COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Miljevic, 2011 CSC 8, [2011] 1 R.C.S. 203
Date : 20110216
Dossier : 33714
Entre :
Marko Miljevic
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 4)
Motifs dissidents :
(par. 5 à 27)
Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Abella, Charron et Rothstein)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et la juge Deschamps)
R. c. Miljevic, 2011 CSC 8, [2011] 1 R.C.S. 203
Marko Miljevic Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Miljevic
No du greffe : 33714.
2010 : 17 décembre; 2011 : 16 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Côté, O’Brien et McDonald), 2010 ABCA 115, 25 Alta. L.R. (5th) 135, 482 A.R. 115, 490 W.A.C. 115, 254 C.C.C. (3d) 25, [2010] 9 W.W.R. 279, [2010] A.J. No. 384 (QL), 2010 CarswellAlta 637, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcée contre l’accusé. Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Deschamps et Fish sont dissidents.
Noel C. O’Brien, c.r., pour l’appelant.
Goran Tomljanovic, c.r., et Iwona Kuklicz, pour l’intimée.
Version française du jugement des juges Abella, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
[1] Le juge Cromwell — L’appelant a admis avoir illégalement causé la mort de la victime et qu’il était donc coupable d’homicide involontaire coupable. Le jury l’a déclaré coupable de meurtre au deuxième degré. La seule question en litige était de savoir si l’appelant avait l’état d’esprit requis pour pouvoir être déclaré coupable de meurtre, c’est‑à‑dire, s’il avait l’intention de causer la mort ou s’il avait l’intention d’infliger des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer la mort et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non. Le présent appel de plein droit, interjeté en vertu de l’al. 691(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, porte sur la question de savoir si le juge du procès a commis une erreur dans sa réponse aux questions du jury au sujet de l’infraction d’homicide involontaire coupable, infraction que l’appelant a reconnu avoir commise. Voici les motifs de dissidence tels qu’ils ont été exprimés dans le jugement formel de la Cour d’appel :
[traduction] Dans la présente affaire, l’acte illégal ayant été admis, il aurait fallu expliquer au jury que l’actus reus avait été admis, soit qu’un objet lourd avait été lancé délibérément dans la foule — un acte dangereux par nature (qui, dans les circonstances, constituait une agression). De plus, le jury aurait dû être informé du fait que l’élément moral de l’infraction, en l’espèce, exigeait à la fois l’application intentionnelle de la force (qui a été admise) et la prévisibilité objective du risque de lésions corporelles, qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère, dans le contexte de l’acte dangereux.
Selon moi, le juge du procès n’a commis aucune erreur et, pour les motifs exprimés par la majorité de la Cour d’appel de l’Alberta (2010 ABCA 115, 25 Alta. L.R. (5th) 135) aux par. 21-26, je suis d’avis de rejeter l’appel.
[2] J’ajouterais seulement que le juge a répondu correctement et utilement aux questions du jury. En outre, contrairement à ce qui est advenu dans R. c. Layton, 2009 CSC 36, [2009] 2 R.C.S. 540, le juge du procès a encouragé en l’espèce le jury à poser une autre question si sa réponse ne l’aidait pas. Le jury a demandé : [traduction] « En “langage courant”, quelle est la différence entre un meurtre au deuxième degré et un homicide involontaire coupable? Des exemples? [. . .] Une définition précise de l’homicide involontaire coupable? » Avec l’approbation des avocats de la poursuite et de la défense, le juge a dit au jury que la différence réside dans l’état d’esprit de l’accusé, puis il a examiné la partie de son exposé original précisant l’élément moral de l’infraction de meurtre au deuxième degré. Il a ajouté que le jury devait tenir pour établi que l’appelant avait tué la victime illégalement, mais que pour démontrer que cet homicide était un meurtre le ministère public devait prouver un élément de plus, soit l’état d’esprit requis pour commettre un meurtre. Le juge a refusé de donner des exemples au jury de crainte qu’ils ne clarifient en rien la différence entre un meurtre et un homicide involontaire coupable. Il a expliqué au jury que chaque affaire est un cas d’espèce et que les faits propres à une affaire ou un exemple risquaient de ne pas les aider vraiment. En ce qui concerne la « définition précise de l’homicide involontaire coupable » demandée par le jury, le juge a dit au jury qu’aucune définition précise de l’homicide involontaire coupable ne figure dans le Code criminel, mais qu’il pouvait les aider en disant que l’homicide dont il était question en l’espèce était soit un meurtre soit un homicide involontaire coupable et que, s’il n’était pas prouvé que l’appelant avait l’état d’esprit requis pour commettre un meurtre, alors il s’agissait d’un homicide involontaire coupable. Il a conclu en encourageant le jury à poser une autre question si ses réponses ne l’aidaient pas.
[3] Selon moi, contrairement à ce qu’a prétendu l’appelant, ces directives ne sont entachées d’aucune erreur de droit. On ne pourrait raisonnablement conclure que le jury a pu mal comprendre ce qui devait être prouvé pour lui permettre de rendre un verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré. On ne pourrait non plus raisonnablement conclure que le jury a pu mal comprendre que, s’il n’était pas prouvé qu’il y avait eu meurtre, il devait rendre un verdict de culpabilité d’homicide involontaire coupable comme le procureur de la défense le lui demandait. Le juge, dans ses directives, a dirigé l’attention du jury sur la seule question qu’il devait trancher et l’a correctement instruit des principes juridiques à appliquer.
[4] Je suis d’avis de rejeter l’appel.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps et Fish rendus par
Le juge Fish (dissident) —
I [5] À l’instar du juge O’Brien, dissident en Cour d’appel (2010 ABCA 115, 25 Alta. L.R. (5th) 135), et en grande partie pour les mêmes motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
[6] Comme le juge O’Brien le souligne (par. 75), le juge du procès a dit au jury qu’il était tenu de déclarer l’appelant coupable soit de meurtre soit d’homicide involontaire coupable. Il a informé le jury des éléments essentiels de l’infraction de meurtre, mais il ne leur a donné aucune définition de l’homicide involontaire coupable ni aucune directive quant aux éléments essentiels de cette infraction.
[7] Après avoir délibéré pendant quelque temps, les jurés avaient de toute évidence besoin de directives additionnelles et ont expressément demandé au juge de leur expliquer la différence entre l’homicide involontaire coupable et le meurtre au deuxième degré et de leur donner une [traduction] « définition précise de l’homicide involontaire coupable ».
[8] Le juge a conclu que les jurés avaient de la difficulté à comprendre la distinction entre un homicide involontaire coupable et un meurtre, malgré ce qu’il leur avait dit dans son exposé. Selon le juge, le fait que le jury ait demandé une définition de l’homicide involontaire coupable [traduction] « donn[ait] à penser qu’il a[vait] de la difficulté à établir si oui ou non c’en est un ». Il a néanmoins refusé de donner au jury la définition qu’il avait demandée ou de lui donner des directives quant aux éléments essentiels de l’homicide involontaire coupable.
[9] Selon moi, aucun jury de 12 personnes ne devrait se voir demander par le juge du procès de déclarer l’accusé dont il détermine le sort coupable de l’une ou l’autre de deux infractions sans comprendre le lien qui peut exister entre ces deux infractions et la preuve qui lui a été présentée (voir R. c. MacKay, 2005 CSC 75, [2005] 3 R.C.S. 607, par. 1, citant Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495, p. 503). C’est pourtant ce qui s’est produit en l’espèce.
[10] En toute déférence pour les tenants de l’opinion contraire, je souscris à l’opinion du juge O’Brien selon laquelle le juge du procès a commis une erreur qui a été fatale au verdict du jury et que, pour ce motif, il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
II [11] S’exprimant au nom de la majorité dans R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521, le juge Cory a réaffirmé l’importance particulière des questions posées par le jury et l’obligation primordiale des juges du procès de donner des réponses « claires, correctes et complètes » à ces questions (p. 528). Le juge Cory a ajouté : « Même si la question se rapporte à un sujet qui a été examiné soigneusement dans l'exposé principal, il faut y répondre quand même de façon complète et attentive. » Il a de plus affirmé : « Le jury doit recevoir une réponse complète et adéquate. Il a droit à au moins cela. » Voilà le droit applicable.
[12] En l’espèce, comme nous l’avons vu, le juge a bien saisi le sens de la question du jury. Les jurés avaient besoin de directives supplémentaires, et en ont demandé, quant à la distinction entre un homicide involontaire coupable et un meurtre au deuxième degré. Pour mieux comprendre cette distinction, dont dépendait entièrement son verdict, le jury a demandé une définition de l’homicide involontaire coupable. On aurait pu facilement lui répondre par une simple directive sur les éléments essentiels de l’homicide involontaire coupable et sur leur lien avec les principaux éléments de preuve. Au lieu de cela, le jury a reçu une réponse qui ne lui était d’aucun secours.
[13] Le juge O’Brien a affirmé ce qui suit, aux par. 84 et 88 :
[traduction] La réponse fournie au jury par le juge du procès ne lui a guère expliqué la distinction. Le juge commence par réitérer qu’il a été prouvé qu’il y a eu « mort causée par un acte illégal ». Cet élément s’applique, évidemment, à la fois au meurtre et à l’homicide involontaire coupable. Le juge a ensuite lu des parties choisies de ses directives que le jury avait déjà par écrit.
. . .
Il n’incombe évidemment pas à l’appelant de trouver la raison pour laquelle le jury avait de la difficulté à faire la distinction entre les deux infractions. En l’espèce, voici tout simplement ce dont il s’agit. On a demandé au jury de déclarer l’appelant coupable soit de meurtre soit d’homicide involontaire coupable. Pour une raison quelconque, le jury désirait qu’on lui explique ce qu’est, en droit, un homicide involontaire coupable. La question portait sur un point important en litige et je ne vois aucune raison valable de priver le jury de cette explication.
[14] Il ressort du dossier que le juge du procès a choisi de ne pas préciser les éléments constitutifs de l’homicide involontaire coupable pour deux raisons : premièrement, parce que cela pouvait accroître le degré de confusion du jury (il a affirmé que, pour les profanes, cette notion [traduction] « n’est pas nécessairement une chose facile à comprendre »); deuxièmement, parce que les jurés auraient pu, à la suite de cette explication, acquitter l’accusé de l’infraction d’homicide involontaire coupable, contrairement à sa directive claire qui excluait ce verdict.
[15] En toute déférence, je suis d’accord avec le juge O’Brien pour dire que ces motifs de refuser l’aide demandée [traduction] « déprécie[nt] le rôle des jurés » (par. 89), dont le droit tient pour acquises la « sagesse et l’intelligence collectives » (R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 139). Je rejette l’argument voulant que les jurés puissent être désorientés et dissuadés d’accomplir leur tâche si on leur explique clairement la règle de droit qu’ils sont précisément tenus d’appliquer pour s’en acquitter.
[16] En outre, le juge du procès aurait pu facilement répondre à la demande du jury à l’aide du modèle de directives sur l’homicide involontaire coupable proposé, par exemple, dans D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions (2005), p. 472‑473, dont le juge s’est servi pour préparer d’autres éléments de son exposé.
[17] On a plutôt laissé les jurés rejeter le verdict d’homicide involontaire coupable que l’avocat de la défense les exhortait à rendre, sans leur donner quelque directive que ce soit sur le droit applicable quant aux éléments constitutifs de cette infraction. Ne voulant ni ne pouvant rendre ce verdict, en toute conscience, les jurés ont demandé — mais n’ont jamais reçu — l’aide du juge du procès, qu’ils étaient juridiquement en droit d’obtenir.
[18] Les observations et les concessions faites par les avocats ne libéraient pas le juge de son obligation d’expliquer les éléments essentiels de chacune des infractions entre lesquelles le jury devait faire un choix, de faire ressortir leur lien avec les principaux éléments de preuve et de donner des réponses claires et adéquates aux questions du jury, le cas échéant. Or, il ne l’a pas fait.
[19] Le juge O’Brien a conclu en disant ce qui suit, aux par. 89‑90 :
[traduction] Le jury devait déterminer si les faits mis en preuve établissaient qu’il y avait eu meurtre ou homicide involontaire coupable — l’un ou l’autre. Le juge du procès avait la responsabilité de lui donner des directives sur les règles de droit pertinentes. On ne saurait affirmer, dans une situation comme celle‑ci, que la connaissance de ce qui constitue un homicide involontaire coupable est sans importance. . .
. . . Le jury avait le droit de prendre une décision éclairée en sachant au préalable en quoi consistait chacune des infractions, afin de mieux les distinguer.
III [20] C’est sur la dissidence du juge O’Brien en Cour d’appel que repose le présent appel de plein droit. Pour les motifs exposés dans les paragraphes qui précèdent, je partage l’opinion du juge O’Brien que l’omission du juge du procès de définir les éléments de l’homicide involontaire coupable équivalait en soi à une erreur justifiant l’annulation du verdict. J’estime aussi comme lui que le jury [traduction] « aurait dû être informé du fait que l’élément moral de l’infraction, en l’espèce, exigeait à la fois l’application intentionnelle de la force (qui a été admise) et la prévisibilité objective du risque de lésions corporelles, qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère, dans le contexte de l’acte dangereux » (par. 92).
[21] À cet égard, deux aspects de l’exposé du juge posent plus particulièrement problème.
[22] Premièrement, le juge a brouillé la distinction entre meurtre et homicide involontaire coupable en définissant les lésions corporelles exigées par le sous‑al. 229a)(ii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, pour qu’il y ait meurtre comme [traduction] « toute blessure ou lésion qui nuit à la santé ou au bien‑être corporel et dont l’effet n’est pas simplement éphémère ou mineur ». Le juge O’Brien explique, au par. 86 :
[traduction] Ce type de lésions corporelles a trait à l’homicide involontaire coupable et non au meurtre; il peut avoir semé une certaine confusion dans l’esprit des jurés et les avoir amenés à réduire l’intention requise pour qu’il soit établi qu’il y a eu meurtre. Cela est d’autant plus vrai que cette partie erronée des directives a été répétée au jury en réponse à sa question.
[23] Deuxièmement, en résumant la thèse de la défense, le juge du procès n’a pas attiré l’attention du jury sur son élément le plus important, soit le fait qu’en raison de son abondante consommation d’alcool et de drogues au cours des heures qui ont précédé l’incident, l’appelant n’avait pas prévu subjectivement la mort, élément qui, en droit, distingue le meurtre de l’homicide involontaire coupable. Pourtant, comme le ministère public le reconnaît dans son mémoire, l’une des principales questions en litige en l’espèce était de savoir [traduction] « si l’intoxication suscitait un doute quant à l’intention de commettre un meurtre » (m.i., par. 1) et, par conséquent, lors des discussions avec le juge qui ont précédé ses directives au jury, « l’avocat de la défense a accepté l[a] suggestio[n] du juge du procès : [. . .] les directives au jury doivent être centrées sur les véritables questions en litige, soit l’intention et l’intoxication » (m.i., par. 9). Il est incontesté que des éléments de preuve pouvant étayer cette allégation ont été produits au procès.
IV [24] Enfin, le fait que le juge du procès a invité le jury à formuler une autre question si sa réponse aux questions qu’il avait déjà posées ne lui était d’aucune aide (par. 94‑95) ne me rassure aucunement.
[25] Le jury avait déjà exprimé son unique préoccupation — comment distinguer les deux infractions entre lesquelles le juge leur demandait de faire un choix — , de trois façons différentes. Le juge a mentionné au jury qu’il avait répondu à ses questions du mieux que [traduction] « le permet la loi ». Si bien intentionnée qu’elle fût, l’invitation du juge ne pouvait pas raisonnablement encourager le jury à formuler d’autres questions sur le même sujet.
[26] On ne pouvait guère s’attendre à ce que les jurés demandent à nouveau au juge de définir l’homicide involontaire coupable ou d’en préciser les éléments essentiels. Et même s’ils l’avaient fait, ils auraient sans doute obtenu une réponse identique à celle qu’ils avaient déjà reçue et que j’estime, en toute déférence, nettement inadéquate.
V [27] Pour tous ces motifs, et avec les plus grands égards, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler la condamnation et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Deschamps et Fish sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : O’Brien Devlin MacLeod, Calgary.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Calgary.