COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. D.C., 2012 CSC 48
Date : 20121005
Dossier : 34094
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
D.C.
Intimée
- et -
Procureur général de l’Alberta, Réseau juridique canadien VIH/sida, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, Positive Living Society of British Columbia, Société canadienne du sida, Toronto People With AIDS Foundation, Black Coalition for AIDS Prevention, Réseau canadien autochtone du sida, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique, Association des avocats de la défense de Montréal et Institut national de santé publique du Québec
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 31)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. d.c.
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
D.C. Intimée
et
Procureur général de l’Alberta,
Réseau juridique canadien VIH/sida,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, Positive Living Society of British Columbia, Société canadienne du sida, Toronto People With AIDS Foundation,
Black Coalition for AIDS Prevention, Réseau canadien autochtone du sida,
Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique,
Association des avocats de la défense de Montréal et
Institut national de santé publique du Québec Intervenants
Répertorié : R. c. D.C.
No du greffe : 34094.
2012 : 8 février; 2012 : 5 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Léger et Gagnon), 2010 QCCA 2289, [2011] R.J.Q. 18, 270 C.C.C. (3d) 50, 81 C.R. (6th) 336, [2010] J.Q. no 13599 (QL), 2010 CarswellQue 13482, SOQUIJ AZ-50700564, qui a annulé les déclarations de culpabilité d’agression sexuelle et de voies de fait graves inscrites par le juge Bisson, 2008 QCCQ 629 (CanLII), [2008] J.Q. no 994 (QL), 2008 CarswellQue 986, SOQUIJ AZ-50473926. Pourvoi rejeté.
Caroline Fontaine et Magalie Cimon, pour l’appelante.
Christian Desrosiers, pour l’intimée.
Christine Rideout, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Jonathan Shime, Corie Langdon, Richard Elliott et Ryan Peck, pour les intervenants le Réseau juridique canadien VIH/sida, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, Positive Living Society of British Columbia, la Société canadienne du sida, Toronto People With AIDS Foundation, Black Coalition for AIDS Prevention et le Réseau canadien autochtone du sida.
P. Andras Schreck et Candice Suter, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
Michael A. Feder et Angela M. Juba, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
François Dadour, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal.
Lucie Joncas et François Côté, pour l’intervenant l’Institut national de santé publique du Québec.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge en chef —
I. Introduction
[1] À l’instar du pourvoi connexe R. c. Mabior, 2012 CSS 47, le présent pourvoi soulève la question de savoir dans quels cas l’omission d’une personne atteinte du SIDA de dévoiler sa séropositivité à un partenaire sexuel équivaut à une fraude viciant le consentement suivant l’al. 265(3)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, de sorte que l’acte sexuel constitue une agression sexuelle grave. Dans l’arrêt Mabior, je conclus qu’il y a obligation de révéler la possibilité réaliste de transmission du VIH et que l’omission de s’y conformer constitue une fraude.
[2] Dans la présente affaire, la charge virale était indétectable, et le juge du procès a conclu que D.C. avait eu une relation sexuelle non protégée à une occasion avec le plaignant avant de l’informer de son état de santé (2008 QCCQ 629 (CanLII)). La Cour d’appel a annulé les déclarations de culpabilité au motif que, même si le condom n’avait pas été utilisé, l’exigence jurisprudentielle d’un risque important de lésions corporelles graves n’était pas remplie vu l’absence de copie détectable du VIH dans le sang de D.C. (2010 QCCA 2289). Ce raisonnement va à l’encontre de la norme désormais préconisée dans l’arrêt Mabior. Au vu des faits de l’espèce, il y avait obligation d’utiliser le condom pour exclure la possibilité réaliste de transmission du VIH.
[3] Cependant, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’annuler les déclarations de culpabilité, mais pour le motif que le juge du procès a commis une erreur de droit en se fondant sur des hypothèses comme s’il s’agissait d’éléments de preuve corroborants pour déclarer l’accusée coupable. N’eût été cette erreur, le juge du procès aurait acquitté D.C. Par conséquent, les déclarations de culpabilité ne sauraient être confirmées (sous‑al. 686(1)a)(ii) du Code criminel).
II. Les faits
[4] En 1991, après le décès de son conjoint, D.C. a appris qu’elle était atteinte du sida. Elle a suivi un traitement aux antirétroviraux, ce qui a rendu sa charge virale indétectable. En juillet 2000, elle a rencontré le plaignant lors d’un match de soccer auquel leurs fils participaient. Avec le temps, leur relation est devenue intime. Ils ont eu une ou plusieurs relations sexuelles avant que D.C. ne révèle sa séropositivité au plaignant, selon que l’on ajoute foi à la version des faits de l’un ou de l’autre. Il y a alors eu ou non usage du condom, toujours selon la version à laquelle on prête foi : le plaignant soutient que la ou les relations n’ont pas été protégées, et D.C. affirme le contraire.
[5] Après avoir appris que D.C. était séropositive, le plaignant l’a quittée, mais il a renoué avec elle de sa propre initiative quelques semaines plus tard. Ils ont emménagé ensemble, puis mené une vie de famille pendant quatre ans. Pendant cette période, leurs relations sexuelles ont parfois été protégées, parfois non. Le plaignant n’a jamais contracté le VIH.
[6] En décembre 2004, après avoir été brièvement hospitalisée, D.C. a décidé de mettre fin à la relation. Elle a demandé au plaignant de quitter le domicile, mais il a refusé. Quelques jours plus tard, D.C. s’est rendue au domicile familial en compagnie de son fils pour prendre ses effets personnels. La rencontre a pris une tournure violente. Le plaignant a agressé D.C. et son fils. Inculpé de voies de fait, il a été déclaré coupable de l’infraction.
[7] Le 11 février 2005, le plaignant a porté plainte à la police. Le ministère public a inculpé D.C. d’agression sexuelle et de voies de fait graves au motif que, lors de sa première relation sexuelle avec le plaignant quatre ans plus tôt, elle ne lui avait pas révélé sa séropositivité.
III. Le jugement de première instance
[8] À l’issue d’un examen long et détaillé de la preuve, le juge du procès conclut que ni le plaignant ni D.C. ne sont des témoins crédibles.
[9] Il arrive à la conclusion qu’il n’y a eu qu’une seule relation sexuelle avant que D.C. ne dévoile sa séropositivité, préférant le témoignage de D.C. sur ce point à celui du plaignant.
[10] Il se penche ensuite sur l’exigence — établie par notre Cour dans l’arrêt R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371 — d’un « risque important de lésions corporelles graves » pour qu’il y ait perpétration d’une agression sexuelle du fait de l’omission de révéler sa séropositivité. Selon la preuve, la relation sexuelle vaginale non protégée présente un risque de transmission de 0,1 %, un risque de base qui s’apparente à celui en cause dans l’affaire Mabior, au dire des experts médicaux (par. 179). Le juge du procès conclut à juste titre que deux éléments sont pertinents pour déterminer s’il y a une possibilité réaliste de transmission : (1) la charge virale indétectable de D.C. et (2) l’utilisation ou l’inutilisation du condom.
[11] Lors du procès, la question cruciale était celle de savoir si les parties avaient eu recours au condom lors de la seule relation sexuelle qu’ils avaient eue avant que D.C. n’informe le plaignant de sa séropositivité. La preuve sur ce point était contradictoire. Appelé à témoigner pour le compte de la poursuite, le plaignant a dit que la relation n’avait pas été protégée; D.C. a affirmé le contraire.
[12] Le seul témoignage présenté par la poursuite quant à savoir s’il y avait eu ou non usage du condom lors de la relation sexuelle antérieure au dévoilement de la séropositivité de D.C. était celui du plaignant. Le juge du procès dit ne pas pouvoir ajouter foi au témoignage du plaignant en général. Il conclut plus particulièrement que ce témoignage ne suffit pas, à lui seul, pour établir l’omission d’utiliser le condom lors de la relation sexuelle en cause. Selon lui, la crédibilité du plaignant est minée par ce qui suit :
• son comportement pendant la longue période qui a suivi la première relation sexuelle, notamment son activité sexuelle avec D.C. lors des quatre ans de cohabitation (et ce, en connaissant très bien son état de santé), les quatre années écoulées avant qu’il ne porte plainte, de même que l’esprit de vengeance qui l’animait (par. 152 - 154);
• la manière dont il a témoigné (par. 152);
• le fait qu’il s’est trompé sur l’endroit où il aurait eu une ou plusieurs relations sexuelles avec D.C. avant qu’elle ne lui révèle sa séropositivité (par. 155);
• l’imprécision du nombre de relations sexuelles qu’il a prétendu avoir eues avec D.C. avant qu’elle ne l’informe de son état de santé (par. 155);
• l’incompatibilité de son témoignage avec celui de la Dre Klein, le médecin de D.C. : il a dit avoir discuté avec elle de ses relations sexuelles non protégées avec D.C., alors qu’elle n’en avait aucun souvenir et ne l’avait pas inscrit à son dossier (le juge en conclut que les échanges allégués n’ont pas eu lieu) (par. 156));
• le fait qu’il a dit avoir rencontré la Dre Klein à tous les rendez‑vous, alors que la Dre Klein n’en a pas fait mention dans son témoignage (par. 157);
• son refus de reconnaître avoir dit au policier (1) que sa conjointe était porteuse du VIH et qu’elle le lui avait transmis, (2) qu’il n’utilisait pas de condom parce qu’il n’aimait pas ça et (3) qu’il avait continué à avoir des relations sexuelles non protégées avec D.C. après qu’elle lui eut révélé son état de santé (le juge dit n’avoir aucun motif de rejeter le témoignage du policier sur ces points) (par. 158).
[13] Le juge du procès ajoute que même si ces considérations minent la crédibilité du plaignant, un élément de preuve indépendant lui permet d’inférer l’absence de protection au moyen d’un condom. Il estime que cet élément de preuve corrobore le témoignage du plaignant selon lequel le condom n’a pas été utilisé lors de la seule relation sexuelle antérieure à la révélation de sa séropositivité par D.C. (par. 159).
[14] De l’avis du juge du procès, la note de la Dre Klein et les inférences qu’il en tire forment un « élément de preuve indépendant » qui confirme le témoignage du plaignant voulant qu’il y ait eu des rapports sexuels non protégés (par. 159). La Dre Klein n’avait aucun souvenir personnel de sa conversation avec D.C.; elle n’a pu faire état que du contenu de sa note au dossier : [traduction] « Rapp. sex. avec nouv. partenaire — rupture de condom — recomm. de révéler ».
[15] Le juge du procès tire dès lors une série d’inférences. Il tient pour acquis que D.C. a dit à la Dre Klein qu’un condom avait été utilisé, mais qu’il s’était rompu (par. 160). Il tire une inférence de cette prétendue affirmation de D.C., à savoir qu’elle a menti au sujet de l’utilisation du condom afin de dissimuler son imprudence à son médecin (par. 168). De cette inférence, le juge tire une inférence supplémentaire, à savoir qu’aucun condom n’a été utilisé. Cette inférence confirme le témoignage du plaignant concernant l’inutilisation d’un condom (par. 171). Le juge arrive ainsi à la conclusion que la poursuite a démontré hors de tout doute raisonnable que D.C. était coupable d’agression sexuelle et de voies de fait graves.
IV. La Cour d’appel
[16] En appel, D.C. a notamment fait valoir que le juge du procès avait eu tort de conclure à l’inutilisation du condom sur la foi du témoignage de la Dre Klein, car (a) il s’agissait d’un élément de preuve visé par le privilège de la confidentialité, (b) D.C. avait été contre‑interrogée de manière irrégulière relativement à la note du médecin et (c) le juge avait conclu à tort qu’un « élément de preuve indépendant » établissait l’inutilisation du condom, et les inférences qu’il en avaient tirées relevaient de la conjecture.
[17] Je conviens avec la Cour d’appel que les deux premières prétentions formulées dans le cadre de ce moyen d’appel sont sans fondement. Mais, en tout respect, je ne puis souscrire à son avis qu’il faut également rejeter la troisième prétention.
[18] En ce qui concerne cette troisième prétention, la Cour d’appel conclut à bon droit que la note de la Dre Klein faisant état de la rupture de condom signalée par D.C. ne constitue pas un élément de preuve indépendant, et que le juge du procès a eu tort de la considérer comme tel. Voici ce que dit la Cour d’appel à ce sujet :
Concernant la visite médicale du 31 août 2000, la Dre Klein témoigne à partir du dossier de sa patiente. Elle n’a aucun souvenir des propos tenus par [D.C.]. Il ne s’agit pas, selon moi, d’une preuve indépendante. Les notes consignées au dossier médical ne font que traduire, en forme très abrégée, les propos tenus par [D.C.] le 31 août 2000, sept ans avant le procès et quatre ans avant les accusations. [par. 52, le juge Chamberland]
[19] Cependant, après avoir conclu que le témoignage de la Dre Klein n’équivalait pas à une preuve indépendante, elle ajoute :
Mais peu importe la qualification exacte de cette preuve, le juge tire du mensonge qu’il impute à [D.C.] la conclusion que sa première relation sexuelle avec le plaignant était non protégée, ce qui confirme ce que disait le plaignant. [par. 53]
Selon la Cour d’appel, la question est celle de savoir s’il s’agit d’une inférence raisonnable ou d’une simple conjecture. Elle conclut que le raisonnement du juge du procès participe d’une inférence qu’il pouvait raisonnablement tirer de « ce qu’il considère être le mensonge de [D.C.] à son médecin ».
À partir du moment où le juge conclut que [D.C.] — dont il a eu le loisir d’entendre et d’apprécier le témoignage concernant cette visite à la Dre Klein — mentait quant à l’utilisation du condom, il lui était tout à fait loisible d’inférer qu’il n’y avait pas eu utilisation du condom. [par. 56]
Il s’agit selon elle d’une inférence factuelle, non d’une conjecture.
[20] La Cour d’appel ajoute toutefois que le juge recourt à une conjecture pour expliquer le mensonge de D.C. à son médecin : elle aurait voulu dissimuler son omission en rassurant son médecin.
Les gens mentent pour toutes sortes de raisons. Pourquoi retenir cette explication plutôt qu’une autre? Ici, je crois que le juge spécule. Mais le fait que ce volet du raisonnement du juge de première instance constitue une spéculation n’affecte en rien la validité de l’inférence factuelle qu’il tir[e] du mensonge de [D.C.] à son médecin concernant l’utilisation du condom. [par. 60]
V. L’erreur du juge du procès
[21] Même s’il estime que le plaignant et D.C. manquent tous deux de crédibilité, le juge du procès déclare cette dernière coupable au motif qu’un élément de preuve indépendant confirme le témoignage du plaignant selon lequel il n’a pas enfilé de condom lors de la relation sexuelle antérieure à la révélation de la séropositivité de D.C. Comme je l’explique ci‑après, l’erreur fondamentale du juge du procès tient à ce qu’aucune preuve indépendante ni aucune autre preuve n’est susceptible de corroborer la prétention du plaignant, à savoir que la première relation sexuelle n’a pas été protégée.
[22] Selon le juge du procès, une série d’inférences tirées d’une note versée au dossier du médecin de D.C. confirme l’inutilisation du condom. Pour les motifs qui suivent, je conclus que ni cette note ni ces inférences ne sont des éléments de preuve de nature à confirmer le témoignage par ailleurs non convaincant du plaignant. Le verdict doit donc être annulé.
[23] Premièrement, je le répète, la note ne confirme pas l’inutilisation du condom lors de la relation sexuelle en cause. Elle dit plutôt qu’un condom a été utilisé, mais qu’il s’est rompu.
[24] Deuxièmement, la valeur probante de la note est douteuse. Elle a été rédigée sept ans auparavant lors d’un entretien avec une patiente. La Dre Klein n’a pas de souvenir personnel de son contenu. La note est succincte : [traduction] « Rapp. sex. avec nouv. partenaire — rupture de condom — recomm. de révéler ». On ne peut écarter la possibilité d’un malentendu ou d’une transcription inexacte. (La consultation s’est déroulée en français, mais la langue première de la Dre Klein est l’anglais.)
[25] Troisièmement, l’inférence selon laquelle D.C. a menti à son médecin relève de la conjecture. Le juge du procès tient pour avéré que D.C. a dit à la Dre Klein qu’un condom avait été utilisé, mais qu’il s’était rompu. D.C. a dit avoir fait part à la Dre Klein de sa crainte qu’il n’y ait eu rupture du condom. Le juge du procès rejette son explication de la mention [traduction] « rupture de condom » dans la note, car il la juge insatisfaisante. Or, cela ne prouve pas que D.C. a aussi menti à la Dre Klein en ce qui concerne l’utilisation d’un condom, point sur lequel il y a concordance entre son témoignage et la note du médecin. La conclusion du juge du procès voulant que D.C. ait menti à la Dre Klein au sujet de l’utilisation du condom n’est pas étayée par la preuve et tient donc de la conjecture.
[26] Quatrièmement, l’autre inférence du juge du procès — à savoir que D.C. a « menti » à son médecin pour lui cacher le fait qu’elle avait eu une relation sexuelle non protégée — relève de la conjecture. Après avoir conclu que D.C. avait ainsi menti, il demande : « Pourquoi ne pas dire la vérité à son médecin? » Ce à quoi il répond : « La seule inférence qu’il est possible de tirer est qu’elle a voulu cacher à son médecin son incurie d’avoir eu une relation sexuelle non protégée avec son nouveau partenaire, le plaignant » (par. 167 et 168). Comme le souligne la Cour d’appel, les gens mentent pour toutes sortes de raisons. C’est conjecturer que de retenir une possibilité plutôt qu’une autre.
[27] Selon la Cour d’appel, la nature conjecturale de la conclusion du juge du procès selon laquelle D.C. a menti à son médecin pour dissimuler le fait qu’elle avait eu une relation sexuelle non protégée avec le plaignant importe peu. Elle affirme ce qui suit au par. 60 de ses motifs : « Mais le fait que ce volet du raisonnement du juge de première instance constitue une spéculation n’affecte en rien la validité de l’inférence factuelle qu’il tir[e] du mensonge de [D.C.] à son médecin concernant l’utilisation du condom ». En tout respect, la nature conjecturale de cette conclusion importe, car il faut distinguer entre conjecture et preuve.
[28] En résumé, vu l’absence de crédibilité du plaignant, le juge du procès ne pouvait rendre un verdict de culpabilité que s’il disposait d’une preuve confirmant l’inutilisation du condom. Il a tenté d’ériger en élément de preuve son inférence suivant laquelle D.C. a menti à son médecin pour dissimuler son omission d’utiliser un condom. Mais une fois son raisonnement décortiqué, il en ressort non pas une preuve, mais une série de conclusions conjecturales concernant un prétendu mensonge et ce qui l’aurait motivé. Ces conclusions sont tirées à partir d’une note rédigée sept ans auparavant qui ne constitue pas une preuve indépendante. L’échafaudage de conjectures sur lequel se fonde le juge du procès n’équivaut pas à un élément de preuve indépendant qui corrobore le témoignage du plaignant. Sans ces conjectures, le juge du procès aurait rejeté ce témoignage.
VI. Dispositif
[29] Pour qu’il y ait déclaration de culpabilité, il fallait établir hors de tout doute raisonnable que D.C. n’avait pas informé le plaignant de sa séropositivité alors qu’elle lui faisait courir un risque important de lésions corporelles graves. Comme nous le précisons dans l’arrêt Mabior, la possibilité réaliste de transmettre le VIH crée un risque important de lésions corporelles graves. Ce risque est écarté à la fois par une faible charge virale et par l’usage du condom. Une charge virale faible — voire indétectable — a été établie en l’espèce. La question cruciale qui se posait au procès était donc celle de savoir si le plaignant et D.C. avaient utilisé un condom lors de l’unique relation sexuelle qu’ils avaient eue avant que D.C. n’informe le plaignant de sa séropositivité.
[30] Les seuls témoignages entendus sur ce point sont ceux du plaignant et de D.C. Le premier a prétendu qu’ils n’avaient pas utilisé de condom, tandis que la seconde a affirmé le contraire. Le juge du procès a conclu que ni l’un ni l’autre n’étaient crédibles. Si les choses en étaient restées là, D.C. aurait été acquittée, car il incombait à la poursuite d’établir sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cependant, je le rappelle, le juge du procès a ensuite vu dans la note du médecin de D.C. faisant mention d’une rupture de condom un élément de preuve indépendant qui confirmait le témoignage du plaignant selon lequel la relation n’avait pas été protégée. Il en a conclu que D.C. avait menti à son médecin, inférant en outre de ce « mensonge » l’inutilisation du condom. Les conjectures que le juge du procès échafaude à partir d’une seule note qui constitue du ouï‑dire et qui a été rédigée sept ans plus tôt ne prouvent pas l’inutilisation du condom. Au vu de l’analyse du juge du procès, la poursuite n’a donc pas établi hors de tout doute raisonnable la culpabilité de D.C. à l’égard des accusations qui pesaient contre elle. Par conséquent, le verdict doit être annulé.
[31] Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Poursuites criminelles et pénales du Québec, Longueuil.
Procureurs de l’intimée : Desrosiers, Joncas, Massicotte, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Calgary.
Procureurs des intervenants le Réseau juridique canadien VIH/sida, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, Positive Living Society of British Columbia, la Société canadienne du sida, Toronto People With AIDS Foundation, Black Coalition for AIDS Prevention et le Réseau canadien autochtone du sida : Cooper & Sandler, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Schreck Presser, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : McCarthy Tétrault, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal : Poupart, Dadour, Touma et Associés, Montréal.
Procureurs de l’intervenant l’Institut national de santé publique du Québec : Desrosiers, Joncas, Massicotte, Montréal.