La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

09/07/1992 | CANADA | N°[1992]_2_R.C.S._679

Canada | Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 (9 juillet 1992)


Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679

Sa Majesté la Reine et la Commission de l'emploi

et de l'immigration du Canada Appelantes

c.

Shalom Schachter Intimé

et

Le Fonds d'action et d'éducation juridiques

pour les femmes Intimé

et

Le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

le procureur général de la Saskatchewan,

le procureur général de l'Alberta,

le procu

reur général de Terre‑Neuve et

le Conseil de revendication des droits des minorités Intervenants

Répertorié: Schachter c. Canada

No du greffe: 21889.

1991...

Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679

Sa Majesté la Reine et la Commission de l'emploi

et de l'immigration du Canada Appelantes

c.

Shalom Schachter Intimé

et

Le Fonds d'action et d'éducation juridiques

pour les femmes Intimé

et

Le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

le procureur général de la Saskatchewan,

le procureur général de l'Alberta,

le procureur général de Terre‑Neuve et

le Conseil de revendication des droits des minorités Intervenants

Répertorié: Schachter c. Canada

No du greffe: 21889.

1991: 12 décembre; 1992: 9 juillet.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1990] 2 C.F. 129, 66 D.L.R. (4th) 635, 3 C.R.R. (2d) 337, 29 C.C.E.L. 113, 90 C.L.L.C. {PP} 14,005, 108 N.R. 123, qui a rejeté un appel d'un jugement du juge Strayer, [1988] 3 C.F. 515, 52 D.L.R. (4th) 525, 20 C.C.E.L. 301, 88 C.L.L.C. {PP} 14,021. Pourvoi accueilli. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, mais l'effet de cette déclaration d'invalidité peut être suspendu pendant un certain temps pour que le Parlement puisse modifier le texte législatif d'une façon qui lui permette de respecter ses obligations constitutionnelles. La seconde question constitutionnelle reçoit une réponse négative. Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit une réparation individuelle lorsque des mesures prises en vertu d'une loi violent les droits garantis à une personne par la Charte. Dans les circonstances appropriées, les tribunaux ont un pouvoir limité, en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, de donner une interprétation large à une loi pour en étendre le champ d'application.

David Sgayias, c.r., et Roslyn J. Levine, pour les appelantes.

Brian G. Morgan et Lawrence E. Ritchie, pour l'intimé Shalom Schachter.

Mary A. Eberts et Jenifer Aitken, pour l'intimé le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes.

Elizabeth Goldberg et Lori Sterling, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

Jean‑Yves Bernard et Madeleine Aubé, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Gabriel Bourgeois, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

George H. Copley, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Ross Macnab, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Stanley H. Rutwind, pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.

B. Gale Welsh, pour l'intervenant le procureur général de Terre‑Neuve.

Emilio S. Binavince, pour l'intervenant le Conseil de revendication des droits des minorités.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin rendu par

//Le juge en chef Lamer//

Le juge en chef Lamer --

Les faits

L'intimé, Shalom Schachter, et son épouse, Marcia Gilbert, attendaient leur deuxième enfant à l'été 1985. M. Schachter avait l'intention de rester à la maison avec le nouveau‑né dès que son épouse pourrait retourner au travail. Il a finalement pris trois semaines de congé sans traitement.

Marcia Gilbert a reçu des prestations de maternité pendant quinze semaines en vertu de l'art. 30 de la Loi de 1971 de l'assurance‑chômage, S.C. 1970-71-72, ch. 48, modifié par S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 150, art. 4. L'intimé avait tout d'abord fait une demande de prestations en vertu de l'art. 30 pour justifier son absence du travail, pour ensuite modifier une formule de demande de "prestations de paternité" en vertu de l'art. 32, modifié par S.C. 1980-81-82-83, ch. 150, art. 5. Cet article prévoit le versement de prestations aux parents adoptifs pendant quinze semaines à la suite du placement d'un enfant dans leur foyer. Les deux parents peuvent se partager ces prestations comme ils l'entendent. La demande de l'intimé a été refusée parce qu'il n'était pas "disponible pour travailler", motif d'exclusion pour tous les prestataires, sauf ceux faisant une demande de prestations de maternité ou d'adoption.

L'intimé a interjeté appel de la décision auprès d'un conseil arbitral. L'appel a été rejeté et l'intimé a interjeté un autre appel devant un juge‑arbitre. Cet appel n'a jamais été entendu puisque l'intimé avait fait connaître son intention de soulever des questions constitutionnelles; les parties ont convenu que la Section de première instance de la Cour fédérale serait mieux placée pour résoudre les questions constitutionnelles.

L'affaire a été entendue par le juge Strayer de la Section de première instance de la Cour fédérale. Dans son jugement, [1988] 3 C.F. 515, le juge Strayer a conclu à une violation de l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés en ce que l'art. 32 établit une discrimination entre les parents naturels et les parents adoptifs relativement au congé parental. Il a accordé une réparation sous forme de jugement déclaratoire en vertu du par. 24(1) et octroyé aux parents naturels les mêmes prestations que celles accordées aux parents adoptifs en vertu de l'art. 32.

Les appelantes ont interjeté appel à la Cour d'appel fédérale. Dans ses motifs écrits du 16 février 1990, [1990] 2 C.F. 129, la Cour a confirmé la décision de la Section de première instance; le juge Mahoney était dissident. L'appel a été rejeté.

Le 15 novembre 1990, notre Cour a accordé l'autorisation de pourvoi aux appelantes.

Je tiens à signaler que le Parlement a depuis modifié la disposition attaquée, qui prévoit maintenant que les parents naturels ont droit, selon des modalités identiques, aux mêmes prestations que les parents adoptifs, pendant une période totale de 10 semaines au lieu des 15 semaines prévues initialement.

Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

Voici la disposition pertinente de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage:

32. (1) Nonobstant l'article 25 mais sous réserve des autres dispositions du présent article, des prestations initiales sont payables à un prestataire de la première catégorie qui fait la preuve qu'il est raisonnable pour lui de demeurer à la maison à cause du placement auprès de lui, en conformité avec les lois régissant l'adoption dans la province où il réside, d'un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption.

Voici les dispositions pertinentes de la Charte canadienne des droits et libertés:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Voici la disposition pertinente de la Loi constitutionnelle de 1982:

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Les tribunaux d'instance inférieure

Section de première instance de la Cour fédérale (le juge Strayer)

Le juge Strayer a conclu que l'art. 32 déroge au principe du même bénéfice de la loi par voie de discrimination fondée sur l'état parental et porte ainsi atteinte aux droits que l'art. 15 garantit à l'intimé. Il n'a pas procédé à une analyse fondée sur l'article premier. Ayant décidé qu'il y avait eu violation, le juge a ensuite examiné la réparation appropriée. À son avis, il existe deux options (à la p. 543):

Ou bien je pourrais déclarer que l'article 32 est invalide dans sa forme actuelle, refusant ainsi des prestations à ceux qui y ont déjà droit, ou bien je pourrais déclarer que les parents naturels ont droit à des prestations égales à celles dont les parents adoptifs bénéficient sous le régime de l'article 32. Les avocats du demandeur [de l'intimé] et de l'intervenant [Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes] ont penché pour la dernière solution, alors que celui des défenderesses [appelantes] a fait valoir que si je concluais qu'il n'y avait pas même bénéfice de la loi, je devrais déclarer invalides les prestations actuelles prévues à l'article 32.

Puisque le juge Strayer a conclu que l'art. 32 est entaché de vice, non pas parce que les prestations qu'il prévoit sont interdites par la Charte, mais parce qu'"il ne couvre pas toutes les situations", il n'a pas jugé bon de priver les personnes visées à l'art. 32 de leurs prestations. Il a plutôt rendu un jugement déclaratoire portant que d'autres personnes, placées dans des circonstances similaires, ont droit aux mêmes prestations, jusqu'à ce que le législateur ait modifié la loi conformément aux exigences de l'art. 15. Il a également ordonné qu'on procède à un réexamen de la demande de prestations de l'intimé en tenant pour acquis que, s'il remplit par ailleurs les exigences de l'article, il a droit à des prestations. Conformément à la règle 341A des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (mod. par DORS/79‑57, art. 8), le juge Strayer a suspendu l'effet de son jugement jusqu'à l'issue de l'appel.

La Cour d'appel fédérale (le juge Heald au nom de la majorité)

Puisque les parties ont concédé d'entrée de jeu qu'il y a eu violation du par. 15(1) de la Charte, la Cour d'appel n'a examiné que la compétence du juge de première instance d'accorder la réparation demandée par l'intimé.

Le juge Heald a fait remarquer dès le départ que les appelantes ont concédé que, si l'on tient pour acquis que la Section de première instance a compétence pour accorder réparation, l'ordonnance rendue était "juste et appropriée dans les circonstances". Il a décidé que le juge de première instance avait la compétence requise pour accorder une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Il n'a pas accepté la thèse des appelantes que le seul recours du juge de première instance dans les circonstances était d'annuler la disposition attaquée en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il a déclaré valable, à la p. 137, la distinction faite par le juge de première instance entre les dispositions législatives qui "sont inconstitutionnelles en raison de ce qu'elles prévoient, et celles qui sont inconstitutionnelles en raison de ce qu'elles omettent". À son avis, il était possible de recourir à l'art. 24 parce que la disposition attaquée était inconstitutionnelle seulement parce qu'elle n'avait pas une portée suffisamment large. "En l'espèce, c'est l'omission qui est inconstitutionnelle, non pas la disposition elle‑même." En conséquence, il a conclu que l'art. 52 ne pouvait s'appliquer.

Le juge Heald a ensuite examiné "l'interaction" des art. 24 et 52 dans le contexte d'une violation de l'art. 15. Il a conclu, à la p. 142:

Une simple déclaration d'invalidité ne suffirait pas dans les circonstances de l'espèce, car elle ne garantirait pas le droit positif conféré en vertu du paragraphe 15(1). Ce droit positif ne peut être garanti que par l'octroi d'une réparation concrète. C'est précisément ce que le juge de première instance a tenté de faire dans la décision portée en appel.

De l'avis du juge Heald, un jugement déclaratif d'invalidité des dispositions législatives aurait pour conséquence de priver les parents adoptifs des prestations que leur accorde l'art. 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage; un tel résultat, tout comme la réparation proposée par le juge de première instance, équivaut à une modification législative. Le juge Heald a conclu qu'une loi qui ne couvre pas toutes les situations invite à une réparation concrète qui est à la fois justifiée et constitutionnellement permise par le biais de l'art. 24.

Le juge Heald n'était pas convaincu que la jurisprudence étayait la proposition des appelantes selon laquelle l'ordonnance constituait une affectation de fonds publics à une fin non autorisée par le législateur.

Le juge Heald a rejeté l'appel et confirmé le jugement de première instance. Il a suspendu l'exécution du jugement jusqu'à l'issue du pourvoi.

Le juge Mahoney (dissident)

Le juge Mahoney a conclu que le juge de première instance n'avait pas compétence pour accorder la réparation en question parce qu'il avait en fait modifié les dispositions législatives, alors que la Constitution confère au Parlement la compétence exclusive de légiférer.

En ce qui concerne l'affectation de fonds publics, de l'avis du juge Mahoney, la réparation élaborée par le juge de première instance équivaut à une affectation de fonds par un tribunal, non autorisée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Il conclut, à la p. 164:

Même s'il était décidé qu'un tribunal est compétent à légiférer en ordonnant une réparation visée au paragraphe 24(1) dans des circonstances n'impliquant pas l'affectation de crédits publics, il ne pourrait être conclu à l'existence d'un tel pouvoir lorsque la réparation en cause affecte des argents du Trésor à des fins non autorisées par le Parlement. Une approche téléologique des réparations prévues au paragraphe 24(1) ne saurait autoriser les tribunaux à aller aussi loin.

À mon sens, les prétentions des appelantes sont fondées: la Constitution du Canada n'autorise pas la réparation élaborée par le juge de première instance. Ayant conclu à l'incompatibilité de l'article 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage avec une disposition de la Constitution canadienne, le juge de première instance était obligé de déclarer cet article inopérant. Si cette conclusion avait été prise, l'absence de conflit entre les paragraphes 24(1) et 52(1) serait évidente. Comme il n'existe aucune disposition législative incompatible, aucune réparation fondée sur le paragraphe 24(1) ne doit être prononcée.

Selon mon opinion, le paragraphe 52(1) n'offre pas de "réparation" au sens réel du terme. Il expose une réalité constitutionnelle dont un tribunal ne peut omettre de tenir compte lorsqu'elle est invoquée et considérée comme applicable dans le cadre d'une instance.

Le juge Mahoney aurait accueilli l'appel et déclaré, conformément au par. 52(1), que l'art. 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage est inopérant en raison de son incompatibilité avec la Charte. À son avis, il n'existe aucun motif impératif de suspendre l'exécution du jugement pour permettre l'adoption de dispositions législatives correctives.

Les questions en litige

Dans une ordonnance en date du 13 mars 1991, le Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes:

1.Puisqu'elle a conclu que l'art. 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage (par la suite l'art. 20 de la Loi sur l'assurance‑chômage, L.R.C. (1985), ch. U‑1) crée un bénéfice inégal contrairement au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés parce qu'il établit une distinction entre les prestations que peuvent toucher les parents naturels et les parents adoptifs, la Section de première instance de la Cour fédérale est‑elle tenue par le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 de déclarer que l'art. 32 est inopérant?

2.Le paragraphe 24(1) de la Charte donne‑t‑il à la Section de première instance de la Cour fédérale le pouvoir de statuer que les parents naturels ont droit aux mêmes prestations, suivant les mêmes conditions, que celles que peuvent toucher les parents adoptifs en vertu de l'art. 32 (par la suite l'art. 20) de la Loi?

Analyse

Je trouve opportun de mentionner dès le départ que notre Cour n'est pas du tout satisfaite de la façon dont elle a été saisie du présent pourvoi. Bien que l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, ait été rendu entre le moment du procès et celui de l'audition de l'appel de la présente affaire, les appelantes ont décidé de concéder qu'il y avait eu violation de l'art. 15 et d'interjeter appel seulement quant à la question de la réparation. Notre Cour ne peut donc examiner quant au fond la question soulevée par l'art. 15, quels que puissent être ses doutes, le cas échéant, quant à la conclusion des tribunaux d'instance inférieure. En outre, comme les appelantes n'ont pas tenté en première instance d'établir une justification fondée sur l'article premier, notre Cour ne dispose pas des éléments de preuve qui auraient été présentés dans le cadre d'une analyse fondée sur l'article premier.

Notre Cour se trouve donc essentiellement devant un vide factuel en ce qui concerne d'une part la nature et l'étendue de la violation et tout particulièrement d'autre part l'objectif législatif de la disposition attaquée. Il est donc difficile pour notre Cour de tenter de déterminer quelle est la réparation appropriée dans le présent contexte.

I.L'interprétation large comme mesure corrective en vertu de l'article 52

Un tribunal jouit d'une certaine latitude dans le choix de la mesure à prendre dans le cas d'une violation de la Charte qui ne résiste pas à un examen fondé sur l'article premier. L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit l'annulation des "dispositions incompatibles" de toute règle de droit. Selon les circonstances, un tribunal peut simplement annuler une disposition, il peut l'annuler et suspendre temporairement l'effet de la déclaration d'invalidité ou il peut appliquer les techniques d'interprétation atténuée ou d'interprétation large. En outre, en vertu de l'art. 24 de la Charte, tout tribunal compétent peut octroyer à "[t]oute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte" la "réparation" qu'il estime "convenable et juste". Lorsqu'il choisit la façon dont il appliquera l'art. 52 ou l'art. 24, un tribunal doit déterminer les mesures qu'il prendra eu égard à la nature de la violation et au contexte de la loi visée.

A.La doctrine de la dissociation

La souplesse du libellé de l'art. 52 n'a rien de nouveau en droit constitutionnel canadien. Les tribunaux n'ont toujours annulé que les dispositions incompatibles des lois en appliquant la doctrine de la dissociation ou de "l'interprétation atténuée". Les tribunaux ont recours à la dissociation de façon à s'ingérer le moins possible dans les lois adoptées par le corps législatif. En règle générale, lorsque seulement une partie d'une loi ou d'une disposition viole la Constitution, il est logique de déclarer inopérante seulement la partie fautive et de maintenir en vigueur le reste du texte.

Loin d'être une technique inhabituelle, la dissociation est une pratique courante en matière constitutionnelle. Par exemple, dans le cas où un seul article d'une loi viole la Constitution, on peut normalement retrancher cet article du reste de la loi afin de ne pas avoir à annuler l'ensemble de la loi. Refuser de retrancher la partie fautive, et en conséquence déclarer inopérantes les dispositions d'une loi qui en soi ne violent pas la Constitution, est certainement le choix le plus difficile à justifier.

Par ailleurs, comme l'a fait remarquer Rogerson ("The Judicial Search for Appropriate Remedies Under the Charter: The Examples of Overbreadth and Vagueness" dans Sharpe, dir., Charter Litigation (1987) aux pp. 250 à 252), il est logique de s'attendre que la technique de la dissociation soit utilisée plus fréquemment dans les différends fondés sur la Charte que dans ceux portant sur le partage des compétences. En matière de partage des compétences, la question de la constitutionnalité nécessite souvent un examen global du caractère véritable de la loi plutôt qu'un examen des répercussions de certaines parties de la loi sur les droits individuels. Lorsqu'une loi porte atteinte au partage des compétences, l'atteinte se retrouve généralement dans l'ensemble de la loi. La situation n'est pas la même dans le cas des violations de la Charte, la partie fautive se trouvant généralement plus circonscrite.

Si la partie irrégulière d'une loi peut être isolée, il est conforme aux principes juridiques de déclarer inopérante seulement cette partie. On peut ainsi réaliser autant que possible l'objectif législatif. Toutefois, dans certains cas, la dissociation de la partie fautive sera plus attentatoire à l'objectif législatif que l'annulation possible des dispositions qui ne sont pas fautives, mais qui sont étroitement liées à celles qui le sont. Cette préoccupation se reflète dans l'énoncé classique du critère applicable en cas de dissociation mentionné dans l'arrêt Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503, à la p. 518:

[traduction] La véritable question qui se pose est de savoir si le reste n'est pas si inextricablement lié à la partie déclarée invalide qu'il ne saurait subsister indépendamment, ou comme on l'a dit parfois, si, après un examen impartial de toute la question, on peut présumer que le législateur n'aurait jamais adopté ce qui subsiste sans adopter la partie qui est ultra vires.

Ce critère fondé sur l'objet apparemment louable du maintien des parties constitutionnelles de la loi repose sur la supposition que le législateur aurait adopté la partie constitutionnelle de la loi en question sans la partie inconstitutionnelle. Dans certains cas, cette supposition ne sera pas fondée. Il sera alors nécessaire de déclarer inopérantes des parties de la loi qui ne sont pas en soi invalides.

En conséquence, la doctrine de la dissociation exige du tribunal qu'il précise soigneusement la mesure de l'incompatibilité entre la loi en question et les exigences de la Constitution et qu'il déclare inopérantes a) la partie incompatible, ainsi que b) toute partie du reste de la loi relativement à laquelle il n'y aurait pas lieu de supposer que le législateur l'aurait adoptée sans la partie incompatible.

B.L'interprétation large et la dissociation

La même analyse devrait être appliquée à la question de l'interprétation large car l'élargissement de la portée d'un texte par interprétation large ressemble étroitement à la pratique de la dissociation. Les deux techniques diffèrent quant à la façon de déterminer la mesure de l'incompatibilité. Dans le cas habituel de la dissociation, l'incompatibilité est généralement considérée comme une chose que la loi inclut à tort, et qui peut en être dissociée et annulée. Dans le cas de l'interprétation large, l'incompatibilité découle de ce que la loi exclut à tort plutôt que de ce qu'elle inclut à tort. Si l'incompatibilité découle de ce que la loi exclut, la déclaration d'invalidité de cette incompatibilité peut avoir pour effet logique d'inclure le groupe exclu dans le texte législatif en question. La portée de la loi est ainsi étendue par interprétation large au lieu de recevoir une interprétation atténuée.

On peut libeller une loi de façon à conférer un bénéfice ou un droit à un groupe (par inclusion) ou à tous sauf un certain groupe (par exclusion). Ce serait faire une distinction arbitraire que de traiter différemment ces deux genres de dispositions. On créerait ainsi une situation où le style de rédaction serait le seul critère critique dans la détermination d'une réparation. Cela est tout à fait inopportun. Le juge Rowles a fait remarquer ce qui suit dans l'arrêt Knodel c. British Columbia (Medical Services Commission) (1991), 58 B.C.L.R. (2d) 356 (C.S.C.‑B.), à la p. 388:

[traduction] Comme mentionné, lorsqu'une personne a établi qu'une loi particulière porte atteinte aux droits que lui garantit la Charte, la façon dont la loi est rédigée ou libellée ne devrait pas être pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer la réparation fondée sur la Constitution. Prétendre le contraire serait établir une disposition législative prescrivant l'interprétation de la Constitution. Par ailleurs, lorsque le droit de B au [même] bénéfice en vertu de la Charte est établi, il importe peu que la loi visée précise: (1) que A a droit aux bénéfices; ou (2) que tous ont droit aux bénéfices, sauf B.

Dans le premier cas, le tribunal devrait donner une "interprétation large" au libellé de la loi afin d'inclure "B"; dans le second, le tribunal devrait "retrancher" les termes "sauf B". Dans les deux cas, le résultat serait le même.

En conséquence, que le tribunal donne une "interprétation large" à une loi contestée ou décide d'en "retrancher" les parties fautives, il doit mettre l'accent sur la réparation appropriée dans les circonstances et non sur la qualification de la réparation utilisée pour arriver au résultat.

L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 n'a pas pour effet de restreindre le tribunal à l'examen du libellé employé par le législateur lorsqu'il détermine l'incompatibilité entre une loi et la Constitution. L'article 52 ne précise pas que les termes d'une loi qui sont incompatibles avec la Constitution sont inopérants. Il précise que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Par conséquent, l'incompatibilité peut s'entendre tant de ce qui a été omis du libellé de la loi que de ce qui y a été inclus à tort.

Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, précité, notre Cour a implicitement reconnu que la mesure de l'incompatibilité peut être déterminée par rapport au fond d'une loi plutôt que seulement par rapport à son libellé. Dans cet arrêt, la loi visée (Barristers and Solicitors Act, R.S.B.C. 1979, ch. 26, art. 42) prévoyait que seulement des citoyens canadiens pouvaient devenir avocats, dans les termes suivants:

[traduction] 42. Les membres du conseil du barreau peuvent inscrire au barreau de la province et admettre à titre de procureur de la Cour suprême

a) un citoyen canadien dont ils sont convaincus qu'il . . .

Notre Cour a statué que l'exclusion de personnes n'ayant pas la citoyenneté canadienne portait atteinte au droit à l'égalité. Au lieu d'annuler l'article au complet et d'empêcher ainsi quiconque de devenir avocat, notre Cour a déclaré inopérante seulement l'obligation d'être citoyen canadien. Toutefois, l'article n'a pas de sens si l'on supprime l'expression "un citoyen canadien"; en fait, il n'existe aucun moyen de supprimer simplement des mots afin de rendre l'article compatible avec les exigences de la Charte. Au lieu de s'en tenir à cette expression, notre Cour a invalidé l'obligation de fond d'être citoyen canadien, ce qui revient à élargir la portée de la loi afin d'inclure les non-Canadiens. L'arrêt Andrews constitue donc déjà un cas où l'étendue de l'incompatibilité a été déterminée de façon conceptuelle et non seulement par rapport au libellé de la loi.

C.L'objet de l'interprétation large et de la dissociation

(i) Respect du rôle du législateur

Le parallélisme logique qui existe entre l'interprétation large et la dissociation s'étend également à leurs objectifs. L'interprétation large est un moyen aussi important que la dissociation pour empêcher un empiétement injustifié sur le domaine législatif. À l'instar de la dissociation, l'objet de l'interprétation large est d'être aussi fidèle que possible, dans le cadre des exigences de la Constitution, au texte législatif adopté par le législateur. Rogerson fait l'observation suivante à la p. 288:

[traduction] Les tribunaux devraient certainement aller aussi loin que nécessaire pour assurer la protection des droits, mais pas davantage. L'empiétement sur les objets législatifs légitimes devrait être réduit au minimum et les lois devraient demeurer opérantes dans la mesure où il n'y a pas violation de droits. Une loi qui sert des fins sociales souhaitables peut être constitutive de droits qui méritent une certaine protection.

Il va sans dire que l'interprétation large ne sera pas toujours la mesure moins attentatoire, pour le même motif que la dissociation ne l'est parfois pas. Dans certains cas, il n'y aura pas lieu de supposer que le législateur aurait adopté la partie d'une loi autorisée par la Constitution sans celle qui ne l'est pas. Par exemple, dans le cas d'une affaire de prestations, on pourrait ne pas considérer comme fondée la supposition que le législateur aurait adopté le régime en question s'il n'avait pas pu exclure certaines personnes du droit à ces prestations.

(ii) Respect des objets de la Charte

S'il est parfois nécessaire de procéder par interprétation large pour assurer le respect des objectifs législatifs, il est également nécessaire parfois de procéder de cette façon pour assurer le respect des objets de la Charte. L'inapplicabilité absolue de l'interprétation large signifierait que les normes élaborées en vertu de la Charte devraient, dans certains cas, être appliquées d'une façon qui dérogerait aux objets sociaux fondamentaux de la Charte. Ce point a été bien exposé dans l'article de Duclos et Roach intitulé: "Constitutional Remedies as `Constitutional Hints': A Comment on R. v. Schachter" (1991), 36 R.D. McGill 1 et dans l'article de Caminker intitulé: "A Norm‑Based Remedial Model for Underinclusive Statutes" (1986), 95 Yale L.J. 1185. Selon ces auteurs, même dans les cas où les critères de la Charte permettent plus d'une réparation, les objets de la Charte pourraient bien favoriser un type de réponse plutôt qu'un autre.

L'arrêt Attorney‑General of Nova Scotia c. Phillips (1986), 34 D.L.R. (4th) 633 (C.A.N.‑É.) illustre fort bien ce point. Dans cette affaire, la plainte portait sur le fait que les mères célibataires avaient droit à un certain type de prestations d'aide sociale, mais pas les pères célibataires. La cour a statué que ces prestations étaient contraires à l'art. 15 de la Charte puisqu'elles auraient dû être accordées tant aux pères célibataires qu'aux mères célibataires. Toutefois, la cour a statué que l'art. 15 exigeait simplement le même bénéfice et que les exigences de la Charte seraient tout aussi bien satisfaites si les prestations en question étaient accordées à la fois aux mères et aux pères célibataires ou si elles n'étaient accordées ni à l'un ni à l'autre groupe. Après avoir fait cette observation et conclu qu'elle ne pouvait élargir l'octroi des prestations, la cour a décidé que la seule réparation possible était d'annuler les prestations versées aux mères célibataires. L'ironie du résultat est évidente.

Peut‑être dans certains cas l'art. 15 exige‑t‑il tout simplement une égalité relative à laquelle on pourra tout aussi bien satisfaire en prévoyant un nombre égal de cimetières qu'un nombre égal de vignobles, comme on l'a dit parfois (voir Caminker, à la p. 1186). Cependant, l'annulation des prestations offertes aux mères célibataires n'est pas compatible avec l'objet global de l'art. 15 de la Charte et ce résultat équivaut à [traduction] "l'égalité à outrance"* comme l'a soutenu le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes, l'un des intervenants en l'espèce. L'article 15 n'exige peut‑être pas absolument l'octroi de bénéfices aux mères célibataires, mais au moins il favorise sûrement une telle mesure afin de venir en aide aux personnes qui, dans ces circonstances, se trouvent défavorisées. Dans les affaires de cette nature, l'interprétation large permet au tribunal d'agir d'une façon plus compatible avec les objets fondamentaux de la Charte.

En conséquence, l'interprétation large devrait être reconnue comme une mesure corrective légitime semblable à la dissociation et devrait pouvoir être utilisée en vertu de l'art. 52 dans les cas où elle constitue une technique appropriée pour satisfaire aux objets de la Charte et réduire au minimum l'ingérence judiciaire dans les parties de la loi qui en soi ne sont pas contraires à la Charte.

II.Les mesures correctives en vertu de l'article 52

A.Déterminer la mesure de l'incompatibilité

Dans le choix d'une mesure corrective en vertu de l'art. 52, la première étape consiste à déterminer l'étendue de l'incompatibilité qui doit être annulée. Habituellement, il sera essentiel d'examiner de quelle façon la loi en question viole la Charte et pourquoi cette violation ne peut être justifiée en vertu de l'article premier. En l'espèce, comme je l'ai déjà mentionné, notre Cour est limitée dans sa démarche puisqu'elle n'a pas l'occasion d'examiner la nature de la violation et qu'elle ne dispose pas d'éléments de preuve fondés sur l'article premier.

Il convient maintenant de présenter le critère à deux volets relatif à l'article premier élaboré par notre Cour dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103:

(1) L'objectif législatif que visent les mesures restreignant les droits ou libertés d'une personne se rapporte‑t‑il à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles pour justifier la restriction de ces droits ou libertés?

(2) Les mesures choisies pour atteindre cet objectif sont‑elles proportionnelles à ce risque, c'est‑à‑dire:

a) Les mesures ont‑elles un lien rationnel avec l'objectif?

b) Les mesures portent‑elles le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question?

c) Les effets de ces mesures sont‑ils proportionnels à l'objectif en question?

(i) Le critère de l'objet

Dans certaines circonstances, le par. 52(1) exige qu'on détermine d'une façon très large la partie incompatible à annuler. Cela sera presque toujours le cas si la loi ou la disposition législative ne satisfait pas à la première partie du critère énoncé dans l'arrêt Oakes, en ce que l'objectif ne se rapporte pas à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte. Bien qu'il soit antérieur à l'arrêt Oakes, précité, l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, offre un bon exemple. Dans cette affaire, le juge en chef Dickson a statué que l'objectif de la Loi sur le dimanche, S.R.C. 1970, ch. L‑13, était contraire aux valeurs d'une société libre et démocratique. Cet arrêt étaye la proposition que si l'objectif même de la loi est inconstitutionnel, cette loi doit être annulée dans sa totalité. En fait, il est difficile d'imaginer qu'une réparation moindre soit appropriée lorsque l'objectif de la loi est réputé inconstitutionnel; toutefois, je ne veux pas écarter prématurément cette possibilité.

(ii) Le critère du lien rationnel

Lorsque l'on juge que l'objectif de la loi ou de la disposition législative se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles, mais que les moyens choisis pour l'atteindre n'ont pas de lien rationnel avec cet objectif, l'incompatibilité à invalider sera généralement la partie de la disposition qui ne satisfait pas au critère du lien rationnel.

On peut dire que l'arrêt Andrews, précité, de notre Cour appuie cette position. Nous avons statué dans cet arrêt que l'obligation d'être citoyen canadien pour être admis au Barreau de la Colombie‑Britannique porte atteinte aux droits à l'égalité garantis par l'art. 15 de la Charte. Bien que notre Cour ait conclu que cette obligation vise un objectif valide (les objectifs invoqués étaient que les avocats doivent connaître les institutions et les coutumes canadiennes et qu'ils manifestent un engagement envers celles‑ci), elle a statué qu'elle ne satisfaisait pas au critère de la proportionnalité. La Cour à la majorité a conclu que les moyens choisis à cette fin n'avaient probablement pas un lien rationnel avec ces objectifs en ce que la citoyenneté ne garantit pas la bonne connaissance de la société canadienne ou un engagement envers celle‑ci; inversement, la non‑citoyenneté ne signifie pas nécessairement qu'une personne ne connaîtra pas la société canadienne ou n'aura pas un engagement envers elle. Cette obligation a été annulée.

Dans la plupart des affaires de cette nature, il est logique de déclarer inopérante toute la partie de la loi qui ne satisfait pas à cet élément du critère de proportionnalité. Peu importe que l'objectif de la loi se rapporte à des préoccupations réelles et urgentes, si les moyens utilisés pour l'atteindre n'ont pas un lien rationnel avec cet objectif, le maintien en vigueur de la loi dans sa forme existante n'en favorisera pas l'atteinte.

(iii) Le critère de l'atteinte minimale

Lorsqu'une loi ne satisfait pas au deuxième ou au troisième élément du critère de la proportionnalité, ou aux deux, on dispose d'une plus grande latitude pour déterminer quelles sont les dispositions incompatibles. Par exemple, si le texte législatif ne satisfait pas au critère parce qu'il n'est pas conçu de façon à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté ou parce que ses effets sont disproportionnés à son objectif, on pourrait déterminer que l'incompatibilité consiste dans les dispositions non incluses dans la loi qui permettraient qu'elle soit bien conçue ou éviteraient que son effet soit disproportionné. Dans la logique du raisonnement exposé, cette incompatibilité pourrait être déclarée inopérante de sorte que la portée de la loi serait étendue par interprétation large.

Il pourrait convenir de procéder par annulation, dissociation ou interprétation large dans les cas où le texte législatif ne satisfait pas au deuxième ou au troisième élément, ou aux deux. Le choix de la réparation sera guidé par les considérations suivantes.

B.La dissociation ou l'interprétation large

Une fois établie la mesure de l'incompatibilité, la question suivante est de savoir si la solution appropriée est la dissociation ou, dans certains cas, l'interprétation large ou encore si la disposition attaquée doit être annulée dans sa totalité.

(i) La mesure corrective

Bien que l'interprétation large soit le pendant logique de la dissociation et serve la même fin, il importe de se rappeler qu'il existe une distinction importante entre les deux pratiques. En ce qui concerne la dissociation, la partie incompatible de la disposition législative peut être déterminée avec une certaine précision en fonction des exigences de la Constitution, ce qui ne sera pas toujours possible dans le cas de l'interprétation large. Dans certains cas, il ne sera pas possible, à partir d'une analyse fondée sur la Constitution, de déterminer avec suffisamment de précision dans quelle mesure il faut élargir la portée d'une loi pour la rendre compatible avec la Constitution. Il appartient alors aux législateurs et non aux tribunaux de combler les lacunes. Ce point a été très bien établi dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 169:

Même si les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits qu'elle confère aux particuliers, il incombe à la législature d'adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. Il n'appartient pas aux tribunaux d'ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives.

Dans l'arrêt Hunter, notre Cour a décidé que le régime d'autorisation des fouilles et des perquisitions établi en vertu de la loi concernée ne résistait pas à une analyse fondée sur la Charte. Dans un tel cas, il serait théoriquement possible de qualifier la mesure de l'incompatibilité comme étant l'inexistence de certaines garanties. En conséquence, dans l'abstrait, l'inexistence de garanties appropriées aurait pu être déclarée inopérante, ce qui aurait donné lieu à l'établissement des garanties appropriées. Toutefois, il n'aurait pas été opportun de prendre une telle démarche dans les circonstances puisqu'il aurait fallu établir un nouveau régime dont notre Cour aurait dû déterminer les détails.

L'arrêt Hunter a été appliqué récemment par le juge McLachlin dans l'arrêt Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232. Dans cette affaire, la question en litige portait sur l'interdiction de publicité par les membres d'une association professionnelle, sous réserve de certaines exceptions. Le juge McLachlin a statué que le règlement en question violait la Charte et avait une portée trop large pour se justifier en vertu de l'article premier. Toutefois, une certaine interdiction de publicité serait justifiable s'il y avait ajout d'autres exceptions. La question était ensuite de savoir si notre Cour devait établir ces exceptions additionnelles ou annuler tout simplement l'interdiction.

Le juge McLachlin a mentionné, à la p. 253, que la rédaction de règles qui autoriseraient seulement la publicité légitime constitue une tâche difficile et complexe qui ne découle pas précisément des exigences de la Charte :

Je suis consciente des difficultés que soulève la rédaction d'interdictions en matière de publicité qui atteindront la publicité trompeuse, mensongère et non professionnelle tout en autorisant la publicité légitime.

Puisque les exceptions ne pouvaient être déterminées avec suffisamment de précision, l'article a dû être annulé (à la p. 252):

Parce que l'article est rédigé sous forme d'exceptions limitées à une interdiction générale, la Cour serait tenue d'ajouter d'autres exceptions. À mon avis, il appartient au législateur de le faire.

Ces arrêts étayent la proposition que la cour ne devrait pas avoir recours à l'interprétation large dans les cas où la façon de procéder à l'élargissement d'une loi ne se dégage pas avec suffisamment de précision des exigences de la Constitution. Dans ces cas, le recours à l'interprétation large équivaudrait à faire des choix particuliers entre diverses options dont aucune ne ressort avec suffisamment de précision de l'interaction de la loi en question et des exigences de la Constitution. Cette responsabilité incombe au législateur et non aux tribunaux.

(ii) L'ingérence dans l'objectif législatif

L'importance primordiale de l'objectif législatif se dégage rapidement des arrêts de notre Cour, dans lesquels nous avons examiné la possibilité du recours à l'interprétation atténuée ou à l'interprétation large et décidé de ne pas nous en prévaloir.

Dans l'arrêt Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, à la p. 104, le juge Sopinka précise que, dans le choix d'une réparation par suite d'une violation de la Charte, il faut veiller à "faire appliquer les mesures les plus propres à assurer la protection des valeurs exprimées dans la Charte" et "ne pas empiéter sur le domaine législatif plus qu'il n'est nécessaire". Il a statué que l'interprétation atténuée ne convenait pas en l'espèce mais a conclu, aux pp. 104 et 105: "L'interprétation atténuée peut dans certains cas être la réparation qui, tout en atteignant les objectifs dont j'ai déjà fait mention, représente l'empiétement le moins grave sur les fonctions du législateur".

Ce n'est qu'en examinant de près l'objectif de la loi en question que l'on peut déterminer le degré d'empiétement d'une réparation particulière sur le domaine législatif. Comme mentionné, cet objectif peut ressortir de la lecture même de la disposition. Dans d'autres cas, il faudra examiner les éléments de preuve déposés dans le cadre d'une analyse fondée sur l'article premier, qui aurait échoué. Un second niveau d'intention législative peut ressortir des moyens choisis pour atteindre cet objectif.

Dans l'arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, notre Cour a annulé l'art. 276 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, la disposition sur la protection des victimes de viol. Notre Cour à la majorité a statué que cet article portait atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable. Cette disposition ne satisfaisait pas au critère de l'arrêt Oakes en raison de sa portée trop large. Elle ne pouvait pas répondre à l'exigence d'atteinte minimale que comporte le critère de proportionnalité. Dans l'examen de la réparation, le juge McLachlin a examiné la possibilité de déclarer la disposition valide en partie par l'application de techniques comme l'interprétation atténuée et l'exemption constitutionnelle, mais a conclu que ces techniques n'étaient pas applicables en l'espèce, puisqu'elles incorporeraient dans la disposition un élément que le législateur a spécifiquement choisi d'exclure, le pouvoir discrétionnaire du juge. Elle affirme, à la p. 628: "Lorsqu'elle a pour effet de modifier la loi d'une manière aussi importante, on peut se demander s'il est utile ou approprié d'appliquer la doctrine de l'exemption constitutionnelle". Il n'y a pas de doute que ces propos s'appliquent également à un élargissement par voie d'interprétation large.

La décision de notre Cour dans l'arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, est révélatrice quant au second niveau d'intention législative dont il est fait mention. Dans cette affaire, notre Cour a statué que le par. 542(2) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, qui prévoyait la détention automatique d'une personne acquittée pour cause d'aliénation mentale au bon plaisir du lieutenant‑gouverneur, contrevenait à l'art. 7 de la Charte en ce qu'il portait atteinte au droit de l'appelant à la liberté sans respecter l'équité en matière de procédure qu'exigent les principes de justice fondamentale. Dans mon jugement, j'ai rejeté l'argument qu'il suffisait de donner une interprétation large au texte législatif pour qu'il fût considéré comme respectant l'équité procédurale parce qu'il était évident que le Parlement avait, pour atteindre ses objectifs, délibérément choisi le moyen qui ne respectait pas l'exigence d'atteinte minimale que comporte le critère de proportionnalité de l'examen fondé sur l'article premier. Lorsque le choix du moyen est évident, favoriser l'atteinte de l'objectif du régime législatif par d'autres moyens constituerait un empiétement injustifié sur le domaine législatif.

Même si l'élargissement de la portée d'une loi par interprétation large peut servir à atteindre l'objectif législatif par le moyen même choisi par le législateur, il risque, dans certains cas, de constituer un empiétement indéfendable sur des décisions financières. Notre Cour a statué à juste titre que les considérations financières ne pouvaient servir à justifier une violation dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier. Toutefois, ces considérations sont évidemment pertinentes lorsque l'on a établi l'existence d'une violation qui ne peut être sauvegardée par l'article premier, que l'application de l'art. 52 se trouve déclenchée et que le tribunal examine la mesure à prendre.

Toute réparation accordée par un tribunal entraînera des répercussions financières, que ce soit une économie ou une dépense. L'annulation ou la dissociation pourrait bien donner lieu à une dépense. En l'espèce, l'intimé a mentionné l'arrêt de notre Cour Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, dans lequel une restriction fondée sur l'âge prévue dans la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, S.C. 1970‑71‑72, ch. 48, a été jugée incompatible avec la Charte, ce qui a nécessairement entraîné une dépense de fonds gouvernementaux puisque des personnes antérieurement inadmissibles aux prestations étaient dès lors habilitées à présenter une demande à cette fin. On a également fait ressortir qu'un vaste éventail d'ordonnances judiciaires ont entraîné des dépenses (voir Lajoie, "De l'interventionnisme judiciaire comme apport à l'émergence des droits sociaux" (1991), 36 R.D. McGill 1338, aux pp. 1344 et 1345). Lorsque l'on détermine s'il faut donner une interprétation large à un texte législatif, la question n'est donc pas de savoir si les tribunaux peuvent prendre des décisions qui entraînent des répercussions de nature financière, mais bien jusqu'à quel point il est de circonstance de le faire. De toute évidence, il ne conviendrait pas d'accorder une réparation qui entraîne un empiétement tellement important sur ce domaine qu'il modifie la nature du régime législatif en question.

(iii) Le changement de sens du reste du texte

Pour déterminer si l'interprétation large ou la dissociation constituerait un empiétement illégitime sur le domaine législatif, on peut aussi se demander si le sens du texte qui reste serait grandement modifié par le retranchement des parties fautives. Par exemple, dans l'arrêt Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790, notre Cour a statué que certaines exigences législatives concernant l'utilisation du français étaient inconstitutionnelles parce qu'elles étaient plus sévères que nécessaire. La loi en question établissait un régime d'exceptions prévoyant des exigences moins strictes dans certaines circonstances. Ces exigences moins strictes n'étaient pas en soi inconstitutionnelles et il aurait été possible de les retrancher de la loi et de réaliser ainsi autant que possible l'intention du législateur. Cependant, notre Cour a fait remarquer que ce retranchement aurait l'effet inverse de l'intention législative. Les exceptions visaient à faire preuve de clémence envers des personnes se trouvant dans certaines situations; le maintien de ces exceptions parallèlement à l'annulation des dispositions principales aurait eu précisément l'effet contraire et soumis ces personnes à des exigences plus rigoureuses. Notre Cour est arrivée à la conclusion, à la p. 816, que les exceptions étaient "nécessairement reliées" à la disposition fautive et qu'elles devaient être annulées même si les exceptions n'étaient pas en soi inacceptables:

Il s'agit d'un ensemble, et quand l'article initial qui lui donne naissance est déclaré inconstitutionnel, la Cour doit déclarer inopérantes les exceptions qui sont nécessairement reliées à la règle générale. C'est le moyen d'éviter que l'annulation de la composante principale d'un ensemble législatif contraire à la Constitution ne cause la déformation ou la contradiction de l'intention législative.

Cet énoncé fait fond sur les commentaires du juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, à la p. 80, dans lequel il a fait remarquer que l'interdiction de l'avortement se classe parmi les exceptions procédurales qui vont à l'encontre de la Charte, puisque la simple élimination des exceptions équivaudrait à réécrire un code entier:

Ayant jugé que ce "code entier" enfreint la Charte, il n'appartient pas à la Cour de sélectionner divers aspects de l'art. 251 pour, en fait, réécrire l'article.

Dans ces deux arrêts, le sens de la disposition non fautive changeait tellement en l'absence de la disposition fautive qu'il n'y avait pas lieu de supposer que le législateur l'aurait quand même adoptée. Le problème de l'annulation de la partie incompatible seulement est que le sens de la partie qui reste change tellement en l'absence de la partie incompatible qu'il n'y a pas lieu de supposer que le législateur l'aurait quand même adoptée.

Lorsqu'il s'agit de savoir si l'on doit accorder des bénéfices à un groupe non inclus dans la loi, la question du changement de sens du reste de la loi tourne parfois autour de la taille relative des deux groupes pertinents. Par exemple, dans l'arrêt Knodel, précité, le juge Rowles a élargi la prestation de bénéfices aux conjoints pour inclure les conjoints du même sexe. À son avis, cette mesure empiétait moins sur l'intention législative que l'annulation des bénéfices accordés aux conjoints hétérosexuels puisque le groupe à ajouter était beaucoup moins important que le groupe existant de bénéficiaires (à la p. 391):

[traduction] En l'espèce, annuler la loi et refuser les prestations aux personnes qui les reçoivent déjà constituerait un empiétement beaucoup plus important qu'octroyer ces bénéfices à la faible minorité de personnes qui ont établi qu'elles y avaient droit.

Dans l'arrêt Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), précité, notre Cour a décidé que les personnes de plus de 65 ans avaient droit aux prestations dont le versement avait été explicitement restreint aux personnes de moins de 65 ans. Dans ce cas également, le groupe à ajouter était numériquement beaucoup moins important que celui des bénéficiaires.

Si le groupe à ajouter est numériquement moins important que le groupe initial de bénéficiaires, c'est une indication que la supposition que le législateur aurait de toute façon adopté le bénéfice est fondée. Au contraire, si le groupe à ajouter est numériquement beaucoup plus important que le groupe initial de bénéficiaires, cela pourrait être une indication que cette supposition n'est pas fondée. Ce n'est pas seulement une question de chiffres. C'est plutôt que les chiffres peuvent indiquer que, pour des motifs financiers ou simplement parce que cela constituerait un changement marqué de l'objectif du programme initial, on ne peut pas supposer que le législateur aurait adopté le bénéfice en question sans l'exclusion. Dans certains contextes, le fait que le groupe à ajouter est beaucoup plus important que le groupe initial ne donnera pas lieu à ces conclusions. L'arrêt R. c. Hebb (1989), 69 C.R. (3d) 1 (N.-É.D.P.I.), en est un exemple.

(iv) Le sens de la portion restante

D'autres arrêts ont mis l'accent sur le sens ou l'historique de la partie qui reste. C'est là l'analyse utilisée dans l'arrêt Russow c. B.C. (A.G.) (1989), 35 B.C.L.R. (2d) 29 (C.S.). Dans cette affaire, la cour a examiné les diverses versions de la disposition visée en vigueur dans la province depuis la Confédération et elle a mentionné que la portion acceptable avait toujours existé. Cette constatation a aidé la cour à conclure qu'il y avait lieu de supposer que le législateur aurait adopté la portion acceptable sans la portion inacceptable (aux pp. 33 à 35).

Le juge Harlan a également fait ressortir ce point dans l'arrêt Welsh c. United States, 398 U.S. 333 (1970), à la p. 366:

[traduction] Lorsqu'une politique est profondément ancrée dans l'histoire, il y a une raison convaincante qui permet à un tribunal de procéder à la réparation législative nécessaire si le contexte administratif de la loi s'y prête, sans empiétement sur d'autres objectifs législatifs, même s'il s'agit non pas simplement d'éliminer une partie fautive, mais de faire fond sur celle‑ci.

Il est raisonnable d'examiner le sens de la partie qui reste lorsqu'on se demande si la supposition que le législateur l'aurait quand même adoptée est fondée. Si la partie qui reste a une très grande importance ou existe depuis longtemps, ce fait vient renforcer la supposition que cette partie aurait été adoptée sans la portion inacceptable.

La partie qui reste a un sens encore plus important si la Constitution favorise expressément l'adoption de ce genre de disposition. J'ai mentionné l'article de Duclos et de Roach et celui de Caminker, qui font ressortir que la Constitution peut favoriser des types particuliers de réparation, même si elle ne les exige pas directement. Cet aspect du choix de la réparation a été expressément mentionné dans l'arrêt R. v. Hebb, précité. Dans cette affaire, la cour a examiné une disposition lui imposant d'examiner si l'accusé avait les moyens de payer une amende avant d'être incarcéré pour non‑paiement. Cette disposition ne visait que les personnes âgées de 18 ans à 22 ans. La cour a statué que cette disposition constituait une discrimination fondée sur l'âge. Il fallait ensuite déterminer s'il était possible de dissocier la restriction relative à l'âge du reste de la disposition.

La cour a précisé que le retranchement de la partie fautive et l'annulation de la disposition empiéteraient tous les deux dans une certaine mesure sur l'intention du législateur. Le retranchement de la partie fautive aurait pour effet de protéger un groupe que le législateur n'avait pas eu l'intention de protéger et l'annulation de la disposition éliminerait la protection offerte au groupe que le législateur avait l'intention de protéger. Ayant jugé important, à la p. 21, le fait que la [traduction] "Constitution favorise" la protection en question, la cour a décidé que c'était là un motif valable d'élargir la portée de la disposition plutôt que de l'annuler:

[traduction] En retranchant du reste de la disposition la partie ayant trait à l'âge, on offre la protection de l'article aux personnes de tout âge accusées d'un acte criminel en ce qu'elles ne peuvent être incarcérées pour non‑paiement d'une amende tant que le tribunal ne s'est pas prononcé sur leur situation. Par contre, l'annulation de tout le par. 646(10) élimine totalement la protection offerte, y compris pour le groupe d'âge que le législateur avait tout particulièrement jugé utile de protéger.

Il importe que les tribunaux n'empiètent pas sans raison sur le domaine qui relève à bon droit du législateur. En optant pour l'une ou l'autre des réparations qui viennent d'être mentionnées, le tribunal empiétera dans une certaine mesure sur les efforts du législateur concerné. Si le résultat est l'élimination d'une protection que la Constitution favorise ‑ l'examen par un tribunal de la situation d'une personne avant son incarcération ‑ et non l'élargissement de cette protection, on soutient que le tribunal devrait viser à élargir le groupe de personnes protégées plutôt qu'à éliminer totalement cette protection.

Ce raisonnement est judicieux par rapport à ce que nous connaissons du fonctionnement habituel des corps législatifs. Le fait que les objets de la Constitution favorisent, sans imposer, le maintien de la partie acceptable d'une disposition vient renforcer la supposition que le législateur l'aurait adoptée sans la partie inacceptable.

Ce facteur pourrait bien avoir joué un rôle important dans une affaire qui portait spécifiquement sur les lois en matière de droits de la personne. Dans l'affaire Re Blainey and Ontario Hockey Association (1986), 54 O.R. (2d) 513 (C.A.), l'article premier de la loi en question (Code des droits de la personne (1981), L.O. 1981, ch. 53), prévoyait un droit à un traitement égal sans discrimination fondée, notamment, sur le sexe. Toutefois, aux termes de l'art. 19, ne constituait pas une atteinte au droit reconnu à l'article premier le fait de restreindre des activités athlétiques pour un motif fondé sur le sexe. La cour a statué que l'art. 19 violait la garantie à l'égalité en vertu de la Charte. L'association de hockey était d'avis que l'art. 19 n'était pas dissociable de l'article premier puisque l'on ne pouvait supposer que le législateur aurait adopté l'article premier sans l'art. 19, et que l'on ne devait donc pas annuler l'art. 19, même s'il portait atteinte à la Charte. En fait, s'il était exact que l'art. 19 était inextricablement lié à l'article premier, il s'ensuivrait non pas le maintien de l'art. 19, mais l'annulation de l'article premier, même s'il ne comporte en soi rien d'inacceptable lorsqu'on l'examine de façon isolée. Toutefois, il est évident qu'il y a lieu de supposer que le législateur aurait adopté l'interdiction générale de discrimination même s'il ne pouvait en restreindre l'application dans le domaine des activités sportives.

(v) Conclusion

L'analyse que je viens d'exposer devrait bien faire ressortir qu'il n'y a pas de formule magique susceptible d'aider le tribunal à décider si la solution appropriée dans un cas donné est la dissociation ou l'interprétation large. Bien que le respect du rôle du législateur et des objets de la Charte soient les deux principes directeurs, on ne pourra y satisfaire qu'en examinant soigneusement dans chaque cas les diverses considérations que je viens d'exposer.

C.La suspension temporaire de l'effet de la déclaration d'invalidité

Lorsqu'il a déterminé l'incompatibilité et décidé si cette incompatibilité devrait être annulée, retranchée de la loi en question ou recevoir une interprétation large, le tribunal a identifié la partie de la loi qui doit être annulée. La dernière étape consiste à déterminer s'il doit y avoir suspension temporaire de l'effet de la déclaration d'invalidité.

Un tribunal peut déclarer une loi ou une disposition législative inopérante, mais suspendre l'effet de cette déclaration jusqu'à ce que le législateur fédéral ou provincial ait eu l'occasion de combler le vide. Cette méthode est fort appropriée lorsque l'annulation d'une disposition présente un danger pour le public (R. c. Swain, précité) ou porte atteinte à la primauté du droit (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721). Cette méthode pourrait également être appropriée dans les cas où une disposition est limitative par opposition aux cas où elle aurait une portée trop large. Par exemple, en l'espèce, certains intervenants ont fait valoir que si l'on allègue une négation du droit au même bénéfice de la loi, la disposition législative en question ne pose habituellement pas de problème en soi. C'est le fait qu'elle ne couvre pas toutes les situations qui pose un problème, de sorte que l'annulation immédiate de la loi priverait des personnes admissibles de bénéfices sans les fournir à celle qui en fait la demande. Par ailleurs, si le gouvernement n'est pas au départ tenu de fournir les bénéfices, il est vraisemblablement inapproprié de les étendre à d'autres. La solution logique est d'annuler, mais de suspendre l'effet de la déclaration d'invalidité afin de permettre au gouvernement de décider s'il doit annuler ou étendre les bénéfices.

Je tiens à préciser que la question de la suspension de l'effet de la déclaration d'invalidité diffère totalement de celle de savoir si l'interprétation large ou l'annulation d'un texte législatif est la solution appropriée en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Bien que la suspension de l'effet de la déclaration d'invalidité soit appropriée dans certains cas, ce n'est pas une panacée au problème de l'empiétement, dans le cadre de l'art. 52, sur l'institution que constitue le corps législatif.

Une suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité est une question sérieuse du point de vue de l'application de la Charte, car on se trouve alors à permettre que se perpétue pendant un certain temps une situation qui a été jugée contraire aux principes consacrés dans la Charte. Il peut exister de bonnes raisons pragmatiques d'autoriser cet état de choses dans des cas particuliers. Toutefois, l'interprétation large est de beaucoup préférable dans les cas appropriés puisqu'elle permet d'harmoniser immédiatement la loi en question avec les exigences de la Charte.

Par ailleurs, la suspension de l'effet de la déclaration d'invalidité prononcée par le tribunal n'est pas vraiment pertinente lorsque l'on examine quelle solution, de l'interprétation large ou de l'annulation, empiète moins sur le corps législatif en tant qu'institution. En décidant de conférer une interprétation large à l'incompatibilité ou de l'annuler, le tribunal a déjà choisi le moyen le moins attentatoire. Si dans un cas particulier, l'interprétation large est moins attentatoire que l'annulation, il n'y a pas lieu de croire qu'une suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité serait une meilleure option. Suspendre l'effet d'une déclaration d'invalidité entraîne un renvoi de la question au législateur à un moment qu'il n'a pas choisi et lui impose de prendre des mesures à l'intérieur de délais qui ne seraient normalement pas les siens. Il s'agit là d'un grave empiétement sur l'institution qu'est le corps législatif. Quand l'interprétation est la solution appropriée, le législateur peut examiner la question au moment où il le juge opportun et prendre les mesures qu'il désire. En conséquence, la suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité ne devrait pas être préférée à l'interprétation large lorsqu'il convient de procéder par interprétation large.

La question de savoir s'il y a lieu de suspendre l'effet d'une déclaration d'invalidité ne devrait pas dépendre de considérations ayant trait au rôle des tribunaux et des législateurs, mais plutôt de considérations énumérées précédemment sur l'effet d'une déclaration d'invalidité sur le public.

D.Sommaire

Avant l'examen des mesures de réparation distinctes conformément au par. 24(1) de la Charte, il serait bon de résumer les propositions précitées relatives à l'application de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L'application de l'art. 52 est déclenchée lorsqu'une loi est jugée inconstitutionnelle en soi, par opposition à une simple mesure prise sous son régime. Une fois déclenchée l'application de l'art. 52, il faut répondre à trois questions. Premièrement, quelle est l'étendue de l'incompatibilité? Deuxièmement, peut‑on régler isolément le problème de cette incompatibilité, que ce soit par dissociation ou interprétation large, ou est‑elle inextricablement liée à d'autres parties de la loi? Troisièmement, doit‑il y avoir suspension temporaire de l'effet de la déclaration d'invalidité? Voici succinctement les facteurs dont il faut tenir compte:

(i) L'étendue de l'incompatibilité

L'étendue de l'incompatibilité doit être déterminée:

A. de façon large dans le cas où la loi ne satisfait pas au premier volet du critère de l'arrêt Oakes en ce que son objectif ne se rapporte pas à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles pour justifier l'atteinte à un droit garanti par la Charte; ou encore, que l'objectif du texte est jugé inconstitutionnel — et peut‑être même la loi dans sa totalité;

B. de façon plus étroite lorsque l'objectif se rapporte à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles, mais que le texte législatif ne satisfait pas au premier élément du volet de la proportionnalité du critère de l'arrêt Oakes en ce que les moyens choisis pour atteindre cet objectif n'ont pas un lien rationnel avec cet objectif — généralement restreint à la partie qui ne satisfait au critère du lien rationnel;

C. avec souplesse lorsque le texte législatif ne satisfait pas au deuxième ou au troisième élément du volet de la proportionnalité du critère de l'arrêt Oakes.

(ii) Dissociation/Interprétation large

Il sera justifié d'opter pour la dissociation ou l'interprétation large seulement dans les cas les plus clairs, chacun des critères suivants devant avoir été respectés:

A. l'objectif législatif est évident ou ressort des éléments de preuve déposés dans le cadre de l'examen fondé sur l'article premier, qui a échoué, et la dissociation ou l'interprétation large favoriserait l'atteinte de cet objectif ou constituerait un empiétement moindre sur cet objectif que l'annulation de la loi;

B. le choix des moyens utilisés par le législateur pour atteindre cet objectif n'est pas assez incontestable pour que la dissociation ou l'interprétation large constitue un empiétement inacceptable sur le domaine législatif;

C. la dissociation ou l'interprétation large ne comporterait pas un empiétement si important sur les décisions financières du législateur qu'elle modifierait la nature du régime législatif en question.

(iii) Suspension temporaire de l'effet de la déclaration d'invalidité

Un tribunal sera justifié de suspendre temporairement l'effet de la déclaration d'invalidité afin de donner au législateur fédéral ou provincial concerné l'occasion d'harmoniser la loi ou la disposition législative avec ses obligations constitutionnelles même lorsque l'annulation a été jugée l'option la plus appropriée par rapport à l'un des critères cités précédemment. Cette suspension sera ordonnée dans l'un ou l'autre des cas suivants:

A. l'annulation de la loi sans l'adoption d'un texte de remplacement poserait un danger pour le public;

B. l'annulation de la loi sans l'adoption d'un texte de remplacement menacerait la primauté du droit;

C. la loi a été jugée inconstitutionnelle parce qu'elle est limitative et non parce qu'elle a une portée trop large et son annulation priverait de bénéfices les personnes admissibles sans profiter à la personne dont les droits ont été violés.

Je tiens à préciser que ces propositions ne sont que des lignes directrices destinées à aider les tribunaux à déterminer quelle sera la solution la plus appropriée en vertu de l'art. 52; elles ne se veulent pas des règles rigides qui doivent être appliquées indépendamment des faits.

III.Le paragraphe 24(1)

A.Le paragraphe 24(1) seul

Même lorsque l'application de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 n'est pas déclenchée, il peut y avoir une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Cela peut se produire quand la loi ou la disposition législative n'est pas inconstitutionnelle en soi, mais qu'elle a donné lieu à une mesure prise en contravention des droits garantis par la Charte. Le paragraphe 24(1) offre une réparation à la personne dont les droits ont été violés.

Cette mesure a été décrite comme une sorte de technique d'interprétation atténuée; à ne pas confondre avec la véritable interprétation atténuée mentionnée ci‑dessus. La réparation accordée se fonde plutôt sur une présomption de constitutionnalité. Elle entre en jeu si le texte de la disposition en question est jugé constitutionnel et que la mesure attentatoire à laquelle il a donné lieu n'est donc pas autorisée par la disposition. J'ai statué en ce sens dans l'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, lorsque j'ai affirmé que le législateur, en conférant à un arbitre le pouvoir discrétionnaire de rendre une gamme d'ordonnances, ne pouvait avoir eu l'intention de lui conférer le pouvoir discrétionnaire de rendre des ordonnances inconstitutionnelles. Le texte législatif n'était pas inconstitutionnel en soi et il n'y avait pas lieu d'appliquer l'art. 52, mais la partie lésée avait clairement droit à une réparation en vertu du par. 24(1).

B.Le paragraphe 24(1) de concert avec l'article 52

Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu'une mesure prise en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Habituellement, si une disposition est déclarée inconstitutionnelle et immédiatement annulée en vertu de l'art. 52, l'affaire est close. Il n'y aura pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l'art. 24. Par conséquent, si l'effet de la déclaration d'invalidité est temporairement suspendu, il n'y aura pas non plus souvent lieu à une réparation en vertu de l'art. 24. Permettre une réparation fondée sur l'art. 24 pendant la période de suspension équivaudrait à donner un effet rétroactif à la déclaration d'invalidité. Enfin, si un tribunal décide de donner une interprétation atténuée ou une interprétation large, une réparation fondée sur l'art. 24 ne ferait probablement qu'accorder le même redressement que celui découlant de la mesure déjà prise par les tribunaux.

IV.Les mesures correctives appropriées en l'espèce

A.La nature du droit en cause

En l'espèce, le droit violé est un droit positif: le droit au même bénéfice de la loi. De par leur nature, les droits positifs sont habituellement assortis de considérations spéciales dans le contexte des mesures correctives. On considérera rarement que l'objectif d'un régime de bénéfices est inconstitutionnel. La violation de droits positifs donnera plus probablement lieu aux mesures correctives de l'interprétation atténuée ou large, ou de l'annulation et de la suspension de l'effet de la déclaration d'invalidité plutôt qu'à une annulation immédiate du texte législatif. En fait, si le bénéfice en question est garanti par la Constitution (par exemple, le droit de vote), il sera impératif de donner une interprétation large au texte en question. Il serait absurde pour un tribunal de priver une personne d'un droit que lui garantit la Constitution par l'annulation d'une loi qui est trop limitative. Certes, un tribunal est justifié d'empiéter sur le domaine législatif de l'élargissement d'un bénéfice garanti par la Constitution dans le cas où ce bénéfice a été lui‑même garanti par le législateur par suite d'une modification constitutionnelle.

D'autres droits seront davantage de la nature de droits "négatifs", visant simplement à restreindre l'action gouvernementale. Toutefois, même dans ces cas, les droits peuvent avoir certains aspects positifs. Par exemple, le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne constitue en un sens un droit négatif, mais l'exigence voulant que le gouvernement respecte "les principes de justice fondamentale" peut permettre de qualifier l'art. 7 de droit positif dans certaines circonstances. De même, le droit à l'égalité est une sorte de droit hybride, n'étant ni tout à fait positif ni tout à fait négatif. Dans certains contextes, il conviendra de dire que l'art. 15 confère des droits positifs.

En l'espèce, le bénéfice est une somme d'argent versée aux parents en vertu de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage et il ne s'agit pas d'un bénéfice que la Constitution oblige le Parlement à verser au groupe inclus ou au groupe exclu. À la suite de la violation concédée de l'art. 15, le Parlement est tenu d'égaliser la prestation de ce bénéfice. Le bénéfice en soi n'est pas interdit par la Constitution; la disposition pertinente est simplement trop limitative. En conséquence, il serait inapproprié de procéder à l'annulation immédiate de la disposition car on priverait ainsi des personnes admissibles d'un bénéfice, sans offrir une réparation à l'intimé. Dans un tel cas, il faut tout au moins que l'effet de la déclaration d'invalidité soit suspendu pour permettre au Parlement d'harmoniser la disposition avec les exigences constitutionnelles. Tous les procureurs généraux intervenants sont d'accord avec cette proposition même si la plupart d'entre eux sont intervenus en faveur des appelantes. Il reste maintenant à déterminer s'il s'agit d'un cas où il faut donner à la disposition une interprétation large afin d'y inclure le groupe exclu. Pour répondre à cette question, on doit examiner le texte législatif en question.

B.Le contexte de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage

Il n'est pas difficile d'établir l'objectif législatif de ce régime. Cet objectif global se dégage du jugement du juge La Forest dans l'arrêt Tétreault‑Gadoury, précité, à la p. 41:

. . . d'établir un régime d'assurance sociale aux fins d'indemniser les chômeurs pour la perte de revenus provenant de leur emploi et d'assurer leur sécurité économique et sociale pendant un certain temps et les aider ainsi à retourner sur le marché du travail.

Toutefois, il n'est pas aussi simple de dégager l'objectif de la disposition attaquée. Le libellé de la disposition n'indique pas clairement que l'objectif est d'étendre les prestations aux parents de nouveau‑nés qui demeurent à la maison pour s'en occuper; donner à cette disposition une interprétation large de manière à englober le groupe exclu favoriserait l'atteinte de cet objectif. En fait, à partir du libellé de la disposition, on pourrait rapidement conclure que l'on avait seulement l'intention d'accorder des prestations aux parents adoptifs et que l'on a délibérément exclu les parents naturels. On pourrait supposer que la disposition vise expressément à répondre à la situation particulière des parents adoptifs. Cette hypothèse ne peut certainement pas être écartée sur le seul fondement du libellé de la disposition; en outre, ni notre Cour ni les tribunaux d'instance inférieure n'ont eu l'avantage additionnel d'examiner des éléments de preuve à l'appui d'une analyse fondée sur l'article premier.

En l'absence d'un mandat fondé sur un objectif législatif clair, il serait imprudent pour moi de donner à la disposition une interprétation large de manière à inclure le groupe exclu. Un examen des répercussions financières qui s'ensuivraient vient aussi appuyer cette conclusion. Il ne s'agit pas d'une situation comparable à celle observée dans l'arrêt Tétreault‑Gadoury, précité. Dans cette affaire, les répercussions financières du retranchement de la disposition n'étaient pas importantes. En effet, les personnes inadmissibles qui devenaient admissibles constituaient un groupe restreint. En l'espèce, le groupe exclu dont on cherche l'inclusion est vraisemblablement beaucoup plus important que celui à qui sont déjà versées les prestations.

Compte tenu de la nature de la prestation et de la taille du groupe visé par la réparation, introduire par interprétation large les parents naturels dans la disposition constituerait dans les circonstances un empiétement important sur le domaine législatif. Cet empiétement serait peut‑être suffisamment important pour modifier la nature de l'ensemble du régime. Si notre Cour devait imposer le versement aux parents naturels des mêmes prestations que celles accordées aux parents adoptifs en vertu de l'art. 32, la grande restructuration financière requise à cette fin entraînerait peut‑être l'élimination du paiement d'autres prestations à d'autres groupes défavorisés. Les législateurs fédéral et provinciaux sont en bien meilleure position pour évaluer l'ensemble de la situation lorsqu'ils doivent élaborer des solutions dans des cas comme celui‑ci. De toute évidence, notre Cour doit déclarer la disposition inopérante et suspendre l'effet de cette déclaration jusqu'à ce que le législateur concerné ait soupesé tous les facteurs pertinents dans le cadre de la modification de la loi en vue de répondre aux exigences constitutionnelles.

À mon avis, il vaut la peine de signaler qu'en l'espèce le Parlement a modifié la disposition attaquée par suite de la présente action et que cette modification n'est pas celle qu'aurait imposée une interprétation large. Le Parlement a accordé les mêmes prestations aux parents adoptifs et aux parents naturels, mais pas aux mêmes conditions que celles que prévoyait initialement l'art. 32. Les deux groupes reçoivent maintenant les mêmes prestations pendant dix semaines au lieu de quinze. Cette situation constitue une illustration utile des risques de l'interprétation large dans les cas où l'intention législative n'est pas claire relativement aux questions financières. En l'espèce, donner une interprétation large à la disposition ne favoriserait pas nécessairement l'atteinte de l'objectif législatif et empiéterait manifestement sur les décisions financières puisqu'on forcerait ainsi le Parlement à affecter au programme plus de fonds qu'il ne le souhaite ou qu'il est en mesure d'affecter.

Les questions constitutionnelles

Compte tenu de l'analyse qui précède, je suis d'avis de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1.Puisqu'elle a conclu que l'art. 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage (par la suite l'art. 20 de la Loi sur l'assurance‑chômage, L.R.C. (1985), ch. U‑1) crée un bénéfice inégal contrairement au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés parce qu'il établit une distinction entre les prestations que peuvent toucher les parents naturels et les parents adoptifs, la Section de première instance de la Cour fédérale est‑elle tenue par le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 de déclarer que l'art. 32 est inopérant?

La réponse à la première question est, dans les circonstances, affirmative, mais l'effet de cette déclaration d'invalidité peut être suspendu pendant un certain temps pour que le Parlement puisse modifier le texte législatif d'une façon qui lui permette de respecter ses obligations constitutionnelles. Cela ne signifie pas que l'art. 52 n'a pas la souplesse requise pour offrir une mesure corrective autre que l'annulation d'une disposition inconstitutionnelle dans sa totalité. Dans les circonstances appropriées, un tribunal peut opter pour la dissociation ou une interprétation large de façon à harmoniser la disposition avec la Charte. On ne devrait exercer cette option que dans les cas les plus clairs, compte tenu des principes énoncés ci‑dessus relativement à la nature du droit et au contexte spécifique de la loi.

2.Le paragraphe 24(1) de la Charte donne‑t‑il à la Section de première instance de la Cour fédérale le pouvoir de statuer que les parents naturels ont droit aux mêmes prestations, suivant les mêmes conditions, que celles que peuvent toucher les parents adoptifs en vertu de l'art. 32 (par la suite l'art. 20) de la Loi?

Il faut répondre à cette question par la négative. Le paragraphe 24(1) prévoit une réparation individuelle lorsque des mesures prises en vertu d'une loi violent les droits garantis à une personne par la Charte. Toutefois, dans les circonstances appropriées, les tribunaux ont un pouvoir limité, en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, de donner une interprétation large à une loi pour en étendre le champ d'application.

Dispositif

En définitive, le pourvoi est accueilli et le jugement du juge de première instance est infirmé. Normalement, j'ordonnerais que l'art. 32 de la Loi de 1971 de l'assurance‑chômage (par la suite l'art. 20 de la Loi sur l'assurance‑chômage) soit annulé conformément à l'art. 52 et soit déclaré inopérant et je suspendrais aussi l'effet de cette déclaration d'invalidité jusqu'à ce que le Parlement ait modifié la loi pour l'harmoniser avec ses obligations constitutionnelles. Toutefois, je n'ai pas à le faire en l'espèce puisque la disposition attaquée a été abrogée et remplacée en novembre 1990.

Par ailleurs, il ne s'agit pas en l'espèce d'un cas où il serait approprié d'accorder une réparation à l'intimé, par exemple des dommages‑intérêts, en vertu du par. 24(1). La doctrine classique en matière de dommages‑intérêts est que le plaignant doit être mis dans la situation où il aurait été s'il n'y avait pas eu faute. En l'espèce, le plaignant aurait pu se trouver dans deux situations différentes: il aurait pu recevoir les prestations au même titre que les bénéficiaires initiaux ou encore ne pas en recevoir du tout, si les prestations n'avaient été offertes ni au plaignant ni aux bénéficiaires initiaux. Le choix de la réparation en vertu de l'art. 24 repose en conséquence sur une hypothèse quant à la situation dans laquelle se serait trouvé le plaignant. Toutefois, j'ai déjà déterminé quelle est l'hypothèse qui doit être faite dans le cadre d'une analyse en vertu de l'art. 52 et j'ai établi que l'on ne peut supposer que le législateur aurait adopté le bénéfice de façon à inclure le plaignant. En conséquence, le plaignant ne se trouve pas maintenant dans une situation pire que celle dans laquelle il se serait trouvé s'il n'y avait pas eu faute.

Bien que l'intimé n'ait pas eu gain de cause devant notre Cour, je n'estime pas approprié de le condamner aux dépens. Il a eu gain de cause relativement à la question fondée sur l'art. 15 en première instance; l'autre poursuite a porté seulement sur le choix de la réparation, à la suite de la concession faite par les appelantes. Compte tenu de cette concession, l'intimé a attiré l'attention du Parlement sur une lacune de la loi à laquelle il a été remédié par l'abrogation et le remplacement de la disposition attaquée. Il ne devrait pas être pénalisé parce que le différend a porté seulement sur la question de la réparation. En conséquence, l'intimé a droit à ses dépens comme entre procureur et client.

Version française des motifs des juges La Forest et L'Heureux-Dubé rendus par

//Le juge La Forest//

Le juge La Forest — J'ai eu l'avantage de lire les motifs du Juge en chef et je suis d'accord avec le dispositif qu'il propose et avec ses réponses aux questions constitutionnelles. Ma position repose sur le simple fait que l'on a concédé que la loi en cause viole la Charte canadienne des droits et libertés et qu'elle ne fait pas partie du genre très limité de causes où seule une partie de la loi peut faire l'objet d'une interprétation atténuée ou d'une correction qui introduit, par interprétation large, des éléments reflétant de toute façon l'intention évidente du législateur. Comme le souligne le Juge en chef, l'interprétation atténuée des lois est riche d'une longue tradition et, à mon avis, l'interprétation large devrait également être appliquée lorsque cela revient essentiellement au même. Je remarque que le Juge en chef mentionne, et je partage son opinion, qu'on ne devrait utiliser ces techniques que dans les cas les plus clairs. Il n'appartient pas aux tribunaux de récrire la loi. Je conviens également qu'il n'est guère opportun, compte tenu de la mesure prise subséquemment par le Parlement, de déclarer inopérante la disposition attaquée et de suspendre l'effet de cette déclaration.

Il n'en faut pas plus pour résoudre l'affaire, et il est inutile de commenter davantage. Il ne faudrait toutefois pas croire que, en limitant ainsi mes motifs, je suis fondamentalement en désaccord avec l'opinion exprimée par le Juge en chef sur les moyens permettant de déterminer les cas où il convient d'appliquer les techniques d'interprétation atténuée ou d'interprétation large. En fait, ses motifs me sont d'une aide précieuse à cet égard. J'adopte plutôt cette démarche restrictive parce que la manière peu satisfaisante dont nous avons été saisis de cette affaire nous oblige à répondre aux questions dans l'abstrait, ce qui entraîne le risque de rendre des décisions trompeuses ou insuffisamment assorties de réserves.

Tout d'abord, je ne suis pas du tout certain qu'en l'espèce la Charte ait été violée. À première vue (et le Juge en chef y fait allusion), il ne semble pas tout à fait déraisonnable de croire que le Parlement ait pu avoir d'excellentes raisons d'encourager les parents adoptifs en tant que groupe; l'intervention judiciaire a eu pour effet de priver ce groupe d'une partie des fonds destinés à répondre au problème que le Parlement avait probablement en vue. Notre Cour a, à maintes reprises, mentionné que le Parlement peut, à un moment, s'attaquer par voie constitutionnelle à un problème ou à une partie de celui‑ci. Mais la façon dont l'affaire nous a été soumise nous oblige à présumer du caractère inconstitutionnel en l'absence d'éléments de preuve sur le contexte qui, à mon avis, sont essentiels à l'étude de l'étendue de l'incompatibilité avec la Charte.

Normalement, on étudie une affaire en tenant compte des faits qui délimitent la portée d'une décision de la Cour. En l'espèce, nous sommes contraints d'aborder les critères relatifs à l'interprétation atténuée ou à l'interprétation large d'une façon qui risque de donner l'impression qu'ils sont d'application universelle. Il faut toutefois souligner que l'affaire met en cause un régime d'aide sociale qui peut prescrire une méthode très différente de celle qu'on adopterait dans d'autres domaines. Ainsi, notre Cour a maintes fois énoncé dans ses arrêts, par exemple dans R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, qu'il n'appartient pas aux tribunaux d'inventer des régimes ayant pour effet d'augmenter les pouvoirs de la police (aux pp. 56 et 57). Cette opinion s'explique non pas tant par la complexité des régimes possibles (comme le Juge en chef semble le laisser entendre à un certain moment), mais par le risque de détourner les tribunaux de leur devoir fondamental, aux termes de la Charte, de protéger les droits garantis aux particuliers.

Comme je l'ai remarqué précédemment, le fait est que le pouvoir législatif appartient au Parlement et aux législatures. Les tribunaux ont le devoir de veiller à ce que les lois répondent aux normes constitutionnelles et de les déclarer inopérantes dans le cas contraire. Ils exercent ainsi une pression sur les corps législatifs qui doivent, dès le départ, s'en tenir aux limites de leurs pouvoirs constitutionnels. On ne devrait pas s'en remettre aux tribunaux pour corriger des lois invalides. Les régimes d'aide sociale ouvrent peut‑être plus grande la porte à l'intervention judiciaire (et la rendent certainement plus tentante). Dans l'affaire Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, par exemple, le Parlement adopterait sûrement la réparation, qui est évidente, plutôt que de voir disparaître le régime entier. Mais lorsqu'il s'agit de lois qui empiètent sur la liberté de la personne, les tribunaux devraient adopter une position dissuadant les législateurs d'adopter des dispositions ayant une portée trop large et devraient se montrer peu empressés à apporter une mesure corrective.

J'ai ajouté ces commentaires afin de souligner que la question de l'interprétation large et de l'interprétation atténuée comporte d'autres dimensions (je n'en ai mentionné que quelques‑unes) en raison desquelles il faudra apporter des réserves aux propositions énoncées par le Juge en chef. Je remarque qu'il a sagement indiqué que ces propositions ne sont que des lignes directrices destinées à aider les tribunaux et qu'elles ne se veulent pas des règles rigides qui doivent être appliquées indépendamment des faits.

J'éprouve le plus de doutes relativement aux motifs du Juge en chef lorsqu'il lie étroitement l'application de l'interprétation atténuée ou de l'interprétation large à la liste établie dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Bien que cette méthode puisse être utile à l'occasion, je crains qu'elle ne favorise une attitude mécaniste face au processus, plutôt que l'étude de questions plus fondamentales, comme celles que j'ai mentionnées précédemment, et qui se situent bien au‑delà des faits.

Pourvoi accueilli avec dépens à l'intimé. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, mais l'effet de cette déclaration d'invalidité peut être suspendu pendant un certain temps pour que le Parlement puisse modifier le texte législatif d'une façon qui lui permette de respecter ses obligations constitutionnelles. La seconde question constitutionnelle reçoit une réponse négative. Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit une réparation individuelle lorsque des mesures prises en vertu d'une loi violent les droits garantis à une personne par la Charte. Dans les circonstances appropriées, les tribunaux ont un pouvoir limité, en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, de donner une interprétation large à une loi pour en étendre le champ d'application.

Procureur des appelantes: John C. Tait, Ottawa.

Procureurs de l'intimé Shalom Schachter: Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.

Procureurs de l'intimé le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes: Tory, Tory, DesLauriers & Binnington, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick: Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan: Brian Barrington‑Foote, Regina.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta: Le procureur général de l'Alberta, Edmonton.

Procureur de l'intervenant le procureur général de Terre‑Neuve: Le procureur général de Terre‑Neuve, St. John's.

Procureurs de l'intervenant le Conseil de revendication des droits des minorités: Cogan & Cogan, Ottawa.

* Voir Erratum [1993] 2 R.C.S. iv


Synthèse
Référence neutre : [1992] 2 R.C.S. 679 ?
Date de la décision : 09/07/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, mais l'effet de cette déclaration d'invalidité peut être suspendu pendant un certain temps pour que le Parlement puisse modifier le texte législatif d'une façon qui lui permette de respecter ses obligations constitutionnelles. La seconde question constitutionnelle reçoit une réponse négative. Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit une réparation individuelle lorsque des mesures prises en vertu d'une loi violent les droits garantis à une personne par la Charte. Dans les circonstances appropriées, les tribunaux ont un pouvoir limité, en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, de donner une interprétation large à une loi pour en étendre le champ d'application

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l'égalité - Réparations - Prestations limitatives - Parents naturels ne bénéficiant pas des mêmes prestations que les parents adoptifs en vertu de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage - L'article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 exige‑t‑il que le tribunal déclare inopérant l'article incompatible? - L'article 24 de la Charte donne‑t‑il au tribunal le pouvoir de statuer que les parents naturels ont droit aux mêmes prestations que les parents adoptifs? - Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1) - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 15(1), 24(1) - Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, S.C. 1970‑71‑72, ch. 48, art. 32.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Exécution - Réparation appropriée - Prestations limitatives - Parents naturels ne bénéficiant pas des mêmes prestations que les parents adoptifs en vertu de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage - L'article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 exige‑t‑il que le tribunal déclare inopérant l'article incompatible? - L'article 24 de la Charte donne‑t‑il au tribunal le pouvoir de statuer que les parents naturels ont droit aux mêmes prestations que les parents adoptifs?.

En 1985, l'épouse de l'intimé a reçu des prestations de maternité pendant 15 semaines en vertu de l'art. 30 de la Loi de 1971 de l'assurance‑chômage. Bien qu'il ait eu l'intention de rester à la maison avec le nouveau‑né dès que son épouse pourrait retourner au travail, l'intimé a finalement pris trois semaines de congé sans traitement. Il avait tout d'abord fait une demande de prestations en vertu de l'art. 30 pour justifier son absence du travail mais, puisque l'art. 30 était limité aux prestations de maternité, il a ensuite modifié une formule de demande de "prestations de paternité" en vertu de l'art. 32. Cet article prévoit le versement de prestations aux parents adoptifs pendant 15 semaines à la suite du placement d'un enfant dans leur foyer. Les deux parents peuvent se partager ces prestations comme ils l'entendent. La demande de l'intimé a été refusée parce qu'il n'était pas "disponible pour travailler", motif d'exclusion pour tous les prestataires, sauf ceux faisant une demande de prestations de maternité ou d'adoption.

L'intimé a interjeté appel de la décision auprès d'un conseil arbitral. L'appel a été rejeté et l'intimé a interjeté un autre appel devant un juge‑arbitre. Cet appel n'a jamais été entendu puisque l'intimé avait fait connaître son intention de soulever des questions constitutionnelles; les parties ont convenu que la Section de première instance de la Cour fédérale serait mieux placée pour résoudre les questions constitutionnelles. Le juge de première instance a conclu à une violation de l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés en ce que l'art. 32 établit une discrimination entre les parents naturels et les parents adoptifs relativement au congé parental. Il a accordé une réparation sous forme de jugement déclaratoire en vertu du par. 24(1) de la Charte et octroyé aux parents naturels les mêmes prestations que celles accordées aux parents adoptifs en vertu de l'art. 32. Les appelantes ont par la suite concédé qu'il y a eu violation de l'art. 15 de la Charte. La Cour d'appel a confirmé la décision du juge de première instance.

La disposition attaquée a depuis été modifiée et prévoit maintenant que les parents naturels ont droit, selon des modalités identiques, aux mêmes prestations que les parents adoptifs, pendant une période totale de 10 semaines au lieu des 15 semaines prévues initialement.

Les questions constitutionnelles formulées en Cour suprême sont de savoir (l) si le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 exige que l'art. 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, parce qu'il crée un bénéfice inégal contrairement au par. 15(1) de la Charte, soit déclaré inopérant; et (2) si le par. 24(1) donne à la Section de première instance de la Cour fédérale le pouvoir de statuer que les parents naturels ont droit aux mêmes prestations, suivant les mêmes conditions, que celles que peuvent toucher les parents adoptifs en vertu de l'art. 32.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative, mais l'effet de cette déclaration d'invalidité peut être suspendu pendant un certain temps pour que le Parlement puisse modifier le texte législatif d'une façon qui lui permette de respecter ses obligations constitutionnelles. La seconde question constitutionnelle reçoit une réponse négative. Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit une réparation individuelle lorsque des mesures prises en vertu d'une loi violent les droits garantis à une personne par la Charte. Dans les circonstances appropriées, les tribunaux ont un pouvoir limité, en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, de donner une interprétation large à une loi pour en étendre le champ d'application.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin: En règle générale, lorsque seulement une partie d'une loi ou d'une disposition viole la Constitution, seule la partie fautive devrait être déclarée inopérante. La doctrine de la dissociation exige du tribunal qu'il précise soigneusement la mesure de l'incompatibilité entre la loi en question et les exigences de la Constitution et qu'il déclare inopérantes a) la partie incompatible, ainsi que b) toute partie du reste de la loi relativement à laquelle il n'y aurait pas lieu de supposer que le législateur l'aurait adoptée sans la partie incompatible.

Dans le cas de l'interprétation large, l'incompatibilité découle de ce que la loi exclut à tort plutôt que de ce qu'elle inclut à tort. Si l'incompatibilité découle de ce que la loi exclut, la déclaration d'invalidité de cette incompatibilité peut avoir pour effet logique d'inclure le groupe exclu dans le texte législatif en question. La portée de la loi est étendue par interprétation large au lieu de recevoir une interprétation atténuée.

L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne restreint pas le tribunal à l'examen du libellé employé par le législateur lorsqu'il détermine l'incompatibilité entre une loi et la Constitution. L'article 52 rend inopérantes les dispositions incompatibles d'une règle de droit et non pas les termes d'une loi. L'incompatibilité peut s'entendre tant de ce qui a été omis du libellé de la loi que de ce qui y a été inclus à tort.

L'objet de l'interprétation large est d'être aussi fidèle que possible, dans le cadre des exigences de la Constitution, au texte législatif adopté par le législateur. Il va sans dire que, dans certains cas, il n'y aura pas lieu de supposer que le législateur aurait adopté la partie d'une loi autorisée par la Constitution sans celle qui ne l'est pas. Dans ce cas, l'interprétation large ne conviendrait pas. S'il est parfois nécessaire de procéder par interprétation large pour assurer le respect des objectifs législatifs, il est également nécessaire parfois de procéder de cette façon pour assurer le respect des objets de la Charte. L'interprétation large est donc une mesure corrective légitime semblable à la dissociation et devrait pouvoir être utilisée en vertu de l'art. 52 dans les cas où elle constitue une technique appropriée pour satisfaire aux objets de la Charte et réduire au minimum l'ingérence judiciaire dans les parties de la loi qui en soi ne sont pas contraires à la Charte.

Dans le choix d'une mesure corrective en vertu de l'art. 52, la première étape consiste à déterminer l'étendue de l'incompatibilité qui doit être annulée. Habituellement, il sera essentiel d'examiner de quelle façon la loi en question viole la Charte et pourquoi cette violation ne peut être justifiée en vertu de l'article premier.

Dans certaines circonstances, le par. 52(1) exige qu'on détermine d'une façon très large la partie incompatible à annuler. Cela sera presque toujours le cas si la loi ou la disposition législative ne satisfait pas à la première partie du critère énoncé dans l'arrêt Oakes, en ce que l'objectif ne se rapporte pas à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte. Si l'objectif même de la loi est inconstitutionnel, cette loi doit presque toujours être annulée dans sa totalité.

Lorsque l'on juge que l'objectif de la loi ou de la disposition législative se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles, mais que les moyens choisis pour l'atteindre n'ont pas de lien rationnel avec cet objectif, l'incompatibilité à invalider sera généralement la partie de la disposition qui ne satisfait pas au critère du lien rationnel. Peu importe que l'objectif de la loi se rapporte à des préoccupations réelles et urgentes, si les moyens utilisés pour l'atteindre n'ont pas un lien rationnel avec cet objectif, le maintien en vigueur de la loi dans sa forme existante n'en favorisera pas l'atteinte. Lorsqu'une loi ne satisfait pas au deuxième ou au troisième élément du critère de la proportionnalité, ou aux deux, on dispose d'une plus grande latitude pour déterminer quelles sont les dispositions incompatibles. Il pourrait convenir de procéder par annulation, dissociation ou interprétation large dans les cas où le texte législatif ne satisfait pas au deuxième ou au troisième élément, ou aux deux.

Un fois établie la mesure de l'incompatibilité d'une disposition, il faut se demander si la bonne réparation est la dissociation, l'interprétation large ou son annulation en totalité.

Il existe une distinction importante entre la dissociation et l'interprétation large. En ce qui concerne la dissociation, la partie incompatible de la disposition législative peut être déterminée avec une certaine précision en fonction des exigences de la Constitution, ce qui ne sera pas toujours possible dans le cas de l'interprétation large. Lorsqu'il n'est pas possible, à partir d'une analyse fondée sur la Constitution, de déterminer avec suffisamment de précision dans quelle mesure il faut élargir la portée d'une loi pour la rendre compatible avec la Constitution, il appartient aux législateurs et non aux tribunaux de combler les lacunes.

Lorsque l'on détermine s'il faut donner une interprétation large à un texte législatif, la question n'est pas de savoir si les tribunaux peuvent prendre des décisions qui entraînent des répercussions de nature financière, mais bien jusqu'à quel point il est de circonstance de le faire. De toute évidence, il ne conviendrait pas d'accorder une réparation qui entraîne un empiétement tellement important sur ce domaine qu'il modifie la nature du régime législatif en question. Le tribunal devrait se demander si le sens du texte qui reste serait grandement modifié par le retranchement des parties fautives. Le problème de l'annulation de la partie incompatible seulement est que le sens de la partie qui reste peut tellement changer en l'absence de la partie incompatible qu'il n'y a pas lieu de supposer que le législateur l'aurait quand même adoptée.

Lorsqu'il s'agit de savoir si l'on doit accorder des bénéfices à un groupe non inclus dans la loi, la question du changement de sens du reste de la loi tourne parfois autour de la taille relative des deux groupes pertinents. La supposition que le législateur aurait adopté le bénéfice est plus souvent fondée si le groupe à ajouter est numériquement moins important que le groupe initial de bénéficiaires. Cette supposition n'est cependant pas nécessairement fondée si le groupe à ajouter est numériquement beaucoup plus important que le groupe initial de bénéficiaires. Ce n'est pas seulement une question de chiffres. C'est plutôt que les chiffres peuvent indiquer que, pour des motifs financiers ou simplement parce que cela constituerait un changement marqué de l'objectif du programme initial, on ne peut pas supposer que le législateur aurait adopté le bénéfice en question sans l'exclusion.

Il est raisonnable d'examiner le sens de la partie qui reste lorsqu'on se demande si la supposition que le législateur l'aurait quand même adoptée est fondée. Si la partie qui reste a une très grande importance ou existe depuis longtemps, ce fait vient renforcer la supposition que cette partie aurait été adoptée sans la portion inacceptable. Le fait que les objets de la Constitution favorisent, sans imposer, le maintien de la partie acceptable d'une disposition vient renforcer la supposition que le législateur l'aurait adoptée sans la partie inacceptable.

La dernière étape consiste à déterminer s'il doit y avoir suspension temporaire de l'effet de la déclaration d'invalidité. Un tribunal peut déclarer une loi ou une disposition législative inopérante, mais suspendre l'effet de cette déclaration jusqu'à ce que le législateur fédéral ou provincial ait eu l'occasion de combler le vide. La question de la suspension de l'effet de la déclaration d'invalidité diffère totalement de celle de savoir si l'interprétation large ou l'annulation d'un texte législatif est la solution appropriée en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. La suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité ne devrait pas être préférée à l'interprétation large lorsqu'il convient de procéder par interprétation large. La question de savoir s'il y a lieu de suspendre l'effet d'une déclaration d'invalidité ne devrait pas dépendre de considérations ayant trait au rôle des tribunaux et des législateurs, mais plutôt de considérations sur l'effet d'une déclaration d'invalidité sur le public.

Même lorsque l'application de l'art. 52 n'est pas déclenchée, il peut y avoir une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Cela peut se produire quand la loi ou la disposition législative n'est pas inconstitutionnelle en soi, mais qu'elle a donné lieu à une mesure prise en contravention des droits garantis par la Charte. Le paragraphe 24(1) offre une réparation à la personne dont les droits ont été violés.

Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu'une mesure prise en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Habituellement, si une disposition est déclarée inconstitutionnelle et immédiatement annulée en vertu de l'art. 52, l'affaire sera close. Il n'y aura pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l'art. 24.

Le droit violé en l'espèce est un droit positif: le droit au même bénéfice de la loi. Il s'agit d'un bénéfice pécuniaire, et non pas d'un bénéfice que la Constitution oblige le Parlement à verser au groupe inclus ou au groupe exclu. À la suite de la violation concédée de l'art. 15, le Parlement est tenu d'égaliser la prestation de ce bénéfice, si tant est qu'il doit y avoir prestation. Le bénéfice en soi n'est pas interdit par la Constitution; la disposition pertinente est simplement trop limitative. En conséquence, il ne serait pas approprié de procéder à l'annulation immédiate de la disposition car on priverait ainsi des personnes admissibles d'un bénéfice, sans offrir une réparation à l'intimé. Dans un tel cas, il faut tout au moins que l'effet de la déclaration d'invalidité soit suspendu pour permettre au Parlement d'harmoniser la disposition avec les exigences constitutionnelles.

En l'absence d'un mandat fondé sur un objectif législatif clair, il serait imprudent de donner à la disposition une interprétation large de manière à inclure le groupe exclu. Un examen du bénéfice et de la taille du groupe ainsi que des répercussions financières qui s'ensuivraient vient appuyer cette conclusion. La solution appropriée consistait à déclarer la disposition inopérante et à suspendre l'effet de cette déclaration jusqu'à ce que le législateur concerné ait soupesé tous les facteurs pertinents dans le cadre de la modification de la loi en vue de répondre aux exigences constitutionnelles. Il est révélateur que le Parlement ait modifié la disposition attaquée par suite de la présente action et que cette modification ne soit pas celle qu'aurait imposée une interprétation large.

Les juges La Forest et L'Heureux‑Dubé: On a concédé que la loi en cause viole la Charte canadienne des droits et libertés et qu'elle ne fait pas partie du genre très limité de causes où seule une partie de la loi peut faire l'objet d'une interprétation atténuée ou d'une correction qui introduit, par interprétation large, des éléments reflétant de toute façon l'intention évidente du législateur. L'interprétation atténuée des lois est riche d'une longue tradition et l'interprétation large est possible lorsque cela revient essentiellement au même. Cependant, on ne devrait utiliser ces techniques que dans les cas les plus clairs. Compte tenu de la mesure prise subséquemment par le Parlement, il n'était pas opportun de déclarer inopérante la disposition attaquée et de suspendre l'effet de cette déclaration.

D'autres dimensions de la question de l'interprétation large et de l'interprétation atténuée commandent que des réserves soient apportées aux propositions que le juge en chef Lamer a énoncées comme étant des lignes directrices. L'application de l'interprétation atténuée ou de l'interprétation large ne devrait pas être liée étroitement à la liste établie dans l'arrêt R. c. Oakes parce qu'elle pourrait favoriser une attitude mécaniste, plutôt que l'étude de questions plus fondamentales qui se situent bien au‑delà des faits.


Parties
Demandeurs : Schachter
Défendeurs : Canada

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêts examinés: Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Attorney-General of Nova Scotia c. Phillips (1986), 34 D.L.R. (4th) 633
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232
Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
arrêts mentionnés: Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503
Knodel c. British Columbia (Medical Services Commission) (1991), 58 B.C.L.R. (2d) 356
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Morgentaler, [1989] 1 R.C.S. 30
Tétrault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790
R. c. Hebb (1989), 69 C.R. (3d) 1
Russow c. B.C. (A.G.) (1989), 35 B.C.L.R. (2d) 29
Welsh c. United States, 398 U.S. 333 (1970)
Re Blainey and Ontario Hockey Association (1986), 54 O.R. (2d) 513
Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038.
Citée par le juge La Forest
Arrêts mentionnés: R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Lois et règlements cités
Barristers and Solicitors Act, R.S.B.C. 1979, ch. 26, art. 42
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 15(1), 24(1).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 542(2).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276.
Code des droits de la personne (1981), L.O. 1981, ch. 53, art. 1, 19.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, S.C. 1970‑71‑72, ch. 48, art. 30 [mod. par S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 150, art. 4], art. 32(1) [mod. par S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 150, art. 5].
Loi sur le dimanche, S.R.C. 1970, ch. L‑13.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, règle 341A [aj. DORS/79‑57, art. 8].
Doctrine citée
Caminker, Evan. "A Norm‑Based Remedial Model for Underinclusive Statutes" (1986), 95 Yale L.J. 1185.
Duclos, Nitya and Kent Roach. "Constitutional Remedies as `Constitutional Hints': A Comment on R. v. Schachter" (1991), 36 R.D. McGill 1.
Lajoie, Andrée. "De l'interventionnisme judiciaire comme apport à l'émergence des droits sociaux" (1991), 36 R.D. McGill 1338.
Rogerson, Carol. "The Judicial Search for Appropriate Remedies Under the Charter: The Examples of Overbreadth and Vagueness". In R. Sharpe, ed., Charter Litigation. Toronto: Butterworths, 1987.

Proposition de citation de la décision: Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 (9 juillet 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-07-09;.1992..2.r.c.s..679 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award