La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

02/12/2022 | CANADA | N°2022CSC51

Canada | Canada, Cour suprême, 2 décembre 2022, F. c. N., 2022 CSC 51


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : F. c. N., 2022 CSC 51
 

 

 
Appel entendu : 12 avril 2022
Jugement rendu : 2 décembre 2022
Dossier : 39875


 
Entre :
 
F.
Appelante
 
et
 
N.
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, Bureau de l’avocat des enfants, Defence for Children International-Canada et Conseil canadien des femmes musulmanes
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, C

té, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 137)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Rowe)


 ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : F. c. N., 2022 CSC 51
 

 

 
Appel entendu : 12 avril 2022
Jugement rendu : 2 décembre 2022
Dossier : 39875

 
Entre :
 
F.
Appelante
 
et
 
N.
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, Bureau de l’avocat des enfants, Defence for Children International-Canada et Conseil canadien des femmes musulmanes
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 137)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Rowe)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 138 à 196)

Le juge Jamal (avec l’accord des juges Karakatsanis, Brown et Martin)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
F.                                                                                                                     Appelante
c.
N.                                                                                                                           Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
Bureau de l’avocat des enfants,
Defence for Children International-Canada et
Conseil canadien des femmes musulmanes                                             Intervenants
Répertorié : F. c. N.
2022 CSC 51
No du greffe : 39875.
2022 : 12 avril; 2022 : 2 décembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit de la famille — Garde — Enlèvement international d’enfants — Pouvoir de rendre une ordonnance parentale — Préjudice grave infligé à un enfant — Intérêt véritable de l’enfant — Ordonnance de retour — Parties résidant aux Émirats arabes unis avec leurs deux enfants — Mère emmenant les enfants en voyage en Ontario avec le consentement du père mais refusant de revenir — Père demandant au tribunal ontarien d’ordonner le retour des enfants — Mère demandant que le tribunal ontarien exerce sa compétence pour rendre une ordonnance parentale sur le fond — Tribunal ontarien déclinant compétence parce qu’il n’était pas convaincu que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario et ordonnant le retour des enfants aux Émirats arabes unis — Le tribunal ontarien a‑t‑il erré en déclinant compétence et en ordonnant le retour des enfants? — Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, c. C‑12, art. 23, 40.
                    Le père et la mère ont deux enfants, nés en 2016 et en 2019. Le père est un citoyen pakistanais, et il vit à Dubaï, aux Émirats arabes unis (« ÉAU »), depuis 2008. La mère, qui a la double citoyenneté pakistanaise et canadienne, a quitté le Pakistan avec sa famille pour s’installer en Ontario en 2005, puis elle a déménagé à Dubaï en 2012 quand elle a épousé le père. La mère ne possède pas de statut indépendant de résidente à Dubaï, et elle a été parrainée par le père tout au long de leur mariage. Elle est la personne qui prend principalement soin des enfants.
                    En juin 2020, la mère s’est rendue en Ontario avec les enfants. Ils sont partis de Dubaï avec des billets d’avion aller‑retour, apparemment pour visiter sa famille. Le père a consenti à ce voyage; mais quelques semaines plus tard, la mère a informé le père qu’elle avait l’intention de rester en Ontario avec les enfants et de ne pas retourner à Dubaï. Le père a introduit des procédures en Ontario en vue d’obtenir, en vertu de l’art. 40 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance (« LRDE »), une ordonnance enjoignant le retour des enfants à Dubaï. S’appuyant sur l’art. 23 de la LRDE, la mère a affirmé que le tribunal ontarien devrait exercer sa compétence pour trancher la garde et les droits de visite, car les enfants subiraient un préjudice grave s’ils devaient retourner à Dubaï. Elle a prétendu qu’il était dans l’intérêt véritable des enfants qu’ils restent en Ontario avec elle. Le père a répliqué que le tribunal ontarien ne devrait pas se déclarer compétent pour rendre une ordonnance parentale, et qu’il était dans l’intérêt véritable des enfants que toutes les questions de garde et de droit de visite soient tranchées aux ÉAU.
                    Avant l’instruction de la demande du père, il a présenté à la mère une offre de règlement dans laquelle il s’engageait à veiller à ce que la mère ait son statut de résidente indépendante à Dubaï, plus précisément en lui achetant une propriété en son nom à elle. Il s’est également engagé à ce que les enfants résident principalement avec la mère et que les décisions importantes à leur sujet soient prises conjointement.
                    Le tribunal ontarien a décliné compétence. Le juge de première instance n’était pas convaincu que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario. Il a déclaré que la mère avait retenu illicitement les enfants en Ontario et conclu qu’il était dans l’intérêt véritable des enfants qu’ils reviennent à Dubaï, avec ou sans la mère. Il a offert à toutes les parties la possibilité de formuler d’autres observations sur l’opportunité d’intégrer l’offre de règlement du père à son ordonnance, mais la mère ne s’est pas prévalue de cette possibilité.
                    La Cour d’appel a confirmé à la majorité l’ordonnance de retour, mais le juge dissident a estimé que le juge de première instance avait erré dans son évaluation du préjudice grave et que le tribunal ontarien aurait dû exercer sa compétence.
                    Arrêt (les juges Karakatsanis, Brown, Martin et Jamal sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côte, Rowe et Kasirer : Le juge de première instance en l’espèce n’a commis aucune erreur révisable, et il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de sa conclusion suivant laquelle il n’a pas été satisfait au critère du préjudice grave. Le litige concernant la garde des enfants — qui n’est pas tranché en l’espèce — devrait être réglé par les tribunaux des ÉAU, l’État avec lequel les enfants ont les liens les plus étroits.
                    La LRDE vise à décourager l’enlèvement d’enfants ainsi que le déplacement et le non‑retour illicites d’enfants en Ontario. La loi repose sur la prémisse qu’en cas d’enlèvement, l’intérêt véritable de l’enfant réside normalement dans son prompt retour dans le ressort où il a sa résidence habituelle. Par conséquent, lorsqu’un enfant emmené ou retenu illicitement en Ontario a sa résidence habituelle dans un pays qui n’est pas partie à la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (« Convention de La Haye »), la LRDE prévoit que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les tribunaux doivent s’abstenir d’exercer leur compétence et laisser les tribunaux de l’État étranger avec lequel l’enfant a les liens les plus étroits trancher le litige sur le fond. L’une de ces exceptions est énoncée à l’art. 23 de la LRDE : le tribunal peut exercer sa compétence pour rendre une ordonnance parentale si l’enfant est physiquement présent en Ontario et si le tribunal est convaincu, d’après la prépondérance des probabilités, que l’enfant subirait un préjudice grave s’il était emmené à l’extérieur de la province. À l’étape préliminaire de la détermination de la compétence, le juge n’a pas pour rôle de procéder à une analyse approfondie de l’intérêt véritable, comme il le ferait lorsqu’il statue sur le fond de la demande de garde. Une analyse approfondie de l’intérêt véritable au regard de l’art. 23 minerait en fin de compte l’objet de l’exception relative au préjudice grave, qui est de veiller à ce que les décisions sur le fond soient prises par les autorités compétentes conformément à l’intérêt véritable de l’enfant.
                    C’est au parent ayant enlevé l’enfant qu’il incombe de prouver que l’enfant subirait un préjudice grave à son retour. Le fardeau est exigeant, et il ne suffit pas de conclure que le retour aurait un impact négatif sur l’enfant. Il ne suffit pas non plus d’identifier un risque grave de préjudice : le tribunal doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice lui‑même serait grave. L’analyse du préjudice grave se fait de la perspective de l’enfant, et l’analyse est hautement individualisée. L’âge de l’enfant et, le cas échéant, ses besoins spéciaux et ses vulnérabilités peuvent atténuer ou aggraver le risque qu’un préjudice lui soit causé. Lorsqu’ils effectuent leur analyse fondée sur l’art. 23, les juges devraient tenir compte à la fois de la probabilité et de la gravité du préjudice anticipé. L’accent est mis sur la situation particulière de l’enfant, plutôt que sur une évaluation générale de la société dans laquelle il serait renvoyé. Vu le caractère discrétionnaire, individualisé et factuel de l’analyse du préjudice grave, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du juge de première instance. Les cours d’appel ne peuvent annuler la conclusion tirée par le juge de première instance au sujet du préjudice grave simplement parce qu’elles auraient apprécié la preuve différemment.
                    Une question pertinente concernant la portée de l’exception prévue à l’art. 23 est de savoir si la séparation de l’enfant de son principal pourvoyeur de soins peut poser un risque pour le bien‑être psychologique de l’enfant au point de constituer un préjudice grave. La séparation d’un enfant en bas âge de son principal pourvoyeur de soins est une situation qui peut très certainement causer un préjudice psychologique à l’enfant. Mais une telle séparation, en soi et sans tenir compte des circonstances particulières de l’espèce, ne constituera pas toujours un préjudice suffisamment grave pour satisfaire au critère de l’art. 23 de la LRDE. Pour décourager l’enlèvement d’enfants et remédier efficacement à ce problème, les tribunaux devraient être prêts, dans certaines circonstances, à ordonner le retour de l’enfant malgré le risque qu’il soit séparé de son principal pourvoyeur de soins. Décider autrement pourrait permettre dans certaines situations au parent ayant enlevé l’enfant d’invoquer son statut de principal pourvoyeur de soins de l’enfant pour contourner la procédure régulière de détermination de la garde et soustraire l’enfant à l’autorité des tribunaux qui seraient normalement compétents. Cela risque en fin de compte de faire de l’Ontario un refuge pour l’enlèvement d’enfants.
                    Au moment de se pencher sur les risques de préjudice découlant d’une séparation, les tribunaux devraient reconnaître que, si un enfant est séparé de son principal pourvoyeur de soins, mais qu’il est néanmoins remis entre les mains du parent délaissé capable et d’autres pourvoyeurs de soins qu’il connaît, dans un environnement sûr et familier, il se peut qu’il ne soit pas satisfait au critère exigeant relatif au préjudice. Les tribunaux devraient aussi tenir compte de tous les obstacles au retour du principal pourvoyeur de soins de l’enfant. Toutefois, un parent ne devrait pas être en mesure de créer un préjudice grave et de tabler ensuite sur celui‑ci pour justifier son propre refus de revenir. Les tribunaux doivent examiner attentivement le refus du parent de revenir lorsque rien n’empêche ce parent de revenir et de demeurer dans le pays de résidence habituelle de l’enfant. Cela ne veut pas dire que le refus du principal pourvoyeur de soins de revenir sera toujours considéré comme injustifié. Le parent qui a enlevé l’enfant peut avoir des raisons légitimes et raisonnables de ne pas vouloir retourner dans le pays étranger, notamment lorsqu’il existe des obstacles importants à l’emploi ou des risques pour sa sécurité, y compris des preuves démontrant que le parent délaissé a maltraité l’enfant ou s’est livré à des actes de violence conjugale envers le principal pourvoyeur de soins.
                    Une autre question pertinente concernant la portée de l’art. 23 est de savoir si les divergences relevées entre le droit de la famille de l’État étranger et celui de l’Ontario doivent entrer en ligne de compte dans l’analyse du préjudice grave. Tant que la question ultime de la garde est tranchée par le tribunal compétent pour le faire en fonction de l’intérêt véritable de l’enfant, les disparités entre le régime juridique interne et le régime juridique étranger ne se traduisent habituellement pas par un préjudice grave. Il existe néanmoins des cas où le droit étranger est si profondément inconciliable avec celui de l’Ontario que le renvoi de l’affaire devant le tribunal étranger constituerait un préjudice grave au sens de la LRDE.
                    Lorsque le tribunal est convaincu qu’un enfant a été emmené ou est retenu illicitement en Ontario, l’ordonnance de retour sur requête du parent délaissé est régie par l’art. 40 de la LRDE. Le juge devrait tenir compte de l’intérêt véritable de l’enfant lorsqu’il exerce les pouvoirs que lui confère l’art. 40. La procédure d’ordonnance de retour part du principe que l’intérêt véritable de l’enfant réside dans son retour rapide à son lieu de résidence habituelle afin de minimiser les effets préjudiciables d’un enlèvement. Si la preuve s’avère insuffisante pour établir que les tribunaux ontariens devraient se déclarer compétents, le juge ne devrait pas recourir aux pouvoirs résiduels que lui confère l’art. 40 pour reporter indéfiniment le retour de l’enfant dans le ressort dont les tribunaux sont mieux placés pour juger de l’affaire au fond.
                    L’incorporation, dans une ordonnance de retour rendue en vertu de l’art. 40, des engagements pris par les parties peut effectivement faciliter le retour de l’enfant en apportant une réponse au risque anticipé de préjudice. Même en l’absence d’un risque de préjudice grave au sens de l’art. 23, les engagements peuvent être dans l’intérêt véritable de l’enfant, en ce qu’ils atténuent dans les faits la détresse moins importante ou à court terme à laquelle l’enfant peut être en proie. Les difficultés que pose le caractère exécutoire des engagements devant les tribunaux étrangers sont bien connues. Il faut que le juge qui entend les parties soit convaincu que les engagements pris sont adéquats. Il s’agit d’une appréciation discrétionnaire qui doit être faite compte tenu de la situation particulière des parties.
                    En l’espèce, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en concluant que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave s’ils étaient renvoyés à Dubaï. Il comprenait que le fait de séparer des enfants de leur principale pourvoyeuse de soins est généralement source de détresse chez les enfants en bas âge. Il a toutefois conclu, à la lumière de la preuve, que cette détresse n’était pas suffisamment prononcée pour atteindre le seuil élevé requis pour constituer un préjudice grave.
                    Les allégations de préjudice grave auquel seraient exposés les enfants en l’espèce ont trait en partie au risque qu’en tant que principale pourvoyeuse des soins des enfants, la mère soit séparée de ces derniers si on ordonnait leur retour à Dubaï, où elle n’a pas de statut de résidente indépendante et où elle ne souhaite pas résider. Le juge de première instance était conscient du désir de la mère de ne pas rentrer à Dubaï et de la possibilité très réelle qu’elle reste en Ontario même si le tribunal ordonnait le retour des enfants. Cette possibilité était une prémisse fondamentale sur laquelle reposait son analyse de la probabilité d’un préjudice grave. Le juge de première instance a entendu les parties et les témoignages des experts, et il a conclu qu’il serait dans l’intérêt véritable des enfants de retourner à Dubaï, même si leur mère ne les y suivait pas. Le juge de première instance ne s’est pas fondé sur l’opinion selon laquelle la conduite de la mère était à l’origine d’un préjudice grave, ni sur l’idée que la mère était contrainte d’accepter l’offre du père d’obtenir son statut de résidence à Dubaï. La mère n’a pas démontré que les conclusions du juge n’étaient pas étayées par la preuve ou qu’elles étaient par ailleurs entachées d’une erreur manifeste et déterminante.
                    Les allégations de préjudice grave auquel seraient exposés les enfants en l’espèce ont trait également à la prétention de la mère que les décisions d’ordre parental des tribunaux des ÉAU ne sont pas prises en fonction de l’intérêt véritable de l’enfant. Le juge de première instance était conscient des aspects du droit des ÉAU qui sont considérés comme allant à l’encontre de la conception que se fait l’Ontario de l’intérêt véritable des enfants. La répartition des responsabilités parentales en fonction du sexe est incompatible avec l’égalité entre les sexes sur laquelle reposent l’attribution et l’exercice des droits de garde et de visite en droit ontarien. Une divergence aussi importante obligeait le juge de première instance à déterminer si le principe de l’intérêt véritable de l’enfant prévaudrait néanmoins en droit des ÉAU s’il ordonnait le retour des enfants aux ÉAU. Le juge de première instance s’est appuyé sur les dépositions de témoins experts pour déterminer comment les tribunaux des ÉAU appliqueraient ces règles. Il a conclu, sur la foi de ces témoignages, que les dispositions exigeant la répartition des responsabilités parentales en fonction du sexe n’étaient ni automatiques ni impératives, mais qu’elles étaient plutôt assujetties au pouvoir discrétionnaire du juge chargé de rendre une décision définitive en matière de garde et de droit de visite en fonction de l’intérêt véritable de l’enfant. La mère n’a invoqué aucun principe justifiant de revoir la conclusion du juge de première instance.
                    Pour rendre l’ordonnance de retour en vertu de l’art. 40, le juge a tenu compte des engagements pris par le père dans une offre de règlement qui était susceptible d’atténuer la précarité du statut de résidence de la mère et de faciliter ainsi son retour en compagnie des enfants, si elle choisissait de revenir. Ces engagements étaient, selon le juge de première instance, des mesures de protection qui favorisaient l’intérêt véritable des enfants au cas où la mère décidait en fait de revenir. Il a jugé que les engagements étaient adéquats. Il n’y a aucune raison de modifier cette conclusion, mais les engagements auraient dû être inscrits explicitement dans l’ordonnance, étant donné la suprématie du principe de l’intérêt véritable de l’enfant établi à l’art. 40. Par conséquent, en rejetant le pourvoi, il convient de reconnaître que le père est lié par ses engagements.
                    Les juges Karakatsanis, Brown, Martin et Jamal (dissidents) : Il y a accord avec l’analyse des principes juridiques applicables effectuée par les juges majoritaires, mais désaccord avec l’application du droit à la présente affaire. Une bonne application du droit aux faits établit que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario. En conséquence, il y a lieu d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance du juge de première instance et de renvoyer l’affaire à un autre juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour qu’il ou elle rende une ordonnance parentale sans tarder.
                    Bien que la LRDE vise à décourager l’enlèvement d’enfants et prévoie le retour d’enfants enlevés, l’art. 23 reconnaît que, dans certains cas, l’objectif de décourager l’enlèvement doit céder le pas à l’objectif prépondérant d’empêcher qu’un préjudice grave soit causé aux enfants. La décision rendue par un tribunal sur le fondement de l’art. 23 est discrétionnaire et commande généralement la déférence en appel. Les cours d’appel ne doivent pas intervenir simplement parce qu’elles auraient évalué différemment la probabilité ou la gravité du préjudice. Mais la déférence en appel n’est pas sans limites. Une cour d’appel peut intervenir s’il y a eu une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit.
                    En l’espèce, le juge de première instance a commis des erreurs importantes. Il a très mal interprété la preuve dans son évaluation de la probabilité du préjudice que les enfants subiraient s’ils sont séparés de la mère et renvoyés au père. La probabilité de préjudice était tributaire de l’allégation de la mère selon laquelle elle ne retournerait pas à Dubaï. Le juge de première instance n’était pas certain de croire l’allégation de non‑retour de la mère et ne lui a accordé que très peu de poids. Il s’est appuyé sur des incohérences dans l’exposé que la mère a fait de questions accessoires et dénuées en grande partie de pertinence, et a fait abstraction de plusieurs considérations pertinentes cruciales qui étayaient l’allégation de la mère selon laquelle elle ne retournerait pas à Dubaï, viciant ainsi sa conclusion sur la probabilité du préjudice anticipé. Le point de vue suivant lequel la mère aurait causé de son propre fait le préjudice grave qu’elle allègue en refusant fermement de retourner à Dubaï est rejeté. Lorsqu’un parent refuse avec raison de retourner, le principe interdisant le préjudice causé de son propre fait ne s’applique pas. La mère a fait état de motifs raisonnables et légitimes de refuser de retourner à Dubaï. Son statut de résidence précaire à Dubaï, ses raisons de refuser l’offre de règlement du père, laquelle est censée lui procurer des avantages si elle retourne, et ses préoccupations légitimes quant au fait d’être assujettie aux lois des ÉAU en tant que femme, de même que ses liens avec le Canada excluent cumulativement toute prétention selon laquelle elle aurait causé de son propre fait le préjudice. Le juge de première instance était tenu de songer aux facteurs pertinents qui touchent la vraisemblance de l’allégation de la mère, mais il n’a pas tenu compte d’une preuve pertinente quant aux raisons pour lesquelles elle ne retournerait pas à Dubaï. Cette omission est une erreur importante, parce que les motifs du juge de première instance donnent lieu à la conviction rationnelle qu’il doit avoir oublié, négligé d’examiner ou mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée. L’omission du juge de première instance de traiter des considérations pertinentes cruciales indique qu’il a très mal interprété la preuve et a rendu une décision arbitraire d’accorder très peu de poids à l’allégation de la mère qu’elle ne retournerait pas à Dubaï. La mère a établi que les enfants subiraient probablement un préjudice s’ils étaient renvoyés à Dubaï.
                    De plus, le juge de première instance a mal interprété la preuve dans son évaluation de la gravité du préjudice infligé aux enfants. Les propres conclusions de fait du juge de première instance sur les preuves d’experts et la situation de ces enfants ont démontré que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils devaient perdre leur mère en tant que principale pourvoyeuse de leurs soins. La conclusion contraire du juge de première instance ne commande pas de déférence, parce qu’elle était entachée d’erreurs importantes et parce qu’elle n’a pas abordé la situation particulière des enfants. Même si la jurisprudence a reconnu à maintes reprises que de jeunes enfants risquent de subir un préjudice émotionnel et psychologique grave s’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins, et même s’il a accepté les preuves d’experts et a pris connaissance d’office de ce phénomène, le juge de première instance a conclu que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave s’ils étaient séparés de leur mère. Il s’agit là d’une très mauvaise interprétation de la preuve qui appelle l’intervention d’une cour d’appel. La conclusion du juge de première instance donne lieu à la conviction rationnelle qu’il doit avoir mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée. Faute d’une mauvaise interprétation de la preuve, la conclusion du juge de première instance est inexplicable. Dans ses motifs, le juge de première instance n’a pas appliqué la jurisprudence ou la preuve d’expert à la situation particulière des enfants. De fait, dans son analyse fondée sur l’art. 23, le juge du procès n’a pas traité du tout de la situation des enfants. Il s’est contenté de formuler des conclusions laconiques.
                    Le juge de première instance n’a pas statué que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave en s’appuyant sur les effets atténuants d’autres pourvoyeuses de soins. Le juge de première instance n’a pas abordé ce facteur dans son analyse fondée sur l’art. 23. Même si le juge de première instance avait cherché à s’appuyer sur la solution de rechange quant aux soins proposée par le père pour atténuer le préjudice que subiraient les enfants s’ils sont séparés de leur mère, il est difficile de comprendre comment les soins prodigués par les autres pourvoyeuses de soins proposées peuvent adéquatement atténuer le préjudice que subiraient les enfants s’ils sont séparés de leur mère.
Jurisprudence
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêts appliqués : Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518; Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; arrêt examiné : Ojeikere c. Ojeikere, 2018 ONCA 372, 140 O.R. (3d) 561; arrêts mentionnés : Droit de la famille — 3451, [1999] R.D.F. 641; Droit de la famille — 131294, 2013 QCCA 883, [2013] R.J.Q. 849; Thomson c. Thomson, 1994 CanLII 26 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 551; Bureau de l’avocat des enfants c. Balev, 2018 CSC 16, [2018] 1 R.C.S. 398; Droit de la famille — 15751, 2015 QCCA 638; Geliedan c. Rawdah, 2020 ONCA 254, 446 D.L.R. (4th) 440; L.S.I. c. G.P.I., 2011 ONCA 623, 285 O.A.C. 111; E. (H.) c. M. (M.), 2015 ONCA 813, 393 D.L.R. (4th) 267; Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3; Ontario (Children’s Lawyer) c. Ontario (Information and Privacy Commissioner), 2018 ONCA 559, 141 O.R. (3d) 481; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Bolla c. Swart, 2017 ONSC 1488, 92 R.F.L. (7th) 362; W.D.N. c. O.A., 2019 ONCJ 926, 35 R.F.L. (8th) 190; S. (D.M.) c. S. (C.L.), 2016 BCSC 1551, 91 R.F.L. (7th) 202; Onuoha c. Onuoha, 2021 ONSC 2228, 54 R.F.L. (8th) 1, conf. 2020 ONSC 6849, 49 R.F.L. (8th) 115; Volgemut c. Decristoforo, 2021 ONSC 7382; Ajayi c. Ajayi, 2022 ONSC 5268, 473 D.L.R. (4th) 609; M. (R.A.) c. M. (Y.Y.), 2005 BCPC 259, 48 Imm. L.R. (3d) 301; A. (M.A.) c. E. (D.E.M.), 2020 ONCA 486, 152 O.R. (3d) 81; Leigh c. Rubio, 2022 ONCA 582, 75 R.F.L. (8th) 251; Aldush c. Alani, 2022 ONSC 1536, 74 R.F.L. (8th) 113; Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22; B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24; Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27; Jamali c. Gillani, 2021 BCSC 2134; Re A. (A Minor) (Abduction), [1988] 1 F.L.R. 365; S.A.G. c. C.D.G., 2009 YKSC 21; Hage c. Bryntwick, 2014 ONSC 4104; P. (J.) c. P. (T.N.), 2016 ABQB 613, 90 R.F.L. (7th) 211; C. c. C. (Minor : Abduction : Rights of Custody Abroad), [1989] 2 All E.R. 465; In re J. (A Child) (Custody Rights : Jurisdiction), [2005] UKHL 40, [2006] 1 A.C. 80; General Motors Acceptance Corp. of Canada c. Town and Country Chrysler Ltd., 2007 ONCA 904, 288 D.L.R. (4th) 74; Hapag‑Lloyd AG c. Iamgold Corp., 2021 CAF 110; Larche c. Ontario (1990), 1990 CanLII 8079 (ON CA), 75 D.L.R. (4th) 377; M.M. c. États‑Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973; Cannock c. Fleguel, 2008 ONCA 758, 303 D.L.R. (4th) 542; R.F. c. M.G., 2002 CanLII 41087 (QC CA), [2002] R.D.F. 785; Brown c. Pulley, 2015 ONCJ 186, 60 R.F.L. (7th) 436.
Citée par le juge Jamal (dissident)
                    Ojeikere c. Ojeikere, 2018 ONCA 372, 140 O.R. (3d) 561; B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24; Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. G.F., 2021 CSC 20; Waxman c. Waxman (2004), 2004 CanLII 39040 (ON CA), 186 O.A.C. 201; Onuoha c. Onuoha, 2021 ONSC 2228, 54 R.F.L. (8th) 1; Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27; Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3; Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), 1994 CanLII 83 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 165; A. (M.A.) c. E. (D.E.M.), 2020 ONCA 486, 152 O.R. (3d) 81; R.J.F. c. C.M.F., 2014 ABCA 165, 575 A.R. 125; Aldush c. Alani, 2022 ONSC 1536, 74 R.F.L. (8th) 113; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2a), 7.
Code civil du Québec.
Loi de 2020 sur le droit de l’enfance, L.S. 2020, c. 2.
Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, c. C.12 [mod. c. 25, ann. 1], partie III, art. 18(1), 19, 20(1), 22, 23, 24, 40 à 46, 69.
Extra‑Provincial Enforcement of Custody Orders Act, R.S.A. 2000, c. E‑14.
Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25.
Federal Law No. 28 of 2005 on Personal Status (ÉAU).
Traités et autres instruments internationaux
Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, R.T. Can. 1983 no 35, préambule, article 13(1)b).
Doctrine et autres documents cités
Bailey, Martha. « Canada’s Conflicted Approach to International Child Abduction », in Bill Atkin, ed., The International Survey of Family Law, Bristol, Jordan, 2016, 81.
Bala, Nicholas. « O.C.L. v. Balev : Not an “Evisceration” of the Hague Convention and the International Custody Jurisdiction of the CLRA » (2019), 38 C.F.L.Q. 301.
Bala, Nicholas, and Jacques Chamberland. « Family Violence and Proving “Grave Risk” for Cases Under the Hague Convention Article 13(b) », Queen’s Law Research Paper No. 91, 2017.
Beaumont, Paul R., and Peter E. McEleavy. The Hague Convention on International Child Abduction, New York, Oxford University Press, 1999.
Chamberland, Jacques. « Rapport national — Canada » (2005), 9 Lettre des juges sur la protection internationale de l’enfant 75.
Chamberland, Jacques. « Violence conjugale et enlèvement international d’enfants : quelques pistes de réflexion » (2005), 10 Lettre des juges sur la protection internationale de l’enfant 70.
Conférence de La Haye de droit international privé. Convention Enlèvement d’enfants de 1980 — Guide de bonnes pratiques, partie VI, Article 13(1)(b), La Haye, 2020.
Eekelaar, John M. « International Child Abduction by Parents » (1982), 32 U.T.L.J. 281.
Gosselain, Caroline. « Enlèvement d’enfants et droit de visite transfrontière : conventions bilatérales et États de tradition islamique », dans Bureau permanent de la Conférence, Document préliminaire no 7, 2002.
Grammaticaki‑Alexiou, Anastasia. « Best Interests of the Child in Private International Law », in Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, t. 412, Boston, Brill Nijhoff, 2020, 253.
Hale, Brenda. « Taking Flight — Domestic Violence and Child Abduction » (2017), 70 Current Legal Problems 3.
Schuz, Rhona. The Hague Child Abduction Convention : A Critical Analysis, Oxford, Hart Publishing, 2013.
Schuz, Rhona. « The Relevance of Religious Law and Cultural Considerations in International Child Abduction Disputes » (2010), 12 J.L. & Fam. Stud. 453.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Lauwers, Hourigan et Brown), 2021 ONCA 614, 158 O.R. (3d) 481, 464 D.L.R. (4th) 571, 62 R.F.L. (8th) 7, [2021] O.J. No. 4678 (QL), 2021 CarswellOnt 12685 (WL), qui a confirmé une décision du juge Conlan, 2020 ONSC 7789, 475 C.R.R. (2d) 1, [2020] O.J. No. 5507 (QL), 2020 CarswellOnt 18401 (WL). Pourvoi rejeté, les juges Karakatsanis, Brown, Martin et Jamal sont dissidents.
                    Fareen L. Jamal et Fadwa K. Yehia, pour l’appelante.
                    Bryan R. G. Smith, Lindsey Love‑Forester et Earl A. Cherniak, c.r., pour l’intimé.
                    Estée Garfin et Ravi Amarnath, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Caterina E. Tempesta et Sheena Scott, pour l’intervenant le Bureau de l’avocat des enfants.
                    Farrah Hudani et Jessica Luscombe, pour l’intervenante Defence for Children International‑Canada.
                    Paul‑Erik Veel, pour l’intervenant le Conseil canadien des femmes musulmanes.
                    Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Rowe et Kasirer rendu par
                  Le juge Kasirer —
I.               Vue d’ensemble
[1]                              Le présent pourvoi pose la question de savoir si les tribunaux ontariens devraient exercer leur compétence sur le fond d’un litige concernant la garde d’enfants qui ont fait l’objet d’un enlèvement international. Le litige découle de la décision de l’appelante, la « mère », de retenir illicitement en Ontario deux très jeunes enfants dont la résidence habituelle est à Dubaï, aux Émirats arabes unis (« ÉAU »). Les enfants sont retenus dans la province sans le consentement de l’intimé, le « père », qui est resté à Dubaï. Ce qui est en litige dans le présent pourvoi, ce n’est pas de savoir qui, du père ou de la mère, devrait se voir attribuer les droits de garde contestés en ce qui a trait aux deux enfants; il s’agit plutôt de déterminer quel tribunal — le tribunal ontarien ou un tribunal des ÉAU — devrait trancher la question.
[2]                              L’instance a été introduite au moyen d’une requête en ordonnance présentée par le parent délaissé en vertu de l’art. 40 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, c. C.12 (« LRDE »). Le père a demandé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario d’ordonner le retour des enfants aux ÉAU, un pays qui, contrairement au Canada, n’est pas partie à la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, R.T. Can. 1983 no 35 (« Convention de La Haye »). La mère a répondu qu’elle ne retournerait pas à Dubaï et a demandé au tribunal de se saisir du fond du litige sur la garde des enfants.
[3]                              Lorsqu’un enfant emmené ou retenu illicitement en Ontario a sa résidence habituelle dans un pays qui n’est pas partie à la Convention de La Haye, le droit ontarien prévoit que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les tribunaux doivent s’abstenir d’exercer leur compétence et laisser les tribunaux de l’État étranger avec lequel l’enfant a les liens les plus étroits trancher le litige sur le fond. L’une de ces exceptions est énoncée à l’art. 23 de la LRDE : le tribunal peut exercer sa compétence pour rendre une ordonnance parentale si l’enfant est physiquement présent en Ontario et si le tribunal est convaincu, d’après la prépondérance des probabilités, que l’enfant subirait un « préjudice grave » s’il était emmené à l’extérieur de la province.
[4]                              Dans son opposition à la requête, la mère rappelle que, comme elle, les enfants sont des citoyens canadiens. Elle affirme que les deux jeunes enfants en question subiraient un préjudice grave s’ils étaient séparés d’elle, leur principale pourvoyeuse de soins. La mère soutient également que les enfants subiraient un préjudice grave parce que, selon le droit des ÉAU, la garde ne serait pas décidée conformément au principe de l’intérêt véritable de l’enfant au sens où on l’entend en Ontario.
[5]                              Au terme d’un procès de 11 jours, le tribunal ontarien a décliné compétence parce qu’il n’était pas convaincu que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils étaient renvoyés chez eux à Dubaï. La Cour d’appel a confirmé à la majorité l’ordonnance de retour. Le juge dissident a estimé que le juge de première instance avait erré dans son évaluation du préjudice grave au sens de l’art. 23 et que le tribunal ontarien devrait exercer sa compétence.
[6]                              Devant notre Cour, la mère soutient que le juge de première instance a mal défini et appliqué le principe de l’intérêt véritable de l’enfant aux dispositions pertinentes de la LRDE. Elle affirme que le retour des jeunes enfants en question à Dubaï les sépareront nécessairement d’elle, leur principale pourvoyeuse de soins, parce que son statut de résidente dans cet État dépend entièrement de la volonté et de la collaboration du père. Si l’on ordonne leur retour à Dubaï, les enfants risquent clairement de subir un préjudice grave. De plus, l’inégalité des sexes entre les mères et les pères qui caractérise le droit de la famille aux ÉAU signifie que la garde n’y sera pas décidée conformément à l’intérêt véritable des enfants. En ordonnant le retour des enfants, le juge de première instance n’a pas appliqué le principe de l’intérêt véritable en procédant à l’analyse exhaustive que commande l’art. 24 de la LRDE et qui aurait dû l’amener à rejeter la requête, vu le préjudice grave que le retour causerait aux enfants.
[7]                              La mère a raison de dire que les juridictions inférieures étaient tenues d’appliquer le principe de l’intérêt véritable de l’enfant au problème qui leur était soumis et qu’elles devaient le faire du point de vue de l’enfant. Mais, à mon humble avis, elle interprète mal la façon dont le législateur ontarien a indiqué aux tribunaux comment ils doivent appliquer le principe de l’intérêt véritable à la question de la compétence à l’égard d’enfants retenus illicitement en Ontario.
[8]                              L’article 19 énumère les objectifs des dispositions relatives à la responsabilité décisionnelle et au temps parental qui figurent à la partie III de la LRDE, et traite notamment des requêtes visant à obtenir le retour d’enfants emmenés illicitement dans des pays qui sont parties à la Convention de La Haye (par. 46(2)) et dans des pays qui ne sont pas parties à cette Convention (art. 40). En plus de décourager l’enlèvement d’enfants, le législateur cherche ainsi à s’assurer que l’intérêt véritable de l’enfant soit le critère prépondérant dont tient compte le tribunal lorsqu’il rend une ordonnance parentale, et que les questions parentales soient tranchées dans l’État avec lequel l’enfant a les liens les plus étroits, à moins de circonstances exceptionnelles.
[9]                              La procédure d’ordonnance de retour prévue à l’art. 40 de la LRDE part donc du principe que l’intérêt véritable de l’enfant réside dans son retour rapide à son lieu de résidence habituelle afin de minimiser les effets préjudiciables d’un enlèvement. On suppose également qu’il est dans l’intérêt véritable de l’enfant qu’il revienne dans le ressort avec lequel il a les liens les plus étroits. L’analyse des questions de compétence visées à l’art. 40, y compris celle du risque de préjudice grave dont il est question à l’art. 23, commence avec la prise en compte habituelle de l’intérêt véritable et met l’accent sur des facteurs qui tendraient à établir, à titre exceptionnel, qu’un préjudice grave serait causé à l’enfant en cas de retour. Contrairement à ce que prétend la mère, cette analyse ne comporte ni une comparaison exhaustive des conditions de vie de l’enfant dans les deux ressorts ni l’application d’un critère comportant une analyse approfondie de l’intérêt véritable, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’une ordonnance parentale sur le fond.
[10]                          L’approche préconisée par la mère risque d’assimiler les décisions sur la compétence et les décisions relatives à la garde qui sont rendues sur le fond et d’encourager la recherche du tribunal le plus accommodant dans des affaires à venir. Ainsi que le juge Hourigan l’écrit au nom de la Cour d’appel, de telles décisions se résumeraient [traduction] « à un moyen pour les tribunaux ontariens de préférer le système de justice de la province à celui d’États étrangers en prétextant la sécurité des enfants » (2021 ONCA 614, 158 O.R. (3d) 481, par. 79). Pire encore, cette approche inviterait des parents à retenir illicitement leurs enfants dans la province pour fonder la compétence des tribunaux de la province, ce qui, comme l’a déjà écrit le juge Chamberland dans une affaire québécoise, encouragerait les parents « à prendre la justice entre leurs mains et [à] changer de juridiction dans l’espoir, conscient ou non, d’y avoir une oreille plus attentive de la part des tribunaux » (Droit de la famille — 3451, [1999] R.D.F. 641 (C.A. Qc), p. 647, citée avec approbation dans une affaire d’enlèvement qui ne relevait pas de la Convention de La Haye, l’arrêt Droit de la famille — 131294, 2013 QCCA 883, [2013] R.J.Q. 849, par. 46). Bien que le juge de première instance n’ait pas conclu en l’espèce que la réticence de la mère face à un retour à Dubaï causerait en soi un préjudice grave, il convient de rappeler que, tant dans les affaires régies par la Convention de La Haye que dans celles qui n’en relèvent pas, les tribunaux reconnaissent qu’un parent ne devrait pas être autorisé à créer une situation qui pourrait être préjudiciable à l’enfant pour ensuite invoquer cette situation afin de démontrer qu’un préjudice risque d’être causé à l’enfant (voir Ojeikere c. Ojeikere, 2018 ONCA 372, 140 O.R. (3d) 561, par. 91). Enfin, l’affirmation de la mère selon laquelle le droit des ÉAU est une source inhérente de préjudice grave doit être rejetée. Les preuves d’expert acceptées par le juge de première instance l’ont amené à conclure que le tribunal des ÉAU chargé de rendre une décision définitive en matière de garde appliquerait le principe de l’intérêt véritable de l’enfant. Comme l’a fait observer le juge Hourigan, [traduction] « la conception étroite selon laquelle, si le droit ontarien n’est pas appliqué, les enfants subiront un préjudice grave » pourrait avoir pour effet involontaire de transformer l’Ontario en un refuge pour l’enlèvement d’enfants (par. 83; voir aussi par. 136, le juge Brown, motifs concordants).
[11]                          Le juge de première instance était appelé à trancher la question très factuelle et individualisée de savoir si les deux enfants en question subiraient un préjudice grave s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario. Il comprenait que le fait de séparer des enfants de leur principale pourvoyeuse de soins est généralement source de détresse chez les enfants en bas âge. Il a toutefois conclu, à la lumière de la preuve, que cette détresse n’était pas suffisamment prononcée pour atteindre le seuil élevé requis pour constituer un préjudice grave. Se fondant sur les preuves d’expert concernant les différences entre le droit de l’Ontario et celui des ÉAU, le juge a estimé que l’intérêt véritable des deux enfants sera le critère prépondérant dont tiendra compte le tribunal des ÉAU appelé à se prononcer sur leur garde. Comme l’ont expliqué les juges majoritaires de la Cour d’appel, en l’absence d’erreur révisable, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de la conclusion du juge suivant laquelle il n’a pas été satisfait au critère du préjudice grave. Le litige concernant la garde des enfants — qui n’est pas tranché en l’espèce — devrait être réglé par les tribunaux des ÉAU, l’État avec lequel les enfants ont les liens les plus étroits.
[12]                          Enfin, je relève que les allégations de préjudice grave auquel seraient exposés les enfants en l’espèce n’ont pas trait à la violence familiale ou à de mauvais traitements de quelque nature que ce soit, mais plutôt au risque qu’en tant que principale pourvoyeuse des soins des enfants, la mère soit séparée de ces derniers si on ordonnait leur retour à Dubaï, où elle n’a pas de statut de résidente indépendante et où elle ne souhaite pas résider. Le juge de première instance était conscient du risque de séparation attribuable à la précarité du statut de résidence de la mère. Pour rendre l’ordonnance de retour, le juge a tenu compte des engagements pris par le père dans une offre de règlement assortie de conditions qui était susceptible d’atténuer cette précarité et de faciliter ainsi le retour de la mère en compagnie des enfants.
[13]                          Dans la mesure où la mère risque d’être séparée de ses enfants en raison de son statut de résidente, les engagements en question supprimeraient un obstacle à son retour à Dubaï, si elle souhaitait y retourner. Bien que l’exécution des engagements pris devant les tribunaux ontariens par le parent délaissé puisse poser problème devant les tribunaux étrangers, il s’agit de mesures de protection bien connues auxquelles on a souvent recours dans les affaires d’enlèvement international partout dans le monde, y compris devant notre Cour (Thomson c. Thomson, 1994 CanLII 26 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 551, p. 599). En l’espèce, les engagements qui visent à atténuer la précarité du statut de résidente de la mère étaient, selon le juge de première instance, des mesures de protection qui favorisaient l’intérêt véritable des enfants au cas où la mère décidait en fait de revenir. Mais en fin de compte, le juge de première instance a conclu que, sans égard au retour ou non de la mère, et indépendamment des engagements, le fait de renvoyer les enfants chez eux à Dubaï ne leur causerait pas de préjudice grave au sens de l’art. 23 et serait dans leur intérêt véritable. Dans la présente affaire, le juge ne s’est pas fondé sur l’opinion selon laquelle la conduite de la mère était à l’origine d’un préjudice grave, ni sur l’idée que la mère était contrainte d’accepter l’offre du père d’obtenir son statut de résidence à Dubaï.
[14]                          En outre, les conditions de l’offre du père ne se bornaient pas à éliminer les obstacles potentiels au retour de la mère. Comme l’a fait observer le juge Hourigan, le père s’était aussi engagé à ce que la mère demeure le parent chez qui les enfants auraient leur résidence principale et à ce que les grandes décisions parentales soient prises conjointement par les deux parents (par. 16). De plus, l’offre de règlement ferait en sorte — si la mère l’acceptait — qu’elle conserve la garde des enfants jusqu’à ce qu’ils aient 18 ans, qu’elle choisisse ou non de se remarier (d.a., vol. XI, p. 310‑311, clauses 3/1 et 3/2). Le juge de première instance a estimé que ces promesses pouvaient faire partie d’une ordonnance exécutoire devant les tribunaux des ÉAU.
[15]                          Lorsque le juge de première instance a demandé aux avocats de présenter des observations sur la façon dont les engagements du père pourraient être intégrés à son ordonnance, la mère n’a pas donné suite à l’invitation. Le père a réitéré son offre de règlement devant notre Cour. Dans son argumentation écrite, lorsqu’elle affirme que le juge de première instance aurait dû exiger des engagements plus fermes pour dissiper les incertitudes entourant son statut à Dubaï, la mère reconnaît que les mesures de protection peuvent tenir compte de sa situation. Étant donné que le juge a tenu compte des engagements du père, mais ne les a pas expressément consignés dans son ordonnance, je pense qu’il serait prudent de noter que l’ordonnance reconnaît que les engagements seraient utiles à la mère si elle souhaite retourner à Dubaï avec les enfants. Je propose donc de confirmer l’ordonnance de retour et, rejetant le présent pourvoi, de prendre acte des engagements invoqués en première instance.
II.            Contexte
[16]                          Le père est un citoyen pakistanais. Il vit à Dubaï depuis 2008. La mère a quitté le Pakistan avec sa famille pour s’installer en Ontario en 2005, où elle a vécu jusqu’en 2012. Elle a la double citoyenneté pakistanaise et canadienne. En 2012, la mère et le père se sont mariés au Pakistan, puis ont déménagé à Dubaï, où le père travaille dans le secteur bancaire. Bien qu’elle ait travaillé sporadiquement à Dubaï, la mère n’y possède pas de statut indépendant de résidente. Elle a été parrainée par le père tout au long de leur mariage.
[17]                          Les parties ont deux enfants : une fille, Z. (née en 2016 et âgée de quatre ans au moment du procès) et un garçon, E. (né en 2019 et âgé d’environ un an au moment du procès). Les deux enfants sont citoyens canadiens, mais jusqu’à ce qu’ils soient emmenés en Ontario en juin 2020, ils avaient toujours résidé à Dubaï. La mère est la personne qui prend principalement soin d’eux. Mary, la nourrice résidant avec la famille, a grandement contribué à leur éducation. À Dubaï, la famille vivait confortablement. Leur fille Z. fréquentait une école internationale réputée (2020 ONSC 7789, 475 C.R.R. (2d) 1, par. 30).
[18]                          Les parties ont connu des difficultés conjugales persistantes.
[19]                          Le 19 juin 2020, la mère s’est rendue en Ontario avec Z. et E., apparemment pour visiter sa famille. Ils sont partis de Dubaï avec des billets d’avion aller‑retour. Le père, qui est resté à Dubaï, a consenti à ce voyage. Le 2 juillet 2020 ou vers cette date, la mère a informé le père qu’elle avait l’intention de rester en Ontario avec les enfants et de ne pas retourner à Dubaï. Le père n’a pas consenti à ce que les enfants restent en Ontario, et la mère n’a pas demandé l’autorisation d’un tribunal pour y retenir les enfants.
[20]                          Peu de temps après avoir été mis au courant des intentions de la mère, le père a introduit des procédures en Ontario en vue d’obtenir, en vertu de l’art. 40 de la LRDE, une ordonnance enjoignant le retour des deux enfants à Dubaï. Il a fait valoir que le tribunal ne devrait pas se déclarer compétent pour rendre une ordonnance parentale, et qu’il était dans l’intérêt véritable des enfants que toutes les questions de garde et de droit de visite soient tranchées aux ÉAU.
[21]                          En réponse, la mère a affirmé que la garde et les droits de visite devraient être tranchés en Ontario en application de la LRDE. Elle a prétendu qu’il était dans l’intérêt véritable des enfants qu’ils restent en Ontario avec elle. Dans ses observations à la cour, la mère a demandé la garde exclusive des enfants. Elle a dépeint le père comme un homme agressif et ayant mauvais caractère et a demandé qu’on ne lui accorde qu’un droit de visite limité (motifs de première instance, par. 20 et 70). La mère a également contesté la constitutionnalité de l’art. 40 par. 3 de la LRDE, soutenant qu’il est ultra vires des pouvoirs législatifs de la province et qu’il contrevient à plusieurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.
[22]                          En juillet 2020, le père a introduit à Dubaï une action en divorce à laquelle la mère n’a pas participé. En mars 2021, le père a obtenu le divorce à Dubaï. Selon le droit des ÉAU, les non‑ressortissants divorcés bénéficient d’un délai de grâce d’un an pendant lequel ils peuvent rester dans le pays sans permis de résidence. Le délai de grâce de la mère était expiré au moment où la Cour a entendu le présent pourvoi en avril 2022.
[23]                          Avant l’instruction de la demande fondée sur l’art. 40, le père a présenté une offre de règlement assortie de conditions à l’avocat de la mère et l’a déposée au tribunal (motifs de première instance, par. 48‑49). Il a pris une série d’engagements qui pouvaient être intégrés à l’ordonnance rendue en vertu de l’art. 40 [traduction] « à la condition que [la mère] revienne » à Dubaï avec les enfants (par. 49). Dans son offre, il s’est engagé à veiller à ce que la mère ait son statut de résidente indépendante à Dubaï, plus précisément en lui achetant une propriété en son nom à elle. Il s’est également engagé à ce que les enfants résident principalement avec elle et que les décisions importantes à leur sujet soient prises conjointement. Il a précisé que la mère serait libre, si elle le souhaitait, de contester la garde et les arrangements financiers proposés lorsque l’affaire serait portée devant un tribunal des ÉAU (voir par. 49). Le père a également incorporé par renvoi des modalités du projet de règlement qu’il entendait soumettre au tribunal des ÉAU (par. 49). Dans ce projet de règlement, le père proposait de s’assurer que la mère conserve la garde des enfants jusqu’à leur 18e anniversaire, et ce, qu’elle choisisse ou non de se remarier. Le père a déclaré que ces modalités pouvaient être intégrées à un jugement sur consentement rendu par un tribunal des ÉAU. La mère n’a pas répondu à cette offre.
[24]                          Au procès, les deux parties ont témoigné. Le père a fait entendre une experte en droit de la famille des ÉAU, Diana Hamade. La mère a pour sa part appelé à la barre deux expertes : Elena Schildgen, une spécialiste du droit de la famille des ÉAU, et Carol‑Jane Parker, une psychothérapeute autorisée qui a témoigné au sujet de l’impact potentiel de la séparation de jeunes enfants d’avec leurs principaux pourvoyeurs de soins.
[25]                          Le juge de première instance devait trancher deux questions, premièrement s’il devait exercer sa compétence pour rendre une ordonnance parentale sur le fond, et deuxièmement si, advenant le cas où le tribunal ne se déclarait pas compétent, il y avait lieu d’ordonner le retour des enfants à Dubaï en vertu de l’art. 40 de la LRDE.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           Cour supérieure de justice, 2020 ONSC 7789, 475 C.R.R. (2d) 1 (le juge Conlan)
[26]                        Le juge de première instance a conclu que le père et la mère étaient tous les deux des parents bons, aimants et attentionnés, qui n’avaient jamais maltraité, violenté ou négligé leurs enfants (par. 15 et 480). La mère a toujours été la principale pourvoyeuse de soins des enfants; Mary, la nourrice de ceux‑ci, l’a beaucoup aidée à s’occuper de Z. et de E. (par. 262 et 291).
[27]                        En tant que témoin, le père a été jugé [traduction] « nettement plus crédible » que la mère, qui « n’était pas un témoin crédible » (par. 255‑256). Le témoignage que la mère a donné au procès était incompatible avec l’ordonnance définitive qu’elle demandait au tribunal de rendre. D’une part, elle affirmait qu’elle était en faveur de l’exercice conjoint des responsabilités parentales — et même en faveur d’une garde conjointe — et, à tout le moins, de [traduction] « droits de visite généreux » en faveur du père (par. 281). Toutefois, dans son projet d’ordonnance définitive, elle réclamait ce que le juge a qualifié de [traduction] « tout sauf des droits de visite généreux » pour le père (par. 281‑282). Le juge de première instance a également relevé des incohérences dans le témoignage de la mère (par. 257‑274 et 277‑282). Il n’a pas cru les allégations de la mère concernant des incidents d’agression physique (par. 272‑274), ni ses affirmations qu’elle avait été victime de discrimination religieuse et d’isolement social (par. 369), et il a estimé qu’elle minimisait le rôle que la nourrice de longue date, Mary, avait joué auprès des enfants à Dubaï.
[28]                        Le juge de première instance a accepté le témoignage de l’experte du père dans son intégralité, Mme Hamade, qui avait [traduction] « une grande expérience des tribunaux des Émirats arabes unis » et qui « parlait couramment l’arabe, langue dans laquelle les dispositions législatives originales applicables avaient été rédigées » (par. 297). Il n’a accepté qu’en partie le témoignage de Mme Parker, et certaines des opinions exprimées par l’experte de la mère, Mme Schildgen, dont le témoignage sur l’état du droit des ÉAU était [traduction] « dévastateur » pour la cause de la mère (par. 293). Le contre‑interrogatoire de Mme Schieldgen [traduction] « a démantelé le fondement même » de la thèse de la mère, en établissant que l’intérêt véritable des enfants serait le facteur prépondérant dont tout tribunal de Dubaï tiendrait compte pour rendre une décision au sujet des enfants (par. 304).
[29]                        Le juge de première instance a évalué tous les témoignages qu’il avait entendus. Se fondant sur cette évaluation, il a tiré [traduction] « quatre conclusions essentielles » des témoignages d’expert (par. 294). En ce qui concerne le droit étranger, il a conclu que l’intérêt véritable de Z. et de E. serait le critère prépondérant appliqué pour se prononcer sur la garde à Dubaï, ajoutant que, si elle était acceptée par la mère, l’offre de règlement proposée par le père pourrait être incorporée dans une ordonnance judiciaire valide à Dubaï et serait exécutoire. En ce qui a trait aux conséquences du retour des enfants, il a déclaré que, selon l’avis de l’experte, les enfants pourraient ressentir des répercussions émotionnelles et psychologiques du fait d’être séparés de leur principale pourvoyeuse de soins. Mais quant aux effets précis de la séparation des enfants d’avec leur mère, le juge de première instance a précisé que, selon la preuve admissible présentée par Mme Parker, ils demeuraient inconnus.
[30]                        Après avoir examiné les principes juridiques applicables, le juge de première instance a décidé qu’il ne devait pas se déclarer compétent en vertu de l’art. 22 ou de l’art. 23 de la LRDE ou exercer sa compétence parens patriae. Il a résumé comme suit ses propres conclusions sur l’exception du « préjudice grave » prévue à l’art. 23 :
        [traduction]
(i)   on n’a présenté au procès aucune preuve démontrant que Z. et E. risquaient de subir des sévices corporels s’ils retournaient à Dubaï;
(ii)   selon certaines preuves circonstancielles présentées au procès (par le biais de Mme Parker et de ses opinions sur les enfants en bas âge en général), Z. et E. pouvaient être exposés à un préjudice émotionnel et psychologique s’ils retournaient à Dubaï sans [la mère];
(iii)  aucune preuve n’a été présentée au procès quant aux opinons et aux préférences des enfants;
(iv)  [la mère] prétend qu’elle ne retournera pas à Dubaï si le tribunal ordonnait le retour des enfants là‑bas;
(v)   le présent tribunal ne trouve dans la preuve qui a été présentée au procès aucun autre élément pertinent pour l’évaluation du préjudice grave auquel seraient exposés Z. et E. [. . .]; et
(vi)  plus précisément, compte tenu du témoignage de Mmes Hamade et Schildgen, il y a absence totale dans la preuve présentée au procès de tout élément fiable indiquant que l’appareil judiciaire de Dubaï fera autre chose que : a) de décider de la garde conformément à l’intérêt véritable de Z. et de E., si elle est contestée; b) d’accorder la garde à [la mère], si elle est contestée; et c) d’entériner l’offre de règlement soumise par [le père], si elle est acceptée par la mère. [En italique dans l’original; par. 366.]
[31]                        Le juge de première instance a rejeté l’argument de la mère selon lequel les enfants subiraient un préjudice grave s’ils devaient retourner à Dubaï parce que le tribunal de ce pays [traduction] « ne procéderaient pas vraiment à une analyse de l’intérêt véritable de l’enfant » (par. 367 (italique omis)). Il a accordé [traduction] « très peu de poids » à l’affirmation de la mère selon laquelle elle ne retournerait pas à Dubaï, se référant aux conclusions qu’il avait déjà tirées au sujet de la crédibilité (par. 368).
[32]                        Le juge de première instance a accordé beaucoup d’importance à l’offre assortie de conditions du père (par. 48‑49), estimant que les tribunaux de Dubaï entérineraient et exécuteraient l’offre de règlement soumise par le père, si elle était acceptée par la mère (par. 366(vi); voir aussi par. 294 et 301). Sa conclusion était fondée sur le témoignage d’expert de Mme Hamade, qui, contrairement à l’experte de la mère, [traduction] « connaissait à fond tous les aspects de l’offre de règlement proposée par [le père] » (par. 297; voir aussi par. 193‑194).
[33]                        Tout en reconnaissant que de jeunes enfants, comme Z. et E., pouvaient ressentir des effets émotionnels négatifs en cas de séparation d’avec leur principal pourvoyeur de soins (par. 305 et 366(ii)), le juge de première instance a statué que le risque appréhendé ne satisfaisait pas au critère du « préjudice grave ». Le juge de première instance a conclu qu’il ne pouvait exercer la compétence que lui confère l’art. 23 de la LRDE parce qu’il n’était pas convaincu que Z. et E. subiraient un préjudice grave s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario (par. 370).
[34]                        En ce qui concerne la question de savoir s’il y a lieu d’ordonner le retour des enfants à Dubaï en vertu de l’art. 40 de la LRDE, il a conclu que cette mesure était dans l’intérêt véritable des enfants, avec ou sans la mère (par. 381 et 387). Reconnaissant que l’art. 40 lui conférait de larges pouvoirs discrétionnaires et qu’il n’était pas obligé d’ordonner le retour des enfants, le juge de première instance a écrit qu’il s’agissait de la [traduction] « seule décision appropriée » (par. 384). Dubaï était leur véritable foyer.
[35]                        Le juge de première instance a également rejeté la contestation par la mère de la constitutionnalité de l’art. 40 par. 3 de la LRDE (par. 463‑464).
[36]                          Il a déclaré que la mère avait retenu illicitement les enfants en Ontario, et il a ordonné le retour de ceux‑ci à Dubaï (par. 469). Enfin, avant de terminer la rédaction de l’ordonnance et avant que les enfants ne retournent à Dubaï, il a offert à toutes les parties la possibilité de formuler d’autres observations sur l’opportunité d’intégrer l’offre de règlement du père à l’ordonnance (par. 472). La mère ne s’est pas prévalue de cette possibilité.
B.            Cour d’appel, 2021 ONCA 614, 158 O.R. (3d) 481 (les juges Lauwers, Hourigan et Brown)
[37]                        La Cour d’appel, à la majorité, a rejeté l’appel et a confirmé la décision par laquelle le juge de première instance avait ordonné le retour des enfants à Dubaï. Le juge Hourigan a rédigé des motifs sur les questions de compétence. Le juge Brown a pour sa part traité principalement des questions constitutionnelles, lesquelles ne sont pas en litige devant notre Cour. Le juge Lauwers, dissident, a conclu que la Cour supérieure de justice avait compétence pour rendre une ordonnance parentale compte tenu de l’art. 23 de la LRDE.
(1)         Le juge Hourigan (avec l’accord du juge Brown)
[38]                        Rappelant la norme de contrôle applicable, le juge Hourigan a fait observer que la décision du juge de première instance sur la question du préjudice grave commandait la déférence en appel. Il a rejeté l’argument de la mère sur l’art. 23, le qualifiant d’invitation injustifiée à soupeser de nouveau la preuve examinée au procès. Le juge de première instance était conscient de la précarité du statut de résidente de la mère et du risque de séparation qui en découlait. De l’avis du juge Hourigan, il était loisible au juge de première instance de s’appuyer sur les témoignages d’expert et de conclure qu’il existait des solutions viables permettant à la mère d’obtenir sa résidence, signalant que la mère avait refusé de formuler des observations au sujet de l’offre de règlement du père. Le juge de première instance a examiné les témoignages d’expert et il lui était loisible de conclure qu’une entente entre les parties pouvait être intégrée à une ordonnance judiciaire (motifs de la C.A., par. 62‑63). Il n’était pas d’accord avec le juge dissident pour dire que le juge de première instance n’avait pas tenu compte de la possibilité que le père revienne sur son offre et cherche à limiter l’accès de la mère aux enfants. D’après le juge Hourigan, [traduction] « [p]eut-être que le seul fait incontestable établi dans le dossier est que c’est la [mère], et non le [père], qui a cherché à limiter l’accès aux enfants » (par. 71).
[39]                        Par ailleurs, le juge de première instance était conscient des incompatibilités entre le droit des ÉAU et le droit canadien, mais il s’était concentré à juste titre sur la question de savoir si ces divergences étaient susceptibles de causer un préjudice grave aux enfants. Aucune erreur révisable n’a été démontrée. Affirmer que ces divergences fondaient effectivement la compétence des tribunaux ontariens indiquerait que les parents des ÉAU pourraient venir en Ontario avec leurs enfants sans être obligés de les renvoyer chez eux (par. 83).
[40]                        Le juge Hourigan s’est ensuite penché sur l’évaluation que le juge de première instance avait faite de la question de savoir si la séparation des enfants d’avec leur principale pourvoyeuse de soins présentait un risque de préjudice grave. Selon les témoignages des experts, le juge de première instance pouvait légitimement conclure que les enfants risquaient peut‑être d’éprouver de la détresse émotionnelle ou psychologique s’ils étaient séparés de la mère, mais il n’avait pas été satisfait au critère permettant de conclure à un préjudice grave (par. 91). On aurait tort de supposer que, chaque fois que de jeunes enfants sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins, ils risquent toujours de subir un préjudice grave, peu importe les circonstances de l’espèce (par. 92‑94). Pareille supposition aurait pour effet d’encourager l’enlèvement d’enfants, en plus d’axer indûment l’analyse sur les préférences du parent gardien (plutôt que sur l’intérêt véritable de l’enfant) et de miner la nature individualisée de l’analyse du préjudice grave. Encore une fois, le juge Hourigan a conclu qu’il n’y avait aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance.
(2)         Le juge Brown (avec l’accord du juge Hourigan)
[41]                        Dans des motifs concordants, le juge Brown a rejeté les moyens d’appel de la mère portant sur la contestation constitutionnelle. Même si notre Cour n’a pas fait droit à la requête de la mère en autorisation de plaider les questions constitutionnelles, l’explication fournie par le juge Brown à propos des objets de l’art. 40 de la LRDE est utile pour trancher les questions de compétence qui demeurent en litige.
[42]                        Le juge Brown a fait observer que les buts des ordonnances de retour rendues en vertu de l’art. 40 par. 3 sont identiques à ceux des ordonnances rendues sous le régime de la Convention de La Haye, à savoir [traduction] « protéger l’enfant des effets préjudiciables de son retrait ou non‑retour illicite et ramener l’enfant illicitement retiré ou retenu au ressort qui convient le mieux pour statuer sur les droits de garde et de visite » (par. 131). Le juge Brown a également noté que la portée de l’analyse de l’intérêt véritable prévue à l’art. 40 par. 3 différait de celle qui est menée en application de l’art. 24 lorsque la garde est en litige. Pour déterminer s’il y a lieu de renvoyer l’enfant dans un autre ressort, le tribunal doit également tenir compte des autres objectifs de principe de la LRDE, tels que décourager l’enlèvement d’enfants et éviter l’exercice concurrent de compétence par plusieurs tribunaux (par. 186). Au vu des faits de l’espèce, le juge Brown s’est déclaré convaincu que le juge de première instance avait procédé à l’analyse multifactorielle qu’exige l’art. 40 par. 3 de la LRDE, et que ses conclusions factuelles permettaient de conclure que le retour des enfants à Dubaï était dans leur intérêt véritable (par. 189‑190).
(3)         Le juge Lauwers (dissident)
[43]                        Pour le juge Lauwers, le juge de première instance a erré, tant en droit qu’en fait, en concluant que le retour des enfants ne les exposerait pas à un préjudice grave. Il aurait appliqué l’exception prévue à l’art. 23, annulé l’ordonnance de retour et ordonné à la Cour supérieure de justice de l’Ontario de se déclarer compétente pour rendre une ordonnance parentale.
[44]                        Dans le cas qui nous occupe, les enfants seront séparés de leur mère en raison de la précarité de son statut de résidente à Dubaï. La séparation de jeunes enfants de leur principal pourvoyeur de soins constitue en soi un risque de préjudice grave (par. 291). Le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en écrivant qu’on « ignorait » l’impact qu’aurait la séparation involontaire. Or, c’était précisément la question que le juge devait trancher en application de l’art. 23 (par. 287).
[45]                        Les engagements conditionnels du père n’atténuent pas dans les faits la précarité du statut de la mère à Dubaï, où la loi ne lui reconnaît aucun droit indépendant de résider (par. 297‑302). Le juge de première instance ne s’est pas demandé si les engagements seraient exécutoires à Dubaï, et il ne pouvait par ailleurs pas se fier à la crédibilité du père au procès pour présumer que ce dernier respecterait les propositions qu’il avait faites (par. 302). Si le père devait révoquer la proposition, le litige entre les parties serait régi par le droit des ÉAU. L’attribution automatique de la responsabilité décisionnelle en fonction du sexe qui est prévue en droit des ÉAU tranche nettement avec la conception que se fait l’Ontario de l’intérêt véritable de l’enfant. Ensemble, ces facteurs interdépendants constituent un préjudice grave pour les enfants (par. 312‑318).
IV.         Questions en litige
[46]                          Le pourvoi formé par la mère soulève deux principales questions.
[47]                          Elle affirme tout d’abord que le juge de première instance a commis une erreur en refusant de se saisir du litige concernant la garde d’enfants sur le fond. À tort, il a conclu que la compétence ne pouvait être fondée sur l’art. 23 de la LRDE. Plus précisément, il a commis une erreur en négligeant des facteurs qui, s’il les avait correctement pris en compte, auraient satisfait au critère du préjudice grave.
[48]                          Elle soutient ensuite que le juge de première instance a commis une erreur en ordonnant le retour des enfants à Dubaï en vertu de l’art. 40 par. 3 de la LRDE. Il a à tort refusé de procéder à une analyse approfondie de l’intérêt véritable qui devrait guider la décision d’ordonner ou non le retour des enfants. De plus, le juge de première instance aurait dû rendre une ordonnance parentale provisoire pour maintenir les enfants sous la garde de la mère jusqu’à ce qu’un mécanisme soit mis en place pour s’assurer, en particulier, que la propriété soit achetée en son nom à elle afin de garantir son statut de résidence.
V.           Analyse
A.           Enlèvement d’enfants en Ontario et questions de compétence
[49]                          Que le litige concerne ou non un pays qui est partie à la Convention de La Haye, lorsqu’un enfant est retiré illicitement de son lieu de résidence habituelle pour être amené en Ontario, les tribunaux refusent, en règle générale, d’exercer leur compétence sur le fond du litige concernant la garde et ordonnent le retour de l’enfant chez lui. Cette pratique reflète la politique législative énoncée à l’art. 19 et qui s’applique à l’ensemble de la partie III de la LRDE. Par cette politique, le législateur cherche à décourager l’enlèvement d’enfants ainsi que le déplacement et le non‑retour illicites d’enfants en Ontario et à faire en sorte que les questions parentales soient tranchées par les tribunaux du ressort avec lequel l’enfant a les liens les plus étroits.
[50]                          L’Ontario estime que la politique consistant à décourager l’enlèvement d’enfants s’harmonise avec le principe de l’intérêt véritable de l’enfant, comme en témoigne l’acceptation par la province, aux termes du par. 46(2) de la LRDE, de l’adhésion du Canada à la Convention de La Haye. La Convention de La Haye vise à protéger les enfants contre les effets nuisibles d’un retrait ou d’un non‑retour illicite qui intervient en violation du droit de garde du parent délaissé; elle vise aussi à établir des procédures en vue d’assurer le retour rapide des enfants dans le pays de leur résidence habituelle (voir, p. ex., Thomson, p. 575‑576; Bureau de l’avocat des enfants c. Balev, 2018 CSC 16, [2018] 1 R.C.S. 398, par. 22‑24; Droit de la famille — 15751, 2015 QCCA 638, par. 17 (CanLII)). Les parties à la Convention de La Haye reconnaissent qu’ils adhèrent au principe juridique selon lequel « l’intérêt de l’enfant est d’une importance primordiale pour toute question relative à sa garde » (Convention de La Haye, préambule; voir aussi Geliedan c. Rawdah, 2020 ONCA 254, 446 D.L.R. (4th) 440, par. 37).
[51]                          Lorsqu’un enfant est emmené illicitement à l’extérieur d’un État qui n’est pas partie à la Convention de La Haye pour être amené en Ontario ou dans une autre province ou un autre territoire canadien, la Convention de La Haye ne s’applique pas. Pour traiter les cas d’enlèvement international qui échappent au champ d’application de la Convention de La Haye, les provinces et territoires canadiens ont adopté divers régimes législatifs (voir, p. ex., Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25 (Colombie‑Britannique), Extra‑Provincial Enforcement of Custody Orders Act, R.S.A. 2000, c. E‑14 (Alberta), Loi de 2020 sur le droit de l’enfance, L.S. 2020, c. 2 (Saskatchewan); sur l’application du Code civil du Québec aux affaires ne relevant pas de la Convention de La Haye, voir Droit de la famille — 131294). En Ontario, les règles applicables se trouvent à la partie III de la LRDE.
[52]                          Un examen de la législation dans ce domaine révèle qu’en général, les provinces canadiennes traitent les cas d’enlèvements d’enfants qui ne relèvent pas de la Convention de La Haye d’une manière qui, sur le plan méthodologique, s’apparente à celle prévue par la Convention : tout d’abord en refusant de juger sur le fond les conflits parentaux concernant les enfants dont la résidence habituelle n’est pas dans la province ou le territoire, et ensuite, en favorisant le retour des enfants au ressort de leur résidence habituelle. Ces similitudes ne signifient toutefois pas qu’une demande présentée en vertu d’une loi provinciale est traitée de la même façon qu’une demande présentée en application des règles de la Convention de La Haye (Geliedan, par. 26‑34).
[53]                          Dans l’affaire Thomson, qui relevait de la Convention de La Haye, notre Cour a précisé que les lois régissant les différends qui ne relevaient pas de la Convention de la Haye et celles relatives aux différends régis par la Convention de la Haye avaient « un effet indépendant les unes des autres » (p. 603; voir aussi L.S.I. c. G.P.I., 2011 ONCA 623, 285 O.A.C. 111, par. 46). Comme l’a souligné le juge Laskin dans l’arrêt Ojeikere, dans les cas relevant de la Convention de La Haye, [traduction] « les tribunaux ontariens peuvent avoir l’assurance que, quelle que soit la juridiction qui décidera de la garde de l’enfant, elle le fera en fonction de son intérêt véritable », mais ils ne peuvent avoir la même assurance dans les cas mettant en cause des États qui ne sont pas parties à la Convention (par. 60; voir aussi Geliedan, par. 37‑38 et 45). Le législateur ontarien indique clairement, à l’al. 19a) de la LRDE, que l’ordonnance parentale qui sera ultimement rendue sur le fond le sera en fonction de l’intérêt véritable de l’enfant. Pour tenir compte du fait que, dans le cas des différends qui ne relèvent pas de la Convention de La Haye, les tribunaux ontariens ne peuvent compter sur l’hypothèse a priori que le principe de l’intérêt véritable de l’enfant sera appliqué dans le pays étranger pour statuer sur le fond du litige concernant la garde d’enfants, les juges qui examinent les requêtes en retour d’enfants dans un État qui n’est pas partie à la Convention doivent donc considérer la teneur du droit étranger, généralement au moyen d’une preuve d’expert produite par les parties. Néanmoins, dans l’arrêt Thomson, le juge La Forest a expliqué qu’on peut à bon droit se reporter à la Convention de la Haye pour interpréter la législation interne, « puisque l’adoption de la Convention par le législateur indique qu’il est d’avis que la meilleure façon de résoudre les conflits internationaux sur la garde d’enfants est de retourner l’enfant dans son lieu de résidence habituel » (p. 603; pour la LRDE, voir N. Bala, « O.C.L. v. Balev : Not an “Evisceration” of the Hague Convention and the International Custody Jurisdiction of the CLRA » (2019), 38 C.F.L.Q. 301, p. 308).
[54]                          Les enfants en l’espèce ont été emmenés à l’extérieur des ÉAU, un État qui n’est pas partie à la Convention de la Haye. Il s’ensuit que la présente affaire doit être tranchée en fonction des dispositions générales de la partie III de la LRDE.
B.            Le régime législatif ontarien
[55]                        La partie III de la LRDE renferme les dispositions concernant les ordonnances relatives à la responsabilité décisionnelle et au temps parental rendues par les tribunaux ontariens en vertu du droit de l’Ontario[1]. Le tribunal ontarien ne rend une « ordonnance parentale » que s’il est compétent pour le faire. L’article 22 traite de la compétence du tribunal sur un enfant qui a sa résidence habituelle en Ontario ou qui y est physiquement présent lorsqu’il existe dans la province des preuves substantielles relativement à son intérêt véritable. De plus, le tribunal peut exercer sa compétence parens patriae, laquelle est préservée par l’art. 69.
[56]                          Le tribunal ontarien peut également exercer sa compétence si l’enfant subirait un préjudice grave du fait qu’il est emmené à l’extérieur de l’Ontario. Dans le cadre du présent pourvoi, la mère n’invoque que l’art. 23 pour fonder la compétence du tribunal ontarien :
      23 Malgré les articles 22 et 41, le tribunal peut exercer sa compétence pour rendre ou modifier une ordonnance parentale ou une ordonnance de contact à l’égard d’un enfant, si les conditions suivantes sont réunies :
        a) l’enfant est physiquement présent en Ontario;
        b) le tribunal est convaincu, d’après la prépondérance des probabilités, que l’enfant subirait un préjudice grave si, selon le cas :
      (i) il demeurait avec une personne ayant légalement droit à la responsabilité décisionnelle à l’égard de l’enfant,
      (ii) il était renvoyé à une personne ayant légalement droit à la responsabilité décisionnelle à l’égard de l’enfant,
      (iii) il était emmené à l’extérieur de l’Ontario.
[57]                          À la partie III, les art. 40 à 46 de la LRDE portent sur la « responsabilité décisionnelle, [le] temps parental et [le] contact — questions extraprovinciales ». L’article 40, soit la disposition que le père invoque en l’espèce, s’applique aux requêtes en retour d’enfants emmenés ou retenus illicitement en Ontario lorsque ces enfants ne sont pas assujettis à la Convention de La Haye. Il dispose :
      40 Sur requête, le tribunal, selon le cas :
      a) qui est convaincu qu’un enfant a été emmené illicitement en Ontario ou qu’il y est illicitement retenu;
      b) qui n’est pas compétent en vertu de l’article 22 ou qui refuse d’exercer sa compétence en vertu de l’article 25 ou 42,
peut prendre une ou plusieurs des mesures suivantes :
      1. Rendre l’ordonnance parentale provisoire ou l’ordonnance de contact provisoire qu’il juge être dans l’intérêt véritable de l’enfant.
      2. Surseoir à l’instruction de la requête :
      i. à la condition qu’une partie à la requête introduise promptement une instance analogue devant un tribunal extraprovincial,
      ii. aux conditions qu’il juge appropriées.
      3. Enjoindre à une partie de renvoyer l’enfant au lieu qu’il juge approprié et, à sa discrétion, ordonner le paiement des frais de déplacement normaux et des autres frais de l’enfant et des parties ou des témoins à l’audition de la requête.
[58]                          Enfin, l’art. 19 énonce les buts de l’ensemble de la partie III, y compris ceux des règles énoncées à l’art. 40 et des règles relatives à la compétence, comme celle prévue à l’art. 23 :
      19 Les buts de la présente partie sont les suivants :
      a) veiller à ce que les tribunaux règlent les requêtes relatives à la responsabilité décisionnelle, au temps parental, aux contacts et à la tutelle à l’égard d’enfants en fonction de l’intérêt véritable des enfants;
      b) reconnaître que l’exercice simultané de compétence par les tribunaux judiciaires de plus d’une province, d’un territoire ou d’un État pour rendre une décision relative à la responsabilité décisionnelle à l’égard d’un même enfant doit être évité, et prendre des dispositions pour que les tribunaux de l’Ontario, sauf circonstances exceptionnelles, s’abstiennent d’exercer leur compétence ou refusent de le faire s’il est plus approprié que la question soit réglée par un tribunal compétent qui se trouve dans un lieu où l’enfant a des liens plus étroits;
      c) décourager l’enlèvement d’enfants comme solution de rechange au règlement de la question de la responsabilité décisionnelle par procédure juridique régulière;
      d) prévoir une meilleure exécution des ordonnances parentales et des ordonnances de contact, ainsi que la reconnaissance et l’exécution des ordonnances rendues à l’extérieur de l’Ontario qui accordent la responsabilité décisionnelle, du temps parental ou des contacts à l’égard d’un enfant.
[59]                          En somme, les parents dont les enfants ont été enlevés d’un État qui n’est pas partie à la Convention peuvent demander leur retour en vertu de l’art. 40 de la LRDE. À moins que le parent ayant soustrait l’enfant ne démontre qu’ils devraient rendre une ordonnance parentale pour l’un des quatre motifs susmentionnés (al. 22(1)a) ou b) ou art. 23, ou compétence parens patriae), les tribunaux ontariens devraient refuser d’exercer leur compétence à l’égard de cet enfant (Ojeikere, par. 12; E. (H.) c. M. (M.), 2015 ONCA 813, 393 D.L.R. (4th) 267, par. 22‑26). En l’espèce, la seule question qu’il reste à trancher devant notre Cour est celle de savoir si l’art. 23 s’applique de sorte que les tribunaux ontariens devraient se saisir du fond du litige et, par conséquent, rejeter la requête présentée par le père pour obtenir le retour des enfants à Dubaï.
C.            Compétence et intérêt véritable de l’enfant
[60]                          La présente affaire invite la Cour à clarifier le rôle que joue le principe de l’intérêt véritable de l’enfant dans l’interprétation et l’application des règles de la LRDE en matière de compétence. La mère soutient que, lorsque la compétence est fondée sur l’exception du « préjudice grave », les juges doivent procéder à une analyse approfondie de l’intérêt véritable, en tenant compte des facteurs énumérés au par. 24(3) (m.a., par. 10). Le père répond que l’art. 23 traduit déjà un souci primordial pour l’intérêt véritable des enfants. Il affirme que les tribunaux ne devraient pas se lancer dans une analyse approfondie de l’intérêt véritable comme celle menée pour décider de la garde sur le fond (m.i., par. 97‑99).
[61]                          La mère n’a pas tort de souligner l’importance du principe de l’intérêt véritable de l’enfant. En règle générale, en droit de la famille au Canada, il ne fait aucun doute que l’intérêt véritable des enfants est le critère prépondérant dans toutes les décisions qui concernent les enfants et que l’intérêt véritable est évalué du point de vue de l’enfant (voir, p. ex., Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3; Ontario (Children’s Lawyer) c. Ontario (Information and Privacy Commissioner), 2018 ONCA 559, 141 O.R. (3d) 481, par. 58; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 9). Cela n’est pas moins vrai en matière d’enlèvements internationaux, quel que soit le pays d’origine de l’enfant et que la Convention de La Haye régisse ou non le différend.
[62]                          Cela dit, les observations de la mère sont inexactes en ce qui a trait à l’application du principe de l’intérêt véritable dans le contexte des art. 40 et 23 selon la LRDE. Les règles prévues par la LRDE témoignent du souci premier du législateur de faire respecter le principe de l’intérêt véritable de l’enfant (Ojeikere, par. 17). D’après ce régime législatif, le critère de l’intérêt véritable appelle une [traduction] « application différente » en ce qui concerne les questions de compétence et les décisions sur le fond (motifs de la C.A., par. 187, le juge Brown). D’une part, lorsqu’ils sont appelés à juger au mérite d’une demande d’ordonnance parentale ou d’ordonnance de contact, les tribunaux ontariens doivent procéder à une analyse exhaustive de l’intérêt véritable de l’enfant à la lumière des facteurs énumérés à l’art. 24 de la LRDE. D’autre part, lorsqu’ils décident s’ils devraient décliner compétence en faveur des tribunaux étrangers et retourner les enfants dans le pays de leur résidence habituelle, les tribunaux ontariens décident, fondamentalement, quel tribunal décidera de la garde, et non de la garde elle‑même. Je suis d’accord avec l’explication du juge Brown : [traduction] « . . . les intérêts juridiques immédiats [des enfants] concernent le lieu où la question de leur garde devrait être tranchée, et non la personne qui devrait avoir la garde » et « [l]e critère de l’intérêt véritable doit être appliqué dans cette optique » (par. 187).
[63]                          Ainsi que les avocats du procureur général de l’Ontario l’expliquent dans leur mémoire instructif, la LRDE présume, en cas d’enlèvement, que l’intérêt véritable de l’enfant réside dans son prompt retour dans le ressort où il a sa résidence habituelle, à moins que des circonstances exceptionnelles justifient que les tribunaux de l’Ontario se déclarent compétents (m. interv., par. 6).
[64]                          La prémisse selon laquelle l’intérêt véritable de l’enfant est favorisé par son retour en temps utile dans l’État où il réside habituellement est bien fondée. L’enlèvement est nuisible à l’enfant (Balev, par. 23‑25; Ojeikere, par. 16; A. Grammaticaki‑Alexiou, « Best Interests of the Child in Private International Law », dans Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye (2020), t. 412, 253, p. 325). Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans l’arrêt Balev, « [l]’enfant est retiré de son milieu familial et souvent privé de contacts avec l’autre parent. Il peut se retrouver dans une culture avec laquelle il n’a aucun lien préalable, dans un pays où les structures sociales, le système scolaire et, parfois, la langue sont différents. Des affrontements judiciaires pour l’obtention de sa garde peuvent avoir lieu dans différents pays, ce qui retarde le prononcé d’une décision. Rien de tout cela n’est bon pour l’enfant ou les parents » (par. 23). De plus, le règlement des questions parentales dans le ressort où réside l’enfant favorise la stabilité, tout en garantissant que la garde est décidée par les autorités du lieu avec lequel l’enfant entretient les liens les plus étroits, un objectif énoncé à l’art. 19 de la LRDE. D’ailleurs, les tribunaux du ressort duquel l’enfant a été retiré sont habituellement les mieux placés pour déterminer quelles modalités sont dans l’intérêt véritable de l’enfant (Bolla c. Swart, 2017 ONSC 1488, 92 R.F.L. (7th) 362, par. 38; W.D.N. c. O.A., 2019 ONCJ 926, 35 R.F.L. (8th) 190, par. 51; Droit de la famille — 131294, par. 110). Cela s’explique par le fait que « les tribunaux de l’État dans lequel l’enfant a sa résidence habituelle [. . .] disposent en principe d’un accès plus complet et plus aisé aux informations et preuves » pertinentes pour procéder à un « examen approfondi de l’“intérêt supérieur” » (Conférence de La Haye de droit international privé, Convention Enlèvement d’enfants de 1980 — Guide de bonnes pratiques, partie VI, Article 13(1)(b) (2020) (« Guide »), par. 15; voir aussi J. M. Eekelaar, « International Child Abduction by Parents » (1982), 32 U.T.L.J. 281, p. 301).
[65]                          Par conséquent, à l’étape préliminaire de la détermination de la compétence, le juge n’a pas pour rôle de procéder à une analyse approfondie de l’intérêt véritable, comme il le ferait lorsqu’il statue sur le fond de la demande de garde. Le juge doit plutôt décider si le tribunal devrait exercer sa compétence pour l’un des quatre motifs susmentionnés. Si l’un des quatre motifs est établi, la présomption suivant laquelle l’intérêt véritable de l’enfant réside dans le refus du tribunal d’exercer sa compétence en vue d’ordonner le retour de l’enfant est réfutée. Parmi ces circonstances exceptionnelles, mentionnons l’assise juridictionnelle prévue à l’art. 23 qui s’applique lorsque l’enfant serait exposé à un risque de préjudice grave s’il était emmené à l’extérieur de l’Ontario.
[66]                          En vertu de l’art. 23 de la LRDE, le tribunal peut exercer sa compétence si le parent ayant soustrait l’enfant démontre, selon la prépondérance des probabilités, que l’enfant subirait un préjudice grave s’il était emmené à l’extérieur de l’Ontario. Si le risque de préjudice grave est établi, il est alors dans l’intérêt véritable de l’enfant que le tribunal ontarien se déclare compétent et décide de la garde sur le fond. En termes simples, la présomption en faveur de la compétence des tribunaux de la résidence habituelle doit céder le pas à l’impératif de protéger l’enfant lorsque qu’un préjudice grave a été établi.
[67]                          Ainsi, lorsqu’ils décident d’exercer ou non leur compétence en vertu de l’art. 23, les juges ne devraient pas procéder à une analyse approfondie de l’intérêt véritable, mais plutôt à une évaluation individualisée du risque de préjudice grave. Cette façon de faire est également conforme au caractère expéditif de la procédure associée à une requête en ordonnance de retour qui, comme notre Cour l’a signalé dans l’arrêt Balev, contribue à réduire les effets nuisibles du retrait sur l’enfant et le parent délaissé (par. 25‑27 et 88‑89). Je suis d’accord avec le procureur général de l’Ontario pour dire que le remplacement du critère du préjudice grave par une analyse approfondie de l’intérêt véritable aurait pour effet de fondre ensemble la détermination de la compétence et le prononcé de l’ordonnance parentale, ainsi que de diluer de façon inappropriée le critère du préjudice grave (m. interv., par. 3 et 17). Ce faisant, on risquerait de faire l’impasse sur [traduction] « la présomption du retour de l’enfant en temps opportun, ce qui aurait pour conséquence que les tribunaux de l’Ontario exerceraient leur compétence dans la plupart des cas d’enlèvement ou de non‑retour illicite » (m. interv., par. 3). En ce sens, l’argument de la mère suivant lequel l’analyse fondée sur l’art. 23 exige une analyse approfondie de l’intérêt véritable ne tient pas compte de la distinction fondamentale entre les questions de compétence et les décisions sur le fond. En fin de compte, cela minerait l’objet de l’exception relative au préjudice grave, qui est de veiller à ce que les décisions sur le fond soient prises par les autorités compétentes conformément à l’intérêt véritable de l’enfant (voir al. 19a) et b)).
[68]                          Il ne fait évidemment aucun doute que l’analyse individualisée du préjudice grave et l’analyse complète de l’intérêt véritable peuvent se recouper. Par exemple, bon nombre des facteurs relatifs à l’intérêt véritable énumérés au par. 24(3) de la LRDE, dont le tribunal doit tenir compte lorsqu’il « rend une ordonnance parentale ou une ordonnance de contact », peuvent également guider une analyse du préjudice grave, selon les circonstances de l’espèce (voir, p. ex., Ojeikere, par. 107, le juge Miller, motifs concordants). Toutefois, les facteurs relatifs à l’intérêt véritable prévus à l’art. 24 de la LRDE ne sont pertinents que dans la mesure où ils contribuent à établir l’existence d’un préjudice grave, alors que l’art. 24 envisage plutôt une analyse approfondie lorsqu’il s’agit de « rend[re] une ordonnance parentale ou une ordonnance de contact » (par. 24(1)). Par exemple, la présence de « violence familiale », un facteur énuméré à l’al. 24(3)j), pourrait fort bien s’avérer pertinente pour établir un préjudice grave au sens de l’art. 23 (voir, p. ex., S. (D.M.) c. S. (C.L.), 2016 BCSC 1551, 91 R.F.L. (7th) 202, par. 51‑53; E. (H.), par. 122‑125). En revanche, un tribunal peut estimer qu’il serait dans l’intérêt véritable de l’enfant de fréquenter une école hautement réputée, mais ce facteur n’aurait probablement pas de poids dans l’analyse du préjudice grave.
D.           Préjudice grave
(1)         Définition de la portée de l’exception du préjudice grave
[69]                          C’est au parent ayant soustrait l’enfant qu’il incombe de prouver que l’enfant subirait un préjudice grave (Onuoha c. Onuoha, 2021 ONSC 2228, 54 R.F.L. (8th) 1, par. 23, conf. 2020 ONSC 6849, 49 R.F.L. (8th) 115). Le fardeau est exigeant. Il ne suffit pas d’identifier un « risque grave » de préjudice : le tribunal doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice lui‑même serait grave. Ce critère strict est nécessaire pour garantir que les objectifs législatifs de décourager l’enlèvement d’enfants et d’éviter l’exercice concurrent de compétence par plusieurs tribunaux sont bien servis. Il ne suffit pas de conclure que le retour aurait un impact négatif sur l’enfant.
[70]                          L’analyse du préjudice grave se fait de la perspective de l’enfant. Ainsi que l’a écrit le juge La Forest dans l’arrêt Thomson, en prenant appui sur l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Young, « du point de vue de l’enfant, un préjudice est un préjudice. Si le préjudice était suffisamment grave pour satisfaire au critère rigoureux de la Convention, sa source importerait peu » (p. 597). Il s’ensuit que, en règle générale, les ordonnances de retour ne doivent pas devenir un moyen de punir le parent ayant soustrait l’enfant. La pertinence de la conduite du parent ayant soustrait l’enfant est évaluée du point de vue de l’enfant.
[71]                          Lorsqu’ils effectuent leur analyse fondée sur l’art. 23, les juges devraient tenir compte à la fois de la probabilité et de la gravité du préjudice anticipé (Ojeikere, par. 62). L’analyse prévue à l’art. 23 est hautement factuelle et, comme l’a souligné la Cour d’appel, elle est discrétionnaire, en ce sens qu’elle implique la pondération de divers facteurs (par. 52; Ojeikere, par. 63; E. (H.), par. 29; Volgemut c. Decristoforo, 2021 ONSC 7382, par. 99 (CanLII); Ajayi c. Ajayi, 2022 ONSC 5268, 473 D.L.R. (4th) 609, par. 20). Le préjudice grave peut être établi à partir d’un seul élément ou il peut découler d’une combinaison de facteurs étant donné la nature holistique de l’évaluation prescrite par l’art. 23 (motifs de la C.A., par. 140, le juge Brown; voir aussi Ojeikere, par. 63).
[72]                          L’analyse est aussi hautement individualisée. Elle doit être axée sur la situation particulière de l’enfant, plutôt que sur une évaluation générale de la société dans laquelle il est renvoyé. Comme il a été décidé dans l’affaire Onuoha (2021), qui portait sur une demande de retour de deux enfants au Nigéria, [traduction] « [l]’existence de perspectives d’avenir moindres, de conditions sociales indésirables par rapport à celles qui prévalent au Canada et de conditions économiques inférieures ne permettent pas, en elles‑mêmes, de conclure que les enfants subiraient un “préjudice grave” s’ils y étaient renvoyés » (par. 18; voir aussi par. 32; M. (R.A.) c. M. (Y.Y.), 2005 BCPC 259, 48 Imm. L.R. (3d) 301). Bien que ces facteurs puissent être pertinents lorsqu’il s’agit de statuer sur le fond d’une demande de garde, les juges ne devraient pas, lorsqu’ils se prononcent sur la compétence, comparer les conditions de vie que chaque pays peut offrir.
[73]                          La rigueur de la norme du « préjudice grave » au sens de l’art. 23 peut utilement être comparée à celle du risque grave ou de la situation intolérable prévue à l’article 13(1)b) de la Convention de La Haye (Ojeikere, par. 53). Aux termes de l’article 13(1)b), seule la situation considérée intolérable pour l’enfant atteindra le seuil de gravité suffisant pour être opposable au principe du retour automatique (Guide, par. 34). La Cour d’appel de l’Ontario a utilement expliqué que la norme prévue à l’art. 23 est moins exigeante que celle de la Convention de La Haye (Ojeikere, par. 58; A. (M.A.) c. E. (D.E.M.), 2020 ONCA 486, 152 O.R. (3d) 81, par. 43). Dans l’arrêt Ojeikere, le juge Laskin a fait observer que cette norme moins exigeante s’expliquait surtout par le libellé différent des deux dispositions (par. 59). Les mots « situation intolérable » à l’article 13(1)b) de la Convention sont absents de l’art. 23, et, [traduction] «[s]ur le plan de l’interprétation des lois, il faut considérer que le législateur ne voulait pas utiliser des termes aussi catégoriques pour qualifier le “préjudice grave” » (Ojeikere, par. 59). Fait important à signaler, le juge Laskin a ajouté que la norme prévue à l’art. 23 devrait être moins exigeante parce que les signataires de la Convention de La Haye peuvent se fier à leur reconnaissance réciproque que la décision définitive en matière de garde sera fondée sur le principe de l’intérêt véritable (par. 60). La Cour d’appel de l’Ontario a également noté récemment que même l’analyse fondée sur l’article 13(1)b) [traduction] « n’est pas censée devenir une analyse approfondie de l’histoire des parties » (Leigh c. Rubio, 2022 ONCA 582, 75 R.F.L. (8th) 251, par. 25). Par conséquent, les procédures portant sur l’article 13(1)b) devraient — comme celles fondées sur l’art. 23 de la LRDE — être résolues [traduction] « rapidement et efficacement » (Leigh, par. 2).
[74]                        L’exception du « préjudice grave » est souvent invoquée dans les cas où les enfants sont exposés à un risque de mauvais traitements émotionnels ou physiques. Les tribunaux ont, en particulier, estimé qu’il existait une preuve suffisante pour justifier l’exception prévue à l’art. 23 lorsqu’on avait prouvé l’existence de préjudices physiques et psychologiques (A. (M.A.), par. 58; Aldush c. Alani, 2022 ONSC 1536, 74 R.F.L. (8th) 113, par. 117). Mais l’art. 23 ne s’applique pas uniquement dans ces situations. L’arrêt Ojeikere fournit une liste non exhaustive de facteurs qui peuvent servir de points de repère utiles pour évaluer s’il y a risque de préjudice grave, bien que cette liste n’englobe pas la foule de situations dans lesquelles un tel risque existe : le risque de préjudice physique, le risque de préjudice psychologique, le point de vue des enfants et l’allégation du parent qu’il ne retournera pas dans le pays de résidence habituelle de l’enfant même si le retour de celui‑ci est ordonné (par. 64). Les règles qui s’appliquent pour décider de la garde dans l’État étranger peuvent constituer un autre facteur pertinent lorsqu’il s’agit d’évaluer le préjudice grave.
[75]                          Vu le caractère discrétionnaire, individualisé et factuel de l’analyse du préjudice grave, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du juge de première instance. Je conviens avec le juge Hourigan que les raisons de principe qui justifient de faire preuve de déférence en matière familiale énoncées dans les arrêts Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518, et Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, valent également pour la question de la compétence suivant l’art. 23 (par. 38). D’ailleurs, notre Cour a elle‑même récemment souligné, dans l’arrêt Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22, par. 103, l’importance vitale de faire preuve de déférence en appel dans les affaires de droit de la famille, conformément à l’approche formulée dans les arrêts Hickey et Van de Perre. De même, la juge Martin a expliqué, au nom des juges unanimes de notre Cour dans l’arrêt B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24, par. 52‑53 et 55‑59, que la déférence en appel se justifiait par une différence institutionnelle entre les cours de première instance et les cours d’appel, les premières entendant directement les parties. Ces justifications sont tout aussi valables dans le contexte juridictionnel de l’analyse fondée sur l’art. 23 en raison de la nature même de l’évaluation du « préjudice grave ». Par conséquent, les cours d’appel ne peuvent annuler la conclusion tirée par le juge de première instance au sujet du préjudice grave simplement parce qu’elles auraient apprécié la preuve différemment.
a)              Séparation des enfants d’avec leur principal pourvoyeur de soins
[76]                          La perspective d’une séparation de l’enfant de son principal pourvoyeur de soins, dernier facteur reconnu dans l’arrêt Ojeikere, soulève la question de savoir si la séparation peut poser un risque pour le bien‑être psychologique de l’enfant au point de constituer un préjudice grave. La question est particulièrement préoccupante dans le cas d’un jeune enfant dont il a été établi qu’il dépend du parent qui s’occupe principalement de lui et qui, comme en l’espèce, est le parent qui a soustrait l’enfant et qui ne peut pas ou ne veut pas rentrer au pays. La majorité de la Cour d’appel a conclu qu’il n’y a pas automatiquement de préjudice grave chaque fois qu’un enfant est séparé de son principal pourvoyeur de soins (par. 92‑94). Le juge Lauwers, dissident, était d’avis que le préjudice grave est démontré dès que le tribunal est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y aura séparation [traduction] « d’une durée indéterminée » entre un enfant en bas âge et son principal pourvoyeur de soins (par. 291). S’appuyant sur les motifs du juge dissident, la mère soutient devant notre Cour que le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la séparation des enfants d’avec leur principale pourvoyeuse de soins ne constitue pas un préjudice grave au sens de l’art. 23 de la LRDE (m.a., par. 67 et 82).
[77]                          La séparation d’un enfant en bas âge de son principal pourvoyeur de soins est une situation qui peut très certainement causer un préjudice psychologique à l’enfant. Une telle séparation ne doit jamais être prise à la légère, compte tenu « du rôle particulier de la personne qui lui prodigue les soins essentiels et du lien affectif que l’enfant entretient avec elle » (Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27, par. 121, la juge L’Heureux‑Dubé). Je reconnais également que la perte de contact de l’enfant avec le principal pourvoyeur de soins qui ne peut revenir dans l’État de résidence habituelle, pour des raisons indépendantes de sa volonté, peut être la source d’un préjudice grave pour un enfant en bas âge.
[78]                          Je rejette toutefois l’argument selon lequel une telle séparation, en soi et sans tenir compte des circonstances particulières de l’espèce, est toujours suffisamment grave pour satisfaire au critère de l’art. 23. Comme l’écrit le juge Hourigan, cela risque ultimement de contrecarrer l’objectif du législateur de décourager l’enlèvement d’enfants en bas âge (par. 93‑94; voir aussi Jamali c. Gillani, 2021 BCSC 2134, par. 101 (CanLII)). Pour décourager l’enlèvement d’enfants et remédier efficacement à ce problème, les tribunaux devraient être prêts, dans certaines circonstances, à ordonner le retour de l’enfant malgré le risque qu’il soit séparé de son principal pourvoyeur de soins. Décider autrement pourrait permettre dans certaines situations au parent ayant soustrait l’enfant d’invoquer son statut de principal pourvoyeur de soins de l’enfant pour contourner la procédure régulière de détermination de la garde et soustraire l’enfant à l’autorité des tribunaux qui seraient normalement compétents. Cela risque en fin de compte de faire de l’Ontario un refuge pour l’enlèvement d’enfants.
[79]                          Dans l’arrêt Thomson, notre Cour a expressément fait sienne l’idée exprimée dans Re A. (A Minor) (Abduction), [1988] 1 F.L.R. 365 (C.A. Angl.), suivant laquelle [traduction] « il doit s’agir d’un risque [. . .] plus grand que celui auquel on s’attendrait normalement lorsqu’un enfant est soustrait à un parent et est remis à l’autre » (p. 597; voir aussi Ojeikere, par. 56). Dans Bolla, la juge Harvison Young (maintenant juge de la Cour d’appel) s’est à juste titre fondée sur ce passage pour conclure que le « préjudice » envisagé à l’art. 23 doit être plus important que le simple risque de préjudice découlant de la séparation de l’enfant d’avec sa principale pourvoyeuse de soins (par. 137; voir aussi S.A.G. c. C.D.G., 2009 YKSC 21, par. 21 et 27 (CanLII)).
[80]                          L’analyse du préjudice associé à la séparation pour l’application de l’art. 23 doit être individualisée et fondée sur des éléments de preuve propres à l’enfant en cause (Ojeikere, par. 92). L’âge de l’enfant et, le cas échéant, ses besoins spéciaux et ses vulnérabilités peuvent atténuer ou aggraver le risque qu’un préjudice lui soit causé (voir, p. ex., Hage c. Bryntwick, 2014 ONSC 4104, par. 63 (CanLII)). De plus, les preuves d’expert que le juge de première instance a acceptées en l’espèce montrent que la relation entre l’enfant et l’autre personne responsable de ses soins et le parent délaissé, ainsi que l’environnement dans lequel l’enfant sera renvoyé, peuvent également influer sur la façon dont l’enfant qui a été soustrait réagit à la séparation d’avec son principal pourvoyeur de soins (motifs de première instance, par. 309). Par conséquent, si un enfant est séparé de son principal pourvoyeur de soins, mais qu’il est néanmoins remis entre les mains du parent délaissé capable et d’autres pourvoyeurs de soins qu’il connaît, dans un environnement sûr et familier, il se peut qu’il ne soit pas satisfait au critère exigeant relatif au préjudice (pour la Convention de La Haye, voir Guide, par. 64‑65). À l’inverse, si la preuve démontre que l’enfant sera renvoyé dans un environnement où il sera abandonné à son sort ou ne se sentira pas en sécurité avec son autre pourvoyeur de soins, il est fort possible que le critère du préjudice grave soit respecté (voir, p. ex., Aldush, par. 158).
[81]                          Lorsqu’il évalue la gravité du préjudice, le juge devrait également vérifier si les engagements pris par le parent délaissé envers le principal pourvoyeur de soins de l’enfant dans le dossier dont il est saisi — ce qu’on appelle aussi des « mesures de protection » — peuvent être intégrés à l’ordonnance de retour rendue en vertu de l’art. 40 de la LRDE afin de lever les obstacles au retour du parent ou de s’attaquer à tout autre aspect du risque anticipé qu’un préjudice soit causé à l’enfant (pour la Convention de La Haye, voir Guide, par. 36‑37 et 64‑66; voir aussi R. Schuz, The Hague Child Abduction Convention : A Critical Analysis (2013), p. 291‑292; P. R. Beaumont et P. E. McEleavy, The Hague Convention on International Child Abduction (1999), p. 156‑157; pour les différends en Ontario qui ne relèvent pas de la Convention de La Haye, voir Bolla). Il peut s’agir, par exemple, de l’engagement du parent délaissé de faciliter les contacts quotidiens entre l’enfant et le parent l’ayant soustrait ou d’aider à surmonter des obstacles administratifs ou financiers au retour du principal pourvoyeur des soins de l’enfant (voir, p. ex., P. (J.) c. P. (T.N.), 2016 ABQB 613, 90 R.F.L. (7th) 211, par. 52‑60). Bien entendu, les mesures de protection n’atténuent ce risque de préjudice que s’il existe des preuves satisfaisantes démontrant que ces mesures seraient respectées et exécutoires dans l’État étranger (Schuz (2013), p. 292). J’aborderai plus en détail ci‑après le rôle des engagements dans le cadre des ordonnances visées à l’art. 40.
[82]                          Pour ce qui est de la probabilité de séparation, les tribunaux devraient tenir compte de tous les obstacles au retour du principal pourvoyeur de soins de l’enfant. Dans certains cas, le risque de séparation est involontaire, ce qui est le cas lorsque le principal pourvoyeur des soins est confronté à des obstacles juridiques dirimants à son retour. Il peut également être volontaire, en ce sens qu’il découle du refus du parent de revenir. En général, un parent ne devrait pas être en mesure de créer un préjudice grave et de tabler ensuite sur celui‑ci pour justifier son propre refus de revenir (Ojeikere, par. 91; voir aussi Schuz (2013), p. 280‑281; Guide, par. 72). Par conséquent, les tribunaux doivent examiner attentivement le refus du parent de revenir lorsque rien n’empêche ce parent de revenir et de demeurer dans le pays de résidence habituelle de l’enfant (voir, p. ex., Ajayi, par. 28). Dans son analyse du préjudice qui est causé dans les cas relevant de la Convention de La Haye par la séparation de l’enfant d’avec son principal pourvoyeur de soins qui est également le parent qui l’a soustrait, l’autrice Rhona Schuz fait observer :
     [traduction] Une stratégie évidente pour la personne qui soustrait l’enfant et qui en est la principale pourvoyeuse de soins consiste à déclarer qu’elle n’est pas prête à rendre l’enfant et que, s’il est séparé d’elle, l’enfant subira un préjudice psychologique. De telles affirmations sont presque toujours rejetées par la plupart des tribunaux . . .
      ((2013), p. 280, s’appuyant sur C. c. C. (Minor : Abduction : Rights of Custody Abroad, [1989] 2 All E.R. 465 (C.A.), p. 471.)
Il ne s’agit pas de reprocher au parent ayant soustrait l’enfant son refus de rentrer au pays, refus qui, comme je le soulignerai plus loin, peut être justifié. Les tribunaux et les auteurs de doctrine qui rejettent les allégations de préjudice dans ces circonstances reconnaissent que, lorsqu’il n’est pas justifié, le refus de retourner n’est pas dans l’intérêt véritable de l’enfant. En règle générale, l’intérêt véritable de l’enfant est assuré par un contact avec les deux parents et un environnement familial stable et familier. On présume toujours que le retrait de l’enfant de son lieu de résidence habituelle peut lui causer une détresse qui est contraire à son bien‑être.
[83]                          Cela ne veut pas dire que le refus du principal pourvoyeur de soins de revenir sera toujours considéré comme injustifié. Le parent qui a soustrait l’enfant peut avoir des raisons légitimes et raisonnables de ne pas vouloir revenir dans le pays étranger, notamment lorsqu’il existe des obstacles importants à l’emploi ou des risques pour sa sécurité, y compris des preuves démontrant que le parent délaissé a maltraité l’enfant ou s’est livré à des actes de violence conjugale envers le principal pourvoyeur de soins (voir, p. ex., Ojeikere, par. 91; Aldush, par. 149; B. Hale, « Taking Flight — Domestic Violence and Child Abduction » (2017), 70 Current Legal Problems 3; N. Bala et J. Chamberland, « Family Violence and Proving “Grave Risk” for Cases Under the Hague Convention Article 13(b) », Queen’s Law Research Paper No. 91 (2017), p. 6). Cela dit, de manière générale, on ne peut pas dire qu’un refus déraisonnable de retour soit dans l’intérêt véritable de l’enfant : la loi exige que les parents mettent de côté leurs différends et qu’ils facilitent le contact entre l’enfant et leur ex‑conjoint. Le simple fait qu’il a procédé à un enlèvement illicite donne à penser que le parent qui a soustrait l’enfant a perdu cette idée de vue; son refus subséquent de revenir, lorsqu’il n’est pas raisonnablement justifié, rend difficile tout contact ultérieur entre l’enfant et le parent délaissé. Encore une fois, bien qu’il ne s’agisse pas de punir ou de blâmer le parent qui a soustrait l’enfant, il n’en demeure pas moins que cela peut être un facteur à prendre en compte lors de l’examen de l’exception relative au préjudice grave prévue à l’art. 23 de la LRDE (voir, p. ex., Onuoha (2020), par. 128). Il convient toutefois de noter que, dans le cas qui nous occupe, le juge de première instance n’a pas déclaré que l’éventuel choix de la mère de ne pas revenir serait injustifié. Il a plutôt considéré les effets découlant d’une éventuelle séparation, quelle qu’en soit la cause, et a décidé, en fin de compte, qu’il était dans l’intérêt véritable des enfants de rentrer chez eux à Dubaï (par. 381 et 387‑390).
b)            Le droit étranger en tant que source de préjudice grave
[84]                          La Cour doit également se demander si les divergences relevées entre le droit de la famille de l’État étranger et celui de l’Ontario doivent entrer en ligne de compte dans l’analyse du préjudice grave. Le juge Lauwers, dissident en Cour d’appel, s’est dit d’avis que la conception que les ÉAU se font de l’intérêt véritable de l’enfant est incompatible avec le droit égal à la responsabilité décisionnelle que l’Ontario reconnaît également aux deux parents aux termes du par. 20(1) de la LRDE (par. 313‑317). Il a dénoncé plus particulièrement le fait que, selon le droit des ÉAU, les responsabilités décisionnelles et les responsabilités relatives aux soins quotidiens des enfants sont automatiquement attribuées en fonction du sexe (par. 317). Devant notre Cour, la mère soutient que l’attribution des responsabilités parentales en fonction du sexe qui est prévue par le droit des ÉAU tranche nettement avec la conception que se fait l’Ontario de l’intérêt véritable de l’enfant et est la source d’un préjudice grave pour les enfants en l’espèce (m.a., par. 117). Le père rétorque que le juge Lauwers a substitué ses propres conclusions sur le droit étranger à celles du juge de première instance, et il soutient qu’il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de l’analyse du juge de première instance, analyse qui reposait sur son interprétation des preuves d’expert pour laquelle aucune erreur révisable n’a été démontrée (m.i., par. 127‑128).
[85]                          Par sa nature même, l’enlèvement international d’enfants met en présence deux États différents, dont les traditions juridiques en droit de la famille sont souvent différentes, voire, dans certains cas, difficilement conciliables (C. Gosselain, « Enlèvement d’enfants et droit de visite transfrontalière : conventions bilatérales et États de tradition islamique », dans Bureau permanent de la Conférence, Document préliminaire no 7 (2002), p. 6). Il est donc possible que l’État duquel l’enfant est retiré ne partage pas la conception que l’Ontario se fait des règles de droit relatives à la garde et au droit de visite ainsi que des conséquences juridiques découlant de l’éclatement de la famille. Même parmi les États parties à la Convention de La Haye, qui, en principe, s’entendent tous sur la prépondérance du principe de l’intérêt véritable, les règles de droit de la famille peuvent varier au point d’influer sur la façon dont le principe de l’intérêt véritable se manifeste dans la décision finale sur le fond en matière de garde et de droit de visite (Schuz (2013), p. 272 et 363‑364).
[86]                          Le même phénomène peut être observé dans les cas qui ne relèvent pas de la Convention de La Haye. Certes, l’objectif déclaré de la LRDE est de veiller à ce que la décision finale qui est prise en matière de garde soit fondée sur le principe de l’intérêt véritable (al. 19a)). Cela oblige le juge saisi d’une demande de retour de l’enfant dans un État non partie à la Convention de La Haye à s’assurer que cet État applique effectivement ce principe. Cela ne signifie cependant pas que le juge vérifie si le principe y est appliqué exactement de la même façon qu’en Ontario. Ainsi que lady Hale l’écrivait dans In re J. (A Child) (Custody Rights : Jurisdiction), [2005] UKHL 40, [2006] 1 A.C. 80, une affaire non régie par la Convention de La Haye dans laquelle un parent réclamait le retour de son enfant en Arabie saoudite, [traduction] « [d]ans un monde qui valorise la diversité, il ne convient pas de préférer inévitablement une culture à une autre. De fait, il n’existe pas de définition précise de ce en quoi consiste l’intérêt véritable de l’enfant dans un cas donné. [. . .] De nos jours, nous savons qu’il existe de nombreuses façons de devenir un adulte sain et bien adapté. Nous ne sommes pas arrogants au point de penser que nous le savons mieux que quiconque » (par. 37). Il y a donc lieu que le tribunal saisi d’une demande de retour reconnaisse qu’il [traduction] « n’est pas le seul à connaître ce qui est le mieux pour les enfants, encore moins lorsqu’il s’agit d’enfants qui ont grandi dans une culture non occidentale » (R. Schuz, « The Relevance of Religious Law and Cultural Considerations in International Child Abduction Disputes » (2010), 12 J.L. & Fam. Stud. 453, p. 477).
[87]                          Tant que la question ultime de la garde est tranchée en fonction de l’intérêt véritable de l’enfant, la LRDE n’empêche pas d’ordonner le retour de l’enfant dans un État où le droit peut différer à certains égards de celui de l’Ontario. Je suis d’accord avec le juge Hourigan pour dire qu’il [traduction] « ne suffit pas de relever des différences entre les régimes juridiques et de laisser entendre qu’un parent pourrait avoir des droits différents dans un État étranger par rapport à l’Ontario » (par. 79). Le juge Hourigan explique également que le critère du préjudice grave prévu à l’art. 23 de la LRDE vise à assurer la sécurité des enfants et ne doit pas être interprété de manière à permettre que l’enlèvement d’enfants devienne une technique approuvée de recherche du tribunal le plus accommodant (voir par. 79, suivi expressément sur ce point dans l’arrêt Ajayi, par. 26; voir aussi Aldush, par. 28; Jamali, par. 105). Le juge Hourigan signale le danger que comporte le point de vue selon lequel, parce que le droit étranger est différent de celui de l’Ontario, il est nécessairement une source de préjudice grave pour les enfants : [traduction] « Une telle décision indiquerait aux parents qui vivent aux ÉAU que, s’ils décident unilatéralement de venir en Ontario avec leurs enfants, les tribunaux ontariens ne les obligeront pas à renvoyer leurs enfants chez eux » (par. 83).
[88]                          Il existe néanmoins des cas où le droit étranger est si profondément inconciliable avec celui de l’Ontario que le renvoi de l’affaire devant le tribunal étranger constituerait un préjudice grave au sens de la LRDE. Tracer la ligne entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas est une tâche délicate. En l’espèce, on ne peut nier que les témoignages des experts ont mis en lumière des inégalités fondées sur le sexe dans le droit des ÉAU. Mais comme le juge Hourigan le souligne dans ses motifs, le degré de tolérance dont il convient de faire preuve à l’égard des différences entre le droit étranger et le droit ontarien est toujours fonction du critère du préjudice grave (par. 79). Les juges appelés à décider s’ils doivent se déclarer compétents en vertu de l’art. 23 de la LRDE devraient se méfier de leur propre interprétation du droit étranger, tout particulièrement vu le risque de traiter certains pays comme des exceptions de jure au régime de la LRDE. Bien qu’une telle compétence puisse théoriquement exister, les tribunaux canadiens doivent prendre garde à ne pas saper la prémisse fondamentale selon laquelle le retour est habituellement dans l’intérêt véritable de l’enfant (art. 19 de la LRDE). D’ailleurs, il convient de signaler que le juge dissident de la Cour d’appel a pris soin de dire que le droit des ÉAU ne constituait pas un obstacle [traduction] « insurmontable » au retour des enfants là‑bas (par. 254). La bonne approche tient compte du fait que les disparités entre le régime juridique interne et le régime juridique étranger ne se traduisent habituellement pas par un préjudice grave si le principe de l’intérêt véritable de l’enfant demeure la considération prépondérante dans toutes les décisions concernant les enfants. Toutefois, si la règle jugée incompatible s’applique systématiquement de manière à avoir préséance sur l’intérêt véritable de l’enfant, ce facteur sera déterminant dans l’analyse du préjudice grave, lorsqu’on interprète l’art. 23 à la lumière de l’al. 19a) de la LRDE.
[89]                          En l’espèce, la mère soutient que le droit des ÉAU attribue la garde et la tutelle en fonction du sexe, ce qui, selon elle, est incompatible avec le droit ontarien et signifie que la décision qui sera rendue sur le fond au sujet de la garde ne sera pas fondée sur l’intérêt véritable des enfants.
[90]                          Je conviens que le traitement des parents sur un pied d’égalité, sans égard à leur sexe, est un précepte fondamental du droit de la famille ontarien et qu’il est lié à l’application de l’intérêt véritable de l’enfant dans les affaires de garde. La LRDE donne expression à ce point de vue, car le par. 20(1) prévoit que « [s]auf disposition contraire de la présente partie, les parents d’un enfant jouissent d’un droit égal à la responsabilité décisionnelle à l’égard de l’enfant ». Ainsi, dans une affaire où les enfants doivent être renvoyés dans un État où leur intérêt véritable serait supplanté par une règle inflexible qui attribue systématiquement la garde ou le pouvoir décisionnel en fonction du sexe, le droit étranger pourrait être la source d’un préjudice grave et justifierait l’exercice, par les tribunaux ontariens, de leur compétence sur le fond en vertu de l’art. 23 de la LRDE. En revanche, le risque de préjudice serait atténué si l’application de la règle fondée sur le sexe n’est pas automatique, mais dépend plutôt de l’intérêt véritable de l’enfant. En somme, la question qui se pose pour l’application de l’art. 23 est de savoir si l’intérêt véritable de l’enfant demeure le critère prépondérant.
[91]                          Enfin, il reste la question de savoir quelle norme de contrôle devrait s’appliquer dans les appels visant à modifier les conclusions des juges de première instance en matière de droit étranger. Se fondant notamment sur l’arrêt General Motors Acceptance Corp. of Canada c. Town and Country Chrysler Ltd., 2007 ONCA 904, 288 D.L.R. (4th) 74, la mère en l’espèce affirme que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer. Le père, en revanche, soutient qu’en l’espèce, c’est la norme de l’erreur manifeste et déterminante qui s’applique. L’arrêt Hapag‑Lloyd AG c. Iamgold Corp., 2021 CAF 110, est cité parfois à l’appui de cette proposition. Il soutient en outre que le juge dissident de la Cour d’appel a commis une erreur en substituant son point de vue sur le droit des ÉAU à celui de l’experte accepté par le juge de première instance.
[92]                          La façon dont le juge de première instance a été saisi de ce problème fait en sorte qu’il n’est pas nécessaire de trancher ici, en tant que principe d’intérêt général, la question de savoir quelle est la norme de contrôle applicable à l’interprétation du droit étranger. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont mentionné les décisions faisant autorité dans la province, mais ont estimé qu’il fallait faire preuve de déférence envers la décision du juge de première instance de préférer le témoignage de l’experte juridique du père — une juriste expérimentée en droit de la famille auprès des tribunaux des ÉAU et parlant couramment arabe — à celui de l’experte de la mère qui n’avait pas une expertise comparable. En fait, le juge Hourigan a fait observer que les expertes étaient du même avis au sujet de la question cruciale de savoir si le principe de l’intérêt véritable de l’enfant serait appliqué au cours des procédures engagées aux ÉAU (par. 66). S’appuyant sur l’arrêt Larche c. Ontario (1990), 1990 CanLII 8079 (ON CA), 75 D.L.R. (4th) 377 (C.A. Ont.), p. 378‑379, le juge Hourigan a rappelé les possibilités limitées d’intervention en appel en ce qui concerne l’appréciation par le juge de première instance de la preuve d’expert (par. 61). Je souscris à l’opinion du juge Hourigan suivant laquelle le juge de première instance avait le droit de conclure comme il l’a fait et qu’aucun motif n’a été démontré pour justifier de modifier son opinion. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur la norme de contrôle applicable au droit étranger pour trancher le présent pourvoi.
E.            L’article 40 et les ordonnances de retour
[93]                          Lorsque le tribunal est convaincu qu’un enfant a été emmené ou est retenu illicitement en Ontario, l’ordonnance de retour sur requête du parent délaissé est régie par l’art. 40.
[94]                        Le juge qui refuse d’exercer sa compétence sur le fond en matière de garde peut, en vertu de l’art. 40, prendre l’une de trois mesures de réparation (Geliedan, par. 31). Premièrement, il peut rendre l’ordonnance de garde provisoire qu’il juge être dans l’intérêt véritable de l’enfant, afin que des dispositions soient prises au sujet des soins de l’enfant en attendant qu’une décision définitive soit rendue sur le fond ou qu’elle puisse être exécutée. Le juge peut également surseoir à l’instruction de la requête à certaines conditions, ce qui lui permet de reporter le retour de l’enfant tant qu’il n’est pas convaincu que des dispositions appropriées ont été prises et que les autorités compétentes sont saisies du différend, si nécessaire (voir, p. ex., A. (M.A.), par. 78). Enfin, il peut ordonner le retour de l’enfant au lieu qu’il juge approprié (Geliedan, par. 31).
[95]                        La Convention de La Haye ne confère pas aux juges le même pouvoir discrétionnaire : les juges ont l’obligation d’ordonner le retour de l’enfant dans l’État où il a sa résidence habituelle, avec ou sans engagements, sauf si l’une des exceptions s’applique (voir Guide, par. 19; voir aussi Geliedan, par. 34 et 69; A. (M.A.), par. 71). Malgré cette différence, je suis d’accord avec le juge Brown pour dire que les ordonnances de retour dont il est question à l’art. 40 par. 3 visent les mêmes fins que celles rendues en application de la Convention de La Haye (par. 127; voir aussi Bala, p. 308). L’exposé que notre Cour fait des objectifs de l’ordonnance de retour dans l’arrêt Balev s’avère utile ici : tout d’abord, protéger l’enfant des effets nuisibles d’un enlèvement illicite; ensuite, dissuader les parents d’enlever l’enfant dans le but de créer des liens dans un nouveau pays où la garde de l’enfant pourrait ultérieurement leur être accordée; enfin, assurer le prononcé rapide d’une décision sur le fond dans le ressort où l’enfant a sa résidence habituelle (par. 25‑27).
[96]                        Le pouvoir discrétionnaire dont dispose le juge pour déterminer l’ordonnance qui permettra le mieux de remédier à un enlèvement dans les cas ne relevant pas de la Convention de La Haye est limité par le caractère provisoire des pouvoirs que lui confère l’art. 40. Il s’ensuit que le juge, après avoir décidé qu’il devait refuser d’exercer sa compétence à l’égard d’un enfant qui est retenu illicitement en Ontario, ne peut retarder indéfiniment le retour de cet enfant. Si des raisons impérieuses de retenir l’enfant en Ontario de façon permanente avaient été établies par la preuve, ces raisons auraient été pertinentes à l’étape préliminaire de la détermination de la compétence. Si la preuve s’est avérée insuffisante pour établir que les tribunaux ontariens devraient se déclarer compétents, le juge ne devrait pas recourir aux pouvoirs résiduels que lui confère l’art. 40 pour reporter indéfiniment le retour de l’enfant dans le ressort dont les tribunaux sont mieux placés pour juger de l’affaire au fond (voir motifs de la C.A., par. 137, le juge Brown; A. (M.A.), par. 38).
[97]                        Comme pour toute décision touchant les enfants, le juge devrait tenir compte de l’intérêt véritable de l’enfant lorsqu’il exerce les pouvoirs que lui confère l’art. 40 (motifs de la C.A., par. 179‑181, le juge Brown; M.M. c. États‑Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973, par. 146). Toutefois, à cette étape, compte tenu du caractère provisoire de ces pouvoirs, le tribunal ne devrait pas se lancer dans une analyse détaillée des facteurs relatifs à l’intérêt véritable qui sont énoncés au par. 24(3) de la LRDE. Le juge Brown a écarté à juste titre l’idée selon laquelle la prise en compte de l’intérêt véritable de l’enfant en vertu de l’art. 40 [traduction] « doit être effectuée de la même manière que lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la garde (responsabilité décisionnelle/temps parental) en application de l’art. 24 de la LRDE » (par. 182; voir aussi par. 183‑184). Les ordonnances rendues en vertu de l’art. 40 ne sont pas des ordonnances de garde sur le fond.
[98]                          Néanmoins, les juges doivent veiller à ce que l’ordonnance elle‑même protège adéquatement l’intérêt de l’enfant. L’incorporation dans l’ordonnance de retour des engagements pris par les parties peut effectivement faciliter le retour de l’enfant en apportant une réponse au risque anticipé de préjudice (Bolla, par. 140‑145; J. Chamberland, « Violence conjugale et enlèvement international d’enfants : quelques pistes de réflexion » (2005), 10 Lettre des juges sur la protection internationale de l’enfant 70, p. 71‑72). En outre, tout comme dans l’affaire Bolla, même en l’absence d’un risque de « préjudice grave » au sens de l’art. 23, les engagements pris conformément à l’art. 40 peuvent l’être dans l’intérêt véritable de l’enfant, en ce qu’ils atténuent dans les faits la détresse moins importante ou à court terme à laquelle l’enfant peut être en proie. Les engagements sont bien connus et sont largement acceptés partout dans le monde en tant que mesures de protection dans les affaires d’enlèvement international (Droit de la famille — 15751, par. 34). Je constate que notre Cour a approuvé l’utilisation des engagements pris par le parent délaissé pour faciliter le retour des enfants dans les cas relevant de la Convention de La Haye. Je souscris à l’opinion du juge La Forest selon laquelle de tels engagements peuvent aider à élaborer une solution qui est dans l’intérêt véritable des enfants (Thomson, p. 599; voir aussi Cannock c. Fleguel, 2008 ONCA 758, 303 D.L.R. (4th) 542, par. 26‑27). Je relève également que les auteurs de doctrine ont constaté que, malgré les difficultés que peut poser leur exécution dans l’État étranger, ces engagements sont largement répandus et constituent un moyen utile de protéger les enfants contre le préjudice auquel fait allusion l’article 13(1)b) de la Convention, qui correspond en gros à l’art. 23 (J. Chamberland, « Rapport national — Canada » (2005), 9 Lettre des juges sur la protection internationale de l’enfant 75, p. 79; voir aussi M. Bailey, « Canada’s Conflicted Approach to International Child Abduction », dans B. Atkin, dir., The International Survey of Family Law (2016), 81, p. 92). Les tribunaux ont donc ordonné le retour d’enfants dans des États étrangers, sous réserve de l’engagement du parent délaissé d’aider le parent ayant soustrait l’enfant à surmonter des obstacles, comme l’obtention du statut d’immigrant qui lui permettrait de résider dans l’État étranger (Guide, par. 68; Bailey, p. 92; voir, p. ex., R.F. c. M.G., 2002 CanLII 41087 (QC CA), [2002] R.D.F. 785 (C.A. Qc), par. 37; Brown c. Pulley, 2015 ONCJ 186, 60 R.F.L. (7th) 436, par. 199).
VI.         Application aux faits de l’espèce
A.           Aucune erreur n’a été démontrée dans la conclusion du juge de première instance sur le préjudice grave
[99]                          Je suis d’avis de rejeter l’argument de la mère selon lequel le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave s’ils étaient renvoyés à Dubaï. Bien qu’il soit incontestable que l’art. 23 commande une évaluation globale et individualisée du préjudice grave (Ojeikere, par. 63; motifs de la C.A., par. 140, le juge Brown), deux facteurs revêtent une importance particulière en l’espèce : la séparation des enfants de leur principale pourvoyeuse de soins et les divergences entre le droit des ÉAU et le droit ontarien. J’examinerai donc ces deux facteurs avant de considérer si le juge de première instance a fait erreur dans son évaluation globale de la question de savoir si les enfants subiraient un préjudice grave.
(1)         Séparation du principal pourvoyeur de soins
[100]                     Je fais mienne l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel suivant laquelle aucune erreur révisable n’a été démontrée dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’impact prévu de la séparation ne satisfaisait pas au critère de l’art. 23. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec le juge dissident pour dire que le juge de première instance a erré en concluant qu’on [traduction] « ignore » les répercussions précises d’une séparation sur Z. et E. (par. 287).
[101]                     Lorsqu’on examine dans leur ensemble les motifs du juge de première instance, il est évident que celui‑ci a correctement tiré des conclusions individualisées sur la question de savoir si les enfants en l’espèce risquaient de subir un « préjudice grave » au sens de l’art. 23 du fait d’être séparés de leur mère. Il est particulièrement important de considérer un jugement de première instance dans sa totalité lorsque le juge a soupesé la preuve et tiré des conclusions factuelles tout au long de son jugement, plutôt que de présenter toute son analyse sur la question dans une seule section de ses motifs. C’est en effet ce qui s’est produit en l’espèce. Par exemple, le juge a conclu que le père et la mère étaient tous les deux des [traduction] « parents aimants et attentionnés » (par. 15) et que la nourrice de longue date des enfants s’était beaucoup occupée d’eux à Dubaï (par. 291(ii)). Ces deux conclusions sont des exemples de considérations qui font partie du contexte factuel plus large dont il a été tenu compte pour conclure en dernière analyse à l’absence de préjudice grave en l’espèce, une conclusion qui commande la déférence ici (Van de Perre, par. 15).
[102]                     Le contexte factuel plus large est également la raison pour laquelle la mère a tort de prétendre que le juge de première instance a conclu qu’on « ignorait » l’impact potentiel de la séparation sur Z. et E. (m.a., par. 151). Avant d’en arriver à la section où il énonce ses conclusions sur l’analyse du préjudice grave, le juge de première instance a examiné les preuves d’expert, et a reconnu qu’en général, lorsqu’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins, les enfants en bas âge peuvent éprouver de la détresse émotionnelle et psychologique (par. 294(iii)). Par conséquent, une lecture globale du jugement de première instance donne à penser que le juge n’a pas dit qu’on « ignorait » l’impact de la séparation sur les enfants dans ce cas précis (par. 294(iv)) parce qu’il aurait refusé par erreur de trancher la question ou qu’il n’aurait pas reconnu que les enfants souffriraient sur le plan psychologique. Son commentaire avait plutôt trait à sa conclusion selon laquelle la preuve d’expert n’était pas fiable quant à l’impact précis de la séparation sur Z. et E. (par. 313‑315). Comme le souligne le juge Hourigan, l’experte a elle‑même admis lors du voir‑dire qu’elle ne pouvait pas témoigner au sujet de l’impact psychologique de la séparation sur Z. et E. [traduction] « avec quelque degré de certitude » (motifs de première instance, par. 234; motifs de la C.A., par. 90). Le juge de première instance a néanmoins procédé à sa propre évaluation individualisée du préjudice grave. Il a fait observer que les enfants en bas âge [traduction] « peuvent subir des effets négatifs graves du fait d’être séparés de leur principal pourvoyeur de soins » (par. 305), ce qui lui a permis de conclure que Z. et E. risquaient de subir un préjudice émotionnel et psychologique s’ils étaient renvoyés à Dubaï sans leur mère (par. 366(ii)). Dans la mesure où elle pourrait être interprétée comme étant sa conclusion finale sur la question, sa déclaration selon laquelle on ignorait l’impact sur Z. et E. est tout au plus une formulation malheureuse. Mais son analyse ne s’est pas terminée là. Le juge de première instance savait qu’il n’avait pas à accepter des éléments de preuve particuliers au sujet des enfants en l’espèce pour conclure qu’ils souffriraient d’être séparés de leur mère.
[103]                     Malgré sa conclusion que Z. et E. étaient exposés à un risque de détresse émotionnelle et psychologique, le juge de première instance a conclu que le risque envisagé n’était pas suffisamment important pour satisfaire au critère du « préjudice grave » au sens de l’art. 23 (par. 370). Il lui était loisible d’établir une distinction entre les effets émotionnels négatifs et le critère exigeant du préjudice grave auquel il faut satisfaire pour que le tribunal se déclare compétent. Autrement dit, il pouvait légitimement conclure que, même s’il y avait indubitablement un préjudice, il ne s’agissait pas d’un « préjudice grave » au sens de l’art. 23. Ses conclusions commandent la déférence et notre Cour ne saurait intervenir en l’absence d’une erreur de droit ou d’une erreur importante dans son appréciation des faits (Van de Perre, par. 13). Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance suivant laquelle l’impact émotionnel négatif d’une séparation sur les enfants, évalué à la lumière de sa probabilité et de sa sévérité, ne pouvait être assimilé à un « préjudice grave » au sens de l’art. 23 de la LRDE.
[104]                     Le dossier indique qu’il était loisible au juge de première instance de tirer cette conclusion. Bien que Z. et E. soient jeunes, le juge de première instance a fait remarquer qu’ils n’avaient pas de besoins spéciaux ou de vulnérabilités (par. 14) qui aggraveraient le préjudice découlant de la séparation d’avec leur mère. Fait important, le juge de première instance a conclu que le père, tout comme la mère, est un parent bon, aimant et attentionné. Il n’y a pas [traduction] « un iota de preuve » que les enfants auraient été maltraités ou violentés par le parent délaissé (par. 15 et 480). Suivant les témoignages d’expert que le juge de première instance a acceptés, la qualité des soins alternatifs dont feraient l’objet Z. et E. atténuerait la gravité du préjudice découlant de la séparation (par. 309).
[105]                     Le juge de première instance a également examiné le plan parental du père. Il a reconnu que, si la mère ne retournait pas à Dubaï avec ses enfants, la nourrice à domicile — qui a joué un rôle important dans l’éducation de Z. et de E. (par. 261‑262 et 292(ii)) — et d’autres membres de la famille seront à Dubaï pour aider le père, lui‑même un parent capable, à s’occuper des enfants (par. 52). On se souviendra qu’au procès, la mère a contesté le rôle que Mary avait joué auprès des enfants; le juge du procès a rejeté le témoignage de la mère sur ce point au motif qu’il n’était pas crédible (par. 262). De plus, les enfants retourneraient dans un milieu de vie sûr et familier, et Z. retournerait à une école qu’elle connaît. Il s’agissait tous de facteurs qui, selon une experte qui avait témoigné devant le juge de première instance, pouvaient aider à protéger les enfants contre certains des torts causés par la séparation d’avec un parent (par. 236). Il est raisonnable de considérer que, pris ensemble, ces facteurs pourraient atténuer la sévérité du préjudice qui pourrait être causé à Z. et à E. par une éventuelle séparation de leur mère. Même si, bien entendu, ils ne pourraient jamais compenser entièrement l’absence du principal pourvoyeur de soins, ces facteurs sont pertinents pour l’analyse globale de la question de savoir si ces enfants subiraient un préjudice grave en cas de séparation. La mère n’a démontré aucune erreur justifiant une intervention en appel à l’égard de la conclusion du juge de première instance qu’il n’y avait pas de risque de préjudice grave au sens de l’art. 23 de la LRDE. Cela est d’autant plus vrai que le juge de première instance a clairement conclu, en ce qui concerne l’art. 40 de la LRDE, que le retour des enfants serait dans leur intérêt véritable (par. 381 et 387‑390).
[106]                     Je passe maintenant à l’évaluation par le juge de première instance de la probabilité d’une séparation. La mère a affirmé à maintes reprises qu’elle ne retournerait pas à Dubaï, même si ses enfants y retournaient. Le juge de première instance a estimé qu’elle n’était pas crédible sur ce point et a décidé d’accorder très peu de poids à cette affirmation dans son analyse du « préjudice grave » (par. 368). Il y a également lieu de faire preuve de déférence à l’égard de sa conclusion quant à la crédibilité de la mère. Rappelons que le juge de première instance n’évaluait pas la crédibilité de la mère uniquement pour déterminer la probabilité de la séparation et du préjudice qui en découlerait. La crédibilité de la mère était importante pour trancher d’autres questions factuelles : par exemple la question de savoir si le père s’était déjà montré physiquement agressif (par. 272‑274) et l’importance de l’aide que Mary avait apportée en ce qui concerne les enfants (par. 261‑262). Sur ces deux points, le témoignage de la mère a été rejeté. Cependant, le juge de première instance a soigneusement évité de tirer une conclusion définitive sur la question de savoir si la mère reviendrait ou non, que ce soit en se fondant sur sa crédibilité ou sur tout autre élément de preuve. Le juge de première instance a dit espérer que la mère retourne à Dubaï (par. 380). Mais cet espoir ne l’a pas aveuglé à la possibilité qu’elle n’y retourne pas. Par exemple, il a explicitement tenu compte de ce qui arriverait aux enfants si [traduction] « elle choisit [. . .] de ne pas retourner à Dubaï » (par. 381). De même, le juge de première instance a déclaré qu’il n’était [traduction] « pas certain » que la mère resterait en Ontario sans ses enfants, mais il s’est immédiatement tourné par la suite vers l’évaluation qu’il ferait s’il prêtait foi à son témoignage selon lequel elle ne retournerait pas à Dubaï (par. 368).
[107]                     À chaque étape, le juge de première instance est resté conscient du désir de la mère de ne pas rentrer à Dubaï et de la possibilité très réelle qu’elle reste en Ontario même si le tribunal ordonnait le retour des enfants. Cette possibilité était une prémisse fondamentale sur laquelle reposait son analyse de la probabilité d’un préjudice grave. Le juge de première instance a écrit qu’il [traduction] « n’était pas convaincu, suivant la prépondérance des probabilités, que Z. et E. subiraient un préjudice grave s’ils étaient retirés de l’Ontario et renvoyés à Dubaï : art. 23 » (par. 389). Il était de cet avis, que la mère revienne ou non à Dubaï avec eux, car il s’est dit convaincu que leur retour serait dans leur intérêt véritable (par. 387). Le juge de première instance est revenu sur cette conclusion dans l’avant‑dernier paragraphe de ses motifs, affirmant [traduction] « qu’il est temps pour ces enfants de rentrer chez eux. Aucun préjudice ne leur sera causé. Leur père est là. Leur nourrice est là. L’[école que fréquentait Z.] est là, et tous s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un établissement de première classe. Leur vie est là. Leur mère restera leur principale pourvoyeuse de soins, si elle juge bon de revenir. Sinon, les enfants devraient malgré tout rentrer chez eux » (par. 481). La mère n’a démontré aucune erreur justifiant d’infirmer cette évaluation. En clair, la conclusion du juge n’était pas un jugement de valeur sur la question de savoir si la mère devrait retourner à Dubaï : comme dans l’affaire Ojeikere, [traduction] « [i]l peut y avoir des cas où le refus d’un parent de raccompagner les enfants dans leur pays de résidence habituelle pourrait entraîner un risque sérieux de préjudice pour les enfants, ce qui n’est pas le cas en l’espèce » (par. 92).
[108]                     Conscient du fait qu’aux ÉAU, la mère serait une personne divorcée n’ayant pas la nationalité de ce pays, le juge de première instance a également examiné les obstacles auxquels elle serait confrontée au plan juridique si elle cherchait à y obtenir la résidence. S’appuyant sur le témoignage de Mme Hamade, qui était au courant de l’offre de règlement du père, le juge de première instance a reconnu que la mère disposait de plusieurs options si elle décidait de retourner à Dubaï avec ses enfants (par. 194 et 293‑294). Fait important à signaler, le juge de première instance s’est demandé si les « mesures de protection » proposées par le père dans son offre portant mention « avec préjudice » pouvaient réduire la probabilité de séparation et, en fin de compte, atténuer en partie la détresse éprouvée par Z. et E. Il a souligné que le père avait, dans une entente de règlement qui aurait pu être incorporée à une ordonnance rendue en vertu de l’art. 40 par. 3, offert d’obtenir un statut indépendant de résidente en faveur de la mère (par. 49 et 472). À la lumière des témoignages d’expert, le juge de première instance a conclu sans réserve que, s’il était accepté par la mère, un tel accord peut être incorporé dans une ordonnance valide et exécutoire devant les tribunaux de Dubaï (par. 294(ii)).
[109]                     Sans contester directement ces conclusions, le juge Lauwers a affirmé que le juge de première instance n’avait pas tenu compte du fait que les options qui s’offraient à la mère pour obtenir la résidence aux ÉAU n’étaient pas [traduction] « garanties » (par. 292). Pour le juge dissident, cette incertitude quant au statut de résidence signifiait que les enfants seraient fort probablement séparés de leur mère et qu’ils en subiraient nécessairement un préjudice grave (par. 291). Respectueusement dit, je ne suis pas d’accord. En premier lieu, ce raisonnement semble tenir pour acquis que, dans tous les cas où les enfants en bas âge sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins, ils subiront automatiquement un préjudice grave. En deuxième lieu, il laisse entendre que le juge de première instance n’a pas tenu compte de l’ampleur du préjudice que les enfants subiraient si la mère ne rentrait pas avec eux et que la séparation se concrétisait. Le juge de première instance a toutefois conclu que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave s’ils retournaient à Dubaï, avec ou sans leur mère, et il a également signalé qu’il serait dans l’intérêt véritable des enfants d’y retourner, même sans leur mère (par. 387 et 389). En troisième lieu, ce raisonnement néglige le fait que le juge de première instance était, ainsi que l’a souligné le juge Hourigan (par. 63), au courant des inquiétudes concernant le statut précaire de résidente de la mère et des engagements que le père avait pris pour dissiper ces inquiétudes. Le juge de première instance a également offert à la mère l’occasion de formuler d’autres observations sur la possibilité d’intégrer l’offre de règlement du père dans l’ordonnance de retour visant à atténuer le préjudice causé aux enfants (par. 472). La mère ne s’est pas prévalue de cette occasion (motifs de la C.A., par. 62‑63). Comme je le signale plus loin, le juge de première instance comprenait que l’exécution des engagements n’était pas assurée, mais il a reconnu à juste titre qu’ils pouvaient être incorporés dans une ordonnance judiciaire exécutoire à Dubaï (par. 301).
[110]                     Mais même en abordant la thèse de la mère sous son jour le plus favorable, compte tenu du fait qu’elle [traduction] « ne peut pas et ne veut pas retourner aux ÉAU » et qu’elle sera immanquablement séparée de ses enfants, je ne peux retenir son argument suivant lequel le juge de première instance n’a pas pris acte du préjudice grave qu’une séparation causerait aux enfants (m.a., par. 68 et 73 (italique omis)). Le juge de première instance a entendu les parties et les témoignages des experts, et en est venu à la conclusion qu’il n’avait pas été satisfait au critère prévu à l’art. 23. D’après lui, il serait dans l’intérêt véritable des enfants de retourner à Dubaï, même si leur mère ne les y suivait pas (par. 387). La mère n’a pas démontré que cette conclusion n’était pas étayée par la preuve ou qu’elle était par ailleurs entachée d’une erreur manifeste et déterminante.
(2)         Le droit étranger et la norme de « l’intérêt véritable » aux ÉAU
[111]                     La mère soutient également que le juge de première instance a conclu à tort que les décisions parentales sont prises aux ÉAU en fonction de l’intérêt véritable des enfants. Elle affirme que le fait que le droit étranger mentionne « l’intérêt véritable des enfants » (m.a., par. 108) n’est pas suffisant; ce qui importe, c’est de savoir si, de par son essence, cette norme est conforme au droit canadien. À son avis, le juge de première instance n’a pas tenu compte des différences marquées qui existent entre le droit canadien et le droit des ÉAU à cet égard (par. 108‑116).
[112]                     La mère soutient essentiellement que, selon la loi applicable des ÉAU — dont le titre qui a été cité en l’espèce est Federal Law No. 28 of 2005 on Personal Status — les responsabilités parentales sont présumées être attribuées en fonction du sexe. Les mères se voient attribuer la « garde » des enfants, tandis que les pères se voient accorder la « tutelle ». Ces deux rôles impliqueraient des responsabilités et des pouvoirs décisionnels différents. Alors que le parent gardien est chargé d’assurer les soins de l’enfant « au jour le jour », le parent tuteur est responsable des décisions financières importantes et des autres grandes décisions de la vie, notamment en ce qui concerne l’éducation et la religion des enfants. Les droits de garde de la mère peuvent lui être retirés si elle se remarie, de même que lorsque l’enfant de sexe masculin atteint l’âge de 11 ans ou que l’enfant de sexe féminin atteint l’âge de 13 ans.
[113]                     La mère soutient que cette attribution automatique des responsabilités parentales en fonction du sexe est radicalement incompatible avec l’égalité des sexes garantie en droit de la famille ontarien (m.a., par. 101 et 117). Le juge Lauwers s’est dit d’avis que cette répartition des responsabilités tranchait nettement avec la conception que l’Ontario se fait de l’intérêt véritable de l’enfant (par. 316). Tout en reconnaissant qu’il n’était pas nécessaire que le droit étranger reproduise les règles de l’Ontario, il a écrit que le fait que le droit étranger ne respecte pas les normes canadiennes doit être un facteur pertinent pour déterminer l’intérêt véritable de l’enfant (par. 305).
[114]                     Je suis d’accord avec le juge Lauwers pour dire que la répartition des responsabilités parentales en fonction du sexe est incompatible avec l’égalité entre les sexes sur laquelle reposent l’attribution et l’exercice des droits de garde et de visite en droit ontarien. Comme il le signale, chacun des parents de l’enfant a le droit au même titre que l’autre d’assumer les responsabilités décisionnelles, et les décisions relatives à la garde sont prises uniquement en fonction de l’intérêt véritable des enfants (par. 20(1) et 24(1) de la LRDE). L’incompatibilité qui existe entre le droit étranger et le droit ontarien et contre laquelle s’insurge la mère ne peut être banalisée et considérée comme mineure ou purement technique : elle touche à un principe fondamental du droit de la famille de l’Ontario. Cette divergence importante obligeait le juge de première instance à déterminer si le principe de l’intérêt véritable de l’enfant prévaudrait néanmoins en droit des ÉAU s’il ordonnait le retour de Z. et de E. à Dubaï, afin qu’une décision finale y soit rendue au sujet de leur garde, conformément à l’un des objectifs déclarés à l’al. 19a) de la LRDE.
[115]                     Le juge de première instance a effectivement conclu que l’intérêt véritable de Z. et de E. serait le critère prépondérant qu’un tribunal de Dubaï appliquerait pour se prononcer sur la garde.
[116]                     Pour en arriver à sa conclusion que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave si les tribunaux de Dubaï statuaient sur les questions de garde au fond, le juge de première instance était conscient des aspects du droit des ÉAU qui sont considérés comme allant à l’encontre de la conception que se fait l’Ontario de l’intérêt véritable des enfants. Il s’est appuyé sur les témoignages de deux expertes pour déterminer comment les tribunaux des ÉAU appliqueraient ces règles en pratique (par. 187‑216). Il a conclu, sur la foi de ces témoignages, que les dispositions exigeant la répartition des responsabilités parentales en fonction du sexe n’étaient ni automatiques ni impératives, mais qu’elles étaient plutôt assujetties au pouvoir discrétionnaire du juge chargé de rendre une décision définitive en matière de garde et de droit de visite en fonction de l’intérêt véritable de l’enfant (par. 294‑304).
[117]                     Plus précisément, il s’est appuyé sur le témoignage de Mme Hamade, le témoin expert du père, qui a déclaré que les règles selon lesquelles les droits de garde de la mère peuvent lui être retirés si elle se remarie, ou lorsqu’un enfant de sexe masculin atteint l’âge de 11 ans ou un enfant de sexe féminin l’âge de 13 ans, ne s’appliquent pas automatiquement. Le principe de l’intérêt véritable de l’enfant prime toujours. Comme l’a dit Mme Hamade, [traduction] « [l]e tribunal se penche toujours sur l’intérêt véritable des enfants au moment de décider s’ils doivent être retirés à la mère, même si celle‑ci se remarie. [. . .] [L]’intérêt véritable des enfants est toujours le critère déterminant qu’applique le tribunal pour décider si les enfants doivent rester ou être retirés » (d.a., vol. IV, p. 224‑225; motifs de première instance, par. 185).
[118]                     De plus, le juge de première instance a insisté sur l’importance qu’avait eue le contre‑interrogatoire de l’experte de la mère pour sa conclusion finale sur ce point. Il a expliqué de quelle manière, en contre‑interrogatoire, Mme Schildgen avait admis que toute décision qu’un tribunal des ÉAU rendrait au sujet d’un enfant serait fondée sur son intérêt véritable, ajoutant qu’une abondante jurisprudence des ÉAU [traduction] « indique sans ambages et dans les termes les plus nets que c’est l’intérêt véritable de l’enfant qui dicte toutes les décisions du tribunal », même en cas de remariage de la mère (d.a., vol. VII, p. 43‑46; motifs de première instance, par. 215‑216 et 303‑304).
[119]                     Le juge de première instance s’est appuyé sur le témoignage des deux expertes pour étayer deux de ses conclusions concernant le droit des ÉAU qui ont joué un rôle capital pour l’amener à conclure que l’application de ce droit ne causait pas de préjudice grave : tout d’abord, l’intérêt véritable des enfants serait le critère prépondérant dans les décisions relatives à la garde, au droit de visite et à la tutelle; ensuite, une entente intervenue entre les parties pourrait être intégrée à une ordonnance judiciaire valide et exécutoire (par. 294 et 298‑299). D’ailleurs, le « Divorce Settlement Agreement through Dubai Courts » (l’Accord de règlement de divorce devant les tribunaux de Dubaï) — un document dont disposait le juge de première instance — comprenait des clauses qui, si elles étaient acceptées par la mère, assureraient à cette dernière la garde des enfants jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 18 ans, même en cas de remariage (d.a., vol. XI, p. 310‑311, clauses 3/1 et 3/2).
[120]                     Le point crucial ici est que le juge de première instance n’est pas parvenu à sa conclusion sur le préjudice grave parce qu’il a négligé l’incidence des dispositions du droit des ÉAU contre lesquelles la mère s’insurge. Non seulement a‑t‑il tenu compte des témoignages d’expert sur la façon dont les tribunaux de Dubaï appliquent ces dispositions en pratique, mais il s’est également penché sur les conséquences pratiques que les dispositions contestées auraient sur Z. et sur E., eu égard à la situation de leur famille. Le juge Hourigan a souligné avec raison que le juge de première instance avait conclu que [traduction] « les parties s’entendent sur des questions importantes comme l’éducation et l’instruction religieuse » (motifs de la C.A., par. 81; motifs de première instance, par. 378). Et si les parties en venaient à être en désaccord, les tribunaux de Dubaï trancheraient en fonction de l’intérêt véritable de Z. et de E. Sur ce dernier point, le juge de première instance a également considéré que le principe de l’intérêt véritable de l’enfant pouvait avoir un sens différent en droit des ÉAU et a reconnu que les tribunaux de Dubaï ne tiendraient pas nécessairement compte des mêmes facteurs que ceux énumérés à l’art. 24 (par. 454). Il a rejeté l’argument principal de la mère suivant lequel les tribunaux de Dubaï n’appliqueraient pas [traduction] « vraiment » l’analyse de l’« intérêt véritable », une affirmation avec laquelle même son propre témoin expert n’était pas d’accord (par. 367).
[121]                     Il faut faire preuve de déférence à l’égard de ces conclusions. Lorsque des juges interprètent le droit étranger sur la base de témoignages d’experts, on ne doit modifier leurs conclusions qu’en cas d’erreur manifeste et déterminante. La mère a tort de nous inviter à infirmer la lecture que fait le juge de première instance des témoignages d’experts et à conclure, en nous appuyant sur notre propre interprétation du droit des ÉAU, que toute décision parentale à Dubaï ne serait pas fondée sur l’intérêt véritable des enfants. La thèse de la mère semble être que l’absence d’un régime fondé sur l’intérêt véritable est caractéristique du droit des ÉAU — une thèse que même le juge dissident a rejetée (motifs de la C.A., par. 254).
[122]                     La mère n’a donc invoqué aucun principe justifiant de revoir la conclusion du juge de première instance selon laquelle, malgré les conceptions divergentes du droit de la famille aux ÉAU et en Ontario, les enfants ne seraient pas exposés à un préjudice grave s’ils retournaient à Dubaï.
(3)         Conclusions sur le préjudice grave
[123]                     Pour ce qui est de l’application du régime créé par l’art. 23 en l’espèce, je suis convaincu que le juge de première instance a correctement examiné la multitude de facteurs pertinents, qu’il les a soupesés à la lumière de la crédibilité des témoins, et qu’il a fondé sa conclusion sur une analyse individualisée axée sur l’enfant. Comme le juge de première instance l’a rappelé, le père et la mère sont tous les deux des parents bons et aimants. Il a dit que, malgré certaines des allégations de la mère, il n’y avait pas la moindre preuve qu’elle ou les enfants seraient maltraités s’ils retournaient à Dubaï. Mais le juge de première instance est allé encore plus loin en soupesant les autres facteurs pertinents. Par exemple, le juge dissident a affirmé que le juge de première instance n’avait pas évalué le préjudice que causerait une séparation involontaire. Avec égards, je ne suis pas d’accord : le juge de première instance a examiné le statut de résidente de la mère à la lumière des engagements du père; il a tenu compte des preuves d’expert sur les options qui s’offraient à la mère; et il a statué que l’intérêt véritable des enfants serait le critère prépondérant en droit des ÉAU. Sa conclusion ne reposait pas sur l’opinion erronée voulant que le retour de la mère aux ÉAU soit certain ou obligatoire; il a plutôt évalué le préjudice qui découlerait effectivement du retour des enfants, avec ou sans leur mère. Sa conclusion selon laquelle il n’a pas été satisfait au critère du préjudice grave commande la déférence, et la mère ne m’a pas persuadé qu’il a commis une erreur. Un autre juge aurait pu statuer différemment sur le préjudice grave, mais ce n’est pas une raison de modifier la conclusion du juge de première instance vu la norme de contrôle applicable.
B.            Les engagements du père sont intégrés à l’ordonnance de retour
[124]                     La mère soutient que le juge de première instance n’a pas bien exercé les pouvoirs que lui confère l’art. 40. Avant d’ordonner le retour des enfants, il aurait dû examiner leur intérêt véritable de manière exhaustive, notamment à la lumière du statut précaire de résidente de la mère aux ÉAU et de l’impact de l’ordonnance de retour sur la détermination de la garde aux ÉAU (m.a., par. 145‑146). Elle s’appuie sur le commentaire du juge Lauwers selon lequel la décision de rendre une ordonnance de retour en vertu de l’art. 40 par. 3 de la LRDE exige une [traduction] « analyse [distincte] de l’intérêt véritable de l’enfant » (par. 335 et 339).
[125]                     Soit dit en tout respect, je ne suis pas d’accord avec la mère.
[126]                     Comme je l’ai indiqué, lorsque les juges refusent d’exercer leur compétence, ils n’ont pas le droit de recourir aux pouvoirs que leur confère l’art. 40 pour trancher le fond du litige. La mère ne peut reprendre le même argument pour obtenir, à ce stade, le résultat qu’elle souhaitait en demandant au tribunal de se déclarer compétent. Les pouvoirs prévus à l’art. 40 ne devraient pas servir à empêcher le retour des enfants au lieu de leur résidence habituelle lorsqu’on a jugé que les autorités étrangères étaient celles qui étaient compétentes pour trancher le litige concernant des enfants emmenés ou retenus illicitement en Ontario.
[127]                     En outre, il est évident que le juge de première instance a effectivement tenu compte de l’intérêt véritable des enfants lorsqu’il a rendu sa décision. À son avis, il était dans l’intérêt véritable de Z. et de E. de retourner à Dubaï (par. 381, 387 et 481). Ainsi que l’a fait observer le juge Brown, le juge de première instance a tiré plusieurs conclusions de fait précises concernant l’intérêt des enfants [traduction] « en ce qui concerne la relation entre les enfants et les deux parents et l’impact potentiel d’une ordonnance de retour sur les enfants, le caractère suffisant des éléments de preuve disponibles en Ontario au sujet de l’intérêt véritable des enfants, le risque qu’un préjudice soit causé aux enfants s’ils étaient renvoyés à Dubaï, le fait que, si elle était acceptée par la mère, l’offre de règlement du père serait intégrée à un jugement à Dubaï, et le fait que l’intérêt véritable des enfants serait le critère prépondérant qu’un tribunal de Dubaï appliquerait pour décider de la garde » (motifs de la C.A., par. 189; motifs de première instance, par. 294, 347 et 366).
[128]                     Ayant refusé d’exercer sa compétence et ayant conclu que le retrait des enfants de l’Ontario ne les exposerait pas à un préjudice grave, le juge avait le droit, en vertu de l’art. 40 de la LRDE, d’ordonner leur retour à Dubaï. La mère ne fait valoir aucun motif valable d’intervention sur ce point. Il convient également de rappeler, à l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, qu’une ordonnance de retour ne tranche pas la question de la garde et n’entraîne pas la perte des droits de la mère. Le présent pourvoi porte sur la compétence, et non sur la garde. Cette question sera décidée par le tribunal compétent des ÉAU.
[129]                     Il reste à décider si la Cour devrait, pour trancher le présent pourvoi, intégrer certains des engagements proposés par le père dans son offre de règlement.
[130]                     Dans ses observations devant notre Cour, le père a réitéré son argument selon lequel les engagements assortis de conditions qu’il avait pris au procès remédieraient adéquatement à la précarité du statut de la mère à Dubaï si elle revenait avec les enfants et, nonobstant l’expiration de toute période d’admissibilité à la résidence de la mère, il a renouvelé ces engagements. Il a signalé que le juge de première instance s’était appuyé sur l’explication de l’experte Mme Hamade selon laquelle plusieurs options s’offraient à la mère à son retour, y compris le fait que le père s’était engagé à la parrainer et à lui acheter une propriété à Dubaï (motifs de première instance, par. 194‑196). Dans son argumentation écrite devant notre Cour, la mère reconnaît, apparemment pour la première fois dans le présent litige, l’idée que des engagements auraient pu répondre aux incertitudes entourant son retour à Dubaï. Elle prétend que, si elles n’avaient pas été insuffisantes, ces mesures auraient pu dissiper les craintes que les enfants subissent un préjudice à la suite d’une séparation (m.a., par. 9, 148 et 153). La mère a également versé au recueil condensé qu’elle a déposé à notre Cour la lettre que l’avocat du père lui avait envoyée et que le juge de première instance a mentionnée dans ses motifs (motifs de première instance, par. 49 et 472), dans laquelle le père réaffirme que ses engagements pourraient faire partie d’une éventuelle ordonnance de retour rendue en vertu de l’art. 40.
[131]                     Je considère la reconnaissance, par la mère, de l’utilité potentielle des engagements du père et le renouvellement par ce dernier de sa promesse de prendre des mesures pour remédier à la situation précaire de la mère à son retour comme l’expression de la volonté, de part et d’autre, que les engagements fassent partie de l’ordonnance de retour rendue en vertu de l’art. 40.
[132]                     Le juge de première instance, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 40, a jugé que les engagements étaient adéquats. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion, mais, avec égards, j’estime qu’ils auraient dû être inscrits explicitement dans l’ordonnance. Je note cependant que le juge de première instance a invité les avocats à formuler des observations au sujet des engagements pris par le père dans son offre de règlement (par. 472) et, comme l’a fait remarquer le juge Hourigan en appel, la mère n’a pas répondu (par. 62‑63). Si le juge de première instance avait pris connaissance de l’opinion de la mère sur les engagements en question, il les aurait probablement inclus explicitement dans son ordonnance. Je note qu’il s’est appuyé sur le témoignage d’expert de Mme Hamade, qui en avait tenu compte, et je relève sa longue citation des engagements au par. 49 de ses motifs.
[133]                     Étant donné la suprématie du principe de l’intérêt véritable de l’enfant lorsqu’il s’agit de rendre une ordonnance en vertu de l’art. 40, le refus de la mère de présenter des observations sur ce point n’aurait pas dû empêcher le juge de première instance d’inclure les engagements dans son ordonnance. Ils constituent une source de réconfort pour la mère, qui s’inquiète de son statut si elle décide effectivement de revenir, et ils atténuent pour les enfants les risques de préjudice associés à une séparation d’avec elle. Mais soyons clairs : ils ne sont pas la raison pour laquelle le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait pas de « préjudice grave » en l’espèce, une conclusion à laquelle il est parvenu indépendamment des engagements. Prendre acte du rôle des engagements est dans l’intérêt véritable des enfants. Je tiens donc à indiquer clairement que, à mon avis, l’ordonnance de retour a reconnu que les engagements constituent un moyen d’atténuer le statut précaire de la mère à son retour à Dubaï et, partant, de limiter les effets négatifs d’un tel retour sur les enfants, si elle opte pour cette solution. Cela semble être la situation la plus avantageuse pour les enfants, qui bénéficieraient de la présence et de l’implication continues de leurs deux parents dans leur vie.
[134]                     Les difficultés que pose le caractère exécutoire de ces engagements devant les tribunaux étrangers sont bien connues. Cependant, dans le cas qui nous occupe, le juge de première instance a conclu sans réserve, sur la foi de la preuve d’expert, que l’offre de règlement proposée par le père pouvait — si elle était acceptée par la mère — être incorporée dans une ordonnance judiciaire valide à Dubaï et être alors exécutoire (par. 294(ii)). Au moment de décider que les engagements du père étaient viables, le juge de première instance n’avait de toute évidence aucune garantie que le père ne se désisterait pas plus tard de ses engagements, ainsi que le juge Lauwers l’a souligné dans ses motifs dissidents (par. 301‑302). Le juge de première instance avait bien compris que les engagements n’étaient pas garantis, mais, avec égards, je ne suis pas d’avis qu’il a cru aveuglément le père en raison de sa conclusion générale sur la crédibilité. Les engagements auraient pu être une condition au retour, mais comme les auteurs de doctrine le font remarquer, il n’en est pas toujours ainsi (Schuz (2013), p. 291‑292). À mon avis, il faut que le juge qui entend les parties soit convaincu que les engagements pris sont adéquats (voir Schuz (2013), p. 290). Il s’agit d’une appréciation discrétionnaire qui doit être faite compte tenu de la situation particulière des parties. Je partage l’avis du juge Hourigan que rien au dossier n’indiquait que le père ne respecterait pas ses engagements (par. 71‑72).
[135]                     En outre, je souscris à l’opinion exprimée par le juge Chamberland, dans une affaire régie par la Convention de La Haye, selon laquelle le parent délaissé n’a pas avantage à agir de mauvaise foi et à renier ses engagements dans l’État étranger : il s’agit là d’un fait que les autorités étrangères qui statueront sur le fond et qui « seront saisies de la question de la garde, ne manqueraient pas de retenir contre lui dans un contexte où l’intérêt des enfants sera au cœur de l’analyse » (Droit de la famille — 15751, par. 36). En d’autres termes, lorsque le tribunal des ÉAU sera appelé à rendre les décisions finales en matière de garde et de droit de visite, le père aura tout intérêt à démontrer qu’il a respecté les engagements pris dans l’intérêt véritable des enfants. Il n’était pas déraisonnable de la part du juge de première instance de s’appuyer sur les engagements en l’espèce.
[136]                     Dans le cas qui nous occupe, je trouve donc utile de mentionner explicitement les engagements qui, aux dires du juge de première instance lui‑même, pouvaient aider à remédier au statut précaire de la mère. Je rappelle que, lorsque des engagements sont pris en application de l’art. 40, l’absence de « préjudice grave » a déjà été tranchée, tel qu’il ressort de l’art. 40 par. 1. Ces engagements diminuent une source du risque d’une séparation involontaire entre la mère, qui est la principale pourvoyeuse de soins des enfants, et ces derniers lors de leur retour à Dubaï. Comme en témoigne la lettre du 30 octobre 2020 du père, laquelle a été reproduite par le juge de première instance au par. 49 de ses motifs, je reconnais que le père est lié par les engagements suivants :
      [traduction] N. prend les engagements suivants :
1. Avant le retour de F. à Dubaï pour y vivre avec les enfants, N. quittera la maison dans laquelle les parties et les enfants vivaient avant que F. ne quitte Dubaï. Le contenu de cette propriété restera sur place, sous réserve du retrait par N. de ses effets personnels (vêtements, etc.). N. se chargera de payer toutes les dépenses liées à la propriété. F. peut vivre avec les enfants dans la propriété jusqu’à ce que la propriété ci‑dessous (la « nouvelle propriété ») soit achetée et puisse être occupée par F.
2. Mary continuera à être employée pour aider N. à s’occuper des enfants lorsqu’ils se trouvent à la résidence de N. Une autre nourrice sera engagée pour aider à s’occuper des enfants au domicile de F.
3. Dans les 90 jours suivant le retour de F. à Dubaï, N. achètera une maison à Dubaï, d’une valeur maximale de 1 000 000 dirhams émiratis (AED). Il consultera F. au sujet du choix de cette propriété et elle pourra décider de la propriété à acheter. Si elle souhaite acheter une propriété d’une valeur supérieure à 1 000 000 AED, elle peut soit financer ce montant, soit verser elle‑même cette contribution. Si cette propriété est achetée avant que F. ne revienne à Dubaï avec les enfants, elle y déménagera et l’occupera, et N. continuera à occuper la maison actuelle.
4. Le titre de la nouvelle propriété sera établi au nom de F., ce qui garantira son statut de résidente indépendante en tant que propriétaire foncière enregistrée, mais un document fiduciaire distinct confirmera qu’elle détient le titre de propriété en fiducie pour les enfants, ces derniers ayant un intérêt bénéficiaire égal dans la propriété. Les enfants auront le droit de réaliser leur intérêt bénéficiaire lorsque le plus jeune des enfants atteindra l’âge de 18 ans, ou à tout autre moment convenu entre les parties. Si F. apporte une contribution financière à l’achat de la propriété ou si elle en organise le financement, elle aura droit à un intérêt direct dans la propriété en proportion de cette contribution.
5. Les modalités parentales et celles relatives à la garde et au droit de visite des enfants seront précisées dans le projet d’entente joint en tant qu’annexe A à l’affidavit souscrit par N. le 28 septembre 2020. En cas d’incompatibilité entre les dispositions prévues aux paragraphes 1 à 4 des présentes et celles du projet d’entente, les paragraphes 1 à 4 des présentes ont préséance.
6. Les dispositions financières concernant les enfants et F. seront également précisées dans l’annexe A de l’affidavit souscrit par N. le 28 septembre 2020. En cas d’incompatibilité entre les dispositions prévues aux paragraphes 1 à 4 des présentes et celles du projet d’entente, les paragraphes 1 à 4 des présentes ont préséance.
7. À titre subsidiaire aux paragraphes 5 et 6, il sera loisible à F. de faire valoir ses droits et recours devant un tribunal des ÉAU, en ce qui concerne la garde, le droit de visite, le rôle parental, les questions de pension alimentaire et les biens.
8. Les présentes dispositions seront intégrées à une ordonnance ou à un jugement rendu sur consentement par le [t]ribunal aux ÉAU.
[137]                     Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, avec dépens. Je ne modifierais pas les ordonnances relatives aux dépens rendues par les juridictions inférieures.
Version française des motifs des juges Karakatsanis, Brown, Martin et Jamal rendus par
 
                  Le juge Jamal —
I.               Introduction
[138]                     J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Kasirer. Je souscris à l’analyse des faits à l’origine du litige, des décisions des tribunaux d’instance inférieure, de l’exposé des questions en litige et des principes juridiques applicables effectuée par mon collègue, mais je diverge d’opinion avec lui sur l’application du droit à la présente affaire.
[139]                     La principale question litigieuse en l’espèce est celle de savoir si le juge de première instance a eu tort de conclure que les tribunaux ontariens n’avaient pas compétence pour se prononcer sur le fond d’un litige concernant la garde de Z. et de E., les deux enfants en bas âge des parties, âgés respectivement de quatre ans et d’un an au moment du procès (maintenant âgés de six et trois ans). Les enfants et la mère sont citoyens canadiens, et le père est un citoyen pakistanais vivant à Dubaï, aux Émirats arabes unis (« ÉAU ») en vertu d’un visa d’emploi. La question de compétence est tributaire de celle de savoir si la mère a établi, d’après la prépondérance des probabilités, que les enfants « subirai[ent] un préjudice grave » au sens de l’art. 23 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, c. C.12 (« LRDE »), s’ils sont emmenés à l’extérieur de l’Ontario et renvoyés au père à Dubaï sans la mère.
[140]                     La LRDE vise à décourager l’enlèvement d’enfants et prévoit le retour d’enfants enlevés (voir les art. 19 et 40). Cependant, en édictant l’art. 23 de la LRDE, le législateur ontarien a reconnu que, dans certains cas, l’objectif de décourager l’enlèvement doit céder le pas à l’objectif prépondérant d’empêcher qu’un préjudice grave soit causé aux enfants.
[141]                     En l’espèce, le juge de première instance a conclu que la mère n’avait pas établi de préjudice grave, et il a rendu une ordonnance de retour en vertu de l’art. 40 de la LRDE (2020 ONSC 7789, 475 C.R.R. (2d) 1). Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont rejeté l’appel (2021 ONCA 614, 158 O.R. (3d) 481).
[142]                     Je conviens avec mon collègue que pour trancher la question du préjudice grave, le juge de première instance devait évaluer la probabilité et la gravité du préjudice anticipé eu égard à tous les facteurs pertinents (motifs du juge Kasirer, par. 71; Ojeikere c. Ojeikere, 2018 ONCA 372, 140 O.R. (3d) 561, par. 62, le juge Laskin). À mon avis, le juge de première instance a commis des erreurs importantes dans son évaluation de la probabilité et de la gravité.
[143]                     Le juge de première instance a mal interprété la preuve relative à la probabilité que les enfants subissent un préjudice s’ils sont séparés de leur mère et renvoyés au père. Cette probabilité était tributaire de l’allégation de la mère selon laquelle elle ne retournerait pas à Dubaï. Le juge de première instance a déclaré qu’il [traduction] « n’était pas certain » de croire l’allégation de non‑retour de la mère et ne lui a accordé que « très peu de poids » (par. 368) en raison d’incohérences dans son exposé de questions accessoires et dénuées en grande partie de pertinence. En ne s’appuyant que sur ces incohérences, le juge de première instance a fait abstraction de plusieurs considérations pertinentes cruciales qui étayaient l’allégation de la mère, viciant ainsi sa conclusion sur la probabilité du préjudice anticipé.
[144]                     Je rejette le point de vue suivant lequel la mère aurait « causé de son propre fait » le préjudice grave qu’elle allègue en refusant fermement de retourner à Dubaï. Comme le reconnaît mon collègue, un parent peut légitimement refuser de retourner au lieu de résidence habituelle pour un « motif valable » (motifs du juge Kasirer, par. 82‑83, et Ojeikere, par. 91). La mère a fait état de motifs raisonnables et légitimes de refuser de retourner à Dubaï. Son statut de résidence précaire à Dubaï, ses raisons de refuser l’offre de règlement assortie de conditions présentée par le père, laquelle est censée lui procurer des avantages si elle retourne, et ses préoccupations légitimes quant au fait d’être assujettie aux lois des ÉAU en tant que femme excluent cumulativement toute prétention selon laquelle elle aurait causé de son propre fait le préjudice.
[145]                     De plus, le juge de première instance a mal saisi le préjudice infligé aux enfants. Il n’a pas donné effet à ses propres conclusions de fait à propos des enfants, y compris sur les rôles respectifs des parents dans la fourniture de soins, à la lumière de la jurisprudence et des preuves d’experts indiquant que les enfants subissent généralement un préjudice lorsqu’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins.
[146]                     Je rejette la suggestion de mon collègue selon laquelle le juge de première instance a statué que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave en s’appuyant sur les effets atténuants d’autres pourvoyeuses de soins (par. 104‑105 et 107). Les autres pourvoyeuses de soins proposées sont l’ancienne nourrice des enfants à Dubaï et deux membres de la parenté du père vivant actuellement au Pakistan et aux États‑Unis, dont l’une n’a jamais rencontré les enfants. Le juge de première instance n’a pas abordé ces facteurs dans son analyse fondée sur l’art. 23 de la LRDE, et quoi qu’il en soit, ils n’atténuent pas adéquatement le préjudice évident que subiraient les enfants s’ils sont séparés de leur mère.
[147]                     Les erreurs importantes du juge de première instance écartent la déférence en appel généralement accordée aux décisions discrétionnaires et commandent une intervention en appel. À mon avis, la mère s’est acquittée de son fardeau d’établir un préjudice grave. J’accueillerais le pourvoi.
II.            Analyse
[148]                     Selon le juge de première instance, la question relative à l’art. 23 de savoir si les enfants subiraient un préjudice grave en cas de retour à Dubaï était [traduction] « le point le plus légitimement contestable au procès » (par. 364). Pourtant, son jugement de première instance de 482 paragraphes ne traite ce point que dans 8 de ceux‑ci (par. 363‑370), soit 2 paragraphes introductifs, 1 paragraphe qui cite longuement le jugement de principe dans Ojeikere, et 5 paragraphes qui renferment une analyse ou des constatations en grande partie péremptoires[2].
[149]                     Je suis d’accord avec mon collègue pour dire que le juge de première instance a soupesé la preuve et tiré des conclusions de fait tout au long de ses motifs (motifs du juge Kasirer, par. 101). Toutefois, hormis les par. 363‑370, aucun paragraphe des volumineux motifs du juge de première instance cités par mon collègue n’analyse l’art. 23 de la LRDE relativement à la situation particulière de ces enfants et de leurs parents. Toute l’analyse de l’art. 23 que fait le juge de première instance tient, plutôt, dans huit paragraphes sous la rubrique [traduction] « Article 23 ».
[150]                     Je conviens en outre avec mon collègue que la décision rendue par un tribunal sur le fondement de l’art. 23 est discrétionnaire et commande généralement la déférence en appel (par. 11 et 75). Je reconnais que les cours d’appel ne doivent pas intervenir simplement parce qu’elles auraient évalué différemment la probabilité ou la gravité du préjudice (par. 75). Mais la déférence en appel n’est pas sans limites. Une cour d’appel peut intervenir s’il y a eu « une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit » (B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24, par. 52, et Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, par. 11, citant Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518, par. 12). Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt Van de Perre, par. 15, « [s]’il existe une indication que le juge de première instance n’a pas pris en considération des facteurs ou des éléments de preuve pertinents, cela peut vouloir dire qu’il n’a pas dûment apprécié tous les facteurs. Dans ce cas, la cour d’appel peut revoir la preuve produite au procès pour déterminer si le juge a négligé d’examiner ou mal interprété des éléments pertinents de la preuve ».
[151]                     Comme je l’expliquerai, le juge de première instance a très mal interprété la preuve dans son évaluation de la probabilité et de la gravité du préjudice. Par conséquent, une intervention en appel est justifiée.
A.           Le juge de première instance a fait erreur dans son évaluation de la probabilité de préjudice
[152]                     Le juge de première instance a fait erreur dans son évaluation de la probabilité que les enfants subissent un préjudice s’ils sont emmenés à l’extérieur de l’Ontario en ignorant des éléments de preuve pertinents quant à l’allégation de la mère selon laquelle elle ne retournerait pas à Dubaï. Puisque la mère a des raisons légitimes de refuser de retourner à Dubaï, elle n’a pas « causé de son propre fait » le préjudice grave aux enfants qu’elle allègue. En conséquence, rien ne l’empêche d’invoquer le préjudice découlant de sa décision légitime de ne pas retourner à Dubaï.
(1)         Le juge de première instance a ignoré des éléments de preuve pertinents quant à l’allégation de la mère selon laquelle elle ne retournerait pas à Dubaï
[153]                     Dans son analyse fondée sur l’art. 23, le juge de première instance devait tenir compte de la probabilité que les deux enfants en bas âge subissent un préjudice s’ils étaient renvoyés à Dubaï (Ojeikere, par. 62). En l’espèce, cette probabilité était tributaire de l’allégation de la mère qu’elle n’y retournerait pas.
[154]                     La seule preuve au dossier sur ce point provenait de la mère. Dans son témoignage, elle a affirmé qu’elle ne retournerait pas à Dubaï :
     [traduction] . . . je n’y retournerai pas. Mes -- mes -- mes enfants, d’abord et avant tout, la -- la raison de la séparation était parce qu’ils méritent une maman heureuse et méritent une maman, un parent qui est heureux, et donc je ne vois pas de possibilité que cela se produise si je dois -- si je dois y retourner.
      . . .
     . . . je me vois être un meilleur parent si je me trouve au Canada et j’ai accès aux enfants.
      (d.a., vol. VI, p. 245‑246)
[155]                     Le juge de première instance a accordé « très peu de poids » à l’allégation de la mère (par. 368), parce que, pour reprendre les termes qu’il a utilisés :
      [traduction] Je ne suis pas certain de croire [la mère] pour les motifs exposés précédemment dans le présent jugement. [par. 368]
[156]                     Les « motifs exposés précédemment » étaient ceux pour lesquels le juge de première instance a conclu que la mère n’était pas un témoin crédible (par. 256). En évaluant la crédibilité de la mère, le juge de première instance n’a pas relevé de problèmes dans son témoignage qu’elle ne retournerait pas à Dubaï. Il s’est appuyé, plutôt, sur le refus de la mère de corriger ou de clarifier d’autres éléments de preuve, et sur des incohérences accessoires et dénuées en grande partie de pertinence dans son témoignage à propos, par exemple, de la question de savoir si la nourrice, Mary, aidait [traduction] « beaucoup » avec les enfants; celle de savoir si la consommation de pornographie par le père concernait des adolescentes âgées de 14 à 16 ans ou des adolescentes âgées de 16 à 19 ans; et celle de savoir si la mère était résidente de Milton (Ontario) depuis 2005 (par. 255‑287).
[157]                     En accordant peu de poids à l’allégation de la mère à cause de ces incohérences, le juge du procès n’a pas tenu compte d’une preuve pertinente quant aux raisons pour lesquelles elle ne retournerait pas à Dubaï. Une telle omission est une erreur importante, parce que les motifs du juge de première instance donnent lieu à la conviction rationnelle qu’il doit avoir oublié, négligé d’examiner ou mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée (voir Van de Perre, par. 15; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 39). Le juge de première instance était tenu de songer aux facteurs pertinents qui touchent la vraisemblance de l’allégation de la mère (voir R. c. G.F., 2021 CSC 20, par. 82, la juge Karakatsanis). Bien que les conclusions sur la crédibilité que rend un juge de première instance « commandent une déférence particulière » (G.F., par. 81), une conclusion sur la crédibilité peut être annulée en appel lorsqu’elle est [traduction] « arbitraire en ce qu’elle est fondée sur une considération non pertinente » (Waxman c. Waxman (2004), 2004 CanLII 39040 (ON CA), 186 O.A.C. 201, par. 364). C’est le cas en l’espèce.
[158]                     Dans la présente affaire, le juge de première instance n’a traité aucun des facteurs pertinents suivants quant à la question de savoir si l’allégation de la mère qu’elle ne retournerait pas à Dubaï était digne de foi :
a)      Premièrement, la mère a exprimé des inquiétudes quant au fait de vivre en tant que femme aux ÉAU. Elle a fait remarquer qu’aux ÉAU, la police ne prend pas au sérieux les signalements de violence familiale (par. 88). Elle a ajouté avoir souvent eu besoin d’une [traduction] « lettre de non‑objection » du père pour faire des choses elle‑même, comme se procurer un permis de conduire (par. 93). Elle a en outre dit craindre d’avoir à partager les responsabilités parentales avec le père aux ÉAU, puisqu’elle comprenait qu’en tant que femme, elle ne jouirait pas de l’égalité des droits (par. 109).
b)      Deuxièmement, la mère a affirmé qu’elle refusait de retourner à Dubaï avec les enfants parce que le père lui en tiendrait rigueur et que le droit permettrait à ce dernier de limiter l’accès qu’elle aurait à ses enfants. Elle craignait que si elle retournait à Dubaï, le père [traduction] « détruis[e] » sa relation avec les enfants et « qu’on lui fasse sentir [qu’elle est] remplaçable par -- par une servante ou -- ou une nourrice » (d.a., vol. VI, p. 245‑246).
c)      Troisièmement, la mère a rejeté à maintes reprises l’offre de règlement présentée par le père, ce qui constituait une preuve concrète qu’elle n’était pas disposée à retourner à Dubaï.
d)      Quatrièmement, à défaut d’accepter l’offre de règlement, les possibilités qu’a la mère d’obtenir un permis de résidence sont extrêmement limitées (par. 194‑196 et 293). Le statut précaire de résidence de la mère appuyait son allégation qu’elle ne retournerait pas à Dubaï.
e)      Cinquièmement, la mère avait des liens solides avec le Canada, y compris sa citoyenneté canadienne, sa résidence antérieure, des liens familiaux offrant du soutien et le fait qu’elle possède une propriété en Ontario (par. 3, 14 et 104).
[159]                     La Cour n’a pas à conjecturer quant à savoir si le juge de première instance a fait abstraction de ces considérations en rejetant le témoignage de la mère. Le juge de première instance a expressément expliqué qu’il n’était pas certain de croire la mère « pour les motifs exposés précédemment ». Par conséquent, il n’a tenu compte d’aucune des considérations susmentionnées. Son omission de traiter ces considérations pertinentes cruciales indique qu’il a très mal interprété la preuve et a rendu une décision arbitraire d’accorder « très peu de poids » à l’allégation de la mère.
[160]                     La conclusion du juge de première instance sur le préjudice grave était tributaire de sa décision viciée relative à la crédibilité. Son erreur touche au cœur même de l’issue de l’affaire, puisqu’elle sape le fondement de sa conclusion sur la probabilité que les enfants subissent un préjudice grave s’ils étaient renvoyés à Dubaï. Si le juge de première instance avait examiné les autres considérations pertinentes dans la preuve dont il disposait, il aurait accordé plus d’importance à l’allégation de la mère.
[161]                     Cette erreur explique en outre le traitement incohérent du témoignage de la mère par le juge de première instance et la Cour d’appel. L’ambivalence du juge de première instance à propos de sa conclusion sur la question de savoir si la mère retournerait à Dubaï se reflète dans son observation ultérieure comme quoi il [traduction] « espérait ardemment » qu’elle retourne à Dubaï et dans son conseil non sollicité : « Je l’encourage à se demander s’il en ira peut‑être autrement [si elle retourne à Dubaï] sans le sentiment d’insatisfaction qui a accompagné son mariage [au père] » (par. 380). Cette ambivalence s’est maintenue dans l’arrêt des juges majoritaires de la Cour d’appel. Les juges majoritaires n’ont conclu à aucune erreur susceptible de contrôle du fait que le juge de première instance avait accordé [traduction] « très peu de poids au témoignage de [la mère] selon lequel elle ne retournerait pas à Dubaï » (par. 88, le juge Hourigan). Toutefois, les juges majoritaires se sont ensuite appuyés sur ce même témoignage rejeté pour écarter deux des arguments constitutionnels de la mère à propos des atteintes alléguées aux droits que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés, faisant remarquer que [traduction] « [l]a mère a dit très clairement dans son témoignage qu’elle ne retournerait pas à Dubaï » (par. 175, le juge Brown, rejetant son argument fondé sur l’art. 7 de la Charte) et affirmant que « la mère a dit clairement qu’elle n’entend pas retourner à Dubaï » (par. 202, le juge Brown, rejetant son argument fondé sur l’al. 2a) de la Charte).
[162]                     Comme le juge de première instance n’a pas tenu compte de facteurs pertinents, ce dernier et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont traité la véracité de l’allégation de la mère comme quoi elle ne retournerait pas à Dubaï de façon incohérente et avec une ambivalence inacceptable.
[163]                     Selon l’interprétation donnée par mon collègue, le juge de première instance, en affirmant expressément qu’il accordait « très peu de poids » à l’allégation de la mère comme quoi elle ne retournerait pas à Dubaï et qu’il [traduction] « [n’était] pas certain de croire [la mère] », a « évité de tirer une conclusion définitive sur la question de savoir si la mère reviendrait ou non, que ce soit en se fondant sur sa crédibilité ou sur tout autre élément de preuve » (par. 106). Je n’interprète pas ainsi les motifs du juge de première instance. D’après moi, le juge de première instance rejette à première vue dans ses motifs l’allégation de la mère comme quoi elle ne retournerait pas à Dubaï en se fondant sur sa conclusion relative à la crédibilité.
[164]                     Mon collègue parvient à la conclusion contraire en soulignant des passages où le juge de première instance a dit que les enfants devraient être renvoyés à Dubaï, que la mère y retourne ou non, ce qui, selon mon collègue, porte à croire que le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion définitive que la mère ne retournerait pas à Dubaï (par. 34, 107 et 109, citant les motifs de première instance, par. 381, 387 et 389). Je ne suis pas de cet avis. Les commentaires cités par mon collègue sont tirés de l’analyse du juge de première instance à propos de l’art. 40 de la LRDE, et non de l’art. 23. En analysant l’art. 23 de la LRDE, le juge de première instance a rejeté l’allégation de la mère comme quoi elle ne retournerait pas à Dubaï compte tenu de sa conclusion sur la crédibilité (par. 368). Il a donc fondé son analyse du préjudice grave que subiraient les enfants au sens de l’art. 23 sur la prémisse qu’elle retournerait à Dubaï. Ses observations ultérieures concernant l’art. 40 selon lesquelles les enfants devaient y retourner, [traduction] « avec ou sans leur mère » (par. 387), sont dénuées de fondement dans son analyse de l’art. 23 de la LRDE.
[165]                     Quoi qu’il en soit, si, comme le laisse entendre mon collègue, le juge de première instance n’a pas rejeté le témoignage de la mère comme quoi elle ne retournerait pas à Dubaï, alors l’issue de la présente affaire dépend en grande partie de la réponse à la question de savoir si la mère a des motifs légitimes de refuser de retourner et si le juge de première instance a commis une erreur dans son évaluation de la gravité du préjudice que subiraient les enfants, des questions que je vais maintenant aborder.
(2)         La mère a des raisons légitimes de refuser de retourner à Dubaï
[166]                     Je conviens avec mon collègue que, d’ordinaire, un parent ne devrait pas être autorisé à créer un préjudice grave pour ensuite tabler sur celui‑ci pour justifier son propre refus de retourner avec l’enfant si ce dernier est emmené à l’extérieur de l’Ontario (motifs du juge Kasirer, par. 82; Ojeikere, par. 91). Ce principe, qui interdit ce que l’on pourrait qualifier de « préjudice causé de son propre fait », sert à décourager l’enlèvement d’enfants (voir l’al. 19c) de la LRDE). Je suis également d’accord pour dire que le refus d’un parent de retourner dans le pays étranger peut se justifier lorsque le parent a des raisons raisonnables et légitimes de ne pas y retourner, notamment un risque d’emprisonnement ou de persécution, un risque pour la santé ou la sécurité physique (y compris la violence envers le conjoint ou les enfants) ou un risque d’obstacle important à l’emploi (motifs du juge Kasirer, par. 83; Ojeikere, par. 91). Par conséquent, lorsqu’un parent refuse avec raison de retourner, le principe interdisant le préjudice causé de son propre fait ne s’applique pas. Cette approche évite de punir les parents qui ont des raisons raisonnables et légitimes au soutien de leur allégation qu’ils ne retourneront pas au pays de résidence habituelle des enfants.
[167]                     Mon collègue ne laisse pas entendre que la mère a causé de son propre fait le préjudice subi par les enfants en refusant de revenir à Dubaï ou qu’elle doit accepter l’offre de règlement assortie de conditions présentée par le père, sans quoi elle doit être considérée comme ayant refusé déraisonnablement de revenir (par. 10, 13, 83, 107, 123 et 133). À mon avis, la mère a établi qu’elle avait des raisons raisonnables et légitimes de ne pas retourner à Dubaï :
a)      Le statut de résidence de la mère à Dubaï demeure précaire et dépend du parrainage du père en vue d’obtenir un permis de résidence pour elle. Comme mon collègue le reconnaît, à titre de non‑ressortissante divorcée, la mère ne pourrait demeurer aux ÉAU sans permis de résidence que pendant un an à compter de la date du divorce (par. 22). Ce délai de grâce est maintenant échu. Le père a obtenu un divorce aux ÉAU en 2021, après l’audience devant la Cour d’appel de l’Ontario, et il a maintenant la tutelle et la garde (responsabilité décisionnelle et temps parental principal) des enfants aux ÉAU compte tenu de la décision du tribunal des ÉAU suivant laquelle la mère avait renoncé à la garde en privant illicitement le père de la jouissance de ses droits (2021 ONCA 688, 158 O.R. (3d) 565, par. 14).
b)      La mère avait le droit de refuser l’offre de règlement assortie de conditions présentée par le père, par laquelle celui‑ci s’engageait à lui acheter une propriété à son nom, en fiducie pour les enfants, et à tenter de lui obtenir un permis de résidence si elle retourne à Dubaï. La mère avait des motifs raisonnables de refuser cette offre : sa famille et ses proches se trouvent en Ontario, y compris ses parents et deux sœurs; elle et Z. se sont régulièrement rendues en Ontario depuis leur déménagement à Dubaï (motifs de première instance, par. 14 et 104); et elle est citoyenne canadienne, non une ressortissante des ÉAU (par. 3). Aux termes de l’offre de règlement, le père achèterait une maison au nom de la mère, en fiducie pour les enfants, maison qui serait transférée aux enfants lorsque le cadet atteindra l’âge de 18 ans. On peut comprendre pourquoi l’offre du père — suivant laquelle la mère vivrait dans l’incertitude pendant des années, essentiellement comme nourrice sous l’emprise financière continue de son ex-époux — n’inciterait pas cette dernière à rentrer à Dubaï. Quoi qu’il en soit, le père a concédé, et le juge de première instance a accepté, qu’il n’avait communiqué aucune donnée financière pour corroborer son affirmation selon laquelle il pouvait acheter une propriété à Dubaï pour que la mère y habite (motifs de première instance, par. 51).
c)      La mère a également des raisons légitimes de s’inquiéter de vivre sous les lois des ÉAU en tant que femme. Par exemple, le juge de première instance a accepté qu’à Dubaï, il soit permis à un époux d’infliger des châtiments corporels à son épouse sans conséquence dans certains cas (par. 197 et 293). Le juge de première instance a en outre accepté que selon les lois des ÉAU, une mère peut perdre la garde de ses enfants si elle se remarie (par. 197 et 293). Dans son témoignage, la mère a affirmé que lorsqu’elle vivait aux ÉAU, elle devait obtenir une lettre de permission du père pour accepter une offre d’emploi ou obtenir un permis de conduite (par. 93). Ces circonstances ont contribué aux motifs raisonnables et légitimes de la mère de ne pas retourner à Dubaï. Ces motifs ne reposent pas sur des généralisations ou stéréotypes au sujet d’autres pays. Ils s’appuient plutôt sur les conclusions du juge de première instance et les éléments de preuve non contestés au dossier sur le traitement réservé aux femmes en application du droit des ÉAU.
[168]                     Mon collègue propose d’aborder les inquiétudes de la mère au sujet de la précarité de son statut de résidente en incluant comme condition de l’ordonnance de retour en vertu de l’art. 40 l’engagement du père au procès d’obtenir un permis de résidence pour la mère (par. 133), tout en reconnaissant que « l’exécution des engagements pris devant les tribunaux ontariens par le parent délaissé p[eut] poser problème devant les tribunaux étrangers » (par. 13). Je ne considère pas les engagements du père comme une solution acceptable au statut précaire de résidence de la mère, vu qu’il n’a communiqué aucune donnée financière à propos de sa capacité d’acheter une deuxième maison pour qu’elle y vive. Plus important encore, pour les besoins de la question préalable de l’art. 23 de la LRDE, la préoccupation de la mère à propos de son statut actuel de résidence précaire est une raison légitime de ne pas retourner à Dubaï, surtout maintenant qu’elle est divorcée et n’a pas la garde ou la tutelle des enfants selon le droit des ÉAU. La question qui se pose à ce stade est de savoir si la mère a présenté des raisons légitimes de refuser de retourner à Dubaï. À mon avis, elle l’a fait.
[169]                     En conséquence, il ne s’agit pas d’un cas où le parent a causé le préjudice de son propre fait et où il a tablé sur ce préjudice pour refuser déraisonnablement de retourner au pays. La mère ne s’est pas appuyée sur de vagues affirmations selon lesquelles il n’y avait rien pour elle à Dubaï et elle ne s’est pas appuyée non plus sur des facteurs de risque généralisés (voir Ojeikere, par. 92; Onuoha c. Onuoha, 2021 ONSC 2228, 54 R.F.L. (8th) 1, par. 18). La mère a le droit de tenter de reprendre son autonomie personnelle et de rebâtir sa vie indépendante au Canada. Elle a fourni des motifs raisonnables et légitimes de ne pas retourner à Dubaï, des raisons qui doivent être respectées (voir Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27, par. 48).
(3)         Conclusion
[170]                     Je conclus que la mère a établi que les enfants subiraient probablement un préjudice s’ils étaient renvoyés à Dubaï. Je vais maintenant examiner la gravité du préjudice.
B.            Le juge de première instance a fait erreur dans son évaluation de la gravité du préjudice
[171]                     Le juge de première instance a conclu que les enfants ne subiraient pas de [traduction] « préjudice grave » s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario (par. 370). Mon collègue conclut que la mère « n’a pas démontré que cette conclusion n’était pas étayée par la preuve ou qu’elle était par ailleurs entachée d’une erreur manifeste et déterminante » (par. 110). Je ne suis pas d’accord.
[172]                     Les propres conclusions de fait du juge de première instance sur les preuves d’experts et la situation de ces enfants ont démontré que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils devaient perdre leur mère en tant que principale pourvoyeuse de leurs soins. La conclusion contraire du juge de première instance ne commande pas de déférence, parce qu’elle était entachée d’erreurs importantes et parce qu’elle n’a pas abordé la situation particulière de ces enfants au vu du présent dossier.
(1)         Les enfants peuvent subir un préjudice grave s’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins
[173]                     Les tribunaux de tous les niveaux au Canada ont maintes fois reconnu que les enfants peuvent subir un préjudice émotionnel et psychologique grave s’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins, si bien qu’il y va généralement de leur intérêt véritable de maintenir cette relation.
[174]                     Notre Cour a souvent reconnu les préjudices attribuables au fait de séparer les enfants de leur principal pourvoyeur de soins. Par exemple, dans l’arrêt Gordon, la juge L’Heureux‑Dubé a affirmé, au par. 121, que « [l]a détermination de l’intérêt de l’enfant commande [. . .] un examen du rôle particulier de la personne qui lui prodigue les soins essentiels et du lien affectif que l'enfant entretient avec elle. L’importance de maintenir le lien de l’enfant avec son parent psychologique a depuis longtemps été reconnue par notre Cour dans plusieurs arrêts ». Elle a ajouté que « rompre la relation de l’enfant avec la personne qui lui prodigue les soins essentiels sera [en général] davantage néfaste pour l’enfant qu’un contact moindre avec le parent non gardien » (par. 126).
[175]                     De même, dans l’arrêt Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente quant au résultat, a fait remarquer qu’il [traduction] « se peut fort bien que la relation de l’enfant avec le parent qui en a la garde soit le facteur le plus important à long terme » (p. 67, citant N. Weisman, « On Access After Parental Separation » (1992), 36 R.F.L. (3d) 35, p. 62). Par conséquent, « les décisions en matière de garde devraient viser avant tout à préserver et à protéger les liens entre l’enfant et son parent psychologique » (p. 66). Voir aussi Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), 1994 CanLII 83 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 165, p. 202 (qui met en évidence le lien de l’enfant avec ses parents psychologiques).
[176]                     Les cours d’appel provinciales ont invariablement exprimé le même avis. Par exemple, dans l’arrêt A. (M.A.) c. E. (D.E.M.), 2020 ONCA 486, 152 O.R. (3d) 81, par. 58, la juge Benotto a admis que les tribunaux ontariens avaient compétence pour rendre une ordonnance parentale touchant trois jeunes enfants, notamment parce qu’ils perdraient celle qui a été leur principale pourvoyeuse de soins depuis la naissance s’ils étaient renvoyés à leur résidence habituelle au Koweït. De même, dans l’arrêt R.J.F. c. C.M.F., 2014 ABCA 165, 575 A.R. 125, par. 70, la juge Conrad a admis que, dans le contexte d’un déménagement à l’intérieur du Canada, [traduction] « un changement du principal titulaire des responsabilités parentales risquait d’entraîner un préjudice ». Elle a fait remarquer que [traduction] « [l]a mère a été la principale pourvoyeuse des soins de l’enfant pendant presque toute sa vie, et un changement de garde perturberait le lien parental qui s’est développé entre la mère et l’enfant » (par. 70).
[177]                     Les tribunaux de première instance sont du même avis. Par exemple, dans Aldush c. Alani, 2022 ONSC 1536, 74 R.F.L. (8th) 113, le juge Smith a admis que le refus légitime de la principale pourvoyeuse de soins de retourner aux ÉAU permettait de conclure que l’enfant subirait un préjudice grave si elle revenait sans sa principale pourvoyeuse de soins, en l’occurrence la mère de l’enfant (par. 149‑158). Il a souligné que si l’enfant était renvoyée aux ÉAU sans sa mère, [traduction] « elle serait privée de l’amour, des soins et du soutien quotidiens qu’elle reçoit » de sa mère (par. 155).
[178]                     La relation qu’ont les enfants avec leur principal pourvoyeur de soins est donc essentielle à leur bien‑être émotionnel et psychologique. Le fait de séparer les enfants de leur principal pourvoyeur de soins peut avoir une incidence sur leur bien‑être et leur causer un préjudice grave. Bien entendu, cela ne veut pas dire que le fait de séparer les enfants de leur principal pourvoyeur de soins constitue nécessairement un préjudice grave au sens de l’art. 23 de la LRDE (motifs du juge Kasirer, par. 78). L’évaluation doit être d’ordre factuel et axée sur la situation particulière de l’enfant (par. 72 et 75). Néanmoins, la reconnaissance, dans la jurisprudence, du préjudice causé par la séparation d’avec le principal pourvoyeur de soins nous rappelle le besoin de porter une attention particulière aux faits si une telle séparation doit être cautionnée.
(2)         La conclusion du juge de première instance sur le préjudice grave est inconciliable avec ses autres conclusions
[179]                     Même si la jurisprudence a reconnu à maintes reprises que les enfants risquent de subir un préjudice émotionnel et psychologique grave s’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins, et même s’il a accepté les preuves d’experts et a pris connaissance d’office de ce phénomène, le juge de première instance a conclu que les enfants en l’espèce ne subiraient pas de préjudice grave s’ils étaient séparés de leur mère. Le juge de première instance a tiré cette conclusion sans tenir adéquatement compte de ses propres conclusions de fait sur la situation particulière des enfants. Il s’agit là d’une très mauvaise interprétation de la preuve qui appelle l’intervention de la cour d’appel (Van de Perre, par. 11 et 15).
[180]                     Dans sa brève analyse fondée sur l’art. 23, le juge de première instance s’est dit d’avis que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave sur le fondement de six conclusions :
      [traduction] Je conclus ce qui suit :
(i)           on n’a présenté au procès aucune preuve démontrant que Z. et E. risquaient de subir des sévices corporels s’ils retournaient à Dubaï;
(ii)        selon certaines preuves circonstancielles présentées au procès (par le biais de Mme Parker et de ses opinions sur les enfants en bas âge en général), Z. et E. pouvaient être exposés à un préjudice émotionnel et psychologique s’ils retournaient à Dubaï sans [la mère];
(iii)      aucune preuve n’a été présentée au procès quant aux opinions et aux préférences des enfants;
(iv)      [la mère] prétend qu’elle ne retournera pas à Dubaï si le tribunal ordonnait le retour des enfants là‑bas;
(v)         le présent tribunal ne trouve dans la preuve qui a été présentée au procès aucun autre élément pertinent pour l’évaluation du préjudice grave auquel seraient exposés Z. et E. [. . .]; et
(vi)      plus précisément [. . .] il y a absence totale dans la preuve présentée au procès de tout élément fiable indiquant que l’appareil judiciaire de Dubaï fera autre chose que : a) de décider de la garde conformément à l’intérêt véritable de Z. et de E., si elle est contestée; b) d’accorder la garde à [la mère], si elle est contestée; et c) d’entériner l’offre de règlement soumise par [le père], si elle est acceptée par la mère. [En italique dans l’original; par. 366.]
[181]                     Le juge du procès a donc admis qu’il y avait « certaines preuves circonstancielles » de Mme Parker, la psychothérapeute experte de la mère, selon lesquelles les enfants pouvaient être exposés à un préjudice émotionnel et psychologique s’ils étaient séparés de la mère. Il a souligné qu’à part les facteurs énumérés, « aucun autre élément [dans la preuve] » n’était pertinent pour son évaluation du préjudice grave.
[182]                     Sur la foi du témoignage de Mme Parker, le juge de première instance a admis [traduction] « [s]ans hésitation » que le fait de séparer un enfant en bas âge de son principal pourvoyeur de soins peut causer un préjudice grave (par. 305). Il a reconnu que [traduction] « les enfants en bas âge peuvent subir des effets négatifs graves du fait d’être enlevés à leur principal pourvoyeur de soins », mais il a ajouté que « je le savais avant que Mme Parker ne témoigne. Aucun juge de première instance n’a besoin d’une preuve d’expert pour cela » (par. 305). Le juge de première instance a donc reconnu qu’il pouvait prendre connaissance d’office du fait non controversé et incontestable que de jeunes enfants peuvent subir un préjudice émotionnel et psychologique grave lorsqu’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins (voir R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 53; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 48). Dans la même veine, en statuant que Mme Parker pouvait présenter un témoignage d’expert, le juge de première instance a affirmé ce qui suit :
      [traduction] . . . la proposition générale voulant que le fait d’enlever un enfant en bas âge à son principal pourvoyeur de soins puisse nuire à l’enfant sur les plans émotionnel et psychologique semblerait dépasser uniquement l’expérience et les connaissances ordinaires d’un juge des faits qui a vécu au fin fond d’une caverne.
      (2020 ONSC 7123, par. 10 (CanLII))
[183]                     Le juge de première instance a accepté le témoignage d’expert de Mme Parker selon lequel de jeunes enfants peuvent subir un préjudice à court terme et à long terme lorsqu’ils sont séparés de leur principal pourvoyeur de soins : la séparation peut avoir une incidence sur le développement du cerveau de l’enfant en bas âge et peut causer une déficience cognitive, des comportements agressifs, des symptômes du trouble de la personnalité limite et des difficultés à gérer le stress. Enfin, le juge de première instance a admis que la qualité des soins prodigués par un nouveau pourvoyeur de soins influencera la manière dont l’enfant réagit à sa séparation d’avec son principal pourvoyeur de soins (motifs de première instance, par. 307‑311).
[184]                     À mon avis, vu la jurisprudence, les preuves d’experts et les faits dont le juge de première instance a pris connaissance d’office, les conclusions de ce dernier établissent que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils étaient séparés de leur mère. Les deux enfants étaient âgés de moins de cinq ans à l’époque du procès (motifs de première instance, par. 3). Le juge de première instance a conclu que la mère [traduction] « avait toujours été l[eur] principale pourvoyeuse de soins » et qu’elle avait été « une force puissante dans la vie de ces deux enfants » (par. 291 et 380). En revanche, le juge de première instance a conclu que le père avait [traduction] « toujours été moins impliqué » (par. 291). Il n’était pas avec les enfants pendant ses heures de travail et voyageait [traduction] « assez souvent » dans l’exercice de ses fonctions comme cadre supérieur d’une banque (par. 29). Le père a reconnu que [traduction] « bien souvent, il n’était pas présent auprès des enfants » (par. 59). Le père a même admis qu’il [traduction] « n’avait jamais passé une nuitée seul » avec sa fille (c.‑à‑d. sans la mère) (par. 63). Enfin, le juge de première instance a relevé que le père [traduction] « n’était pas venu au Canada pour rendre visite aux enfants depuis juin 2020 » (par. 58).
[185]                     Malgré toutes ses constatations, le juge de première instance a conclu, sans explication, que les enfants ne subiraient pas de préjudice grave au sens de l’art. 23 de la LRDE s’ils devaient être séparés de leur mère et renvoyés à Dubaï pour vivre avec leur père. Cette conclusion donne lieu à la conviction rationnelle que le juge de première instance doit avoir mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée (Van de Perre, par. 15). Faute d’une mauvaise interprétation de la preuve, la conclusion du juge de première instance est inexplicable. Dans ses motifs, le juge de première instance n’a pas appliqué la jurisprudence ou la preuve d’expert à la situation particulière des enfants. De fait, dans son analyse fondée sur l’art. 23, le juge de première instance n’a pas traité du tout de la situation des enfants. Il s’est contenté de formuler des conclusions laconiques.
[186]                     Mon collègue suggère que le juge de première instance s’est appuyé sur l’arrangement de soins de substitution proposé par le père et le retour des enfants à l’école qu’ils avaient fréquentée comme atténuant le préjudice qu’ils subiraient s’ils sont séparés de leur mère (motifs du juge Kasirer, par. 104‑105 et 107, citant tout particulièrement les motifs de première instance, par. 481). Le père avait proposé que si la mère ne retournait pas à Dubaï, il prenne soin des enfants avec l’aide de leur ancienne nourrice et de deux membres de sa parenté (motifs de première instance, par. 46). Une de ces membres de la famille, sa sœur aînée, vit au Pakistan avec son époux et ses propres enfants (par. 52). L’autre membre de la famille, une tante vivant aux États‑Unis, [traduction] « ne connaît pas du tout les enfants » (par. 52).
[187]                     À la lecture des motifs de façon généreuse et dans leur ensemble, je ne puis convenir que le juge de première instance s’est appuyé sur une telle atténuation en rapport avec ces enfants. Le juge de première instance a mentionné ces facteurs à la fin de ses motifs, dans ce qui semble avoir été une tentative de persuader la mère de revenir à Dubaï (par. 481). Il n’a pas mentionné ces facteurs en tirant ses conclusions en application de l’art. 23 de la LRDE (par. 363‑370). Au contraire, hormis les facteurs que le juge de première instance a bel et bien énumérés, il a expressément conclu que « le présent tribunal ne trouve dans la preuve qui a été présentée au procès aucun autre élément pertinent pour l’évaluation du préjudice grave auquel seraient exposés Z. et E. ».
[188]                     En concluant autrement, mon collègue renvoie à la description faite par le juge de première instance du témoignage de l’experte de la mère, suivant laquelle [traduction] « la séparation de Z. et de E. d’avec leur mère s’en trouverait facilitée si certains facteurs “protecteurs” étaient présents, comme renvoyer les enfants chez eux, et à l’endroit où habite leur père, et à une école qu’ils connaissent, et auprès d’une nourrice qu’ils connaissent » (motifs de première instance, par. 236, mentionné dans les motifs du juge Kasirer, par. 105). Toutefois, ce passage ne faisait pas du tout partie des conclusions du juge de première instance à l’égard des preuves d’expert. Le juge de première instance a expressément énuméré ses conclusions à l’égard de la preuve (par. 307‑312), dont aucune ne fait partie de celles sur lesquelles mon collègue s’appuie désormais. Au contraire, le juge de première instance a affirmé que, outre les points précis qu’il a acceptés, il [traduction] « n’[a] accepté aucun élément d[u] témoignage [de l’experte de la mère], donné en interrogatoire principal ou en contre‑interrogatoire au procès, à propos de ce qui arriverait vraisemblablement à ces deux enfants, Z. et E., s’ils étaient séparés de [la mère] » (par. 312). Il a ensuite réitéré : « . . . je ne puis m’appuyer sur la preuve d’opinion [de l’experte de la mère] en ce qui concerne Z. et E. en particulier » (par. 315). Par conséquent, je ne m’appuierai pas sur l’atténuation du préjudice que subiraient les enfants s’ils sont séparés de leur mère alors que le juge de première instance lui‑même ne l’a pas fait.
[189]                     Les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas eux non plus considéré que le juge de première instance s’était appuyé sur l’atténuation du préjudice que subiraient les enfants s’ils sont séparés de leur mère. Au contraire, la Cour d’appel a affirmé que le témoignage de l’experte de la mère — sur lequel mon collègue s’appuie maintenant — [traduction] « ne fournissait au juge de première instance aucune analyse de la manière dont les divers facteurs atténuants peuvent avoir une incidence sur l’éventualité d’un préjudice » (par. 91).
[190]                     Même si le juge de première instance avait cherché à s’appuyer sur la solution de rechange quant aux soins proposée par le père pour atténuer le préjudice que subiraient les enfants s’ils sont séparés de leur mère, il est difficile de comprendre comment les soins prodigués par une ancienne nourrice et deux membres de la famille qui se trouvent actuellement à l’extérieur du pays — dont l’une n’a jamais rencontré les enfants — peuvent adéquatement atténuer le préjudice porté en l’espèce. Quant au retour des enfants à leur ancienne école, le juge de première instance ne l’a pas mentionné non plus dans son analyse fondée sur l’art. 23, peut‑être parce qu’E. était âgé d’un an à l’époque du procès et que Z. avait quatre ans, rendant toute familiarité qu’ils aient pu avoir avec le milieu de leur ancienne prématernelle d’importance dérisoire.
[191]                     Plus fondamentalement, je suis d’accord avec l’observation de l’intervenant le Bureau de l’avocat des enfants selon laquelle l’analyse du préjudice grave doit être axée sur le préjudice causé à l’enfant, et non sur les facteurs susceptibles d’aider un enfant après qu’il a subi un préjudice (m. interv., par. 23). Comme l’a écrit la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Young, p. 85, « les juges doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire dans le but de prévenir le préjudice [pour l’enfant] » (souligné dans l’original). À mon avis, le juge de première instance ne l’a pas fait en l’espèce.
(3)         Conclusion
[192]                     D’après moi, la mère a établi que les enfants subiraient un préjudice grave s’ils étaient renvoyés à Dubaï.
C.            Conclusion
[193]                     Le juge de première instance a commis des erreurs importantes lorsqu’il a évalué la probabilité et la gravité du préjudice que subiraient les enfants s’ils sont renvoyés à Dubaï. Une bonne application du droit aux faits — y compris les faits constatés par le juge de première instance lui‑même — établit que Z. et E. subiraient un préjudice grave s’ils étaient emmenés à l’extérieur de l’Ontario.
[194]                     Contrairement à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel, cette conclusion n’a pas pour effet de créer une règle absolue selon laquelle il s’ensuivra toujours un préjudice grave lorsqu’un enfant en bas âge est enlevé à son principal pourvoyeur de soins ni de ressusciter le principe de la tendre enfance suivant lequel les enfants sont toujours mieux avec leur mère (motifs de la C.A., par. 94). Les enfants en l’espèce subiraient un préjudice grave en raison de leur situation particulière, notamment leur âge, leurs relations avec leurs parents, les rôles respectifs des parents dans les soins qui leur sont prodigués et le plan parental que propose le père. La mère a toujours été la principale pourvoyeuse de soins aux enfants et le père a toujours pris une part moins active à ce chapitre. Cette conclusion repose sur les faits concernant cette mère et ce père en particulier, et non sur des stéréotypes de genre à propos des rôles des mères et des pères en général. Des faits différents pourraient mener à un résultat différent.
[195]                     Cette conclusion respecte en outre les objectifs de principe qui sous‑tendent la LRDE, c’est‑à‑dire décourager l’enlèvement d’enfants et promouvoir l’intérêt véritable des enfants. L’article 23 témoigne de l’avis réfléchi du législateur ontarien selon lequel, dans certains cas, les craintes à l’égard d’enlèvements doivent céder le pas à l’objectif primordial d’empêcher un préjudice grave. Il s’agit de l’un de ces cas.
III.         Dispositif
[196]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance du juge de première instance et de renvoyer l’affaire à un autre juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour qu’il ou elle rende une ordonnance parentale sans tarder, avec dépens en faveur de la mère devant toutes les cours.
                    Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Karakatsanis, Brown, Martin et Jamal sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelante : Jamal Family Law Professional Corporation, Oakville.
                    Procureurs de l’intimé : Lerners, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Division du droit civil – Direction du droit constitutionnel, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le Bureau de l’avocat des enfants : Bureau de l’avocat des enfants, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Defence for Children International‑Canada : Burrison Hudani Doris, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenant le Conseil canadien des femmes musulmanes : Lenczner Slaght, Toronto.

[1]  Certaines dispositions ont été modifiées depuis les décisions des tribunaux d’instance inférieure, notamment par la substitution des termes « responsabilité décisionnelle » et « temps parental » aux anciens termes tels « garde » et « droit de visite » (voir, p. ex., par. 18(1) et art. 19, 23 et 40 de la LRDE). C’est la loi modifiée qui est reproduite dans les présents motifs. Les parties emploient les anciens termes et nouveaux termes de façon interchangeable devant notre Cour. Les parties n’ont présenté aucune observation sur la question de savoir si ces changements avaient de l’importance en l’espèce.
[2] Le juge Lauwers, dissident en Cour d’appel de l’Ontario, était, à juste titre, préoccupé quant à la forme des motifs du juge de première instance dans leur ensemble (par. 266, note 14) :
        [traduction] Les motifs du juge de première instance en l’espèce comportaient plus de 179 pages et 482 paragraphes. De larges passages du texte étaient constitués de longues citations textuelles de témoignages, d’arguments et de jurisprudence. Il s’agit là d’une forme de « vidage de données » inacceptable que notre cour a critiquée dans l’arrêt Welton c. United Lands Corp., [2020] O.J. No. 2286, 2020 ONCA 322, par. 61‑63. Comme je l’ai mentionné dans cet arrêt, un déluge de mots peut obscurcir. C’est ce qui s’est passé en l’espèce également.


Synthèse
Référence neutre : 2022CSC51 ?
Date de la décision : 02/12/2022

Parties
Demandeurs : F.
Défendeurs : N.
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 2 décembre 2022, F. c. N., 2022 CSC 51


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-12-02;2022csc51 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award