Singleton c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 1046, 2001 CSC 61
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
John R. Singleton Intimé
Répertorié: Singleton c. Canada
Référence neutre : 2001 CSC 61.
N° du greffe : 27477.
2001: 19 mars; 2001: 28 septembre.
Présents: Les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour fédérale d’appel
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1999] 4 C.F. 484, 177 D.L.R. (4th) 461, 243 N.R. 110, 99 D.T.C. 5362, [1999] A.C.F. n° 864 (QL), ayant infirmé une décision de la Cour canadienne de l’impôt, [1996] 3 C.T.C. 2873, 96 D.T.C. 1850, [1996] T.C.J. No. 1101 (QL), qui confirmait la nouvelle cotisation du ministre refusant la déduction des intérêts par l’intimé. Pourvoi rejeté, les juges Bastarache et LeBel sont dissidents.
Donald G. Gibson et Deen C. Olsen, pour l’appelante.
John H. Saunders, pour l’intimé.
Version française du jugement des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie et Arbour rendu par
1 Le juge Major — Le présent pourvoi soulève la question de savoir si de l’argent emprunté a été « utilisé en vue de tirer un revenu » au sens du sous‑al. 20(1)c)(i) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la « Loi »). L’intimé, qui avait un intérêt d’au moins 300 000 $ dans le cabinet d’avocats dont il fait partie, a décidé d’utiliser cet argent pour acheter une maison et de refinancer sa participation dans le cabinet d’avocats au moyen d’un emprunt. Il a ensuite déduit, conformément au sous‑al. 20(1)c)(i) de la Loi, les intérêts payés sur l’argent emprunté, affirmant que cette somme constituait maintenant son apport en capital dans le cabinet d’avocats. Le ministre du Revenu national a refusé la déduction au motif que l’argent emprunté avait servi à financer l’achat d’une maison et non à effectuer un investissement commercial.
2 Il s’agit de déterminer si l’intimé a utilisé l’argent emprunté pour tirer un revenu de son cabinet d’avocats ou pour financer l’achat de sa maison. Dans le premier cas, les intérêts sont déductibles, alors que dans le second ils ne le sont pas.
3 Je conclus que l’intimé a utilisé l’argent emprunté en vue de tirer un revenu de son cabinet d’avocats. En conséquence, les intérêts sont déductibles conformément au sous‑al. 20(1)c)(i) de la Loi. Le pourvoi est par conséquent rejeté.
I. Les faits
4 L’intimé est associé au sein du cabinet d’avocats Singleton Urquhart. Le 27 octobre 1988, le solde créditeur de son compte de capital s’élevait à au moins 300 000 $. L’intimé n’avait pas contracté d’emprunt pour financer ses apports de capitaux initiaux. Ce jour‑là, l’intimé a voulu faire un certain nombre de choses. Il a voulu utiliser 300 000 $ de son intérêt dans le cabinet pour financer en partie l’achat d’une maison. Il a ensuite voulu emprunter une somme équivalente et l’utiliser pour refinancer son compte de capital dans la société de personnes.
5 Les parties ne s’entendent pas sur la façon dont l’intimé s’y est pris pour atteindre ces objectifs, et le dossier n’indique pas clairement l’ordre dans lequel se sont déroulées les opérations réalisées le 27 octobre 1988. Bien que cette question ne soit pas cruciale pour trancher le présent pourvoi, les opérations ont pu se passer de deux façons.
6 Suivant la première — celle retenue par le juge de la Cour de l’impôt — , l’intimé a versé dans le compte en fiducie du cabinet la somme de 298 750 $, empruntée à la Bank of British Columbia, ainsi que la somme de 1 250 $ provenant de ses propres fonds. Un chèque de 300 000 $ a ensuite été déposé dans le compte général de la société puis crédité au compte de capital de l’intimé. La société lui a alors remis un chèque de 300 000 $, qu’il a déposé dans son compte bancaire personnel. L’intimé a alors tiré sur ce compte un chèque de 300 000 $ payable au cabinet. Cette somme a été déposée dans le compte en fiducie d’un client. La conjointe de l’intimé a déposé la somme de 147 901 $ dans ce compte. Le cabinet a tiré, sur ce compte en fiducie, un chèque de 440 451 $ payable aux avocats des vendeurs de la maison.
7 Selon l’autre façon — celle retenue par la Cour d’appel — , le cabinet a versé à l’intimé Singleton, le 27 octobre 1988, une somme de 300 000 $ prélevée sur le compte de capital de ces dernier. Singleton a utilisé cette somme pour financer en partie l’achat d’une maison qui a été enregistrée au nom de son épouse. Plus tard le même jour, l’intimé a emprunté de la Bank of British Columbia une somme de 400 000 $, dont une partie seulement — 298 750 $ — est pertinente dans le cadre du présent pourvoi, et, ajoutant à cet argent une somme de 1 250 $ lui appartenant, il a remis 300 000 $ dans son compte de capital au sein du cabinet.
8 L’avocat de l’intimé a concédé que le dossier n’indiquait pas clairement si la somme de 300 000 $ avait été tirée du cabinet avant que l’emprunt ait été contracté. Il est toutefois incontesté qu’il y avait au moins 300 000 $ dans le compte de capital de l’intimé le 27 octobre 1988. En outre, tous les chèques pertinents ont été déposés et honorés.
9 L’intimé a payé des intérêts s’élevant à 3 688,52 $ en 1988 et à 27 415,46 $ en 1989 et, conformément au sous-al. 20(1)c)(i) de la Loi, il a déduit ces sommes dans ses déclarations de revenus pour les années en question. Le ministre a établi une nouvelle cotisation dans laquelle il a refusé la déduction des intérêts au motif que l’argent emprunté avait été utilisé pour financer l’achat de la maison. La Cour canadienne de l’impôt a rejeté l’appel formé par l’intimé contre cette décision. La Cour d’appel fédérale a, à la majorité, accueilli l’appel de l’intimé.
II. Les dispositions législatives pertinentes
10 Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)
20. (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition, celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qui est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :
. . .
c) le moins élevée d’une somme payée cours de l’année ou payable pour l’année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d’une somme raisonnable à cet égard, en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur:
(i) de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien (autre que l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un bien dont le revenu serait exonéré ou pour contracter une police d’assurance-vie),
. . .
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour canadienne de l’impôt, [1996] A.C.I. no 1101 (QL)
11 La présente affaire a été entendue par madame le juge Kempo, qui a toutefois pris sa retraite avant d’avoir rendu jugement. C’est en conséquence le juge Bowman qui a statué sur l’affaire, à la lumière de la transcription de l’audience et des arguments qui lui ont été présentés.
12 Pour décider si les intérêts étaient déductibles, le juge Bowman s’est d’abord demandé à quelle fin l’argent emprunté avait été utilisé. Il a conclu que, le 27 octobre 1988, après avoir transité par le cabinet, l’argent emprunté avait été remis immédiatement à l’intimé pour servir à l’achat de la maison. Il a souligné que, « [s]ans donner à entendre qu’il y a eu artifice ou dissimulation, c’est ce qui s’est réellement produit » (par. 11). Il a tiré la conclusion suivante, au par. 12 :
Peu importe le point de vue adopté, on ne peut dire de façon réaliste en l’espèce que l’argent emprunté a été utilisé aux fins d’un apport de capital dans la société. L’objectif fondamental était l’achat d’une maison, et l’échange de chèques qui s’est produit le 27 octobre 1988 n’y change rien.
13 Le juge Bowman a estimé que, « en réalité [. . .] du point de vue économique » (par. 13), l’argent emprunté avait été utilisé en vue d’acheter la maison. Il a ajouté que les divers aspects de l’opération étaient « survenus l’un à la suite de l’autre et étaient [. . .] interdépendants » (par. 13). Il a affirmé que, même si on acceptait la validité en droit des mesures prises et on considérait que l’objectif fiscal est sans importance, « on ne peut nier le fait que la véritable fin économique à laquelle l’argent emprunté a été utilisé était l’achat d’une maison, et non pas l’accroissement de la capacité productive du cabinet au moyen d’un apport de capital » (par. 17). Il a rejeté l’appel.
B. Cour d’appel fédérale, [1999] 4 C.F. 484
(1) Le juge Rothstein, au nom de la majorité
14 Le juge Rothstein a d’abord examiné la norme de contrôle applicable en l’espèce. Il a souligné que le juge de la Cour de l’impôt avait employé les termes « on ne peut nier le fait » en parlant de la « véritable fin économique à laquelle l’argent emprunté a été utilisé » (par. 41 (soulignements du juge Rothstein)). Selon le juge Rothstein, la question en litige était de savoir de quelle façon il convenait de traiter les opérations pour l’application du sous‑al. 20(1)c)(i). Il a estimé que celles‑ci soulevaient une question de droit et qu’il était opportun pour la Cour d’appel de réexaminer la conclusion du juge de la Cour de l’impôt.
15 Le juge Rothstein s’est ensuite demandé si les diverses opérations devaient être considérées soit comme des opérations indépendantes soit comme une série d’opérations liées. D’après lui, il fallait les considérer de la première façon pour tenir compte de la situation véritable : l’intimé a versé son propre argent dans son compte de capital, argent qu’il a retiré pour acheter une maison, et il a utilisé l’emprunt pour renflouer son compte de capital. L’intimé a donc utilisé l’argent emprunté en vue de refinancer son apport de capital dans le cabinet. Le juge Rothstein a conclu que l’argent emprunté et utilisé à une telle fin n’est pas exclu du champ d’application de l’al. 20(1)c)(i).
16 Le juge Rothstein a déclaré que deux des conditions énoncées à l’égard de la déductibilité des intérêts dans l’arrêt Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32, étaient pertinentes en l’espèce. La première est la concordance de l’opération avec une utilisation admissible, question qui n’était pas en litige a concédé le ministre. La deuxième a trait à l’utilisation directe de la somme empruntée qui, de conclure le juge Rothstein, a servi à renflouer le compte de capital. Ce dernier a estimé que, conformément à l’arrêt Bronfman Trust, on ne pouvait pas omettre de tenir compte de cet usage direct.
17 Se fondant sur l’arrêt Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298, le juge Bastarache, qui s’est exprimé pour la Cour sur ce point, le juge Rothstein a affirmé que trois importants principes juridiques étaient pertinents dans le présent pourvoi, au par. 58 :
Premièrement, le contribuable qui se conforme aux dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu ne devrait pas se voir refuser le bénéfice de ces dispositions simplement parce que l’opération en cause était motivée par des considérations de planification fiscale. Deuxièmement, en l’absence d’une preuve que l’opération est un trompe-l’œil ou qu’elle représente un abus [. . .], et lorsque le libellé de la Loi est clair, il n’appartient pas au tribunal de [déterminer] [. . .] si le contribuable a droit à une déduction. Troisièmement, la Cour commet une erreur en ne tenant pas compte de la réalité juridique et commerciale d’une opération.
18 Le juge Rothstein a conclu que le fait que l’expression « série d’opérations » ne soit pas employée à l’al. 20(1)c)(i) implique que le législateur n’entendait pas que le critère relatif à la série d’opérations s’applique aux opérations semblables à celle en cause.
19 Les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont accueilli l’appel et infirmé le jugement de la Cour de l’impôt ainsi que la nouvelle cotisation établie par le ministre.
(2) Le juge Linden, dissident
20 Le juge Linden a indiqué que la question principale consistait à déterminer si l’argent emprunté avait été utilisé en vue de produire un revenu. Il a conclu que le juge de la Cour de l’impôt avait eu raison de décider que les intérêts n’étaient pas déductibles en vertu de l’al. 20(1)c)(i). Il a donné trois motifs au soutien de cette conclusion (au par. 4) :
1. La détermination des fins auxquelles l’argent emprunté a été utilisé est avant tout une détermination factuelle qui ne doit pas être modifiée.
2. La déduction des intérêts a toujours par le passé été refusée lorsque des opérations telles que celles‑ci étaient conclues.
3. Il incombe à la Cour, en vertu de l’alinéa 20(1)c) de la Loi, d’examiner les réalités commerciales et économiques sous‑tendant l’opération en vue de déterminer si l’argent emprunté a été « utilisé en vue de tirer un revenu », ce qui, à mon avis, n’était pas le cas en l’espèce.
IV. La question en litige
21 L’argent emprunté a-t-il été « utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise », de sorte que les intérêts payés sur cet emprunt sont déductibles en vertu de l’al. 20(1)c)(i) de la Loi?
V. L’analyse
A. La norme de contrôle
22 Le juge Bowman de la Cour de l’impôt a conclu qu’« on ne peut nier le fait que la véritable fin économique à laquelle l’argent emprunté a été utilisé était l’achat d’une maison » (par. 17). En dissidence, le juge Linden de la Cour d’appel fédérale a estimé qu’il s’agissait d’une conclusion de fait qu’il ne convenait pas de modifier. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Je souscris à la conclusion du juge Rothstein, soit que le présent pourvoi soulève la question de savoir quel est le critère juridique approprié pour l’application du sous‑al. 20(1)c)(i). Il s’agit là d’une question de droit. Pour les motifs que j’expose, le juge de la Cour de l’impôt a appliqué le mauvais critère juridique en s’interrogeant sur la « véritable fin économique » des opérations.
23 Pour autant que le juge de la Cour de l’impôt et la Cour d’appel ont décrit différemment l’ordre des opérations, ceci n’a aucune conséquence pratique sur l’issue du présent pourvoi.
B. Les principes juridiques applicables en l’espèce
24 Récemment, dans l’arrêt Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, notre Cour a précisé le droit relatif au sous‑al. 20(1)c)(i). Cet arrêt est déterminant à l’égard de la question en litige. Il convient de répéter les principes fondamentaux qui y ont été énoncés.
25 Dans l’arrêt Shell, précité, par. 28, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef du Canada), s’exprimant au nom de la Cour, a confirmé que le sous‑al. 20(1)c)(i) établissait quatre conditions :
(1) la somme doit être payée au cours de l’année ou être payable pour l’année au cours de laquelle le contribuable cherche à la déduire; (2) elle doit l’être en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur l’argent emprunté; (3) celui‑ci doit être utilisé en vue de tirer un revenu non exonéré d’une entreprise ou d’un bien; et (4) la somme doit être raisonnable compte tenu des trois premiers critères. [Je souligne.]
26 Seule la troisième condition est en litige dans le présent pourvoi : l’argent emprunté doit être utilisé en vue de tirer un revenu non exonéré d’une entreprise. L’arrêt Shell a confirmé que l’examen ne s’attache pas à l’objet de l’emprunt comme tel, mais bien à l’objectif poursuivi par le contribuable en utilisant la somme empruntée. Le juge McLachlin a souscrit à l’opinion du juge en chef Dickson dans l’arrêt Bronfman Trust, à savoir que l’examen doit être axé sur l’usage que le contribuable fait des fonds empruntés. Le juge McLachlin a clairement indiqué qu’il ne pouvait y avoir déduction lorsque le lien entre l’emprunt et l’utilisation admissible est indirect. Elle a toutefois signalé tout aussi clairement que, « [s]i un lien direct peut être établi entre l’argent emprunté et une utilisation admissible », la troisième condition est respectée (par. 33).
27 Examinant l’argument du ministre selon lequel il faut tenir compte de la réalité économique entourant l’opération et ne pas se sentir lié par ses effets sur le strict plan juridique, le juge McLachlin a reconnu que les tribunaux devaient effectivement tenir compte de la réalité économique entourant une opération. Elle a cependant affirmé ceci (aux par. 39 et 40) :
[N]otre Cour n’a jamais statué que la réalité économique d’une situation pouvait justifier une nouvelle qualification des rapports juridiques véritables établis par le contribuable. Au contraire, nous avons décidé qu’en l’absence d’une disposition expresse contraire de la Loi ou d’une conclusion selon laquelle l’opération en cause est un trompe‑l’œil, les rapports juridiques établis par le contribuable doivent être respectés en matière fiscale . . .
Deuxièmement, la jurisprudence fiscale de notre Cour est bien établie : l’examen de la « réalité économique » d’une opération donnée ou de l’objet général et de l’esprit de la disposition en cause ne peut jamais soustraire le tribunal à l’obligation d’appliquer une disposition non équivoque de la Loi à une opération du contribuable. Lorsque la disposition en cause est claire et non équivoque, elle doit simplement être appliquée. [Référence omise.]
28 Dans l’arrêt Shell, notre Cour a souligné que les contribuables ont le droit de structurer leurs opérations de façon à réduire leurs obligations fiscales (voir, par exemple, les par. 45 et 46). Le fait que la structure des opérations soit le résultat de stratégies complexes n’enlève pas aux contribuables le droit de recourir à telles stratégies.
29 Il est maintenant manifeste, à la lumière du raisonnement suivi dans l’arrêt Shell, que la question à trancher est celle de l’utilisation directe de l’argent emprunté. « La raison pour laquelle l’opération d’emprunt est structurée comme elle l’est n’a pas d’importance, pas plus d’ailleurs que la raison pour laquelle l’argent est emprunté » (Shell, précité, par. 47).
C. Application aux faits de l’espèce
30 L’appelant, le ministre du chef de Sa Majesté, s’est appuyé sur les motifs du juge de la Cour de l’impôt et sur les motifs de dissidence du juge Linden de la Cour d’appel fédérale et a exhorté notre Cour à examiner la « réalité économique » des opérations du contribuable afin de déterminer si les conditions prévues par le sous‑al. 20(1)c)(i) avaient été respectées.
31 Appliquant l’arrêt Shell, je m’abstiens de le faire. Notre Cour doit simplement appliquer le sous‑al. 20(1)c)(i) plutôt que de s’interroger sur la réalité économique de l’opération.
32 Dans l’application du sous-al. 20(1)c)(i) en l’espèce, la question pertinente est la suivante : De quelle façon l’argent emprunté a‑t‑il été utilisé? Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que l’argent avait été utilisé dans le but d’acheter une maison et que « l’échange de chèques » (par. 12) survenu le 27 octobre 1988 ne changeait rien à cet objectif. En toute déférence, je ne partage pas cet avis. C’est cet « échange de chèques » qui définit les rapports juridiques auxquels il faut donner effet. L’intimé détenait dans le cabinet un capital d’au moins 300 000 $ constitué de fonds propres. Il s’ensuit que les 300 000 $ investis dans le cabinet n’étaient pas figés à jamais sous la forme dans laquelle ils avaient été investis initialement. L’intimé était libre de changer d’idée et de décider d’utiliser soit son propre argent soit de l’argent emprunté pour financer l’entreprise de son cabinet. Il ressort clairement des actes de l’intimé que les chèques pertinents ont été déposés et honorés. Rien n’indique que l’opération constituait un artifice. Eu égard aux rapports juridiques qui existent en l’espèce, il est clair que l’intimé a utilisé l’argent emprunté pour renflouer son compte de capital.
33 Cette qualification de l’usage des fonds n’est pas changée du fait que l’intimé a utilisé l’argent qu’il a retiré du cabinet pour acheter une maison. Le fait que les opérations se soient produites le même jour n’y change rien non plus.
34 En toute déférence, il est erroné de considérer ces démarches comme une seule et même opération. Pour donner effet aux rapports juridiques, il faut considérer les opérations comme des opérations distinctes. Sous cet angle, que l’on retienne l’une ou l’autre version des faits (c.‑à‑d. indépendamment de l’ordre des événements), l’intimé a en l’espèce utilisé l’argent emprunté pour renflouer son compte de capital dans la société de personnes. Il s’agit là de l’opération juridique à laquelle notre Cour doit donner effet. À cet égard, je fais miens les motifs suivants du juge Rothstein (au par. 54) :
En l’espèce, l’argent emprunté a directement été utilisé en vue de renflouer le compte de capital de l’appelant. En considérant l’argent emprunté comme s’il était utilisé pour financer l’achat de la maison, on ne tient pas compte de ce que l’appelant a réellement fait, à savoir qu’il a utilisé l’argent emprunté pour remplacer les fonds qui devaient être dans son compte de capital. Comme l’a dit le juge en chef Dickson dans l’arrêt Bronfman Trust, la Cour ne peut pas omettre de tenir compte de l’usage direct que l’appelant a fait des fonds empruntés.
35 Le fait que l’emprunt ait été effectué afin que l’intimé puisse utiliser ses fonds propres pour acheter la maison est sans importance. Dans l’arrêt Shell, il a été jugé que la raison de l’emprunt n’était pas pertinente. Le fait que l’argent ait été transféré du cabinet à l’intimé pour l’achat d’une résidence n’a aucune incidence sur l’application du sous‑al. 20(1)c)(i) aux intérêts payés sur l’argent emprunté qui a directement servi à renflouer le compte de capital et, de ce fait, à tirer un revenu du cabinet d’avocats.
36 Étant donné que l’intimé a utilisé l’argent emprunté pour renflouer son compte de capital au sein du cabinet d’avocats, il y a lieu de se demander si ce refinancement est une utilisation directe et admissible des fonds au regard du sous‑al. 20(1)c)(i) de la Loi. L’arrêt Trans-Prairie Pipelines Ltd. c. Ministre du Revenu national, 70 D.T.C. 6351, de la Cour de l’Échiquier du Canada est pertinent à cet égard. Cette affaire mettait en cause un contribuable constitué en société qui avait refinancé sa participation par voie d’emprunt. Le capital émis du contribuable était constitué d’actions privilégiées rachetables ayant une valeur nominale de 700 000 $ ainsi que d’actions ordinaires. La société a emprunté 700 000 $ et utilisé 400 000 $ de cette somme ainsi que 300 000 $ obtenus en émettant des actions ordinaires supplémentaires pour racheter les actions privilégiées. En réalité, le contribuable a refinancé par voie d’emprunt son capital‑actions et a déduit les intérêts payés sur l’argent emprunté pour le refinancement. En permettant la déduction, la cour a raisonné que, avant l’opération, le capital du contribuable était constitué en partie des 700 000 $ souscrits par les actionnaires privilégiés et que, « [p]our une question pratique de bon sens des affaires, [les 700 000 $ qui ont été empruntés ont] servi à combler le vide laissé par le rachat des parts privilégiées [de 700 000 $] » (p. 6354).
37 Dans l’arrêt Bronfman Trust, précité, le juge en chef Dickson a déclaré qu’« [i]l faut en toute justice que les mêmes principes de droit s’appliquent à tous les contribuables, indépendamment de leur qualité de personne physique ou de personne morale, à moins que la Loi ne dise expressément le contraire » (p. 46). Comme l’indique cette affirmation, si une société peut refinancer sa participation en capital au moyen d’un emprunt et déduire les intérêts payés sur cet emprunt, l’intimé devrait lui aussi avoir le droit de refinancer sa participation dans la société de personnes au moyen d’un emprunt et de déduire les intérêts payés sur celui‑ci.
38 Si l’intimé n’était pas autorisé à agir ainsi, on aboutirait au résultat incohérent signalé par le juge Rothstein de la Cour d’appel fédérale, à savoir que les intérêts seraient déductibles lorsque le capital investi initialement par un associé est financé par emprunt. Ces intérêts seraient également déductibles en cas de refinancement par voie d’emprunt. Toutefois, n’aurait pas droit à la déduction l’associé dont l’apport initial proviendrait de fonds propres, qui retirerait cet argent par la suite à des fins personnelles et qui rétablirait cet apport au moyen d’un emprunt.
39 Si un lien direct peut être établi entre l’argent emprunté et une utilisation admissible, les fonds ont alors été utilisés en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien. Tel est manifestement le cas en l’espèce. L’intimé avait le droit de déduire les versements d’intérêts pertinents de son revenu.
40 L’appelante a soutenu que, même s’il y a un lien direct entre l’argent emprunté et une utilisation admissible, l’intimé doit néanmoins démontrer que la fin véritable pour laquelle il a utilisé les fonds était de tirer un revenu. Toutefois, comme l’explique l’arrêt connexe Entreprises Ludco Ltée c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 000, 2001 CSC 62, la préoccupation de l’appelante de déterminer la fin véritable que visait l’intimé en utilisant les fonds n’est pas compatible avec le texte du sous‑al. 20(1)c)(i). En l’absence de simulacre, d’artifice ou d’autres circonstances viciant l’opération concernée — aucune allégation de cette nature n’ayant d’ailleurs été formulée en l’espèce — , l’intimé n’est pas tenu de démontrer l’existence d’une fin véritable.
41 L’appelante a également invoqué la remarque incidente suivante, tirée de l’arrêt Bronfman Trust, au soutien de l’argument selon lequel, même s’il y a utilisation directe et admissible, les intérêts ne sont pas déductibles (aux p. 54 et 55) :
Avant de terminer, je veux aborder un dernier argument invoqué par l’avocat de la fiducie. On a soutenu — - et Sa Majesté en a généreusement convenu — que la fiducie aurait obtenu une déduction au titre d’intérêts si elle avait vendu des biens en vue de payer les prélèvements sur le capital et avait ensuite emprunté pour remplacer ces biens. Par conséquent, selon ce point de vue, on ne devrait pas refuser à la fiducie une déduction au titre d’intérêts simplement parce qu’elle a obtenu le même résultat sans les formalités d’une vente et d’un rachat de biens. Il suffit pour répondre à cet argument d’invoquer le principe selon lequel les tribunaux doivent tenir compte de ce que le contribuable a réellement fait et non pas de ce qu’il aurait pu faire [. . .]. Quoi qu’il en soit, j’avoue que j’ai des doutes sur la prémisse admise par Sa Majesté. Si, par exemple, la fiducie avait dans un court laps de temps vendu un bien précis productif de revenu, payé le prélèvement sur le capital à la bénéficiaire et racheté le même bien, les tribunaux auraient bien pu estimer que la vente et le rachat constituaient une formalité ou un simulacre conçu pour dissimuler le caractère essentiel de l’opération, c’est‑à‑dire que de l’argent a été emprunté et utilisé pour financer le paiement d’un prélèvement sur le capital à la bénéficiaire. Sur ce point, voir l’affaire Zwaig c. Ministre du Revenu national, [1974] C.T.C. 2172 (C.R.I.), dans laquelle le contribuable a vendu des titres, s’est servi du produit pour acheter une police d’assurance‑vie, puis a emprunté sur la police pour racheter les titres. Or, suivant le sous‑al. 20(1)c)(i), l’affectation d’argent emprunté à l’achat d’une police d’assurance‑vie n’est pas une utilisation ouvrant droit à une déduction au titre d’intérêts. C’est donc à bon droit que la Commission de révision de l’impôt a refusé d’accorder la déduction réclamée à l’égard de l’intérêt payé, quoique la forme des opérations du contribuable ait été de nature à créer une apparence de conformité avec les exigences de la disposition prévoyant la déduction au titre d’intérêts. Les contribuables ne sont pas toujours favorisés quand on qualifie leurs opérations selon leur véritable caractère commercial et pratique. En l’espèce, la fiducie‑contribuable demande à cette Cour de lui donner le bénéfice d’une qualification fondée sur le prétendu caractère commercial et pratique de ses opérations. En même temps, toutefois, elle veut que ce caractère commercial et pratique soit déterminé par référence à une qualification hypothétique qui est la quintessence du formalisme. Je ne puis admettre qu’elle réussisse.
42 L’appelante a exagéré l’importance de cet énoncé. Il est clair que le juge en chef Dickson ne faisait que répondre, avec une certaine réserve, à une question hypothétique. Il s’agissait davantage de réflexions que d’un énoncé jurisprudentiel. Il convient également de souligner que, bien qu’elle ait été invitée à le faire dans l’arrêt Shell, notre Cour a refusé de suivre certaines autres remarques incidentes faites dans l’arrêt Bronfman Trust et suggérant elles aussi qu’il ne fallait pas donner effet aux opérations complexes conçues pour réduire les obligations fiscales.
43 En résumé, le fait que l’intimé ait de son propre aveu structuré l’opération à des fins fiscales n’est pas pertinent. Les tribunaux ne pouvaient s’interroger sur la « réalité économique » ou la fin « véritable » de l’opération dans la présente affaire. Il est manifeste, lorsqu’on donne effet aux rapports juridiques qui sont à la base des opérations en l’espèce, que l’intimé a utilisé directement l’argent emprunté pour renflouer son compte de capital. Il s’agit là d’une utilisation directe et admissible visée par le sous‑al. 20(1)c)(i) de la Loi. L’intimé était autorisé à déduire ses frais d’intérêts.
VI. Dispositif
44 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, avec dépens en faveur de l’intimé devant toutes les cours.
Version française des motifs des juges Bastarache et LeBel rendus par
45 Le juge LeBel (dissident) — Après lecture des motifs du juge Major, en toute déférence, je suis en désaccord avec la façon dont il qualifie les conclusions du juge de première instance de même qu’avec son analyse de la norme de contrôle applicable en appel et des exigences du sous‑al. 20(1)c)(i) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.). Par conséquent, j’accueillerais le présent pourvoi et je rétablirais la décision du juge de première instance en l’espèce.
1. Les faits
46 On peut résumer rapidement les faits de la présente affaire. Le 27 octobre 1988, l’intimé a emprunté environ 300 000 $ et déposé cette somme dans le compte de son cabinet d’avocats. Ce jour‑là, il a dépensé à peu près la même somme pour acheter une nouvelle maison pour lui et son épouse. Les parties ne s’entendent pas sur l’ordre dans lequel sont survenues ces opérations, mais elles s’accordent à dire que, ce jour‑là, le montant de la participation de l’intimé dans son cabinet d’avocats n’a pas changé. Les seuls changements dans sa situation financière furent l’achat d’une nouvelle maison, un nouvel emprunt de 300 000 $ et la constitution d’une hypothèque sur sa maison.
2. La norme de contrôle
47 Dans ses motifs, au par. 22, le juge Major souscrit à l’opinion du juge Rothstein que la détermination de la fin de l’utilisation de l’argent emprunté par le contribuable est une question de droit susceptible de révision en appel. Ce faisant, le juge Major rejette l’opinion, exprimée tant par le juge Bowman de la Cour canadienne de l’impôt que par le juge Linden de la Cour d’appel fédérale, que l’identification du but de l’emploi des fonds empruntés par le contribuable est une question de fait qu’il vaut mieux laisser à l’appréciation du juge de première instance.
48 J’aborde cette question différemment. Bien que je reconnaisse que l’issue de la présente affaire dépend de la fin pour laquelle l’argent emprunté a été utilisé, j’estime, à l’instar des juges Linden et Bowman, que pour trancher cette question il nous faut examiner les circonstances de l’affaire afin de déterminer la fin que visait le contribuable lorsqu’il a effectué ces opérations. Puisque c’est le juge de première instance qui a entendu toute la preuve pertinente pour déterminer la fin recherchée par le contribuable (c.-à-d. la preuve quant aux circonstances de l’affaire notamment), il convient de faire montre de déférence à l’égard de son appréciation des faits. La question ne saurait donc être qualifiée de pure question de droit du seul fait que la détermination de la fin pour laquelle le contribuable a utilisé l’argent emprunté est décisive quant à l’application du sous‑al. 20(1)c)(i). Sur ce fondement, je vais maintenant analyser le fond du litige.
3. La réalité économique
49 Comme je l’ai mentionné plus tôt, je ne crois pas nécessaire de revoir l’analyse du juge de première instance à ce stade‑ci puisque sa conclusion repose essentiellement sur des constatations de fait, à l’égard desquelles il y a lieu de faire montre d’une grande déférence. Toutefois, vu le désaccord sur cette question, je vais examiner le bien‑fondé des conclusions du juge de première instance sur la réalité économique de l’opération en cause.
a. L’arrêt Shell Canada
50 Le juge Major invoque les propos suivants du juge McLachlin (maintenant Juge en chef du Canada), qui a rédigé la décision unanime de notre Cour dans l’arrêt Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, par. 40 : « l’examen de la “réalité économique” d’une opération donnée [. . .] ne peut jamais soustraire le tribunal à l’obligation d’appliquer une disposition non équivoque de la Loi à une opération du contribuable ». Selon lui, il ressort de ces propos que « les contribuables ont le droit de structurer leurs opérations de façon à réduire leurs obligations fiscales [. . .]. Le fait que la structure des opérations soit le résultat de stratégies complexes n’enlève pas aux contribuables le droit de recourir à de telles stratégies » (par. 28). Les commentaires du juge McLachlin dans l’arrêt Shell Canada ne permettent pas de tirer une conclusion aussi générale. Certaines structures donneront ouverture à la déduction, d’autres pas. La question en litige consiste précisément à identifier les « stratégies complexes » donnant droit à une déduction d’impôt et celles n’y donnant pas droit.
51 Il est vrai que, dans l’arrêt Shell Canada, notre Cour a nuancé la jurisprudence relative à la « réalité économique » qu’elle avait mis de nombreuses années à élaborer. Dans une longue série d’arrêts de notre Cour, de Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32, jusqu’à Tennant c. M.R.N., [1996] 1 R.C.S. 305, ainsi que dans un certain nombre de décisions importantes émanant de juridictions inférieures, par exemple Mark Resources Inc. c. Canada, [1993] A.C.I. no 265 (QL), on en était venu à accepter, comme principe jurisprudentiel, que les tribunaux saisis d’affaires fiscales doivent prendre en compte la réalité économique de la situation et non pas simplement le procédé juridique adopté par le contribuable. Dans Shell Canada, précité, par. 39 et 40, notre Cour a apporté deux précisions à ce principe général, qui peuvent être résumées ainsi :
(1) la réalité économique ne saurait justifier une nouvelle qualification des rapports juridiques véritables;
(2) l’examen de la réalité économique [d’une opération donnée] ne peut pas soustraire le tribunal à l’obligation d’appliquer des dispositions légales claires et non équivoques.
52 Bien qu’il soit possible de considérer que ces deux précisions apportent des tempéraments à la jurisprudence de notre Cour relative à « réalité économique », elles n’ont pas pour effet de la rejeter en bloc. La première précision ne fait que formuler différemment une difficile question normative. Plutôt que de nous interroger sur la réalité économique, d’affirmer le juge McLachlin, nous devons nous demander si le contribuable a créé des rapports juridiques véritables. Pour répondre à cette question, il va de soi que les tribunaux doivent encore aller au‑delà des instruments juridiques utilisés par le contribuable. On ne procède à cet examen que dans les affaires où les rapports juridiques n’ont pas un caractère véritable, par exemple lorsque les opérations ne constituent qu’un artifice, comme dans l’arrêt Backman c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 367, 2001 CSC 10. Comme il est loin d’être certain que des rapports juridiques véritables ont été créés en l’espèce, il s’agit d’une considération importante.
53 La deuxième précision apportée par le juge McLachlin est que, quelle que soit la réalité économique de la situation, cette réalité ne saurait jamais autoriser le tribunal à faire abstraction d’un texte législatif clair. Cependant, comme je vais l’expliquer en détail dans la prochaine section de mes motifs (celle portant sur l’interprétation de la loi), il n’est pas évident que le texte même de la disposition exige que nous examinions les deux opérations indépendamment l’une de l’autre. Il s’agit précisément de la difficile question d’interprétation législative que soulève le présent pourvoi. En toute déférence, c’est éluder la question que d’affirmer que le sens manifeste de la disposition en cause veut que les opérations soient examinées séparément.
b. La jurisprudence relative à la « réalité économique »
54 Comme je l’ai dit précédemment, l’arrêt Shell Canada n’a pas écarté la règle de la réalité économique. Cette règle générale a été adoptée en ces termes par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Bronfman Trust, précité, p. 53 :
Si, en appréciant les opérations des contribuables, on a présent à l’esprit les réalités commerciales et économiques plutôt que quelque critère juridique formel, cela aidera peut‑être à éviter que l’assujettissement à l’impôt dépende, ce qui serait injuste, de l’habileté avec laquelle le contribuable peut se servir d’une série d’événements pour créer une illusion de conformité avec les conditions apparentes d’admissibilité à une déduction d’impôt.
55 Dans cet arrêt, à la p. 55, le juge en chef Dickson a présenté une opération — d’ailleurs analogue à celle qui nous intéresse en l’espèce — qui serait selon lui vraisemblablement refusée, possiblement parce qu’il s’agirait d’un artifice, mais également pour d’autres motifs :
Si, par exemple, la fiducie avait dans un court laps de temps vendu un bien précis productif de revenu, payé le prélèvement sur le capital à la bénéficiaire et racheté le même bien, les tribunaux auraient bien pu estimer que la vente et le rachat constituaient une formalité ou un simulacre conçu pour dissimuler le caractère essentiel de l’opération, c’est‑à‑dire que de l’argent a été emprunté et utilisé pour financer le paiement d’un prélèvement sur le capital à la bénéficiaire.
Les motifs du juge en chef Dickson sont très pertinents et ne devraient pas être écartés parce qu’ils ne représenteraient que de simples remarques incidentes sur une question hypothétique. Il semble que l’ancien Juge en chef ait précisément envisagé ce scénario et conclu que la réalité économique de la situation exigeait que les deux opérations soient considérées comme une seule et même opération.
56 D’ailleurs, dans ses motifs de dissidence réfléchis et solidement argumentés, le juge Linden de la Cour d’appel fédérale indique clairement que les observations du juge en chef Dickson doivent être considérés comme rejetant un tel scénario, non seulement parce qu’il s’agirait d’un artifice, mais également pour d’autres motifs ([1999] 4 C.F. 484, par. 11 et suiv.). De plus, la Commission de révision de l’impôt a rejeté un scénario de cette nature dans l’affaire Dunn c. M.N.R., 74 D.T.C. 1121, non pas parce qu’on se trouvait devant un artifice, mais simplement parce que, si l’on considérait l’essence de l’opération, les fonds n’avaient pas été utilisés en vue de tirer un revenu.
57 Plus tard, dans l’arrêt Tennant, le juge Iacobucci s’est penché sur la réalité économique de la situation en cause, tranchant cette fois en faveur du contribuable. Il a conclu que le contribuable pouvait déduire le plein montant des intérêts payables sur un emprunt d’un million de dollars bien qu’il eût remplacé l’investissement initial par un autre ayant une valeur marchande de 1 000 $ seulement. L’explication était que, même si au moment de l’établissement de la cotisation le contribuable n’utilisait que 1 000 $ en vue de tirer un revenu d’un bien, la « réalité économique » de la situation était qu’il avait initialement emprunté un million de dollars aux fins d’investissement. En conséquence, la forme juridique de l’opération ne concordait pas avec la réalité économique de la situation.
58 Puisque, comme nous l’avons vu précédemment, l’arrêt Shell Canada n’a pas pour effet d’écarter la jurisprudence de notre Cour sur la « réalité économique », il faut considérer que ces décisions continuent d’exposer le droit applicable. Il est possible de concilier l’analyse du juge en chef Dickson avec la première précision formulée par le juge McLachlin : le juge en chef Dickson affirme simplement que les rapports juridiques hypothétiques qu’il présente dans l’arrêt Bronfman Trust n’ont pas un caractère véritable. Par conséquent, il est encore approprié de considérer les deux étapes comme faisant partie d’une seule et même opération aux fins d’établissement de la cotisation fiscale. Quant à la deuxième précision formulée dans l’arrêt Shell Canada, elle vise l’interprétation du texte des dispositions législatives. Passons maintenant à cette étape de l’analyse.
4. L’interprétation de la loi
a. La méthode du contexte global
59 Dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, notre Cour a énoncé une nouvelle méthode d’interprétation législative applicable à la Loi de l’impôt sur le revenu, que le juge MacGuigan a qualifiée de « méthode du contexte global » dans Harris Steel Group Inc. c. M.N.R., 85 D.T.C. 5140 (C.F.A.). Dans l’arrêt Stubart, p. 578, le juge Estey a souscrit à la règle d’interprétation des lois énoncée par Driedger dans Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87 — règle que notre Cour avait déjà adoptée pour d’autres lois — et selon laquelle [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».
60 Depuis l’arrêt Stubart, notre Cour a adopté cette méthode dans nombre d’autres décisions, par exemple La Reine c. Golden, [1986] 1 R.C.S. 209, p. 214, le juge Estey, et Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 744, le juge Iacobucci, et p. 806, le juge L’Heureux-Dubé. Même des arrêts comme Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, p. 15 (préconisant la méthode téléologique), et Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, par. 10, le juge Major (préconisant la méthode du « sens ordinaire »), ont indiqué que l’arrêt Stubart demeurait l’arrêt moderne fondamental au Canada en matière d’interprétation des lois.
61 La méthode du contexte global constitue une voie mitoyenne entre la méthode téléologique pure préconisée par le juge Gonthier dans l’arrêt Corp. Notre-Dame de Bon‑Secours et la méthode fondée sur le « sens ordinaire » de la loi privilégiée par le juge Major dans l’arrêt Friesen. Comme le souligne le professeur Duff dans son article intitulé « Interpreting the Income Tax Act » (1999), 47 Can. Tax J. 741, p. 787, [traduction] « [e]n rejetant les extrêmes que constituent l’interprétation téléologique, d’une part, et la règle du sens ordinaire, d’autre part, la méthode du contexte global confirme l’application d’une approche plus « extensive » en matière d’interprétation des lois . . . ».
62 Il est important de se rappeler que la deuxième précision apportée par le juge McLachlin dans l’arrêt Shell Canada n’exige pas l’application d’une variante simplifiée de la règle du « sens ordinaire » en matière d’interprétation législative. La méthode du contexte global garantit qu’il ne sera pas fait abstraction du libellé clair d’une disposition dans le but de réaliser plus efficacement un objectif législatif général. Il s’agit de la méthode qui doit être appliquée en l’espèce.
b. La méthode téléologique
63 Dans l’arrêt Corp. Notre-Dame de Bon-Secours rendu en 1994, notre Cour a adopté à l’unanimité la « méthode téléologique » en vue de l’interprétation des lois fiscales. De l’avis du juge Gonthier, à la p. 18, les tribunaux doivent d’abord examiner l’objectif poursuivi par le législateur pour dégager l’intention de ce dernier. Une fois cette intention établie, les tribunaux peuvent ensuite déterminer le genre de présomptions à appliquer à l’égard d’une disposition donnée :
. . . c’est l’interprétation téléologique qui permettra d’identifier l’objectif qui sous‑tend une disposition législative spécifique et le texte de loi dans son ensemble. Et c’est l’objectif en question qui dictera, dans chaque cas, si une interprétation stricte ou libérale est appropriée ou encore si c’est le fisc ou le contribuable qui sera favorisé. [Je souligne.]
64 On ne peut toutefois pas appliquer mécaniquement cette méthode puisqu’elle pourrait faire naître la première des craintes qu’a exprimées le juge en chef Dickson relativement à l’interprétation des lois dans l’arrêt Bronfman Trust (crainte qui correspond substantiellement à la première précision apportée par le juge McLachlin dans Shell Canada), soit qu’on perde de vue le fait que l’appréciation du contexte de la loi est utile « pourvu qu’elle soit compatible avec le texte [. . .] de la loi fiscale » (p. 53). Si nous examinons d’abord l’objectif de la loi, nous courons le risque d’obscurcir le sens du texte litigieux dans notre empressement à favoriser l’atteinte de l’objectif général de la loi. Il faut toujours prendre soin de donner effet aux termes précis choisis par le législateur.
c. La méthode du sens ordinaire
65 La méthode préconisée en réaction à la méthode téléologique met l’accent sur le texte de la disposition concerné et est souvent appelée méthode du « sens ordinaire ». Notre Cour n’a toujours pas expliqué de manière uniforme en quoi consiste précisément cette méthode. Dans certains arrêts, par exemple dans les motifs majoritaires exposés par le juge Major dans l’arrêt Friesen (p. 114, citant P. W. Hogg et J. E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (1995), section 22.3c), [traduction] « Interprétation stricte et fondée sur l’objet visé », p. 453-454), la Cour adopte une attitude stricte :
[traduction] . . . « l’objet » ne peut jouer qu’un rôle limité dans l’interprétation d’une loi aussi précise et détaillée que la Loi de l’impôt sur le revenu. Lorsqu’une disposition est rédigée dans des termes précis qui n’engendrent aucun doute ni aucune ambiguïté quant à son application aux faits, elle doit être appliquée nonobstant son objet.
66 Toutefois, dans d’autres affaires, par exemple les motifs majoritaires du juge Cory dans l’arrêt Alberta (Treasury Branches) c. M.R.N., [1996] 1 R.C.S. 963, notre Cour a interprété le critère de façon tellement différente qu’il est souvent difficile de le distinguer de la méthode du contexte global. Dans cet arrêt, le juge Cory a conclu, au par. 15, « qu’il convient toujours d’examiner ‘l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur’ pour déterminer le sens manifeste et ordinaire de la loi en cause ».
67 La façon dont le juge Cory a interprété la méthode du « sens ordinaire » dans l’arrêt Alberta (Treasury Branches) est singulière mais révélatrice. Le fait qu’il se réfère au contexte global de la loi pour déterminer le « sens ordinaire » du texte législatif en cause indique que, parfois, le sens d’un texte est clair uniquement dans un contexte particulier. Selon un axiome élémentaire de tout type d’interprétation textuelle, le sens d’un texte dépend de son contexte. Il peut arriver que le sens de certaines dispositions législatives paraisse évident, et ce indépendamment du contexte. Ce n’est toutefois pas parce que le contexte ne joue aucun rôle dans l’interprétation des mots employés, mais simplement parce que dans pareils cas le contexte est si prévisible qu’il n’est pas nécessaire d’y prêter une attention spéciale. Néanmoins, le contexte joue un rôle fondamental dans notre façon de comprendre les mots qui sont utilisés.
68 Pour que la méthode du « sens ordinaire » conserve quelque logique, elle ne peut certes pas signifier qu’il faut toujours faire abstraction du contexte dans l’interprétation des textes législatifs. Il faut plutôt comprendre que, quoique le contexte soit toujours un aspect important dans le cadre de cette méthode, de vastes considérations touchant à l’objet général de la loi ne sauraient primer sur les termes précis choisis par le législateur. Cela revient à reconnaître que les objectifs visés par le législateur peuvent être complexes. Au lieu d’attribuer un objectif unique à l’ensemble de la Loi et d’y recourir pour interpréter le texte par ailleurs clair de certaines dispositions, nous devrions utiliser de tels objectifs généraux uniquement comme contexte en vue d’éclaircir le sens du texte législatif concerné. Considérée ainsi, la méthode du sens ordinaire n’est pas incompatible avec l’idée maîtresse de la méthode du contexte global.
5. Application au présent pourvoi
69 J’estime que l’analyse qui précède établit le contexte nécessaire pour permettre de statuer adéquatement sur la présente affaire. Bien que, comme je l’ai mentionné plus tôt, nous n’ayons pas à nous interroger sur le bien‑fondé de l’analyse de l’affaire faite par le juge de première instance (puisqu’elle repose sur une interprétation de la fin pour laquelle l’emprunt a été utilisé, aspect qui constitue essentiellement une question de fait qu’il est préférable de laisser à son appréciation), un examen attentif révèle que sa décision est tout de même entièrement correcte. Pour en faire la démonstration, je vais appliquer les principes examinés précédemment aux faits de l’espèce.
a. La réalité économique
70 Dans l’arrêt Shell Canada, le juge McLachlin n’a jamais exclu entièrement la requalification de rapports juridiques créés par les contribuables, elle a seulement écarté cette possibilité dans le cas des rapports juridiques véritables. En conséquence, elle invite à procéder, au regard d’une norme, à un examen visant à déterminer si de tels rapports ont un caractère véritable et si les exigences de la loi sont respectées.
71 Il ressort clairement de la décision du juge en chef Dickson dans l’arrêt Bronfman Trust qu’une situation comme celle qui nous occupe est suspecte. Qu’une telle série d’opérations constitue ou non un artifice, ces opérations ne constituent manifestement pas un ensemble de rapports juridiques véritables. Personne ne conteste le fait que l’intimé a fait transiter des fonds par son cabinet d’avocats simplement en vue d’obtenir un avantage fiscal; il n’a pas emprunté dans le but véritable de tirer un revenu de son entreprise.
b. Le sous-alinéa 20(1)c)(i) dans son contexte global
72 Comme je l’ai mentionné plus tôt, nous devons interpréter le sous‑al. 20(1)c)(i) de façon contextuelle. Appliquant la remarque incidente du juge en chef Dickson dans l’arrêt Bronfman Trust, je conclus que les rapports juridiques créés par le contribuable ne constituaient pas des rapports juridiques véritables.
73 Le contexte global du sous‑al. 20(1)c)(i) comporte un certain nombre de facteurs. Premièrement, je tiens à souligner que cette disposition est une exception à la règle générale interdisant la déduction des dépenses en capital (telle qu’elle est énoncée à l’al. 18(1)b) (auparavant l’al. 6(1)b)) et qu’elle a été interprétée dans l’arrêt Canada Safeway Ltd. c. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 717, p. 722 et 723, le juge en chef Kerwin, et à la p. 727, le juge Rand). Bien que la règle générale excluant par défaut le contribuable du champ d’application des dispositions portant exonération d’impôt ne soit plus valide en droit, il n’existe certes pas pour autant de règle d’inclusion par défaut.
74 Deuxièmement, je vais examiner l’objet de la disposition en cause. Suivant l’arrêt Bronfman Trust, précité, p. 45, « [l]e législateur a conçu le sous‑al. 20(1)c)(i) et lui a donné effet nonobstant l’al. 18(1)b) pour favoriser l’accumulation de capitaux productifs de revenus imposables » (je souligne). Par conséquent, dans la mesure où la déduction est réclamée à l’égard d’argent emprunté utilisé non pas en vue de produire un revenu (mais plutôt simplement de financer l’achat de biens personnels), je suis peu disposé à accorder cette déduction.
c. Le fait de considérer les opérations comme une seule et même opération
75 On a plaidé, dans le cadre du présent pourvoi, qu’il était erroné en droit de considérer les diverses opérations comme une seule et même opération et que celles-ci devaient plutôt être examinées séparément. En toute déférence, je ne suis pas de cet avis. Comme l’affirme le juge Linden dans ses motifs de dissidence en Cour d’appel fédérale, au par. 27 :
Aucune règle stricte n’exige que des opérations complexes soient considérées comme des étapes distinctes ou comme une seule opération. Il s’agit ici de découvrir la réalité économique et commerciale de l’opération afin de déterminer si l’argent emprunté a été utilisé en vue de produire un revenu.
Que nous considérions les deux opérations séparément ou conjointement, cela n’a aucune incidence sur les rapports juridiques créés par le contribuable. Il va de soi que si nous les examinons conjointement, nous découvrirons que ni l’une ni l’autre de ces opérations n’ont un caractère véritable et que la tentative manifeste de se conformer aux exigences du sous‑al. 20(1)c)(i) était sans effet en droit. Bien que le contribuable ait investi une somme empruntée d’environ 300 000 $ dans son cabinet d’avocats, cela ne veut pas dire que cet argent a été utilisé en vue tirer un revenu. Considéré dans ce contexte, l’emprunt a plutôt servi à combler une sortie de fonds découlant de l’achat d’une maison par le contribuable avec les fonds de son cabinet.
d. La participation en capital
76 L’intimé a soutenu qu’il serait inéquitable en l’espèce qu’on lui refuse la déduction parce que, comme le dit mon collègue, « si une société peut refinancer sa participation en capital au moyen d’un emprunt et déduire les intérêts payés sur cet emprunt, l’intimé devrait lui aussi avoir le droit de refinancer sa participation dans la société de personnes au moyen d’un emprunt et de déduire les intérêts payés sur celui‑ci » (par. 37). Au soutien de cette affirmation, le juge Major souligne qu’il faut, par souci d’équité, éviter de faire une distinction entre les personnes physiques et les personnes morales.
77 À mon avis, il ne s’ensuit pas que, du seul fait qu’une société puisse refinancer sa participation en capital au moyen d’un emprunt et déduire les intérêts payés sur celui-ci, l’intimé devrait être autorisé à faire de même à l’égard de sa participation dans la société de personnes. Le fait d’accorder la déduction à la société et de la refuser à l’intimé ne repose pas sur la distinction entre les personnes physiques et les personnes morales, différence de traitement qui permettrait de plaider l’existence d’une injustice. En fait, lorsqu’une société emprunte de l’argent, il s’agit de fonds qui se rattacheront par définition ou par défaut à l’entreprise, tandis que dans le cas d’une personne physique détenant une participation dans une entreprise (c.‑à‑d. un associé dans une société de personnes), l’argent emprunté ne sera pas nécessairement relié à l’entreprise. En l’espèce, il ne l’est pas. En d’autres termes, si l’on refuse la déduction à l’intimé dans les circonstances de l’espèce ce n’est pas parce qu’il est une personne physique, mais plutôt parce que l’argent qu’il emprunte en tant que personne physique n’est pas nécessairement lié à l’entreprise et que, en l’espèce, l’« échange de chèques » ne suffit pas pour rattacher l’argent emprunté à l’entreprise, compte tenu de l’usage personnel qui en a été fait.
78 En conséquence, la présente situation ne se confond pas avec celle de l’affaire Trans-Prairie Pipelines Ltd. c. Ministre du Revenu national, 70 D.T.C. 6351 (Ex. Ct.). Dans ce dossier, la sortie de fonds que la société contribuable avait comblé au moyen de fonds empruntés découlait d’une dépense incontestablement liée à l’entreprise, soit le règlement d’une dette de l’entreprise envers les actionnaires privilégiés. En l’espèce, le contribuable ne vise pas une telle fin commerciale. La situation se rapproche davantage de celle de l’arrêt Sternthal c. La Reine, 74 D.T.C. 6646 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, le contribuable avait effectué une ponction considérable dans l’avoir de certaines entreprises en accordant des prêts sans intérêt considérables à ses enfants. Dans cette affaire, la déduction n’a pas été permise.
79 Au paragraphe 38, le juge Major souscrit à l’opinion du juge Rothstein qu’il y aurait incohérence si l’on refusait une déduction à l’associé qui utilise son propre argent pour verser son apport initial à la société, puis qui retire cet argent à des fins personnelles et rétablit son apport au moyen d’un emprunt, alors que l’associé ayant financé son apport initial par un emprunt aurait le droit de déduire les intérêts sur cet emprunt de même que ceux payés sur tout emprunt ultérieur pour refinancer l’apport. J’estime que cette comparaison est trompeuse et que l’injustice qu’elle est censée illustrer demeure plus apparente que réelle.
80 L’associé dont l’apport initial a été financé au moyen d’un emprunt ne bénéficiera de la déduction des intérêts payées sur toute somme empruntée ultérieurement que si ces sommes sont liées à l’entreprise. Il n’aura pas droit à une déduction pour des dépenses personnelles. En conséquence, sa situation se compare favorablement à celle de l’intimé, c.‑à‑d. celle d’un associé qui finance son apport initial au moyen de fonds propres. Le droit à la déduction ne dépend pas de la question de savoir si l’apport initial provient d’un emprunt, mais bien de celle de savoir à quoi sert l’argent ainsi emprunté — une utilisation à des fins personnelles ne donnant droit à aucune déduction peu importe le moment de l’emprunt. Par conséquent, il n’existe ni distinction ni traitement différent susceptible d’entraîner une injustice. Nous devons déterminer le droit à la déduction au regard de l’usage qui est fait des fonds empruntés, comme la disposition nous prescrit de le faire. De cette façon, il n’y a aucune raison de craindre une incohérence. Lorsque l’argent emprunté est utilisé pour effectuer des achats personnels, aucune déduction n’est alors permise dans l’un et l’autre cas. Sinon, une autre forme d’injustice naîtrait, à savoir qu’un associé d’une société de personnes pourrait financer l’achat de sa maison par un va-et-vient de fonds dans le compte de capital de son cabinet d’avocats.
81 Constitue à mon sens une comparaison trop hypothétique — requérant en outre que nous supposions que les choses ne se sont passées comme ce fut le cas en l’espèce — la comparaison défavorable entre la situation de l’associé qui, même s’il n’a pas besoin de le faire, emprunte pour investir dans la société et en conséquence bénéficie de la déduction des intérêts tout en continuant de disposer de fonds utilisables à des fins personnelles et celle de l’associé qui investit son propre argent dans le cabinet et, de ce fait, ne peut plus en disposer à des fins personnelles. Si Singleton avait emprunté au lieu d’utiliser son propre argent pour financer le cabinet lorsqu’il s’y est joint, il aurait pu, en théorie, utiliser cet emprunt pour acheter une maison. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Il a utilisé son propre argent pour investir dans la société de personnes et celui qu’il a emprunté a servi à financer la maison plutôt que cette société (il ne remet l’argent à la société de personnes que parce qu’il l’en a retiré). Nous ne pouvons lui accorder un avantage fiscal pour quelque chose qu’il aurait pu faire. Nous devons tenir compte de ce qu’il a fait. Comme l’affirme le juge Linden dans sa dissidence en Cour d’appel fédérale, au par. 28, « [i]l faut examiner ce que le contribuable a réellement fait, et non ce qu’il aurait pu ou ce qu’il aurait dû faire ».
82 Il n’est pas illogique d’affirmer que, si un contribuable fait quelque chose d’une certaine façon, des conséquences fiscales données en découleront, mais que s’il s’y prend d’une autre façon, des conséquences différentes en résulteront. Le contribuable ne doit pas bénéficier d’une interprétation qui lui accorderait les avantages d’une façon concevable d’organiser ses affaires, mais il doit être imposé en fonction de la manière dont il les a réellement organisées. En d’autres termes, nous ne pouvons affirmer qu’il doit obtenir la déduction parce qu’il aurait pu l’obtenir en organisant ses affaires différemment. La Loi exige que le tribunal tienne compte de la fin réelle à laquelle l’argent emprunté a été utilisé. La question qu’il faut se poser pour déterminer cette fin est, selon moi, assez simple : Quel changement les opérations ont-elles entraîné? En l’occurrence, ce fut l’acquisition d’une maison. Le capital du cabinet d’avocats est resté le même.
83 De plus, ne se traduit pas par une norme applicable en matière de « traitement équitable » l’idée que l’associé qui investit initialement dans un cabinet d’avocats des fonds qu’il aurait pu utiliser à des fins personnelles devrait bénéficier du même avantage fiscal que celui qui fait cet apport au moyen de fonds empruntés qu’il retire ensuite du cabinet pour effectuer un achat personnel. Supposons que l’intimé ait contracté un emprunt pour acheter sa participation dans la société de personnes, obtenant comme il se doit une déduction pour les intérêts payés sur cet emprunt, et qu’il ait remboursé cet emprunt en cinq ans. Supposons maintenant que l’intimé ait agi comme il l’a fait en l’espèce, c.‑à‑d. qu’il ait retiré sa participation en capital du cabinet d’avocats, acheté la maison puis emprunté en vue de remplacer l’argent retiré du compte de capital. Si l’on permet la déduction des intérêts du second emprunt, il s’ensuit que la fin fictive demeure la fin dominante dans tous les cas et que le contribuable peut, dans les faits, continuer d’obtenir à volonté des déductions pour des dépenses personnelles. Manifestement, cela ne saurait être l’objectif visé par la loi, qui n’autorise la déduction que dans les cas où la fin véritable à laquelle sont affectés les fonds empruntés est de produire un revenu.
e. L’analyse relative au « lien direct » faite dans l’arrêt Shell Canada
84 On a également prétendu qu’un lien direct existait entre l’emprunt par le contribuable des fonds en cause et une utilisation admissible. Conformément à l’arrêt Shell Canada, précité, les intérêts versés sur ces fonds seraient en conséquence déductibles. Avec égards pour l’opinion contraire, je ne souscris pas à cette interprétation de l’arrêt Shell Canada.
85 Dans cet arrêt, le juge McLachlin a effectivement utilisé l’expression « lien direct ». Elle s’est exprimée ainsi, au par. 32 :
Dans la présente affaire, Shell a emprunté aux prêteurs étrangers 150 000 000 $ NZ qu’elle a immédiatement échangés contre approximativement 100 000 000 $ US avant de les affecter à son entreprise. La somme n’en est pas moins demeurée de l’«argent emprunté». L’argent est fongible. Les 100 000 000 $ US correspondaient simplement aux 150 000 000 $ NZ convertis en une autre monnaie, et même si leur forme juridique et leur valeur relative ont changé, leur nature fondamentale est demeurée la même. Il s’agissait toujours d’argent. [. . .] Il appert donc que la totalité des 150 000 000 $ NZ que Shell a empruntés aux prêteurs étrangers était de l’argent emprunté qui a fait l’objet d’une utilisation actuelle et directe en vue de tirer un revenu de l’entreprise de Shell. Le lien direct entre l’argent emprunté et l’activité devant produire un revenu peut difficilement être comparé à l’utilisation indirecte qui était en cause dans l’affaire Bronfman Trust. . .
86 Il appert de cet extrait que la situation examinée par le juge McLachlin ne ressemble en rien à celle qui nous occupe. Le juge McLachlin s’appliquait plutôt à répondre à l’argument que l’emprunt en devises néo‑zélandaises ne devait pas ouvrir droit à la déduction puisqu’il avait été immédiatement converti en devises américaines. Elle souligne cependant que l’argent est fongible et, partant, que les devises utilisées ne sont pas pertinentes pour l’analyse. En l’espèce, nous nous intéressons à deux utilisations possibles des fonds empruntés : l’une est leur investissement dans un cabinet d’avocats en vue de tirer un revenu, l’autre leur utilisation pour acheter une maison. Dans l’arrêt Shell Canada, par contraste, toutes les utilisations de l’argent étaient liées à l’entreprise. La seule question était de savoir si une formalité juridique (le fait que les fonds aient été empruntés en devises néo‑zélandaises mais investis en devises américaines) devait empêcher le contribuable de déduire les intérêts sur des fonds empruntés qui étaient clairement utilisés pour son entreprise.
87 Il ressort de l’ensemble des motifs du juge McLachlin dans l’arrêt Shell Canada qu’elle ne suggère pas qu’un contribuable peut déduire les intérêts versés sur de l’argent emprunté à une fin dépourvue de tout lien avec son entreprise. Au contraire, elle a simplement conclu que les tribunaux ne doivent pas faire abstraction des rapports juridiques véritables dans leur analyse de ces opérations. Comme le souligne le juge McLachlin, du fait que l’argent est fongible, les devises utilisées n’ont aucune pertinence pour déterminer l’essence de l’opération. Puisqu’elle affirme que seuls les rapports juridiques véritables doivent bénéficier de la déférence des tribunaux, il reste sûrement des rapports que les tribunaux continuent de considérer non véritables. Il est certes difficile d’imaginer exemple plus concret de rapports juridiques non véritables que les faits de la présente espèce. Un emprunt a été obtenu en vue de financer de l’achat d’une résidence privée. Les intérêts payés sur un tel emprunt ne devraient pas être réclamés à titre de déduction du revenu imposable.
6. Conclusion
88 Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais le pourvoi et je rétablirais la décision du juge Bowman de la Cour canadienne de l’impôt.
Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Bastarache et LeBel sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Le sous-procureur général du Canada, Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureurs de l’intimé : Davis & Company, Vancouver.