COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350
Date : 20101126
Dossier : 33467
Entre :
Thieu Kham Tran
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
- et -
Procureur général de l'Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : Les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 47)
La juge Charron (avec l'accord des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)
R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350
Thieu Kham Tran Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l'Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Tran
No du greffe : 33467.
2010 : 13 mai; 2010 : 26 novembre.
Présents : Les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel de l'alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (les juges Hunt et Watson et le juge Hillier (ad hoc)), 2008 ABCA 209, 91 Alta. L.R. (4th) 113, 432 A.R. 234, 424 W.A.C. 234, 58 C.R. (6th) 246, [2008] 9 W.W.R. 431, [2008] A.J. No. 587 (QL), 2008 CarswellAlta 709, qui a annulé la déclaration de culpabilité d'homicide involontaire coupable et lui a substitué une déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré. Pourvoi rejeté.
Peter J. Royal, c.r., pour l'appelant.
Susan D. Hughson, c.r., et Jason Russell, pour l'intimée.
Riun Shandler et Stacey D. Young, pour l'intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Charron —
1. Aperçu
[1] Le 10 février 2004, en début d'après‑midi, l'appelant, Thieu Kham Tran, s'est introduit sans y être attendu ni y avoir été invité dans l'appartement fermé à clé de son ex‑épouse, Hoa Le Duong. Le couple s'était séparé quelques mois auparavant. L'appelant avait prétendu s'être départi des clés de l'ancien domicile conjugal, mais à l'insu de son ex‑épouse, il en avait conservé un jeu. Mme Duong et son amoureux, An Quoc Tran, étaient au lit dans la chambre à coucher lorsqu'ils ont entendu la porte s'ouvrir.
[2] L'appelant est entré dans la chambre à coucher de Mme Duong, dont la porte était entrouverte. Mme Duong et M. An Tran se sont levés. Ils étaient nus. L'appelant a immédiatement frappé M. An Tran à coups de pied et à coups de poings et il l'a griffé aux yeux. Il a ensuite agressé Mme Duong de la même manière. Soudain, il est sorti en courant pour se rendre à la cuisine. Mme Duong et M. An Tran en ont profité pour tenter de se rhabiller à la hâte. Alors qu'il était arrivé à l'appartement muni d'un couteau sous étui dissimulé dans la poche de son manteau, l'appelant est revenu dans la chambre armé de deux couteaux de boucher trouvés dans la cuisine. Il a poignardé M. An Tran une fois à la poitrine. La victime a demandé à parler, mais l'appelant hurlait et était en colère. L'appelant a ensuite reculé jusqu'à la porte de la chambre et a téléphoné à son parrain à l'aide de son propre appareil. Il lui a dit : [traduction] « Je les ai pris. »
[3] À ce moment, M. An Tran, qui avait du mal à respirer, a tenté d'atteindre la fenêtre. L'appelant s'est alors approché de Mme Duong et lui a tailladé la main. Lorsqu'elle lui a montré la blessure, il a dit qu'il allait la tuer. Mme Duong a tenté de parer les coups de couteau que l'appelant portait encore à M. An Tran, qui était debout derrière elle à la fenêtre. Elle a subi deux autres blessures, à l'avant‑bras. L'appelant lui a alors demandé : [traduction] « Es‑tu belle? » En lui tirant la tête vers le haut, il lui a entaillé profondément le visage, de l'oreille droite au bas de la joue droite.
[4] M. An Tran est finalement parvenu à sortir de la chambre et à ramper jusqu'au séjour. L'appelant l'a suivi et l'a poignardé à plusieurs reprises avec les deux couteaux. Mme Duong est restée dans la chambre. Elle s'est rendue à la fenêtre et a demandé de l'aide en criant, puis elle a vu arriver le parrain de l'appelant. Elle a ensuite tenté de fermer la porte de la chambre, mais l'appelant est entré de force dans la pièce. L'appelant a regardé par la fenêtre et, en retournant au séjour, il a marché sur le visage et l'abdomen de M. An Tran. À l'aide des deux couteaux, il l'a poignardé maintes fois à la poitrine, puis il lui a piétiné le visage. Selon l'autopsie, M. An Tran a reçu en tout 17 coups de couteau, dont six ont causé des blessures mortelles. L'appelant s'est blessé à la main et au bras avec l'un des couteaux, qu'il a mis ensuite dans la main de M. An Tran, qui gisait alors inerte sur le plancher du séjour.
[5] Par suite de ces événements tragiques, l'appelant a été accusé de cinq infractions, et une juge siégeant sans jury a présidé son procès. Le présent pourvoi vise uniquement l'accusation relative au meurtre au deuxième degré de M. An Tran. Le seul moyen de défense invoqué au procès était la provocation, et la question était celle de savoir si le meurtre devait être réduit à un homicide involontaire coupable. La juge du procès a retenu le moyen de défense et a conclu que le ministère public n'était pas parvenu à réfuter les éléments constitutifs de la provocation. Elle a donc acquitté l'appelant de l'accusation de meurtre au deuxième degré et l'a déclaré coupable d'homicide involontaire coupable. Statuant sur l'appel interjeté par le ministère public, la Cour d'appel de l'Alberta a conclu à l'unanimité que la défense de provocation était dénuée de vraisemblance (2008 ABCA 209, 91 Alta. L.R. (4th) 113). Elle a par conséquent annulé la décision et déclaré l'accusé coupable de meurtre au deuxième degré, renvoyant l'affaire au tribunal de première instance pour la détermination de la peine. L'appelant interjette appel de plein droit devant la Cour.
[6] Le résumé des faits qui précède s'appuie sur les conclusions de fait de la juge du procès et sur des éléments de preuve non contestés. Je conviens avec la Cour d'appel qu'à la lumière de ces faits, la provocation n'était pas vraisemblable. À mon avis, la juge du procès a posé des principes de droit erronés quant aux conditions d'application de la défense de provocation, et c'est pourquoi elle a commis une erreur de droit en concluant en l'espèce à l'existence d'éléments pour étayer ce moyen de défense.
[7] Plus précisément, il n'y a pas eu d'« insulte » au sens de l'art. 232 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Comme la Cour d'appel le conclut à juste titre, la vue par l'appelant de son ex‑épouse au lit avec un autre homme — assimilée à une « insulte » lors du procès — ne saurait légalement suffire à excuser [traduction] « une perte de maîtrise de soi revêtant la forme d'une fureur homicide » ni constituer « une excuse pour une personne ordinaire, quels que soient sa situation personnelle ou ses antécédents » (le juge Watson, par. 64). En outre, la preuve non contredite que l'appelant savait que son épouse fréquentait un autre homme, et son propre comportement lorsqu'il s'est introduit chez elle, puis dans sa chambre à coucher, sans y être attendu ni y avoir été invité, écartaient le caractère [traduction] « inattendu » — exigé par la loi — de cette prétendue « insulte » (la juge Hunt, par. 18). Enfin, il n'était pas vraisemblable que l'appelant « ait agi sous l'impulsion du moment lors de la perpétration du meurtre » (le juge Watson, par. 77).
[8] Puisque la déclaration de culpabilité pour meurtre s'imposait, tant en droit et que suivant les principales conclusions de fait de la juge du procès, la Cour d'appel a eu raison de substituer une déclaration de meurtre au deuxième degré à celle d'homicide involontaire coupable et de renvoyer le dossier au tribunal de première instance pour la détermination de la peine. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
2. Analyse
[9] La provocation est le seul moyen de défense qui ne s'applique qu'à l'homicide. Offrant une excuse partielle, elle permet de réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable lorsque certaines conditions sont réunies. Issu de la common law, ce moyen de défense est prévu à l'art. 232 du Code criminel. Toute analyse de sa nature doit par conséquent être axée sur le texte de la disposition législative :
232. (1) Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre peut être réduit à un homicide involontaire coupable si la personne qui l'a commis a ainsi agi dans un accès de colère causé par une provocation soudaine.
(2) Une action injuste ou une insulte de telle nature qu'elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, est une provocation pour l'application du présent article, si l'accusé a agi sous l'impulsion du moment et avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.
(3) Pour l'application du présent article, les questions de savoir :
a) si une action injuste ou une insulte déterminée équivalait à une provocation;
b) si l'accusé a été privé du pouvoir de se maîtriser par la provocation qu'il allègue avoir reçue,
sont des questions de fait, mais nul n'est censé avoir provoqué un autre individu en faisant quelque chose qu'il avait un droit légal de faire, ou en faisant une chose que l'accusé l'a incité à faire afin de fournir à l'accusé une excuse pour causer la mort ou des lésions corporelles à un être humain.
(4) Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre n'est pas nécessairement un homicide involontaire coupable du seul fait qu'il a été commis par une personne alors qu'elle était illégalement mise en état d'arrestation; le fait que l'illégalité de l'arrestation était connue de l'accusé peut cependant constituer une preuve de provocation pour l'application du présent article.
[10] Comme il appert du début de la disposition, le moyen de défense s'applique uniquement lorsque l'accusé avait l'intention requise pour commettre un meurtre et qu'il y a donné suite. Le Parlement en a donc soigneusement circonscrit l'application. Les conditions établies à l'art. 232 comprennent, selon l'une ou l'autre des formulations employées par la Cour, deux, trois ou quatre éléments. Dans l'arrêt R. c. Hill, [1986] 1 R.C.S. 313, par exemple, le juge en chef Dickson relève trois conditions générales devant être remplies pour que la provocation puisse être invoquée :
D'abord l'action injuste ou l'insulte provocatrice doit être d'une nature telle qu'elle priverait une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser. C'est l'étape préliminaire qu'il faut franchir. Ensuite, l'accusé doit réellement avoir été provoqué. Comme je l'ai indiqué précédemment, on désigne souvent ces deux éléments comme respectivement, les critères objectifs et subjectifs de la provocation. Troisièmement, l'accusé doit avoir réagi à la provocation sous l'impulsion du moment et avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid. [p. 324]
Dans l'arrêt R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37, au nom des juges majoritaires de la Cour, le juge Cory ramène ces trois conditions à deux éléments, l'un objectif et l'autre subjectif :
Premièrement, pour satisfaire à l'élément objectif, il faut établir qu'il y a eu une action injuste ou une insulte de telle nature qu'elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser. Deuxièmement, l'élément subjectif exige la preuve que l'accusé a agi sous l'impulsion du moment et avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid. [Soulignement dans l'original supprimé; par. 4.]
Plus tard, dans l'arrêt R. c. Parent, 2001 CSC 30, [2001] 1 R.C.S. 761, la Cour reprend le test énoncé dans Thibert, mais la formulation employée fait état de quatre éléments nécessaires :
. . . (1) il doit y avoir eu une action injuste ou une insulte qui aurait privé une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser; (2) action ou insulte qui était soudaine et inattendue; (3) et qui a effectivement amené l'accusé à agir sous l'effet de la colère; (4) avant d'avoir retrouvé son sang‑froid . . . [par. 10]
[11] Ces formulations différentes demeurent foncièrement équivalentes. Il se peut que, dans une affaire donnée, il soit utile sur le plan conceptuel de présenter les conditions de l'application du moyen de défense sous forme d'éléments distincts et de les examiner séparément, mais il importe de reconnaître que les divers composants du moyen de défense peuvent se chevaucher et que l'art. 232 doit être considéré dans sa totalité.
[12] Avant d'analyser les conditions énoncées à l'art. 232, il convient d'examiner brièvement l'évolution historique du moyen de défense. Nous verrons qu'à toutes les époques, les murs et l'attitude des tribunaux contribuent beaucoup à la détermination de ce qu'est la provocation en droit.
2.1 Évolution historique du moyen de défense
[13] La défense de provocation, actuellement prévue à l'art. 232 du Code criminel, puise ses origines dans la common law anglaise. Elle est plus précisément issue de la notion — datant du seizième siècle — d'homicide lors d'une « mêlée imprévue » (chance-medley). Pour reprendre la définition qu'en donne le juriste anglais Sir Edward Coke, [traduction] « [l]'homicide est ainsi appelé . . . parce qu'il est commis accidentellement (sans préméditation) à la suite d'une rixe, bagarre ou dispute soudaine » (The Third Part of the Institutes of the Laws of England : Concerning High Treason, and Other Pleas of the Crown and Criminal Causes (1817), p. 56). On considérait que l'auteur d'un tel homicide agissait [traduction] « sous l'emprise de la rage, de l'ivresse, d'une contrariété secrète ou d'un autre tourment intérieur » (Statute of Stabbing (1604), 2 Jas I, ch. 8). L'homicide était tenu pour moins répréhensible, sur le plan moral, que celui commis délibérément, « de sang‑froid ». Et comme on le considérait à l'aune de l'honneur, qui constituait alors une valeur sociale importante, on l'excusait partiellement.
[14] Au dix-septième siècle, une autre tendance juridique voit le jour en matière d'homicides. Toute personne accusée de meurtre est présumée avoir agi « avec préméditation » et est dès lors passible de la peine de mort. Devant la sévérité de la loi, les tribunaux reconnaissent le crime distinct d'homicide involontaire coupable (manslaughter) pour tenir compte de certaines faiblesses humaines de manière à réfuter la présomption, notamment lorsque l'accusé a été provoqué à commettre l'acte (Ministère de la Justice, Réforme des moyens de défense visés par le Code criminel : Provocation, légitime défense et défense des biens : Document de consultation (1998), p. 3). Or, toute provocation ne suffisait pas, elle devait être importante : voir G. R. Sullivan, « Anger and Excuse : Reassessing Provocation » (1993), 13 Oxford J. Leg. Stud. 421, p. 422.
[15] Au dix‑huitième siècle, la doctrine de la provocation est intégrée à la common law. Au départ, le moyen de défense est axé sur l'état d'esprit de l'accusé et, en particulier, sur la question de savoir si l'accusé a suffisamment perdu la maîtrise de soi pour avoir réagi à la provocation sans intention criminelle. Mais au fil du temps, les tribunaux se sont employés à accroître la certitude en la matière en créant des catégories précises de « faits provocateurs » jugés suffisamment « importants » pour entraîner la perte de la maîtrise de soi. Dans l'arrêt de principe R. c. Mawgridge (1707), Kel J. 119, 84 E.R. 1107, le lord juge en chef Holt établit quatre catégories de provocation, dont l'une englobe le cas du mari qui prend son épouse en flagrant délit d'adultère avec un autre homme. Pour lui, le fondement du moyen de défense tient à ce que [traduction] « la jalousie est une fureur d'homme, et l'adultère constitue la plus grave atteinte à la propriété » (p. 1115). Fait à signaler, si le meurtre du rival surpris en compagnie de l'épouse adultère permettait d'invoquer le moyen de défense, ce n'était pas le cas du meurtre de l'épouse infidèle : F. Stewart et A. Freiberg, Provocation in Sentencing Research Report (2e éd. 2009), par. 2.1.2. Une autre catégorie comprenait [traduction] « l'affront » consistant à « tirer . . . le nez, ou à donner une chiquenaude sur le front » (Mawgridge, p. 1114). Ces catégories sont le reflet d'une société révolue qui tenait en haute estime la défense de l'honneur d'un homme. Comme l'explique Sullivan :
[traduction] Dans de telles circonstances, la réaction violente n'était pas tant pardonnable qu'obligatoire chez un homme d'honneur. On considérait alors essentiellement le facteur atténuant de la colère non pas comme une émotion faisant perdre la maîtrise de soi, mais comme une réaction impétueuse obéissant à une compréhension rationnelle de la nature de la provocation et du degré atteint par celle-ci. Il s'agissait de la défense fougueuse, mais maîtrisée, de l'honneur, et non d'une fureur spontanée et incontrôlée. [p. 422]
[16] Au milieu du dix‑neuvième siècle, on renonce à multiplier les catégories, et le moyen de défense acquiert un caractère plus général. Dans l'affaire R. c. Hayward (1833), 6 Car. & P. 157, 172 E.R. 1188, à la p. 1189, le juge en chef Tindal a indiqué au jury que le moyen de défense découlait de la [traduction] « compassion [du droit] pour l'infirmité humaine ». Le Law Commissioners' Digest de 1839 disposait que la provocation devait consister dans [traduction] « un acte injuste ou une insulte », la conduite devant être intrinsèquement offensante (Law Commission of Great Britain, Partial Defences to Murder, Consultation Paper No. 173 (2003), par. 1.27, citant « Fourth Report of Her Majesty's Commissioners on Criminal Law », dans Reports from Commissioners (1839), 235). Une autre mutation cruciale se produit à la même époque. Alors qu'une norme objective avait toujours sous‑tendu tacitement le moyen de défense, on propose l'application de la norme plus explicite de la maîtrise de soi dont est censé faire preuve un [traduction] « homme raisonnable » dans les circonstances : R. c. Welsh (1869), 11 Cox C.C. 336. Finalement, le critère objectif voit son rôle s'accroître dans l'application du moyen de défense tandis que les motifs de provocation reconnus sont abandonnés (voir T. Macklem, « Provocation and the Ordinary Person » (1987‑1988), 11 Dal. L.J. 126, p. 130).
[17] Comme le montre ce bref survol historique, le contexte social a toujours joué un rôle important dans la définition de ce qui équivaut légalement à de la provocation. En 1949, le lord juge en chef Goddard résumait ainsi le rapport entre le moyen de défense et le contexte social :
[traduction] À une époque où la société était moins sûre et son fonctionnement moins bien réglé, où le port de l'épée était aussi courant que l'usage de la canne aujourd'hui, et où le duel n'était pas tenu pour moralement répréhensible s'il se déroulait dans les formes, il n'est pas étonnant que les tribunaux aient fait preuve à l'égard d'un acte attribué à une provocation de plus d'indulgence qu'ils ne le font de nos jours, alors que la vie et la propriété sont désormais protégées par une force policière efficace et que les murs ont évolué.
(R. v. Semini, [1949] 1 K.B. 405, p. 409)
[18] La défense de provocation issue de la common law figure dans le Code criminel canadien depuis l'adoption de celui‑ci en 1892. Si le texte de l'art. 232 n'a pas subi de modifications substantielles, on ne peut en dire autant du contexte social dans lequel il s'inscrit. Tant au Canada qu'à l'étranger, la question de savoir si l'existence du moyen de défense demeure justifiée prête à controverse. Certains observateurs et organismes de réforme en ont recommandé la suppression pure et simple, de sorte que, lorsqu'elle est en cause, la provocation ne soit plus dès lors prise en considération que pour déterminer la peine. Pour l'analyse de ces propositions de réforme au Canada et ailleurs, voir D. E. Ives, « Provocation, Excessive Force in Self‑Defence and Diminished Responsibility », dans Law Commission of Great Britain, Partial Defences to Murder : Overseas Studies, Consultation Paper 173 (App. B) (2003), 73, p. 78-81; Australie, Victorian Law Reform Commission, Defences to Homicide : Final Report (2004); Nouvelle-Zélande, Law Commission, The Partial Defence of Provocation, Report 98 (2007).
[19] Le Parlement a décidé de ne pas s'engager dans cette voie, et le moyen de défense existe toujours au Canada. Ce qui ne veut pas dire que, dans sa formulation actuelle, la défense de provocation ne doit pas continuer d'évoluer de façon à correspondre aux normes sociales contemporaines et, en particulier, aux valeurs consacrées par la Charte. Tout comme en common law, la notion d'« insulte . . . suffis[ant] à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser », aujourd'hui codifiée à l'art. 232, n'est pas figée dans le temps. Par l'intégration de cet élément objectif, la possibilité de recourir à la défense de provocation est nécessairement fonction des valeurs et des normes sociales contemporaines, parmi lesquelles figurent le regard différent que jette la société sur la nature de l'union maritale et le fait que, de nos jours, celle‑ci se solde souvent par une séparation.
[20] Ces considérations présentes à l'esprit, je passe à l'examen du moyen de défense prévu à l'art. 232 du Code criminel.
2.2 La provocation au sens de l'article 232 du Code criminel
[21] Considérant la disposition dans son intégralité, j'y vais de quelques observations préliminaires sur la nature juridique du moyen de défense. En droit criminel, un moyen de défense offre normalement à l'accusé une excuse ou une justification pour l'acte qui lui est reproché. Le professeur K. Roach fait observer à juste titre que, [traduction] « [s]'agissant d'un moyen de défense partiel qui permet de réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable, la provocation ne s'insère pas aisément dans le cadre de l'excuse ou de la justification » (Criminal Law (4e éd. 2009), p. 358). Dans l'arrêt R. c. Manchuk, [1938] R.C.S. 18, p. 19 et 20, la Cour explique que [traduction] « la provocation . . . ne justifie pas l'homicide ni ne l'excuse. Mais le droit tient pour moins répréhensibles l'acte et les sentiments violents qui sont à son origine en raison de la colère suscitée par la provocation . . . bien qu'ils soient tout de même suffisamment répréhensibles pour rendre leur auteur passible d'une peine, qui peut être très sévère, mais pas du châtiment suprême qu'est l'exécution. »
[22] La conduite de l'accusé est donc partiellement excusée par la compassion du droit pour la fragilité humaine. L'appel à la compassion était certes particulièrement pressant en des temps où l'accusé était passible de la peine de mort, mais la raison d'être de cette humanité vaut toujours en raison des graves conséquences de la déclaration de culpabilité pour meurtre. Il ne suffit cependant pas que la réaction soudaine de l'accusé à une action injuste ou à une insulte puisse s'expliquer d'un point de vue purement subjectif. La disposition applicable englobe une norme objective au regard de laquelle la réaction de l'accusé doit être mesurée, à savoir la réaction censée être celle d'une « personne ordinaire » dans les mêmes circonstances. La perte de la maîtrise de soi n'est pas excusée dans tous les cas. Il ressort en effet des conditions d'application de la défense, considérées globalement, que l'accusé doit avoir le sentiment justifié de subir une injustice, ce qui ne veut pas dire — et il ne faut aucunement laisser entendre — que la victime doit être blâmée pour l'acte de l'accusé, ni qu'elle méritait les conséquences de la provocation. Le droit n'approuve pas non plus pour autant la conduite de l'accusé. Il reconnaît plutôt qu'en raison de la fragilité humaine, l'accusé a réagi de façon intempestive et disproportionnée, mais compréhensible, à une action injuste ou une insulte suffisamment grave.
[23] Selon moi, il convient de regrouper les conditions établies à l'art. 232 sous deux volets, l'un objectif, l'autre subjectif. Comme le dit le juge Cory au nom des juges majoritaires de la Cour dans l'arrêt Thibert :
Premièrement, pour satisfaire à l'élément objectif, il faut établir qu'il y a eu une action injuste ou une insulte de telle nature qu'elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser. Deuxièmement, l'élément subjectif exige la preuve que l'accusé a agi sous l'impulsion du moment et avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid. [Soulignement dans l'original supprimé; par. 4.]
[24] J'examine successivement chacun de ces éléments.
2.2.1 L'élément objectif : Une action injuste ou une insulte suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser
[25] Pour les besoins de l'analyse, on peut considérer que l'élément objectif s'entend de deux conditions à remplir : (1) il doit y avoir une action injuste ou une insulte et (2) l'action injuste ou l'insulte doit être suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser.
[26] Même si les termes « action injuste » et « insulte » ne sont pas définis, le par. 232(3) circonscrit leur sens :
232. . . .
(3) Pour l'application du présent article, les questions de savoir :
a) si une action injuste ou une insulte déterminée équivalait à une provocation;
b) si l'accusé a été privé du pouvoir de se maîtriser par la provocation qu'il allègue avoir reçue,
sont des questions de fait, mais nul n'est censé avoir provoqué un autre individu en faisant quelque chose qu'il avait un droit légal de faire, ou en faisant une chose que l'accusé l'a incité à faire afin de fournir à l'accusé une excuse pour causer la mort ou des lésions corporelles à un être humain.
Le deuxième cas de figure envisagé au par. 232(3) n'est pas en cause en l'espèce et je n'entends pas me pencher sur les limites du moyen de défense lorsque l'accusé incite autrui à le provoquer afin de bénéficier d'une excuse pour la perpétration de l'infraction. En revanche, le cas considéré sous l'angle du « droit légal » justifie une analyse plus approfondie dans le contexte de la présente affaire.
[27] Il est bien établi que le terme « droit légal » ne renvoie pas à tout acte non expressément interdit par la loi. Par exemple, le fait qu'on n'encourt pas de responsabilité pour une insulte visant l'accusé ne signifie pas qu'on ait le « droit légal » de la proférer au sens du par. 232(3) et que l'accusé ne puisse l'invoquer à titre de provocation en défense. Exiger qu'une insulte soit expressément interdite par la loi rendrait en fait redondant l'emploi du mot « insulte » au par. 232(2), puisque toute « insulte » constituerait alors nécessairement une « action injuste ». Le « droit légal » s'entend plutôt d'un droit reconnu par la loi, comme celui d'un shérif d'exécuter un mandat légal ou celui d'une personne d'agir en état de légitime défense (Thibert, par. 29, citant les arrêts R. c. Haight (1976), 30 C.C.C. (2d) 168 (C.A. Ont.), p. 175, et R. c. Galgay, [1972] 2 O.R. 630 (C.A.), p. 649). Ainsi interprétée, la notion de droit légal permet de soustraire à l'application de l'art. 232 l'acte autorisé par la loi qui pourrait autrement équivaloir dans les faits à une « insulte ».
[28] Certains juristes critiquent cette interprétation. Le professeur Roach, par exemple, estime que la notion de droit légal pourrait être repensée dans le contexte de la violence conjugale. Il écrit qu'[traduction] « [o]n pourrait soutenir qu'une personne a le droit légal de mettre fin à une relation et même de faire des remarques désobligeantes au sujet de son ex‑conjoint. Le refus persistant de la Cour de reconnaître cette interprétation élargie d'un droit légal pourrait priver les femmes de la même protection et du même bénéfice de la loi » (p. 359).
[29] À mon avis, il vaut mieux se pencher sur ces craintes, fort légitimes au demeurant, à l'étape de l'appréciation objective de la gravité de l'« insulte » au regard de la norme de la personne ordinaire. En d'autres mots, s'il est vrai qu'une personne a incontestablement le droit légal de quitter son conjoint ou sa conjointe, le moyen qu'elle emploie pour lui communiquer sa décision peut parfois équivaloir dans les faits à une « insulte » au sens ordinaire de ce terme. Mais pour valoir en droit, l'insulte doit être assez grave objectivement pour provoquer la perte de la maîtrise de soi. Le fait que la victime a le « droit légal », au sens large du terme, de mettre un terme à la relation est un élément important dans l'application de cette norme objective.
[30] Les tribunaux assimilent généralement la notion juridique de « personne ordinaire » à celle, bien connue, de « personne raisonnable » et ils emploient souvent les deux termes indifféremment : voir p. ex. l'arrêt Hill, p. 331. J'estime que les deux personnes fictives partagent les mêmes attributs, mais d'aucuns pourraient y voir de prime abord une faille logique étant donné qu'une personne « raisonnable » ne commettrait tout simplement pas un homicide coupable. En effet, le mot « raisonnable » qualifie souvent la norme de conduite établie par la loi, et la conduite qui respecte cette norme n'engage normalement pas la responsabilité. Or, la provocation confère seulement un moyen de défense partiel, et l'accusé, même s'il parvient à la prouver, est tout de même déclaré coupable d'homicide involontaire coupable. Il n'y a donc pas d'incohérence. L'emploi du terme « personne ordinaire » tient par conséquent aux dimensions normatives du moyen de défense : la personne dont le comportement respecte les normes et les valeurs de la société actuelle bénéficie de la compassion du droit. Satisfaire à la norme ne procure cependant qu'un moyen de défense partiel. Le terme « personne ordinaire » me paraît mieux convenir dans ce contexte, ce qui peut expliquer la terminologie employée par le législateur. Au nom des juges majoritaires de la Cour, le juge Cory explique, dans l'arrêt Thibert, comment interpréter la norme de la personne ordinaire :
J'estime pourtant que le volet objectif doit être vu comme une tentative de soupeser, d'une part, les faiblesses très humaines qui conduisent parfois les gens à agir de façon irrationnelle et impulsive et, d'autre part, la nécessité de protéger la société en décourageant les actes de violence meurtrière. [par. 4]
[31] L'application de cette norme objective n'a pas été simple. On s'est surtout demandé dans quelle mesure les caractéristiques et la situation personnelles de l'accusé devaient être prises en compte dans l'application du critère de la « personne ordinaire ». Traditionnellement, les tribunaux canadiens, à l'instar des britanniques, ont adopté une approche stricte écartant toute prise en compte de ces éléments (Bedder c. Director of Public Prosecutions, [1954] 1 W.L.R. 1119 (H.L.); Salamon c. The Queen, [1959] R.C.S. 404; Wright v. The Queen, [1969] R.C.S. 335). Or, cette position les a obligés à statuer en faisant totalement abstraction de données contextuelles.
[32] Conscients de cette lacune, les tribunaux ont finalement opté pour une démarche moins rigide où la notion de « personne ordinaire » était appliquée en tenant compte de certaines des caractéristiques personnelles de l'accusé, mais pas de toutes. Comme l'explique le juge en chef Dickson dans l'arrêt Hill, cette démarche plus souple relève essentiellement du bon sens :
. . . le « bon sens collectif » du jury l'amènera naturellement à attribuer à la personne ordinaire toutes les caractéristiques générales pertinentes relativement à la provocation en question. Par exemple, si la provocation est une insulte raciste, le jury imaginera une personne ordinaire avec les antécédents raciaux qui forment la substance de l'insulte. Dans cette mesure, des caractéristiques physiques particulières seront attribuées à la personne ordinaire. En fait, il serait impossible d'imaginer une personne ordinaire sans sexe ou sans âge. Certaines caractéristiques comme le sexe, l'âge ou la race n'empêchent pas qu'une personne puisse être qualifiée d'ordinaire. Ainsi, des caractéristiques particulières qui ne sont pas spéciales ni une idiosyncrasie peuvent être attribuées à une personne ordinaire sans bouleverser la logique du critère objectif de la provocation. [Je souligne; p. 331.]
[33] J'insiste sur sa mise en garde contre tout bouleversement de la logique du critère objectif susceptible de résulter d'un tel assouplissement. En effet, si toutes les caractéristiques de l'accusé sont prises en compte, la personne ordinaire devient l'accusé. Comme le signale le juge en chef Dickson, on aboutit alors à la situation anormale où « [u]ne personne raisonnable de caractère égal ne serait pas susceptible de profiter de la défense de provocation . . . tandis que la culpabilité d'une personne querelleuse ou exceptionnellement excitable serait réduite par la provocation et elle ne serait coupable que d'homicide involontaire coupable » (p. 324).
[34] En outre, l'approche individualisée fait abstraction d'un principe fondamental : le droit criminel s'attache à l'établissement de normes de comportement humain. Je cite encore le juge en chef Dickson : « C'est la préoccupation qu'a la société d'encourager le comportement raisonnable et non violent qui incite le droit à adopter le critère objectif » (p. 324). Dans ses motifs concordants, le juge McIntyre ajoute à ce sujet :
Le droit fixe une norme pour tous à laquelle on doit satisfaire avant de pouvoir s'appuyer sur la défense de provocation. On s'attend à ce que chacun, indépendamment de ses idiosyncrasies, respecte cette norme. N'importe quel insulte ou tort ne sera pas suffisant pour dégager quelqu'un de ce qui serait autrement un meurtre. La norme de la « personne ordinaire » est adoptée pour fixer le degré de maîtrise de soi et de modération qu'on attend de chacun en société. [p. 336]
Il s'ensuit que la notion de personne ordinaire doit être circonscrite en fonction des normes de comportement actuelles, y compris les valeurs fondamentales comme la recherche de l'égalité consacrée par la Charte canadienne des droits et libertés. Par exemple, lorsque l'accusé a fait l'objet d'une remarque raciste, il convient d'attribuer à la personne ordinaire la caractéristique de l'appartenance à la race visée alors que lorsqu'il a fait l'objet d'avances homosexuelles, il n'est pas opportun de lui attribuer celle de l'homophobie. De même, cette norme objective ne saurait admettre une conception archaïque voyant dans [traduction] « l'adultère . . . la plus grave atteinte à la propriété » (Mawgridge, p. 1115), non plus que la justification de quelque forme de meurtre que ce soit par un sens de l'« honneur » envisagé de manière inacceptable.
[35] Enfin, la situation particulière de l'accusé est elle aussi pertinente pour déterminer la norme au regard de laquelle il convient de juger sa conduite. Il s'agit encore d'une question de bon sens, car il est en effet impossible de conceptualiser la manière dont est censée réagir la personne ordinaire sans prendre en considération le contexte en cause. Mais il faut encore s'abstenir de « bouleverser la logique [de l'examen] objectif » et de tenir compte, lors de celui-ci, de circonstances propres à la personne accusée (Hill, p. 331). Par exemple, pour déterminer la norme objective applicable, il importe que le juge des faits sache que la provocation alléguée s'est produite alors que la victime congédiait injustement l'accusé, un employé de longue date. Il faut connaître ce contexte pour établir la bonne norme, mais elle ne varie pas en fonction de la relation particulière de l'accusé avec son employeur ou de ses sentiments personnels à l'égard de ce dernier ou de son emploi. La situation personnelle de l'accusé peut importer pour déterminer s'il y a eu provocation dans les faits — c'est l'élément subjectif du moyen de défense —, mais elle n'a pas pour effet de modifier la norme de la personne ordinaire pour qu'elle convienne à l'individu accusé. Autrement dit, il existe une distinction importante entre la contextualisation de la norme objective, qui est nécessaire et opportune, et son individualisation, qui contrecarre son objectif même.
2.2.2 L'élément subjectif : La provocation doit avoir amené l'accusé à perdre la maîtrise de soi et à agir avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid
[36] Une fois établi que l'action injuste ou l'insulte était suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, il faut se pencher sur le volet subjectif du moyen de défense. L'élément subjectif de la provocation est présent lorsque deux conditions sont remplies : (1) l'accusé a agi en réaction à la provocation et (2) sous l'impulsion du moment, avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.
[37] L'analyse visant à déterminer si l'accusé a effectivement agi en réaction à la provocation s'attache à sa perception subjective des circonstances, notamment ce qu'il croyait, ce qu'il voulait ou ce qu'il savait. En d'autres mots, il faut que l'accusé ait tué parce qu'il a été provoqué et non parce qu'il y a eu provocation (R. c. Faid, [1983] 1 R.C.S. 265, p. 277, où la Cour cite le professeur G. L. Williams, Textbook of Criminal Law (1978), p. 480).
[38] La soudaineté est exigée pour distinguer l'acte motivé par la vengeance de l'acte qui est provoqué. Elle s'applique donc tant à l'acte de provocation qu'à la réaction de l'accusé. D'une part, l'action injuste ou l'insulte doit elle‑même être soudaine, c'est-à-dire qu'elle [traduction] « doit être inattendue . . . avoir un effet imprévu qui surprend et excite les passions » (R. c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438, p. 443). D'autre part, l'accusé doit avoir commis l'homicide volontaire « avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid » : par. 232(2) du Code criminel.
2.3 Le rôle du juge et du jury
[39] Comme nous l'avons vu, le par. 232(3) précise que les questions de savoir si une action injuste ou une insulte donnée équivalait à une provocation et si la provocation a privé l'accusé du pouvoir de se maîtriser sont des questions de fait. Il appartient donc au jury, et non au juge du procès, de soupeser la preuve afin de déterminer si le ministère public s'est acquitté de son obligation d'établir que l'homicide n'a pas été causé par la provocation (R. c. Fontaine, 2004 CSC 27, [2004] 1 R.C.S. 702, par. 56, citant l'arrêt R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443).
[40] En revanche, l'interprétation d'une norme juridique (les conditions d'application du moyen de défense) et la vraisemblance d'un fait invoqué en défense constituent des questions de droit susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision correcte. La « vraisemblance » renvoie à l'existence d'éléments de preuve pour étayer le moyen de défense. Dire d'un moyen de défense qu'il est vraisemblable ou non c'est tirer une conclusion de droit quant à savoir s'il existe ou non un fondement probant à l'appui : R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 50 et 55; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 682; Parnerkar c. La Reine, [1974] R.C.S. 449, p. 461. L'examen ne porte donc pas sur l'appréciation de la preuve par le juge du procès, mais sur ses conclusions de droit concernant la défense de provocation : R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 21.
[41] Le juge qui préside un procès devant jury est le gardien de la loi et le juge du droit. Il ne doit donc soumettre le moyen de défense au jury que s'il existe un élément de preuve à partir duquel un « jury raisonnable agissant judiciairement » pourrait conclure à son application (Faid, p. 278). Le sort réservé au moyen de défense dépend de ce que les jurés auront ou non un doute raisonnable sur l'existence de chacun des éléments constitutifs de la provocation. Un fondement probant suffisant est donc requis à l'égard de chacun des volets du moyen de défense pour que celui‑ci puisse être soumis au jury : la vraisemblance exige que la preuve soit raisonnablement susceptible d'étayer les inférences nécessaires à l'application du moyen de défense (Fontaine, par. 56; R. c. Reddick, [1991] 1 R.C.S. 1086, p. 1088, citant Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, p. 133). Dans un procès devant juge seul, le juge doit obéir aux mêmes règles. Partant, il commet une erreur de droit s'il donne effet à la défense de provocation alors qu'elle n'aurait pas été soumise aux jurés dans un procès devant jury.
3. Application au présent pourvoi
[42] Je l'ai indiqué au départ, je conviens avec la Cour d'appel que la provocation invoquée en défense n'était pas vraisemblable en l'espèce. La conduite en cause n'équivaut pas à une « insulte » ni ne satisfait à l'exigence de la soudaineté.
[43] En ce qui concerne le critère objectif d'application du moyen de défense, l'appelant ne prétend pas avoir été provoqué par une « action injuste ». Il soutient plutôt que, dans le contexte de sa relation avec Mme Duong, la découverte de la liaison intime de cette dernière avec M. An Tran équivalait légalement à une insulte. Les faits n'appuient pas sa prétention.
[44] Premièrement, on voit mal comment la conduite de Mme Duong et de M. An Tran pourrait constituer une insulte au sens usuel du terme. Le Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (2010) définit l'« insulte » comme suit à la p. 1347 : « Acte ou parole qui vise à outrager ou constitue un outrage. » De même, l'action d'« insulter » s'entend de celle d'« attaquer (qqn) par des propos ou des actes outrageants. » En l'espèce, Mme Duong et M. An Tran étaient seuls, dans l'intimité de la chambre à coucher de Mme Duong; ils ne souhaitaient pas voir l'appelant faire irruption ni ne s'y attendaient. Dans ces circonstances, je conviens avec la juge Hunt de la Cour d'appel qu'[traduction] « [a]ucun acte de la plaignante ou de la victime ne correspond de près ou de loin à la définition de l'insulte. Leur comportement était non seulement légitime, mais il était discret et privé, et totalement passif vis‑à‑vis de l'[appelant]. Ils se sont efforcés de tenir leur relation secrète. [. . .] L'accusé a appris son existence uniquement parce qu'il a réussi à entrer dans l'immeuble sous le faux prétexte de venir y chercher son courrier » (par. 17).
[45] En outre, la découverte n'a rien eu de soudain. L'appelant est celui dont l'apparition a constitué une surprise totale pour Mme Duong et M. An Tran, et non l'inverse. Suivant les conclusions de fait de la juge du procès, non seulement l'appelant soupçonnait la liaison de son épouse avec un autre homme, mais il avait délibérément tenté de surveiller ses faits et gestes, notamment en épiant ses conversations téléphoniques. Le soir qui a précédé les événements tragiques, l'appelant a dit à sa marraine qu'il connaissait désormais l'identité de l'homme que fréquentait son épouse (motifs de la juge du procès, p. 26). On ne saurait donc qualifier d'[traduction] « inattendue » la découverte qu'il a faite en entrant dans la chambre à coucher de Mme Duong sans y être attendu ni y avoir été invité.
[46] Enfin, je conviens également avec le juge Watson de la Cour d'appel qu'[traduction] « [e]n ce qui concerne le volet subjectif de la question », les conclusions de la juge du procès quant à [traduction] « [l]'état d'agitation et de colère manifeste » ne pouvaient pas être décisives (par. 76). L'appelant n'a pas témoigné au sujet de son état d'esprit. La preuve révèle, comme le signale le juge Watson, que
[traduction] ses actes étaient en phase avec ce qu'il disait et ce qu'il faisait. La juge du procès aurait dû se demander si l'appelant aurait pu retrouver la maîtrise de soi avant d'entrer dans le séjour et d'y achever la victime, pas seulement s'il était encore agité et en colère. Elle a conclu qu'il était toujours en colère, mais elle a omis de déterminer si, pour autant, il était toujours privé du pouvoir de se maîtriser et n'avait pas eu l'occasion de reprendre son sang‑froid. [par. 76]
Le juge Watson conclut à juste titre qu'[traduction] « il n'était pas vraisemblable, au vu des conclusions de fait tirées en première instance, qu'il ait agi sous l'impulsion du moment lors de la perpétration du meurtre » (par. 77).
4. Dispositif
[47] La Cour d'appel a eu raison de déclarer l'appelant coupable de meurtre au deuxième degré et de renvoyer le dossier au tribunal de première instance pour détermination de la peine. Comme le dit le juge Watson : [traduction] « À la lumière du droit, des conclusions de fait de la juge de première instance et de la preuve accablante, une déclaration de culpabilité pour meurtre s'imposait » (par. 81). Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l'appelant : Royal Teskey, Edmonton.
Procureur de l'intimée : Procureur général de l'Alberta, Calgary.
Procureur de l'intervenant : Procureur général de l'Ontario, Toronto.