Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, [2002] 2 R.C.S. 816, 2002 CSC 54
Norman Sterriah, au nom de tous les membres du
Conseil de la bande dénée de Ross River, et la
Ross River Dena Development Corporation Appelants
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada et
le gouvernement du Yukon Intimés
et
Le procureur général de la Colombie-Britannique et
la Coalition of B.C. First Nations Intervenants
Répertorié : Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada
Référence neutre : 2002 CSC 54.
No du greffe : 27762.
2001 : 11 décembre; 2002 : 20 juin.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du territoire du yukon
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Territoire du Yukon (1999), 182 D.L.R. (4th) 116, 131 B.C.A.C. 219, 72 B.C.L.R. (3d) 292, [2000] 4 W.W.R. 390, [2000] 2 C.N.L.R. 293, [1999] Y.J. No. 121 (QL), 1999 BCCA 750, qui a infirmé un jugement de la Cour suprême du Territoire du Yukon, [1998] 3 C.N.L.R. 284, [1998] Y.J. No. 63 (QL), qui avait déclaré qu’une parcelle de terrain constituait une réserve indienne au sens de la Loi sur les Indiens. Pourvoi rejeté.
Brian A. Crane, c.r., et Ritu Gambhir, pour les appelants.
Brian R. Evernden et Jeffrey A. Hutchinson, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada.
Penelope Gawn et Lesley McCullough, pour l’intimé le gouvernement du Yukon.
Richard J. M. Fyfe, Paul E. Yearwood et Patrick G. Foy, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Leslie J. Pinder, pour l’intervenante la Coalition of B.C. First Nations.
Version française des motifs du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé et Bastarache rendus par
1 Le juge Bastarache — J’ai lu les motifs de mon collègue et, tout comme lui, je suis d’avis qu’il n’y a pas eu création de réserve en l’espèce. Comme l’a souligné mon collègue, parmi les conditions essentielles à la création d’une réserve au sens du par. 2(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, mentionnons l’existence d’un acte de la Couronne ayant pour effet de mettre de côté des terres de la Couronne à l’usage d’une bande indienne et l’intention, manifestée par des personnes ayant le pouvoir de lier la Couronne, de créer une réserve. En l’espèce, la preuve révèle que la Couronne n’a jamais eu l’intention d’établir une réserve au sens de cette loi.
2 Bien que je sois d’accord avec le dispositif proposé par mon collègue, je ne peux, en toute déférence, souscrire à son affirmation selon laquelle l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales, S.R.C. 1952, ch. 263, a restreint la prérogative royale de créer des réserves. De plus, j’estime qu’il est important d’indiquer clairement comment interagissent la prérogative de la Couronne et le par. 2(1) de la Loi sur les Indiens. Ce paragraphe ne limite pas la prérogative que possède la Couronne d’agir en matière de terres destinées à l’usage des Indiens, mais il définit plutôt le mot « réserve » pour l’application de cette loi. L’alinéa 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de soustraire à l’aliénation des terres de la Couronne, et ce pour un large éventail de fins d’intérêt public, y compris le bien‑être des Indiens. À mon avis, ni l’une ni l’autre de ces dispositions — expressément ou par implication nécessaire — n’ont pour effet de limiter l’étendue du pouvoir de la Couronne de mettre des terres de côté pour les peuples autochtones.
3 Toutes les parties sont d’avis que le pouvoir de créer des réserves était initialement fondé sur l’exercice de la prérogative royale. On estime que ce pouvoir fait partie de la prérogative royale concernant l’administration et l’aliénation des biens publics, y compris les terres de la Couronne (voir P. Lordon, c.r., La Couronne en droit canadien (1992), p. 107). Les appelants soutiennent néanmoins que l’exercice de ce pouvoir est depuis longtemps régi par des textes de loi, notamment les diverses lois sur les Indiens adoptées depuis la Confédération et diverses autres lois portant sur la disposition et la gestion des terres de la Couronne. Ils affirment tout particulièrement que le droit d’établir des réserves au Yukon est prévu par la Loi sur les Indiens et la Loi sur les terres territoriales, qui auraient remplacé la prérogative. Mon collègue ne souscrit pas à la thèse des appelants selon laquelle la prérogative aurait été écartée, mais il admet que son exercice a été restreint.
4 Il ne fait aucun doute qu’une prérogative royale peut être abolie ou restreinte par une disposition législative claire ou explicite : voir R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745, p. 780, conf. par [1985] 1 R.C.S. 441, p. 464. Il est toutefois moins certain que, au Canada, la prérogative puisse être abolie ou restreinte par implication nécessaire. Bien que cette doctrine semble bien établie dans la jurisprudence britannique (voir Attorney-General c. De Keyser’s Royal Hotel, Ltd., [1920] A.C. 508 (H.L.)), notre Cour a mis en doute son application en tant qu’exception à l’immunité de la Couronne (voir R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551, p. 558; Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), [1988] 2 R.C.S. 1015, p. 1022‑1023). En supposant que les pouvoirs de prérogative puissent être éliminés ou réduits par implication nécessaire, qu’entend‑on par « implication nécessaire »? Voici comment H. V. Evatt explique cette doctrine :
[traduction] Lorsque le Parlement précise dans une loi que l’exercice de pouvoirs relevant jusque-là de la prérogative est assujetti aux conditions et restrictions prévues par cette loi, il entend implicitement que ces pouvoirs ne puissent être exercés qu’en conformité avec la loi. « Sinon », comme l’affirme le maître des rôles Swinfen‑Eady, « quelle serait l’utilité d’imposer des restrictions, si la Couronne pouvait en faire fi à son gré et continuer d’avoir recours à la prérogative? » [Je souligne.]
(H. V. Evatt, The Royal Prerogative (1987), p. 44)
5 À mon avis, le par. 2(1) de la Loi sur les Indiens, où l’on trouve une définition de « réserve », n’est aucunement un exemple de cas où le législateur [traduction] « précise dans une loi que l’exercice de pouvoirs relevant jusque-là de la prérogative est assujetti aux conditions et restrictions prévues par cette loi ». Il est bien établi que la Loi sur les Indiens n’établit pas de mécanisme formel de création de réserves. Cette loi s’applique uniquement, et ce depuis toujours, à la gestion et à la protection des réserves existantes, dont bon nombre ont été constituées bien avant que le gouvernement fédéral soit investi de la compétence sur les Indiens par le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir R. H. Bartlett, Indian Reserves and Aboriginal Lands in Canada : A Homeland -- A Study in Law and History (1990), p. 24‑25).
6 Dans le passé, la Couronne a exercé de diverses façons sa prérogative de créer des réserves. Si certaines des terres mises à part pour des bandes indiennes constituent des « réserves » au sens de la Loi sur les Indiens, il en existe d’autres qui ont été mises à part ou de côté à l’usage des bandes indiennes, mais qui ne sont pas pour autant reconnues comme des « réserves » visées par cette loi. En l’espèce, par exemple, la Couronne a exercé sa prérogative de « réserver » ou mettre de côté des terres à l’usage de la bande de Ross River, mais elle n’a pas manifesté son intention de créer une « réserve » au sens du par. 2(1) de la Loi sur les Indiens. À mon avis, la définition du terme « réserve » au par. 2(1) sert à identifier les terres qui ont été mises de côté à titre de « réserves » pour l’application de la Loi; la définition ne limite pas la capacité de la Couronne d’agir à l’égard des terres à l’usage des peuples autochtones. Une « réserve » est une « [p]arcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande ». La disposition ne précise pas les circonstances dans lesquelles une terre sera considérée comme ayant été « mise de côté » à l’usage et au profit d’une bande, ni les démarches nécessaires à la « mise de côté » de terres. Il s’agit là essentiellement de la question dont nous sommes saisis. Comme je l’ai mentionné précédemment, nous avons établi que, pour qu’il y ait « réserve » au sens de la Loi, il faut à tout le moins que la Couronne ait accompli un acte ayant eu pour effet de mettre de côté des terres à l’usage de la bande et que des personnes habilitées à lier la Couronne aient eu l’intention de créer une réserve.
7 Mon collègue affirme que la définition de « réserve » au par. 2(1) a pour effet de limiter l’application de la prérogative royale de créer des réserves en écartant la possibilité de transport, de la Couronne à une première nation, du titre relatif à une parcelle de terrain donnée (puisque le mot « réserve » est défini comme étant une parcelle de terrain « dont Sa Majesté est propriétaire »). Je reconnais, comme le dit mon collègue, que si une parcelle de terrain correspond à la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens le titre afférent à cette parcelle demeure la propriété de la Couronne et les mesures prises à l’égard de la parcelle doivent l’être sous réserve des dispositions de la Loi. Cependant, je ne vois pas comment la définition limite de quelque autre façon la prérogative royale de mettre de côté des terres pour les peuples autochtones. En d’autres mots, la disposition définit simplement avec plus de précision les terres qui sont considérées comme des « réserves » pour l’application de la Loi sur les Indiens. Je suis d’avis que la Couronne demeure libre de prendre toute autre mesure qu’elle désire à l’égard des terres lui appartenant, y compris, comme l’a souligné mon collègue, en cédant par voie de vente, concession ou don à une première nation ou à certains de ses membres le titre relatif à de telles terres, qui ne constitueraient toutefois pas, dans un tel cas, une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens.
8 Je ne partage pas non plus l’opinion selon laquelle l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 aurait restreint l’application de la prérogative de la Couronne en matière de création de réserves. L’article 18 (remplacé par l’al. 23d)) tire son origine de la Loi des terres fédérales, S.R.C. 1927, ch. 113, qui permettait l’accès aux terres vacantes de la Couronne à des fins agricoles. L’article 74 de la Loi des terres fédérales autorisait le gouverneur en conseil à conserver des terres qui avaient été réservées aux Indiens autrement que sous le régime prévu par la Loi de façon à soustraire ces terres à l’aliénation. Cette disposition lui permettait également d’interdire l’accès à des terres utilisées à diverses autres fins, notamment « aux fins d’emplacements ou terrains destinés au culte public, de cimetières, d’écoles, d’institutions de bienfaisance ». L’article 18 de la Loi sur les terres territoriales de 1952 codifie et maintient les pouvoirs prévus par la Loi des terres fédérales. Tout comme cette dernière loi, la Loi sur les terres territoriales autorise le gouverneur en conseil à mettre à part des étendues de terre pour le bien‑être des Indiens et permet aussi à la Couronne de soustraire à l’aliénation des terres de la Couronne pour un large éventail de fins publiques.
9 Il semble nettement ressortir de ce qui précède que l’art. 18 de la Loi sur les terres territoriales de 1952 n’a pas pour objet la création de réserves comme telles, mais vise plutôt à permettre au gouverneur en conseil de soustraire à l’aliénation des terres de la Couronne pour lesquelles on envisage un autre usage. Comme le souligne mon collègue, la mise de côté, conformément à l’art. 18 de la Loi, de terres de la Couronne qui autrement pourraient être aliénées n’emporte pas en soi création d’une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens, puisque la Couronne doit également manifester l’intention de constituer une réserve au sens de cette loi. Cependant, lorsque la preuve atteste l’existence de cette intention, la mise à part de terres en vertu de l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 serait certainement suffisante pour constituer l’acte formel par lequel la Couronne met de côté des terres à l’usage et au profit d’une bande indienne.
10 Bien que je reconnaisse que la mise à part de terres en vertu de l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 serait suffisante pour établir une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, dans la mesure où la Couronne a également manifesté l’intention requise à cet égard, je ne vois pas comment cet alinéa a pu avoir pour effet d’assortir de conditions ou restrictions l’exercice de la prérogative de la Couronne en matière de création de réserves. On a historiquement utilisé un large éventail d’instruments formels et informels pour mettre à part des terres en tant que réserves au sens de la Loi sur les Indiens. À mon avis, n’importe lequel de ces instruments pourrait suffire à constituer l’acte de mise de côté de terres, dans la mesure où la Couronne a également manifesté l’intention de créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Selon moi, il y a un risque à affirmer que l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 a, d’une certaine façon, limité la prérogative de la Couronne de créer des réserves, puisque cet argument suppose que seule la démarche prévue par cette loi saurait constituer l’acte formel de mise à part de terres en tant que réserve. Bien que l’al. 18d) établisse un mécanisme de mise à part de terres aux fins de création d’une réserve, il n’est pas le seul mécanisme dont dispose la Couronne à cette fin et je ne voudrais pas donner à penser que le recours à cette disposition est une condition nécessaire à la création d’une réserve. Si la mise à part de terres en vertu de l’al. 18d) ne constitue pas une condition nécessaire à la création d’une réserve, mais seulement un moyen d’atteindre ce résultat, alors je ne vois pas comment le pouvoir prévu par l’al. 18d) de mettre à part des terres pour l’établissement d’une réserve a pour effet de restreindre la prérogative de la Couronne de créer une réserve.
Version française du jugement des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
11 Le présent pourvoi soulève la question de savoir comment étaient créées les réserves visées par la Loi sur les Indiens dans le Territoire du Yukon (« Yukon »), où aucun traité ne régissait la question. Les appelants prétendent que le gouvernement du Canada a créé une réserve en mettant de côté des terres pour la bande de Ross River. Le gouvernement fédéral réplique que, bien que des terres aient été mises de côté, aucune réserve n’a jamais été créée, et que la preuve ne révèle aucune intention en ce sens. Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’aucune réserve n’a été créée et qu’il y a lieu de rejeter le présent pourvoi.
II. Historique du litige
12 La présente affaire découle d’une demande de remboursement de la taxe sur le tabac présentée par un magasin situé dans un petit village du Yukon. Selon les appelants, ce village est une réserve, d’où la demande d’exemption. Les intimés ont contesté cette demande, affirmant qu’aucune réserve n’avait jamais été créée à cet endroit. Ce qui, à l’origine, était un problème de fiscalité est devenu une question qui porte sur le droit relatif aux Autochtones et requiert l’examen du contexte historique de la procédure de création des réserves au Yukon. Il faut également examiner les faits particuliers de la longue histoire des rapports entre la bande de Ross River et le ministère des Affaires indiennes.
13 Le Conseil de la bande dénée de Ross River (la « Bande ») est reconnu comme une bande au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5. La Bande est maintenant établie à Ross River, au Yukon, sur des terres qui, affirme-t-elle, constituent une réserve. Norman Sterriah est le chef de la Bande. En 1982, l’appelante Ross River Dena Development Corporation a été constituée, à la demande de la Bande, pour fournir des services aux membres de la Bande et agir comme mandataire de ceux-ci. Malgré le litige concernant la situation juridique de la collectivité, les parties s’accordent à tout le moins sur le fait qu’il existe un village à Ross River et que les membres de la Bande y vivent depuis un certain nombre d’années.
14 Après avoir été déplacés ou ballottés à maintes reprises d’un endroit à un autre depuis que les organismes qui ont précédé le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le « MAINC ») les ont pris sous leurs ailes, les membres de la Première nation de Ross River ont enfin été autorisés, dans les années 50, à s’établir à l’endroit qui est maintenant leur village, au confluent des rivières Pelly et Ross. Les terres litigieuses ne sont pas régies par traité, car le Yukon est une des régions du Canada où la pratique qui consistait à conclure des traités avec les Premières nations n’a eu que très peu d’effets concrets, tout particulièrement en ce qui concerne la création de réserves. (Voir Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), vol. 2, Une relation à redéfinir, partie 2, p. 528‑534.)
15 Malgré l’absence de traité, les fonctionnaires du ministère savaient, dans les années 50, que la Bande vivait sur les rives de la rivière Ross. La reconnaissance de ce fait a déclenché un processus de discussions et de mesures administratives qui a ou n’a pas abouti à la création d’une réserve à l’endroit en question. Dans une lettre datée du 21 octobre 1953, le surintendant de l’Agence du Yukon a demandé au commissaire aux Affaires indiennes pour la Colombie-Britannique l’autorisation d’établir une réserve indienne à l’usage des Indiens de Ross River. Dans une lettre datée du 10 novembre 1953, le commissaire aux Affaires indiennes pour la Colombie-Britannique a appuyé cette recommandation. Le 1er avril 1954, le surintendant de l’Agence du Yukon a écrit à l’agent des terres fédérales à Whitehorse pour l’informer que des démarches préliminaires avaient été effectuées en vue de demander une parcelle de terres aux fins d’établissement d’une réserve indienne à Ross River; Ottawa n’a pas donné suite à la demande.
16 Le 4 mai 1955, le Cabinet fédéral a établi une directive procédurale intitulée Circulaire no 27, qui précisait la procédure gouvernementale interne à suivre pour réserver des terres dans les territoires à l’intention des ministères ou autres organismes gouvernementaux. En 1957, le gouvernement fédéral a décidé de rejeter la recommandation proposant la création de 10 réserves. Le 27 novembre 1962, le surintendant de l’Agence du Yukon a demandé à la Division des affaires indiennes (qui faisait alors partie du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) de réserver, en vertu de l’art. 18 de la Loi sur les terres territoriales, S.R.C. 1952, ch. 263, environ 66 acres de terres devant servir comme site du village de la Bande. Au cours des trois années qui ont suivi, il y a eu échange de correspondance concernant la superficie et l’emplacement proposés pour le site du village de Ross River. Le 26 janvier 1965, le chef de la division des ressources du ministère du Nord canadien et des Ressources nationales a informé la Division des affaires indiennes que le site avait été réservé pour la Division des affaires indiennes. Cette lettre a été inscrite au registre des terres de réserve en vertu de l’art. 21 de la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, ch. 149. Elle a aussi été notée au bureau d’enregistrement des droits fonciers du Yukon (Yukon Territory Land Registry) de la Division des terres du ministère du Nord canadien et des Ressources nationales de l’époque.
17 Selon la Bande, ce processus administratif, conjugué à la mise de côté des terres à son profit, a eu pour effet de créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Il semble que ni l’administration territoriale du Yukon ni la Division des affaires indiennes ne partageaient cet avis. Le différend, qui aurait pu demeurer latent encore pendant un certain temps, a éclaté au grand jour et les tribunaux en ont été saisis dans le cadre d’un problème touchant l’applicabilité des taxes sur le tabac.
18 En effet, le gouvernement du Yukon intimé a imposé à la Bande des taxes en application de la Loi de la taxe sur le tabac, L.R.Y. 1986, ch. 170. La Bande a revendiqué une exemption et demandé le remboursement de taxes déjà payées sur le tabac vendu dans le village. Elle a fait valoir que le gouvernement du Yukon se trouvait à taxer des biens personnels d’un Indien ou d’une bande dans une réserve, biens qui sont exempts de taxation en vertu du par. 87(1) de la Loi sur les Indiens. Le gouvernement du Yukon a refusé le remboursement demandé, au motif qu’il ne reconnaît pas que la Bande occupe une réserve. Selon le gouvernement du Yukon, celle-ci occupe tout simplement des terres qui ont été « mises de côté » à son profit par Sa Majesté du chef du Canada. Le gouvernement fédéral a souscrit entièrement à cette thèse et a par la suite contesté la prétention des appelants concernant l’existence d’une réserve.
19 Dans l’intervalle, des négociations se déroulaient au Yukon relativement aux droits des Premières nations et à leurs revendications territoriales. En 1993, le Conseil des Indiens du Yukon, le gouvernement du Yukon et le gouvernement du Canada ont conclu une entente intitulée « Accord-cadre définitif ». Ce document prévoit les modalités de base devant être incorporées aux accords conclus subséquemment par les Premières nations individuellement. Selon le gouvernement du Yukon, il existe à ce jour sept accords de ce genre, qui traitent chacun de nombreuses questions, notamment des terres qui ont été « mises de côté » et ne font pas partie d’une réserve. La Bande a décidé de ne pas participer à ce processus de négociation de traités tant que les tribunaux n’auraient pas statué sur la question de savoir si une réserve au sens de la Loi sur les Indiens a été créée.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour suprême du territoire du Yukon, [1998] 3 C.N.L.R. 284
20 Par requête déposée devant la Cour suprême du territoire du Yukon, les appelants ont sollicité un jugement déclaratoire portant que les terres occupées par la Bande à Ross River constituaient une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Le gouvernement fédéral a répondu que les terres avaient seulement été mises de côté pour la Division des affaires indiennes pour le compte de la Bande, qu’on n’avait pas eu l’intention de créer une réserve et, en outre, que la création d’une réserve au Yukon exigeait la prise d’un décret en vertu de la prérogative royale, démarche qui n’a jamais été accomplie dans le cas de la bande de Ross River.
21 Le juge Maddison a déclaré que la parcelle de terrain en question [traduction] « constituait une réserve indienne au sens de la Loi sur les Indiens » (par. 33). Il a estimé que la définition de « réserve » à l’art. 2 de la Loi sur les Indiens n’exige aucune forme particulière de proclamation, de notification, de décret ou d’acte de transport, transfert ou concession, mais qu’elle met plutôt l’accent sur le fait de la « mise de côté ». Il a reconnu qu’il n’existait aucun décret ou autre texte officiel faisant des terres de Ross River une réserve indienne ou leur reconnaissant cette qualité. Cependant, il a conclu qu’une telle reconnaissance officielle n’est pas nécessaire pour que les terres soient visées par la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens. Le juge Maddison a tiré les constatations suivantes, au par. 29 :
[traduction] La superficie réservée le 26 janvier 1965 était une parcelle de terrain dont Sa Majesté était (et est encore) propriétaire. On avait demandé que les terres servent à l’usage et au profit d’une bande : la bande de Ross River. On les a demandées aux fins d’affectation à un usage permanent : site d’un village. Il s’agit d’une affectation « à l’usage et au profit d’une bande » au sens de la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens. Les termes performatifs du document réservant les terres correspondent d’aussi près au texte de la loi que ceux utilisés dans les documents ayant établi trois des quatre réserves du Yukon dont l’existence a été admise et dont le texte a été fourni au tribunal. Les fonctionnaires qui ont mis en branle le processus de mise de côté étaient les agents de Sa Majesté.
B. Cour d’appel du territoire du Yukon (1999), 182 D.L.R. (4th) 116
22 Les intimés ont ensuite interjeté appel auprès de la Cour d’appel du territoire du Yukon, qui a accueilli l’appel à la majorité, le juge Finch étant dissident.
(1) Le juge Richard
23 S’exprimant au nom de la majorité, le juge Richard a estimé qu’il y avait lieu d’infirmer la décision de la Cour suprême du territoire du Yukon. Il a conclu que les terres occupées par la Bande et ses membres constituaient des « terres mises de côté », mais non une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens. Il a souligné que, au Yukon, il existe historiquement une distinction bien établie entre les « terres mises de côté » et les « réserves », même si la terminologie qui a été utilisée a pu varier au fil des ans.
24 De l’avis du juge Richard, l’établissement d’une réserve relevait de l’exercice par la Couronne de sa prérogative à cet égard, mesure qui était habituellement constatée formellement par un décret. Il a conclu à l’absence de preuve établissant que, en 1965, la Couronne aurait eu l’intention de créer une réserve pour la Bande, soit directement soit par délégation expresse ou implicite. Il a jugé qu’il y avait en fait eu décision délibérée de ne pas créer de réserve. Il a ajouté qu’il n’y avait aucune preuve que le chef de la division des ressources avait le pouvoir d’en créer une, et que la lettre ne se voulait pas un acte du gouverneur en conseil ni l’exercice de la prérogative royale. Il n’aurait été d’aucune utilité d’interpréter de manière libérale ou généreuse la définition de « réserve » de la Loi sur les Indiens, puisque les terres n’avaient pas été mises de côté à l’usage et au profit d’une « bande ». Le juge Richard a précisé que la question en litige était de savoir si une réserve avait effectivement été créée et non s’il aurait fallu en créer une.
(2) Le juge Hudson (motifs concourants)
25 Le juge Hudson a ajouté que rien dans la preuve n’étayait l’affirmation du juge des requêtes selon laquelle certains fonctionnaires de la Couronne avaient comploté en vue d’imposer une politique d’assimilation des peuples autochtones à la société dominante. Il a affirmé que la preuve indiquait que les fonctionnaires s’étaient plaints de la politique adoptée par le gouvernement et qu’ils avaient de fait explicitement favorisé l’objectif de préservation de la culture au moyen de la mise en réserve de terres au profit des peuples autochtones.
(3) Le juge Finch (dissident)
26 Le juge Finch a estimé que ni la Loi sur les Indiens ni la Loi sur les terres territoriales ne comportaient de mécanisme formel en vue de la création d’une [traduction] « Réserve indienne » au sens de la Loi sur les Indiens. Il a jugé que la définition de réserve doit être interprétée dans le contexte des rapports qu’entretient l’État avec les peuples autochtones, peuples envers lesquels l’État a une obligation de fiduciaire.
27 Le juge Finch a estimé que la correspondance et la conduite des fonctionnaires des Affaires indiennes du gouvernement fédéral avaient eu pour effet d’entraîner la création d’une réserve en 1965, malgré l’absence de décret ou autre instrument officiel témoignant de l’exercice de la prérogative de la Couronne. De l’avis du juge Finch, les pouvoirs d’origine législative prévus par la Loi sur les terres territoriales avaient remplacé la prérogative de la Couronne et permis au ministère du Nord canadien et des Ressources nationales de créer des réserves dans l’exercice des pouvoirs d’origine législative qui lui étaient délégués par le gouverneur en conseil. Le juge Finch a également conclu que la directive énoncée dans la Circulaire no 27 emportait délégation d’un pouvoir légal suffisant pour autoriser des fonctionnaires à créer une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens.
28 Le juge Finch a conclu que la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens n’exigeait que deux choses : l’intention d’affecter une parcelle de terre de la Couronne à l’usage et au profit d’une bande et un acte accompli par un fonctionnaire habilité à donner effet à cette intention. Le juge Finch a décidé que le fonctionnaire compétent avait mis de côté certaines terres dans l’intention de les réserver à l’usage et au profit de la Bande. Conclure autrement, de l’avis du juge Finch, serait incompatible avec les obligations fiduciaires de la Couronne.
IV. Les dispositions législatives pertinentes
29 L’Acte des Sauvages, 1876, S.C. 1876, ch. 18
3. Les expressions qui suivent, usitées dans le présent acte, seront censées avoir la signification qui leur est ci-dessous attribuée, à moins que cette signification ne soit inconciliable avec le sujet ou incompatible avec le contexte : —
. . .
6. L’expression « réserve » signifie toute étendue ou toutes étendues de terres mises à part, par traité ou autrement, pour l’usage ou le bénéfice d’une bande particulière de Sauvages, ou qui lui est concédée, dont le titre légal reste à la Couronne, mais qui ne lui sont pas transportées, et comprend tous les arbres, les bois, le sol, la pierre, les minéraux, les métaux ou autres choses de valeur qui s’y trouvent, soit à la surface, soit à l’intérieur;
Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5
2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
« bande » Groupe d’Indiens, selon le cas :
a) à l’usage et au profit communs desquels des terres appartenant à Sa Majesté ont été mises de côté avant ou après le 4 septembre 1951;
b) à l’usage et au profit communs desquels, Sa Majesté détient des sommes d’argent;
c) que le gouverneur en conseil a déclaré être une bande pour l’application de la présente loi.
. . .
« réserve » Parcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande; y sont assimilées les terres désignées, sauf pour l’application du paragraphe 18(2), des articles 20 à 25, 28, 36 à 38, 42, 44, 46, 48 à 51, 58 et 60, ou des règlements pris sous leur régime.
. . .
(2) En ce qui concerne une réserve ou des terres cédées, « bande » désigne la bande à l’usage et au profit de laquelle la réserve ou les terres cédées ont été mises de côté.
. . .
18. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté; sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des stipulations de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si tout objet, pour lequel des terres dans une réserve sont ou doivent être utilisées, se trouve à l’usage et au profit de la bande.
21. Il doit être tenu au ministère un registre, connu sous le nom de Registre des terres de réserve, où sont inscrits les détails concernant les certificats de possession et certificats d’occupation et les autres opérations relatives aux terres situées dans une réserve.
87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :
a) le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées;
b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.
Loi sur les terres territoriales, S.R.C. 1952, ch. 263
18. Le gouverneur en conseil peut
. . .
d) mettre à part et affecter les étendues de territoire ou les terres qui peuvent être nécessaires afin de permettre au gouvernement du Canada de remplir ses obligations d’après les traités conclus avec les Indiens et d’accorder des concessions ou des baux gratuits pour ces objets, ainsi que pour tout autre objet qu’il peut considérer comme devant contribuer au bien‑être des Indiens;
Loi sur les terres territoriales, L.R.C. 1985, ch. T-7
23. Le gouverneur en conseil peut :
. . .
d) réserver les périmètres ou terres nécessaires :
(i) soit en vue de permettre au gouvernement du Canada de remplir ses obligations aux termes des traités conclus avec les Indiens et d’accorder des concessions ou des baux gratuits à cette fin,
(ii) soit en vue de réaliser toute fin qu’il juge de nature à contribuer au bien‑être des Indiens;
V. Analyse
A. Les questions en litige
30 Le présent pourvoi soulève deux questions bien définies à propos de la création de réserves. La première porte sur la nature des conditions légales qui doivent être réunies pour l’établissement d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. La deuxième consiste à se demander si, eu égard à ces conditions, les terres mises de côté pour la bande de Ross River ont la qualité de réserve.
B. Les thèses des parties
(1) Les appelants
31 Les appelants prétendent que les réserves ont été créées par des méthodes variées. À leur avis, bien que le pouvoir de créer des réserves puissent au départ avoir été exercé en vertu de la prérogative royale, cette procédure a été écartée, à partir de 1868, par suite de l’adoption de la loi intitulée Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, S.C. 1868, ch. 42. La prérogative royale a également été écartée par l’effet combiné de la définition de « réserve » au par. 2(1) de la Loi sur les Indiens et de l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 (maintenant l’al. 23d)). L’exercice de ce pouvoir d’origine législative ne requiert donc aucun instrument formel constatant l’exercice de la prérogative royale, par exemple un décret ou des lettres patentes.
32 Les appelants plaident qu’une réserve peut être créée par traité ou autrement, y compris par mise de côté au moyen d’un arpentage. L’absence d’un décret mettant des terres de côté n’est pas déterminante pour ce qui concerne la création d’une réserve. De fait, les tribunaux devraient continuer d’appliquer une approche souple à l’égard des mesures prises par la Couronne dans le cadre de ses rapports avec les Premières nations. Les appelants souscrivent à l’opinion du juge Finch suivant laquelle deux conditions doivent être réunies pour qu’il y ait création d’une réserve : (1) l’intention de créer une réserve de facto; (2) un acte accompli par un fonctionnaire habilité à donner effet à cette intention. Les appelants ont également décrit ainsi les critères qui doivent être respectés pour qu’une réserve soit créée : (1) la Couronne a, dans les faits, mis de côté une parcelle de terrain déterminée; (2) cette parcelle a été mise de côté à l’usage et au profit permanents d’une bande indienne; (3) le titre sur ces terres continue d’appartenir à la Couronne.
33 Les appelants affirment que le site du village habité par la Bande satisfait aux critères requis pour qu’il y ait création d’une réserve. Ils prétendent que, en 1965, on a mis de côté une parcelle de terrain déterminée à leur usage, parcelle qu’utilise la Bande depuis cette date. Dès 1953, des fonctionnaires ont exprimé l’intention de créer une réserve pour la Bande et ils ont continué à préconiser cette mesure malgré l’intransigeance d’Ottawa. Cependant, de prétendre les appelants, puisque les terres ont été mises de côté en vertu de la Loi sur les terres territoriales, une réserve a été créée. La Couronne avait un objectif clair lorsqu’elle a mis ces terres de côté : établir une communauté où la Bande pourrait vivre dans des habitations permanentes. De plus, le MAINC a adopté, en 1971, une politique qui reconnaissait l’intérêt bénéficiaire de la Bande sur les terres et obligeait le ministère à consulter et indemniser la Bande, s’il devenait nécessaire d’établir un droit de passage sur ces terres.
(2) Les intimés
(i) Le gouvernement du Canada
34 Le gouvernement du Canada fait valoir que le pouvoir de créer des réserves au Yukon continue de se faire par l’exercice de la prérogative royale et que, en l’espèce, la Couronne n’a jamais eu l’intention de créer une réserve et n’a jamais — que ce soit par l’intermédiaire d’un fonctionnaire ou d’un organisme dûment autorisé — exercé la prérogative royale à cette fin. L’intention de créer une réserve est l’élément clé et, selon la preuve retenue par les juridictions inférieures, une telle intention n’a jamais existé. D’affirmer le gouvernement du Canada, comme la Bande n’est signataire d’aucun traité, les principes touchant la création de réserves par traité ne s’appliquent pas. Le gouvernement prétend également que la Loi sur les terres territoriales ne confère pas le pouvoir de créer des réserves et que, même si elle le faisait, ce pouvoir appartiendrait au gouverneur en conseil, qui ne l’a pas exercé pour créer une réserve pour la Bande.
35 Le gouvernement du Canada plaide que le pouvoir de créer des réserves fait partie de la prérogative royale en raison du caractère spécial des rapports entre les Premières nations et la Couronne. Par convention et conformément à une pratique de longue date, seul le gouverneur en conseil peut exercer ce pouvoir, qui ne peut être délégué aux ministres ou à qui que ce soit d’autre. L’exercice de la prérogative royale exige une manifestation publique concrète : décrets; mandats, commissions ou ordonnances sous seing royal; ou encore proclamations, brefs, lettres patentes, lettres scellées, chartes, cessions ou autres documents délivrés sous le Grand Sceau. Les réserves ont dans la plupart des cas été créées par décret, mais il y a eu des exceptions. De l’avis du gouvernement fédéral, ces exceptions n’établissent toutefois pas que la création de réserves ne relève plus de la prérogative de la Couronne. En l’espèce, il n’existe ni traité témoignant de l’intention de créer une réserve, ni quelque autre élément de preuve concret établissant cette intention. Bien que certains fonctionnaires puissent avoir été en faveur de la création d’une réserve, leur point de vue n’a jamais été retenu par la Couronne, dont la politique déclarée consistait à ne pas créer de réserves au Yukon.
36 L’exercice de la prérogative royale ne peut être limité qu’au moyen d’une disposition explicite en ce sens dans le texte de loi concerné. Ni la Loi sur les Indiens ni la Loi sur les terres territoriales n’ont écarté en termes exprès la prérogative en ce qui concerne la création de réserves. Le gouvernement du Canada rejette l’interprétation qu’a donnée le juge de première instance de la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens, parce qu’elle serait incompatible avec l’interprétation téléologique et contextuelle préconisée par notre Cour. Il ajoute qu’il ressort clairement du contexte de la Loi sur les Indiens que les terres occupées par des Indiens en application de la Loi ne sont pas toutes des terres de réserve, et qu’il est possible que des Premières nations résident sur des terres de la Couronne n’ayant pas été mises de côté à titre de réserves. Qui plus est, dans de nombreux cas, les pouvoirs relatifs aux réserves prévus par la Loi doivent être exercés par le gouverneur en conseil. Enfin, comme la création d’une réserve a des effets sur l’ensemble de la population ainsi que sur la bande concernée, il est crucial que le processus d’établissement des réserves soit suffisamment public pour garantir la transparence, la certitude et la notification des mesures qui sont prises.
(ii) Le gouvernement du Yukon
37 Le gouvernement du Yukon n’a pas pris position sur les questions soulevées dans le présent pourvoi. Cependant, il s’est dit inquiet de l’incidence éventuelle de toute décision rendue en l’espèce sur l’Accord-cadre définitif, qui constitue le modèle des accords sur les revendications territoriales qu’il conclut avec les Premières nations du Yukon. L’Accord-cadre définitif ne traite pas de la même façon les réserves et les terres mises de côtés, ou terres visées par un règlement. Conformément à l’Accord-cadre définitif, les terres mises de côté doivent devenir des terres visées par un règlement, non assujetties à la Loi sur les Indiens; par contre, une réserve peut soit conserver cette qualité, soit devenir une terre visée par un règlement. Chaque type de terre est régi par un régime fiscal différent. Certains biens bénéficient de l’exemption prévue par l’art. 87 de la Loi sur les Indiens, alors que les terres mises de côté font l’objet d’un moratoire visant la perception de divers types d’impôts. De plus, des subventions fédérales tenant lieu d’impôts sont versées au Yukon à l’égard des terres mises de côté, mais non à l’égard des réserves. D’affirmer le gouvernement du Yukon, si notre Cour jugeait que les terres de Ross River constituent une réserve, une telle décision aurait une incidence sur les autres Premières nations du Yukon et pourrait perturber l’harmonie qui règne actuellement sur la question du territoire.
(3) Les intervenants
38 Deux intervenants, le procureur général de la Colombie-Britannique et la Coalition of B.C. First Nations (la « Coalition ») ont présenté des observations diamétralement opposées sur les questions clés soulevées dans le présent pourvoi. Appuyant la position du gouvernement du Canada, le procureur général de la Colombie-Britannique a fait valoir que la création des réserves demeure essentiellement une question relevant de l’exercice de la prérogative royale. La Loi sur les Indiens porte sur la gestion des réserves, mais ne pourvoit pas à leur création. En outre, pour que le tribunal puisse conclure qu’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens a été établie, il faut lui apporter la preuve d’une manifestation concrète de l’intention de soumettre une parcelle de terrain au régime de gestion et de protection prévu par cette loi.
39 La Coalition a présenté des arguments généraux sur la nature des rapports entre la Couronne et les Premières nations. Il considère que la création d’une réserve résulte de l’exercice de la prérogative royale et doit respecter les dispositions législatives pertinentes ainsi que les obligations fondées sur la common law et l’equity qui incombent à la Couronne envers les Premières nations. Dans ce contexte, la Coalition avance qu’une réserve peut être créée de diverses façons, notamment par voie de traité ou par une mesure gouvernementale unilatérale — et qu’elle peut même être créée de facto, savoir par suite de l’évolution historique d’une collectivité autochtone donnée, qui aurait permis à la réserve d’acquérir des limites précises au fil des ans.
40 Vu les thèses avancées par les parties et les questions qu’elles soulèvent, je vais examiner le processus juridique de création des réserves au Yukon, après avoir fait quelques commentaires sur l’historique de ce processus au Canada. Je vais ensuite déterminer si, au regard de la preuve, une réserve a été créée à Ross River.
C. La création des réserves
41 Une mise en garde s’impose en amorçant l’examen du processus de création des réserves. Des intervenants ou des parties ont tenté d’élargir la portée du présent pourvoi qui, à leur avis, donne à notre Cour l’occasion de se prononcer de façon définitive et exhaustive sur les conditions légales de création des réserves prévues par la Loi sur les Indiens. Cependant, aussi intéressante et difficile que puisse sembler une telle démarche, elle serait prématurée et nuirait à l’évolution normale du droit dans ce domaine. Malgré son importance, le présent pourvoi s’attachera à la situation juridique au Yukon et à l’expérience observée historiquement en matière de création des réserves dans ce territoire, et non à l’évolution historique et juridique de cette question pendant près de quatre siècles dans les diverses régions du Canada.
42 En l’espèce, la question clé demeure celle de savoir si les terres mises de côté il y a près d’un demi-siècle pour la bande de Ross River ont la qualité de réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Cette mesure constituait-elle simplement l’exercice de la prérogative royale? Le droit d’origine législative a‑t‑il remplacé entièrement ou partiellement ce pouvoir? Il faut répondre à ces questions pour déterminer s’il existe maintenant une réserve au confluent des rivières Ross et Pelly.
43 L’examen de l’histoire du Canada confirme que le processus de création des réserves a traversé de nombreuses étapes et résulte d’un certain nombre d’expériences administratives et politiques. Les procédures et techniques juridiques ont évolué. Diverses approches ont été utilisées, à tel point qu’il serait difficile de généraliser, dans le contexte d’un cas précis, à partir de l’expérience historique particulière d’une région du Canada.
44 Tant dans les provinces maritimes qu’au Québec durant le régime français ou après la conquête britannique, de même qu’en Ontario et, plus tard, dans les Prairies et en Colombie-Britannique, on a recouru à diverses méthodes pour créer des réserves. Les méthodes juridiques et politiques employées pour donner forme et existence aux réserves ont évolué au fil des ans. La synthèse historique du processus de création des réserves dans l’ensemble du Canada n’entre pas dans le cadre des présents motifs. Néanmoins, la diversité et la complexité de ce processus ressortent clairement de l’examen général qui en est fait dans des travaux contemporains de recherches historiques. Par exemple, dans l’exécution du large mandat qu’on lui avait confié relativement à l’étude des problèmes des Premières nations au Canada, la Commission royale sur les peuples autochtones a examiné le processus de création des réserves dans son rapport (le « Rapport de la CRPA ») (voir Un passé, un avenir, vol. 1, p. 152‑156; Une relation à redéfinir, vol. 2, p. 513‑535). Ce rapport donne un bon aperçu de la création des réserves et fait bien ressortir la diversité même de ce processus. On peut consulter une étude plus détaillée de la question dans R. H. Bartlett, Indian Reserves and Aboriginal Lands in Canada : A Homeland — A Study in Law and History (1990); voir aussi J. Woodward, Native Law (feuilles mobiles), p. 247‑248.
Le Nord canadien
45 Dans le présent pourvoi, il faut se pencher de façon plus particulière sur le processus de création des réserves dans le Nord canadien. Les traités 8, 10 et 11 prévoyaient la création de réserves dans cette région (qui comprend notamment le Nord des provinces des Prairies, les parties occidentales des Territoires du Nord-Ouest, le sud-est du Territoire du Yukon et le nord-est de la Colombie-Britannique). Ces traités ont été qualifiés d’accords « d’exploitation des ressources », en ce sens qu’on ne désirait aucunement faire des peuples autochtones de ces régions des agriculteurs comme ce fut le cas dans les régions du Sud. De plus, on avait généralement expliqué aux Premières nations qu’elles ne seraient pas contraintes de vivre sur les terres ainsi réservées et que leur économie traditionnelle ne serait pas perturbée. Cependant, comme dans le cas des traités numérotés visant les régions plus au sud, le gouvernement fédéral s’est souvent montré lent à s’acquitter de son obligation de créer des réserves, avec pour conséquence que de nombreuses Premières nations négocient encore le règlement de revendications territoriales (voir le Rapport de la CRPA, vol. 2, op. cit., p. 528‑534). Dans certains cas, des Premières nations n’ont jamais adhéré aux traités censés viser leurs terres, alors que dans d’autres aucun traité n’a été signé, comme ce fut le cas pour la majeure partie du Yukon. Cependant, durant les deux dernières décennies, un processus de négociations en vue du règlement de revendications territoriales s’est amorcé avec les Inuits (qui a entraîné la création du Nunavut), les Dénés et les Premières nations du Yukon. Ces accords prévoient généralement une certaine forme d’autonomie gouvernementale, sans pourvoir nécessairement à la création de réserves (comme dans le cas de l’Accord-cadre définitif en l’espèce).
46 On a eu ainsi recours à diverses méthodes juridiques pour donner légalement existence à ces réserves. Chacune d’elles doit être examinée au regard du contexte qui lui est propre. Je vais en conséquence m’attacher maintenant au caractère juridique du processus retenu au Yukon ainsi qu’à son application aux faits de l’espèce.
D. La création des réserves au Yukon
47 Les parties ont plaidé que le pouvoir de créer des réserves repose sur trois sources différentes. Essentiellement, les appelants prétendent que ce pouvoir découle d’un texte de loi. À leur avis, ce droit d’origine législative a remplacé la prérogative royale comme source première du pouvoir en question. Comme je l’ai indiqué plus tôt, le gouvernement fédéral répond que le pouvoir de créer des réserves au Yukon continue de découler de la prérogative royale. L’un des intervenants, la Coalition, avance que ce pouvoir découle de l’application combinée des pouvoirs fondés sur la prérogative et de ceux prévus par des dispositions législatives.
(1) Pouvoir d’origine législative
48 Pour déterminer s’il existe vraiment un pouvoir d’origine législative, il faut d’abord examiner les dispositions de la Loi sur les Indiens. Au paragraphe 2(1) de cette loi, le mot « réserve » est défini ainsi, pour l’application de cette loi : « [p]arcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande ». Pour l’application de certaines dispositions de la Loi sur les Indiens (le par. 18(2), les art. 20 à 25, 28, 36 à 38, 42, 44, 46, 48 à 51, 58 et 60, et les règlements pris sous leur régime), la définition de « réserve » est élargie et s’entend également des « terres désignées », terme qui est défini comme suit au par. 2(1) : « [p]arcelle de terrain, ou tout droit sur celle-ci, propriété de Sa Majesté et relativement à laquelle la bande à l’usage et au profit de laquelle elle a été mise de côté à titre de réserve a cédé, avant ou après l’entrée en vigueur de la présente définition, ses droits autrement qu’à titre absolu ». Cette définition élargie n’est pas pertinente en l’espèce et, en conséquence, mon analyse s’attachera à la définition première du mot.
49 La définition de « réserve» au par. 2(1) vise principalement à identifier les terres qui sont assujetties à la Loi. Celle-ci indique quels sont les droits fonciers des Indiens sur les réserves, elle pourvoit à l’établissement de gouvernements locaux pour les bandes et énonce leurs pouvoirs, et elle précise l’assujettissement des Indiens à la taxation en plus de régir diverses autres questions.
50 La mise de côté d’une parcelle de terrain à titre de réserve en vertu de la Loi sur les Indiens suppose à la fois une action et une intention. En d’autres termes, la Couronne doit non seulement prendre certaines mesures pour mettre des terres de côté, mais elle doit également agir dans l’intention de créer une réserve. Dans certains cas, il est possible que certaines mesures politiques ou juridiques prises par la Couronne aient un caractère tellement définitif ou concluant qu’il devient inutile de prouver que cette dernière avait subjectivement l’intention de mettre de côté des terres pour créer une réserve. Par exemple, la signature d’un traité ou la prise d’un décret ont une telle autorité que l’élément moral — ou intention — serait implicite ou présumé.
51 Bien que, pour l’application de la Loi sur les Indiens, le mot « réserve » soit défini au par. 2(1) comme étant des terrains que la Couronne met de côté à l’usage et au profit des Indiens, la Loi n’a pas pour effet de conférer au gouverneur en conseil, ni au ministre du MAINC ou à tout autre délégataire prévu par la loi le pouvoir de prendre les mesures nécessaires à la création d’une réserve. De plus, la Loi ne précise pas non plus les mesures à prendre pour mettre de côté des terres aux fins de création d’une réserve; elle n’identifie pas davantage les éléments matériel et moral requis pour la mise de côté de terres. Il faut chercher ailleurs les sources d’un tel pouvoir d’origine législative.
52 Les appelants reconnaissent que, à l’origine, la prérogative royale était la source du pouvoir de la Couronne de créer des réserves. Dans des textes tels les traités conclus avec les Mi’kmaq au début des années 1760, qui ont été examinés dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, la Couronne avait noué directement des relations avec les Premières nations, sans le truchement de quelque pouvoir d’origine législative. Il s’agit là d’un exemple d’exercice de la prérogative. Ce n’est que depuis la dernière partie du dix-huitième siècle qu’ont été édictées des lois susceptibles d’écarter le recours à la prérogative royale pour créer des réserves ou de restreindre la portée de son application à cet égard.
53 Les appelants affirment que, bien qu’elle ait pu jadis constituer la source du pouvoir de créer des réserves, la prérogative royale a été écartée par un pouvoir d’origine législative. En conséquence, il faut d’abord se demander si l’application de la prérogative royale aux fins de création des réserves a été restreinte et, si oui, dans quelle mesure. Cette question implique nécessairement qu’on établisse comment la prérogative royale peut être restreinte.
(2) La prérogative royale
54 D’une manière générale, j’estime que la prérogative royale s’entend [traduction] « des pouvoirs et privilèges reconnus à la Couronne par la common law » (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 1:14). La prérogative royale se limite aux pouvoirs exercés par l’exécutif, tant au niveau fédéral que provincial. Il est possible, au moyen d’une loi, d’abolir la prérogative ou de restreindre la portée de celle-ci : [traduction] « dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque-là d’une prérogative, l’État est tenu de se conformer à ses dispositions ». (Voir P. W. Hogg et P. J. Monahan, Liability of the Crown (3e éd. 2000), p. 17; voir aussi Hogg, op. cit., p. 1:15-1:16; P. Lordon, c.r., La Couronne en droit canadien (1992), p. 75‑76). Dans l’arrêt Attorney-General c. De Keyser’s Royal Hotel, Ltd., [1920] A.C. 508 (H.L.), lord Dunedin a décrit ainsi l’interaction de la prérogative royale et des textes de loi, à la p. 526 :
[traduction] Dans la mesure où la Couronne est partie à chaque loi fédérale, il est logique d’affirmer que, dans les cas où la loi porte sur quelque chose qui, avant cette loi, pouvait être effectué au moyen de la prérogative, et qu’elle a particulièrement pour effet d’habiliter la Couronne à accomplir la même chose, sous réserve de certaines conditions, la Couronne consent à cette situation et, par cette loi, à ce que la prérogative soit restreinte.
Lord Parmoor a ajouté, à la p. 568, que [traduction] « [l]a prérogative royale est nécessairement réduite de façon graduelle, au fur et à mesure qu’une règle de droit bien établie remplace un pouvoir discrétionnaire administratif de nature arbitraire et incertaine ». En résumé, donc, à mesure que le droit d’origine législative s’élargit et empiète sur la prérogative, celle-ci se contracte de façon correspondante. Toutefois, un tel remplacement ne se produit que lorsque la loi le dit explicitement ou lorsque ce remplacement ressort de celle-ci par implication nécessaire : voir Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, art. 17; Hogg et Monahan, op. cit., p. 17; Lordon, op. cit., p. 75‑76.
55 Les appelants prétendent que, en matière de création de réserves, la prérogative royale a depuis longtemps été écartée par des dispositions législatives. Après la Confédération, la première loi portant sur les Indiens — Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance — conférait au secrétaire d’État le pouvoir de contrôler et d’administrer les terres et biens des Indiens, et le par. 3(6) de l’Acte des Sauvages, 1876, précisait qu’une réserve se composait de terres « mises à part, par traité ou autrement », ce qui laissait supposer qu’il existait plusieurs façons de créer une réserve. L’élément essentiel à l’époque, et encore d’ailleurs de nos jours, est le fait que des terres soient mises de côté.
56 Qui plus est, l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 — loi qui a remplacé la Loi des terres fédérales, S.R.C. 1927, ch. 113, abrogée par S.C. 1950, ch. 22, art. 26 — précise que le gouverneur en conseil peut « mettre à part et affecter les étendues de territoire ou les terres qui peuvent être nécessaires afin de permettre au gouvernement du Canada de remplir ses obligations d’après les traités conclus avec les Indiens et d’accorder des concessions ou des baux gratuits pour ces objets, ainsi que pour tout autre objet qu’il peut considérer comme devant contribuer au bien‑être des Indiens ». Les appelants estiment que, conjugué aux dispositions de la Loi sur les Indiens examinées précédemment, cet alinéa a eu pour effet d’écarter la prérogative royale.
57 Les intimés répliquent que l’al. 18d) prévoit la constitution d’une banque de terrains à partir de laquelle la Couronne peut créer des réserves, mais qu’il ne pourvoit pas à la création même des réserves. Au soutien de leur argument, ils invoquent l’affaire Ville de Hay River c. La Reine, [1980] 1 C.F. 262 (1re inst.), dans laquelle le juge Mahoney a affirmé, à la p. 265, dans des remarques incidentes, qu’« il appert que le pouvoir de mettre à part des terres de la Couronne pour une réserve indienne dans les Territoires du Nord-Ouest se fonde entièrement sur la prérogative royale, qui n’est soumise à aucune limitation statutaire ».
58 À mon avis, ce cadre législatif a restreint dans une certaine mesure — sans toutefois l’écarter — l’application de la prérogative royale en matière de création, au Yukon, de réserves indiennes au sens de la Loi sur les Indiens. Chaque fois que la Couronne décide d’établir une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, le par. 2(1) de celle-ci a à tout le moins pour conséquence de limiter les effets de cette décision, en ce sens que la définition de « réserve » y figurant permet d’établir les points suivants : (1) Sa Majesté continue d’être propriétaire des terres formant la réserve; (2) la réserve doit être constituée de terres « mise[s] de côté » à l’usage et au profit d’une bande indienne. Si la loi n’assortissait la prérogative royale d’aucune limite à cet égard, la Couronne serait essentiellement en mesure de créer des réserves de la façon qui lui plairait, y compris en cédant le titre de propriété à une première nation ou à certains de ses membres par vente, concession ou don. Cependant, au Yukon, pour autant que la Couronne entend créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, le Parlement a, par l’application de la définition de réserve prévue au par. 2(1) de la Loi, limité la portée et les effets du pouvoir de l’État de créer des réserves à son gré. Si la Couronne entend céder des terres à une première nation en dehors du régime de la Loi sur les Indiens, le rôle et les effets de la prérogative ne seraient pas limités par cette loi et devraient être examinés dans un contexte juridique différent.
59 L’alinéa 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 limite lui aussi de manière analogue l’application de la prérogative royale en matière de création de réserves en établissant des pouvoirs de source nouvelle et différente, dont l’exercice peut mettre en branle le processus de création d’une réserve. Cette disposition précise qu’au moins certaines des terres utilisées pour satisfaire aux obligations prévues par les traités — y compris la création de réserves pour les Premières nations signataires — doivent provenir des terres mises à part et affectées à cette fin par le gouverneur en conseil conformément à la Loi sur les terres territoriales de 1952.
60 Cela dit, il serait inexact d’affirmer que la prérogative royale a été complètement écartée dans ce secteur d’activité par la Loi sur les terres territoriales de 1952. À première vue, l’al. 18d) semble conférer au gouverneur en conseil le pouvoir de mettre à part des terres pour créer des réserves. Cependant, comme le souligne le gouvernement du Canada intimé, il ne s’ensuit pas nécessairement que cette disposition accorde le pouvoir de créer concrètement une réserve ni que la prérogative n’intervient plus dans ce processus. Il ne suffit pas que la Couronne mette à part et affecte les terres concernées, elle doit aussi manifester l’intention de constituer en réserve les terres ainsi mises à part. L’expression « qui peuvent être nécessaires » suppose un laps de temps entre le moment où il y a affectation des terres et celui où il y a exécution des obligations prévues par le traité. En d’autres termes, même une fois affectées, les terres n’ont pas encore la qualité juridique de réserve; il faut quelque chose de plus pour que cela se réalise. Cette exigence témoigne de la nature du processus, qui revêt, au moins en partie, un caractère politique. Compte tenu des conséquences qu’entraîne la création d’une réserve pour les autorités gouvernementales, les bandes visées et les collectivités non autochtones, il est souvent nécessaire de procéder à une certaine évaluation, sur le plan politique, des effets, des circonstances et de l’opportunité de l’établissement d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens dans un endroit ou territoire particulier.
61 Les appelants n’ont fait état d’aucune autre disposition législative précisant le processus par lequel la Couronne prend des terres affectées en vertu de l’al. 18d) et en fait une réserve. De fait, la Loi est muette sur ce point. Les appelants semblent plutôt inférer un rapport de cause à effet entre l’affectation de terres et la création d’une réserve. Comme je l’ai dit plus tôt, le texte de l’al. 18d) ne permet pas de tirer cette inférence. Si le législateur avait voulu, à l’al. 18d), donner au gouverneur en conseil à la fois le pouvoir d’affecter des terres pour qu’il respecte ses obligations prévues par traités en matière de création de réserves et le pouvoir de créer des réserves sur les terres ainsi affectées, il aurait utilisé des termes plus explicites pour accorder de tels pouvoirs.
62 Même si je devais conclure que la question de la création des réserves indiennes est entièrement régie par l’al. 18d), il ressort néanmoins clairement du texte de cette disposition que le gouverneur en conseil a reçu le pouvoir de créer des réserves à partir des terres mises à part. Le gouverneur en conseil s’est vu accorder le pouvoir discrétionnaire (comme en témoigne l’utilisation du mot « peut ») de mettre à part des terres et de les désigner comme réserve d’une Première nation donnée. En outre, le gouverneur en conseil n’a aucune obligation de mettre à part des terres précises à l’usage et au profit d’une bande, à moins d’y être tenu aux termes d’un traité ou d’un autre accord sur des revendications territoriales. Hormis cette situation, il lui est loisible de désigner comme réserve d’une bande donnée toute terre de la Couronne choisie par cette dernière. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’une question en litige dans le présent pourvoi, il ne faut cependant pas oublier que l’exercice de ce pouvoir particulier demeure évidemment assujetti au respect des obligations et droits constitutionnels établis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi qu’aux obligations de fiduciaire de la Couronne.
63 Il convient de signaler que, quoi qu’il en soit, c’est le gouverneur en conseil qui exerce le pouvoir ainsi conféré. Au Canada, la prérogative royale est exercée par le gouverneur général en vertu des lettres patentes délivrées par Sa Majesté le Roi George VI en 1947 (voir Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général du Canada (1947), Gazette du Canada, partie I, vol. 81, p. 3109 (reproduites dans L.R.C. 1985, App. II, no 31)). Dans le cours normal des choses, le gouverneur général exerce ces pouvoirs pour le compte de la Reine du chef du Canada, sur l’avis du Comité du Conseil privé (qui comprend le premier ministre et le Cabinet du gouvernement de l’heure). Par conséquent, si le pouvoir de créer des réserves découle de la prérogative royale, c’est le gouverneur général — ou le gouverneur en conseil — qui exerce normalement ce pouvoir. Par contre, l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 désigne explicitement le gouverneur en conseil en tant que titulaire du pouvoir de mettre à part et d’affecter des terres pour satisfaire aux obligations prévues par les traités. En fait, le titulaire du pouvoir est la même personne dans les deux cas.
64 La question qui se pose dans l’un et l’autre cas est de savoir si les pouvoirs du gouverneur en conseil doivent être exercés par lui personnellement ou s’ils peuvent être délégués à un représentant du gouvernement. Comme le soutient la Coalition intervenante, il faut examiner à la fois le point de vue de la Couronne et celui des Autochtones pour déterminer, au regard des faits d’une affaire donnée, si la partie qui, prétend-on, aurait exercé le pouvoir de créer une réserve pouvait raisonnablement être considérée comme titulaire du pouvoir de lier la Couronne lorsqu’elle a mis à part et affecté des terres et les a ensuite désignées comme réserve. À mon avis, le critère applicable dans un tel cas est celui qui a été énoncé dans l’arrêt de notre Cour R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1040 :
Pour en arriver à la conclusion qu’une personne avait la capacité de conclure un traité avec les Indiens, il faut donc qu’elle ait représenté la Couronne britannique dans des fonctions très importantes d’autorité. Il faut ensuite se placer du point de vue des Indiens et se demander s’il était raisonnable de leur part, eu égard aux circonstances et à la position occupée par leur interlocuteur direct, de croire qu’ils avaient devant eux une personne capable d’engager la Couronne britannique par traité.
65 Bien que ces propos aient été formulés dans le contexte de la conclusion de traités, ils semblent en principe pertinents relativement à la création d’une réserve. En effet, dans les deux cas, un représentant de la Couronne dûment autorisé exerce un pouvoir délégué pour établir des rapports entre une Première nation et la Couronne ou pour renforcer ceux qui existent déjà. Le représentant de la Couronne communique à la Première nation concernée les intentions de la Couronne. Et, dans les deux cas, l’honneur de la Couronne dépend de l’empressement du gouverneur en conseil à respecter les déclarations faites à la Première nation dans le but de l’inciter à contracter certaines obligations ou à accepter un règlement relativement à une parcelle de terre donnée.
66 Cependant, il ressort également de façon claire de ce passage de l’arrêt Sioui que ce ne sont pas tous les représentants de la Couronne qui peuvent lier cette dernière. Il serait difficile d’affirmer que les actes qu’accomplissent de nombreux fonctionnaires subalternes en qualité de représentants de la Couronne ont pour effet de la lier dans le cadre d’un processus mettant en jeu d’importantes questions touchant aux devoirs et obligations de la Couronne envers les Premières nations. L’agent doit « [avoir] représenté la Couronne [. . .] dans des fonctions très importantes d’autorité » (voir Sioui, précité, p. 1040). De même, lorsqu’il y a création d’une réserve par décret, il ne fait aucun doute que les déclarations qui sont faites à cet égard émanent du gouverneur en conseil et que c’est ce dernier qui exerce le pouvoir de créer la réserve. Par contre, dans les circonstances de la présente affaire, l’inscription au bureau d’enregistrement des droits fonciers du Yukon des terres mises à part pour la Division des affaires indiennes n’est pas suffisante pour établir l’intention de créer une réserve, compte tenu du large éventail de droits fonciers inscrits dans le registre concerné.
E. Sommaire des principes qui régissent la création des réserves et s’appliquent en l’espèce
67 Par conséquent, tant au Yukon qu’ailleurs au Canada, il ne semble pas exister une seule et unique procédure de création de réserves, quoique la prise d’un décret ait été la mesure la plus courante et, indubitablement, la meilleure et la plus claire des procédures utilisées à cette fin. (Voir : Canadien Pacifique Ltée c. Paul, [1988] 2 R.C.S. 654, p. 674-675; Woodward, op. cit., p. 233‑237.) Quelle que soit la méthode utilisée, la Couronne doit avoir eu l’intention de créer une réserve. Il faut que ce soit des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle-ci qui aient eu cette intention. Par exemple, cette intention peut être dégagée soit de l’exercice du pouvoir de l’exécutif — par exemple la prise d’un décret — soit de l’application de certaines dispositions législatives créant une réserve particulière. Des mesures doivent être prises lorsqu’on veut mettre des terres à part. Cette mise à part doit être faite au profit des Indiens. Et, enfin, la bande visée doit avoir accepté la mise à part et avoir commencé à utiliser les terres en question. Le processus demeure donc fonction des faits. L’évaluation de ses effets juridiques repose sur une analyse éminemment contextuelle et factuelle. En conséquence, l’analyse doit être effectuée au regard des éléments de preuve au dossier.
68 Il convient de signaler que, dans l’affaire qui nous occupe, les parties n’ont pas soulevé la question de l’incidence des obligations de fiduciaire de la Couronne. Il faut se rappeler que, dans le cadre de la procédure de création des réserves, comme dans les autres aspects de ses rapports avec les Premières nations, la Couronne doit rester consciente de ses obligations de fiduciaire et de leur incidence sur cette procédure, et prendre en considération la nature sui generis des droits fonciers des Autochtones : voir les commentaires du juge en chef Lamer dans l’arrêt Bande indienne de St. Mary’s c. Cranbrook (Ville), [1997] 2 R.C.S. 657, par. 14-16.
F. La preuve relative à la création d’une réserve à Ross River
69 Pour avoir gain de cause en l’espèce, les appelants doivent au moins démontrer que des terres ont été mises à part pour eux. Personne ne conteste vraiment la mise de côté des terres ni l’absence de décret, fait qui, à mon avis, n’est pas à lui seul déterminant quant à la question en litige. La question clé demeure celle de savoir si des personnes ayant le pouvoir de lier la Couronne ont eu l’intention de créer une réserve. En d’autres mots, il est essentiel de déterminer si, eu égard aux faits d’une affaire donnée, le représentant de la Couronne concerné avait le pouvoir de lier la Couronne ou a raisonnablement été considéré comme tel par la Première nation concernée, si ce représentant a déclaré à la Première nation qu’il engageait la Couronne à créer une réserve et s’il avait le pouvoir de mettre des terres de côté en vue de la création d’une réserve ou s’il a raisonnablement été considéré comme tel.
70 Les appelants ont fait état d’éléments de preuve qui, selon eux, indiquaient que cette intention avait existé et avait abouti à la mise de côté des terres qui étaient habitées par la Bande depuis de nombreuses années. Ils ont mentionné certaines personnes ayant participé à la gestion des affaires autochtones au Yukon qui ont recommandé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Division des affaires indiennes) ou au Superviseur des terres et des mines (ministère du Nord canadien et des Ressources nationales) la création d’une réserve pour la Bande. Les appelants ont attaché une grande importance à ces recommandations ainsi qu’au fait qu’un village avait été établi à Ross River, conformément à une autre recommandation.
71 À mon avis, la faille cruciale de l’argument des appelants reposant sur le pouvoir des représentants de la Couronne de lier celle-ci apparaît lorsque l’on se demande si ces mandataires ont (1) soit déclaré à la bande de Ross River qu’ils avaient le pouvoir de créer des réserves; (2) soit fait une telle déclaration et mis les terres de côté au moyen d’un acte juridique. Dans le présent pourvoi, les appelants n’ont pas tenté de démontrer que, dans les faits, ces représentants de la Couronne avaient à quelque moment que ce soit déclaré aux membres de la bande de Ross River que la Couronne avait décidé de créer une réserve à leur intention. Nulle part dans l’examen approfondi des faits effectué par les appelants il n’est fait mention d’une telle preuve. Le juge Maddison du tribunal de première instance n’en parle pas non plus dans ses motifs. La preuve produite par les appelants porte entièrement sur les recommandations qui ont été présentées par certains fonctionnaires à d’autres fonctionnaires et qui, de façon générale, ont été ignorées ou rejetées. Il semble avoir existé pendant longtemps, entre les fonctionnaires qui travaillaient directement avec les groupes autochtones au Yukon et les supérieurs de ces fonctionnaires à Ottawa, des tensions profondes voire un désaccord quant à l’opportunité de créer de nouvelles réserves. La preuve indique qu’aucune personne habilitée à lier la Couronne n’a donné son aval à l’établissement d’une réserve à Ross River. Toutes les déclarations faites par les fonctionnaires réellement en mesure de mettre de côté des terres précisaient qu’il n’existait pas de réserve au Yukon et que la création de réserves allait à l’encontre de la politique du gouvernement pour ce territoire. Les appelants n’ont tout simplement pas présenté d’élément de preuve tendant à indiquer qu’un représentant de la Couronne habilité à mettre des terres de côté soit allé rencontrer les membres de la Bande et leur ait dit : « La Couronne est actuellement en train de créer, à votre intention, une réserve du type prévu par la Loi sur les Indiens, qui sera assujettie à toutes les dispositions de cette loi ». Au contraire, aucun des fonctionnaires qui préconisaient effectivement la création d’une réserve, qu’ils aient ou non fait des déclarations à la Bande, n’a jamais détenu le pouvoir de mettre des terres à part et de créer une réserve.
72 Certains faits sont particulièrement révélateurs à cet égard. Ils confirment que les appelants ont omis de démontrer l’existence de l’élément intentionnel du processus de création des réserves. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, ces faits établissent tout au plus qu’il y avait depuis longtemps désaccord entre les représentants locaux du MAINC et de ses prédécesseurs et l’administration centrale à Ottawa. Ce conflit remontait aux années 50. Par exemple, le commissaire aux Affaires indiennes pour la Colombie-Britannique, qui était également responsable des affaires autochtones au Yukon, avait recommandé la création d’un certain nombre de nouvelles réserves au Yukon, notamment à Ross River. Le sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Division des affaires indiennes, avait déconseillé au ministre par intérim de l’époque de donner suite à cette recommandation et aucune mesure n’avait été prise.
73 Quelques années plus tard, en 1957, le sous-ministre a recommandé qu’on ne crée pas de nouvelles réserves. Le gouvernement du Canada a en conséquence décidé de ne pas donner suite à la recommandation d’établir 10 nouvelles réserves, dont une à Ross River. En 1958, le sous‑ministre a reçu de nouvelles recommandations défavorables à la création de réserves.
74 En 1962, l’Agence du Yukon de la Division des affaires indiennes du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration a présenté au ministère du Nord canadien et des Ressources nationales une demande sollicitant que des terres soient mises de côté comme site du village indien de Ross River, vraisemblablement en vertu de la Loi sur les terres territoriales. Après un échange de correspondance concernant l’emplacement et la superficie du site envisagé, le ministère du Nord canadien et des Ressources nationales a informé la Division des affaires indiennes que des terres avaient été mises de côté [traduction] « pour la Division des affaires indiennes », mais non expressément pour la bande de Ross River.
75 Après l’établissement du village et la mise de côté des terres, le ministère a continué de maintenir qu’il n’avait pas voulu créer une réserve. En 1972, sur une liste publique des réserves, on réitérait la position officielle indiquant qu’aucune réserve au sens de la Loi sur les Indiens n’avait été créée au Yukon. En 1973, le ministère a partiellement modifié sa position antérieure, reconnaissant que six réserves avaient été créées par décret de 1900 à 1941. Le site de Ross River ne figurait pas parmi celles-ci.
76 Après 1965, la réalité de ces mises de côté n’ayant pas pour effet de constituer des réserves semble avoir été bien établie. On trouve une illustration de ce fait dès 1966, date à laquelle le gouvernement du Yukon a récupéré un lot sur le site du village indien de Ross River et l’a loué à un particulier. La Bande a été consultée, mais on ne lui a pas demandé son autorisation ni son consentement. À l’époque, personne n’avait suggéré qu’une telle démarche serait nécessaire. Finalement, comme nous le verrons plus loin, on a reconnu l’existence de ces terres mises de côté — qui n’ont pas la qualité de réserves — au cours des négociations ayant abouti à la conclusion de l’Accord-cadre définitif.
G. L’effet de la mise de côté de certaines terres
77 Comme l’a fait valoir le gouvernement du Canada intimé, il y a eu en l’espèce mise de côté de terres à l’usage de la Bande. Aucune réserve n’a été créée du point de vue juridique. Une telle façon de faire peut inquiéter du fait qu’elle pourrait être une tentative, par l’administration, en vue d’éviter le recours au processus de création des réserves et d’établir des collectivités qui demeurent dans une situation juridique incertaine. L’utilisation de cette procédure peut créer beaucoup d’incertitude quant aux droits de la Bande et de ses membres sur les terres qu’ils sont ainsi autorisés à utiliser. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les actes accomplis par la Couronne relativement aux terres occupées par la Bande sont régis par les rapports de fiduciaire qui existent entre cette dernière et la Couronne. Il serait certainement conforme à l’équité que, dans toutes négociations futures, la Couronne tienne compte du fait que la bande de Ross River occupe ces terres depuis près d’un demi‑siècle.
78 L’Accord‑cadre définitif constitue une reconnaissance que ces mises de côté étaient pratique courante au Yukon. De fait, comme on le souligne dans le mémoire du gouvernement du Yukon, l’Accord‑cadre définitif établit des règles et des procédures applicables aux terres mises de côté, terres que l’on différencie clairement des réserves au sens de la Loi sur les Indiens. Aux termes de cet accord, les terres mises de côté doivent devenir des terres visées par un règlement en vertu de l’accord définitif conclu par une Première nation du Yukon. On précise explicitement que ces terres visées par un règlement ne sont pas des terres de réserve. Par conséquent, il est permis de considérer que, vu l’absence d’intention par la Couronne de créer une réserve, les appelants auraient dû avoir recours au processus de négociation pour faire valoir leur revendication.
VI. Conclusion
79 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Aucune ordonnance n’est rendue en ce qui concerne les dépens.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada : Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intimé le gouvernement du Yukon : Le ministre de la Justice du Territoire du Yukon, Whitehorse.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Le procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.
Procureurs de l’intervenante la Coalition of B.C. First Nations : Mandell Pinder, Vancouver.