, qu’elle peut, de l’extérieur, voir ou entendre ce qui se passe à l’intérieur de ce lieu. Lorsqu’on nous dit qu’une personne a accès, de droit ou sur invitation, à un appartement, à un atelier, à un bureau ou à un garage, nous ne comprenons pas qu’elle a simplement la possibilité ou la capacité de voir, par la fenêtre ou par la porte, ce qui se passe à l’intérieur de ces lieux.
46 Il va de soi que ce « sens ordinaire et grammatical » du mot « accès » utilisé relativement à un lieu doit s’harmoniser avec le contexte législatif qui nous intéresse en l’espèce et avec l’intention du législateur qui se dégage du Code criminel : Bell ExpressVu et Rizzo & Rizzo Shoes.
47 Je commence par le contexte législatif immédiat.
48 Premièrement, l’ensemble du par. 173(1) devient plus cohérent si on rattache l’expression « endroit public » à l’accès physique plutôt que visuel. Les infractions créées aux al. 173(1)a) et 173(1)b) sont définies différemment. L’alinéa 173(1)a) interdit les actions indécentes dans un endroit public, alors que l’al. 173(1)b) les interdit dans un endroit quelconque — public or privé — lorsqu’elles ont pour but d’insulter ou d’offenser.
49 De plus, comme je l’ai déjà mentionné, le législateur établit dans le Code une distinction entre la conduite qui est criminelle parce qu’elle est adoptée dans un endroit public et celle qui est criminelle parce qu’elle est adoptée à la vue du public. Comme nous l’avons vu, c’est le fait de commettre l’action prohibée dans un endroit public qui engage la responsabilité à l’al. 173(1)a). L’infraction de nudité est créée par la disposition suivante du Code :
174. (1) Est coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, sans excuse légitime, selon le cas :
a) est nu dans un endroit public;
b) est nu et exposé à la vue du public sur une propriété privée, que la propriété soit la sienne ou non.
50 Le paragraphe 174(1) montre clairement que l’expression « endroit public » définie à l’art. 150 du Code criminel n’est pas censée viser les endroits privés exposés à la vue du public. S’il en était autrement, l’al. 174(1)b) serait complètement superflu.
51 L’article 150 s’applique aussi bien au par. 174(1) qu’à l’al. 173(1)a). Si, pour les besoins du par. 174(1), l’expression « endroit public » n’englobe pas les endroits privés exposés à la vue du public, il doit sûrement en être de même en ce qui concerne l’al. 173(1)a). Je m’empresse de souligner que le par. 173(1) et l’art. 174 du Code criminel ont été adoptés en même temps sous leur forme actuelle, en tant qu’art. 158 et 159, lorsque le Code a été modifié et adopté comme S.C. 1953‑54, ch. 51. Le législateur ne peut pas avoir voulu que des mots identiques aient des sens différents dans deux dispositions consécutives et connexes du même texte législatif.
52 Le paragraphe 213(1) du Code renforce — à supposer que ce soit nécessaire — la proposition selon laquelle le sens ordinaire et grammatical que j’ai attribué au mot « accès » s’harmonise avec son contexte législatif et avec l’intention qu’avait le législateur en adoptant l’art. 150. Aux termes du par. 213(1), est coupable d’une infraction quiconque commet, « dans un endroit soit public soit situé à la vue du public », certaines actions précises dans le but de se livrer à la prostitution.
53 L’autre fondement souligné de la responsabilité a été ajouté à l’art. 213 par L.R.C. 1985, ch. 51 (1er suppl.), art. 1. Peu après, le législateur a ajouté le par. (2) à l’art. 173 : voir L.R.C. 1985, ch. 19 (3e suppl.), art. 7. L’intimée fait remarquer, à juste titre, que, contrairement à l’art. 173, l’art. 213 ne figure pas dans la partie V du Code criminel, et elle indique qu’il a été modifié à la suite des observations de notre Cour dans l’arrêt Hutt c. La Reine, [1978] 2 R.C.S. 476. Quoiqu’il puisse bien en être ainsi, le législateur est réputé agir de propos délibéré. Il n’est donc pas déraisonnable de supposer que, en élargissant l’art. 213 de manière à inclure les endroits exposés à la vue du public, le législateur n’a pas ajouté des termes semblables à l’al. 173(1)a) parce qu’il ne voulait pas que cet alinéa s’applique aux actions commises à ces endroits.
54 J’estime qu’il n’appartient pas à notre Cour de faire ici ce que le législateur, dans sa sagesse, s’est librement abstenu de faire jusqu’à maintenant.
VI
55 Pour tous ces motifs, comme je l’ai indiqué au départ, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant et d’inscrire un acquittement.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Gil D. McKinnon, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Toronto.