COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3
Date : 20090604
Dossier : 32740
Entre :
Marcel Godin
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 42)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3
Marcel Godin Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Godin
Référence neutre : 2009 CSC 26.
No du greffe : 32740.
2009 : 12 février; 2009 : 4 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges MacPherson, Cronk et Glithero (ad hoc)) 2008 ONCA 466, 237 O.A.C. 324, 173 C.R.R. (2d) 209, [2008] O.J. No. 2316 (QL), 2008 CarswellOnt 3457, qui a annulé l’arrêt des procédures ordonné par le juge Gordon, 2007 CarswellOnt 5364. Pourvoi accueilli.
Mark C. Halfyard, pour l’appelant.
Alexander Alvaro, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] Le pourvoi porte sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, garanti à l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge de première instance a ordonné un arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable, mais cette décision a été annulée par la Cour d’appel, à la majorité. Le présent appel a été interjeté de plein droit compte tenu de la dissidence d’un juge de la Cour d’appel.
[2] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’arrêt des procédures ordonné par le juge de première instance. Il s’agit d’une affaire simple, qui ne nécessitait pas une très longue instruction, mais qui a traîné bien au‑delà des délais acceptables selon la norme établie par notre Cour dans R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771. Ce retard est presque entièrement attribuable au ministère public et est demeuré inexpliqué. Des éléments de preuve démontrent que l’appelant a subi un préjudice et, lorsque l’avocat de la défense a tenté d’avancer la date de l’enquête préliminaire, sa lettre est restée sans réponse. En conséquence, la poursuite engagée au départ par voie sommaire n’avait pas encore été instruite deux ans plus tard. Soit dit en toute déférence, le juge de première instance a eu raison de conclure que ce délai était déraisonnable dans les circonstances.
II. Aperçu des faits
[3] En mai 2005, l’appelant a été accusé d’agression sexuelle, de séquestration et de menaces de mort à l’endroit de son ex‑petite amie. Le ministère public a choisi de procéder par voie de procédure sommaire. À la mi‑septembre, trois jours ont été retenus pour la tenue du procès à la mi‑février 2006, environ neuf mois après l’inculpation de l’appelant. Ce délai n’aurait pas été déraisonnable si l’affaire avait été instruite à la date prévue. Ce ne fut malheureusement pas le cas.
[4] Trois éléments essentiels ont contribué au délai en cause dans le pourvoi : l’obtention et, partant, la communication tardives d’une preuve criminalistique potentiellement importante; l’omission de répondre ou de donner suite à la tentative de l’avocat de la défense d’avancer la date de l’enquête préliminaire; et le report de l’enquête préliminaire, attendue depuis longtemps, parce que le tribunal ne disposait pas de suffisamment de temps pour procéder le jour dit. Il a donc fallu attendre 21 mois après le dépôt des accusations pour la tenue d’une enquête préliminaire d’un jour.
[5] Avant d’examiner plus en détail les faits, il serait utile de les situer dans le contexte des lignes directrices établies dans Morin. Cet arrêt parle d’un délai institutionnel de 8 à 10 mois pour les cours provinciales et d’un délai de 6 à 8 mois entre le renvoi à procès et le procès lui‑même, soit un délai total de 14 à 18 mois. Il ne fait pas de doute que le délai en l’espèce a dépassé de beaucoup ces lignes directrices. Toutefois, cela ne suffit pas pour conclure que le délai est déraisonnable. Dans le présent pourvoi, le problème tient selon moi au retard considérable survenu, combiné à trois autres faits : (1) i1 s’agissait d’une affaire simple, qui soulevait peu de questions complexes et ne nécessitait qu’une très courte instruction; (2) le retard est presque entièrement attribuable au ministère public et n’a été ni expliqué, ni encore moins justifié; (3) l’avocat de la défense a tenté, en vain, de faire progresser l’affaire plus rapidement.
(i) La communication tardive
[6] Des échantillons ont été prélevés sur la victime par écouvillonnage vaginal le lendemain des infractions reprochées, soit en mai 2005. Cependant, ce n’est que près de neuf mois plus tard, seulement quatre jours avant la date fixée pour le début du procès à la mi‑février 2006, que le ministère public a reçu un rapport du Centre des sciences judiciaires (« CSJ ») révélant les résultats de l’analyse génétique. La raison pour laquelle il a fallu neuf mois pour obtenir et communiquer les résultats de l’analyse n’a jamais été expliquée.
[7] Comme il se devait, le ministère public a promptement communiqué ce renseignement à la défense. Mais, vu l’importance qu’il était susceptible d’avoir et l’imminence de l’instruction, les parties ont convenu que le procès ne pouvait avoir lieu à la date prévue. Il s’avère utile d’expliquer en quoi cet élément risquait d’être pertinent dans le contexte de la preuve produite contre l’appelant.
[8] Voici la version des faits de la plaignante. Lorsqu’elle a quitté son lieu de travail, tard dans la soirée du 8 mai 2005, elle a constaté avec surprise que l’appelant, son ex‑petit ami, s’était garé dans le stationnement et l’attendait dans sa voiture. Il l’a convaincue de monter à bord, mais lorsqu’elle s’est retrouvée à l’intérieur de l’automobile, il est devenu menaçant et violent. La poignée intérieure de la portière ne fonctionnait pas, de sorte que la plaignante ne pouvait pas sortir de l’automobile. L’appelant a mis le véhicule en marche, tout en frappant la plaignante à la tête et en tentant de l’étrangler. Il a ensuite stoppé. Lorsque la plaignante a refusé de lui faire une fellation, il l’a déshabillée de force et l’a agressée sexuellement, notamment par pénétration vaginale. Il a ensuite menacé de la tuer ainsi que ses proches, si jamais elle le dénonçait à la police, et il l’a ramenée à son lieu de travail.
[9] Selon le dossier, le jour suivant, la plaignante s’est rendue à l’hôpital où elle a été examinée et questionnée. L’examen n’a révélé aucun signe physique corroborant les allégations de la plaignante selon lesquelles l’appelant l’aurait frappée à la tête et aurait tenté de l’étrangler. Avant de prélever un échantillon de sperme par écouvillonnage vaginal, l’infirmière a posé une série de questions à la plaignante et elle a rempli un questionnaire. Lorsque l’infirmière lui a demandé [traduction] « la date et l’heure de sa dernière relation sexuelle », la plaignante a répondu « trois jours avant [l’]agression ».
[10] Selon l’analyse criminalistique du CSJ, le profil d’identification génétique du sperme prélevé sur la plaignante lors de l’examen médical ne correspondait pas à celui de l’appelant. À l’enquête préliminaire, la plaignante a témoigné que, si tel était le cas, il devait s’agir du sperme de son petit ami. Celle‑ci ne se rappelait pas quand ils avaient eu une relation sexuelle pour la dernière fois avant l’agression, mais elle savait qu’ils n’en avaient pas eue entre le moment de l’agression et le prélèvement par écouvillonnage. Selon les rapports du CSJ, la présence de sperme remontait tout au plus à 24 heures avant le prélèvement. La preuve criminalistique pouvait donc être importante pour la défense, car elle pouvait se révéler incompatible avec la déclaration faite par la plaignante à l’hôpital selon laquelle elle n’avait pas eu de relation sexuelle au cours des trois jours précédant l’agression alléguée.
[11] Vu les incompatibilités possibles entre les déclarations de la plaignante et la preuve criminalistique, le ministère public s’est abstenu, avec raison, de mettre en doute l’importance potentielle de la preuve ou d’insister pour que le procès débute malgré la communication tardive. Rien ne laisse croire que l’avocat du ministère public ait retardé la communication ou qu’il ait provoqué ce retard par sa faute de quelque façon que ce soit. Le retard demeure néanmoins attribuable au ministère public. C’est en effet au ministère public qu’il incombe de mener un accusé à son procès et de fournir les installations et le personnel nécessaires pour que les inculpés soient jugés dans un délai raisonnable : R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1225. Il lui incombe en outre d’expliquer les retards inhabituels attribuables aux experts en criminalistique. En l’espèce, il n’a offert aucune explication.
(ii) L’enquête préliminaire
[12] Au vu de ces éléments nouveaux, le ministère public et la défense ont convenu que le ministère public ferait un nouveau choix pour procéder par voie de mise en accusation, de façon à permettre à la défense de sonder le témoignage de la plaignante et le rapport du CSJ dans le cadre d’une enquête préliminaire. Cette décision a cependant considérablement retardé le processus judiciaire. Même si l’enquête préliminaire ne devait durer qu’une seule journée (plutôt que les trois jours initialement prévus pour le procès), le tribunal n’était pas en mesure, en février 2006, de proposer une date avant le mois de septembre, soit environ 7 mois plus tard.
[13] Ce délai préoccupait la défense. Les accusations avaient été portées en mai 2005. L’enquête préliminaire étant prévue pour le mois de septembre 2006, l’appelant aurait ainsi attendu 16 mois pour subir une enquête préliminaire d’un jour. À la fin du mois de février, quelques jours après que l’enquête préliminaire a été fixée au mois de septembre 2006, l’avocat de la défense a écrit au tribunal et au ministère public pour demander qu’elle soit avancée. Il a proposé 31 dates où il était disponible. Sa demande est toutefois demeurée sans réponse et le ministère public n’a fourni aucune explication à ce silence.
(iii) Le report de l’enquête préliminaire
[14] À la date prévue pour la tenue de l’enquête préliminaire (le 15 septembre 2006), un délai de 16 mois s’était écoulé depuis le début de la poursuite, ce qui est bien au‑delà des lignes directrices établies dans Morin. Malheureusement, l’enquête préliminaire n’a pu avoir lieu à la date fixée. D’autres affaires avaient été mises au rôle ce jour‑là et ce n’est que tard dans l’après‑midi que le tour de l’appelant est venu. Il ne restait alors pas assez de temps pour procéder à son enquête préliminaire, qui a dû être reportée. Elle a finalement eu lieu le 5 février 2007, environ 21 mois après le dépôt des accusations. Cette période équivaut à plus du double du délai institutionnel acceptable pour les cours provinciales selon Morin. Aucune explication n’a été fournie quant aux raisons pour lesquelles un degré plus élevé de priorité n’a pas été accordé à cette affaire, qui posait déjà manifestement problème au regard de l’al. 11b).
[15] En février 2007, l’affaire a été renvoyée à procès devant la Cour supérieure et l’instruction a été fixée au mois de novembre 2007, soit environ 30 mois après le dépôt des accusations. En juin 2007, le juge de première instance a ordonné l’arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable.
[16] En résumé, il s’agissait d’une affaire simple ne nécessitant qu’une courte instruction; les délais dépassaient nettement ceux établis par les lignes directrices dans Morin; ils étaient presque entièrement attribuables au ministère public et ne pouvaient guère être imputés à l’appelant; le ministère public n’a fourni aucune explication quant aux trois éléments cruciaux qui ont causé une grande partie du retard dont il était responsable.
III. Analyse
[17] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé l’arrêt des procédures ordonné par le juge de première instance pour deux raisons principales. Ils ont conclu que son analyse de la conduite de la défense et du préjudice subi par l’accusé était erronée : 2008 ONCA 466, 173 C.R.R. (2d) 209. Soit dit en toute déférence, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur sur ces deux points, de sorte que rien ne permet d’annuler la conclusion du juge de première instance selon laquelle le délai était déraisonnable.
[18] Notre Cour a établi le cadre juridique applicable en l’espèce dans Morin, aux p. 786‑789. Pour déterminer si un délai est déraisonnable, il faut considérer la longueur du délai, déduction faite des périodes auxquelles la défense a renoncé, puis examiner les raisons du délai, le préjudice subi par l’accusé et les intérêts que l’al. 11b) vise à protéger. Par la force des choses, cette démarche demande souvent un examen minutieux de différentes périodes et d’une foule de questions factuelles concernant les raisons de certains retards. Toutefois, au cours de cet examen minutieux, il faut veiller à ce que l’attention que nous portons aux détails ne nous fasse pas perdre de vue l’ensemble de la situation. Comme le juge Sopinka l’a souligné dans Morin, à la p. 787, « [l]a méthode générale [. . .] ne consiste pas dans l’application d’une formule mathématique ou administrative mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l’alinéa [11b)] est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai. »
(i) La conduite de la défense
[19] Trois aspects de la conduite de la défense sont pertinents. Le premier est l’accord de la défense au nouveau choix du ministère public de procéder par voie de mise en accusation pour permettre la tenue d’une enquête préliminaire. Le deuxième est la mesure dans laquelle la non‑disponibilité de l’avocat de la défense a joué dans l’imputation des délais. Le troisième est que l’avocat de la défense s’est déjà fait remplacer en salle d’audience et qu’il a dû demander un bref report de la date qui avait finalement été fixée pour le procès en raison d’un conflit d’horaire.
a. Le nouveau choix du ministère public
[20] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’accord de l’avocat de la défense au nouveau choix du ministère public et [traduction] « l’avantage considérable » que l’appelant a tiré de l’enquête préliminaire en résultant jouaient contre le caractère déraisonnable du retard lié à ce choix (le juge MacPherson, par. 38). Je ne puis me rallier à ce point de vue. Si le ministère public avait obtenu la preuve criminalistique dans un délai raisonnable, le nouveau choix et l’enquête préliminaire auraient pu avoir lieu beaucoup plus tôt. Certes, la tenue de l’enquête préliminaire a pu servir les intérêts de l’appelant. Mais, soit dit en toute déférence, là n’est pas la question. L’appelant, qui était en droit d’obtenir communication de la preuve en temps opportun, l’a obtenue tardivement et aucune explication ne lui a été fournie pour justifier ce retard. Je ne vois pas en quoi cela pourrait ébranler la prétention de l’appelant que le délai était déraisonnable.
b. Les dates de disponibilité
[21] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu qu’un retard d’environ un mois et demi était attribuable à l’avocat de la défense parce qu’il n’était pas libre à la première date proposée pour le report de l’enquête préliminaire. Avec égard, je souscris pour ma part à l’opinion du juge principal régional Glithero (ad hoc), dissident en Cour d’appel, selon laquelle ce point de vue impose une trop grande responsabilité à l’avocat de la défense dans les circonstances.
[22] La date la plus rapprochée à laquelle on a offert à la défense de reporter l’enquête préliminaire était le 22 décembre 2006, soit plus de trois mois après la date initialement prévue en septembre. L’avocat de la défense n’était pas disponible à cette date. Le dossier n’indique pas quelle était la date la plus rapprochée proposée par la défense au ministère public et au tribunal. L’enquête préliminaire a finalement été fixée au 5 février 2007, un mois et demi après la première date proposée et près d’un an après la date initialement prévue pour la tenue du procès. Le juge de première instance a conclu que les trois premiers mois de cette période additionnelle étaient attribuables au ministère public. Il a aussi souligné que, même si le délai additionnel d’un mois et demi était imputé à la défense parce qu’il aurait pu être évité si l’avocat de la défense avait accepté la première date offerte, le délai précédant la tenue de l’enquête préliminaire atteignait tout de même 10 mois.
[23] Selon les juges majoritaires de la Cour d’appel, le juge de première instance aurait ainsi conclu que la défense avait renoncé à cette période d’un mois et demi, conclusion à laquelle ils souscrivaient. En toute déférence, je ne crois pas que telle était la teneur de la conclusion du juge de première instance ni que pareille conclusion aurait été juste. À l’instar du juge Glithero, j’estime que les motifs du juge de première instance ne révèlent aucunement son adhésion à la prétention que cette période devrait être imputée à la défense. Le juge de première instance a simplement pris acte de cet argument et il a affirmé que, même s’il était retenu, le délai demeurerait excessif. De plus, en toute déférence, j’estime qu’il serait incorrect de traiter cette période comme si la défense y avait renoncé en l’espèce. L’établissement d’un calendrier pour le déroulement d’une instance requiert une disponibilité et une coopération raisonnables; il n’exige pas, pour l’application de l’al. 11b), que les avocats de la défense demeurent disponibles en tout temps. En l’espèce, rien ne donne à penser que l’avocat de la défense ait agi de façon déraisonnable en rejetant la date plus rapprochée proposée. En fait, sa tentative antérieure d’avancer la date de l’enquête préliminaire — qui a été ignorée — tend à démontrer qu’il souhaitait procéder avec célérité. Je souscris aux propos tenus par le juge Glithero, dissident en Cour d’appel, au par. 53 : [traduction] « Il ne serait pas raisonnable de dire que le compte à rebours s’arrête dès que la défense refuse une date unique qui lui est proposée, lorsque c’est le ministère public qui est responsable du report. »
c. Autres questions
[24] Il convient de mentionner brièvement que la Cour d’appel relève deux délais additionnels qui, en raison de la conduite de l’avocat de la défense, lui semblent jouer fortement contre la prétention de l’appelant que le délai était déraisonnable.
[25] Ces retards se sont produits au tout début et à la toute fin de l’instance. Le premier est lié aux deux audiences tenues au mois de juin 2005 en vue de fixer la date de la conférence préparatoire au procès. À ces deux audiences, l’avocat de la défense s’est fait remplacer et l’appelant était absent. La Cour provinciale a néanmoins été en mesure, à la seconde audience, de fixer la date de la conférence préparatoire. Le second retard souligné par la Cour d’appel s’est produit à l’occasion de la plaidoirie de la défense à l’audience du 20 juin 2007 sur la demande fondée sur l’al. 11b) de la Charte. Au début de l’audience, l’avocat de la défense a en effet avisé la cour qu’il avait par inadvertance accepté que le procès ait lieu au mois de novembre, à des dates où il s’était déjà engagé à être présent à un procès à l’île Manitoulin. Il a demandé au tribunal de reporter le procès d’un autre mois. La Cour d’appel a jugé cette demande troublante, parce que l’avocat de la défense, qui faisait valoir que la poursuite avait déjà trop traîné, demandait du même souffle un nouvel ajournement.
[26] Je ne puis souscrire à l’idée que ces deux retards, au début et à la fin du processus judiciaire, devraient nuire à la demande d’arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable. Le premier n’a pas eu de conséquence importante sur le déroulement de l’instance et le second, bien que peut‑être ironique, n’est pas pertinent. Au moment où ce conflit d’horaire est survenu, l’affaire accusait déjà un retard déraisonnable, comme l’a constaté le juge de première instance.
[27] Il ne faut pas oublier que seul l’avocat de la défense semble avoir tenté de faire progresser l’affaire plus rapidement. Il s’est plaint de la date tardive initialement fixée pour la tenue de l’enquête préliminaire et il a indiqué 31 dates plus rapprochées auxquelles il était disponible. Comme l’a fait remarquer l’avocat de l’appelant lors de sa plaidoirie orale, cette démarche est restée sans écho.
[28] Bref, en toute déférence, contrairement aux juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime que rien dans la conduite de la défense ne joue contre la prétention de l’appelant que le délai était déraisonnable.
(ii) Le préjudice
[29] La Cour d’appel n’a pas souscrit à l’analyse du préjudice effectuée par le juge de première instance et elle a conclu que l’atteinte éventuelle au droit de l’accusé à un procès équitable était trop hypothétique pour être prise en compte. C’est en partie pour ce motif que la Cour d’appel a conclu que le délai n’était pas déraisonnable. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Vu la durée du délai, l’absence d’explication fournie par le ministère public concernant les nombreux retards et l’atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de l’appelant — si ce n’est aussi à son droit à un procès équitable — , le délai en l’espèce était déraisonnable.
[30] Dans le présent contexte, la question du préjudice est liée aux trois intérêts de l’accusé que l’al. 11b) est destiné à protéger : sa liberté, en ce qui touche sa détention avant procès ou ses conditions de mise en liberté sous caution; la sécurité de sa personne, c’est‑à‑dire ne pas avoir à subir le stress et le climat de suspicion que suscite une accusation criminelle; et le droit de présenter une défense pleine et entière, dans la mesure où les délais écoulés peuvent compromettre sa capacité de présenter des éléments de preuve, de contre‑interroger les témoins ou de se défendre autrement. Voir Morin, p. 801‑803.
[31] La question du préjudice ne peut être envisagée séparément de la longueur du délai. Pour reprendre les propos du juge Sopinka, dans Morin, à la p. 801, même en l’absence de preuve particulière d’un préjudice, « on peut déduire qu’il y a eu préjudice en raison de la longueur du délai. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu’on pourra faire une telle déduction. » En l’espèce le délai a dépassé d’un an ou plus le délai normalement acceptable selon les lignes directrices, même si l’affaire était simple. Qui plus est, une preuve tendait à démontrer l’existence d’un préjudice réel et il était raisonnable de déduire qu’il existait un risque de préjudice.
[32] Le juge de première instance a fait écho à ce raisonnement, écrivant que le délai en l’espèce [traduction] « dépasse nettement toute interprétation raisonnable des lignes directrices établies dans [Morin] » (2007 CarswellOnt 5364, par. 20) et que l’appelant en avait subi un préjudice. Le juge a mentionné expressément que l’appelant était sous le coup d’accusations depuis longtemps et qu’on lui avait imposé des conditions de mise en liberté sous caution [traduction] « assez sévères » (par. 22).
[33] La Cour d’appel était d’avis que le juge de première instance n’avait pas examiné la question du préjudice au bon moment en s’y intéressant seulement après avoir conclu que l’al. 11b) avait été enfreint. En toute déférence, je ne puis conclure que le juge de première instance a commis une erreur à cet égard. Selon moi, il ressort clairement de ses motifs, pris dans leur ensemble, qu’il a examiné les facteurs pertinents.
[34] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reconnu que l’appelant était sous le coup d’accusations depuis longtemps. Il était selon moi raisonnable d’inférer, comme l’a fait le juge de première instance, que l’exposition prolongée à une poursuite criminelle en raison du retard avait causé préjudice à l’appelant. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ne semblent pas avoir accordé de poids à ce facteur. Ils n’ont pas retenu non plus les conclusions du juge de première instance sur le préjudice découlant des conditions strictes de mise en liberté sous caution imposées à l’appelant. L’appelant était en liberté provisoire depuis plus de deux ans. Il est vrai que ses conditions de mise en liberté sous caution ont été assouplies au fur et à mesure que le délai s’est prolongé, mais le juge de première instance n’a pas fait d’erreur dans les circonstances en prenant en compte cette considération qui était pertinente dans son évaluation globale du caractère déraisonnable du long délai.
[35] La Cour d’appel, à la majorité, a jugé hypothétique et rejeté l’atteinte alléguée par l’appelant à sa capacité de présenter une défense pleine et entière. Or, des éléments de preuve démontraient que le délai écoulé risquait de nuire à sa défense. À mon avis, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en n’accordant aucune importance à ce risque de préjudice.
[36] Le juge Glithero, dissident en Cour d’appel, a bien décrit aux par. 69‑74 en quoi la capacité de l’appelant de présenter une défense pleine et entière était compromise. Il a souligné que le sort de l’appelant dépendait vraisemblablement de la crédibilité des témoignages et, en particulier, du contre‑interrogatoire de la plaignante et de son petit ami, compte tenu des résultats de l’analyse génétique et de déclarations antérieures. Le juge dissident a conclu que les délais additionnels augmentaient le risque que l’appelant ne soit pas en mesure de procéder à un contre‑interrogatoire utile.
[37] Il est difficile de mesurer le risque d’atteinte à la capacité de l’appelant de présenter une défense pleine et entière, mais il importe de garder à l’esprit que ce risque découle d’un délai auquel il n’a pratiquement pas contribué. Dans leur analyse, les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas apprécié correctement, selon moi, la longueur du retard à mener à procès cette affaire somme toute assez simple. Comme je l’ai déjà mentionné, on peut déduire de la longueur du délai qu’il y a eu préjudice.
[38] De plus, la conclusion que le risque d’atteinte à la capacité de l’appelant de présenter une défense pleine et entière n’est pas quantifiable ne signifie pas que le délai global était raisonnable sur le plan constitutionnel. La preuve d’une atteinte réelle au droit de présenter une défense pleine et entière n’est pas toujours requise pour établir un manquement à l’al. 11b). Il ne s’agit là que de l’un des trois types de préjudice qui doivent être pris en compte, avec la longueur du délai et les explications fournies pour le justifier.
IV. Conclusion
[39] L’affaire n’était pas complexe. Le délai de 30 mois écoulé avant la tenue du procès est frappant, étant donné qu’il était presque entièrement attribuable au ministère public ou à des retards institutionnels et qu’il est demeuré inexpliqué. Une preuve cruciale a été communiquée environ neuf mois après la réalisation des tests dont elle était issue, la demande par l’appelant de dates plus rapprochées a été ignorée et, même lorsque de toute évidence la situation posait problème au regard de l’al. 11b), l’enquête préliminaire, attendue depuis longtemps, n’a pas été tenue à la date prévue. La longueur du délai et la preuve permettaient au juge de première instance de déduire que l’appelant avait subi un préjudice en raison du délai.
[40] Comme l’a dit la juge McLachlin (devenue depuis Juge en chef) dans ses motifs concordants dans Morin, à la p. 810, « [l]orsque les procès sont retardés, il peut y avoir déni de justice. Des témoins oublient ou disparaissent. La qualité de la preuve peut se détériorer. La liberté et la sécurité des accusés peuvent être limitées beaucoup plus longtemps qu’il n’est nécessaire ou justifiable. Non seulement de tels délais ont des conséquences pour l’accusé, mais ils peuvent également avoir un effet sur l’intérêt du public dans l’administration rapide et équitable de la justice. »
[41] La société a certes grand intérêt à ce que les accusations graves soient jugées au fond. Toutefois, le déroulement de la présente affaire a été retardé à un point tel qu’il y a eu violation du droit constitutionnel de l’appelant d’être jugé dans un délai raisonnable. J’estime, en toute déférence, que la Cour d’appel a commis une erreur en infirmant la conclusion du juge de première instance à cet égard.
[42] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’ordonnance du juge de première instance.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Pinkofskys, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.