COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397
Date : 20100408
Dossier : 33010
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Joseph Wesley Laboucan
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 24)
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)
Restriction à la publication : Sous réserve des autres dispositions du présent article, il est interdit de publier le nom d’un adolescent ou tout autre renseignement de nature à révéler qu’il a fait l’objet de mesures prises sous le régime de la présente loi. Voir la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1, art. 110(1).
Sous réserve des autres dispositions du présent article, il est interdit de publier le nom d’un enfant ou d’un adolescent ou tout autre renseignement de nature à révéler le fait qu’il a été victime d’une infraction commise par un adolescent ou a témoigné dans le cadre de la poursuite d’une telle infraction. Voir la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1, art. 111(1).
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R. c. Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Joseph Wesley Laboucan Intimé
Répertorié : R. c. Laboucan
No du greffe : 33010.
2009 : 10 décembre; 2010 : 8 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Berger, Slatter et Rowbotham), 2009 ABCA 7, 1 Alta. L.R. (5th) 264, 446 A.R. 106, 442 W.A.C. 106, 241 C.C.C. (3d) 315, [2009] 4 W.W.R. 430, [2009] A.J. No. 2 (QL), 2009 CarswellAlta 3, qui a annulé les déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusé par le juge Burrows, 2007 ABQB 196, 413 A.R. 53, [2007] A.J. No. 344 (QL), 2007 CarswellAlta 401, et qui a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
James C. Robb, c.r., et Tamara Friesen, pour l’appelante.
Laura K. Stevens, c.r., pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Charron —
1. Introduction
[1] À l’issue d’un procès devant un juge seul, l’intimé Joseph Wesley Laboucan a été déclaré coupable d’enlèvement, d’agression sexuelle grave et de meurtre au premier degré : 2007 ABQB 196, 413 A.R. 53 (sub nom. R. c. Briscoe). Le présent pourvoi, interjeté de plein droit, soulève une seule question : le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur de droit en rejetant le témoignage de M. Laboucan à cause, notamment, de la raison qu’il avait pour mentir vu son intérêt à obtenir un acquittement? La Cour d’appel de l’Alberta était partagée sur la question (2009 ABCA 7, 1 Alta. L.R. (5th) 264). Pour les juges majoritaires, la mention par le juge de première instance de [traduction] « la très forte raison [qu’avait M. Laboucan] pour ne pas dire la vérité » revenait à le présumer coupable, et révélait dès lors un vice fatal rendant nécessaire la tenue d’un nouveau procès. Pour la juge Rowbotham, dissidente, les propos reprochés, lus dans leur contexte, ne constituaient pas une erreur.
[2] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. S’il est vrai que les termes utilisés par le juge de première instance pour traiter des raisons de l’accusé peuvent certainement poser problème, on ne saurait les considérer isolément. Or, lorsqu’on les envisage dans leur contexte, il me paraît clair que les motifs du juge répondaient aux questions soulevées dans le procès conjoint dont il était saisi, au cours duquel le témoignage de chaque témoin principal a été contesté par M. Laboucan parce que chacun d’entre eux avait des raisons de fabriquer un témoignage contre lui. Je suis convaincu que sur la question cruciale de la crédibilité de M. Laboucan, le juge de première instance, si on lit ses motifs dans leur ensemble, n’a pas illégitimement tenu pour acquis que l’accusé, vu sa situation d’accusé, mentirait afin d’obtenir l’acquittement.
2. Les faits et les décisions des tribunaux inférieurs
[3] Pour les besoins du présent pourvoi, un bref rappel des faits suffira. Peu après minuit le 3 avril 2005, Mlle Nina Courtepatte, âgée de 13 ans, et son amie, Mlle K.B., ont été attirées hors du centre commercial West Edmonton Mall par la promesse mensongère qu’on leur avait faite de les emmener à une fête. Les deux jeunes filles sont montées dans une voiture avec cinq individus : M. Laboucan, son coaccusé Michael Erin Briscoe, et trois adolescents, M. M.W., Mlle S.B. et Mlle D.T. M. Briscoe, qui était au volant, a conduit le groupe jusqu’à un terrain de golf isolé. Pendant que les membres du groupe marchaient le long d’un sentier de gravier puis sur une allée de golf, Mlle S.B. a frappé Nina avec une clé anglaise, ce qui a provoqué la chute de cette dernière. Nina a alors été maintenue par terre, a été agressée sexuellement par M. Laboucan et M. M.W., puis battue à mort. L’amie de Nina, Mlle K.B., n’a pas subi d’agression.
[4] Les cinq individus auxquels s’étaient jointes Nina et son amie lors de cette nuit fatale ont été accusés d’enlèvement, d’agression sexuelle grave et de meurtre au premier degré. Les deux adultes du groupe, M. Laboucan et M. Briscoe, ont été accusés conjointement et ont été jugés ensemble dans la présente instance par un juge siégeant sans jury. Les trois adolescents, M. M.W., Mlle S.B. et Mlle D.T., ont fait l’objet d’accusations distinctes. Au moment du procès conjoint, M. M.W. avait plaidé coupable et attendait le prononcé de sa peine. Quant aux deux jeunes filles, elles n’avaient pas encore subi leur procès. À l’exception de M. Briscoe, tous les accusés ont témoigné lors du procès, comme l’a fait également Mlle K.B., chacun donnant sa version des faits tragiques.
[5] Lors de son témoignage au procès, M. Laboucan a reconnu avoir été présent lorsque la victime a été enlevée, agressée sexuellement et tuée, mais il a nié toute participation à l’un ou l’autre de ces crimes. Selon lui, les déclarations des autres témoins l’ayant incriminé avaient été fabriquées pour des raisons de [traduction] « jalousie, un désir de vengeance ou le désir d’échapper à la responsabilité de leurs propres actions » (jugement de première instance, par. 201).
[6] La preuve par ADN et d’autres preuves médico‑légales n’étaient pas concluantes dans le cas des deux accusés jugés par le tribunal. La crédibilité des témoins, y compris celle de M. Laboucan, revêtait par conséquent une importance centrale lors du procès.
[7] Le juge de première instance a rédigé de longs motifs circonstanciés. Dans le cadre du présent pourvoi, seuls nous intéressent l’évaluation de la crédibilité de M. Laboucan et le rôle qu’elle a joué dans l’établissement du verdict de culpabilité. Après avoir rappelé dans ses grandes lignes l’approche exposée dans R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, le juge de première instance est arrivé à la conclusion, à la première étape de l’analyse prescrite dans W. (D.), qu’il ne croyait pas M. Laboucan. En indiquant les motifs pour lesquels il ne le croyait pas, le juge a fait état dans les termes suivants des raisons de mentir qu’avait M. Laboucan :
[traduction] J’ai résumé le témoignage de M. Laboucan aux paragraphes [100] à [132] qui précèdent. Après l’avoir étudié soigneusement, je suis arrivé à la conclusion que je ne crois pas M. Laboucan. Cette conclusion repose sur les motifs suivants :
. . .
d) Le fait qu’il a une très forte raison pour ne pas dire la vérité vu les conséquences d’une déclaration de culpabilité relative aux infractions dont il est accusé.
e) Le fait que son témoignage, à bien des égards, est radicalement incompatible avec celui d’autres témoins qui n’ont pas, ou en tout cas ont moins de raisons de ne pas dire la vérité sur le point précis à l’égard duquel leurs témoignages respectifs sont incompatibles, ou dont le témoignage sur ce point tend à les impliquer aussi bien que M. Laboucan. [Je souligne; par. 202.]
[8] Pour les mêmes motifs, le juge de première instance a conclu que le témoignage de M. Laboucan ne soulevait dans son esprit aucun doute raisonnable quant à la participation de ce dernier aux crimes dont il était accusé (par. 203). Il a déterminé à quels témoignages il accordait foi. À la lumière de ces témoignages, le juge de première instance était convaincu hors de tout doute raisonnable que le ministère public avait prouvé chaque élément des infractions reprochées. Il a par conséquent déclaré M. Laboucan coupable de tous les chefs d’accusation.
[9] Dans son appel interjeté devant la Cour d’appel de l’Alberta, M. Laboucan a soutenu que le juge de première instance avait commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité. Les juges Berger et Slatter lui ont donné raison. Selon eux, la mention reprochée de la raison qu’avait M. Laboucan pour ne pas dire la vérité révélait un vice fatal dans le raisonnement du juge du procès. [traduction] « Isoler cet appelant parce qu’il aurait une très forte intention d’inventer des choses, c’est présupposer que sa crédibilité est diminuée du simple fait qu’il est un accusé témoignant à son propre procès » (par. 21). Comme le juge de première instance a tenu pour acquis, ce qu’il n’était pas autorisé à faire, que l’accusé mentirait pour obtenir son acquittement, l’approche qu’il a adoptée se trouvait en réalité à porter atteinte à la présomption d’innocence, et la disposition réparatrice ne permettait dès lors pas de remédier à son erreur. Par conséquent, les juges majoritaires ont accueilli l’appel de M. Laboucan, annulé les déclarations de culpabilité prononcées à son endroit et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[10] La juge Rowbotham, dissidente, aurait rejeté l’appel. Le passage attaqué, considéré dans le contexte des questions faisant l’objet du procès, des autres raisons qu’il y avait de ne pas croire M. Laboucan et de l’ensemble des motifs du juge de première instance, y compris son analyse minutieuse et approfondie des principes établis dans W. (D.), ne révélait à son avis aucune erreur. Le ministère public interjette un appel de plein droit devant notre Cour.
3. Analyse
[11] Le bon sens veut que l’intérêt d’un témoin dans l’issue de l’instance soit un élément pertinent à prendre en compte, parmi d’autres, dans l’évaluation de la crédibilité de son témoignage. Le juge des faits ne devrait cependant pas accorder un poids exagéré à la situation d’une personne dans l’instance comme facteur de crédibilité. Il serait erroné, par exemple, de faire reposer une conclusion relative à la crédibilité du témoignage d’un parent ou d’un conjoint uniquement sur la relation entre ce témoin et le plaignant ou l’accusé. Il faut tenir compte de tous les éléments pertinents lorsqu’on évalue la crédibilité.
[12] La proposition de bon sens suivant laquelle l’intérêt d’un témoin dans l’instance peut influer sur la crédibilité vaut aussi pour l’accusé qui témoigne pour sa propre défense. Le fait que le témoin soit l’accusé suscite toutefois une difficulté particulière, tenant au fait que l’accusé innocent et l’accusé coupable ont tous deux intérêt à ne pas être déclarés coupables. L’accusé innocent a même davantage intérêt à obtenir un acquittement. Par conséquent, le fait de tenir pour acquis qu’un accusé va mentir pour obtenir son acquittement porte nécessairement atteinte à la présomption d’innocence, puisque la personne innocente peut vraisemblablement se contenter de dire la vérité pour atteindre ce résultat. Dans R. c. B. (L.) (1993), 13 O.R. (3d) 796 (C.A.), la juge Arbour (alors juge à la Cour d’appel de l’Ontario) a décrit d’une façon concise le danger inhérent de prendre en considération les raisons de l’accusé découlant de son intérêt dans l’issue du procès. Dans un passage fréquemment cité, elle a écrit ceci (p. 798‑799) :
[traduction] Il n’est pas permis de tenir pour acquis que l’accusé va mentir pour obtenir son acquittement pour la simple raison que, en tant qu’accusé, son intérêt dans l’issue dicte cette action. Cela porterait atteinte à la présomption d’innocence et imposerait un désavantage presque insurmontable à l’accusé. Ce dernier a de toute évidence intérêt à être acquitté. Pour atteindre ce résultat, il pourrait devoir témoigner pour répondre à la preuve de la poursuite. Cependant, on ne peut tenir pour acquis que l’accusé doit mentir pour être acquitté, à moins que sa culpabilité ne fasse plus de doute. Si le juge du procès arrive à la conclusion que l’accusé n’a pas dit la vérité lors de son témoignage, l’intérêt qu’a l’accusé à obtenir son acquittement peut constituer l’explication la plus plausible de ce mensonge. On ne peut cependant pas, à partir de l’explication d’un mensonge, tenir pour acquis qu’il y aura un mensonge. [Je souligne.]
[13] L’avocate de M. Laboucan soutient qu’il est intrinsèquement erroné, dans tous les cas, de prendre en considération l’intérêt de l’accusé dans l’issue du procès, parce qu’aucune inférence utile ne peut être tirée de ce fait. Elle presse donc la Cour d’interdire de manière absolue la prise en considération des raisons qu’a l’accusé de mentir dans l’évaluation de sa crédibilité en tant que témoin.
[14] Dans la plupart des cas, je serais d’accord avec l’avocate de l’accusé pour dire que ce facteur est carrément inutile et que, en règle générale, le juge des faits ferait bien de ne pas s’engager du tout dans cette voie, de crainte de se tromper involontairement en tenant pour acquis, ce qu’il n’a pas le droit de faire, que l’accusé mentira pour obtenir un acquittement. Je n’adopterais cependant pas la règle absolue qui est proposée, pour les raisons suivantes.
[15] Une règle absolue interdisant au juge des faits de prendre en considération le fait qu’un accusé peut avoir des raisons de mentir afin d’obtenir un acquittement, quelles que soient les circonstances, immuniserait artificiellement l’accusé d’une façon incompatible avec les autres règles de preuve qui lui offrent une protection spéciale. Les tribunaux ont constamment rejeté les règles prohibitives ayant pour résultat d’amener le juge des faits à rendre une décision en fonction d’une vision trompeuse de l’affaire dont il est saisi. Il existe par exemple une règle générale interdisant au ministère public de présenter des éléments de preuve concernant la mauvaise moralité de l’accusé. Or, dans McMillan c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 824, où l’accusé avait présenté des éléments de preuve tendant à montrer que sa femme était psychopathe, ce qui en faisait la meurtrière probable d’un enfant, la Cour a conclu que le ministère public pouvait présenter des preuves relatives à l’existence d’un état similaire chez l’accusé. Sinon, le jury aurait eu une image entièrement faussée de la situation. De même, dans R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, où la défense avait attaqué avec vigueur la crédibilité des témoins cités par le ministère public, faisant grand cas de leur casier judiciaire, le juge en chef Dickson a conclu qu’« un grave déséquilibre aurait résulté » si le jury n’avait pas été informé du casier judiciaire de l’accusé (p. 690). Cela rendait possible la tenue d’un contre‑interrogatoire plus poussé sur le casier judiciaire de l’accusé, qui autrement aurait pu être jugé trop préjudiciable. Par conséquent, la question de savoir s’il est opportun ou non que le juge des faits prenne en considération le fait que l’accusé peut avoir une raison de mentir en raison de son intérêt dans le procès dépendra de la preuve et des questions soulevées lors du procès.
[16] Une règle absolue comme celle qui est proposée serait en outre contraire aux principes établis en matière d’examen en appel. Il devrait maintenant être considéré comme allant de soi que les motifs du juge du procès doivent être lus comme un tout, dans le contexte de la preuve, des questions en litige et des arguments présentés lors du procès, et « en tenant compte des buts ou des fonctions de l’expression des motifs » : R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 16. Conformément à ces principes, les juridictions d’appel ont refusé de conclure que le juge du procès commet une erreur de droit simplement en faisant mention ou en tenant compte des raisons de mentir qu’a un accusé. Tout dépend du contexte : R. c. Murray (1997), 115 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), p. 230‑231; R. c. Poitras (2002), 57 O.R. (3d) 538 (C.A.), par. 15‑19; R. c. D. (S.), 2007 ONCA 243, 218 C.C.C. (3d) 323, par. 37; R. c. Parnell (1995), 59 B.C.A.C. 291, par. 42‑43; R. c. Silverquill, 1999 BCCA 128, 121 B.C.A.C. 126, par. 14-18; R. c. Khuc, 2000 BCCA 20, 132 B.C.A.C. 139, par. 35; R. c. Green, 2002 BCCA 269 (CanLII), par. 11‑12.
[17] La cour d’appel qui examine les motifs pour lesquels le juge de première instance n’a pas cru l’accusé doit également se rappeler la distinction utile énoncée par le juge Doherty dans R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), lorsqu’il a indiqué qu’il faut éviter de lire les motifs du juge comme s’il s’agissait de directives au jury. La Cour a souscrit à maintes reprises à ses observations (p. 204) :
[traduction] Les motifs d’un juge de première instance ne peuvent être lus ou analysés comme s’il s’agissait de directives au jury. Les directives guident les jurés profanes dans leur démarche, en leur indiquant le chemin à suivre pour parvenir à un verdict. Le juge du procès exprime ses motifs après être parvenu au terme de sa démarche et y explique pourquoi il en est arrivé à une conclusion en particulier. Les motifs ne sont pas censés exprimer intégralement le raisonnement qui a mené le juge à un verdict et ne doivent pas être perçus comme tels.
Voir par exemple R.E.M., par. 18, et R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 5, par. 11, arrêts dans lesquels la juge Abella a souscrit à cette approche. Bien sûr, il est parfois évident que le juge, dans une partie de ses motifs, décrit en fait le chemin ou le processus qu’il a suivi. Dans ce cas également, les passages attaqués des motifs d’un juge de première instance devront être lus dans le contexte de l’ensemble des motifs.
[18] Il découle de ces principes que la prise en considération par le juge de première instance de la [traduction] « très forte raison [qu’avait M. Laboucan] pour ne pas dire la vérité » doit être placée dans le contexte de l’ensemble du procès et des motifs. En dernière analyse, la question déterminante est celle de savoir si les observations du juge de première instance ont porté atteinte à la présomption d’innocence. Les juges majoritaires de la Cour d’appel sont arrivés à la conclusion que tel était le cas. Je ne suis pas de cette opinion. À mon avis, ils ont commis une erreur en considérant en fait isolément de leur contexte les mots reprochés. Selon ma lecture de leurs motifs, leur conclusion est en réalité fondée sur le fait que [traduction] « [l]a motivation a été décrite comme une motivation pour ne pas dire la vérité, et non simplement comme une motivation pour être acquitté » (par. 22). Peu leur importait ce que le juge de première instance a écrit ailleurs dans ses motifs, ou le contexte dans lequel les mots ont été choisis. Pour eux, la mention de la motivation de l’accusé pour ne pas dire la vérité, par opposition à sa motivation pour obtenir un acquittement, était inconciliable avec les enseignements de W. (D.) et [traduction] « constituait un vice important dans l’évaluation de la crédibilité ayant une incidence sur le fond du jugement » (par. 31).
[19] Comme je l’ai indiqué au départ, je suis d’accord avec la conclusion de la juge Rowbotham quant à l’absence d’erreur de la part du juge de première instance. Je suis également d’accord sur l’essentiel avec son analyse. À mon avis, elle a correctement considéré les propos attaqués dans leur contexte. Elle a signalé que dans la partie « chemin à suivre » du jugement, où le juge de première instance a exposé les règles de droit, il a correctement indiqué les principes applicables énoncés dans W. (D.) ainsi que les règles sur le fardeau de la preuve. Il ne s’agit donc pas d’un cas où la cour d’appel doit se fonder sur la présomption que le juge de première instance connaît les règles de droit relatives à la crédibilité. Il ressort clairement de ses motifs qu’il les connaissait. Le juge de première instance a ensuite suivi rigoureusement les principes qu’il avait exposés dans son analyse de la preuve.
[20] La juge Rowbotham a ensuite examiné d’une façon assez approfondie, aux par. 50-58 de ses motifs, les nombreuses raisons pour lesquelles le juge de première instance n’ajoutait pas foi au témoignage de l’accusé. Il est inutile de les répéter ici. Elles sont nombreuses et sont correctement fondées sur la preuve. En voici certaines : les contradictions importantes entre le témoignage de M. Laboucan au procès et son témoignage lors de l’enquête préliminaire; d’autres contradictions entre son témoignage au procès et ses déclarations à la police; le fait qu’il a admis avoir inventé de toutes pièces, avec beaucoup de détails, un meurtre dont il aurait été témoin, impliquant dans ce soi‑disant crime de vraies personnes qui pourtant n’étaient mêlées d’aucune manière au meurtre véritable lors duquel il était présent; l’absence de preuve médicale à l’appui de son allégation selon laquelle il était entré dans un état de choc qui l’avait empêché de réagir aux événements sur les lieux du crime; le vif contraste entre son témoignage et celui de tous les autres témoins qui étaient présents sur les lieux du crime.
[21] Finalement, la juge Rowbotham a conclu que la comparaison entre les motivations des témoins faite au par. 202e) était parfaitement appropriée en l’espèce, vu la position adoptée par la défense lors du procès. Selon moi, la position adoptée par la défense constitue une donnée contextuelle très importante qui explique les termes employés par le juge de première instance. Un élément central de ce procès réside dans le fait que la crédibilité de chacun des témoins principaux a été attaquée par M. Laboucan au motif qu’ils avaient des raisons de mentir et de fabriquer un témoignage contre lui, soit pour se disculper dans d’autres instances, soit pour minimiser leur participation au crime. Le juge de première instance a, à juste titre, tenu compte de la position adoptée par la défense tout au long de l’examen de leur témoignage.
[22] La théorie de la défense reposait sur l’assertion selon laquelle chaque témoin ayant impliqué M. Laboucan avait menti dans son propre intérêt. Dans ces circonstances, le juge de première instance pouvait tout à fait légitimement considérer que les témoins n’avaient pas ou avaient moins de raisons pour ne pas dire la vérité sur des points particuliers de leur témoignage avec lesquels celui de M. Laboucan était radicalement incompatible. L’analyse minutieuse et circonstanciée des témoignages par le juge de première instance dissipe toute allégation selon laquelle le témoignage de M. Laboucan aurait, d’une façon inappropriée, été isolé et soumis à un examen plus poussé que celui des autres témoins en raison de sa situation d’accusé. En outre, le témoignage de M. Laboucan et la position qu’il a adoptée à l’égard des témoins avaient des incidences pour le coaccusé, M. Briscoe. Ainsi, contrairement à la juge Rowbotham, pour qui les propos reprochés étaient [traduction] « sans conséquence et inutiles » (par. 63), j’estime que, dans le contexte de ce procès, la prise en considération par le juge de première instance des propres raisons de M. Laboucan était un élément crucial et inévitable de la détermination des questions de crédibilité.
[23] Comme je l’ai indiqué au départ, certains termes utilisés par le juge de première instance dans ses motifs peuvent poser problème lorsqu’ils sont considérés isolément. Mais, quand on lit les motifs dans leur intégralité et à la lumière du contexte de l’ensemble du procès, il en ressort que le juge de première instance a correctement évalué et pesé le témoignage de tous les témoins, y compris l’accusé, sans porter atteinte à la présomption d’innocence ou au fardeau de la preuve.
4. Dispositif
[24] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès et de rétablir les déclarations de culpabilité.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intimé : Dawson Stevens & Shaigec, Edmonton.