R. c. Neil, [2002] 3 R.C.S. 631, 2002 CSC 70
David Lloyd Neil Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Neil
Référence neutre : 2002 CSC 70.
No du greffe : 28282.
2002 : 25 janvier; 2002 : 1er novembre.
Présents : Les juges Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (2000), 266 A.R. 363, 228 W.A.C. 363, [2000] A.J. No. 1164 (QL), 2000 ABCA 266, qui a accueilli l’appel contre une décision de la Cour du Banc de la Reine (1998), 235 A.R. 152, [1998] A.J. No. 1135 (QL), 1998 ABQB 859. Pourvoi rejeté.
Nathan J. Whitling et Matthew Milne-Smith, pour l’appelant.
James A. Bowron, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Quelles sont les limites du « devoir de loyauté » d’un avocat envers son client actuel, lorsque l’avocat n’a reçu aucun renseignement confidentiel qui était (ou qui est) pertinent quant à l’affaire dans laquelle il entend agir à l’encontre de l’intérêt de son client actuel? Cette question se pose en l’espèce dans le contexte d’une série de poursuites criminelles engagées contre l’appelant. L’appelant soutient qu’il existait une relation avocat‑client entre lui et un cabinet d’avocats relativement à certaines opérations à l’origine de procédures criminelles en instance contre lui et il reproche à un membre de ce cabinet d’avoir fourni à la police des renseignements sur une tout autre affaire. Ces renseignements ont mené directement au dépôt d’accusations additionnelles distinctes dont l’appelant a finalement été déclaré coupable. L’appelant prétend que ses avocats ont manqué à leur devoir de loyauté et réclame en conséquence l’arrêt des procédures relativement à la déclaration de culpabilité résultant de leur conflit d’intérêts.
2 Dans de brefs motifs, la Cour d’appel de l’Alberta a jugé déterminant le fait que les avocats n’avaient divulgué au nouveau client [traduction] « aucun renseignement confidentiel découlant d’une relation avocat‑client » avec un client existant ((2000), 266 A.R. 363, 2000 ABCA 266, par. 4). À son avis, l’arrêt des procédures n’était pas justifié.
3 J’estime que le cabinet avait un devoir de loyauté envers l’appelant à l’époque pertinente et qu’il n’aurait pas dû accepter la cause d’une des présumées victimes de l’appelant (Darren Doblanko) en instance devant un tribunal civil, tout en maintenant avec l’appelant une relation avocat‑client relativement à d’autres affaires simultanément en instance devant un tribunal criminel (les affaires Canada Trust). Même s’il n’avait aucun lien factuel ni juridique avec les affaires Canada Trust, le mandat Doblanko allait à l’encontre de l’intérêt de l’appelant. En sa qualité de fiduciaire, le cabinet ne pouvait servir deux maîtres à la fois. Cela dit, l’appelant ne peut obtenir réparation. Il pourrait choisir (et il a peut‑être choisi) de se plaindre à la Law Society of Alberta, mais il n’a pas droit à un arrêt des procédures. La conduite du cabinet n’a pas porté atteinte à l’équité du procès Doblanko. Le cabinet y a été mêlé avant le dépôt des accusations par la police. La confidentialité de renseignements n’était pas en cause. Les accusations reliées à l’affaire Doblanko étaient graves et auraient presque assurément été portées de toute manière. À mon avis, la poursuite de l’accusation reliée à l’affaire Doblanko ne constituait pas un abus de procédure. Je suis plus particulièrement d’accord avec la Cour d’appel de l’Alberta lorsqu’elle conclut qu’il ne s’agit manifestement pas en l’espèce d’un des cas les plus clairs dans lesquels un arrêt des procédures serait justifié relativement au verdict de culpabilité rendu par le jury. En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Les faits
4 Pendant de nombreuses années, l’appelant a exploité une entreprise de services parajuridiques à Edmonton, avec l’aide de Helen Lambert, sa collaboratrice. Il consultait régulièrement un avocat, Me « Pops » Venkatraman, au sujet de questions que soulevaient ses dossiers; lorsque « Pops » l’avisait que des questions outrepassaient sa compétence, il dirigeait alors ses clients vers le cabinet Venkatraman. En octobre 1994, estimant qu’il ne dirigeait pas assez fréquemment ses clients vers des avocats, la Law Society of Alberta a transmis au bureau du procureur à Edmonton des plaintes selon lesquelles l’appelant donnait des avis d’ordre juridique contrairement à la Legal Profession Act de l’Alberta, S.A. 1991, ch. L‑9.1. L’enquête policière a finalement abouti au dépôt, contre l’appelant, d’un acte d’accusation comportant 92 chefs reliés à de multiples opérations touchant différents plaignants.
5 Le conflit d’intérêts découle en grande partie des activités de Gregory Lazin, un des avocats du cabinet Venkatraman. À l’automne 1994, Me Lazin partageait des locaux et certaines installations avec ce cabinet. Le juge du procès a conclu qu’à partir du 1er janvier 1995, il fallait considérer Me Lazin comme membre du cabinet Venkatraman en ce qui a trait aux conflits d’intérêts et à la confidentialité, compte tenu de la définition élargie du terme [traduction] « cabinet » établie par la Law Society of Alberta dans son Code of Professional Conduct (feuilles mobiles), applicable à compter du 1er janvier 1995, p. ix. Je parle de « définition élargie » parce que la preuve a démontré que Me Lazin exerçait essentiellement sa profession de façon indépendante, malgré le partage de ces installations. Toutefois, le 1er mai 1995, le cabinet de Me Lazin a été intégré au cabinet Venkatraman dont il est lui‑même devenu un employé. Il a quitté ce cabinet depuis.
6 Le juge du procès a conclu que l’absence de lien factuel et juridique entre certains des 92 chefs commandait que ceux‑ci soient séparés en cinq actes d’accusation distincts. Il a été convenu qu’il instruirait chacun des cinq actes d’accusation et qu’il ne prononcerait la sentence, advenant une déclaration de culpabilité, qu’après avoir décidé du sort de tous les actes d’accusation.
7 En l’espèce, deux des cinq actes d’accusation nous intéressent. Dans le premier procès, l’appelant était accusé d’avoir fabriqué des documents judiciaires dans l’action en divorce Doblanko. Un deuxième groupe d’accusations concernait un présumé stratagème visant à frauder le Canada Trust. L’appelant et sa collaboratrice, Mme Helen Lambert, auraient uni leurs efforts afin d’obtenir des prêts hypothécaires du Canada Trust au nom de personnes qui auraient été jugées inadmissibles au crédit si leur identité avait été dévoilée. Dans l’une de ces opérations, par exemple, un couple nommé Rambaran voulait acheter une propriété mais était incapable d’obtenir du financement en raison d’une faillite récente. Selon l’allégation, l’appelant s’était présenté au Canada Trust soi‑disant afin d’obtenir un prêt hypothécaire au nom de Helen Lambert, mais en réalité pour le compte de la famille Rambaran en faillite, dans l’intention que les Rambaran prennent en charge l’hypothèque une fois les sommes avancées par le Canada Trust. D’autres actes d’accusation portaient en partie sur des allégations de détournement des fonds d’une succession.
8 Les conflits d’intérêts auxquels est mêlé le cabinet Venkatraman découlent de deux sources :
(i) Quant à l’acte d’accusation concernant le Canada Trust, le cabinet a agi simultanément pour l’appelant dans l’instance criminelle et pour sa collaboratrice Helen Lambert dans une instance de divorce à une époque où des membres du cabinet savaient, ou auraient dû savoir, qu’elle aussi serait accusée dans le cadre de la procédure criminelle concernant le Canada Trust et que son intérêt serait opposé à celui de l’appelant. Le 18 avril 1995, deux membres du cabinet ont rendu visite à l’appelant à l’établissement de détention provisoire, dont Me Lazin qui est arrivé en retard et qui n’a assisté qu’à une douzaine de minutes de l’entretien d’une durée de deux heures. Il représentait alors Helen Lambert. Le juge du procès a estimé que Me Lazin avait assisté à la rencontre dans le seul but de recueillir de l’appelant des renseignements qui lui seraient utiles pour la défense de Helen Lambert dans l’instance criminelle en vue. L’intention de Me Lazin était de présenter une [traduction] « défense traîtresse » en cherchant à dépeindre l’appelant comme un criminel manipulateur et Helen Lambert comme une personne innocente qui avait été dupée. Ses services ont par la suite été officiellement retenus à titre d’avocat de la défense pour Helen Lambert et il a ultérieurement offert au bureau du procureur général de conclure une entente en vertu de laquelle Mme Lambert témoignerait contre l’appelant en échange de l’abandon des accusations portées contre elle. Comme il a été dit en contre‑interrogatoire, [traduction] « si Lambert le coulait [l’appelant], en retour, Lambert s’en tirerait ». Évidemment, rien de tout cela n’était dans l’intérêt de l’appelant. Ce dernier a été avisé tardivement que le cabinet Venkatraman ne le représenterait pas dans l’instance criminelle Canada Trust, parce que Helen Lambert avait retenu ses services.
(ii) En juillet 1995, Darren Doblanko, dont l’épouse avait obtenu le divorce avec l’aide de l’appelant quelques années auparavant, a pris contact avec Me Lazin qui était alors toujours membre du cabinet Venkatraman. Celle‑ci s’était fiée bien innocemment à un affidavit de signification à Darren Doblanko (qui l’avait quittée plus tôt). Cet affidavit était faux. Le jury a conclu que le faux affidavit de signification avait été préparé par l’appelant. De plus, l’épouse s’en était remise en toute innocence à un certificat de non‑appel portant la signature contrefaite de M. Doblanko. À la suggestion du juge qui a instruit l’instance de divorce Doblanko, Me Lazin a recommandé à M. Doblanko de signaler la contrefaçon à la police. En fait, Me Lazin a orienté M. Doblanko vers le policier qui était responsable du dossier Canada Trust et d’autres causes pendantes contre l’appelant. L’avocat de l’appelant a laissé entendre que la stratégie de Me Lazin consistait à multiplier les allégations de malhonnêteté contre son client de manière à renforcer la crédibilité de la « défense traîtresse » qu’il avait l’intention de présenter au nom de Mme Lambert dans le dossier Canada Trust.
II. Analyse
9 Je ferai trois observations préliminaires. En premier lieu, même si l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels n’est pas en litige dans l’affaire Doblanko, dans laquelle l’arrêt des procédures a été inscrit, elle l’est dans l’affaire Canada Trust dans le cadre de laquelle Me Lazin, agissant contre l’intérêt de l’appelant, a assisté en partie à l’entretien avocat‑client du 18 avril 1995 décrit ci‑dessus. En deuxième lieu, dans ces affaires, il n’est pas nécessaire d’attribuer la connaissance de renseignements confidentiels par un associé du cabinet à un autre associé. En l’espèce, un seul membre du cabinet (Me Lazin) se trouvait mêlé aux deux situations conflictuelles. En troisième lieu, l’intervention de la Cour n’est pas réclamée pour une simple « apparence » de conflit d’intérêts. Les conflits étaient réels.
10 Le premier procès instruit était celui portant sur l’acte d’accusation relatif à l’affaire Doblanko et le jury a déclaré l’appelant coupable. Le verdict a été inscrit, mais rappelons que, suivant ce qui avait été convenu, le prononcé de la sentence a été remis jusqu’à ce que le sort des quatre autres actes d’accusation soit connu. Pendant le procès concernant le deuxième acte d’accusation (au sujet des affaires Canada Trust), des membres du cabinet Venkatraman ont cherché à être exemptés de témoigner au motif que le cabinet représentait l’appelant [traduction] « dans des circonstances susceptibles de donner naissance à un conflit ». Avec le consentement du ministère public, le juge a annulé le procès. Le juge du procès a alors examiné la demande d’arrêt de toutes les procédures présentée par l’appelant. À la fin de l’audition de cette demande, une fois tous les conflits d’intérêts pertinents révélés par les témoignages, le juge du procès a suspendu toute nouvelle mesure faisant suite au verdict du jury dans l’affaire Doblanko. Il a aussi expliqué que, même s’il n’instruirait pas la cause Canada Trust parce qu’il avait tranché la demande d’arrêt des procédures, il estimait qu’il fallait aussi prononcer l’arrêt de ces procédures : (1998), 235 A.R. 152, 1998 ABQB 859.
11 La Cour d’appel de l’Alberta a annulé l’arrêt des procédures, rétabli le verdict du jury et renvoyé l’affaire au juge du procès pour qu’il détermine la peine.
A. Le devoir de loyauté de l’avocat
12 L’avocat de l’appelant nous rappelle la déclaration du devoir de loyauté de l’avocat faite par Henry Brougham, devenu par la suite lord chancelier, dans sa défense de la reine Caroline accusée d’adultère par son époux, le roi George IV. Il s’adressa à la Chambre des lords en ces termes :
[traduction] [L]’avocat, dans l’accomplissement de son devoir, ne connaît qu’une personne au monde et cette personne est son client. Le sauver par tous les moyens, aux dépens et aux risques de tous les autres et, parmi les autres, de lui‑même, est son premier et son unique devoir et il doit s’en acquitter sans se préoccuper de l’inquiétude, des tourments ou de la destruction qu’il peut causer à autrui. Il doit faire la distinction entre ses devoirs de patriote et ses devoirs d’avocat et agir sans se soucier des conséquences, jusqu’à entraîner son pays dans la confusion si malheureusement tel doit être son destin.
(Trial of Queen Caroline (1821), par J. Nightingale, vol. II, The Defence, Part 1, p. 8)
Voilà des mots fort éloignés, dans le temps et dans l’espace, du monde juridique dans lequel évoluait le cabinet Venkatraman, mais le principe de base — le devoir de loyauté — demeure le même. Il subsiste parce qu’il est essentiel à l’intégrité de l’administration de la justice et il est primordial de préserver la confiance du public dans cette intégrité : Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, p. 1243 et 1265, et Tanny c. Gurman, [1994] R.D.J. 10 (C.A. Qué.). Si une partie à un litige n’est pas assurée de la loyauté sans partage de son avocat, ni cette partie ni le public ne croiront que le système juridique, qui leur paraît peut‑être hostile et affreusement complexe, peut s’avérer un moyen sûr et fiable de résoudre leurs conflits et différends: R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14, par. 2; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455. Comme le faisait remarquer le juge O’Connor (maintenant juge en chef adjoint de l’Ontario) dans R. c. McCallen (1999), 43 O.R. (3d) 56 (C.A.), p. 67 :
[traduction] . . . la relation entre client et avocat exige que les clients, qui n’ont généralement pas de formation en droit et ne possèdent pas le savoir‑faire propre aux avocats, confient l’administration et la conduite de leur cause à l’avocat qui agit en leur nom. Il ne devrait y avoir aucun doute possible quant à la loyauté de l’avocat et à son dévouement à la cause de son client.
13 La valeur d’un barreau indépendant se trouvera réduite si l’avocat n’est pas libre de tout conflit d’intérêts. En ce sens, la loyauté favorise la représentation efficace, sur laquelle repose la capacité d’un système contradictoire de résoudre les problèmes. Il est possible, à mon avis, de rattacher d’autres objectifs au premier. Ainsi, dans l’arrêt Succession MacDonald, précité, le juge Sopinka dit qu’en « contrepoids, [il y a] le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix » (p. 1243). Le juge Dubin a fait remarquer dans l’arrêt Re Regina and Speid (1983), 8 C.C.C. (3d) 18 (C.A. Ont.), p. 21 :
[traduction] Il nous serait paru évident qu’un client ne jouit pas du droit de retenir les services d’un avocat si ce dernier, en acceptant le dossier, se place dans une situation de conflit entre les intérêts de son nouveau client et ceux d’un ancien client.
Voir aussi : Teoli c. Fargnoli (1989), 30 Q.A.C. 136.
14 Ces intérêts opposés constituent en fait différents aspects de la protection de l’intégrité du système judiciaire. Si une partie à un litige pouvait, au détriment de son adversaire, tirer un avantage stratégique immérité de la présentation d’une requête en inhabilité ou d’une demande de réparation « éthique » quelconque en se servant du principe de « l’intégrité de l’administration de la justice » comme d’un simple pavillon de complaisance, le caractère équitable du processus serait compromis. C’était, je crois, ce dont s’inquiétait la Cour d’appel de Terre‑Neuve dans l’affaire R. c. Parsons (1992), 100 Nfld. & P.E.I.R. 260, où l’accusé était inculpé du meurtre au premier degré de sa mère. Le ministère public a tenté de faire déclarer l’avocat de la défense inhabile parce qu’il avait déjà représenté le père de l’accusé dans une affaire de droit matrimonial sans rapport avec l’accusation et qu’il risquait d’avoir à contre‑interroger le père dans le cadre du procès du fils accusé de meurtre. L’accusé et son père ont tous les deux obtenu un avis juridique indépendant, après divulgation complète des faits pertinents, et ils ont renoncé à invoquer l’existence d’un conflit. Le père a également renoncé au secret de ses communications avec son avocat. Le tribunal était convaincu que la confidentialité de renseignements n’était pas en cause. Compte tenu de ces faits, le tribunal a conclu qu’on [traduction] « pourrait bien miner la confiance du public dans le système de justice criminelle si on ne laissait pas l’accusé retenir les services de l’avocat de son choix » (par. 30).
15 Dans l’arrêt Succession MacDonald, précité, le juge Sopinka a aussi identifié comme objectif « la mobilité raisonnable [. . .] au sein de la profession » (p. 1243). En cette ère de cabinets d’envergure nationale et de roulement élevé des avocats, surtout aux niveaux inférieurs, il se peut que l’imposition d’exigences exagérées et inutiles quant à la loyauté envers le client, réparties entre un grand nombre de cabinets et d’avocats qui ne connaissent, en fait, aucunement le client ni ses affaires particulières, privilégie la forme au détriment du contenu et l’avantage tactique plutôt que la protection légitime. Les avocats sont toutefois au service du système et, dans la mesure où leur mobilité se trouve gênée par des règles raisonnables et nécessaires visant à protéger les clients, c’est le prix à payer pour le professionnalisme. Les stratégies d’expansion commerciale doivent s’adapter aux principes juridiques plutôt que l’inverse. Il est toutefois important de relier le devoir de loyauté aux politiques qu’il est censé promouvoir. Un élargissement inutile de ce devoir pourrait, tout autant que son atténuation, entraver le bon fonctionnement du système judiciaire. Le problème consiste toujours à déterminer quelles règles sont nécessaires et raisonnables et quel est le meilleur moyen d’atteindre un bon équilibre entre des intérêts divergents.
16 Le devoir de loyauté est étroitement lié à la nature fiduciaire de la relation avocat‑client. L’une des racines du mot « fiduciaire » est fides ou loyauté, et la loyauté est souvent considérée comme l’une des caractéristiques fondamentales du fiduciaire : McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138, p. 149; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, p. 405. L’avocat répond tout à fait à la définition du fiduciaire énoncée par le professeur Donovan Waters :
[traduction] Le choix des mots pour décrire un « fiduciaire » ne comporte bien sûr aucune difficulté immédiate. Presque tous diront qu’il s’agit d’une personne en qui une autre personne place sa confiance et qui doit agir en son nom. Cette autre personne (la bénéficiaire) a le droit de s’attendre à ce que le fiduciaire ne se préoccupe que de ses intérêts à elle, jamais de ses intérêts à lui. La « relation » doit être une relation de dépendance ou de confiance du bénéficiaire à l’égard du fiduciaire.
(D. W. M. Waters, « The Development of Fiduciary Obligations », dans R. Johnson et autres, dir., Gérard V. La Forest at the Supreme Court of Canada, 1985‑1997 (2000), 81, p. 83)
Les devoirs fiduciaires sont souvent créés pour protéger des relations que le public juge importantes, par exemple, comme en l’espèce, la relation avocat‑client. Le manque de loyauté détruit cette relation.
B. Plus que des renseignements confidentiels
17 Certes, la plupart du temps, lorsqu’une partie lui demande de déclarer un avocat inhabile à continuer d’agir dans une affaire donnée, la cour se préoccupe de l’utilisation, à bon ou à mauvais escient, de renseignements confidentiels, comme dans l’affaire Succession MacDonald, précitée. Néanmoins, le devoir de loyauté envers les clients actuels englobe un principe de portée beaucoup plus large de prévention des conflits d’intérêts, qui peut mettre en cause, ou non, l’utilisation de renseignements confidentiels : Montreal Trust Co. of Canada c. Basinview Village Ltd. (1995), 142 N.S.R. (2d) 337 (C.A.); Enerchem Ship Management Inc. c. Coastal Canada (Le), [1988] 3 C.F. 421 (C.A.); Jans c. Coulter (G.H.) Co. (1992), 105 Sask. R. 7 (C.A.); Stewart c. Canadian Broadcasting Corp. (1997), 150 D.L.R. (4th) 24 (C. Ont. (Div. gén.)); Gaylor c. Galiano Trading Co. (1996), 29 B.L.R. (2d) 162 (C.S.C.‑B.).
18 Dans la décision Drabinsky c. KPMG (1998), 41 O.R. (3d) 565 (Div. gén.), portant sur une demande d’injonction visant à empêcher le cabinet d’expertise comptable KPMG (duquel le demandeur était client) de poursuivre son examen des dossiers financiers d’une société dont le demandeur était cadre supérieur, le juge Ground a dit, à la p. 567, en parlant à la fois des avocats et des experts‑comptables :
[traduction] Je suis d’avis que la relation fiduciaire entre un client et son conseiller professionnel, qu’il s’agisse d’un avocat ou d’un expert‑comptable, impose au fiduciaire des obligations qui vont au‑delà du devoir de ne pas divulguer de renseignements confidentiels. Elle suppose un devoir de loyauté et de bonne foi ainsi que l’obligation de ne pas agir à l’encontre des intérêts du client. [Je souligne.]
Certains comptables affirment l’efficacité des cloisonnements étanches ou « Chinese walls » dans les cabinets comptables, même en ce qui concerne les affaires des clients actuels. Il n’y a pas lieu de déterminer aujourd’hui si cette croyance est justifiée en l’absence du consentement éclairé des clients en cause. En ce qui concerne la profession juridique, la conception du devoir de loyauté exposée par le juge Ground est inattaquable.
19 Les aspects du devoir de loyauté pertinents quant au présent pourvoi incluent effectivement des questions de confidentialité relativement aux affaires Canada Trust, mais les trois aspects suivants sont plus particulièrement en cause :
(i) le devoir d’éviter les conflits d’intérêts : Davey c. Woolley, Hames, Dale & Dingwall (1982), 35 O.R. (2d) 599 (C.A.), et Services environnementaux Laidlaw (Mercier) Ltée c. Québec (Procureur général), [1995] R.J.Q. 2393 (C.A.); notamment en ce qui concerne l’intérêt personnel de l’avocat : Szarfer c. Chodos (1986), 54 O.R. (2d) 663 (H.C.), conf. par (1988), 66 O.R. (2d) 350 (C.A.); Moffat c. Wetstein (1996), 29 O.R. (3d) 371 (Div. gén.); Stewart c. Canadian Broadcasting Corp., précité;
(ii) le devoir de dévouement à la cause de son client (qu’on appelle parfois la « représentation zélée »), qui existe dès le moment où les services de l’avocat sont retenus et pas seulement pendant le procès, c’est‑à‑dire veiller à ce qu’une situation de loyauté partagée n’incite par l’avocat à « mettre une sourdine » à la défense de son client par souci d’en ménager un autre, comme dans les affaires R. c. Silvini (1991), 5 O.R. (3d) 545 (C.A.); R. c. Widdifield (1995), 25 O.R. (3d) 161 (C.A.); R. c. Graham, [1994] O.J. No. 145 (QL) (Div. prov.);
(iii) un devoir de franchise envers son client pour les questions pertinentes quant au mandat : Henry c. La Reine, [1990] R.J.Q. 2455 (C.A.), p. 2461, le juge Gendreau; Spector c. Ageda, [1971] 3 All E.R. 417 (Ch. D.), p. 430; le Code de déontologie professionnelle de l’Association du Barreau canadien (1988), ch. 5, Commentaires 4 à 6. S’il survient un conflit, le client devrait être parmi les premiers à en entendre parler.
C. Le manquement à ses obligations professionnelles par le cabinet d’avocats Venkatraman
20 Le présent pourvoi concerne des procédures criminelles et c’est dans ce contexte que je me propose d’examiner les principes juridiques applicables.
(1) Existait‑il une relation avocat‑client à l’époque pertinente?
21 Le ministère public fait valoir que le mandat du cabinet dans le dossier Canada Trust avait pris fin avant que le mandat dans l’affaire Doblanko lui soit confié, et que les principes pertinents sont donc ceux qui régissent la représentation contre un ancien client plutôt que les règles plus rigoureuses et de portée plus étendue qui encadrent la représentation contre un client actuel.
22 Dans le Code of Professional Conduct de la Law Society of Alberta, le mot « client » est défini comme suit, à la p. viii :
[traduction] « client » Généralement, une personne au nom de laquelle un avocat rend des services professionnels et avec laquelle il a une relation avocat‑client existante ou continue, mais ce terme peut s’entendre en outre d’une personne qui croit raisonnablement qu’une relation avocat‑client existe même en l’absence d’un ou de plusieurs des indices habituels d’une telle relation.
23 Le juge du procès a conclu que [traduction] « le cabinet Venkatraman and Associates avait une relation avocat‑client avec M. Neil [l’appelant] relativement à la fourniture d’avis en général, mais notamment des avis concernant spécifiquement les accusations portées contre lui » (par. 66). Cette relation, qui semble avoir été de la nature d’un mandat général de représentation, a débuté avant les événements en cause et elle s’est poursuivie pendant lesdits événements. Non seulement l’appelant a soutenu qu’il existait une relation avocat‑client continue, mais le cabinet d’avocats Venkatraman soutenait lui‑même, au moment du procès dans le dossier Canada Trust en 1997, qu’il existait une relation avocat‑client continue (voir pièce 6, lettre en date du 14 janvier 1997). Dans ces circonstances, la conclusion du juge du procès qu’une relation avocat‑client existait entre l’appelant et le cabinet d’avocats Venkatraman à toutes les époques pertinentes ne devrait pas être modifiée.
(2) Le devoir de loyauté envers un client existant
24 Le Code of Professional Conduct de la Law Society of Alberta prévoit que [traduction] « [d]ans chaque affaire, le jugement d’un avocat et sa fidélité aux intérêts de son client doivent être à l’abri de toute influence compromettante » (ch. 6, Statement of Principle, p. 50). Les faits en l’espèce illustrent plusieurs objectifs importants servis par ce principe. La loyauté exigeait du cabinet Venkatraman qu’il se concentre sur l’intérêt de l’appelant sans être distrait par d’autres intérêts, y compris des intérêts personnels. Une partie du problème semble avoir été en l’espèce la détermination de Me Lazin à ne pas perdre un dossier. Lorsqu’on l’a interrogé au sujet de [traduction] « la question éthique » soulevée par le fait qu’il représentait Mme Lambert, Me Lazin a dit que peut‑être [traduction] « il n’avait pas voulu renoncer au dossier ». La loyauté signifie notamment que l’avocat place les affaires de son client au premier rang, en priorité sur ses propres affaires. L’appelant avait droit, de la part de son avocat, à un degré d’engagement l’assurant que tout ce qui pouvait être convenablement fait en son nom le serait, aussi sûrement que si l’appelant avait eu les habiletés et la formation pour accomplir lui‑même le travail. On peut comprendre que l’appelant se soit senti trahi en apprenant que son propre avocat avait mis en preuve, devant le tribunal de divorce, un autre acte fautif commis par lui. Également, à Edmonton, où la poursuite de l’appelant avait acquis une grande notoriété, le public exigeait l’assurance que la vérité avait été établie grâce à un système contradictoire qui fonctionnait ouvertement et sans motifs cachés.
25 Le devoir général de loyauté a été expliqué fréquemment. Dans la décision Ramrakha c. Zinner (1994), 157 A.R. 279 (C.A.), le juge Harradence a tenu les propos suivants dans ses motifs concourants, au par. 73 :
[traduction] L’avocat a avec son client une relation de fiduciaire et il doit éviter les situations où il se trouve en conflit d’intérêts ou celles qui pourraient donner naissance à un conflit d’intérêts [. . .] Le fondement logique de ce principe est très solide, car l’avocat doit pouvoir faire preuve à l’égard de son client d’une loyauté entière et sans partage, de dévouement, d’une transparence totale et de bonne foi, autant d’attitudes susceptibles d’être menacées s’il représente plus d’un intérêt.
26 Le devoir de loyauté a été décrit de façon similaire par le juge Wilson (plus tard juge de notre Cour) dans l’arrêt Davey c. Woolley, Hames, Dale & Dingwall, précité, p. 602 :
[traduction] Le principe sous‑jacent [. . .] est que, la nature humaine étant ce qu’elle est, l’avocat ne peut consacrer aux intérêts de son client son attention pleine, entière et exclusive s’il est déchiré entre les intérêts de son client et ses propres intérêts ou entre les intérêts de son client et ceux d’un autre client envers qui il a ce même devoir de loyauté, de dévouement et de bonne foi.
27 Plus récemment, en Angleterre, dans une affaire concernant les devoirs des experts‑comptables, la Chambre des lords a fait remarquer que [traduction] « [l]es devoirs d’un expert‑comptable ne peuvent pas être plus étendus que ceux d’un avocat, mais ils peuvent l’être moins » (p. 234), avant de comparer le devoir de l’expert‑comptable envers ses anciens clients (où c’est surtout la confidentialité des renseignements qui est en cause) avec son devoir envers ses clients actuels (où le devoir de loyauté l’emporte sans égard à l’existence ou à l’absence d’un risque de divulgation de renseignements confidentiels). Lord Millett a dit ceci, aux p. 234-235 :
[traduction] Vos Seigneuries, j’affirmerais que [la possession de renseignements confidentiels] constitue le fondement de la compétence du tribunal pour intervenir au nom d’un ancien client. Il en est autrement lorsque c’est un client actuel qui demande au tribunal d’intervenir parce qu’un fiduciaire ne peut agir en même temps à la fois pour et contre un même client, et son cabinet n’est pas en meilleure position. Une personne ne peut agir au nom d’un client alors que son associé agit au nom d’un autre client dont les intérêts sont opposés, à moins que les deux clients n’y aient consenti. L’inhabilité de cette personne n’a rien à voir avec la confidentialité de renseignements appartenant au client. Elle repose sur l’inévitable conflit d’intérêts inhérent à la situation. [Je souligne.]
(Bolkiah c. KPMG, [1999] 2 A.C. 222 (H.L.))
28 Dans des cas exceptionnels, il est possible de déduire qu’il y a eu consentement du client. Ainsi, les gouvernements reconnaissent généralement que les avocats en cabinet privé qui les représentent au civil ou au criminel agiront contre eux dans le cadre d’affaires qui n’ont aucun rapport avec ces mandats; une position contraire adoptée dans un cas particulier pourra, selon les circonstances, être considérée comme liée à des considérations de tactique plutôt que de principe. Les banques à charte, tout comme les entités qu’on pourrait qualifier de plaideurs d’habitude, peuvent faire preuve d’une ouverture d’esprit semblable dans des affaires qui sont si peu reliées entre elles que le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels est inexistant. Ces cas exceptionnels s’expliquent par la notion de consentement éclairé, exprès ou implicite.
29 L’interdiction générale constitue sans contredit un inconvénient majeur pour les grandes sociétés d’avocats, et particulièrement pour les cabinets qui œuvrent à l’échelle nationale et dont les bureaux se multiplient dans les grands centres partout au Canada. En vérifiant les documents du cabinet pour déceler un conflit, on peut découvrir tardivement, dans un autre bureau, des dossiers dont l’avocat ignorait peut‑être l’existence. En fait, l’avocat ou l’avocate peut fort bien ne pas connaître l’associé responsable du dossier à l’autre bout du pays. Les procédures de recherche visant à déceler les conflits sont souvent inefficaces. Néanmoins, c’est le cabinet, et pas seulement l’avocat, individuellement, qui a un devoir de fiduciaire envers ses clients, et une ligne de démarcation très nette est requise. Cette ligne de démarcation très nette est tracée par la règle générale interdisant à un avocat de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d’un autre client actuel — même si les deux mandats n’ont aucun rapport entre eux — à moins que les deux clients n’y aient consenti après avoir été pleinement informés (et de préférence après avoir obtenu des avis juridiques indépendants) et que l’avocat ou l’avocate estime raisonnablement pouvoir représenter chaque client sans nuire à l’autre.
30 Cette interdiction générale obligeait le cabinet d’avocats Venkatraman à éviter d’agir à l’encontre de l’intérêt de l’appelant, un client actuel très vulnérable qui était partie à un litige et qui avait besoin de toute l’aide et de tout le réconfort qu’il pouvait légitimement obtenir.
(3) Manquements au devoir de loyauté
31 À mon avis, le cabinet d’avocats Venkatraman, et en particulier Me Lazin, se sont placés dans une situation où les engagements qu’ils ont pris envers d’autres clients entraient en conflit avec le devoir de loyauté qu’ils avaient envers l’appelant. Je fais mienne à cet égard la notion de « conflit » décrite dans le Restatement Third, The Law Governing Lawyers (2000), vol. 2, p. 244-245, § 121, comme [traduction] « un risque sérieux que les intérêts personnels de l’avocat ou ses devoirs envers un autre client actuel, un ancien client ou une tierce personne nuisent de façon appréciable à la représentation du client par l’avocat ».
32 Le premier conflit a consisté à tenter d’agir simultanément pour l’appelant et pour sa coaccusée éventuelle, Helen Lambert, dans le cadre des accusations portées dans le dossier Canada Trust. Leurs intérêts s’opposaient clairement. Il est vrai qu’au moment où Me Lazin et son collègue du cabinet ont rencontré l’appelant à l’établissement de détention provisoire le 18 avril 1995, les services de Me Lazin n’avaient pas été retenus par Mme Lambert pour les accusations criminelles. Il ne la représentait que pour son divorce. Il est également vrai que l’appelant a finalement été représenté par un autre avocat. Le juge du procès a néanmoins conclu que, le 18 avril 1995, Me Lazin agissait en fait (s’il n’agissait pas encore officiellement) pour le compte de Mme Lambert dans le dossier criminel. Sa mise en accusation était raisonnablement prévisible (compte tenu de sa participation aux opérations à l’origine des accusations dans le dossier Canada Trust) et, surtout, le juge du procès a statué que la présence de Me Lazin à l’établissement de détention provisoire visait à recueillir des éléments de preuve afin de présenter pour sa cliente une [traduction] « défense traîtresse » contre l’appelant qui, a‑t‑il constaté, était alors un client du cabinet Venkatraman. Le fait que, de son propre choix ou du choix du cabinet, l’appelant ait finalement fait appel à un autre avocat pour les affaires Canada Trust n’a pas atténué le devoir de loyauté du cabinet. De même, le fait qu’on ne lui ait pas réclamé d’honoraires professionnels pour cette consultation particulière ne change rien. Le cabinet Venkatraman (Me Lazin) devait savoir que l’appelant ayant été arrêté, le long bras de la justice se poserait bientôt sur Helen Lambert. En fait, celle‑ci a été arrêtée moins de deux mois plus tard, le 6 juin 1995.
33 Le second conflit concerne les accusations reliées à l’affaire Doblanko. Comme il a été mentionné, à la fois M. Doblanko et sa première épouse (qui s’était alors remariée et avait eu des enfants de son deuxième « mariage ») voulaient régulariser leur divorce prononcé antérieurement. Le cabinet Venkatraman a manqué à son devoir envers l’appelant en acceptant un mandat qui l’obligeait à présenter au juge du tribunal de divorce une preuve de la conduite illégale de son client, l’appelant, à une époque où des membres du cabinet savaient que celui‑ci devait faire face à d’autres accusations criminelles concernant ses activités de parajuriste auxquelles le cabinet était associé depuis longtemps. On a soutenu que les affaires Doblanko et Canada Trust n’avaient aucun rapport entre elles, en ce sens que Me Lazin n’aurait pas pu obtenir, dans le cadre du mandat Doblanko, des renseignements confidentiels qui auraient été pertinents dans le dossier Canada Trust. Cette affirmation ne correspond pas au critère qu’il faut appliquer pour apprécier la loyauté envers un client actuel et elle n’est pas tout à fait exacte. Bien que les deux affaires aient été entièrement indépendantes l’une de l’autre quant aux faits, la défense traîtresse de Mme Lambert a été renforcée par le cumul des allégations de conduite malhonnête formulées par divers plaignants dans différentes affaires, de telle sorte qu’il était plus facile pour un jury de la voir comme une victime plutôt que comme l’auteur des actes reprochés. Le lien entre ces deux affaires se situait donc sur le plan stratégique. La demande Doblanko a été introduite en juillet 1995. Le ministère public nous a avisés que les décisions sur les accusations criminelles portées contre Helen Lambert dans le dossier Canada Trust n’ont pas été rendues avant le printemps 1996.
34 Dans le cadre de la demande Doblanko, le juge du tribunal de divorce a exprimé l’avis (selon Me Lazin) que Me Lazin devrait signaler à la police l’apparente falsification de documents par l’appelant. Je pense qu’à ce moment‑là Me Lazin, en tant qu’officier de justice, y était obligé. Me Lazin a alors appelé la Law Society (sans dévoiler que l’appelant était un client de son cabinet) qui l’a avisé qu’il pouvait conseiller à son client dans l’affaire de divorce de signaler l’affaire à la police, mais qu’il n’y était pas tenu. Me Lazin n’a informé ni le juge du procès ni la Law Society que le présumé faussaire (l’appelant) était un client de son cabinet. Me Lazin s’est de plus assuré que l’incident soit signalé au policier responsable de l’enquête sur l’appelant dans le dossier Canada Trust et d’autres affaires.
35 C’est le cabinet Venkatraman qui a jeté un pavé dans la mare en saisissant le tribunal de divorce de la demande Doblanko. Monsieur Doblanko aurait probablement trouvé un autre avocat pour présenter cette demande et les faits auraient tout autant pu venir un jour à la connaissance de la police, mais le cabinet a manqué à son devoir de loyauté envers l’appelant en contribuant ainsi à sa perte.
(4) Les recours en cas de manquement au devoir de loyauté
36 Démontrer l’existence d’un manquement au devoir de loyauté est une chose, mais c’en est une autre que de déterminer quel est le recours approprié.
37 Différentes voies de recours s’offrent au client dont l’avocat a contrevenu à son devoir de fiduciaire. Une plainte auprès de l’organisme de réglementation concerné, en l’espèce la Law Society of Alberta, peut déboucher sur une mesure disciplinaire. Un conflit d’intérêts peut aussi donner ouverture à une poursuite en dommages‑intérêts contre l’avocat, comme dans l’affaire Szarfer c. Chodos, précitée. Un manquement aux règles de déontologie susceptible de préoccuper la Law Society ne donne pas nécessairement ouverture à une action pour faute professionnelle ou à un recours constitutionnel.
38 Plus particulièrement, dans un contexte de droit criminel, si les faits pertinents sont mis au jour pendant le déroulement de l’instance, il est possible de présenter une demande visant à faire déclarer l’avocat inhabile à continuer d’occuper pour son client. Ce fut le cas dans les affaires Re Regina and Robillard (1986), 28 C.C.C. (3d) 22 (C.A. Ont.); Re Regina and Speid, précitée, p. 20-21; Widdifield, précitée, p. 177, le juge Doherty; R. c. Chen (2001), 53 O.R. (3d) 264 (C.S.J.). Le conflit devrait évidemment être soulevé à la première occasion où il est possible de le faire. Si le procès est terminé, le conflit d’intérêts peut encore être invoqué en appel comme motif d’annulation du jugement de première instance, mais le critère applicable est alors plus exigeant, car il ne s’agit plus de prendre des mesures préventives, mais de demander l’annulation d’une décision judiciaire.
39 Dans R. c. Graff (1993), 80 C.C.C. (3d) 84, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que si un accusé, une fois reconnu coupable, veut interjeter appel de la déclaration de culpabilité ou de la sentence, il doit démontrer plus qu’une possibilité de conflit d’intérêts; même s’il n’a pas à établir l’existence d’un préjudice réel, l’appelant doit faire la preuve du conflit d’intérêts et de son incidence négative sur la façon dont l’avocat qui le représentait s’est acquitté de sa tâche. Voir aussi Silvini, précité, p. 551, le juge Lacourcière; Widdifield, précité, p. 173; R. c. Barbeau (1996), 110 C.C.C. (3d) 69 (C.A. Qué.), p. 81, le juge Rothman. Il n’est pas nécessaire que l’accusé établisse l’existence d’un préjudice réel parce que [traduction] « [l]e droit à l’assistance d’un avocat est trop fondamental et trop absolu pour qu’on permette aux tribunaux de se livrer à de fins calculs quant à l’ampleur du préjudice découlant de l’atteinte à ce droit » : Glasser c. United States, 315 U.S. 60 (1942), p. 76.
40 Si le double critère du conflit et de l’incidence négative est rempli, la cour peut ordonner la tenue d’un nouveau procès. Or, l’appelant ne peut évidemment pas satisfaire à ce critère parce que le cabinet Venkatraman ne l’a représenté dans aucune procédure judiciaire (avant ou pendant le procès), dans les affaires Doblanko ou Canada Trust. En outre, il demande plus qu’un nouveau procès. L’appelant demande l’arrêt des procédures quant au verdict dans l’affaire Doblanko et l’arrêt de toute procédure à venir dans les affaires Canada Trust, au motif qu’il n’a pas eu droit à l’assistance effective de son avocat, en contravention de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, et que la poursuite des procédures dans ces affaires constituerait un abus de procédure. Un abus tel, dit‑il, que cette triste affaire équivaut à l’un des « cas les plus clairs » justifiant l’arrêt des procédures : États‑Unis d’Amérique c. Cobb, [2001] 1 R.C.S. 587, 2001 CSC 19; États‑Unis d’Amérique c. Shulman, [2001] 1 R.C.S. 616, 2001 CSC 21.
41 Cette prétention de l’appelant se heurte elle aussi au fait que le cabinet Venkatraman ne l’a représenté, efficacement ou non, à aucune étape des procédures criminelles. L’appelant l’a consulté et s’est confié à lui, mais ce cabinet ne l’a pas représenté. L’appelant se trouve ainsi ramené à la « catégorie résiduelle » des demandes d’arrêt des procédures, décrite comme suit dans R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73 :
Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire.
Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, la Cour a ajouté que la catégorie résiduelle est une petite catégorie. « Dans la grande majorité des cas, l’accent sera mis sur le caractère équitable du procès » (par. 89).
42 Devant les faits, il est très difficile de reconnaître la validité de l’argument de l’appelant voulant que, dans ces affaires, les eaux pures de la fontaine de la justice aient été irrémédiablement contaminées par la conduite du cabinet Venkatraman (pour emprunter une métaphore datant de l’époque de lord Brougham).
43 La Cour d’appel de l’Alberta a fait observer que les actions du cabinet Venkatraman ne sont pas des actions étatiques et, en conséquence, qu’elles ne sont pas soumises à un examen au regard de la Charte. L’appelant dit qu’un avocat est un « officier de justice », mais cela ne suffit pas à mon avis pour engager la responsabilité de l’État. Je ne voudrais toutefois pas écarter toute possibilité en retenant l’argument de l’absence d’action étatique. En common law, la doctrine de l’abus de procédure tirait son origine de la conduite répréhensible de parties privées à un litige, comme l’utilisation des tribunaux à des fins inacceptables. Bien que l’art. 7 de la Charte englobe la notion d’abus de procédure, il n’écarte pas l’application de la doctrine de common law selon laquelle les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire inhérent et résiduel de contrôler leur propre procédure et d’empêcher qu’on en abuse : Cobb, précité, par. 37. Dans l’arrêt Cuyler c. Sullivan, 446 U.S. 335 (1980), le juge Powell de la Cour suprême des États‑Unis a formulé une remarque fort pertinente, même au regard de la Charte, lorsqu’il a dit que si l’avocat ou l’avocate de la défense est incompétent ou déroge autrement à ses devoirs au point de nuire à la représentation d’un accusé, [traduction] « un risque sérieux d’injustice contamine le procès lui‑même. [. . .] Lorsqu’un État obtient une condamnation criminelle au terme d’un tel procès, c’est l’État lui‑même qui prive anticonstitutionnellement le défendeur de sa liberté » (p. 343). Voir aussi Mickens c. Taylor, 122 S. Ct. 1237 (2002), p. 1245. Il n’est pas nécessaire d’examiner cette question en l’espèce. Il est difficile de voir comment la conduite d’un cabinet d’avocats dont les services ne sont pas effectivement retenus pour la défense, comme en l’espèce, pourrait avoir une incidence aussi radicale sur la constitutionnalité du procès. En l’espèce, aucune action fautive ne peut être imputée à l’État. La conduite du cabinet Venkatraman n’a pas non plus « contaminé » le procès de l’appelant en créant « un risque sérieux d’injustice ». De plus, quant au troisième moyen invoqué, le verdict rendu dans l’affaire Doblanko n’est en rien contraire à nos notions fondamentales de justice.
D. La demande d’arrêt des procédures de l’appelant concernant le verdict rendu dans l’affaire Doblanko
44 À mon avis, l’arrêt des procédures ordonné par le juge du procès à l’égard du verdict dans l’affaire Doblanko a été annulé à bon droit par la Cour d’appel pour les motifs suivants :
(i) La falsification de documents judiciaires a été révélée sans l’intervention du cabinet Venkatraman. Monsieur Doblanko avait déjà obtenu du tribunal de divorce les documents qui incriminaient l’appelant avant de consulter Me Lazin. Monsieur Doblanko désirait se remarier; lui et son épouse, qu’il avait quittée des années auparavant, voulaient régulariser leur situation. Un recours judiciaire était inévitable et on pourrait s’attendre à ce que tout juge saisi de documents judiciaires pouvant avoir été falsifiés par une personne qui les présente à titre de parajuriste voie à ce que la police en soit avisée. La participation de Me Lazin au processus contrevenait à ses obligations professionnelles et à celles du cabinet d’avocats mais, en vérité, elle a très peu contribué au triste sort de l’appelant.
(ii) La participation du cabinet Venkatraman a pris fin au moment du signalement à la police. À partir de ce moment, la police a mené sa propre enquête et déposé des accusations. L’« enquête et [la] décision indépendantes des autorités » d’engager une poursuite militent contre une conclusion d’abus de procédure en l’espèce : R. c. Finn, [1997] 1 R.C.S. 10, par. 1.
(iii) L’appelant a reconnu que tous les renseignements confidentiels obtenus au sujet de l’affaire Canada Trust ou de ses autres dossiers auquel le cabinet Venkatraman a participé n’avaient absolument aucun rapport avec l’affaire du divorce Doblanko.
(iv) Vu le lien ténu entre le cabinet Venkatraman et la poursuite Doblanko, on ne peut tout simplement pas affirmer que les manquements des avocats à leur devoir de loyauté étaient une « atteinte au franc‑jeu et à la décence [. . .] disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies [et que] l’administration de la justice [soit bien] servie » : R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667.
(v) Les accusations sont extrêmement graves. La falsification de documents judiciaires porte une atteinte fondamentale à l’intégrité du processus judiciaire. Il serait illogique de priver l’État du verdict du jury à cause du comportement privé adopté par un cabinet d’avocats à l’insu de l’État et sur lequel ce dernier n’avait aucune influence.
45 L’appelant soutient, subsidiairement, que la Cour d’appel de l’Alberta a commis une erreur en renvoyant l’affaire pour le prononcé de la sentence. Il dit avoir droit à un nouveau procès tant dans l’affaire Doblanko que dans les affaires Canada Trust. Il considère les arrêts de procédures ordonnés par le juge du procès comme un acquittement et soutient qu’une cour d’appel, lorsqu’elle écarte un acquittement prononcé par un juge siégeant avec un jury, n’a pas le pouvoir de prononcer un verdict de culpabilité; elle doit ordonner la tenue d’un nouveau procès : Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, sous‑al. 686(4)b)(ii). Toutefois, en l’espèce, le jury n’a pas acquitté l’appelant. Il l’a déclaré coupable. Le juge du procès a suspendu l’effet du verdict de culpabilité. Comme nous l’avons souligné dans l’arrêt R. c. Pearson, [1998] 3 R.C.S. 620, par. 15, les demandes d’arrêt des procédures « mènent à un procès en deux étapes, dont chacune est autonome ». L’arrêt des procédures a été annulé par la Cour d’appel. Le verdict du jury n’a pas été ainsi infirmé, mais réactivé. L’annulation de l’arrêt des procédures a été assimilée à l’annulation d’un acquittement pour l’exercice du droit d’appel à la présente Cour, mais uniquement à cette fin limitée. Le juge en chef Dickson a souligné dans l’arrêt R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, p. 148 :
Nous nous intéressons en l’espèce à une suspension d’instance fondée sur un abus de procédure commis par la poursuite. Même si une telle suspension d’instance entraîne le même résultat qu’un acquittement et même si elle a pour effet de trancher les questions en litige de façon définitive au point de justifier un plaidoyer d’autrefois acquit, elle ne doit être assimilée à un acquittement qu’aux seules fins de permettre à la poursuite d’interjeter appel. Ces deux concepts ne sont par ailleurs pas assimilables.
En conséquence, la Cour d’appel a eu raison de renvoyer l’affaire Doblanko au juge du procès pour qu’il prononce la sentence.
E. La demande d’arrêt des procédures de l’appelant concernant les accusations pendantes dans les affaires Canada Trust
46 Comme il a été dit, le juge du procès a annulé le procès sur les accusations portées dans l’affaire Canada Trust et a ordonné la tenue d’un nouveau procès devant un autre juge. Dans ses motifs, il s’est toutefois dit d’avis qu’il fallait ordonner l’arrêt des procédures relativement à ces accusations aussi en raison du conflit d’intérêts impliquant le cabinet Venkatraman. Il convient de commenter cette dernière opinion.
47 Le conflit d’intérêts dans le dossier Canada Trust se rapporte à une courte période de consultation qui s’est terminée peu après avoir commencé. Le cabinet Venkatraman a manqué à son devoir de loyauté envers l’appelant, mais s’étant rapidement rendu compte du conflit, il a cessé d’agir dans le dossier Canada Trust. D’autres avocats ont été retenus, qui n’ont eu accès à aucun renseignement confidentiel détenu par le cabinet Venkatraman. Le sort des accusations portées contre Helen Lambert a été décidé. Il n’y a aucun risque que l’équité d’un nouveau procès soit compromise par le conflit d’intérêts du cabinet Venkatraman. Sur la foi du dossier qui nous a été présenté, il ne semble pas que la conduite du cabinet d’avocats ait vicié les accusations dans les affaires Canada Trust à tel point que l’État (qui n’a eu aucun rôle à jouer dans le conflit d’intérêts) commettrait un abus de procédure en tentant d’obtenir une condamnation lors d’un nouveau procès. De toute manière, il ne s’agit certainement pas de l’un des « cas les plus clairs » dans lequel un arrêt des procédures serait justifié. Le juge qui présidera le nouveau procès pourra évidemment être saisi d’éléments de preuve nouveaux ou différents; il lui reviendra alors de se prononcer sur la demande d’arrêt des procédures si celle‑ci est renouvelée.
III. Dispositif
48 Je suis d’avis de rejeter l’appel.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Parlee McLaws, Edmonton.
Procureur de l’intimée : Le procureur général de l’Alberta, Edmonton.