Côté c. Rancourt, [2004] 3 R.C.S. 248, 2004 CSC 58
Rita Côté et Les Entreprises générales Rimo inc. Appelantes
c.
Jean‑Pierre Rancourt et Fonds d’assurance‑responsabilité
professionnelle du Barreau du Québec Intimés
Répertorié : Côté c. Rancourt
Référence neutre : 2004 CSC 58.
No du greffe : 29939.
Audition et jugement : 11 juin 2004.
Motifs déposés : 30 septembre 2004.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2003] R.R.A. 760, [2003] J.Q. no 8450 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure. Pourvoi rejeté.
Martin Gauthier, pour les appelantes.
Bernard Faribault et Patricia Timmons, pour les intimés.
Le jugement de la Cour a été rendu par
1 La juge Deschamps — Le pourvoi porte sur l’étendue des devoirs de conseil et de loyauté de l’avocat. À l’issue de l’audience, la Cour a conclu au rejet de l’appel. Les motifs de cette décision suivent.
2 En février 1990, trois accusations criminelles sont portées contre l’appelante Mme Rita Côté. Elle consulte l’intimé Me Jean-Pierre Rancourt qui accepte de la représenter. Les accusations sont liées à l’incendie d’un établissement commercial, propriété de l’appelante Les Entreprises générales Rimo inc. (« Rimo »), dont Mme Côté est l’âme dirigeante. Un des employés de Rimo, M. Claude Fortin, a déclaré avoir mis feu à l’immeuble à la demande de Mme Côté. Également accusé, M. Fortin est représenté par Me Jean Leblanc, associé nominal de Me Rancourt. À la suite d’un procès devant un jury, Mme Côté est déclarée coupable. Elle se pourvoit. Me Rancourt cesse d’occuper. La Cour d’appel du Québec ordonne un nouveau procès au terme duquel Mme Côté est acquittée.
3 Entre-temps, le recours contre l’assureur devient prescrit. Mme Côté et Rimo poursuivent Me Rancourt. Elles prétendent que Me Rancourt a manqué à ses devoirs de conseil et de loyauté. Me Rancourt aurait omis de les conseiller quant à l’effet de l’écoulement du temps sur le recours contre l’assureur. Il aurait aussi manqué à son obligation d’assurer à Mme Côté une représentation exempte de conflit d’intérêts en permettant que son associé représente un coaccusé dont les intérêts étaient opposés à ceux de sa cliente. Mme Côté et Rimo réclament le remboursement des honoraires professionnels payés à Me Rancourt.
4 La Cour supérieure rejette l’action : C.S. Saint-François, no 450-05-001065-966, 25 novembre 1999. Au sujet du devoir de conseil, le juge ajoute foi à la version de Me Rancourt, qui dit avoir refusé de se prononcer sur le recours contre l’assureur lorsque la question a été abordée. Le juge note que Me Rancourt a « professé de son ignorance en la matière, ajoutant qu’il [a] alors recommandé à Madame [Côté] de consulter un civiliste » (p. 21). Le juge prend en considération le fait qu’« à ce stade, la prescription du recours était encore loin et le comptable de Rimo et [le représentant] de l’assureur s’échangeaient directement encore des informations financières, sans que [Me] Rancourt ait été avisé de quelque façon » (p. 22). Au sujet du conflit d’intérêts, le juge de la Cour supérieure relate les discussions entre Me Rancourt et Mme Côté au cours desquelles cette dernière a soulevé la question. Il note cependant que Me Leblanc, l’associé de Me Rancourt, n’a pas participé à la préparation du témoignage de M. Fortin en vue du procès de Mme Côté. Selon lui, Me Rancourt ne s’est pas placé en position de conflit. De plus, comme M. Fortin a plaidé coupable et a été condamné à une peine après que Mme Côté eut été déclarée coupable, « [i]l n’y a donc jamais eu, selon le [juge de la Cour supérieure], d’intérêts contradictoires ou conflictuels mis en présence l’un de l’autre » (p. 26). Le juge reproche à Mme Côté d’avoir tardé à soulever la question du conflit, sous-entendant qu’elle a agi par opportunisme au moment de son pourvoi en appel. Selon lui, elle aurait plutôt acquiescé à la situation pendant que Me Rancourt la représentait. Il conclut enfin qu’elle n’a subi aucun préjudice.
5 La Cour d’appel rejette le pourvoi : [2003] R.R.A. 760. Elle se dit liée par la conclusion de fait du juge de première instance sur la crédibilité des témoins. Elle conclut que Me Rancourt n’a pas manqué à son devoir de conseil puisqu’il a recommandé à Mme Côté de consulter un civiliste relativement aux questions pour lesquelles il ne s’estimait pas compétent. En ce qui concerne le conflit d’intérêts, la Cour d’appel estime que les faits ne requièrent pas l’établissement d’une règle générale applicable aux avocats d’une société nominale. En effet, il y avait non seulement apparence de conflit, mais conflit réel. S’appuyant sur l’arrêt R. c. Neil, [2002] 3 R.C.S. 631, 2002 CSC 70, la Cour d’appel conclut toutefois qu’un manquement au devoir de loyauté n’entraîne pas nécessairement l’annulation d’un contrat de service et l’obligation de rembourser les honoraires touchés. Passant la preuve en revue, elle conclut que Mme Côté n’a pas de motif valable d’exiger le remboursement du montant payé en contrepartie des services.
I. Devoir de conseil
6 La Cour d’appel a eu raison de préciser que le contenu obligationnel de la relation avec un avocat n’est pas nécessairement limité à l’objet du mandat. Certaines obligations découlent du devoir général de conseil. S’il est évident que l’avocat ne doit pas entreprendre l’exécution d’un mandat pour lequel il n’est pas suffisamment préparé (Code de déontologie des avocats, R.R.Q. 1981, ch. B-1, r. 1 (« Code de déontologie »), art. 3.01.01), il demeure qu’il doit exposer à son client la nature et la portée du problème qui, à son avis, ressort de l’ensemble des faits qui sont portés à sa connaissance (art. 3.02.04 du Code de déontologie; voir aussi Labrie c. Tremblay, [2000] R.R.A. 5 (C.A.)). Les limites du devoir de conseil varient selon les circonstances, et les attentes sont plus grandes lorsque l’avocat se dit expert dans un domaine donné. L’avocat peut cependant satisfaire au devoir de conseil en reconnaissant les limites de sa compétence et en recommandant à son client de consulter un spécialiste sur une question pour laquelle il s’estime moins qualifié. Cette démarche est conforme à l’esprit de l’art. 3.02.03 du Code de déontologie, qui prescrit que l’avocat doit éviter toute fausse représentation quant à son niveau de compétence.
7 En l’espèce, Mme Côté a retenu les services de Me Rancourt pour la défendre relativement à trois accusations criminelles. Il s’agissait là de l’objet du mandat. Selon la constatation de fait du juge de la Cour supérieure, lorsque Mme Côté l’a questionné sur l’aspect civil du problème, Me Rancourt a refusé de lui donner des conseils parce qu’il ne s’estimait pas qualifié en cette matière. Il lui a conseillé de consulter un civiliste. Mme Côté ne peut donc pas invoquer le manquement au devoir général de conseil.
II. Devoir de loyauté
8 Mme Côté prétend que le contrat de service est frappé de nullité absolue parce que Me Rancourt a contrevenu à la Loi sur le Barreau, L.R.Q., ch. B-1, en tolérant que son associé représente un coaccusé ayant des intérêts opposés. Elle prétend aussi qu’il l’a induite en erreur au sujet du conflit d’intérêts et qu’elle ne peut y avoir consenti.
9 Le droit régissant les conflits d’intérêts requiert une analyse plus nuancée. Les intérêts en conflit peuvent toucher soit l’ordre public général, soit l’ordre public de protection. La nature de l’intérêt en jeu influencera les conclusions susceptibles d’être prononcées par le tribunal. Tout manquement à l’obligation de loyauté ne donne pas droit automatiquement à l’annulation du contrat, au remboursement des honoraires professionnels ou à des dommages-intérêts.
10 Il est clair que les dispositions régissant l’organisation des corporations professionnelles et l’exercice exclusif des professions touchent en principe l’ordre public politique général (Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45, par. 20-21). Une contravention à ces dispositions confère à la partie lésée un recours civil fondé sur la nullité absolue du contrat ainsi entaché. Toutes les dispositions réglementaires adoptées en vertu des lois d’organisation des professions n’ont cependant pas la même importance, et la sanction d’une contravention doit être adaptée à la prohibition en cause et aux circonstances de l’affaire.
11 Pour ce qui est de la prohibition des conflits d’intérêts, il faut analyser la nature du conflit pour qualifier la contravention. Certaines situations mettent en jeu l’intégrité du système judiciaire, et d’autres, seulement l’intérêt des parties (M. Proulx et D. Layton, Ethics and Canadian Criminal Law (2001), p. 287). Ainsi, lorsqu’un avocat représente simultanément deux coaccusés faisant l’objet d’accusations criminelles connexes et ayant des intérêts opposés, il ne peut apporter à chacun de ses clients l’assistance à laquelle il a constitutionnellement droit. La fiabilité du verdict revêt alors une importance qui prime l’intérêt privé des clients. Le respect de l’intégrité du système de justice criminelle repose en premier lieu sur la fiabilité des verdicts. La protection de l’intégrité du système judiciaire relève de l’ordre public général. Le contrat qui viole cet ordre est frappé de nullité absolue (art. 1417 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »)) et n’est pas susceptible de confirmation (art. 1418 C.c.Q.).
12 Tous les conflits d’intérêts ne font cependant pas intervenir des intérêts supérieurs. Certains ne mettent en cause que des intérêts particuliers. Parmi eux, certains entachent la validité du contrat et relèvent de l’ordre public de protection (art. 1419 C.c.Q.). Bien qu’annulable, le contrat demeure susceptible de confirmation (art. 1420 C.c.Q.). D’autres conflits surviennent dans l’exécution du contrat. Ils soulèvent plutôt un problème de responsabilité contractuelle.
13 Dans Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, notre Cour a élaboré des règles permettant à un cabinet de professionnels de continuer à représenter un client malgré un conflit d’intérêts. Les cas de conflit peuvent varier à l’infini. Il sera parfois possible de concilier les divers intérêts en cause, dont le libre choix de l’avocat. Une simple divulgation, suivie d’une renonciation (art. 3.06.08 du Code de déontologie) ou confirmation (art. 1423 C.c.Q.), sera parfois suffisante lorsque seul l’intérêt des parties est en jeu. Dans le cas où la situation donnant lieu au conflit n’a pas fait l’objet de discussions et que la confirmation est possible, le juge doit analyser le conflit pour en déterminer la nature et décider, s’il y a lieu, de la réparation qui s’impose.
14 C’est donc avec raison que la Cour d’appel s’est inspirée de l’arrêt Neil, précité, où, relativement à la question du conflit d’intérêts, notre Cour a énoncé des principes ne valant pas seulement dans les provinces de common law. Dans cet arrêt, notre Cour dit entre autres qu’un manquement à une règle de déontologie ne donne pas nécessairement ouverture à une action pour faute professionnelle. Ce principe, appliqué à une demande de nullité, permet la prise en considération de toutes les circonstances dans lesquelles les services sont rendus.
15 En l’espèce, Me Rancourt et Me Leblanc partageaient les mêmes bureaux, la même réceptionniste, la même secrétaire, le même domaine d’activité. Par ailleurs, sauf le cas exceptionnel où il travaillait conjointement avec l’un d’eux, Me Rancourt ne partageait pas ses dossiers avec ses associés. Selon ses dires, « jamais [il ne] jouai[t] dans leurs dossiers et jamais ils [ne] jouaient dans les [s]iens » (d.a., p. 212). Si l’implication de Mme Côté prenait sa source dans le témoignage de M. Fortin et celui-ci avait des intérêts nettement opposés, Me Leblanc n’a pas été mêlé à la préparation de M. Fortin pour le procès de Mme Côté. De plus, Me Rancourt a offert à Mme Côté de demander à Me Leblanc de se retirer du dossier. La situation aurait dû être évitée, mais le dossier ne révèle pas que Me Rancourt était dans l’impossibilité de représenter avec efficacité Mme Côté (art. 3.02.03 du Code de déontologie).
16 Au vu de ces faits, il y a lieu de conclure que l’intérêt en jeu ne s’élevait pas au-dessus de celui des parties elles-mêmes. Le conflit d’intérêts n’était pas susceptible de frapper de nullité absolue le contrat de service intervenu entre Mme Côté et Me Rancourt. Il ne peut y avoir que nullité relative lors de la formation du contrat ou faute contractuelle dans son exécution.
17 Selon le dossier, le contrat intervenu entre Me Rancourt et Mme Côté aurait été conclu avant celui liant M. Fortin et Me Leblanc. Il ne peut donc s’agir d’un cas de nullité lors de la formation initiale du contrat. Par contre, comme les services ont été fournis par Me Rancourt sur une période de plus d’un an, la relation juridique établie avec sa cliente peut être qualifiée de contrat à exécution successive. Les circonstances du dossier ne justifient cependant pas l’examen de toutes les nuances qui s’imposent pour ce qui est de la restitution des prestations en cas de nullité relative d’un contrat à exécution successive ou de la possibilité qu’il s’agisse d’une faute contractuelle. En effet, qu’il y ait en l’espèce nullité relative ou faute contractuelle, Mme Côté ne peut obtenir le remboursement des honoraires versés et n’aurait pu réclamer de dommages-intérêts.
18 Compte tenu des conclusions de fait de la Cour supérieure, il n’est pas nécessaire que notre Cour qualifie formellement le conflit. En effet, la Cour supérieure a conclu que Mme Côté avait bénéficié des services professionnels de Me Rancourt. Comme Mme Côté ne peut restituer les prestations qu’elle a reçues, elle n’a pas droit au remboursement des honoraires. Par ailleurs, selon le juge de la Cour supérieure, aucun préjudice ne fonde un recours en responsabilité contractuelle. Relativement à ces questions de faits, Mme Côté n’a pas démontré d’erreur manifeste.
19 Pour ces motifs, le pourvoi est rejeté avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelantes : Martel, Brassard, Doyon, Sherbrooke.
Procureurs des intimés : Faribault & Associés, Montréal.