•R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731
Mark Edward Russell Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié: R. c. Russell
Référence neutre: 2000 CSC 55.
No du greffe: 26699.
1999: 5 novembre; 2000: 10 novembre.
Présents: Les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1998), 219 A.R. 19, 179 W.A.C. 19, 62 Alta. L.R. (3d) 87, [1999] 1 W.W.R. 684, [1998] A.J. No. 569 (QL), qui a rejeté l’appel de l’accusé contre sa déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré. Pourvoi rejeté.
Balfour Q.H. Der et Richard W. Muenz, pour l’appelant.
Joshua B. Hawkes, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Iacobucci —
I. Introduction
1 La seule question en litige dans ce pourvoi est de savoir si la Cour d’appel de l’Alberta a fait erreur lorsqu’elle a conclu que l’exposé du juge du procès au jury sur la norme du doute raisonnable était conforme aux lignes directrices énoncées dans l’arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320. Il s’agit de déterminer s’il était raisonnablement probable que l’utilisation de certains mots et de certaines expressions ait induit le jury en erreur, dans ses délibérations, sur le sens de la norme de preuve pénale et sur son application.
2 Il s’agit de l’une d’une série d’affaires entendues par notre Cour dans lesquelles le juge du procès ne bénéficiait pas des motifs prononcés par notre Cour dans Lifchus et la Cour d’appel ne bénéficiait pas de la décision R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40 (voir R. c. Beauchamp, [2000] 2 R.C.S. 720, 2000 CSC 54, et R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, 2000 CSC 56). Dans l’arrêt Starr, précité, rendu récemment, notre Cour a conclu, à la majorité, que l’examen d’un exposé au jury antérieur à l’arrêt Lifchus devait avoir pour but de vérifier qu’il était conforme pour l’essentiel aux principes établis dans cet arrêt. L’arrêt Lifchus affirme, en résumé, qu’il ne devrait pas y avoir de formules rituelles et réaffirme en termes clairs que la décision finale dépend encore de savoir si l’exposé, pris globalement, a donné au jury des informations suffisantes sur la norme applicable.
II. Les faits
3 L’appelant a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré par un jury, le 27 septembre 1996. L’incident qui a donné lieu à l’accusation s’est produit le 27 juillet 1995, date à laquelle Kimberley Cahoon a été tuée par une balle de fusil tirée à bout portant dans le cou. Le coup de feu a été tiré dans la cuisine de la maison que l’appelant partageait avec un autre homme. Au procès, la défense a avancé la théorie selon laquelle c’était ce dernier qui avait tué Mme Cahoon. Cette théorie reposait sur l’opinion qu’étant donné l’état d’intoxication de l’appelant combiné aux conséquences d’une lésion cérébrale antérieure, il ne pouvait pas avoir formé l’intention de tuer.
4 L’appelant a interjeté appel contre la déclaration de culpabilité alléguant notamment qu’il y avait eu atteinte à son droit à l’assistance d’un avocat et à son droit de garder le silence, que le juge du procès avait donné des directives erronées au jury sur les questions de la capacité et de l’intention, et que le juge avait induit le jury en erreur relativement à la norme de preuve applicable. La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté à l’unanimité tous ces moyens sauf le dernier. En raison d’une dissidence sur la question des directives du juge du procès au jury sur la signification du doute raisonnable, le pourvoi est soumis de plein droit à notre Cour conformément à l’al. 691(1)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46.
III. Les jugements antérieurs
A. La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge Sulatycky)
5 Le juge du procès a expliqué au jury les mots «hors de tout doute raisonnable» de la façon suivante:
[traduction] Une règle de droit de base s’applique ici, comme dans toutes les affaires criminelles. C’est la présomption d’innocence, dont il a déjà été question. L’accusé est présumé innocent jusqu’à ce que le ministère public, son accusateur, prouve sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Dans une affaire criminelle, la présomption d’innocence et le fardeau de la preuve sont indissociables. Le fardeau de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable repose sur le ministère public, et ce fardeau ne se déplace jamais. Le ministère public doit prouver chaque élément de l’infraction hors de tout doute raisonnable, et je vous parlerai bientôt des éléments de l’infraction, et c’est simple, mais vous devez vous rappeler que la norme du doute raisonnable s’applique seulement aux éléments de l’infraction et à la culpabilité de l’accusé. . .
Maintenant, lorsque je parle d’un doute raisonnable, j’utilise ces mots dans leur sens ordinaire, et non pas comme expression juridique ayant un sens spécial. Par doute raisonnable, nous ne voulons pas dire un doute imaginaire ou frivole qui peut être évoqué dans l’esprit de quelqu’un. Le doute raisonnable est un doute honnête et équitable, un doute fondé sur la raison et le bon sens, un doute réel qui découle de la preuve, et non pas de suppositions ou d’hypothèses. Il peut aussi découler d’éléments de preuve contradictoires ou de l’absence de preuve. Un doute raisonnable est le genre de doute pour lequel vous pouvez donner une explication logique et rationnelle si un autre juré vous le demande dans la salle des jurés. C’est le degré de preuve qui convainc l’esprit et satisfait la conscience. C’est le degré de preuve qui vous permet, en tant que juré consciencieux, de dire: «Je suis sûr».
L’accusé n’a pas le fardeau de prouver son innocence. L’accusé n’a pas le fardeau de prouver quoi que ce soit. Il incombe au ministère public de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable.
. . .
Il [l’accusé] a expliqué pourquoi il avait fait ces déclarations, et on vous demande d’accepter son explication comme étant véridique, ou on vous demande de faire appel à votre conscience et de conclure qu’en raison de son explication, vous ne pouvez pas croire les déclarations hors de tout doute raisonnable. Et, par conséquent, si vous ne pouvez pas les croire hors de tout doute raisonnable, l’accusé a droit au bénéfice de ce doute relativement à la véracité de ces déclarations.
6 Après l’exposé aux jurés et après qu’ils se soient retirés pour délibérer, l’avocat de la défense a présenté au juge Sulatycky des soumissions sur certaines insuffisances de l’exposé. Ses soumissions visaient en particulier la description par le juge de l’arme du meurtre et la présentation de la déposition du témoin expert de la défense sur la faculté de mémoire de l’accusé. Il n’a pas formulé d’objection au sujet de l’explication par le juge de la norme du doute raisonnable. En raison de ces observations, le juge Sulatycky a rappelé le jury et lui a fait un nouvel exposé sur la question de l’arme et sur la déposition du témoin expert.
7 Plus tard au cours de ses délibérations, le jury a soumis la question suivante au juge Sulatycky: [traduction] «La poursuite doit‑elle prouver que l’accusé était assez sobre pour former l’intention de tuer?» Le juge Sulatycky a rappelé les jurés et leur a fourni la réponse suivante:
[traduction] La réponse est relativement simple, et c’est «oui», mais je dois aller un peu plus loin que cela. Je dois souligner que «prouver» au sens où vous l’utilisez ici signifie prouver hors de tout doute raisonnable. Par conséquent, si vous avez un doute sur cette question, vous devez en faire bénéficier l’accusé.
Pour l’infraction de meurtre, l’intention peut être de deux genres. Elle peut être l’intention de tuer, qui est celle dont vous parlez, ou être l’intention de causer des lésions corporelles que la personne sait être de nature à causer la mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non.
. . .
Si vous n’êtes pas convaincus hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’une des deux intentions nécessaires pour prouver le meurtre, et si vous êtes convaincus que l’accusé a effectivement tiré sur la victime, vous devez le déclarer non coupable de meurtre mais coupable d’homicide involontaire coupable. Est‑ce que cela répond à la question? Bien.
B. La Cour d’appel de l’Alberta (1998), 219 A.R. 19
(1) Le juge Hunt (avec l’appui du juge Bracco)
8 Au nom de la majorité, le juge Hunt considère les arrêts Lifchus, précité, et R. c. Bisson, [1998] 1 R.C.S. 306, comme étant les précédents qui établissent la norme de contrôle de directives au jury sur la norme de preuve hors de tout doute raisonnable. Dès le départ, elle souligne que le contrôle selon Lifchus n’exige pas de formulation spécifique dans l’exposé. En outre, elle fait remarquer que les erreurs ne donnent pas toutes lieu à révision. L’essentiel de l’analyse consiste plutôt à déterminer si le jury a totalement compris la norme de preuve requise en matière pénale, de sorte qu’il faut se demander, compte tenu de l’ensemble de l’exposé, s’il y a une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris cette norme de preuve (par. 9). Gardant ces principes à l’esprit, le juge Hunt examine chacune des contestations de l’exposé au jury, pour conclure en définitive qu’elle n’est pas convaincue qu’il en est résulté une mauvaise compréhension de la norme de preuve applicable (par. 30).
(i) «J’utilise ces mots [doute raisonnable] dans leur sens ordinaire, et non pas comme expression juridique ayant un sens spécial.»
9 Les arrêts Lifchus et Bisson portaient sur des exposés au jury dans lesquels le juge du procès avait expliqué que les mots «preuve hors de tout doute raisonnable» devaient être pris dans leur sens «ordinaire» ou leur sens dans la «vie de tous les jours». Bien que, dans les deux cas, le juge Cory, au nom de notre Cour, ait conclu qu’il était trompeur de dire au jury qu’il faut comprendre la norme de preuve pénale comme dans le contexte de la vie quotidienne, et que cela constituait une erreur donnant lieu à révision (Lifchus, au par. 23; Bisson, aux par. 7 et 8), le juge Hunt a interprété les arrêts Lifchus et Bisson, comme signifiant qu’il y a erreur donnant lieu à révision dans le seul cas où ces remarques sur la langue «de tous les jours» ne sont pas accompagnées d’autres directives expliquant plus correctement la norme de preuve pénale (par. 11). Puisque l’exposé du juge Sulatycky [traduction] «en a dit beaucoup plus au jury au sujet de la notion de doute raisonnable» (souligné dans l’original) et que ces directives supplémentaires étaient compatibles avec les lignes directrices de Lifchus, elles ont eu pour effet de remédier à la directive inappropriée (par. 12 à 16).
(ii) L’utilisation des mots «honnête», «équitable» et «réel» pour décrire la notion de «doute raisonnable».
10 Le juge Hunt souligne que le juge Cory a fait une mise en garde contre l’utilisation de tout autre mot que «raisonnable» pour qualifier la notion de «doute» parce que décrire le niveau de doute requis en employant les mots «sérieux», «obsédant» et «substantiel» pourrait mener à l’application d’une norme de preuve variable plus ou moins exigeante que la norme requise en matière pénale (Lifchus, au par. 26). Considérant l’ensemble de l’exposé, le juge Hunt conclut que les qualificatifs utilisés par le juge Sulatycky étaient beaucoup moins problématiques que les mots mentionnés par le juge Cory et ne constituaient donc pas des erreurs fatales (par. 20).
(iii) «Un doute raisonnable est le genre de doute pour lequel vous pouvez donner une explication logique et rationnelle si un autre juré vous le demande dans la salle des jurés.»
11 Sur cette question, le juge Hunt tient compte de l’affirmation du juge Cory selon laquelle il n’est pas essentiel de dire au jury qu’un doute raisonnable est un doute qu’il est possible de motiver parce qu’il arrive que certains doutes ne puissent pas être exprimés (Lifchus, aux par. 29 et 30). Le juge Cory conclut qu’«[i]l suffira de lui dire qu’un doute raisonnable est un doute fondé sur la raison et le bon sens, et qui doit reposer logiquement sur la preuve ou l’absence de preuve» (Lifchus, au par. 30). Le juge Hunt estime que les directives supplémentaires données par le juge Sulatycky relativement à la nécessité de pouvoir fournir une explication à un autre juré n’ont causé [traduction] «aucun préjudice» et n’ont pas miné l’essentiel des exigences de l’arrêt Lifchus (aux par. 21 et 22).
(iv) «C’est le degré de preuve qui vous permet, en tant que juré consciencieux, de dire: “Je suis sûr”.»
12 Le juge Hunt reconnaît qu’il est inapproprié de dire aux jurés, sans plus, qu’ils peuvent rendre un verdict de culpabilité s’ils sont «sûrs» ou «certains», car il est important qu’un juré comprenne, en des termes propres à la norme du doute raisonnable, comment en arriver à la certitude requise. Il était donc important de n’utiliser des mots exprimant la «certitude» qu’après avoir correctement exposé au jury la norme du doute raisonnable (citant Lifchus, aux par. 33 et 34). Le juge Hunt rejette ce moyen, estimant qu’en l’espèce, des directives appropriées ont été données au jury avant l’utilisation du mot «sûr» (par. 23).
(v) «C’est le degré de preuve qui convainc l’esprit et satisfait la conscience.»
13 Le juge Hunt aborde ensuite la mise en garde dans Lifchus selon laquelle l’emploi de termes ayant une connotation morale pourrait écarter le jury d’une norme de preuve objective. Le juge Cory dit dans Lifchus, que «si la norme de preuve est expliquée comme étant l’équivalent de la «certitude morale», sans plus, les jurés peuvent penser qu’ils sont habilités à conclure à la culpabilité s’ils se sentent «certains», même si le ministère public n’a pas réussi à prouver les accusations hors de tout doute raisonnable» (Lifchus, au par. 25 (je souligne)). Le juge Hunt applique ce principe et conclut que l’exposé pris dans son ensemble en dit «beaucoup plus», de sorte que le jury ne peut pas avoir interprété erronément la norme comme étant une norme de preuve morale plutôt qu’une norme de preuve pénale (par. 24).
(vi) Le défaut d’expliquer la différence entre la preuve requise en matière civile (la prépondérance des probabilités) et celle requise en matière pénale.
14 Le juge Cory indique expressément dans Lifchus, précité, au par. 32, qu’il est important de dire aux jurés qu’ils ne doivent pas appliquer la norme des probabilités dans le contexte d’un procès pénal. Le juge Hunt conclut que cette exigence découle du fait que le juge Cory craint que certains jurés puissent avoir eu l’expérience d’affaires civiles et donc appliquer à tort cette norme dans le contexte pénal. Le juge Hunt estime qu’il est tout aussi probable que bon nombre de jurés n’aient pas eu cette expérience et que parler de la norme en matière civile pourrait bien créer de la confusion. De toute manière, le juge Hunt conclut que l’omission de ces directives n’est pas grave dans le contexte de l’ensemble de l’exposé (par. 26).
(2) Le juge Berger (dissident quant à l’exposé au jury sur le doute raisonnable)
15 Examinant la norme de contrôle relative aux directives au jury sur le doute raisonnable, le juge Berger reconnaît que, dans l’arrêt R. c. Malott, [1998] 1 R.C.S. 123, au par. 15, le juge Major souligne qu’un exposé sur le doute raisonnable n’exige pas la «norme de la perfection». Le juge Berger fait également remarquer qu’il serait inapproprié d’appliquer les lignes directrices de l’arrêt Lifchus comme une [traduction] «carte de pointage». Il souligne à cet égard que [traduction] «[c]ertaines erreurs auront un effet plus profond que d’autres sur le jury», surtout si ces erreurs sont aggravées par d’autres directives problématiques (par. 51). Lorsqu’on examine l’ensemble de l’exposé, il est donc essentiel de déterminer si une autre formulation ou d’autres directives ont pour effet réel de remédier à certains [traduction] «défauts de l’exposé de manière à le ramener au seuil requis» (par. 52).
16 Le juge Berger convient avec la majorité que l’utilisation des mots «réel», «honnête» et «équitable» ne rehaussait pas ni ne diminuait la validité de l’exposé au jury. Toutefois, après avoir examiné (i) l’effet cumulatif des erreurs dans cet exposé et (ii) si d’autres parties de l’exposé remédiaient au niveau cumulatif d’erreurs potentielles dans les directives, le juge Berger conclut qu’il est raisonnablement probable que le jury ait mal compris la norme de preuve requise. En particulier, il dit (au par. 56):
[traduction] Les juges majoritaires semblent convenir que, «sans plus», l’exposé au jury souffrirait d’un défaut fatal. Les directives supplémentaires ne suffisent toutefois pas pour réduire l’effet de la directive claire, faite au jury, de prendre les mots «doute raisonnable» dans leur sens ordinaire. Par exemple, même si les jurés devraient normalement se conformer aux directives supplémentaires du juge, soit de se prononcer sur l’affaire en fonction de la preuve et ne pas tenir compte des doutes imaginaires ou frivoles, ils comprendraient toujours que le doute raisonnable a une signification ordinaire plutôt que particulière. Il me semble que, prises dans leur ensemble, les directives supplémentaires ne remédient pas au défaut au‑dessous de la lentille du «sens ordinaire». La déformation demeure. [Soulignement omis.]
IV. La question en litige
17 La question à laquelle il faut répondre est de savoir si la majorité de la Cour d’appel fait erreur lorsqu’elle conclut que les directives du juge au jury sont conformes pour l’essentiel aux principes énoncés dans Lifchus en réponse à la crainte que les jurés aient mal compris leur tâche. L’évaluation du caractère satisfaisant d’un exposé est une fonction exercée principalement par les cours d’appel et exige un examen détaillé de l’ensemble de l’exposé dans le contexte du procès tout entier: la complexité des questions de fait à résoudre, leur degré de contestation, la nature et la qualité de la preuve des parties, leurs positions respectives au procès ainsi que toute préoccupation exprimée par les jurés dans leurs questions qui suivent l’exposé.
V. Analyse
18 Notre arrêt Starr, précité, examine les décisions Lifchus et Bisson, précitées, dans lesquelles notre Cour traite de la façon appropriée de donner des directives au jury sur la nature de la norme du doute raisonnable. En confirmant ces arrêts, les juges majoritaires dans Starr concluent que «[l]a cour qui examine un exposé au juge antérieur à l’arrêt Lifchus doit le faire dans le but de s’assurer qu’il était conforme, pour l’essentiel, aux principes établis dans cet arrêt» (par. 237). L’adoption d’un critère de «conformité pour l’essentiel» traduit bien le fait que Lifchus n’a pas introduit une méthode formaliste de contrôle de la définition du doute raisonnable dans des exposés au jury. L’objectif visé par notre Cour, dans Lifchus, était de simplifier les exposés au jury en donnant des directives sur l’importance et la définition du doute raisonnable et sur la norme de preuve requise pour un verdict de culpabilité.
19 Même s’il n’est pas nécessaire de résumer de nouveau cet examen, je dois souligner le principe suivant, qui est d’une grande importance dans le présent pourvoi. Dans Lifchus, précité, le juge Cory souligne que les directives appropriées sur la norme de preuve sont une composante fondamentale d’un procès équitable et qu’en conséquence, il y a des éléments importants qui devraient être inclus dans tout exposé efficace du juge au jury sur le doute raisonnable (par. 14). À l’appui de ce principe, le juge Cory fournit plusieurs lignes directrices sur ce que l’exposé doit inclure et ce qu’il doit éviter (voir Lifchus, aux par. 36 et 37).
20 Comme le souligne l’arrêt Starr (aux par. 241 et 242):
La norme de preuve en matière criminelle a un sens particulier qui est propre au processus judiciaire. C’est une norme de preuve stricte qui se voit rarement dans la vie de tous les jours, et il n’y a aucun exemple de cette notion qui soit intelligible à tous, comme la balance de la justice relativement à la norme de la prépondérance des probabilités. Contrairement à la certitude absolue ou à la prépondérance des probabilités, le doute raisonnable n’est pas une norme facile à quantifier. Il ne peut être ni mesuré ni décrit par analogie. Il doit être expliqué. Toutefois, il est difficile à expliquer justement parce qu’il n’est pas quantifiable.
J’estime qu’une manière efficace de définir la norme du doute raisonnable à un jury consiste à expliquer qu’elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités. Comme l’arrêt Lifchus l’a précisé, le juge du procès est tenu d’expliquer qu’il faut moins que la certitude absolue et plus que la culpabilité probable pour que le jury prononce une déclaration de culpabilité. Ces deux normes subsidiaires se comprennent assez facilement. Il sera très utile au jury que le juge du procès situe la norme du doute raisonnable de la bonne façon entre ces deux normes. Les directives supplémentaires au jury qui ont été énoncées dans Lifchus, quant au sens du doute raisonnable et à la façon d’en déterminer l’existence, servent à définir ce qui sépare la certitude absolue de la preuve hors de tout doute raisonnable.
21 Dans la présente affaire, comme dans d’autres affaires antérieures, les directives du juge au jury n’ont pas communiqué à la lettre la norme de preuve requise selon Lifchus. En particulier, le juge n’a pas dit au jury que la norme n’exigeait pas la certitude absolue, et qu’il fallait davantage que la probabilité de culpabilité. Pourtant, même si l’absence d’explication clarifiant la norme de preuve requise dans un procès pénal est une défectuosité en soi, elle n’entraîne pas nécessairement l’invalidation de l’exposé au jury. Comme le dit l’arrêt Avetysan, précité, au par. 11, l’absence d’un des éléments requis de Lifchus ou l’inclusion d’un des éléments inappropriés «n’est pas généralement déterminant quant à la validité de l’ensemble de l’exposé». Il faut considérer l’ensemble des directives données par le juge du procès, dans le contexte global de l’affaire, afin de déterminer si elles sont conformes pour l’essentiel à l’arrêt Lifchus.
22 Il importe également de souligner les observations suivantes du juge Major dans Avetysan au par. 12:
Il est utile de souligner que les principes développés dans l’arrêt Lifchus doivent être appliqués d’une façon visant à améliorer la formulation des exposés au jury, mais ne rendent pas invalides des exposés antérieurs qui, même s’ils utilisent des expressions qui ne devraient plus avoir cours, satisfont pour l’essentiel au critère applicable. Un exposé au jury antérieur ou postérieur à l’arrêt Lifchus ne devrait pas être jugé défectueux pour la seule raison que sa formulation est imprécise. Il s’agit plutôt, comme le dit l’arrêt Starr de déterminer s’il est essentiellement conforme aux principes de Lifchus. Comme dans les affaires Russell et Beauchamp, précitées, la question de base demeure celle de savoir si l’exposé, pris dans son ensemble, donne lieu à une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable. Si la réponse est négative, l’exposé est adéquat.
23 L’évaluation en appel de la conformité pour l’essentiel avec les principes
énoncés dans Lifchus, dans des cas où le juge n’a pas pu bénéficier de cet arrêt et où il a peut‑être utilisé, dans des parties de son exposé, des formulations qui seront probablement abandonnées à l’avenir, ou a omis certains éléments recommandés dans Lifchus, n’est pas une tâche machinale. Il s’agit plutôt de juger si les défectuosités de l’exposé font qu’il ne respecte pas la norme établie par Lifchus, ce qui soulèverait des craintes sérieuses quant à la validité du verdict du jury et pourrait mener à la conclusion que l’accusé n’a pas bénéficié d’un procès équitable.
24 L’examen en appel de la conformité pour l’essentiel avec Lifchus est inévitablement en phase de transition. Des directives qui suivent les lignes directrices énoncées dans Lifchus, et appliquées dans Starr, aideront les jurés, à l’avenir, à mieux comprendre leur rôle et garantiront que le processus d’appréciation des faits au procès respecte véritablement les exigences fondamentales de la preuve hors de tout doute raisonnable. À cet égard, le défaut de certains exposés au jury antérieurs à Lifchus de refléter les principes établis dans cet arrêt ne peut pas donner naissance à lui seul au spectre du procès inéquitable ou de l’erreur judiciaire. Cela étant, les tribunaux de notre pays ont veillé et continueront de veiller à remédier aux procès inéquitables et aux erreurs judiciaires.
25 Dans Starr, comme dans Avetysan, l’effet cumulatif d’erreurs commises sur des questions soumises aux jurés nous a amenés à conclure qu’un nouveau procès s’imposait. Dans Starr, la principale question pour notre Cour était que, selon la majorité, le juge du procès avait accepté à tort des éléments de preuve irrecevables. Dans Avetysan, le juge du procès a omis d’avertir les jurés de ce que, même s’ils ne croyaient pas l’accusé, ils pouvaient encore avoir un doute raisonnable. En l’espèce, sans vouloir minimiser les réserves exprimées par le juge Berger, je ne suis pas convaincu qu’il y a une raison quelconque d’intervenir dans le jugement de la majorité de la Cour d’appel, surtout que ce jugement traite de manière approfondie les divers éléments des principes établis par Lifchus. Le fait que la Cour d’appel a rejeté à l’unanimité tous les autres moyens d’appel, dont aucun n’a été soumis à notre Cour, distingue la présente affaire des affaires Starr et Avetysan. Par conséquent, je ne peux pas dire que le procès de l’accusé était inéquitable au sens que l’intégrité du verdict a été compromise.
VI. Dispositif
26 Pour ces motifs, l’appel est rejeté.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant: Batting, Der, Calgary.
Procureur de l’intimée: Alberta Justice, Calgary.