COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45
Date : 20120921
Dossier : 33981
Entre :
Procureur général du Canada
Appelant
et
Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society et Sheryl Kiselbach
Intimées
- et -
Procureur général de l’Ontario, Community Legal Assistance Society, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Ecojustice Canada, Coalition of West Coast Women’s Legal Education and Action Fund (West Coast LEAF), Justice for Children and Youth, ARCH Disability Law Centre, Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique, David Asper Centre for Constitutional Rights, Association canadienne des libertés civiles, Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, Conseil canadien pour les réfugiés, Réseau juridique canadien VIH/sida, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et Positive Living Society of British Columbia
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 78)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
canada (p.g.) c. downtown eastside sex workers
Procureur général du Canada Appelant
c.
Downtown Eastside Sex Workers United Against
Violence Society et Sheryl Kiselbach Intimées
et
Procureur général de l’Ontario,
Community Legal Assistance Society,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique,
Ecojustice Canada,
Coalition of West Coast Women’s Legal Education and
Action Fund (West Coast LEAF), Justice for Children and
Youth, ARCH Disability Law Centre,
Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique,
David Asper Centre for Constitutional Rights,
Association canadienne des libertés civiles,
Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés,
Conseil canadien pour les réfugiés,
Réseau juridique canadien VIH/sida,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et
Positive Living Society of British Columbia Intervenants
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society
No du greffe : 33981.
2012 : 19 janvier; 2012 : 21 septembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Saunders, Neilson et Groberman), 2010 BCCA 439, 10 B.C.L.R. (5th) 33, 294 B.C.A.C. 70, 324 D.L.R. (4th) 1, 260 C.C.C. (3d) 95, 219 C.R.R. (2d) 171, [2011] 1 W.W.R. 628, 498 W.A.C. 70, [2010] B.C.J. No. 1983 (QL), 2010 CarswellBC 2729, qui a infirmé en partie une décision du juge Ehrcke, 2008 BCSC 1726, 90 B.C.L.R. (4th) 177, 305 D.L.R. (4th) 713, 182 C.R.R. (2d) 262, [2009] 5 W.W.R. 696, [2008] B.C.J. No. 2447 (QL), 2008 CarswellBC 2709. Pourvoi rejeté.
Cheryl J. Tobias, c.r., et Donnaree Nygard, pour l’appelant.
Joseph J. Arvay, c.r., Elin R. S. Sigurdson et Katrina Pacey, pour les intimées.
Janet E. Minor et Courtney J. Harris, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
David W. Mossop, c.r., et Diane Nielsen, pour l’intervenante Community Legal Assistance Society.
Jason B. Gratl et Megan Vis‑Dunbar, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Justin Duncan et Kaitlyn Mitchell, pour l’intervenant Ecojustice Canada.
C. Tess Sheldon et Niamh Harraher, pour les intervenants Coalition of West Coast Women’s Legal Education and Action Fund (West Coast LEAF), Justice for Children and Youth et ARCH Disability Law Centre.
Argumentation écrite seulement par Mark C. Power et Jean‑Pierre Hachey, pour l’intervenant le Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique.
Kent Roach et Cheryl Milne, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.
Argumentation écrite seulement par Cara Faith Zwibel, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Lorne Waldman, Clare Crummey et Tamara Morgenthau, pour les intervenants l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés et le Conseil canadien pour les réfugiés.
Argumentation écrite seulement par Michael A. Feder, Alexandra E. Cocks et Jordanna Cytrynbaum, pour les intervenants le Réseau juridique canadien VIH/sida, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et Positive Living Society of British Columbia.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi porte sur les règles de droit relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public dans les causes en matière constitutionnelle. Ces règles déterminent qui peut soumettre une affaire aux tribunaux. Bien entendu, la situation serait insoutenable si tous avaient la qualité pour engager des poursuites à tout propos, aussi ténu leur intérêt personnel soit‑il dans la cause. Des restrictions s’imposent donc en matière de qualité pour agir afin d’assurer que les tribunaux ne deviennent pas complètement submergés par des poursuites insignifiantes ou redondantes, d’écarter les trouble‑fête et de s’assurer que les tribunaux entendent les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue et jouent le rôle qui leur est propre dans le cadre de notre système démocratique de gouvernement : Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, p. 631. Selon l’approche traditionnellement retenue, la qualité pour agir était limitée aux personnes dont les intérêts privés étaient en jeu ou pour qui l’issue des procédures avait des incidences particulières. Dans les causes de droit public, les tribunaux canadiens ont toutefois tempéré ces limites et adopté une approche souple et discrétionnaire quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public, guidés en cela par les objectifs qui étaient sous‑jacents aux limites traditionnelles.
[2] Lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire en matière de qualité pour agir, les tribunaux soupèsent trois facteurs à la lumière de ces objectifs sous‑jacents et des circonstances particulières de chaque cas. Ils se demandent si l’affaire soulève une question justiciable sérieuse, si la partie qui a intenté la poursuite a un intérêt réel ou véritable dans son issue et, en tenant compte d’un grand nombre de facteurs, si la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour : Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, p. 253. Les tribunaux exercent ce pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir de façon « libérale et souple » (p. 253).
[3] En l’espèce, les intimées Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society (la « Société ») — dont l’objet consiste notamment à améliorer les conditions de travail des travailleuses du sexe — et Mme Kiselbach ont lancé une vaste contestation constitutionnelle des dispositions du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (le « C. cr. ») relatives à la prostitution. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé qu’il y avait lieu de leur reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public pour qu’elles puissent faire valoir cette contestation. Le procureur général du Canada interjette appel de cette décision. Le pourvoi porte principalement sur la question de savoir si les trois facteurs que les tribunaux doivent prendre en compte afin de juger de la qualité pour agir doivent être considérés comme des éléments d’une liste de contrôle rigide ou s’ils doivent être pris en compte et soupesés dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire en vue de servir les principes sous‑jacents des règles de droit applicables à ce sujet. À mon avis, la dernière approche est la bonne et, en l’appliquant en l’espèce, j’estime qu’il y a lieu de reconnaître à la Société et à Mme Kiselbach la qualité pour agir dans l’intérêt public. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Questions en litige
[4] Les questions en litige telles qu’elles sont exposées par les parties sont celles de savoir si la Cour devrait reconnaître aux intimées la qualité pour agir dans l’intérêt public et à Mme Kiselbach la qualité pour agir dans l’intérêt privé. À mon avis, la meilleure façon de régler la présente affaire consiste à procéder à l’examen du pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public et, sur cette base, de la reconnaître aux intimées.
III. Aperçu des faits et des procédures
A. Les faits
[5] La Société intimée est une entreprise enregistrée de la Colombie‑Britannique qui a notamment pour objet d’améliorer les conditions de travail des travailleuses du sexe. Elle est administrée par et pour des travailleuses du sexe actives et retirées vivant dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver. Les membres de la Société sont des femmes, la plupart autochtones, vivant avec des problèmes de toxicomanie, de santé, d’incapacités et de pauvreté; elles ont presque toutes été victimes de violence physique ou sexuelle, ou des deux.
[6] Sheryl Kiselbach est une ancienne travailleuse du sexe qui occupe actuellement un emploi de coordonnatrice en prévention de la violence dans le quartier Downtown Eastside. Pendant environ 30 ans, elle a exercé diverses activités dans l’industrie du sexe dont la danse exotique, les spectacles érotiques en direct, les séances en salons de massage et la prostitution de rue en tant que travailleuse autonome. Durant cette période, elle a été déclarée coupable de plusieurs infractions relatives à la prostitution. Elle a quitté cette industrie en 2001. Elle soutient avoir été incapable de participer à une contestation judiciaire des lois relatives à la prostitution pendant qu’elle était active comme travailleuse du sexe en raison des risques liés à une exposition publique, de la crainte pour sa sécurité personnelle et de la perte éventuelle de services sociaux, d’aide au revenu, de clientèle et de possibilités d’emploi (motifs du juge en cabinet, 2008 BCSC 1726, 90 B.C.L.R. (4th) 177, par. 29 et 44).
[7] Les intimées ont intenté une action contestant la validité constitutionnelle de certains articles du C.cr. qui traitent de différents aspects de la prostitution. Elles sollicitent un jugement déclaratoire portant que ces dispositions enfreignent les droits à la liberté d’expression et d’association, ainsi que les droits à l’égalité devant la loi, à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garantis par les alinéas 2b) et 2d) ainsi que par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Les dispositions contestées sont ce que j’appellerai les « dispositions relatives à la prostitution », les « dispositions relatives aux maisons de débauche », la « disposition relative au proxénétisme » et la « disposition relative à la communication ». Le premier de ces termes, soit « dispositions relatives à la prostitution », constitue l’expression générique pour désigner l’ensemble des dispositions du C.cr. portant sur la criminalisation des activités relatives à la prostitution (art. 210 à 213). Parmi elles, on retrouve les dispositions relatives aux maisons de débauche qui créent notamment les infractions que constitue le fait de tenir une maison de débauche, de se trouver dans une telle maison (art. 210), ainsi que d’y transporter une personne (art. 211); la disposition relative au proxénétisme qui vise l’acte d’induire à avoir des rapports sexuels et de vivre des produits de la prostitution (art. 212, sauf les al. 212(1)g) et i)), et la disposition relative à la communication qui vise l’acte de sollicitation dans un endroit public (al. 213(1)c)). Aucune des intimées n’est actuellement accusée de l’une ou l’autre des infractions décrites par les dispositions contestées.
[8] Selon les intimées, les dispositions relatives à la prostitution portent atteinte au droit à la liberté d’association garanti par l’al. 2d) parce qu’elles empêchent les prostituées de se regrouper afin d’accroître leur sécurité personnelle. Elles soutiennent que ces dispositions portent également atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7 parce que les prostituées courent le risque d’être arrêtées et détenues et parce que ces dispositions les empêchent de prendre des mesures pour améliorer leurs conditions de santé et de sécurité au travail; au droit à l’égalité garanti par l’article 15 parce que ces dispositions sont discriminatoires à l’égard des membres d’un groupe défavorisé; et au droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) puisque des communications qui pourraient servir à accroître leur sécurité sont rendues illégales.
B. Historique des procédures
(1) Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Ehrcke)
[9] Le Procureur général du Canada a demandé à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique siégeant en cabinet de rejeter la poursuite des intimées au motif qu’elles n’avaient pas la qualité pour l’intenter. Subsidiairement, au titre du par. 19(24) des Supreme Court Rules, B.C. Reg. 221/90 (remplacées par les Supreme Court Civil Rules, B.C. Reg. 168/2009, entrées en vigueur le 1er juillet 2010), il a demandé la radiation de certaines parties de la déclaration et la suspension d’une partie de la poursuite au motif que les actes de procédures ne révélaient aucune cause d’action raisonnable. Subsidiairement encore, il a demandé des précisions qui, selon lui, étaient nécessaires pour connaître les éléments invoqués dans la poursuite et les réfuter (motifs du juge en cabinet, par. 2). Le juge en cabinet a rejeté l’action statuant que ni l’une ni l’autre des intimées n’avaient la qualité pour agir dans l’intérêt privé et que la qualité pour agir dans l’intérêt public qui est tributaire de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne devait pas leur être reconnue. Compte tenu de cette décision, le juge en cabinet a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la demande présentée par le procureur général au titre du par. 19(24) des Règles, ni celle sollicitant des précisions (par. 88).
[10] Le juge en cabinet a noté que ni la Société ni Mme Kiselbach n’étaient accusées des infractions prévues aux dispositions contestées ou n’étaient défenderesses à une action engagée par un organisme gouvernemental, toujours en application des dispositions en question. En outre, il a précisé que la Société est une entité séparée dont les droits sont distincts de ceux de ses membres. Il a aussi jugé que Mme Kiselbach ne pouvait pas se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt privé, d’une part parce qu’elle ne travaillait pas actuellement dans l’industrie du sexe et, d’autre part parce que le stigmate persistant associé à ses condamnations antérieures ne pouvait lui donner cette qualité, puisque cela équivaudrait à les contester de façon indirecte.
[11] Le juge en cabinet s’est ensuite penché sur la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public et il ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour reconnaître cette qualité ni à l’une ni à l’autre des intimées. Il a examiné ce qu’il a décrit comme étant les trois « exigences » pour se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public tel qu’elles sont énoncées dans l’arrêt Conseil canadien des Églises. Il a conclu que la poursuite des intimées soulevait des questions constitutionnelles sérieuses et que les intimées avaient un intérêt véritable quant à la validité des dispositions. Le juge a donc estimé qu’il avait été satisfait aux première et deuxième « exigences » relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public. Il a ensuite examiné le troisième élément du test, soit « la question de savoir si, dans la mesure où la qualité n’était pas reconnue, il existait une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (par. 70). Selon le juge, c’est à cet égard que la demande des intimées présentait des faiblesses.
[12] Il a souscrit à l’argument du procureur général selon lequel les dispositions pouvaient être contestées par les justiciables accusés en vertu d’elles. À son avis, le fait que des membres de la Société soient [traduction] « particulièrement vulnérables » et soi‑disant incapables de se manifester ne pouvait justifier la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public (par. 76). Si l’affaire avait été instruite, des membres de la Société auraient probablement eu à témoigner, et si elles étaient prêtes à faire cela, elles étaient aussi en mesure de se présenter à titre de demanderesses. Le juge en cabinet a aussi souligné qu’il y avait une poursuite en cours en Ontario qui soulevait bon nombre des mêmes questions : Bedford c. Canada (Procureur général), 2010 ONSC 4264; 327 D.L.R. (4th) 52, inf. en partie par 2012 ONCA 186, 109 O.R. (3d) 1. Il a expliqué que, même si l’existence de ce litige ne constituait pas nécessairement un motif suffisant pour refuser de reconnaître la qualité pour agir, elle tendait à démontrer qu’[traduction] « il pourrait néanmoins y avoir des demandeurs éventuels ayant qualité pour agir dans l’intérêt privé qui pourraient, s’ils choisissaient de le faire, soumettre l’ensemble de ces questions à la cour » (par. 75). Il a également mentionné qu’il y avait eu un certain nombre de causes en Colombie‑Britannique et ailleurs dans le cadre desquelles les dispositions législatives contestées en l’espèce avaient fait l’objet de contestations et qu’il y a chaque année en Colombie‑Britannique des centaines de procès au criminel durant lesquels l’accusé [traduction] « pourrait soulever, de plein droit, les questions constitutionnelles que les demanderesses tentent de soulever en l’espèce » (par. 77).
[13] Le juge a conclu qu’il était tenu d’appliquer le critère visant à déterminer s’il n’y a pas une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour et que les intimées n’avaient pas satisfait à ce critère (par. 85).
(2) Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2010 BCCA 439, 10 B.C.L.R. (5th) 33, la juge Saunders, avec l’accord de la juge Neilson; le juge Groberman, dissident)
[14] Les intimées ont interjeté appel, faisant valoir que le juge en cabinet avait commis une erreur en refusant de reconnaître à Mme Kiselbach la qualité pour agir dans l’intérêt privé et aux deux intimées la qualité pour agir dans l’intérêt public. La conclusion du juge en cabinet selon laquelle la Société n’avait pas qualité pour agir dans l’intérêt privé n’a pas été portée en appel (par. 3). La Cour d’appel, à la majorité, a maintenu la décision du juge en cabinet de refuser de reconnaître à Mme Kiselbach la qualité pour agir dans l’intérêt privé, mais elle a conclu que la qualité pour agir dans l’intérêt public des deux intimées aurait dû être reconnue. Une seule question a donné lieu à une dissidence en Cour d’appel, soit celle relative au troisième facteur de l’analyse qui vise à déterminer si la cour devait refuser de reconnaître la qualité pour agir parce qu’il y avait d’autres manières de saisir les tribunaux des questions soulevées par les intimées dans le cadre de leurs procédures.
[15] La juge Saunders de la Cour d’appel, avec l’accord de la juge Neilson et rédigeant au nom des juges majoritaires, n’a trouvé aucune raison de refuser de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Selon elle, la Cour avait énoncé clairement que le pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir ne doit pas être exercé mécaniquement, mais plutôt de manière large et libérale afin d’assurer que les dispositions législatives contestées n’échappent pas à tout examen. Selon les juges majoritaires, les motifs dissidents exprimés par les juges Binnie et LeBel dans l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, qualifiaient la contestation fondée sur des dispositions de la Charte dans cette instance de contestation « systémique » dont la portée différait de celle d’une contestation engagée par un individu et touchant une question particulière. Pour les juges majoritaires, l’arrêt Chaoulli a reconnu que les problèmes soulevés par des contestations dont la portée diffère peuvent être réglés en adoptant [traduction] « une conception plus large de la qualité pour agir lorsqu’il y a lieu de le faire » (par. 59).
[16] Appliquant cette approche, les juges majoritaires ont estimé que la présente instance se rapprochait davantage de l’affaire Chaoulli que de celle du Conseil canadien des Églises. Selon la juge Saunders, le juge en cabinet a dépouillé la poursuite de la thèse sur laquelle elle reposait en l’assimilant aux poursuites où avaient été déposées des accusations relatives à la prostitution. La juge Saunders s’est concentrée sur la nature multidimensionnelle de la contestation envisagée et a conclu que les intimées cherchaient à contester les dispositions du C. cr. en fonction de leur effet cumulatif sur les travailleurs de l’industrie du sexe. Dans l’opinion des juges majoritaires, la qualité pour agir dans l’intérêt public devait être reconnue en l’espèce puisque l’essence de la plainte était que ces dispositions législatives rendent vulnérables de façon inacceptable des personnes s’adonnant à des activités par ailleurs licites et aggravent leur vulnérabilité.
[17] Le juge Groberman, dissident, a souscrit au raisonnement du juge en cabinet. À son avis, la présente affaire ne soulève aucune contestation qui n’aurait pas pu être engagée par quiconque ayant la qualité pour agir dans l’intérêt privé. Il a accepté la position des intimées selon laquelle il était peu probable qu’une affaire soit engagée dans laquelle il serait possible d’attaquer sous plusieurs aspects la validité de toutes les dispositions contestées. Il n’a cependant pas considéré que l’absence d’une telle possibilité justifie la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Il a estimé qu’une contestation dont la portée est très large, comme celle en l’espèce, exige une preuve considérable sur une multitude d’aspects et il ne lui a pas semblé manifeste que le processus judiciaire traiterait de façon équitable et efficace une telle contestation dans un délai raisonnable. Suivant son interprétation de l’arrêt Chaoulli, le juge Groberman a conclu que la Cour n’avait pas élargi le fondement de la qualité pour agir dans l’intérêt public. À son avis, cet arrêt n’a pas établi que la qualité pour agir dans l’intérêt public devait être reconnue de façon préférentielle dans le contexte de contestations de portée vaste et générale visant des dispositions législatives.
IV. Analyse
A. La qualité pour agir dans l’intérêt public
(1) La principale question en litige
[18] Dans l’arrêt Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, les juges majoritaires ont résumé comme suit le droit applicable à la qualité pour agir dans une poursuite visant à faire invalider une loi : si une question justiciable sérieuse se pose quant à l’invalidité de la loi, « il suffit qu’une personne démontre qu’elle est directement touchée ou qu’elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (p. 598). La manière dont cette conception de la qualité pour agir devrait s’appliquer est à l’origine du présent pourvoi.
[19] S’appuyant sur des citations tirées des arrêts de principe, le juge en cabinet a estimé que le droit établit trois conditions — une méthode rappelant l’utilisation d’une liste de contrôle — auxquelles une personne sollicitant l’exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire pour se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public doit satisfaire pour avoir gain de cause. Les intimées plaident cependant pour une approche plus souple, mettant l’accent sur le caractère discrétionnaire des décisions relatives à la qualité pour agir. Le débat porte sur le troisième facteur tel qu’il a été énoncé dans l’arrêt Borowski — soit celui qui consiste à se demander s’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour — et consiste à déterminer la rigueur avec laquelle ce facteur devrait être défini et la façon dont il devrait être appliqué.
[20] À mon avis, les trois éléments énoncés dans l’arrêt Borowski sont intimement liés et doivent être considérés dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir. Ces facteurs, et plus particulièrement le troisième, ne devraient pas être considérés comme des exigences inflexibles ou comme des critères autonomes sans aucun lien de dépendance les uns avec les autres. Ils devraient plutôt être appréciés et soupesés de façon cumulative — à la lumière des objectifs qui sous‑tendent les restrictions à la qualité pour agir — et appliqués d’une manière souple et libérale de façon à favoriser la mise en œuvre de ces objectifs sous‑jacents.
[21] Je n’ai pas l’intention d’entreprendre l’examen exhaustif de la jurisprudence de la Cour en matière de qualité pour agir dans l’intérêt public. Je vais cependant en souligner certains aspects clés : l’approche téléologique, la préoccupation sous‑jacente envers le principe de la légalité et l’importance de l’exercice judicieux du pouvoir judiciaire discrétionnaire. Ensuite, je vais expliquer que, à mon avis, l’examen qu’il convient d’appliquer à ces facteurs confirme la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle il y a lieu de reconnaître aux intimées la qualité pour agir dans l’intérêt public.
(2) Les objetifs des les règles de droit relatives à la qualité pour agir
[22] Les tribunaux ont reconnu depuis longtemps la nécessité de restreindre la qualité pour agir. En effet, ce ne sont pas toutes les personnes voulant débattre d’une question, sans tenir compte du fait qu’elles soient touchées par l’issue du débat ou pas, qui devraient être autorisées à le faire : Conseil canadien des Églises, p. 252. Cela étant dit, l’augmentation de la réglementation gouvernementale et l’entrée en vigueur de la Charte ont incité les tribunaux à s’éloigner d’une conception de leur rôle fondée strictement sur le droit privé, comme en témoigne l’observation d’un certain relâchement des règles traditionnelles de droit privé en ce qui concerne la qualité pour engager une poursuite : Conseil canadien des Églises, p. 249 et voir aussi généralement O. M. Fiss, « The Social and Political Foundations of Adjudication » (1982), 6 Law & Hum. Behav. 121. La Cour a reconnu que, dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle comme celle du Canada qui est doté d’une Charte des droits et libertés, il existe des occasions où un litige d’intérêt public constitue la façon appropriée de procéder pour saisir les tribunaux de questions d’intérêt public d’importance.
[23] Dans les affaires de droit public, la Cour a adopté une approche téléologique pour l’élaboration des règles de droit applicables à la question de la qualité pour agir. Lorsqu’il s’agit de décider s’il est justifié de reconnaître cette qualité, les tribunaux doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire et mettre en balance, d’une part, le raisonnement qui sous‑tend les restrictions à cette reconnaissance et, d’autre part, le rôle important qu’ils jouent lorsqu’ils se prononcent sur la validité des mesures prises par le gouvernement. En somme, les règles de droit relatives à la qualité pour agir tirent leur origine de la nécessité d’établir un équilibre « entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires » : Conseil canadien des Églises, p. 252.
[24] Il est utile de rappeler ici succinctement les objectifs sous‑jacents que visent les règles de droit relatives à la qualité pour agir formulées par la Cour ainsi que la manière dont ils sont pris en compte.
[25] C’est dans l’arrêt Finlay, p. 631‑34, qu’on trouve l’examen le plus exhaustif du raisonnement qui sous‑tend les restrictions à la reconnaissance de la qualité pour agir. En effet, la Cour y a décrit les préoccupations qui, traditionnellement, ont servi à expliquer ces restrictions : l’affectation appropriée des ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les trouble‑fête; l’assurance que les tribunaux entendront les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue; et la sauvegarde du rôle propre aux tribunaux et de leur relation constitutionnelle avec les autres branches du gouvernement. Quelques mots sont de mise concernant chacune de ces préoccupations traditionnelles.
(a) Les ressources judiciaires limitées et les « trouble‑fête »
[26] La préoccupation au regard de l’affectation appropriée des ressources judiciaires limitées est en partie fondée sur l’argument bien connu du « raz de marée ». Le relâchement des règles concernant la qualité pour agir pourrait avoir comme résultat de conférer à plusieurs personnes le droit d’intenter des actions de nature semblable et il pourrait en résulter de « graves inconvénients » : voir par ex., Smith c. Procureur général de l’Ontario, [1924] R.C.S. 331, p. 337. Le juge Cory a présenté la chose de façon convaincante au nom de la Cour dans l’arrêt Conseil canadien des Églises : « Ce serait désastreux si les tribunaux devenaient complètement submergés en raison d’une prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes intentées par des organismes bien intentionnés dans le cadre de la réalisation de leurs objectifs, convaincus que leur cause est fort importante » (p. 252). Ce facteur ne vise pas les questions de commodités ni celles relatives à la charge de travail des juges, mais bien celle du fonctionnement efficace du système judiciaire dans son ensemble.
[27] La préoccupation alimentée par la volonté d’écarter les trouble‑fête découle, pour sa part, non seulement de la question de la multiplicité possible des actions, mais également de la thèse selon laquelle les demandeurs qui ont un intérêt personnel dans l’issue d’une affaire devraient bénéficier d’une affectation prioritaire des ressources judiciaires. Les tribunaux doivent aussi prendre en compte l’effet que peut avoir sur les autres la décision de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Par exemple, une telle décision pourrait ébranler celle de ne pas intenter de poursuite prise par les personnes ayant un intérêt personnel dans une affaire. En outre, le fait de reconnaître la qualité pour agir dans le cadre d’une contestation qui est ultimement rejetée pourrait faire obstacle à des contestations engagées par des parties qui auraient « des plaintes précises fondées sur des faits » : Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, p. 694.
[28] Ces préoccupations concernant la multiplicité des poursuites et des demandes présentées par des « trouble‑fête » sont reconnues depuis longtemps. Toutefois, il a également été reconnu qu’elles pourraient avoir été exagérées. Après tout, bien peu de gens saisiront les tribunaux d’une affaire dans laquelle ils n’ont aucun intérêt et qui, en soi, ne laisse entrevoir aucune fin légitime. Selon les mots du professeur K.E. Scott, [traduction] « [l]e demandeur passif et capricieux, le dilettante qui plaide pour le plaisir est un spectre qui hante la littérature juridique, non les salles d’audience » (« Standing in the Supreme Court — A functional Analysis » (1973), 86 Harv. L. Rev. 645, p. 674). De plus, le déni catégorique de la reconnaissance de la qualité pour agir n’est pas la seule manière, ni nécessairement la plus appropriée, pour se prémunir contre ces périls. Les tribunaux peuvent vérifier le bien‑fondé des demandes dès le stade préliminaire des procédures, ils peuvent intervenir afin de prévenir les abus et ils disposent du pouvoir d’adjuger des dépens. Ces avenues peuvent toutes constituer des manières plus appropriées pour remédier aux dangers de la multiplicité des poursuites ou des demandes présentées par de simples trouble‑fête : voir par ex., Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, p. 145.
(b) L’assurance que les principaux intéressés feront valoir contradictoirement leurs points de vue
[29] La deuxième raison sous‑jacente à la restriction de la reconnaissance de la qualité pour agir a trait à la nécessité pour les tribunaux d’entendre les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue. En effet, les tribunaux agissent comme des arbitres impartiaux dans le cadre d’un système accusatoire. Ils dépendent des parties quant à la présentation complète et adroite des éléments de preuve et des arguments. Or, [traduction] « une opposition réelle » stimule les débats sur les questions en litige et l’intérêt personnel des parties dans l’issue de l’affaire contribue à la formulation exhaustive et diligente des arguments : voir par ex., Baker c. Carr, 369 U.S. 186 (1962), p. 284.
(c) Le rôle propre aux tribunaux
[30] La troisième préoccupation a trait au rôle propre aux tribunaux et à la relation constitutionnelle qu’ils doivent entretenir avec les autres branches du gouvernement. Notre approche discrétionnaire de la qualité pour agir dans l’intérêt public est fondée sur la prémisse selon laquelle l’instance soulève une question justiciable, c’est‑à‑dire une question dont les tribunaux peuvent être saisis : Finlay, p. 632; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, aux p. 90 et 91; voir aussi, L.M. Sossin, Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada (2nd ed. 2012), p. 6‑10. Cette préoccupation commande un examen de la nature de la question et de la capacité institutionnelle des tribunaux à considérer la question.
(3) Le principe de la légalité
[31] Le principe de la légalité renvoie à deux concepts : d’abord, le fait que les actes de l’État doivent être conformes à la Constitution et au pouvoir conféré par la loi, et qu’il doit exister des manières pratiques et efficaces de contester la légalité des actions de l’État. Ce principe a été au cœur de l’évolution de la notion de qualité pour agir dans l’intérêt public au Canada. Par exemple, dans l’arrêt de principe Thorson, le juge Laskin a écrit que « le droit des citoyens au respect de la Constitution par le Parlement » (p. 163) milite pour la reconnaissance de la qualité pour agir et qu’une question de constitutionnalité ne devrait pas être « mise à l’abri d’un examen judiciaire en niant qualité pour agir à quiconque tente d’attaquer la loi contestée » (p. 145). Il a conclu qu’« il serait étrange et même alarmant qu’il n’y ait aucun moyen par lequel une question d’abus de pouvoir législatif, matière traditionnellement de la compétence des cours de justice, puisse être soumise à une décision de justice » (p. 145 (je souligne)).
[32] Le principe de la légalité a été analysé plus en profondeur dans l’arrêt Finlay. La Cour y a souligné l’« insistance répétée dans l’arrêt Thorson sur l’importance dans un État fédéral de pouvoir s’adresser aux tribunaux pour contester la constitutionnalité d’une loi » (p. 627). Selon le juge Le Dain, cet énoncé constituait « la considération dominante du principe dans l’arrêt Thorson » (Finlay, p. 627). Au terme d’un examen de la jurisprudence relative à la qualité pour agir dans l’intérêt public, la Cour a étendu, dans l’arrêt Finlay, la portée du pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public aux contestations visant des pouvoirs administratifs conférés par une loi. Cette étape a été franchie en partie parce que les contestations de cette nature étaient motivées par le souci d’assurer le respect des « limites du pouvoir légal » (p. 631).
[33] L’importance du principe de la légalité a été renforcée dans l’arrêt Conseil canadien des Églises où la Cour en a reconnu les deux volets : soit, qu’aucune loi ne doit être à l’abri d’une contestation, et que les dispositions législatives inconstitutionnelles doivent être invalidées. Selon le juge Cory, la Loi constitutionnelle de 1982 « constitutionnalise le droit fondamental du public d’être gouverné conformément aux règles de droit » (p. 250). Ainsi, il est nécessaire que les tribunaux exercent leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir « dans les cas où ils doivent [en décider ainsi] pour s’assurer que la loi en question est compatible avec la Constitution et la Charte » (p. 251). Le juge Cory a souligné que l’entrée en vigueur de la Charte et le nouveau rôle constitutionnel qui en a découlé pour les tribunaux commandaient l’adoption d’une interprétation « souple et libérale » de la question de la qualité pour agir (p. 250). Il a en outre souligné que la décision ne devrait pas découler d’une « application mécaniste d’une exigence technique. On doit plutôt se rappeler que l’objet fondamental de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public est de garantir qu’une loi n’est pas à l’abri de la contestation » (p. 256).
[34] Dans l’arrêt Hy and Zel’s, le juge Major a expliqué plus en détail le raisonnement sous‑jacent justifiant les restrictions à la qualité pour agir et l’équilibre qu’il faut établir entre l’application de ces restrictions et la nécessité de donner plein effet voulu au principe de la légalité :
S’il existe d’autres manières de soumettre la question aux tribunaux, les ressources judiciaires limitées peuvent être mieux utilisées. Ce même critère empêche toutefois les lois d’échapper au contrôle judiciaire, comme cela se serait produit dans les circonstances des affaires Thorson et Borowski. [p. 692]
(4) Le pouvoir discrétionnaire
[35] Depuis les premières décisions modernes concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public, la question de la qualité pour agir a été considérée comme une question dont la solution est tributaire de l’exercice avisé du pouvoir discrétionnaire judiciaire. Comme l’a affirmé le juge Laskin dans Thorson, la qualité pour agir dans l’intérêt public « est une matière qui relève particulièrement de l’exercice du pouvoir discrétionnaire des cours de justice, puisqu’elle se rapporte à l’efficacité du recours » (p. 161); voir aussi p. 147, 161 et 163; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265, p. 269 et 271; Borowski, p. 593; Finlay, p. 631‑32 et 635. La décision de reconnaître ou non la qualité pour agir nécessite l’exercice minutieux du pouvoir discrétionnaire judiciaire par la mise en balance des trois facteurs (une question justiciable sérieuse, la nature de l’intérêt du demandeur et les autres manières raisonnables et efficaces). Le juge Cory a insisté sur ce point dans Conseil canadien des Églises où il a souligné que les facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne devaient pas être considérés comme des exigences techniques et que les principes qui s’y appliquent devraient être interprétés d’une façon libérale et souple (p. 256 et 253).
[36] En conséquence, les trois facteurs ne doivent pas être perçus comme des points figurant sur une liste de contrôle ou comme des exigences techniques. Ils doivent plutôt être vus comme des considérations connexes devant être appréciées ensemble, plutôt que séparément, et de manière téléologique.
(5) L’application des trois facteurs par une approche téléologique et souple
[37] Lorsqu’ils exercent le pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public, les tribunaux doivent prendre en compte trois facteurs : (1) une question justiciable sérieuse est‑elle soulevée? (2) le demandeur a‑t‑il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question? et (3) compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? : Borowski, p. 598; Finlay, p. 626; Conseil canadien des Églises, p. 253; Hy and Zel’s, p. 690; Chaoulli, par. 35 et 188. Le demandeur qui souhaite se voir reconnaître la qualité pour agir doit convaincre la cour que ces facteurs, appliqués d’une manière souple et téléologique, militent en faveur de la reconnaissance de cette qualité. Toutes les autres considérations étant égales par ailleurs, un demandeur qui possède de plein droit la qualité pour agir sera généralement préféré.
[38] La principale question qui oppose les parties en l’espèce a trait à la formulation et à l’application du troisième de ces facteurs. Cependant, comme ils sont tous les trois intimement liés et qu’il existe un différend entre les partis en ce qui concerne au moins un d’entre eux, je vais exposer brièvement certaines des considérations pertinentes quant à chacun de ces facteurs et j’analyserai, par la suite, le rôle qu’ils jouent en l’espèce.
(a) Question justiciable sérieuse
[39] Ce facteur concerne deux des préoccupations qui sous‑tendent les restrictions traditionnelles imposées à la qualité pour agir. Dans Finlay, le juge Le Dain a lié la justiciabilité d’une question à la « préoccupation relative au rôle propre des tribunaux et à leur relation constitutionnelle avec les autres branches du gouvernement » et son caractère sérieux à la préoccupation relative à l’utilisation des ressources judiciaires limitées (p. 631); voir aussi, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente, dans Hy and Zel’s, p. 702‑3.
[40] En insistant sur l’existence d’une question justiciable, les tribunaux s’assurent d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir d’une façon qui est cohérente avec l’objectif de demeurer dans les limites du rôle constitutionnel qui leur est propre (Finlay, p. 632). Dans Finlay, le juge Le Dain a cité l’arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, et a écrit que « lorsqu’est en cause un litige que les tribunaux peuvent trancher, ceux‑ci ne devraient pas refuser de statuer au motif qu’à cause de ses incidences ou de son contexte politiques, il vaudrait mieux en laisser l’examen et le règlement au législatif ou à l’exécutif » : p. 632‑33; voir aussi, L. Sossin, « The Justice of Access : Who Should Have Standing to Challenge the Constitutional Adequacy of Legal Aid? » (2007), 40 U.B.C. L. Rev. 727, p. 733‑34; Sossin, Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada, p. 27).
[41] Ce facteur traduit aussi la préoccupation quant au risque que les tribunaux soient submergés en raison d’une « prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes » et la nécessité d’écarter les simples trouble‑fête : Conseil canadien des Églises, p. 252; Finlay, p. 631‑33. Comme je l’ai exposé précédemment, ces préoccupations peuvent être exagérées et doivent être appréciées en pratique en fonction des circonstances de chaque affaire plutôt que dans l’abstrait ou de façon hypothétique. Il conviendrait aussi d’examiner d’autres façons possibles de se prémunir contre ces dangers.
[42] Pour être considérée comme une « question sérieuse », la question soulevée doit constituer à un « point constitutionnel important » (McNeil, p. 268) ou constituer une « question [. . .] importante » (Borowski, p. 589). L’action doit être « loin d’être futile » (Finlay, p. 633), bien que les tribunaux ne doivent pas examiner le bien‑fondé d’une affaire autrement que de façon préliminaire. Par exemple, dans l’arrêt Hy and Zel’s, le juge Major s’est appuyé sur la norme applicable aux cas où il est tellement peu probable que l’action soit accueillie qu’on pourrait considérer son issue comme une « conclusion prévisible » (p. 690). Il a adopté cette position en dépit du fait que la Cour avait déclaré sept ans auparavant que la même loi était constitutionnelle : R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. Le juge Major a statué qu’il était « prêt à tenir pour acquis que les nombreuses modifications apportées au cours des sept années qui ont suivi l’arrêt Edwards Books ont suffisamment changé la Loi pour que sa validité ne soit plus assurée. » (Hy and Zel’s, p. 690). Dans Conseil canadien des Églises, la Cour avait de nombreuses réserves quant à la nature de l’action envisagée, mais elle a ultimement accepté que « certains aspects de la déclaration soulevaient une question sérieuse quant à la validité de la loi » (p. 254). En outre, dès qu’il devient évident qu’une déclaration fait état d’au moins une question sérieuse, il ne sera généralement pas nécessaire d’examiner minutieusement chacun des arguments plaidés pour trancher la question de la qualité pour agir.
(b) La nature de l’intérêt du demandeur
[43] Dans l’arrêt Finlay, la Cour a écrit que ce facteur traduisait la préoccupation de conserver les ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les simples trouble‑fête (p. 633). À mon avis, ce facteur concerne la question de savoir si le demandeur a un intérêt réel dans les procédures ou est engagé quant aux questions qu’elles soulèvent. Ce point est illustré dans la jurisprudence de la Cour. Dans Finlay, par exemple, même si, selon la Cour, le demandeur n’avait pas la qualité pour agir de plein droit, il avait néanmoins un intérêt direct et personnel quant aux questions qu’il souhaitait soulever. Dans Borowski, la Cour a conclu que le demandeur avait un intérêt véritable dans la contestation des dispositions disculpatoires concernant l’avortement. Il était un citoyen inquiet et un contribuable, et il avait tenté sans succès d’obtenir une décision sur la question par d’autres moyens (p. 597). La Cour a donc évalué l’engagement de M. Borowski relativement à l’objet du litige en examinant s’il avait un intérêt véritable quant à la question qu’il désirait soulever. En outre, dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, il était évident pour la Cour que le demandeur avait un « intérêt véritable », vu qu’il jouissait « de la meilleure réputation possible et [qu’]il a[vait] démontré un intérêt réel et constant dans les problèmes des réfugiés et des immigrants » (p. 254). En examinant la réputation du demandeur, son intérêt continu et son lien avec l’action, la Cour a ainsi évalué son « engagement », de façon à assurer une utilisation efficiente des ressources judiciaires limitées (voir K. T. Roach, Constitutional Remedies in Canada (feuilles mobiles3), ¶5.120).
(c) Manières raisonnables et efficaces de soumettre la question à la Cour
[44] Ce facteur a longtemps été qualifié d’exigence stricte. Par exemple, dans Borowski, les juges majoritaires de la Cour ont déclaré que la personne demandant l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour se voir reconnaître la qualité pour agir doit « démontre[r] qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (p. 598) (je souligne), voir aussi, Finlay, p. 626; Hy and Zel’s, p. 690. Ce facteur n’a cependant pas toujours été exprimé de façon aussi restrictive et a rarement été appliqué de la sorte. J’estime que nous devrions maintenant indiquer clairement qu’il s’agit d’un des trois facteurs qui doivent être analysés et soupesés par les tribunaux lors de l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. À mon humble avis, il serait préférable de formuler ce troisième facteur comme étant celui exigeant l’examen de la question de savoir si la poursuite proposée, compte tenu de toutes les circonstances et à la lumière d’un grand nombre de considérations dont je vais traiter sous peu, constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. Cette approche quant au troisième facteur correspond davantage à l’interprétation souple, discrétionnaire et téléologique de la qualité pour agir dans l’intérêt public qui sous‑tend toutes les décisions prononcées par la Cour dans ce domaine.
(i) La Cour n’a pas toujours exprimé ce facteur de façon rigide et l’a rarement appliqué de la sorte
[45] À mon avis, une lecture attentive des décisions rendues par la Cour permet de déceler que même si ce facteur a souvent été qualifié d’exigence stricte, la Cour ne l’a pas appliqué avec rigidité de façon constante et, en fait, n’a pas non plus examiné son application de cette manière.
[46] La formulation rigide du troisième facteur telle qu’elle a été énoncée dans l’arrêt Borowski n’a pas été retenue dans les deux principales affaires concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public : voir Thorson, p. 161 et McNeil, p. 271. En outre, dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, le troisième facteur a été formulé comme étant la question de savoir s’« il y [avait] une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (p. 253 (je souligne)).
[47] En outre, un grand nombre de décisions illustre que ce troisième facteur n’a pas été appliqué de façon rigide, quelle qu’ait été sa formulation. Par exemple, dans l’arrêt McNeil, la question en litige concernait la constitutionnalité de dispositions législatives conférant à une commission provinciale le pouvoir d’autoriser ou d’interdire la projection de films pour le public. Il était évident qu’il y avait des personnes touchées plus directement par ce régime réglementaire que ne l’était le demandeur, notamment les propriétaires de cinémas et d’autres personnes visées par ces dispositions législatives. La Cour, au terme de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, a tout de même confirmé la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public aux motifs que le demandeur, en tant que membre du public, avait un intérêt différent de celui des propriétaires de cinémas et qu’il n’y avait « d’un point de vue pratique » aucune autre manière de saisir la cour d’une contestation de cette nature (p. 270‑71). De même, dans l’arrêt Borowski, bien que plusieurs personnes fussent davantage touchées par la loi en cause, il était peu probable en pratique que ces gens puissent soumettre au tribunal une contestation de la nature de celle engagée par le demandeur (p. 597‑8). Dans les deux cas, la question de savoir s’il n’y avait pas d’autres manières raisonnables et efficaces de soumettre la question à la cour a été traitée d’un point de vue pratique et pragmatique, et en fonction de la nature précise de la contestation que le demandeur avait l’intention d’engager.
[48] Même dans les cas où la qualité pour agir n’a pas été reconnue par suite de l’application de ce facteur, la Cour a insisté sur la nécessité d’exercer le pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir plutôt qu’en appliquant les facteurs de façon mécanique. Le meilleur exemple de cette approche se trouve dans l’arrêt Conseil canadien des Églises. La Cour a déclaré d’une part que l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire pour reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public « n’est pas nécessaire lorsque, selon une prépondérance des probabilités, on peut établir qu’un particulier contestera la mesure » (p. 252). Toutefois, la Cour a souligné d’autre part que la décision de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public relève d’un pouvoir discrétionnaire, que les principes applicables devraient être interprétés « d’une façon libérale et souple » et que le facteur relatif aux autres manières raisonnables et efficaces ne doit pas être interprété comme le résultat d’une application mécaniste d’une « exigence technique » (p. 253 et 256).
(ii) Ce facteur doit être appliqué de manière téléologique
[49] Ce troisième facteur doit être appliqué au regard de la nécessité d’assurer un exposé complet des positions contradictoires des parties et de ménager les ressources judiciaires. Dans l’arrêt Finlay, la Cour a associé ce facteur à la préoccupation du « tribunal [. . .] d’entendre les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue » (p. 633); voir aussi Roach, ¶ 5.120. Dans l’arrêt Hy and Zel’s, le juge Major a lié ce facteur à la préoccupation de ne pas surcharger inutilement les tribunaux, soulignant que « [s]’il existe d’autres manières de soumettre la question aux tribunaux, les ressources judiciaires limitées peuvent être mieux utilisées » (p. 692). Ce facteur est aussi étroitement lié au principe de la légalité, puisque les tribunaux doivent déterminer s’il est souhaitable de reconnaître la qualité pour agir en fonction de la nécessité d’assurer la légalité des mesures prises par les acteurs gouvernementaux. Pour appliquer ce facteur de manière téléologique, il est donc nécessaire que le tribunal prenne en compte ces préoccupations sous‑jacentes.
(iii) Il est nécessaire d’adopter une approche souple pour évaluer le facteur relatif aux manières « raisonnables et efficaces »
[50] La jurisprudence de la Cour n’est pas très riche en enseignement sur la façon de juger du caractère « raisonnable et efficace » ou non d’une manière donnée de soumettre une question à la cour. Toutefois, en abordant la question sous l’angle téléologique, les tribunaux doivent se demander si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire, et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité. Une approche souple et discrétionnaire est de mise pour juger de l’effet de ces considérations sur la décision ultime de reconnaître ou non la qualité pour agir. Par ailleurs, une analyse dichotomique répondant par un oui ou par un non à la question à l’étude n’est pas envisageable : les questions visant à déterminer si une façon de procéder est raisonnable, si elle est efficace et si elle favorise le renforcement du principe de la légalité sont des questions de degré et elles doivent être analysées en fonction de solutions de rechange pratiques, compte tenu de toutes les circonstances.
[51] Il pourrait être utile de donner des exemples de certaines questions interdépendantes que les tribunaux pourraient trouver utile de prendre en compte au moment de se pencher sur le troisième facteur discrétionnaire. La liste qui suit n’est naturellement pas exhaustive et ne comprend que quelques exemples.
• Le tribunal devrait tenir compte de la capacité du demandeur d’engager une poursuite. Ce faisant, il devrait examiner notamment ses ressources et son expertise ainsi que la question de savoir si l’objet du litige sera présenté dans un contexte factuel suffisamment concret et élaboré.
• Le tribunal devrait déterminer si la cause est d’intérêt public en ce sens qu’elle transcende les intérêts des parties qui sont le plus directement touchées par les dispositions législatives ou par les mesures contestées. Les tribunaux devraient tenir compte du fait qu’une des idées associées aux poursuites d’intérêt public est que ces poursuites peuvent assurer un accès à la justice aux personnes défavorisées de la société dont les droits reconnus par la loi sont touchés. Ceci ne devrait naturellement pas être assimilé à une permission de reconnaître la qualité pour agir à quiconque décide de s’afficher comme le représentant des personnes pauvres et marginalisées.
• Le tribunal devrait se pencher sur la question de savoir s’il y a d’autres manières réalistes de trancher la question qui favoriseraient une utilisation plus efficace et efficiente des ressources judiciaires et qui offriraient un contexte plus favorable à ce qu’une décision soit rendue dans le cadre du système contradictoire. Les tribunaux devraient adopter une approche pratique et pragmatique. L’existence d’autres demandeurs potentiels, notamment ceux qui possèdent de plein droit la qualité pour agir, est pertinente, mais les chances en pratique qu’ils soumettent la question aux tribunaux ou que des manières aussi ou plus raisonnables et efficaces soient utilisées pour le faire devraient être prises en compte en fonction des réalités pratiques et non des possibilités théoriques. Lorsqu’il y a d’autres demandeurs, en ce sens que d’autres actions ont été engagées relativement à la question, le tribunal devrait évaluer d’un point de vue pratique les avantages, le cas échéant, d’avoir des recours parallèles et se demander si ces autres actions vont résoudre les questions de manière aussi ou plus raisonnable et efficace. En procédant ainsi, le tribunal ne devrait pas uniquement prendre en compte les questions juridiques précises ou les points soulevés, mais plutôt chercher à savoir si le demandeur apporte une perspective particulièrement utile ou distincte en vue de régler ces points. À la lecture de l’arrêt McNeil par exemple, on voit que même lorsque des personnes peuvent avoir un intérêt plus direct dans la question, le demandeur peut avoir un intérêt distinct et important qui diffère de celui des autres, ce qui peut justifier que le tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire pour lui reconnaître la qualité pour agir au terme de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.
• L’incidence éventuelle des procédures sur les droits d’autres personnes dont les intérêts sont aussi, sinon plus touchés devrait être prise en compte. En effet, les tribunaux devraient porter une attention particulière aux situations où les intérêts privés et publics seraient susceptibles d’entrer en conflit. Comme il est indiqué dans l’arrêt Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1093, le tribunal devrait se demander, par exemple, si « l’échec d’une contestation trop diffuse pourrait faire obstacle à des contestations ultérieures des règles en question, par certaines parties qui auraient des plaintes précises fondées sur des faits ». L’inverse est également vrai. Ainsi, que les personnes ayant des intérêts plus directs et personnels dans la cause se soient abstenues volontairement d’engager une poursuite pourrait militer pour le refus par la cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir.
(iv) Conclusion
[52] Je conclus que le troisième facteur de l’analyse de la qualité pour agir dans l’intérêt public devrait être formulé comme ceci : la poursuite proposée constitue‑t‑elle, compte tenu de toutes les circonstances, une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. Ce facteur, comme les deux autres, doit être apprécié d’une manière souple et téléologique en plus d’être soupesé à la lumière des autres facteurs.
(6) Appréciation des trois facteurs
[53] Je reviens aux circonstances de l’espèce pour y appliquer les trois facteurs qui doivent être pris en compte : l’affaire soulève‑t‑elle une question justiciable sérieuse? Les intimées ont‑elles un intérêt réel ou véritable dans la question ou les questions? La poursuite constitue‑t‑elle, compte tenu de toutes les circonstances, une manière raisonnable et efficace de soumettre les questions à la cour? Bien qu’il n’y ait guère de désaccord quant au fait que les deux premiers facteurs favorisent la reconnaissance de la qualité pour agir, je vais les examiner tous les trois, car, à mon avis, ils doivent être appréciés cumulativement plutôt qu’individuellement. Après avoir examiné les trois facteurs suivant une approche téléologique, souple et libérale, je conclus que la Cour d’appel était justifiée de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public à la Société et à Mme Kiselbach.
(a) Une question justiciable sérieuse
[54] Comme je l’ai déjà indiqué, à une exception près, nul ne conteste que l’action des intimées soulève des questions sérieuses et justiciables. La constitutionnalité des lois relatives à la prostitution constitue certainement un « point constitutionnel important » (McNeil, par. 268) et une « question [. . .] importante » (Borowski, par. 589) qui est « loin d’être futile » (Finlay, par. 633). De fait, les intimées soutiennent que les dispositions contestées du C. cr., en criminalisant plusieurs des activités entourant la prostitution, nuisent à un grand nombre de femmes. Ces questions sont aussi clairement justiciables, en ce qu’elles concernent la constitutionnalité des dispositions contestées. L’examen de ce facteur appuie sans équivoque l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont jouissent les tribunaux afin de reconnaître la qualité pour agir.
[55] L’appelant fait cependant valoir que l’action des intimées ne soulève pas de question sérieuse au regard de la constitutionnalité de l’alinéa 213(1)c) (anciennement l’al. 195.1(1)c)) parce que la Cour a confirmé la validité de cette disposition dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’alinéa 195.1(1)c) du Code criminel, [1990] 1 R.C.S. 1123, et dans R. c. Skinner, [1990] 1 R.C.S. 1235.
[56] Sur ce point, je suis tout à fait d’accord avec le juge en cabinet. Il a conclu que, dans les circonstances de la présente contestation vaste et à multiples facettes, il n’était pas nécessaire, aux fins de disposer de la question de la qualité pour agir, de déterminer si le principe du stare decisis permet aux intimées de soulever cet aspect particulier de leur action qui est par ailleurs beaucoup plus vaste. On peut dire de façon plus pragmatique, comme l’ont fait le juge Cory dans l’arrêt Conseil canadien des Églises et le juge siégeant en cabinet en l’espèce, que certains éléments de la déclaration soulèvent des questions sérieuses au regard de l’invalidité des dispositions législatives. Lorsqu’il est évident que certains aspects de l’action soulèvent des questions justiciables sérieuses, il est préférable dans le cadre de l’analyse de la question de la qualité pour agir de ne pas se livrer à un examen en profondeur du bien‑fondé des aspects distincts et particuliers de l’action. Ces derniers peuvent être examinés au moyen d’autres véhicules procéduraux appropriés.
(b) L’intérêt que devrait avoir le demandeur
[57] En appliquant l’approche téléologique déjà exposée, il ne subsiste aucun doute, d’ailleurs l’appelant en convient lui‑même, que ce facteur joue en faveur de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public. La Société a un intérêt véritable dans la présente demande. Elle est totalement engagée au regard des questions qu’elle souhaite soulever.
[58] Comme le soulignent les intimées, la Société n’agit pas en trouble‑fête et a démontré un solide engagement à l’égard de l’enjeu en cause. Elle a une expérience considérable relativement aux travailleurs de l’industrie du sexe du quartier Downtown Eastside de Vancouver et elle connaît bien leurs intérêts. Il s’agit d’un organisme sans but lucratif enregistré qui est administré « par et pour » des travailleurs qui exerce un métier dans l’industrie du sexe, ou qui en ont déjà exercé un, et qui habitent ou travaillent dans ce quartier de Vancouver. L’objet de cet organisme est fondé sur la vision et les besoins des travailleurs de la rue de l’industrie du sexe et ses objets visent notamment à améliorer leur santé et leur sécurité, à s’opposer à toutes les formes de violence à leur égard et à exercer des pressions pour obtenir des modifications aux politiques et aux lois afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs du sexe (m.i., par. 8).
[59] D’après l’affidavit de Sheryl Kiselbach, il est évident qu’elle est fortement engagée dans les questions soulevées. Non seulement soutient‑elle que les lois relatives à la prostitution l’ont directement et considérablement affectée durant 30 ans, (D.A., vol. IV, p. 15‑17), mais elle souligne également qu’elle est maintenant employée comme coordonnatrice de la prévention de la violence.
(c) Les manières raisonnables et efficaces de soumettre la question à la cour
[60] Pour des raisons faciles à comprendre, le juge en cabinet a considéré la formulation traditionnelle de ce facteur comme une exigence d’un test d’application stricte. Il a rejeté l’argument des intimées selon lequel la qualité pour agir aurait dû leur être reconnue parce que leur action était [traduction] « la manière la plus raisonnable et efficace » de soumettre la présente contestation à la cour. Le juge a souligné que cet argument dénaturait le critère formulé par la Cour et qu’il était [traduction] « tenu d’appliquer » le critère exigeant que les intimées démontrent qu’[traduction] « il n’y a pas d’autres manières raisonnables et efficaces de soumettre la question à la cour » (par. 84 et 85). Toutefois, pour les motifs que j’ai déjà formulés, un tel examen du troisième facteur devrait être considéré comme une erreur de principe. Nous devons donc réévaluer le poids qu’il convient de donner à ce facteur lorsqu’il est pris en compte de manière téléologique et souple.
[61] Le juge en cabinet était préoccupé par trois questions connexes qui, selon lui, militaient fortement contre la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Premièrement, il croyait que l’existence de l’affaire Bedford en Ontario démontrait qu’il pourrait y avoir de nombreux autres demandeurs susceptibles de soulever en grand nombre les mêmes points. Deuxièmement, il a remarqué que de nombreuses poursuites criminelles avaient été engagées en application des dispositions contestées et que l’accusé dans chacune de ces poursuites pouvait de plein droit soulever des questions constitutionnelles. Enfin, il n’était pas convaincu que des travailleurs du sexe ne pouvaient pas, de leur propre chef, faire valoir la contestation en tant que parties privées. Je vais examiner chacune de ces préoccupations successivement.
[62] Le juge était d’abord préoccupé par le litige connexe en cours en Ontario, soit l’affaire Bedford. Il a souligné que le fait qu’il y ait une autre affaire en matière civile dans une autre province et dans laquelle plusieurs des mêmes questions sont soulevées [traduction] « ne constituerait pas nécessairement un motif suffisant pour conclure que la présente instance [. . .] ne devrait pas procéder », mais cela « illustre que si la qualité pour agir n’est pas accordée [. . .], il pourrait tout de même y avoir des demandeurs ayant la qualité pour agir qui pourraient, s’ils décidaient de le faire, soumettre à la cour l’ensemble de ces questions » (par. 75).
[63] L’existence d’une instance parallèle constitue certainement un facteur hautement pertinent qui milite souvent contre la reconnaissance de la qualité pour agir. Je conviens cependant avec le juge en cabinet que l’existence d’une affaire civile dans une autre province — même si elle soulève beaucoup de questions identiques — n’est pas nécessairement un motif suffisant pour refuser de reconnaître la qualité pour agir. Cela s’explique de plusieurs façons.
[64] Premièrement, compte tenu de l’organisation provinciale de nos cours supérieures, les décisions rendues par celles d’une province ne lient pas les cours des autres provinces. Ainsi, une instance dans une province n’apporte pas nécessairement une réponse complète au demandeur qui désire intenter une poursuite sur des questions semblables dans une autre province. Il faut donc évaluer de façon pratique et pragmatique si le fait d’avoir des instances parallèles dans des provinces différentes constitue une approche raisonnable et efficace dans les circonstances particulières de l’espèce. Deuxièmement, les questions soulevées dans l’affaire Bedford ne sont pas identiques à celles soulevées en l’espèce. En effet, contrairement à la présente affaire, l’affaire Bedford ne vise pas la contestation de l’art. 211, des al. 212(1)a), b), c), d), e), f) et h) et du par. 212(3) du C. cr. et ne conteste aucune disposition sur le fondement de l’al. 2d) ou sur l’art. 15 de la Charte. En outre, comme nous l’avons vu, le tribunal doit examiner non seulement la question juridique précise posée, mais aussi le contexte dans lequel elle l’est. Or, les contextes qui sont à l’origine des contestations dans l’affaire Bedford et dans la présente affaire sont très différents. Les demanderesses dans l’affaire Bedford n’étaient pas principalement des travailleuses de l’industrie du sexe qui exerçait leur métier dans la rue, tandis que, en l’espèce, ce sont elles qui sont au cœur du débat. Comme l’argument d’inconstitutionnalité des lois relatives à la prostitution porte principalement sur les effets qu’elles ont sur ces travailleurs, les intimées en l’espèce fondent leurs contestations dans un contexte distinctif. Troisièmement, mise à part la mesure radicale qui consiste à ne pas reconnaître la qualité pour agir, il pourrait y avoir d’autres stratégies en matière de gestion des litiges visant à assurer l’utilisation efficiente et efficace des ressources judiciaires. Par exemple, les intimées auraient suggéré que leur pourvoi devant la Cour soit suspendu dans l’attente de l’issue de l’affaire Bedford. La suspension des procédures jusqu’au règlement d’autres instances est, de fait, une possibilité qui devrait être prise en compte lors de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir.
[65] En tenant compte de ce qui précède, l’existence de l’affaire Bedford en Ontario, dans les circonstances de la présente affaire, ne me semble pas peser très lourd contre les intimées lorsqu’il s’agit de déterminer si la poursuite qu’elles ont intentée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre à la cour les allégations formulées. À mon avis, il n’a pas été démontré que cette autre affaire constituait une manière plus raisonnable et efficace d’y arriver.
[66] Le deuxième point dont le juge en cabinet était préoccupé concernait les centaines de poursuites engagées chaque année en Colombie‑Britannique en application des dispositions contestées. Il en a conclu que [traduction] « l’accusé dans chacune de ces causes pourrait de plein droit soulever les questions constitutionnelles que les demanderesses tentent de soulever en l’espèce » (par. 77). En outre, il a souligné que de telles contestations avaient été formulées par des accusés dans de nombreux procès criminels en matière de prostitution (par. 78 et 79). À mon avis, il y a cependant un certain nombre de facteurs qui, dans les circonstances de la présente instance, réduisent considérablement l’importance qu’il convient d’accorder à cette préoccupation.
[67] Tout d’abord, compte tenu de l’importance d’adopter une approche téléologique au regard de la qualité pour agir, il est évident que l’existence d’une action parallèle, qu’elle soit éventuelle ou réelle, n’est pas déterminante. De plus, l’existence de demandeurs potentiels, bien qu’évidemment un facteur pertinent, ne devrait être prise en compte qu’en fonction de considérations d’ordre pratique. Comme je l’expliquerai plus loin, les considérations d’ordre pratique, en l’espèce, sont telles qu’il est très peu probable que des personnes accusées en application de ces dispositions engageraient une action semblable à celle des demanderesses. Enfin, le fait que certaines contestations aient été formulées par des accusés dans le cadre de nombreux procès criminels en matière de prostitution n’est pas non plus très révélateur.
[68] Les causes qui ont été portées à notre attention étaient loin de contester la validité de l’ensemble du régime législatif comme les intimées le font en l’espèce. Comme celles‑ci l’ont d’ailleurs souligné, la presque totalité de la jurisprudence citée renvoie à des contestations qui visaient uniquement les infractions relatives à la communication : R. c. Stagnitta, [1990] 1 R.C.S. 1226; Skinner; R. c. Smith (1988), 44 C.C.C. (3d) 385 (H.C.J. Ont.); R. c. Gagne, [1988] O.J. N. 2518 (C. prov.) (QL); R. c. Jahelka (1987), 43 D.L.R. (4th) 111 (C.A. Alb.); R. c. Kazelman, [1987] O.J. No. 1931 (Cr. prov.) (QL); R. c. Bavington, 1987 CarswellOnt 3371(C. prov.); R. c. Cunningham (1986) 31 C.C.C. (3d) 223 (C. prov. Man.); R. c. Bear (1986) 47 Alta. L.R. (2d) 255 (C. prov.); R. c. McLean (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 232 (C.S.); R. c. Bailey, [1986] O.J. No. 2795 (C. prov.) (QL); R. c. Cheeseman, (C. prov. Sask.), 19 juin 1986; R. c. Blais, 2008 BCCA 389, 301 D.L.R. (4th) 464. La majorité des autres causes ne contestaient qu’une disposition, soit celle relative au proxénétisme, (R. c. Downey, [1992] 2 R.C.S. 10; R. c. Boston, [1988] B.C.J. No. 1185 (C.A.) (QL), ou celle relative aux maisons de débauche (R. c. DiGiuseppe (2002) 161 C.C.C. (3d) 424 (C.A. Ont.)). Il appert du dossier que les seules causes criminelles dont la contestation porte sur plus d’une disposition relative à la prostitution ont été intentées après la présente affaire (affidavit de Karen Howden, 24 juin 2011, par. 10 (R. c. Mangat) (D.A., vol. V, p. 102‑3; D.A., vol. IX, p. 31‑36); par. 4‑5 (R. c. Cho) (D.A., vol. V, p. 102; D.A., vol. VIII, p. 163); par. 2 et 11 (R. c. To) (A.R., vol. V, p. 101 et 104‑112). Au moment de rédiger les présents motifs, une affaire avait été rejetée, une autre avait été suspendue en attendant l’issue de la présente affaire et, dans la dernière, une date avait été fixée pour la tenue de l’enquête préliminaire.
[69] Il va de soi qu’une personne accusée dans une instance en matière criminelle peut toujours soulever une contestation constitutionnelle des dispositions en application desquelles elle est accusée. Mais, cela ne signifie pas que cette éventualité constituera nécessairement une manière plus raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. L’affaire Blais illustre ce point. Dans cette affaire, l’accusé, un client, a soulevé une contestation constitutionnelle à l’encontre de la disposition relative à la communication, et ce, sans aucune preuve à l’appui. La Cour provinciale de la Colombie‑Britannique a donc rejeté la revendication constitutionnelle sans l’examiner en détail. De plus, le caractère imprévisible inhérent aux procès criminels rend les choses encore plus difficiles pour une partie soulevant une contestation de la nature de celle engagée en l’espèce. Par exemple, dans l’affaire R. c. Hamilton (Affidavit d’Elizabeth Campbell, 17 septembre 2008, par. 6) (D.A., vol. II, p. 34 et 35), le ministère public a demandé, pour des raisons distinctes, la suspension des procédures à la suite du dépôt par l’accusé d’une contestation constitutionnelle de la disposition concernant les maisons de débauche. La contestation n’a donc pas pu suivre son cours.
[70] En outre, le fait que de nombreuses contestations pourraient être ou aient été engagées, ou l’ont été, dans le cadre de poursuites en matière criminelle pourrait en fait corroborer la thèse selon laquelle une demande exhaustive de jugement déclaratoire est en fait une manière plus raisonnable et efficace d’en arriver à un règlement définitif des questions soulevées. Il pourrait y avoir une multitude de contestations semblables engagées dans le cadre d’une myriade de poursuites criminelles. En favorisant cette approche, on ne satisferait pas à l’objectif visant à préserver les ressources judiciaires limitées. En outre, une procédure par voie de déclaration sommaire de culpabilité ne constitue pas nécessairement un cadre plus approprié pour le traitement d’une contestation constitutionnelle complexe.
[71] La troisième préoccupation exposée par le juge en cabinet portait sur le fait qu’il ne pouvait pas s’expliquer comment la vulnérabilité des membres de la Société les empêchait de comparaître en qualité de demanderesses, étant donné qu’elles étaient prêtes à témoigner au procès (par. 76). Or, être témoin et être partie à une action sont deux choses bien différentes. Il appert du dossier en l’espèce qu’aucun travailleur de l’industrie du sexe du quartier Downtown Eastside de Vancouver n’était prêt à intenter une contestation exhaustive. Ils craignent une atteinte à leur vie privée et à leur sécurité ainsi qu’un accroissement des actes de violence de la part des clients. De plus, leurs conjoints, leurs amis, les membres de leur famille ou de leur collectivité pourraient ne pas savoir qu’ils travaillent ou ont travaillé dans l’industrie du sexe et qu’ils consomment ou ont consommé des drogues. Ils craignent que leurs enfants leur soient retirés par les autorités responsables de la protection des enfants. Enfin, en engageant une contestation de cette nature, ils craignent de nuire à leurs perspectives, actuelles ou futures, d’études et d’emploi (affidavit de Jill Chettiar, 26 septembre 2008, par. 16‑18) (D.A., vol. IV, p. 184‑85). Selon moi, la volonté de bon nombre de ces personnes de souscrire des affidavits ou de comparaître pour témoigner n’affecte en rien la crédibilité de leur témoignage voulant qu’elles ne soient pas prêtes ou capables d’engager en leurs propres noms une contestation de cette nature. La conduite d’une importante poursuite judiciaire en matière constitutionnelle comporte également des aspects pratiques. Les avocats doivent être en mesure de communiquer avec leurs clients, et ces derniers doivent être en mesure de fournir en temps opportun des instructions ponctuelles et appropriées. En outre, dans le cadre de contestations individuelles, de nombreuses difficultés pourraient surgir compte tenu des éléments de preuve relatifs à la situation de plusieurs des personnes les plus directement touchées par les dispositions contestées.
[72] Par conséquent, je conclus que ces trois préoccupations décrites par le juge en cabinet ne justifiaient pas qu’il leur accorde le poids déterminant qu’il leur a accordé.
[73] Je vais maintenant aborder d’autres considérations qui devraient être prises en compte lors de l’examen du facteur relatif aux manières plus raisonnables et efficaces. La présente affaire constitue un litige d’intérêt public : les intimées ont soulevé des questions d’importance pour le public, des questions qui transcendent leurs intérêts immédiats. Leur contestation est exhaustive en ce qu’elle vise la presque totalité du régime législatif. Elle fournit l’occasion d’évaluer, du point de vue du droit constitutionnel, l’effet global de ce régime sur les personnes les plus touchées par ses dispositions. Une contestation de cette nature est susceptible de prévenir une multiplicité de contestations individuelles engagées dans le cadre de poursuites criminelles. Il n’y a aucun risque de porter atteinte aux droits d’autres individus ayant un intérêt plus personnel ou plus direct dans la question du fait d’une action trop générale ou mal présentée. Il est évident que la demande est plaidée avec rigueur et habileté. Rien ne laisse croire que d’autres personnes touchées de façon plus directe ou personnelle aient choisi de plein gré de ne pas contester ces dispositions. La présence de l’intimée qui agit à titre individuel de même que de la Société garantira que le litige aura une dimension à la fois individuelle et collective.
[74] Le dossier appuie la position des intimées selon laquelle elles ont la capacité d’engager la présente action. La Société est bien organisée et dotée d’une expertise considérable en ce qui concerne les travailleurs de l’industrie du sexe qui exerce leur métier dans le quartier Downtown Eastside, et Mme Kiselbach, une ancienne travailleuse du sexe dans ce quartier, est soutenue par les ressources de la Société. Elles apportent un contexte factuel concret et représentent les personnes qui sont le plus directement touchées par les dispositions législatives contestées. À titre d’exemple, la preuve des intimées comprend des affidavits de plus de 90 travailleurs du sexe, actifs ou retirés, du quartier Downtown Eastside de Vancouver (m.i., par. 20). De plus, la Société est représentée par des avocats expérimentés en droit de la personne, ainsi que par la Pivot Legal Society, un organisme sans but lucratif d’intervention juridique qui travaille dans le quartier en cause et dont les activités sont principalement centrées sur les questions juridiques touchant cette collectivité (affidavit de Peter Wrinch, 30 janvier 2011, par. 3 (D.A., vol. VI, p. 137)). Cet organisme a effectué des recherches sur le sujet, a produit divers rapports et a présenté les éléments de preuve qu’elle a recueillis à des représentants et à des comités gouvernementaux (voir l’affidavit de Peter Wrinch, par. 6‑21). Cela laisse entendre que la présente instance constitue une manière efficace de soumettre la question à la cour en ce sens qu’elle sera présentée dans un contexte qui permettra sa détermination dans un système contradictoire.
[75] Enfin, d’autres outils de gestion des litiges et d’autres solutions moins catégoriques qu’un déni total de la qualité pour agir peuvent être utilisés pour faire en sorte que le litige projeté constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre les questions à la cour.
(7) Conclusion en ce qui concerne la qualité pour agir dans l’intérêt public
[76] Appliqués selon une approche téléologique, les trois facteurs militent en faveur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour reconnaître aux intimées la qualité pour agir dans l’intérêt public afin qu’elles présentent leur demande. La reconnaissance de cette qualité servira non seulement à renforcer le principe de la légalité en ce qui concerne des questions sérieuses touchant directement certains des membres les plus marginalisés de la société, mais aussi à faire la promotion d’une utilisation efficiente des ressources judiciaires limitées : Conseil canadien des Églises, p. 252.
B. Qualité pour agir dans l’intérêt privé
[77] Ayant conclu que les intimées ont la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de poursuivre leur action, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de savoir si Mme Kaselbach a la qualité pour agir dans l’intérêt privé.
V. Dispositif
[78] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens. Toutefois, je n’accorderai pas de dépens spéciaux aux intimées. La Cour d’appel a refusé de le faire (2011 BCCA 515, 314 B.C.A.C. 137) et nous ne devrions pas nous immiscer dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire à moins d’avoir des motifs clairs et impérieux de le faire, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas en l’espèce : Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 77.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelant : Procureur général du Canada, Vancouver.
Procureurs des intimées : Arvay Finlay, Vancouver; Pivot Legal, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenante Community Legal Assistance Society : Community Legal Assistance Society, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Gratl & Company, Vancouver; Megan Vis‑Dunbar, Vancouver.
Procureur de l’intervenant Ecojustice Canada : Ecojustice Canada, Toronto.
Procureurs des intervenants Coalition of West Coast Women’s Legal Education and Action Fund (West Coast LEAF), Justice for Children and Youth et ARCH Disability Law Centre : West Coast Women’s Legal Education and Action Fund (West Coast LEAF), Vancouver; Justice for Children and Youth, Toronto; ARCH Disability Law Centre, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique : Heenan Blaikie, Ottawa.
Procureur de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Université de Toronto, Toronto.
Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Association canadienne des libertés civiles, Toronto.
Procureurs des intervenants l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés et le Conseil canadien pour les réfugiés : Waldman & Associates, Toronto.
Procureurs des intervenants le Réseau juridique canadien VIH/sida, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et Positive Living Society of British Columbia : McCarthy Tétrault, Vancouver.