Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950
Robert Lovelace, en son nom et au nom de
la Première nation algonquine d’Ardoch et ses alliés,
la Première nation algonquine d’Ardoch et ses alliés,
le chef Kris Nahrgang, au nom de
la Première nation Kawartha Nishnawbe,
la Première nation Kawartha Nishnawbe,
le chef Roy Meaniss, en son nom et au nom de
la Première nation de Beaverhouse,
la Première nation de Beaverhouse,
le chef Theron McCrady, en son nom et au nom de
la Première nation ojibway de Poplar Point,
la Première nation ojibway de Poplar Point
et l’Association des Métis de Bonnechere Appelants
et
La Be‑Wab‑Bon Métis and Non‑Status Indian Association et
l’Association des Métis autochtones de l’Ontario Appelantes
c.
Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario
et les Chefs de l’Ontario Intimés
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général du Québec,
le procureur général de la Saskatchewan,
le Conseil des Canadiens avec déficiences,
la Première nation de Mnjikaning,
le Comité de la Charte et des questions de pauvreté,
le Congrès des peuples autochtones,
l’Association des femmes autochtones du Canada et
le Métis National Council of Women Intervenants
Répertorié: Lovelace c. Ontario
Référence neutre: 2000 CSC 37.
No du greffe: 26165.
1999: 7 décembre; 2000: 20 juillet.
Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Arbour.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1997), 33 O.R. (3d) 735, 100 O.A.C. 344, 44 C.R.R. (2d) 285, 148 D.L.R. (4th) 126, [1998] 2 C.N.L.R. 36, [1997] O.J. No. 2313 (QL), qui a accueilli l’appel d’une décision de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 38 C.R.R. (2d) 297, [1997] 1 C.N.L.R. 66, [1996] O.J. No. 5063 (QL), [1996] O.J. No. 3176 (QL), ayant déclaré que l’exclusion des parties appelantes du Fonds de Premières nations contrevenait au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pourvoi rejeté.
Christopher M. Reid, pour les appelants Robert Lovelace et autres.
Robert MacRae et Michael S. O’Neill, pour les appelantes Be‑Wab‑Bon Métis and Non‑Status Indian Association et l’Association des Métis autochtones de l’Ontario.
Lori R. Sterling et Sarah Kraicer, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario.
Michael W. Sherry, pour l’intimé les Chefs de l’Ontario.
Urszula Kaczmarczyk et Michael H. Morris, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Isabelle Harnois et Pierre‑Christian Labeau, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Kurt Sandstrom et Marilyn Poitras, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
M. Philip Tunley et Jane A. Langford, pour l’intervenante la Première nation de Mnjikaning.
Marc J. A. LeClair et Joseph E. Magnet, pour l’intervenant le Congrès des peuples autochtones.
Mary Eberts et Lucy McSweeney, pour l’intervenante l’Association des femmes autochtones du Canada.
Argumentation écrite seulement par David Baker, pour l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences.
Argumentation écrite seulement par Cynthia Petersen, pour l’intervenant le Comité de la Charte et des questions de pauvreté.
Observations écrites seulement par Kathleen A. Lahey, pour l’intervenant le Métis National Council of Women.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Iacobucci —
I. Introduction
1 En 1993, la province d’Ontario et les représentants des Premières nations de l’Ontario ont entamé des négociations en vue d’établir, en partenariat, le premier casino commercial dans une réserve indienne, projet qui allait aboutir à la construction du Casino Rama. Les profits tirés du casino devaient être partagés entre les Premières nations de l’Ontario. En fin de compte, l’emplacement choisi a été la réserve des Chippewas de la Première nation de Mnjikaning (anciennement connue sous le nom de Première nation de Rama) et un accord d’établissement et d’exploitation a été conclu par l’Ontario, Carnival Hotels et Casinos Canada Ltd. (l’agent d’exploitation pour l’Ontario), et la Première nation de Mnjikaning. Le Casino Rama a par la suite ouvert ses portes au public durant l’été 1996. Entre‑temps, la province et les représentants des Chefs de l’Ontario avaient amorcé la négociation des modalités de distribution des recettes du casino (le «Fonds des Premières nations») aux Premières nations. Au cours du printemps 1996, la province a informé les communautés autochtones appelantes que les recettes du Fonds des Premières nations seraient distribuées uniquement aux Premières nations de l’Ontario inscrites comme bandes en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5.
2 Voici un bref résumé de ce que décide le présent pourvoi et de ce qu’il ne décide pas.
3 Essentiellement, il faut, dans le présent pourvoi, statuer sur la constitutionnalité de l’exclusion des communautés autochtones non constituées en bandes de groupe des bénéficiaires des recettes du casino et des négociations relatives aux modalités de distribution de recettes du Fonds des Premières nations. Plus précisément, la question est de savoir si la restriction de l’accessibilité au Fonds des Premières nations viole les droits à l’égalité garantis aux parties appelantes par l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Nous devons également juger si, en excluant les parties appelantes parce qu’elles ne sont pas des bandes au sens de la Loi sur les Indiens, la province a outrepassé les pouvoirs que lui reconnaît la Loi constitutionnelle de 1867.
4 Au départ, je désire souligner que le présent pourvoi a soulevé des questions connexes d’une grande importance, notamment la constitutionnalité de la Loi sur les Indiens ainsi que la portée de la compétence reconnue au gouvernement fédéral par le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 à l’égard des Métis et des Premières nations non inscrites. Bien que l’analyse relative à l’égalité réelle oblige notre Cour à examiner la situation de ces communautés autochtones appelantes, notamment les réalités sociales liées à leur exclusion du régime établi par la Loi sur les Indiens, ou à leur non‑participation à ce régime, ces importantes questions connexes n’ont pas été régulièrement soulevées dans le cadre du présent pourvoi et, par conséquent, ne peuvent pas être tranchées en l’espèce. De même, il est ni nécessaire ni approprié que notre Cour se prononce ou fasse des observations sur la responsabilité qui incombe aux gouvernements provinciaux à l’égard de ces questions.
5 Le présent pourvoi soulève également la question de l’interprétation qui doit être donnée au par. 15(2) de la Charte. En effet, la décision de la Cour d’appel de l’Ontario en l’espèce était fondée sur l’application de cette disposition. Toutefois, lorsque la Cour d’appel a interprété le par. 15(2), elle n’avait pas eu l’avantage de disposer de l’arrêt de notre Cour Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, qui a fait la synthèse d’un certain nombre d’approches tirées de la jurisprudence de notre Cour en matière d’égalité et établi un ensemble de lignes directrices aux fins d’analyse des allégations de discrimination fondées sur la Charte. Après avoir brièvement passé en revue le cadre analytique établi dans Law et examiné le par. 15(2), j’estime qu’il convient de décider le présent pourvoi en appliquant le cadre d’analyse existant relatif à l’égalité réelle au regard du par. 15(1).
6 Pour ce qui est du par. 15(1), je suis d’avis que l’exclusion des communautés autochtones non constituées en bandes du Fonds des Premières nations ne contrevient pas à l’art. 15 de la Charte. Je tire cette conclusion tout en reconnaissant que, malheureusement, les communautés autochtones appelantes et intimées partagent, dans une large mesure, un vécu de discrimination, de pauvreté et de désavantage systémique qui appelle à l’amélioration de leur sort.
7 À mon avis, une analyse contextuelle révèle une correspondance presque parfaite entre le projet de casino d’une part, ainsi que les besoins et la situation des Premières nations constituées en bandes d’autre part. Le projet de casino a été entrepris par la province de l’Ontario afin de développer un partenariat ou des rapports de «gouvernement à gouvernement» avec les Premières nations constituées en bandes. Il s’agit d’un projet visant à appuyer la marche de ces groupes autochtones vers la prise en charge de leur destinée, la dignité et l’autosuffisance. Ce projet n’est toutefois pas conçu pour répondre aux besoins similaires des communautés autochtones appelantes; mais ce fait n’équivaut pas à de la discrimination au sens de l’art. 15.
8 Enfin, j’estime que la province n’a pas outrepassé ses pouvoirs en mettant de l’avant le projet de casino en partenariat avec les communautés autochtones inscrites en vertu de la Loi sur les Indiens. L’exclusion des communautés autochtones non inscrites n’a pas eu pour effet de définir l’«indianité» des parties appelantes ou d’y porter atteinte, puisque la province n’a fait qu’exercer son pouvoir constitutionnel de dépenser en prenant les arrangements relatifs au casino.
II. Les faits et le contexte
A. Introduction
9 Ni l’autochtonité des parties appelantes ni leur auto-identification en tant que Métis ou Premières nations ne sont contestées. Les parties appelantes n’ont revendiqué aucun droit ancestral fondé sur le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 à l’égard du Fonds des Premières nations ou de l’accès au processus de négociations. Les sept groupes appelants sont divisés en deux sous-groupes: (i) les Premières nations non constituées en bandes (les appelants Lovelace); (ii) les appelantes métisses Be‑Wab‑Bon. Les appelants Lovelace comprennent cinq communautés de Premières nations non constituées en bandes: la Première nation algonquine d’Ardoch et ses alliés (la «Première nation d’Ardoch»), la Première nation Kawartha Nishnawbe («Kawartha»), la Première nation de Beaverhouse, la Première nation ojibway de Poplar Point («Poplar Point») et l’Association des Métis de Bonnechere. Les deux appelantes métisses Be‑Wab‑Bon sont: l’Association des Métis autochtones de l’Ontario («l’AMAO») et la Be‑Wab‑Bon Métis and Non‑Status Indian Association («Be‑Wab‑Bon»). Essentiellement, ce sous‑groupe appelant se considère comme étant formé de groupes métis ruraux même si certains membres sont des Indiens non inscrits ou vivant hors réserve.
10 Bien que les deux groupes appelants se distinguent principalement par le fait qu’il s’agit soit de Premières nations dans un cas et de Métis dans l’autre, chacun des sept sous-groupes appelants a une histoire, une culture, des objectifs politiques et des rapports avec le gouvernement qui lui sont propres. De fait, il s’agit d’une affaire qui commande une profonde appréciation de la diversité de la population autochtone du Canada (voir R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, au par. 67). Vu cette complexité, il n’est ni possible ni souhaitable de tracer des lignes de démarcation nettes entre les différentes communautés autochtones visées par la présente instance ou au sein de celles-ci, compte tenu particulièrement des limites du dossier d’appel. Gardant ces réserves à l’esprit, je vais tenter, dans les lignes qui suivent, de décrire les parties appelantes et les intimés en vue de trancher les questions en litige dans le présent pourvoi.
B. Les parties appelantes
11 Toutes les parties appelantes, sauf l’AMAO, se désignent comme étant des communautés. Même si Be‑Wab‑Bon et l’Association des Métis de Bonnechere se sont officiellement constituées en organismes de service à but non lucratif, elles ont dit l’avoir fait afin de doter [traduction] «la communauté d’une voix organisationnelle» et d’avoir accès à des sources de financement de projets. L’AMAO est un organisme à but non lucratif qui a été constitué afin de représenter les intérêts des Autochtones vivant hors réserve à l’égard de questions touchant le territoire, les ressources, les services sociaux, le logement, l’éducation, le développement économique et la reconnaissance des droits ancestraux inhérents. Bien qu’elle sollicite le droit de participer aux négociations relatives à la distribution des recettes du Fonds des Premières nations, l’AMAO ne demande pas une part de ces recettes.
12 Les appelants Lovelace peuvent être décrits comme des communautés dotées de formes traditionnelles de gouvernement autochtone. Elles tirent respectivement leurs racines ancestrales des Nations Mississauga (Kawartha), algonquine (Association des Métis de Bonnechere et Première nation d’Ardoch) et ojibway (Poplar Point et Beaverhouse). Leurs structures ancestrales, communautaires, politiques et sociales sont fondées sur les notions de famille ou de clan, les familles étant liées par l’usage commun de terres et par des intérêts sociaux communs. Elles ont établi des conseils de chefs de famille, et un chef ou un représentant est élu par la communauté. La structure organisationnelle de l’Association des Métis de Bonnechere a intégré une caractéristique essentielle du gouvernement algonquin en instituant le Cercle des aînés et en faisant de celui-ci l’organe décisionnaire le plus important de l’organisme.
13 Les deux appelantes Be‑Wab‑Bon n’ont pas avancé de définition commune de «Métis» et, à cet égard, je souligne que cette question demeure politiquement et légalement litigieuse (voir R. c. Powley, [1999] 1 C.N.L.R. 153 (C. Ont. (Div. prov.)), modifié (2000), 47 O.R. (3d) 30 (C.S.J.), autorisation d’appel accordée le 3 avril 2000, [2000] O.J. No. 1063 (QL) (C.A.). Pour être reconnue membre à part entière de la communauté métisse Be‑Wab‑Bon, une personne doit établir l’existence d’un ancêtre autochtone remontant à au plus quatre générations. Subsidiairement, Michael McGuire, président de l’AMAO, a avancé que sont des Métis les personnes qui: (i) se disent Métis; (ii) sont reconnues et acceptées par la communauté; (iii) sont de descendance autochtone.
14 À l’exception de la Première nation de Beaverhouse, les parties appelantes ont exprimé une profonde ambivalence et, dans certains cas, une aversion patente envers le régime établi par la Loi sur les Indiens. La Première nation de Beaverhouse sollicite depuis longtemps la qualité de bande inscrite et de réserve, et elle est devenue partie au présent litige en raison du fait qu’elle ne savait pas avec certitude si, n’étant pas constituée en bande, elle profiterait du Fonds des Premières nations. Les raisons pour lesquelles les parties appelantes ne sont pas inscrites en vertu de la Loi sur les Indiens ont un caractère historique, varient selon la communauté concernée et sont complexes (voir le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir (1996), aux pp. 327 à 339). À ce stade‑ci, les Métis et quatre des Premières nations appelantes non constituées en bandes ont, chacun à leur manière, entrepris des démarches politiques en vue de se faire reconnaître par les gouvernements provincial et fédéral comme communautés autochtones spéciales non inscrites et en dehors du cadre établi par la Loi sur les Indiens.
15 Même si les parties appelantes sollicitaient la qualité de bandes, il est loin d’être certain qu’elles l’obtiendraient. Une demande d’inscription comme bande peut être faite en vertu de l’art. 17 de la Loi sur les Indiens, mais aucune bande n’a été inscrite depuis 1985 et les politiques et procédures fédérales à cet égard sont lourdes. De façon plus particulière, la Première nation qui présente une telle demande doit être formée uniquement d’Indiens inscrits et, compte tenu du fait que le gouvernement fédéral n’accorde pas de fonds «nouveaux», la communauté demanderesse doit convaincre une bande reconnue de partager son financement et son assise territoriale. L’avocat des appelants Lovelace a résumé ainsi cette position:
[traduction] . . . même si les communautés appelantes pouvaient, d’une manière ou d’une autre, être admissibles à la qualité de bande, elles seraient alors forcées de renoncer à leurs formes traditionnelles de gouvernement, qui ont joué un rôle crucial dans leur survie en tant que communautés distinctes, et de leur substituer les conseils de bande de la Loi sur les Indiens. Les communautés appelantes sont d’avis que le système de gouvernement local prévu par la Loi sur les Indiens favorise la corruption et la division au sein des membres de la communauté et ne tient pas compte du rôle des Aînés dans l’administration de la communauté. À l’opposé, les formes traditionnelles de gouvernement favorisent l’harmonie, la tolérance, le respect ainsi qu’un gouvernement local responsable et démocratique. Il n’est pas certain que les communautés appelantes se résoudraient à adhérer au régime de la Loi sur les Indiens, même si elles avaient la faculté de le faire.
16 En l’espèce, il est particulièrement important de souligner la distinction établie par la Loi sur les Indiens entre l’inscription des individus et l’inscription des communautés, puisque la province a exclu les parties appelantes sur le fondement de la qualité de communauté ou de «bande». Sur le plan individuel, tous les groupes appelants comptent des membres qui sont inscrits à titre d’«Indiens» en vertu de la Loi sur les Indiens ou qui ont le droit de l’être. Une personne autochtone est considérée comme n’ayant pas la qualité d’Indien si elle a choisi de ne pas s’inscrire ou si elle ne peut le faire conformément aux exigences énoncées à l’art. 6 de la Loi sur les Indiens. En tant que communautés, les groupes appelants n’ont aucun statut car ils ne sont pas inscrits en tant que «bandes» au sens de la Loi sur les Indiens et ils n’ont pas de terres de réserve. Aux termes de l’art. 2 de la Loi sur les Indiens, une «bande» est un groupe d’Indiens «à l’usage et au profit communs desquels» des terres ou des sommes d’argent ont été mises de côté par Sa Majesté. De façon générale, il y a une relation directe entre l’inscription individuelle à titre d’«Indien» et l’appartenance à une bande, et la plupart des bandes sont formées presque exclusivement d’Indiens inscrits en vertu de la Loi sur les Indiens. Toutefois, comme c’est le cas pour les groupes appelants, il est possible que des Indiens ou groupes d’Indiens inscrits ne soient pas devenus membres de bandes.
17 La relation des six communautés appelantes avec le territoire est unique et culturellement spécifique. En tant que communauté entièrement autochtone isolée, éloignée et vivant dans un village, la Première nation de Beaverhouse est celle qui correspond le plus à la conception typique d’une communauté autochtone habitant une réserve. Par comparaison, les communautés formant chacune des cinq autres parties appelantes sont beaucoup moins identifiables à un village ou à un centre, leurs membres étant dispersés dans diverses régions rurales respectives désignées comme leurs territoires traditionnels. Certaines parties appelantes ont souligné que la dispersion des membres de leur communauté reflétait leur adhésion aux modes de vie traditionnels, quoique l’absence d’une assise territoriale inscrite sous le régime fédéral se traduise par [traduction] «une lutte constante pour maintenir une communauté liée et unie».
C. Les intimés
18 La partie intimée les Chefs de l’Ontario est un organisme sans but lucratif constitué, qui coordonne et représente les intérêts de 133 Premières nations de l’Ontario inscrites comme bandes en vertu de la Loi sur les Indiens. Le Chef régional de l’Ontario dirige l’organisme et est membre d’office de la direction de l’Assemblée des Premières Nations, importante organisation nationale d’Indiens inscrits. Les Chefs de l’Ontario représentent également un petit nombre de communautés autochtones non inscrites comme bandes ou n’ayant pas de réserve. Douze de ces communautés sont inscrites comme bandes, et en voie d’obtenir une réserve, alors que sept autres communautés tentent d’obtenir un territoire servant de réserve en même temps que leur inscription comme bande.
19 La plupart des bandes détiennent des terres de réserve, et la Loi sur les Indiens établit un régime juridique fédéral d’identification, de gestion et de responsabilisation des Premières Nations constituées en bandes. La Loi sur les Indiens pourvoit à l’établissement et au maintien de listes de membres ainsi qu’à la gestion de fonds et de terres de réserve à l’usage et au profit des Indiens et des bandes. Chaque bande possède une infrastructure politique représentative au sein de laquelle le chef et le conseil sont choisis selon la coutume de la bande ou, dans les cas où un décret a été pris en vertu du par. 74(1) de la Loi sur les Indiens, selon la procédure établie dans la Loi (voir Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, au par. 26).
20 Comme il a été mentionné précédemment, les Chefs de l’Ontario représentent principalement des bandes ayant une réserve. De façon générale, toutefois, seulement la moitié des membres des bandes vivent dans les réserves. Il est néanmoins évident que les membres vivant hors des réserves conservent à l’égard de leur bande et de leur réserve, des intérêts et des liens culturels et politiques tels qu’une bande peut de façon générale être considérée comme une entité dotée d’une assise foncière — réserve ou territoire — et d’une communauté débordant les limites de la réserve (voir Corbiere, précité, aux par. 80 et 81).
21 Après avoir brièvement décrit les parties, je désire maintenant examiner rapidement la question des relations entre les Autochtones et la province d’Ontario en matière de jeu.
D. Le jeu et les rapports de la province avec les Premières nations de l’Ontario constituées en bandes
22 Pour les Premières nations de l’Ontario constituées en bandes, il s’est créé entre le jeu et la recherche de l’autonomie gouvernementale un lien qui a amené l’établissement de relations correspondantes avec la province. La compétence de la province en matière de jeu découle de l’art. 207 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui permet la tenue d’activités de jeu autorisées par permis, gérées et rigoureusement réglementées par la province. À son tour, la province a délégué par décret aux municipalités une grande partie de son pouvoir de délivrer des permis d’exploitation d’activités de jeu à des fins charitables. Avant le début des années 90, la plupart des activités de jeu en Ontario se limitaient à celles autorisées par permis à des fins charitables. De nombreuses bandes exerçaient de telles d’activités, mais comme les réserves ne sont pas assujetties aux pouvoirs des municipalités, ces communautés recevaient leur permis directement de la province.
23 En 1992, la province a annoncé son intention de ne plus se limiter à l’exploitation d’activités de jeu à des fins charitables et de se lancer dans le secteur des casinos commerciaux. La ville de Windsor en Ontario a été choisie comme lieu d’un projet‑pilote en 1992, et la province a créé la Société des casinos de l’Ontario, qu’elle a chargé de régir le jeu dans les casinos conformément à la Loi de 1993 sur la Société des casinos de l’Ontario, L.O. 1993, ch. 25, qui venait d’être édictée.
24 Les Premières nations constituées en bandes avaient considéré les initiatives en matières de jeu comme un moyen de financer les activités d’un gouvernement autonome. Par conséquent, de 1991 à 1993, les bandes ont fait des démarches auprès du gouvernement provincial pour obtenir le droit de régir les activités de jeu dans les réserves, invoquant l’existence d’un droit ancestral inhérent d’exploiter de telles activités sans être tenues d’obtenir un permis de la province. Les profits tirés de ces activités devaient être utilisés pour favoriser le développement économique, culturel et social des bandes. La Première nation de Shawanaga, en particulier, a vigoureusement affirmé que le droit ancestral à l’autonomie gouvernementale comportait le droit d’auto-réglementer les activités de jeu (voir R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821).
25 Ces événements se sont tous produits au cours des débats constitutionnels concernant l’Accord de Charlottetown. Le rejet de l’accord a toutefois sonné le glas de bon nombre de dispositions appuyant l’autonomie gouvernementale autochtone qui faisaient partie intégrante de cet accord. En conséquence, les bandes de l’Ontario ont cherché d’autres moyens de réaliser l’autonomie gouvernementale. L’un de ces moyens a pris forme lors de la négociation et de la signature, en août 1991 par l’Ontario et les Chefs de l’Ontario, du Statement of Political Relationship («SPR»). Cette entente pourvoyait à l’établissement de relations de [traduction] «gouvernement à gouvernement» entre la province et les bandes, et elle prévoyait l’engagement de ces parties à négocier la mise en œuvre de l’autonomie des Premières nations et l’exercice de leurs compétences.
26 En 1991 et 1992, des rencontres préliminaires ont eu lieu entre la province et différentes bandes afin d’envisager les diverses façons d’aborder la question du jeu et d’autres questions relatives au développement économique. Dans le cadre de ce processus, l’Ontario désirait, d’une part, examiner la possibilité d’établir un casino commercial dans une réserve pour donner suite à l’engagement qu’il avait pris dans le SPR, et d’autre part, établir des règles encadrant rigoureusement les activités de jeu dans les réserves. L’Ontario et les bandes ont continué de se rencontrer et, en 1993, ils ont convenu des critères de sélection de l’emplacement du casino et de créer un comité de Premières nations indépendant chargé d’examiner les propositions relatives à l’emplacement.
27 En 1994, la composition du comité de sélection de l’emplacement a été fixée et on a sollicité le dépôt de soumissions. En décembre 1994, le comité a annoncé la sélection de l’emplacement des Chippewas de Rama (Mnjikaning) et, le 1er mai 1995, la Société des casinos de l’Ontario et la Première nation de Mnjikaning ont lancé une demande de propositions pour la construction et l’exploitation du casino. Le 11 octobre 1995, Carnival Hotels and Casinos «Carnival» a été choisie en tant que mandataire de la province relativement à l’établissement et à l’exploitation du casino. Un accord d’établissement et d’exploitation a été signé par Mnjikaning, la province et Carnival le 18 mars 1996. De plus, en mars 1996, le Secrétariat des affaires autochtones de l’Ontario (le «SAAO») a entrepris des négociations avec les bandes relativement à l’administration du Fonds des Premières nations. À cette fin, les Chefs de l’Ontario intimés ont créé un comité chargé de représenter les bandes à la table de négociations. Le 29 juin 1996, l’ouverture officielle du casino a été annoncée pour le 31 juillet 1996.
E. Le jeu et les rapports de la province avec les Métis et les Premières nations non constituées en bandes
28 À divers moments, les Métis appelants ont eux aussi eu des discussions touchant la Constitution et l’autonomie gouvernementale avec les gouvernements fédéral et provinciaux. Après l’édiction de la Loi constitutionnelle de 1982, la question du recensement et de l’inscription des Métis a été discutée à l’occasion des conférences constitutionnelles des Premiers ministres qui ont eu lieu de 1984 à 1987. Par la suite, l’AMAO a participé avec le Ralliement national des Métis aux négociations constitutionnelles de Charlottetown. Le 7 octobre 1992, une entente intitulée l’«Accord relatif à la nation métisse» est intervenue entre le Ralliement national des Métis, le gouvernement fédéral et les provinces d’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan, d’Alberta et de la Colombie‑Britannique. Joint à l’Accord de Charlottetown, l’Accord relatif à la nation métisse a lui aussi été rejeté puisqu’il faisait l’objet du même processus de ratification. Aux termes de l’Accord relatif à la nation métisse, les gouvernements s’étaient engagés à négocier les points suivants: des ententes relatives à l’autonomie gouvernementale; la question des terres et des ressources; le transfert de la partie des programmes et des services aux Autochtones destinés aux Métis; des mécanismes de partage des coûts des institutions, des programmes et des services métis.
29 Durant la même période, la province d’Ontario, le gouvernement fédéral et l’AMAO sont devenus parties, en 1991, à une entente visant à favoriser l’autonomie et le développement économique des Métis de l’Ontario. Cette entente, qui pourvoyait notamment au financement de nombreux projets, a duré trois ans et n’a pas été renouvelée. Par la suite, en mars 1995, la province d’Ontario a adopté un certain nombre de lignes directrices concernant ses relations avec les organisations métisses de l’Ontario. Ces lignes directrices énonçaient les principes suivants, devant régir les relations entre la province et les Métis: non‑ingérence dans les organisations métisses et leurs mécanismes politiques; possibilité pour les Métis de s’organiser pour les fins qu’ils jugent valables; limitation des exigences du gouvernement en matière d’examen et d’imputabilité à des programmes ou projets précis.
30 En 1992, l’AMAO a créé la «Métis Gaming Commission» («Commission métisse du jeu») composée de membres élus provenant des communautés faisant partie de l’AMAO. Cette mesure, censée s’harmoniser à l’entente de développement économique, visait à encourager la tenue d’activités de jeu comme sources de financement pour les initiatives liées à la réalisation de l’autosuffisance. À cette fin, un représentant de l’AMAO a rencontré le directeur du SAAO en février 1994 afin de faire progresser les projets de l’AMAO en matière de jeu. Jusque-là, tout comme c’était le cas pour les Premières nations constituées en bandes, les activités de jeu des communautés autochtones non constituées en bandes se limitaient aux activités de cette nature exercées à des fins charitables et autorisées par permis. Toutefois, ayant appris l’élaboration du projet de casino dans la réserve d’une Première nation, l’AMAO a expressément demandé son propre permis d’exploitation d’un casino commercial. Le SAAO a répondu à l’AMAO que, comme les activités de jeu commerciales n’en étaient qu’à l’étape du projet‑pilote, la province n’était pas en mesure de négocier d’autres projets de casino. Toutefois, la province a indiqué être ouverte à d’autres négociations touchant le jeu avec les Autochtones non inscrits et les Métis.
31 Les communautés appelantes Lovelace ont également pris des initiatives en matière d’autonomie gouvernementale, chacune à sa manière et dans des circonstances différentes. Par exemple, indépendamment l’une de l’autre, Kawartha et l’Association des Métis de Bonnechere ont proposé aux gouvernements provincial et fédéral de négocier leur reconnaissance en tant que Premières nations non soumises au régime de la Loi sur les Indiens. Ces initiatives ont parfois coïncidé avec un événement particulier touchant la communauté ou son assise territoriale (par exemple l’établissement d’un barrage, la construction de résidences secondaires ou l’expansion d’une industrie de ressources dans des territoires traditionnels). Cependant, il n’y avait aucune preuve que ces communautés avaient mis en place, individuellement ou collectivement, un programme d’activités de jeu en vue d’appuyer des mesures liées à la réalisation de l’autosuffisance.
32 En mars 1996, l’avocat des appelants Lovelace a communiqué avec les représentants provinciaux et demandé que ses clients puissent participer aux négociations relatives au Fonds des Premières nations et reçoivent une partie des recettes du Fonds. Ces appelants ont affirmé que, comme ils estiment être des communautés de «Premières nations» et que la demande de propositions avait indiqué que les «Premières nations» étaient les bénéficiaires du Fonds des Premières nations, ils étaient des participants légitimes au projet. Le 2 mai 1996, l’Ontario a informé ces groupes qu’il considérait l’expression «Première nation» comme synonyme de «bande» au sens de la Loi sur les Indiens et que le Fonds des Premières nations n’avait jamais été destiné aux communautés autochtones non constituées en bandes. Le 10 mai 1996, les appelants Lovelace ont demandé un jugement déclaratoire portant que le refus de l’Ontario de les considérer comme parties au projet de Casino Rama était inconstitutionnel et qu’ils devaient être autorisés à participer aux négociations relatives à la distribution des recettes. Le 27 juin 1996, les appelantes Be‑Wab‑Bon ont demandé essentiellement la même réparation et les deux actions ont été jointes le 28 juin 1996.
III. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
33 Charte canadienne des droits et libertés
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5
2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
«bande» Groupe d’Indiens, selon le cas:
a) à l’usage et au profit communs desquels des terres appartenant à Sa Majesté ont été mises de côté avant ou après le 4 septembre 1951;
b) à l’usage et au profit communs desquels, Sa Majesté détient des sommes d’argent;
c) que le gouverneur en conseil a déclaré être une bande pour l’application de la présente loi.
. . .
«Indien» Personne qui, conformément à la présente loi, est inscrite à titre d’Indien ou a droit de l’être.
. . .
«réserve» Parcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande; y sont assimilées les terres désignées, sauf pour l’application du paragraphe 18(2), des articles 20 à 25, 28, 36 à 38, 42, 44, 46, 48 à 51, 58 et 60, ou des règlements pris sous leur régime.
Loi de 1993 sur la Société des casinos de l’Ontario, L.O. 1993, ch. 25
1 Les objets de la présente loi sont les suivants:
a) accroître le développement économique de certaines régions de la province;
b) générer des recettes pour la province;
c) faire en sorte que les mesures prises conformément à ces principes le soient pour le bien public et dans son intérêt véritable.
. . .
15 (1) La Société effectue des paiements sur les recettes qu’elle tire des activités qu’elle exerce aux termes de la présente loi selon les priorités suivantes:
1. Le paiement des prix en argent aux joueurs.
2. Les paiements que les règlements pris en application de la présente loi obligent la Société à effectuer au Trésor.
3. Le paiement des frais de fonctionnement de la Société.
. . .
5. Le paiement que la Société est tenue de faire aux termes d’une entente qu’elle a conclue avec le consentement du ministre des Finances relativement à la répartition des sommes reçues de Casino Rama.
IV. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 38 C.R.R. (2d) 297
34 Dans une décision rendue à l’audience et suivie de motifs écrits, le juge Cosgrove a décidé que l’exclusion des parties appelantes du Fonds des Premières nations portait atteinte aux droits garantis par le par. 15(1) de la Charte et n’était pas justifiée au regard de l’article premier. Il a également estimé que le par. 15(2) ne pouvait pas être invoqué comme moyen de défense relativement à l’atteinte au par. 15(1). En outre, il a déclaré que la province avait outrepassé la compétence que lui confère le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Par conséquent, le juge Cosgrove a rendu une ordonnance portant que les six communautés appelantes avaient le droit de participer pleinement à la distribution des recettes du Fonds des Premières nations ainsi qu’aux négociations concernant le Fonds. Cette ordonnance portait en outre que l’AMAO, qui ne demandait pas le droit de recevoir une part du Fonds des Premières nations, avait le droit de participer à la négociation des modalités de distribution des recettes du Fonds.
35 Le juge Cosgrove a décidé que les parties appelantes étaient défavorisées par rapport aux communautés autochtones inscrites et, en outre, que l’exclusion des Autochtones non inscrits était à première vue discriminatoire pour des raisons fondées sur la race ou l’origine ethnique. Il a souligné que ce cas d’exclusion reflétait une attitude discriminatoire de la province à l’endroit des parties appelantes. À cet égard, il a dit que les motifs avancés par le gouvernement provincial pour justifier l’exclusion des parties appelantes étaient [traduction] «nettement arbitraires» et «élaborés récemment en réponse aux actions intentées [par les parties appelantes]» (p. 304). Les motifs invoqués par le gouvernement pour expliquer la restriction de la distribution du Fonds des Premières nations aux bandes inscrites ont été exposés ainsi:
[traduction]
1. Les Premières nations [constituées en bandes] constituent un groupe clairement identifié au regard de la Loi sur les Indiens. L’élargissement de ce groupe soulève des questions complexes relativement à l’identification des Autochtones et des Métis. Ces questions qui ont été abondamment débattues n’ont pas été encore résolues de façon satisfaisante.
2. Les Premières nations constituées en bandes sont reconnues comme des gouvernements et sont à ce titre responsables envers leurs membres [suivant la Loi sur les Indiens]. La Loi sur les Indiens pourvoit à l’établissement et au maintien de listes de membres, à la gestion des fonds à l’usage et au bénéfice des Indiens et des bandes, à l’élection des chefs et des conseillers, à la gestion et à l’usage des terres des réserves, en plus de préciser le pouvoir des conseils de bande de prendre des règlements.
3. Pratiquement toutes les Premières nations constituées en bandes ont une réserve. Par suite du partage des compétences établi par la Constitution, certains résidents des réserves n’ont pas [accès] , dans la même mesure, [aux] programmes et services offerts aux autres Ontariens.
4. Les Premières nations constituées en bandes ont manifesté très tôt leur intérêt pour le secteur des casinos et ont participé à l’ensemble du processus . . .
36 Le juge Cosgrove a rejeté chacune de ces quatre propositions. Relativement à la première, qui concerne l’identité, il a estimé que cette question n’était pas aussi complexe que le prétendaient les intimés puisqu’il s’était prononcé sur le problème de l’identification dans la décision qu’il avait rendue peu de temps auparavant dans l’affaire R. c. Perry, [1996] 2 C.N.L.R. 167 (C. Ont. (Div. gén.)), infirmée par (1997), 148 D.L.R. (4th) 96 (C.A. Ont.) (sub nom. Ardoch Algonquin First Nation c. Ontario), autorisation de pourvoi refusée, [1997] 3 R.C.S. xii. Il a ensuite jugé que rien ne permettait de conclure à l’incapacité des groupes appelants de satisfaire aux exigences provinciales en matière d’imputabilité. Soulignant que les bandes inscrites n’ont pas toutes une réserve, il a estimé que le troisième motif ne pouvait constituer une raison légitime pour exclure les parties appelantes n’habitant pas une réserve. Enfin, il a décidé que le fait que les bandes avaient commencé à participer tôt au projet de casino n’était pas pertinent pour statuer sur la violation de l’art. 15.
37 Pour examiner le moyen de défense fondé sur le par. 15(2) soulevé par les intimés, le juge Cosgrove a souscrit à la démarche appliquée dans Ontario Human Rights Commission c. Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 387 (C.A.) (ci-après «Roberts»). Cette décision portait principalement sur l’interprétation du par. 14(1) du Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, qui est ainsi rédigé:
14 (1) Ne constitue pas une atteinte à un droit reconnu dans la partie I la mise en œuvre d’un programme spécial destiné à alléger un préjudice ou un désavantage économique ou à aider des personnes ou des groupes défavorisés à jouir ou à essayer de jouir de chances égales, ou qui favorisera probablement l’élimination d’une atteinte à des droits reconnus dans la partie I.
S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Roberts, le juge Weiler a estimé qu’il fallait considérer que le par. 14(1) du Code visait un double objectif: (i) soustraire les programmes de promotion sociale au contrôle judiciaire; (ii) favoriser l’égalité réelle (à la p. 407). Par conséquent, le par. 14(1) peut soustraire un programme au contrôle judiciaire si ce programme est contesté par un membre d’une catégorie de personnes historiquement favorisées auxquelles il n’est pas censé venir en aide. Par ailleurs, le par. 14(1) ne peut protéger un programme lorsque les circonstances suivantes sont réunies: (i) une personne souffrant précisément du désavantage que le programme tend à atténuer est exclue du champ d’application de ce programme; (ii) il n’existe aucun lien rationnel entre le motif de discrimination énuméré et l’objet du programme (Roberts, précité).
38 Le juge Cosgrove a également appliqué une autre interprétation du par. 15(2) de la Charte, avancée dans R. c. Willocks (1995), 22 O.R. (3d) 552 (Div. gén.). Dans cette affaire, le juge Watt a fait porter l’analyse fondée sur le par. 15(2) sur la question de savoir si la distinction créait une [traduction] «injustice flagrante», et il a dit (à la p. 571):
[traduction] Dans tout programme destiné à améliorer la situation d’un groupe défavorisé, certaines personnes seront «défavorisées» en raison de leur inadmissibilité. Le paragraphe 15(2) reconnaît ce fait. Ce qu’il faut éviter, ce sont les iniquités flagrantes envers certaines personnes. À mon humble avis, la Charte ne demande pas qu’un programme de promotion sociale visé au par. 15(2) s’applique dès le départ à toutes les personnes et à tous les groupes qui souffrent d’un désavantage similaire. Les intéressés doivent disposer d’une certaine latitude afin de pouvoir décider lesquels parmi les groupes défavorisés profiteront en priorité de l’application du programme, pourvu que cela n’entraîne pas d’injustice flagrante. [En italique dans l’original.]
39 Le juge Cosgrove a estimé que, d’un point de vue comme de l’autre, le par. 15(2) ne pouvait être invoqué pour défendre le traitement discriminatoire des parties appelantes par la province. S’exprimant dans des termes évoquant l’approche appliquée dans l’arrêt Roberts, il a jugé que l’exclusion des parties appelantes était [traduction] «manifestement arbitraire et ne reposait sur aucune mesure raisonnée ou rationnelle d’établissement de priorités» (p. 306). Il a également utilisé le langage utilisé dans Willocks, estimant que l’exclusion était [traduction] «manifestement inéquitable» puisque «ceux parmi les Premières nations ou les Autochtones qui ont les plus grands besoins ont été exclus d’un projet visant spécialement à les aider dans leur développement économique» (p. 306).
B. Cour d’appel de l’Ontario (1997), 33 O.R. (3d) 735
40 La Cour d’appel a estimé que le juge Cosgrove avait mal saisi les faits et avait commis des erreurs de droit. Essentiellement, la Cour d’appel a jugé qu’il avait commis une erreur fondamentale en appliquant erronément des aspects de l’affaire Perry touchant à la preuve et au droit. De fait, le juge Cosgrove avait considéré à tort la présente affaire comme «faisant un tout» avec Perry, faisant abstraction des nombreuses distinctions d’ordre factuel et juridique entre les deux affaires, la plus importante étant que la présente affaire ne soulève pas la revendication d’un droit ancestral visé au par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette erreur fondamentale avait amené le juge Cosgrove à commettre d’autres erreurs substantielles en décidant l’affaire.
41 Ayant écarté la décision du juge de première instance, la Cour d’appel a ensuite examiné les principes applicables à l’appel. À cet égard, elle a estimé que l’appel devait être tranché en interprétant le par. 15(2) de la Charte, puisque l’objectif principal du projet de casino était l’amélioration de la situation sociale et économique des Premières nations constituées en bandes.
42 Bien que la Cour d’appel ait rapidement jugé, au terme de l’examen de l’historique législatif du par. 15(2), que cette disposition avait été inscrite dans la Charte afin de [traduction] «reconnaître la légitimité des programmes gouvernementaux spéciaux destinés à venir en aide aux personnes défavorisées» (p. 752), l’historique législatif comportait peu d’indications sur l’interaction des par. 15(1) et 15(2). Par conséquent, la Cour d’appel a cherché des indications dans la jurisprudence sur l’égalité et a estimé que le point de départ de cette analyse était la reconnaissance que le par. 15(2) étayait et expliquait l’approche — axée sur le fond plutôt que sur la forme — relative aux droits à l’égalité prévus par l’art. 15. La Cour d’appel a dit ceci (aux pp. 752 et 753):
[traduction] Nous sommes d’avis que le par. 15(2) de la Charte renforce la garantie d’égalité prévue au par. 15(1), et non qu’elle l’assortit d’une exception. Cette opinion repose sur notre conception de l’égalité et sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière d’égalité. Depuis les arrêts Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, [. . .] et R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, [. . .] la Cour suprême du Canada rappelle constamment que l’objet de la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) est de remédier aux désavantages historiques, que le fait de traiter tous les individus de la même manière peut perpétuer ces désavantages et que l’égalité peut parfois commander un traitement différent. Le paragraphe 15(2) renforce cette conception de l’égalité en reconnaissant que la réalisation de l’égalité peut exiger la prise de mesures concrètes par le gouvernement afin d’améliorer la situation des personnes et des groupes historiquement et socialement défavorisés dans la société canadienne. Nous considérons donc que les par. 15(1) et 15(2) de la Charte correspondent ensemble à cette conception stable de l’égalité.
43 Considéré sous cet angle, le par. 15(2) doit être examiné en corrélation avec le par. 15(1) pour déterminer [traduction] «si le bien‑fondé d’une allégation de discrimination a été démontré» (p. 754 (en italique dans l’original)). En outre, la Cour d’appel a jugé que, quoique le par. 15(2) ne soustraie pas les programmes spéciaux au contrôle de leur constitutionnalité, le contrôle judiciaire de ces programmes a été restreint afin d’appuyer les gouvernements prenant de telles mesures réparatrices. Par conséquent, le tribunal qui désire invoquer le par. 15(2) doit seulement être convaincu que le programme vise un groupe défavorisé et qu’il a pour objet d’améliorer la situation de ces personnes. Au soutien de cette interprétation, la Cour d’appel a souligné que rien dans le texte du par. 15(2) n’exigeait l’appréciation de l’efficacité du programme. Rien ne permettait non plus d’exiger qu’il y ait un lien rationnel entre la cause du désavantage et les modalités du programme. Si, selon cette norme de contrôle, le programme porte atteinte au droit à l’égalité, ces questions sont examinées au regard de l’article premier de la Charte.
44 Après avoir indiqué que le texte et l’historique du par. 15(2) [traduction] «semblent militer contre [. . .] la contestation des programmes visés au par. 15(2) par les membres des groupes socialement favorisés ou privilégiés» (p. 755), la Cour d’appel s’est concentrée sur les situations où, comme dans le présent pourvoi, les demandeurs sont défavorisés et où la contravention du par. 15(1) reprochée découle du champ d’application trop limitatif du programme. La Cour d’appel a estimé que cette analyse devait s’attacher à distinguer entre les personnes prétendant faire l’objet de discrimination en tant que membres d’un groupe défavorisé qui relève du champ d’application du programme spécial ciblé et les contestations présentées par les groupes défavorisés qui ne sont pas visés par l’objet du programme. Puisque le par. 15(2) confirme la validité des mesures gouvernementales visant à remédier à un désavantage, ces programmes doivent être protégés dans la mesure où ils visent un désavantage précis. Bref, dans le cas d’un programme ayant un champ d’application trop limitatif, on ne peut conclure à l’existence de discrimination que si une distinction entraîne la privation d’un avantage pour un membre du groupe visé par le programme. Par conséquent, il est essentiel, dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 15(2), de bien qualifier l’objet ou le but du programme afin de déterminer si les demandeurs font partie d’un groupe ciblé par les objectifs de ce programme.
45 La Cour d’appel a souscrit à la démarche générale de détermination de l’objet d’un programme qu’a formulée le juge Sopinka, au nom de la majorité, dans Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 R.C.S. 566. Rejetant les approches étroites ou formalistes, le juge Sopinka a affirmé que pour établir la «nature véritable ou [l]a raison d’être sous‑jacente», il fallait procéder à un examen complet de la preuve (Gibbs, au par. 38).
46 Avant d’appliquer son interprétation de l’analyse fondée sur le par. 15(2), la Cour d’appel s’est arrêtée pour examiner la pertinence des niveaux de désavantage différents dont seraient victimes les communautés autochtones demanderesses et intimées. En premier lieu, la Cour d’appel a jugé qu’il avait été démontré de façon incontestable que tous les peuples autochtones au Canada étaient défavorisés en ce qui a trait à l’espérance de vie, au bien‑être de l’enfance, au degré d’instruction, à l’emploi et aux conditions de vie. En deuxième lieu, elle a estimé qu’il ne ressortait pas du dossier que les demandeurs étaient relativement plus défavorisés que les communautés autochtones intimées. Elle a néanmoins décidé que cette question n’était pas pertinente pour l’analyse fondée sur le par. 15(2), qui doit s’attacher à déterminer quel est l’objectif véritable du programme et si les personnes exclues faisaient partie du groupe spécifiquement visé par cet objectif. À cet égard, la Cour d’appel a dit ceci (à la p. 760):
[traduction] De plus, nous ne croyons pas que le fait d’opposer un groupe autochtone à un autre dans un concours pervers visant à déterminer qui est le plus nécessiteux soit compatible avec l’objet et l’esprit de l’art. 15 de la Charte. Tant les demandeurs que les bandes sont clairement défavorisés. Nous n’avons pas à trancher la question du désavantage relatif pour statuer sur le présent appel. Il ne s’agit pas de déterminer si les bandes sont plus ou moins défavorisées que les demandeurs, mais plutôt si le fait de ne reconnaître les avantages du projet qu’aux bandes correspond à son objet véritable et est compatible avec les buts visés par le par. 15(2).
47 L’examen du dossier et la description qu’on y fait des situations particulières des bandes a aidé la cour à déterminer de façon téléologique que l’objet véritable du projet de casino était de favoriser spécifiquement les Premières nations constituées en bandes. La première circonstance particulière examinée a été le lien entre les bandes et les réserves, puisque le projet est rattaché à une réserve. Même s’il y a de nombreuses bandes dont la communauté n’habite pas une réserve, la Cour d’appel a jugé que cette [traduction] «singularité» ne compromettait pas les objets généraux du projet et ne renforçait pas de façon appréciable la thèse des demandeurs.
48 Outre les distinctions entre les communautés autochtones demanderesses et intimées fondées sur le rattachement à une réserve, la Cour d’appel a conclu à l’existence d’autres différences importantes et particulièrement pertinentes quant au projet de casino. En bref, les bandes n’étaient pas dans la même situation que les groupes demandeurs dans la mesure où: (i) le régime de la Loi sur les Indiens établissait à l’endroit des bandes un degré de responsabilité politique et financière conforme au besoin de la province de réglementer strictement les activités commerciales de jeu; (ii) l’application des dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’inscription et aux listes de membres rendait les communautés constituées en bandes facilement identifiables, par opposition à l’incertitude du dénombrement des Métis et des Indiens non inscrits; (iii) les bandes avaient de l’expérience en matière de jeu et avaient manifesté très tôt leur intérêt à l’égard des casinos.
49 Compte tenu de l’objectif améliorateur nettement visé par la province et de la relation entre cet objectif et la situation distincte des Premières nations constituées en bandes, la Cour d’appel a jugé que le projet de casino était autorisé par le par. 15(2) et qu’il ne pouvait être source de discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte. Enfin, la Cour d’appel a estimé que la province n’avait pas outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi constitutionnelle de 1867. Bien que les réserves et les bandes relèvent de la compétence du fédéral, la province a simplement exercé son pouvoir de dépenser et elle n’a empiété d’aucune façon sur la compétence du fédéral.
V. Les questions en litige
50 Par ordonnance du juge en chef Lamer datée du 25 novembre 1998, les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées et soumises à notre Cour pour examen:
1. L’exclusion des groupes autochtones appelants du Fonds des premières nations et des négociations sur l’établissement et l’exploitation du Fonds, créé conformément au par. 15(1) de la Loi de 1993 sur la Société des casinos de l’Ontario, L.O. 1993, ch. 25, pour le motif qu’ils ne sont pas des groupes autochtones inscrits comme bandes au sens de la Loi sur les Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, viole‑t‑elle l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si la réponse à la question no 1 est affirmative, s’agit‑il d’une violation dont la justification peut se démontrer en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
3. L’exclusion des groupes autochtones appelants du Fonds des premières nations du projet Casino Rama et des négociations sur l’établissement et l’exploitation du Fonds, pour le motif qu’ils ne sont pas des groupes autochtones inscrits comme bandes au sens de la Loi sur les Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, outrepasse‑t‑elle les pouvoirs conférés à la province par la Loi constitutionnelle de 1867?
VI. L’analyse
A. Introduction
51 L’essence du présent pourvoi est la prétention des parties appelantes que leur exclusion du Fonds des Premières nations contrevient au droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) de la Charte. Les juridictions inférieures ont cependant rendu leur décision respective sans disposer de l’arrêt Law, précité, de notre Cour dans lequel celle-ci a fait une synthèse de sa jurisprudence relative au par. 15(1). En conséquence, je vais commencer l’analyse par un bref rappel de cette décision avant d’examiner l’application au présent pourvoi de l’analyse relative à l’égalité réelle au regard du par. 15(1).
52 En outre, puisque les juridictions inférieures ont fondé leurs décisions sur l’application non pas du par. 15(1) mais plutôt du par. 15(2), et que l’interprétation de ce dernier paragraphe a été débattue de façon exhaustive devant notre Cour, la partie suivante de l’analyse est consacrée à l’examen du par. 15(2) et de sa corrélation avec le par. 15(1). La dernière partie de l’analyse porte sur la question de savoir si la province d’Ontario a outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi constitutionnelle de 1867.
B. Synthèse de la jurisprudence relative à l’égalité
53 Dans le récent arrêt Law, précité, notre Cour a passé en revue sa jurisprudence en matière d’égalité et elle a résumé les principes fondamentaux touchant l’objet du par. 15(1) et la démarche applicable de façon générale à l’analyse relative à l’égalité. Cet examen a révélé une très grande continuité dans la façon dont notre Cour interprétait l’objet du par. 15(1) et il a servi de base à l’énoncé de la synthèse des diverses formulations de l’analyse fondée sur l’art. 15. Suivant cette démarche synthétique, il faut, pour statuer sur une allégation de discrimination, répondre à trois grandes questions (Law, précité, au par. 39). Premièrement, il faut se demander si la loi, le programme ou l’activité traite le demandeur différemment d’autres personnes. Deuxièmement, if faut déterminer si cette différence de traitement est fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues. Enfin, il faut se demander si la loi, le programme ou l’activité contesté a un objet ou un effet qui est source de discrimination réelle.
54 Cette analyse en trois étapes ne doit pas être faite en appliquant une formule figée ou un critère rigide. Au contraire, il faut interpréter le par. 15(1) au moyen d’une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte afin de permettre la réalisation de l’important objet réparateur de cette disposition et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique (Law, précité, au par. 88 (p. 548); M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, le juge Cory, au par. 47). L’analyse vise principalement à déterminer s’il existe un conflit entre l’objet ou l’effet de la disposition législative contestée et l’objet du par. 15(1). L’objet fondamental de la garantie prévue au par. 15(1) est la protection des individus contre les atteintes à la dignité humaine essentielle (Law, précité, au par. 51; Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef du Canada), au par. 75). La notion de dignité humaine a été décrite ainsi (Law, précité, au par. 53):
Pour les fins de l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte, toutefois, la jurisprudence de notre Cour fait ressortir une définition précise, quoique non exhaustive. Comme le juge en chef Lamer l’a fait remarquer dans Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 554, la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) vise la réalisation de l’autonomie personnelle et de l’autodétermination. La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous‑jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite‑t‑elle la personne injustement, si on tient compte de l’ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi?
55 Eu égard à la portée et à la complexité du droit à la dignité humaine, l’analyse relative à la discrimination commande un examen exhaustif du contexte. Cette analyse contextuelle est toutefois balisée; elle s’attache à l’application de facteurs contextuels qui ont été considérés particulièrement susceptibles de révéler l’existence potentielle de discrimination réelle. Cette analyse contextuelle prend la forme d’«une analyse comparative qui prend en considération le contexte entourant l’allégation et le demandeur» (Law, précité, au par. 55). En outre, la détermination de l’élément de comparaison approprié et l’évaluation du contexte doivent être réalisées à partir du point de vue raisonnable du demandeur. La question qu’il faut se poser est de savoir si, du point de vue d’une «personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents» (Law, précité, au par. 88 (p. 550), la loi a pour effet de porter atteinte à la dignité humaine du demandeur (Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 56).
56 Je dois m’arrêter, à ce stade-ci, pour mentionner que l’examen fondé sur le par. 15(1) ne se limite pas aux seules distinctions établies par un texte de loi. Compte tenu des fins réparatrices de l’art. 15, il faut très bien saisir la façon dont le mot «loi» figurant au par. 15(1) est défini (Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, à la p. 585). Le besoin d’une définition plus large devient manifeste dans les affaires comme celle qui nous occupe, puisqu’il est clair que le par. 15(1) doit pouvoir servir au contrôle des programmes améliorateurs. C’est précisément ce qu’a reconnu le juge La Forest dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 277, où il a dit ceci:
On n’a qu’à examiner le par. 15(2) qui prévoit que le par. 15(1) «n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés. . .» [. . .] Il ne serait pas nécessaire de mentionner des programmes et des activités si le par. 15(1) était limité à l’activité législative. [Souligné dans l’original.]
En conséquence, les activités du gouvernement provincial relatives au Fonds des Premières nations peuvent être examinées au regard de la Charte en tant qu’«actes accomplis en vertu de pouvoirs conférés par la loi», c’est-à-dire par le par. 15(1) de la Loi de 1993 sur la Société des casinos de l’Ontario (Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 21; Law, précité, au par. 23).
57 Comme il a été souligné précédemment, l’analyse fondée sur le par. 15(1) exige qu’un demandeur se réfère à des facteurs qui, dans le contexte, démontrent une atteinte au droit à la dignité humaine. Dans l’arrêt Law, notre Cour a décrit quatre facteurs contextuels, précisant que d’autres pourraient se présenter selon les circonstances d’un pourvoi donné. Chacun de ces facteurs sera examiné plus loin dans le cadre de l’analyse relative à la discrimination.
58 Je désire également souligner que le désavantage relatif du demandeur, apprécié par rapport au groupe de comparaison, n’est pas considéré en soi comme un cinquième facteur contextuel dans Law. Il est vrai que, dans cet arrêt, un certain nombre d’observations sont faites à propos du résultat auquel on pourrait s’attendre relativement à une myriade de désavantages relatifs. Il ne s’agissait toutefois que d’observations, sans plus. Ces observations ont été faites afin de bien faire saisir la souplesse de l’analyse relative à l’égalité réelle. L’analyse — large et entièrement contextuelle — fondée sur le par. 15(1) transcende le caractère superficiel de la simple mise en balance des désavantages relatifs. Cette constatation a été exprimée ainsi dans l’arrêt Law, précité, au par. 68:
. . . en me référant aux groupes qui, historiquement, ont été plus ou moins défavorisés, je ne veux pas dire qu’il existe une dichotomie stricte entre groupes favorisés et groupes défavorisés, qui doit servir à classifier tous les demandeurs. Je veux simplement faire état de la réalité sociale suivant laquelle un membre d’un groupe historiquement plus défavorisé dans la société canadienne aura vraisemblablement moins de difficulté à prouver la discrimination. Depuis l’arrêt Andrews, la jurisprudence de notre Cour reconnaît qu’un objet important, mais non exclusif, du par. 15(1) est la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables, défavorisés ou qui font partie de «minorités distinctes et isolées». Les effets d’une loi reliés à cet objet doivent toujours constituer une considération primordiale dans le cadre de l’analyse contextuelle relative au par. 15(1). [Je souligne.]
59 J’appuie donc le rejet par la Cour d’appel de la démarche fondée sur le désavantage relatif, quoiqu’elle l’ait fait dans le cadre de son interprétation du par. 15(2). Le caractère inapproprié d’une telle démarche ressort clairement des faits particuliers du présent pourvoi, dans lequel nous devons reconnaître les désavantages subis tant par les demandeurs que par le groupe de comparaison. Qui plus est, la nature réparatrice et globale de l’analyse fondée sur le par. 15(1) oblige notre Cour à effectuer l’analyse contextuelle balisée en reconnaissant dès le départ l’existence de désavantages historiques graves et profondément ancrés (voir Corbiere, précité, le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 54). Bref, hormis le caractère inconvenant de la méthode du désavantage relatif, qui consiste à «opposer un groupe défavorisé à un autre», son objet restreint est incompatible avec le caractère complet de l’analyse relative à l’égalité réelle.
60 L’application de l’analyse relative à l’égalité réelle ne peut être réduite à de simples formules analytiques. Car, quoiqu’il soit souvent vrai que des distinctions peuvent être source de discrimination, il y a de nombreuses autres situations où l’égalité réelle exige que des distinctions soient faites pour tenir compte de la situation concrète d’individus vivant dans des conditions sociales, politiques et économiques différentes. Voilà pourquoi notre Cour reconnaît depuis longtemps que le par. 15(1) a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination mais aussi d’améliorer la situation des personnes défavorisées (voir Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, le juge Sopinka, au par. 66). En conséquence, on reconnaît également depuis longtemps qu’une loi, un programme ou une activité ayant un objectif améliorateur mais un champ d’application trop limitatif peut porter atteinte au droit constitutionnel à l’égalité (Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, le juge en chef Dickson, à la p. 1240). Jusqu’à tout récemment, toutefois, notre Cour a limité son examen de la question du champ d’application trop limitatif au contrôle de régimes d’avantages universels ou généralement accessibles (voir Eldridge, précité; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493).
61 Le présent pourvoi donne donc à notre Cour l’occasion de confirmer que l’examen fondé sur le par. 15(1) s’applique avec autant de vigueur aux programmes améliorateurs ciblés. Deux décisions postérieures à l’arrêt Law l’ont déjà indiqué (Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28; Collins c. Canada, [2000] 2 C.F. 3 (1re inst.)). Je vais maintenant traiter de l’application de l’analyse relative à la discrimination réelle au regard du par. 15(1).
C. L’application du par. 15(1)
1. Le groupe de comparaison
62 Comme il a été mentionné précédemment, trois étapes fondamentales doivent être suivies pour déterminer s’il y a eu violation de l’art. 15. En résumé, le tribunal doit conclure (i) à l’existence d’une différence de traitement, (ii) fondée sur un motif énuméré ou analogue, (iii) qui contrevient à l’objet du par. 15(1) et, de ce fait, constitue de la discrimination réelle. À chacune de ces étapes, il y a comparaison avec un ou plusieurs autres groupes pertinents. Pour trouver les groupes de comparaison appropriés, il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives, du programme ou de l’activité, en plus de tenir compte du contexte dans son ensemble. C’est généralement le demandeur qui choisit l’élément de comparaison pertinent, mais le tribunal peut, dans les limites du motif ou des motifs invoqués, préciser la comparaison soumise par le demandeur (Law, précité, au par. 57).
63 En l’espèce, chacun des deux groupes appelants a fondé ses observations quant au choix du groupe comparaison applicable sur la reconnaissance du fait que la distinction entraîne une différence de traitement pour certaines catégories de peuples autochtones. Les appelants Lovelace affirment que la seule comparaison qui convienne doit mettre en regard les communautés autochtones inscrites comme bandes et les communautés autochtones rurales non inscrites. Toutefois, les appelantes Be‑Wab‑Bon soutiennent que, puisque la majorité des communautés autochtones non inscrites sont composées d’Indiens non inscrits et de Métis, la comparaison doit se faire entre les Indiens inscrits d’une part et les Indiens non inscrits et les Métis d’autre part.
64 Il ne fait aucun doute qu’il faut, dans le contexte du présent pourvoi, reconnaître qu’il existe des rapports complexes entre le statut individuel des Autochtones et celui des communautés autochtones, d’autant plus qu’il y a des différences importantes à cet égard entre les Métis et les Premières nations. Cependant, les deux groupes appelants reconnaissent que la distinction faite par le Fonds des Premières nations et l’avantage conféré par celui-ci visent fondamentalement les communautés autochtones plutôt que les Autochtones individuellement. En outre, je ne vois aucune raison de comparer les communautés constituées en bandes aux seules communautés autochtones rurales non constituées en bandes. Comme il est indiqué dans la partie «Les faits et le contexte» des présents motifs, il existe, dans les conditions de vie des groupes appelants, une grande diversité qui ne peut pas être reflétée convenablement par ce seul élément descriptif. Par conséquent, ayant considéré les observations des parties et jugé que le contexte global commande de préciser davantage l’identité du groupe de comparaison, j’estime que l’analyse fondée sur le par. 15(1) doit être faite en comparant les communautés autochtones constituées en bandes et celles qui ne le sont pas.
2. La différence de traitement et les motifs
65 Ayant arrêté le choix du groupe comparaison pertinent, il nous faut maintenant réaliser les première et deuxième étapes de l’analyse relative à la discrimination. Premièrement, il faut se demander si les parties appelantes ont fait l’objet d’un traitement différent et, deuxièmement, si cette différence de traitement était fondée sur un motif énuméré au par. 15(1) ou un motif analogue à ceux-ci.
66 Les parties appelantes font manifestement l’objet d’un traitement différent depuis que la province d’Ontario a confirmé, le 2 mai 1996, qu’elles étaient exclues de la participation aux recettes du Fonds des Premières nations et de toute négociation à cet égard. Pour ce qui est du fondement de cette distinction, les appelantes Be‑Wab‑Bon soutiennent qu’elles ont été exclues sur le fondement de la race ou de l’origine ethnique. Pour leur part, les appelants Lovelace affirment que l’absence d’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens est inextricablement liée à l’identité culturelle, communautaire et personnelle de longue date d’un groupe de personnes qui constituent une minorité distincte et isolée au sein de l’ensemble la population autochtone. Ils prétendent également que leur exclusion de la Loi sur les Indiens est immuable étant donné le caractère rigoureux des politiques fédérales actuelles concernant l’inscription des individus et des bandes en vertu de la Loi sur les Indiens.
67 Quoiqu’il puisse y avoir des raisons valables d’accepter aussi bien les arguments des appelants Lovelace que ceux des appelantes Be‑Wab‑Bon sur la question des motifs énumérés ou analogues et de les considérer conformes à la jurisprudence antérieure de notre Cour, notamment les arrêts Corbiere, précité; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358, au par. 62; Egan, précité; et Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, j’estime qu’il n’est pas nécessaire que je me prononce sur ce point compte tenu de ma conclusion que, même si ces motifs sont présents, il n’y a pas de discrimination dans les circonstances. Je passe maintenant à la troisième étape de l’analyse.
3. L’analyse contextuelle de la discrimination
68 Comme je l’ai mentionné plus tôt, il y a quatre facteurs qui constituent les assises de la troisième étape de l’analyse relative à la discrimination. Ces facteurs sont: (1) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou d’une situation de vulnérabilité; (ii) la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur ou d’autres personnes; (iii) l’objet ou l’effet améliorateur de la loi, du programme ou de l’activité contesté eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société; (iv) la nature et l’étendue du droit touché par l’activité gouvernementale contestée. Comme le révélera l’examen de ces facteurs contextuels, j’estime que l’exploitation du programme relatif au casino ne crée pas de discrimination.
a) La préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou d’une situation de vulnérabilité
69 Comme je l’ai déjà souligné, cet examen n’engage pas les parties appelantes et les intimés dans une «course vers le bas», en d’autres mots les demandeurs ne sont pas tenus de démontrer qu’ils sont plus défavorisés que le groupe de comparaison. Il est toutefois important de reconnaître que tous les peuples autochtones subissent les effets «de l’héritage de stéréotypes et préjugés visant les peuples autochtones» (Corbiere, précité, au par. 66). Les peuples autochtones sont aux prises avec des taux élevés de chômage et de pauvreté, et ils font face à d’importants désavantages dans les domaines de l’éducation, de la santé et du logement (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 3, Vers un ressourcement (1996), aux pp. 120 à 128, 186 à 197, 414 à 417, et 494 à 501; voir également Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, Observations finales du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (Canada), E/C. 12/1/Add. 31, 10 déc. 1998, aux par. 17 et 43; ainsi que Carol Agocs et Monica Boyd, «The Canadian Ethnic Mosaic Recast for the 1990s» dans Social Inequality in Canada: Patterns, Problems, Policies (2e éd. 1993), 330, aux pp. 333 à 336).
70 Indépendamment de ce contexte, les deux groupes appelants font face à un ensemble unique de désavantages. Bien que les deux groupes appelants fassent valoir le caractère distinctif de leur héritage culturel et historique respectif en tant que Métis et Premières nations, chaque groupe affirme que ces désavantages particuliers sont imputables à leur non‑participation au régime établi par la Loi sur les Indiens ou à leur exclusion de ce régime. Parmi ces désavantages mentionnons: (i) la vulnérabilité à l’assimilation culturelle; (ii) l’affaiblissement de leur capacité de protéger leurs liens avec leurs territoires traditionnels; (iii) le manque d’accès à des programmes en matière de services sociaux, de soins de santé et d’éducation adaptés à leur culture; (iv) l’habitude des gouvernements fédéral et provinciaux de ne pas les prendre en compte. Ces observations étaient clairement étayées par les constatations suivantes du Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 3, op. cit., aux pp. 229 et 230:
Un certain nombre d’intervenants ont signalé qu’à cet écart entre autochtones et non‑autochtones sur les plans de la santé et des conditions de vie, viennent se greffer les inégalités qui existent entre divers groupes autochtones. Les Indiens inscrits qui vivent dans des réserves (et parfois ceux qui vivent hors réserve) et les Inuit des Territoires du Nord‑Ouest ont accès, à la différence des autres groupes, aux programmes en matière de services sociaux et de soins de santé du gouvernement fédéral. Ces programmes fédéraux, malgré tous leurs défauts, sont habituellement les seuls qui soient adaptés aux besoins des autochtones, et cette situation fait l’envie des autochtones citadins, des Indiens non inscrits, des Inuit vivant à l’extérieur de leurs communautés nordiques et des Métis. . .
et à la p. 253:
L’équité, dans le sens où nous l’entendons, veut également dire l’équité entre les peuples autochtones. Il faudra remplacer la réglementation et les distinctions arbitraires qui ont débouché sur la prestation de services sociaux et de santé différents mais inégaux, basée sur le statut — Indien, Métis ou Inuit — (et chez les Premières Nations, selon que la personne habite ou non dans une réserve), par des règles d’accès qui donnent à tous les peuples autochtones les mêmes possibilités en matière de santé physique et sociale. . .
71 En outre, les parties appelantes ont souligné que ces désavantages sont exacerbés par le traitement injuste continu que perpétue le stéréotype selon lequel elles seraient «moins autochtones», ce qui a pour résultat qu’elles sont généralement traitées comme étant moins dignes d’être reconnues et qu’elles sont considérées comme étant désorganisées et moins responsables que les autres peuples autochtones. Dans l’arrêt Law, précité, notre Cour a confirmé qu’il y avait une corrélation très étroite entre l’existence de discrimination réelle et l’existence d’un stéréotype stigmatisant. Essentiellement, un stéréotype est une «conception erronée à partir de laquelle une personne ou, la plupart du temps un groupe, est injustement dépeint comme possédant des caractéristiques indésirables, ou des caractéristiques que le groupe, ou au moins certains de ses membres, ne possède pas» (Law, précité, au par. 64).
72 Dans Corbiere, précité, notre Cour a reconnu que les membres hors réserve des Premières nations constituées en bandes sont vulnérables aux traitements injustes du fait qu’on attache à ce groupe le stéréotype que ses membres sont «moins autochtones» que les membres de bandes vivant dans des réserves (les juges McLachlin et Bastarache, au par. 18, et le juge L’Heureux‑Dubé, aux par. 71 et 92). Bien que, dans le présent pourvoi, les parties appelantes ne soient pas dans la même situation que les demandeurs dans Corbiere, j’estime qu’elles sont également vulnérables aux stéréotypes et ce d’une manière assez connexe.
73 Les parties appelantes ont certes établi la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes et d’une situation de vulnérabilité, et le groupe Be‑Wab‑Bon a à juste titre fait valoir qu’[traduction] «[i]l ne faut pas ajouter d’autres iniquités à ces exclusions historiques injustes et largement reconnues». Toutefois, faisant abstraction comme je me dois de le faire des arguments avancés relativement à la nature potentiellement discriminatoire ou arbitraire des dispositions exclusives de la Loi sur les Indiens, j’estime que les parties appelantes n’ont pas réussi à démontrer que le Fonds des Premières nations fonctionnait par l’application de stéréotypes (Law, précité, au par. 102). Au contraire, comme je vais l’expliquer plus loin, cette distinction correspond à la situation véritable des individus qu’elle touche, et l’exclusion ne compromet pas l’objet améliorateur du programme ciblé. Bref, le Fonds des Premières nations n’est pas incompatible avec l’objet du par. 15(1) et ne fait pas entrer en jeu la fonction réparatrice du droit à l’égalité.
b) La correspondance aux besoins, aux capacités et à la situation
74 Comme je l’ai indiqué précédemment, la province et les Premières nations constituées en bandes ont convenu que les recettes du Fonds des Premières nations seraient affectées au développement communautaire, à la santé, à l’éducation ainsi qu’au développement économique et culturel. Cependant, les parties avaient convenu de beaucoup d’autres choses dans le contexte de l’ensemble du projet et, afin de saisir pleinement la nature de ce programme et de déterminer s’il correspond à la situation véritable des parties appelantes, il faut reconnaître comment le Fonds des Premières nations fait partie intégrante du projet de casino dans son ensemble. En particulier, il est essentiel de reconnaître que la province n’a pas simplement et unilatéralement créé ce Fonds au moyen de sommes prélevées sur le Trésor provincial. Au contraire, le Fonds est constitué des recettes d’une mesure qui a été établie en partenariat et vise à réaliser plusieurs objectifs en même temps, à savoir: (i) concilier les positions différentes de la province et des Premières nations constituées en bandes relativement à la nécessité de réglementer les activités de jeu dans les réserves; (ii) appuyer l’établissement de relations de gouvernement à gouvernement entre les Premières nations constituées en bandes et le gouvernement provincial en vue de donner effet au SPR; (iii) améliorer les conditions sociales, culturelles et économiques des communautés constituées en bandes.
75 Les parties appelantes ont affirmé qu’elles avaient exactement le même besoin d’améliorer les piètres conditions sociales, culturelles et économiques qui existent dans leurs communautés. Elles considèrent également que le Fonds des Premières nations leur donne la possibilité de faire avancer leurs aspirations en matière de reconnaissance et d’autonomie gouvernementale. Mise à part la nécessité de régler la question du jeu dans les réserves, j’accepte que les besoins des parties appelantes correspondent aux besoins visés par l’établissement du casino, car tant les communautés autochtones appelantes que les communautés autochtones intimées sont aux prises avec les mêmes problèmes sociaux. Toutefois, pour satisfaire au critère de la correspondance, il faut prouver davantage que l’existence d’un besoin commun. Si la seule existence d’un besoin commun constituait la norme, les gouvernements seraient placés dans une situation insoutenable, puisqu’ils devraient alors classer les populations sans tenir aucun compte de la situation et des capacités particulières des bénéficiaires potentiels du programme. Je vais donc examiner la correspondance entre les besoins, les capacités et la situation véritables d’une part, et le programme d’autre part. Il ressort clairement de cet examen que les communautés autochtones appelantes ont, à l’égard du territoire, du gouvernement et du jeu, des rapports très différents de ceux envisagés par le programme.
76 Comme il a été souligné dans la partie «Les faits et le contexte» des présents motifs, le projet de casino prévoyait que celui-ci serait construit dans une réserve, et les intimés ont insisté sur le caractère approprié du choix d’un tel emplacement puisque les Premières nations constituées en bandes n’ont que des possibilités de développement économique limitées en raison de certaines dispositions de la Loi sur les Indiens qui restreignent l’usage qui peut être fait des terres formant les réserves. Bien que les parties appelantes ne fassent pas l’objet de restrictions législatives en matière d’usage de leurs terres, elles ne disposent tout simplement pas de l’assise territoriale requise par le casino. Étant donné l’interaction d’un certain nombre de facteurs d’ordre historique, dont certains se rapportent aux traditions culturelles alors que d’autres sont directement liés à l’exclusion des parties appelantes du régime établi par la Loi sur les Indiens, ces communautés autochtones sont dispersées et ne détiennent aucun titre relatif à une assise territoriale qui pourrait être considérée comme le foyer d’une communauté autochtone.
77 Il n’y a aucune preuve de la participation des appelants Lovelace à l’exploitation d’activités de jeu et, par conséquent, aucune correspondance entre ces communautés autochtones et l’aspect du projet qui tend au règlement des questions litigieuses touchant ces activités. Par contre, les appelantes Be‑Wab‑Bon avaient entrepris des négociations relatives au jeu avec des représentants provinciaux et, à l’interne, elles avaient déjà établi leur propre commission du jeu. Elles étaient également en pourparlers avec le gouvernement au sujet de projets de bingo télévisé et de l’établissement de leur propre casino. Ces négociations ont toutefois été entreprises expressément au nom des associations métisses, et il n’existait aucun différend à résoudre en matière d’activités de jeu illégales.
78 À l’exception de la Première nation de Beaverhouse (qui sollicite la qualité de bande avec la collaboration des Chefs de l’Ontario), chacun des groupes appelants cherche à se faire reconnaître par le gouvernement comme communauté autochtone jouissant de l’autonomie gouvernementale. Fait important, ces groupes tentent de réaliser ces objectifs en dehors du cadre établi par la Loi sur les Indiens. Bref, ils visent à être reconnus expressément en tant que Métis et Premières nations, chaque peuple ayant des traditions, une histoire et une culture qui lui sont propres. Cependant, les Premières nations constituées en bandes sont clairement rendues à un point différent sur la voie de l’autonomie gouvernementale, et le casino ne constitue qu’une étape sur cette voie.
79 Quoique les Premières nations constituées en bandes admettent l’existence de certaines difficultés liées à la Loi sur les Indiens, elles reconnaissent que ses effets sont intégrés dans leur histoire et leur identité. Bien que je reconnaisse que, d’une manière inverse cependant, le fait de l’exclusion des communautés autochtones appelantes de la Loi sur les Indiens a sur celles-ci des conséquences sociales tout aussi importantes, chacune des communautés autochtones intimées et appelantes a lancé des initiatives en matière d’autonomie gouvernementale qui reflètent ses propres rapports avec le régime établi par cette loi.
80 À cette fin, les appelants Lovelace ont tous présenté au gouvernement provincial des revendications et propositions individuelles relativement à leur droit à l’autonomie gouvernementale. Séparément, les appelantes métisses ont entrepris des négociations avec le gouvernement provincial, et la province a réagi en établissant des lignes directives précises devant baliser ces rapports. Par comparaison, les Premières nations constituées en bandes ont négocié avec la province et signé, en bout de ligne, le SPR, qui est devenu un élément central de l’établissement du casino.
81 Chaque communauté autochtone a donc pris, en matière d’autonomie gouvernementale, des mesures distinctes reflétant son caractère distinctif en tant que communauté autochtone particulière. Le chef Gordon Peters, un des représentants des Chefs de l’Ontario, a fait les commentaires suivants au sujet de la nécessité de respecter ces mesures distinctes:
[traduction] En général, les droits et intérêts des Premières nations représentées par les Chefs de l’Ontario sont qualitativement différents de ceux des autres groupes autochtones, par exemple les Inuits et les Métis. Ces autres groupes autochtones ont manifestement des droits de diverses natures, dont certains sont protégés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 du Canada. Mais ces droits ne correspondent pas ni ne sont exactement identiques aux droits des Premières nations, c.‑à‑d. le genre de communautés représentées par les Chefs de l’Ontario. La nature et l’étendue des droits et compétences des différents groupes autochtones dépendent toujours des circonstances particulières.
Habituellement, les Chefs de l’Ontario et les Premières nations qu’ils représentent cherchent à faire valoir de façon indépendante les droits et questions qui leurs sont propres. Des activités sont entreprises sans aucune forme de communication avec les autres groupes autochtones (Inuits et Métis). Je crois que cela s’applique aussi aux activités ordinaires de ces autres groupes autochtones. Par conséquent, les Chefs de l’Ontario et les Premières nations qu’ils représentent ne sont pas consultés régulièrement par ces autres groupes autochtones. Cette façon de faire reflète le fait que des droits, obligations, compétences et questions de nature différente sont en jeu. [Je souligne.]
82 Je dois souligner que le projet de casino est non seulement un programme améliorateur ciblé, mais également un programme qui a été élaboré en partenariat avec les représentants des Premières nations constituées en bandes, qui ont participé activement aux décisions prises à chaque étape de l’élaboration du projet. J’insiste sur ce partenariat parce que les arrangements concernant le casino doivent être distingués des programmes d’avantages universels ou généralement accessibles. Étant donné la participation des communautés constituées en bandes, le degré très élevé de correspondance entre le programme et les besoins, la situation et les capacités véritables des bandes n’a rien d’étonnant. Pourtant, les parties appelantes soutiennent que le programme ne correspond pas précisément à la situation véritable des bandes pour les raisons suivantes: (i) un certain nombre de membres des Chefs de l’Ontario n’ont pas de terres de réserve ou ne sont pas des bandes inscrites; (ii) de façon générale, un nombre appréciable de membres des bandes ne vivent pas dans une réserve.
83 Quoique j’accepte que, lorsque le groupe demandeur est défavorisé, l’exigence de correspondance est plus rigoureuse (Law, précité, au par. 106), je n’estime pas que l’un ou l’autre des deux arguments susmentionnés des parties appelantes ait pour effet de diminuer le degré de correspondance requis. Premièrement, je ne considère pas le fait que certains des membres des Chefs de l’Ontario intimés soient des [traduction] «bandes en devenir» comme une «singularité» ou comme le reflet d’une absence de correspondance. Le dossier a établi que ces communautés recherchent leur reconnaissance et leur autonomie gouvernementale de concert avec les communautés constituées en bandes. D’ailleurs, selon la politique gouvernementale actuelle, ces communautés doivent, pour obtenir leur inscription comme bandes, établir des relations et des alliances très étroites avec des bandes existantes. Deuxièmement, comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Corbiere, précité, il n’est pas raisonnable de considérer qu’une communauté constituée en bande se compose uniquement des membres habitant la réserve. Bien qu’il existe des intérêts de nature locale impérieux, les membres hors réserve d’une bande continuent de participer concrètement aux affaires de la bande (Corbiere, précité, les juges Bastarache et McLachlin, au par. 18).
c) L’objet améliorateur
84 Dans les explications données dans l’arrêt Law, précité, relativement à la pertinence de ce facteur contextuel, on a fait référence à la situation où un demandeur relativement plus favorisé serait exclu d’un programme améliorateur ciblé. En particulier, lorsque l’objet ou l’effet améliorateur d’un tel programme est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte, l’exclusion ne portera vraisemblablement pas atteinte à la dignité humaine de personnes plus favorisées lorsque leur exclusion concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé ciblé par la loi (Law, précité, au par. 72). Dans Law, notre Cour a aussi confirmé que des dispositions législatives amélioratrices qui visent la population en général mais excluent des demandeurs historiquement défavorisés seront «presque toujours taxées de discriminatoires» (Law, précité, au par. 26; Vriend, précité, le juge Cory, aux par. 94 à 104). Plus précisément, dans Vriend, précité, notre Cour a examiné la démarche relative au caractère trop limitatif appliquée aux régimes plus complets comparativement aux programmes ciblés ayant un caractère trop limitatif. Le juge Cory a dit ceci, au par. 96:
Le fait que la Loi [relative aux droits de la personne] établit un régime complet doit être pris en considération dans l’analyse de l’effet qu’a l’exclusion d’un motif de distinction illicite. Ce n’est pas comme si la législature avait simplement choisi de s’attaquer à un type de discrimination en particulier. En pareil cas, il aurait pu être acceptable de ne viser que ce type de discrimination, et pas les autres. C’est la situation à laquelle fait allusion, je crois, le juge L’Heureux‑Dubé dans les remarques incidentes formulées dans son opinion dissidente dans l’arrêt McKinney (à la p. 436): «j’estime que si les provinces choisissaient d’adopter des lois sur les droits de la personne qui n’interdisent que la discrimination fondée sur le sexe et non sur l’âge, on ne pourrait dire que ces lois violent la Charte». [. . .] Ces remarques avaient trait à une loi d’un caractère différent de celle qui est contestée en l’espèce, savoir une loi visant un problème ou type particulier de discrimination. Les faits de la présente espèce sont très différents. Le texte législatif incriminé vise à assurer à chacun une protection complète contre la discrimination en Alberta. L’exclusion sélective d’un groupe en particulier de cette protection complète a donc un effet très différent. [Je souligne.]
85 Le présent pourvoi soulève une autre situation où tant le demandeur que le groupe ciblé sont également défavorisés, et quoique ce scénario n’ait pas été évoqué dans Law, j’estime qu’il est approprié d’étendre l’analyse basée sur l’objet améliorateur aux situations où le désavantage, les stéréotypes, les préjugés ou la vulnérabilité caractérisent le groupe ou l’individu exclu. L’application d’une telle démarche fait en sorte que l’analyse s’attache à la question de savoir si l’exclusion est incompatible avec l’objet du par. 15(1), et elle nous empêche de réduire l’analyse relative à l’égalité à une évaluation ou mise en balance simpliste du désavantage relatif. En l’espèce, l’aspect central de l’analyse n’est pas le fait que les groupes appelants et intimés sont également défavorisés, mais que le programme en question vise à améliorer la situation d’un groupe défavorisé précis plutôt qu’à remédier à un désavantage dont pourrait souffrir tout membre de la société. En d’autres mots, nous sommes en présence d’un programme améliorateur ciblé auquel on reproche d’avoir un caractère trop limitatif, et non d’un programme améliorateur plus complet auquel on reproche d’avoir un caractère trop limitatif.
86 Cela dit, il faut reconnaître qu’il est peu probable que le fait d’exclure un groupe d’un programme ciblé ou établi en partenariat ait pour effet d’associer à ce groupe des stéréotypes ou des stigmates ou encore de communiquer le message qu’il est moins digne de reconnaissance et d’intégration au sein de la société dans son ensemble.
87 L’objet améliorateur du projet de casino dans son ensemble et du Fonds des Premières nations a clairement été établi. En particulier, le Fonds fournira aux bandes des ressources en vue de remédier particulièrement aux désavantages sur les plans sociaux, culturels et économiques, ainsi qu’en matière de santé et d’éducation. On prévoit que les bandes seront en mesure d’affecter ces sommes à ces secteurs particuliers, accroissant ainsi leur autonomie financière. Cet aspect du Fonds des Premières nations est compatible avec l’objet améliorateur connexe qui est d’aider les bandes à réaliser l’autonomie gouvernementale et l’autosuffisance. Il ne fait aucun doute que ce programme a été conçu pour remédier au désavantage historique et contribuer à accroître la dignité et la reconnaissance des bandes au sein de la société canadienne. En outre, il est possible de réaliser ces deux objectifs améliorateurs, tout en s’assurant que les activités du casino commercial dans la réserve sont exercées conformément à la réglementation stricte applicable en matière de surveillance des activités de jeu. Le Fonds des Premières nations a donc un objet compatible avec le par. 15(1) de la Charte, et l’exclusion des parties appelantes ne compromet pas la réalisation de cet objet puisqu’elle n’est pas liée à une conception erronée de leurs besoins, capacités et situation véritables.
d) La nature du droit touché
88 Dans l’arrêt Egan, précité, le juge L’Heureux‑Dubé a expliqué qu’on ne peut pas évaluer pleinement l’essence d’une différence de traitement sans mesurer l’importance économique, constitutionnelle et sociale du droit auquel le programme en question a porté atteinte (Law, précité, au par. 74). Elle a dit ceci, aux par. 63 et 64:
Toutes autres choses étant par ailleurs égales, plus les conséquences économiques ressenties par le groupe touché sont graves et localisées, plus il est probable que la distinction qui en est la cause soit discriminatoire au sens de l’art. 15 de la Charte.
Bien que la recherche d’un préjudice économique puisse s’avérer un moyen commode d’entreprendre une analyse fondée sur l’art. 15, une analyse consciencieuse ne doit pas s’arrêter là. On ne peut évaluer pleinement le caractère discriminatoire d’une distinction donnée sans également mesurer l’importance, sur le plan de la constitution et de la société, du droit auquel il a été porté atteinte. D’autres facteurs importants permettent de déterminer si la distinction restreint de quelque façon l’accès à une institution sociale fondamentale ou compromet un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne (par exemple, le droit de vote et de libre circulation). Enfin, la distinction a‑t‑elle pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier? On peut penser que les droits du groupe qui est complètement exclu ou ignoré seront touchés plus gravement que si la distinction législative reconnaît ou accommode effectivement le groupe, de façon cependant plus limitée que certains le souhaiteraient. [Souligné dans l’original.]
89 Les demandeurs ont affirmé que leur exclusion du Fonds des Premières nations entraîne des conséquences socio-économiques graves et localisées. Ils ont également indiqué que la reconnaissance de cet avantage touche à un intérêt ayant un lien plus étroit avec la Constitution, savoir l’établissement de communautés autosuffisantes et reconnues comme titulaires de l’autonomie gouvernementale. Par conséquent, nous constatons que l’intérêt économique grave et localisé est intimement lié à un intérêt impérieux dans une institution sociale fondamentale, savoir la reconnaissance en tant que communautés autochtones jouissant de l’autonomie gouvernementale. Je ne vois toutefois pas comment les mesures ciblées et les circonstances entourant le Fonds des Premières nations, notamment les caractéristiques spéciales des Premières nations constituées en bandes décrites précédemment, ont pour effet d’empêcher les parties appelantes d’être reconnues comme des communautés titulaires de l’autonomie gouvernementale. Dans la mesure où un tel effet existe, j’estime qu’il est ténu.
e) Conclusion relative à la discrimination
90 Par conséquent, appliquant les facteurs contextuels examinés plus tôt, j’estime que les parties appelantes n’ont pas démontré que, considérée du point de vue de la personne raisonnable qui serait dans une situation analogue à la leur, leur exclusion du Fonds des Premières nations a pour effet de porter atteinte à leur dignité humaine. Il existe d’importantes différences entre les Premières nations constituées en bandes, les communautés métisses et les Premières nations non constituées en bandes, et, comme a dit le juge L’Heureux‑Dubé dans Corbiere, précité, au par. 94, «[l]a prise en compte, la reconnaissance et la confirmation des différences qui existent entre divers groupes d’une manière qui respecte et valorise leur dignité et leur différence sont des considérations non seulement légitimes mais également nécessaires afin de garantir l’égalité réelle des droits dans la société canadienne.» Encore une fois, je reconnais que les communautés autochtones appelantes ont, de façon répétée, été victimes d’exclusion et de discrimination.
91 Il n’est pas surprenant que la question de l’applicabilité du par. 15(2) aux programmes ciblés ait été soulevée dans le présent pourvoi. Les intimés plaident que le par. 15(2) permet d’appliquer différemment l’analyse relative à la discrimination et que, en l’espèce, il a pour effet de protéger les programmes améliorateurs en limitant le contrôle auquel ils sont assujettis au regard de l’art. 15 à la question de savoir si les demandeurs ne sont pas visés par l’objet améliorateur du programme. Les intimés soulignent que la Charte doit être interprétée d’une manière propre à appuyer la capacité du gouvernement de créer des programmes établissant des distinctions qui favorisent l’amélioration de la situation précise des groupes ciblés. Pour leur part, les parties appelantes affirment que si le par. 15(2) s’appliquait en l’espèce cette analyse devrait s’attacher à déterminer s’il y a correspondance entre le programme et les besoins visés. Elles prétendent que le fait de simplement circonscrire le groupe de bénéficiaires visés pourrait avoir pour effet d’immuniser à tort une mesure gouvernementale discriminatoire.
92 Cependant, nous avons vu que l’analyse contextuelle fondée sur le par. 15(1) qui a été exposée précédemment tient pleinement compte de ces deux préoccupations. En particulier, mon analyse du facteur de la correspondance répond à la préoccupation des parties appelantes en ce qu’elle commande l’examen du lien entre, d’une part, le traitement différent et, d’autre part, les besoins, les capacités et la situation spécifiques des demandeurs et des bandes. Les préoccupations des intimés sont également prises en compte grâce à l’examen approfondi de l’objet améliorateur, qui a permis de déterminer que ce programme a un objet compatible avec le par. 15(1), objet qui n’est pas compromis par le ciblage des situations différentes vécues par les Premières nations constituées en bandes. Tout cela m’amène maintenant à l’examen de la corrélation entre les par. 15(1) et 15(2) de la Charte.
D. La corrélation entre les par. 15(1) et 15(2)
1. Le contexte
93 La Cour d’appel a tranché l’affaire sur le fondement du par. 15(2), et une large part des arguments présentés à notre Cour étaient fondés sur cette disposition. Sous cet éclairage, j’estime important de commenter la corrélation entre les par. 15(1) et 15(2). Notre Cour n’a défini ni la portée ni le contenu du par. 15(2) de la Charte, du moins pas en tant que disposition substantielle de l’art. 15. ou paragraphe applicable de façon indépendante. Toutefois, le par. 15(2) a joué un rôle important dans l’évolution de la jurisprudence relative à l’art. 15. De façon plus particulière, le par. 15(2) permet de reconnaître avec autorité le fait que le droit à l’égalité doit recevoir une interprétation substantielle plutôt que formaliste (voir Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, aux pp. 163 et 169; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, aux pp. 991 et 992; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872, à la p. 877; Eaton, précité, aux par. 66 et 67; et Law, précité, aux par. 3 et 46). Ayant retenu l’approche fondée sur la substance, notre Cour a donné du par. 15(1) une interprétation propre non seulement à empêcher la discrimination, mais également à favoriser l’amélioration de la situation des personnes défavorisées.
94 Dans l’élaboration de cette approche substantielle à l’égard du droit à l’égalité, notre Cour s’est à l’occasion référée au texte du par. 15(2). D’ailleurs, la toute première fois que notre Cour a examiné le par. 15(1), dans l’arrêt Andrews, précité, le juge McIntyre a utilisé le par. 15(2) en tant qu’outil d’interprétation du par. 15(1). Il a dit ceci, à la p. 171:
Il est clair que l’art. 15 a pour objet de garantir l’égalité dans la formulation et l’application de la loi. Favoriser l’égalité emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération. Il comporte un aspect réparateur important [. . .] Cependant, il faut reconnaître que favoriser l’égalité au sens de l’art. 15 vise un but plus précis que la simple élimination de distinctions. Si la Charte avait pour objet d’éliminer toutes les distinctions, des dispositions comme l’art. 27 (maintien du patrimoine multiculturel), l’al. 2a) (liberté de conscience et de religion), l’art. 25 (maintien des droits et libertés des autochtones) et les autres dispositions destinées à sauvegarder certaines distinctions n’auraient alors plus leur place. De plus, le fait qu’un traitement identique puisse souvent engendrer de graves inégalités est reconnu par le par. 15(2) qui stipule que les droits à l’égalité contenus au par. 15(1) n’ont «pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés . . .» [Je souligne.]
95 L’année suivante, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451, le juge Wilson a également mentionné que le texte du par. 15(2) étayait l’applicabilité du par. 15(1) pour protéger les différences de traitements visant à améliorer la situation de personnes défavorisées (aux pp. 474 et 475):
. . . pour le moins cet article [le par. 15(2)] a pour objet d’inscrire dans la Charte la notion de la pertinence, et même de la nécessité, des mesures destinées à corriger les graves effets de la discrimination. Par ses termes mêmes, le par. 15(2) nous assure de la constitutionnalité des mesures destinées à améliorer la situation de ceux qui sont défavorisés en raison de caractéristiques personnelles telles que leur race, leur sexe ou leur âge (en d’autres termes, ceux qui ont été victimes de la discrimination). De cette façon le par. (2) renforce la notion adoptée par cette Cour dans l’arrêt Andrews [. . .], selon laquelle la garantie d’égalité vise essentiellement à protéger contre la discrimination. [Je souligne.]
96 Il ne s’agit que de deux exemples de la manière dont le texte du par. 15(2) a servi d’outil d’interprétation dans l’élaboration de l’analyse relative à la discrimination au regard du par. 15(1). Toutefois, les intimés ont avancé l’argument — d’ailleurs retenu par la Cour d’appel de l’Ontario — que le par. 15(2) joue un rôle indépendant au sein de l’art. 15. Même s’ils reconnaissent que le par. 15(2) est essentiel à la compréhension du sens du droit à l’égalité garanti à l’art. 15, les intimés affirment que le par. 15(2) doit jouer un rôle indépendant dans les affaires mettant en cause un programme améliorateur ciblé. De fait, ils ont exhorté notre Cour à accepter que le par. 15(2) peut avoir pour effet d’empêcher ou de limiter l’examen fondé sur le par. 15(1).
97 En conséquence, nous sommes en présence de deux façons opposées de voir l’application du par. 15(2) et son rapport avec le par. 15(1). Selon un point de vue, le par. 15(2) est considéré comme un outil d’interprétation du par. 15(1), qui approfondit et éclaire la nature substantielle de la notion d’égalité. Dans l’autre cas, le par. 15(2) est considéré comme une exemption de l’application de l’analyse relative à la discrimination fondée sur le par. 15(1) ou un moyen de défense à cet égard.
98 Le conflit entre ces points de vue opposés sur l’interprétation et l’applicabilité du par. 15(2) se reflète dans bon nombre de décisions divergentes de juridictions inférieures relativement à l’approche appropriée à l’égard du par. 15(2). Appliquant l’approche fondée sur l’exemption dans Manitoba Rice Farmers Association c. Human Rights Commission (Manitoba) (1987), 50 Man. R. (2d) 92 (B.R.), le juge Simonsen a décidé qu’un programme améliorateur visant un groupe défavorisé identifiable peut être sauvegardé par l’application du par. 15(2) si le gouvernement peut démontrer que le programme est rationnellement conçu pour remédier à la cause du désavantage (aux pp. 101 et 102). En d’autres mots, l’analyse fondée sur le par. 15(2) pouvait non seulement être déclenchée de façon indépendante, mais elle avait également pour effet d’appliquer et de remplacer l’analyse relative à la justification de l’article premier de la Charte. Dans Willocks, précité, le juge Watt a aussi estimé que le par. 15(2) avait pour effet d’empêcher de conclure à la violation du par. 15(1). Cependant, le juge Watt a centré son analyse sur l’examen de la question de savoir si les distinctions liées au programme améliorateur créaient une [traduction] «injustice flagrante» (p. 571).
99 Une autre interprétation découle de l’arrêt Roberts, précité, de la Cour d’appel de l’Ontario. Quoiqu’il s’agisse d’une affaire portant sur le par. 14(1) du Code des droits de la personne de l’Ontario, il a été jugé que cette disposition avait le même objet que le par. 15(2) de la Charte et donc que ces deux dispositions devaient être interprétées de manière correspondante (à la p. 405). S’exprimant pour la majorité, le juge Weiler a estimé que le par. 14(1) du Code des droits de la personne de l’Ontario visait deux objets: (i) exempter du contrôle judiciaire les programmes de promotion sociale; (ii) favoriser l’égalité réelle. Cependant, en raison de la nécessité de favoriser l’égalité réelle, le par. 14(1) ne pouvait être invoqué à titre de clause d’exemption que dans les cas où il existe un lien rationnel entre le motif de distinction illicite et le programme (voir, également, Silano c. The Queen in Right of British Columbia (1987), 42 D.L.R. (4th) 407 (C.S.C.‑B.)). Contrairement à l’approche appliquée dans Manitoba Rice Farmers, précité, celle retenue dans Roberts n’exigeait pas que le gouvernement démontre l’efficacité du programme.
100 Le critère du «lien rationnel» énoncé dans Roberts, précité, correspond en tous points à la méthode d’examen du «facteur de la correspondance» qui fait partie intégrante de l’analyse relative au par. 15(1) exposée précédemment. Je ne suis aucunement surpris de ce parallèle conceptuel puisque l’analyse établie dans Roberts part de la prémisse que les programmes améliorateurs doivent généralement être considérés compatibles avec l’objet du par. 14(1) qui est de favoriser l’égalité réelle. C’est précisément sur cette même prémisse que repose mon approche concernant la corrélation entre les par. 15(1) et 15(2), et, pour les motifs qui suivent, j’estime que le par. 15(2) peut être considéré comme ayant pour effet de confirmer l’approche relative à l’égalité réelle du par. 15(1). Toutefois, à la lumière de la jurisprudence récente en matière d’égalité, il convient de souligner que je n’écarte pas la possibilité que le par. 15(2) puisse s’appliquer de façon indépendante dans une éventuelle affaire.
101 Dans une étude préparée pour la Commission de réforme du droit de l’Ontario et intitulée Litigating the Relationship Between Equity and Equality (1993), Colleen Sheppard a souligné que l’interprétation du par. 15(2) en tant que mesure d’exemption ou moyen de défense oblige les tribunaux à poser à tort que les programmes d’équité constituent à première vue des violations du par. 15(1). Un tel point de vue est incompatible avec l’analyse relative à l’égalité réelle et encourage une attitude négative envers les programmes améliorateurs. À cet égard, elle a dit ce qui suit à la p. 2:
[traduction] . . . les programmes d’équité devraient être considérés comme faisant partie intégrante des garanties légales d’égalité en faveur des groupes historiquement défavorisés dans la société et comme étant compatibles avec ces garanties, ce qui écarterait l’opinion que la promotion sociale est une source de discrimination. Suivant cette façon de voir, la promotion sociale est présentée comme une manifestation de l’égalité plutôt que comme une exception à l’égalité.
et à la p. 20:
«(L)es lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés», pour reprendre les termes utilisés au par. 15(2) de la Charte, devraient être interprétés comme une explication de ce que qu’englobe l’égalité réelle, plutôt que comme le critère préliminaire balisant des exceptions à l’égalité. Le fait de traiter les programmes spéciaux qui visent à remédier aux désavantages comme des exceptions à l’égalité, plutôt que comme des manifestations de cette dernière, permet aux juges de confirmer la validité de ces programmes tout en continuant d’adhérer à une interprétation classique de l’égalité. . .»
102 De leur côté, Mark. A. Drumbl et John D. R. Craig prétendent que le par. 15(2) devrait être considéré comme un moyen de défense à une violation du par. 15(1), car, suivant l’interprétation qu’il convient de donner au par. 15(2), cette disposition vise à encourager la prise par l’État de mesures qui vont au‑delà de l’exigence d’égalité réelle prescrite au par. 15(1) (c.‑à‑d. la création de programmes de promotion sociale) («Affirmative Action in Question: A Coherent Theory for Section 15(2)» (1997), 4 Revue d’études constitutionnelles 80). Plus précisément, ces auteurs donnent les explications suivantes, à la p. 85:
[traduction] . . . le paragraphe 15(1) donne déjà effet au principe de l’égalité réelle dans le cadre constitutionnel canadien, le paragraphe 15(2) doit permettre certaines interventions étatiques qui visent des objectifs allant au‑delà de ce qui est communément considéré comme étant l’égalité réelle. Toute autre conclusion rendrait le paragraphe 15(2) superflu. Cette conclusion est renforcée par le libellé général du paragraphe 15(2), puisque cette disposition semble soustraire au contrôle constitutionnel les lois ou programmes gouvernementaux ayant pour objectif d’améliorer la situation des membres d’une catégorie de «démunis», même si la loi ou le programme en cause impose un fardeau important à d’autres personnes, y compris d’autres «démunis». À supposer que ce soit le cas, il s’ensuit que la portée du paragraphe 15(2) pourrait s’étendre considérablement au‑delà du principe de l’égalité réelle. [En italique dans l’original.]
103 Retenir ce point de vue signifie toutefois adopter une acceptation limitée de l’égalité réelle et, fait plus important, à adopter une approche qui restreindrait de façon régressive le champ d’application du par. 15(1). Comme je l’ai exposé dans l’analyse relative au par. 15(1) qui précède, l’analyse contextuelle balisée fondée sur le par. 15(1) ne repose pas sur de simplistes catégorisations ou comparaisons sur la base de groupes «nantis» et groupes «démunis». Le souci des auteurs que le par. 15(2) puisse être invoqué afin de pouvoir remédier à la complexité créée par la diversité au moyen d’un continuum de désavantages et de privilèges est adéquatement pris en considération dans l’analyse relative au par. 15(1), qui a complètement intégré cette approche globale.
104 À cet égard, Edward M. Iacobucci a dit ce qui suit dans «Antidiscrimination and Affirmative Action Policies: Economic Efficiency and the Constitution» (1998), 36 Osgoode Hall L.J. 293, à la p. 326:
[traduction] La question qui se pose est de savoir si le paragraphe 15(2) contribue à l’interprétation du paragraphe 15(1), fait qui, s’il est avéré, indique que, quoique le paragraphe 15(2) ne soit pas absolument nécessaire pour établir des droits à l’égalité, il est important dans la détermination de la portée des droits à l’égalité prévus par le paragraphe 15(1). Sous cet éclairage, le paragraphe 15(2) ne crée certes pas de nouveaux droits, mais il n’est pas superflu. [En italique dans l’original.]
L’auteur poursuit en indiquant que la solution qui est préférée est la reconnaissance du par. 15(2) en tant qu’outil d’interprétation du par. 15(1), puisque l’adoption de l’approche fondée sur l’exemption emporte que les programmes de promotion sociale sont considérés comme incompatibles dans une certaine mesure avec l’objet du par. 15(1).
2. La corrélation entre les par. 15(1) et 15(2)
105 Le sens manifeste du texte de ces paragraphes est compatible avec l’opinion que le par. 15(2) joue un rôle confirmatif et complémentaire vis-à-vis du par. 15(1). À cet égard, il est clair que l’expression «n’a pas pour effet d’interdire» figurant au par. 15(2) ne peut pas être interprétée comme énonçant une exemption ou un moyen de défense. Au contraire, cette formulation indique que l’interprétation normale du par. 15(1) inclut le genre de programme spécial en litige dans le présent pourvoi. De fait, Walter S. Tarnopolsky a souligné que les rédacteurs de l’art. 15 ont ajouté le par. 15(2) dans un souci de [traduction] «prudence excessive», en vue de renforcer l’approche fondée sur l’égalité réelle envisagée au par. 15(1), car, au moment de la rédaction de la Charte, on craignait que les programmes de promotion sociale soient jugés invalides pour cause de discrimination à rebours («The Equality Rights in the Canadian Charter of Rights and Freedoms» (1983), 61 R. du B. can. 242; Re MacVicar and Superintendent of Family & Children Services (1986), 34 D.L.R. (4th) 488 (C.S.C.‑B.); et Helena Orton, «Section 15, Benefits Programs and Other Benefits at Law: The Interpretation of Section 15 of the Charter since Andrews» (1990), 19 Man. L.J. 288, à la p. 299). En résumé, on rattache le par. 15(2) au par. 15(1) et le texte du par. 15(2) ne parle aucunement d’exemption; à première vue, le par. 15(2) décrit la portée du droit à l’égalité garanti au par. 15(1) (Iacobucci, loc. cit., à la p. 328, note 85).
106 J’affirme que le par. 15(2) est un outil servant à interpréter le par. 15(1), et je souligne qu’une telle interprétation assure la cohérence interne de la Charte en tant que loi d’application. Une conclusion similaire a été tirée relativement à la liberté de circulation et d’établissement prévue par la Charte dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157. Dans cette affaire, on demandait à notre Cour si les al. 6(2)b) et 6(3)a) de la Charte devaient être interprétés en corrélation et considérés comme établissant un droit intrinsèquement restreint ou si l’al. 6(2)b) établissait un droit autonome assujetti aux seules limites extrinsèques établies par l’al. 6(3)a). Estimant que ces dispositions étaient interdépendantes en matière d’interprétation, les juges Iacobucci et Bastarache ont fait les commentaires suivants (au par. 54):
À notre avis, utiliser l’al. 6(3)a) en tant que disposition de sauvegarde indépendante est redondant et susceptible d’engendrer de la confusion. Notre Cour a reconnu que la liberté de circulation et d’établissement décrite à l’al. 6(2)b) doit être interprétée en fonction de la disposition en matière de discrimination contenue à l’al. 6(3)a), sinon elle sera manifestement trop large, vu la rubrique «Liberté de circulation et d’établissement». Une fois que l’existence de cette interdépendance en matière d’interprétation est reconnue, il est plus logique d’interpréter les deux dispositions conjointement comme définissant un seul droit, plutôt qu’un droit «sauvegardé» de façon externe par un autre droit. [. . .] La disposition en matière de discrimination devrait faire partie intégrante de l’interprétation de l’objet et de la portée de la liberté de circulation et d’établissement décrite à l’al. 6(2)b). L’alinéa 6(3)a) n’est pas une disposition «de sauvegarde» au même titre que le sont l’al. 6(3)b), le par. 6(4), ou encore l’article premier de la Charte, étant donné qu’aucune de ces dispositions n’est indispensable pour définir l’objet des articles dont elles limitent la portée. [Je souligne.]
107 Enfin, Drumbl et Craig, loc. cit., ont concédé que le fait de traiter le par. 15(2) comme une exception ou un moyen de défense rendrait superflu l’article premier de la Charte (à la p. 122). Une telle approche serait incompatible avec l’organisation globale de la Charte, de sorte qu’il est préférable de reconnaître l’interdépendance des par. 15(1) et 15(2) sur le plan de l’interprétation, comme notre Cour l’a fait pour les dispositions en cause dans Office canadien de commercialisation des œufs, précité.
108 En résumé, dans l’état actuel de la jurisprudence, je considère que le par. 15(2) confirme la portée du par. 15(1) et, à cet égard, les demandeurs qui présenteront dans le futur des demandes fondées sur le droit à l’égalité devraient d’abord invoquer le par. 15(1), puisque cette disposition vise les programmes améliorateurs du genre de ceux envisagés au par. 15(2). En agissant ainsi, ils s’assureront que le programme fera l’objet de l’examen approfondi effectué dans le cadre de l’analyse relative à la discrimination, en plus d’ouvrir la possibilité d’un examen fondé sur l’article premier. Toutefois, comme il a été dit plus tôt, il est bien possible que nous désirions réexaminer cette question ultérieurement, dans le contexte d’une autre affaire.
E. Le Fonds des Premières nations n’outrepasse pas la compétence reconnue à la province par la Constitution
109 Quoique les parties appelantes reconnaissent que le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne fait pas obstacle aux programmes provinciaux visant les peuples et les communautés autochtones, elles soutiennent que la province a empiété sur un champ de compétence fédérale exclusive en définissant quels groupes autochtones sont des «Premières nations» pour les fins du projet de casino. Bref, elles prétendent que cette démarche a porté atteinte à l’«indianité» ou autochtonité des communautés autochtones non inscrites et des communautés métisses.
110 Dans Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, notre Cour a examiné la compétence fédérale conférée par le par. 91(24) et, au par. 181, le juge en chef Lamer a décrit ainsi l’essentiel de cette compétence en ce qu’elle touche à l’intégrité de l’«indianité»:
. . . comme je l’ai mentionné plus tôt, le par. 91(24) protège l’essentiel de la compétence du fédéral, même contre les lois provinciales d’application générale, par l’application du principe de l’exclusivité des compétences. Il a été dit que ces éléments essentiels se rapportent à des questions touchant à la «quiddité indienne» ou au «fondement même de la quiddité indienne» (Dick, précité, aux pp. 326 et 315; voir aussi Four B, précité, à la p. 1047 et Francis, précité, aux pp. 1028 et 1029). On a défini l’essentiel de l’indianité qui est au cœur du par. 91(24) en disant ce qu’il est et en disant ce qu’il n’est pas. Dans des exemples de cette dernière situation, on a statué que l’essentiel de l’indianité ne comprenait pas les relations de travail (Four B) ni la conduite de véhicules à moteur (Francis). Le seul exemple concret d’indianité a été donné dans l’arrêt Dick. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Beetz a tenu pour acquis, sans toutefois se prononcer sur la question, qu’une loi provinciale en matière de chasse ne s’appliquait pas d’elle‑même aux membres d’une bande indienne lorsqu’ils chassent parce que ces activités étaient «au cœur même de leur existence et de leur être» (à la p. 320). Dans Van der Peet, toutefois, j’ai décrit et défini les droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1) d’une manière analogue, c’est‑à‑dire comme des droits protégeant l’occupation des terres et les activités qui font partie intégrante de la culture distinctive autochtone du groupe qui revendique le droit. Il s’ensuit que les droits ancestraux font partie de l’essentiel de l’indianité qui au cœur du par. 91(24).
111 J’estime qu’aucun aspect du programme relatif au casino ne touche à l’essentiel de la compétence conférée au fédéral par le par. 91(24). Le gouvernement de l’Ontario utilise simplement la définition de «bande» qui se trouve dans la Loi sur les Indiens fédérale. La province n’a d’aucune façon porté atteinte à la qualité ou à la capacité des parties appelantes en tant que peuples autochtones. En outre, dans l’arrêt Pamajewon, précité, notre Cour a jugé que le jeu et la réglementation des activités de jeu ne reposaient pas sur un droit ancestral. En conséquence, le programme relatif au casino ne peut avoir pour effet de porter atteinte aux droits confirmés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et il ne touche pas à l’essentiel de l’autochtonité. Je partage donc l’avis de la Cour d’appel de l’Ontario que le programme relatif au casino relève du pouvoir de dépenser de la province et que la province n’a d’aucune manière empiété sur les compétences du fédéral.
VII. Conclusions et dispositif
Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. En outre, je partage l’avis de la Cour d’appel de l’Ontario qu’aucune ordonnance relative aux dépens ne devrait être rendue.
112 Je répondrais aux questions constitutionnelles de la façon suivante:
Question 1: L’exclusion des groupes autochtones appelants du Fonds des premières nations et des négociations sur l’établissement et l’exploitation du Fonds, créé conformément au par. 15(1) de la Loi de 1993 sur la Société des casinos de l’Ontario, L.O. 1993, ch. 25, pour le motif qu’ils ne sont pas des groupes autochtones inscrits comme bandes au sens de la Loi sur les Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, viole‑t‑elle l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Non.
Question 2: Si la réponse à la question no 1 est affirmative, s’agit‑il d’une violation dont la justification peut se démontrer en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Vu la réponse à la Question 1, il n’y a pas lieu de répondre à cette question.
Question 3: L’exclusion des groupes autochtones appelants du Fonds des premières nations du projet Casino Rama et des négociations sur l’établissement et l’exploitation du Fonds, pour le motif qu’ils ne sont pas des groupes autochtones inscrits comme bandes au sens de la Loi sur les Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, outrepasse‑t‑elle les pouvoirs conférés à la province par la Loi constitutionnelle de 1867?
Réponse: Non.
Pourvoi rejeté.
Procureur des appelants Robert Lovelace et autres: Christopher M. Reid, Toronto.
Procureurs des appelantes Be‑Wab‑Bon Métis and Non‑Status Indian Association et l’Association des Métis autochtones de l’Ontario: Sarlo O’Neill, Sault Ste. Marie.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intimé les Chefs de l’Ontario: Michael W. Sherry, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le sous‑procureur général du Canada.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan: Le sous‑procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureurs de l’intervenante la Première nation de Mnjikaning: McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureur de l’intervenant le Congrès des peuples autochtones: Marc J.A. LeClair, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association des femmes autochtones du Canada: Eberts Symes Street & Corbett, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Comité de la Charte et des questions de pauvreté: Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureur de l’intervenant le Métis National Council of Women: Kathleen A. Lahey, Kingston.