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27/07/2007 | CANADA | N°2007_CSC_39

Canada | R. c. Rhyason, 2007 CSC 39 (27 juillet 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Rhyason, [2007] 3 R.C.S. 108, 2007 CSC 39

Date : 20070727

Dossier : 31772

Entre :

Bennett Parker Rhyason

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 21)

Motifs dissidents :

(par. 22 à 30)

La juge Abella (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Deschamps e

t Rothstein)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et les juges Binnie et Fish)

______________________________

R. c. Rhyason, [2...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Rhyason, [2007] 3 R.C.S. 108, 2007 CSC 39

Date : 20070727

Dossier : 31772

Entre :

Bennett Parker Rhyason

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 21)

Motifs dissidents :

(par. 22 à 30)

La juge Abella (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Deschamps et Rothstein)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et les juges Binnie et Fish)

______________________________

R. c. Rhyason, [2007] 3 R.C.S. 108, 2007 CSC 39

Bennett Parker Rhyason Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Rhyason

Référence neutre : 2007 CSC 39.

No du greffe : 31772.

2007 : 17 mai; 2007: 27 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges McFadyen, Hunt et Slatter) (2006), 397 A.R. 163, 384 W.A.C. 163, 70 Alta. L.R. (4th) 66, 214 C.C.C. (3d) 337, 40 M.V.R. (5th) 38, [2007] 3 W.W.R. 195, [2006] A.J. No. 1498 (QL), 2006 ABCA 367, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé inscrite par le juge Lee (2006), 389 A.R. 277, [2006] A.J. No. 58 (QL), 2006 ABQB 60. Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Charron sont dissidents.

Shannon K. C. Prithipaul, pour l’appelant.

Susan D. Hughson, c.r., pour l’intimée.

Version française du jugement des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein rendu par

1 La juge Abella — Le 30 juillet 2004, Bennett Parker Rhyason et deux amis ont, sur une période de plusieurs heures, consommé de l’alcool dans trois bars différents. Le 31 juillet, au petit matin, la voiture conduite par M. Rhyason a heurté mortellement un piéton de 17 ans qui traversait la rue à un passage pour piétons marqué et bien éclairé.

2 À son arrivée sur les lieux de l’accident, l’agent Darren Stevens qui a procédé à l’arrestation a constaté la présence d’un corps inerte gisant au bord du chemin, au sud du passage pour piétons. Un autre policier lui a dit que le corps n’avait pas de pouls. La voie était droite, sèche et éclairée.

3 Monsieur Rhyason a abordé l’agent Stevens et lui a demandé si le piéton qui avait été heurté était mort. En apprenant la mort du piéton, M. Rhyason a dit : [traduction] « C’est moi qui conduisais. Oh, mon dieu! Il est mort. » Au cours de cet échange, l’agent Stevens a remarqué que M. Rhyason avait les yeux injectés de sang, le regard anormalement vide, qu’il clignait des yeux lentement, qu’il tremblait et que son haleine dégageait une odeur d’alcool.

4 L’agent Stevens a alors arrêté M. Rhyason pour conduite avec facultés affaiblies causant la mort et lui a ordonné, conformément au par. 254(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, de fournir un échantillon d’haleine pour les besoins de la preuve. Les échantillons d’haleine ont indiqué 120 et 100 mg d’éthanol par 100 ml de sang, soit plus que la limite permise par la loi, 80 mg par 100 ml de sang.

5 L’avocate de M. Rhyason a demandé l’exclusion des échantillons d’haleine. Le juge du procès a conclu que le policier qui a procédé à l’arrestation avait [traduction] « une conscience subjective d’une combinaison de faits objectifs (piéton décédé sur le lieu de l’accident, l’haleine de la personne qui admet être le conducteur dégage une odeur d’alcool, ainsi que d’autres éléments de preuve de moindre importance compatibles avec la thèse que le conducteur avait consommé de l’alcool) qui, ensemble, signal[ai]ent raisonnablement l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort » (2005), 27 M.V.R. (5th) 262, 2005 ABQB 988, par. 23. Par conséquent, il a conclu que l’agent Stevens avait des motifs raisonnables d’ordonner à M. Rhyason de fournir un échantillon d’haleine et de procéder à l’arrestation de celui‑ci.

6 Le juge du procès a conclu que la capacité de conduire de M. Rhyason au moment de l’accident était affaiblie par l’alcool. Dans ses motifs, il a examiné la preuve de causalité, notamment la reconstitution de l’accident et la conduite de la victime avant l’accident, pour conclure que la capacité affaiblie de M. Rhyason avait eu une incidence plus que minimale sur l’accident fatal. Il a reconnu l’appelant coupable de conduite d’un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang et de conduite avec facultés affaiblies causant la mort aux termes de l’al. 253b) et du par. 255(3) respectivement du Code criminel : (2006), 389 A.R. 277, 2006 ABQB 60.

7 En Cour d’appel, la juge McFadyen a statué, au nom de la majorité, que le juge du procès avait appliqué le critère approprié pour décider si le policier s’était fondé sur des motifs raisonnables pour exiger un échantillon d’haleine. Elle a aussi estimé que le dossier étayait la conclusion de fait du juge du procès selon laquelle la capacité de conduire de l’appelant était affaiblie par l’effet de l’alcool, ainsi que sa conclusion concernant la causalité. En conséquence, elle a rejeté l’appel : (2006), 397 A.R. 163, 2006 ABCA 367.

8 Dans sa dissidence, le juge Slatter a estimé que les échantillons d’haleine n’auraient pas dû être admis parce que le juge du procès avait appliqué un critère juridique erroné concernant les motifs raisonnables. Il aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès parce qu’il n’était pas certain que la décision aurait été la même si les échantillons d’haleine avaient été exclus.

Analyse

9 La principale question en litige est de savoir si les déclarations contenues dans deux phrases des motifs du juge du procès sont erronées au point de justifier une intervention en appel. À mon avis, ce n’est pas le cas.

10 Notre Cour a fait remarquer à maintes reprises que les motifs du juge du procès doivent être considérés globalement et qu’ils ne sont pas assujettis « à une quelconque norme abstraite de perfection » :

On ne s’attend pas et il n’est pas nécessaire que les motifs du juge du procès soient aussi précis que les directives adressées à un jury.

(R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, par. 55; voir aussi R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17, par. 19.)

Même dans des affaires relatives aux directives données au jury, notre Cour a confirmé que l’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble. Une déclaration erronée n’est pas nécessairement fatale (R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 53‑54).

11 Le critère à appliquer pour savoir si un policier peut exiger un échantillon d’haleine est énoncé au par. 254(3) du Code criminel :

L’agent de la paix qui a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est en train de commettre, ou a commis au cours des trois heures précédentes, par suite d’absorption d’alcool, une infraction à l’article 253 [conduite avec facultés affaiblies] peut lui ordonner immédiatement ou dès que possible de lui fournir immédiatement ou dès que possible les échantillons suivants :

a) soit les échantillons d’haleine qui de l’avis d'un technicien qualifié sont nécessaires à une analyse convenable pour permettre de déterminer son alcoolémie;

. . .

Aux fins de prélever les échantillons de sang ou d’haleine, l’agent de la paix peut ordonner à cette personne de le suivre.

12 Comme la Cour l’a expliqué dans R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254, le critère applicable en matière de motifs raisonnables comporte à la fois une composante subjective et une composante objective :

[E]n vertu du par. 254(3) du Code, le policier doit subjectivement croire sincèrement que le suspect a commis l’infraction et, objectivement, cette croyance doit être fondée sur des motifs raisonnables . . . [par. 48]

. . .

C’est en fonction des circonstances de chaque cas qu’il faut décider si un agent de la paix a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est en train de commettre une infraction, le justifiant d’ordonner un alcootest en vertu du par. 254(3) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. En conséquence, il s’agit essentiellement d’une question de fait et non de droit seulement. [par. 46]

13 L’argument de M. Rhyason selon lequel le juge du procès a appliqué un critère erroné pour décider si le policier avait des motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine se fondait sur l’extrait suivant des motifs :

[traduction] Il n’y a pas d’exigence stricte que le policier qui décide de procéder à l’arrestation ou d’ordonner qu’un échantillon d’haleine soit fourni ait préalablement une preuve de la capacité affaiblie (qui est distincte de la preuve de la simple consommation d’alcool et s’y ajoute). [. . .] L’argument de l’accusé selon lequel le policier doit avoir une preuve de la capacité affaiblie ainsi que de la consommation d’alcool échoue donc clairement. [par. 24 M.V.R.]

14 Le juge dissident s’est appuyé sur ces deux phrases pour conclure que le juge du procès a commis une erreur déterminante. Il a aussi relevé des extraits des motifs où, à son avis, le juge du procès n’a pas distingué de façon adéquate la consommation de la capacité affaiblie. Nul ne conteste que ces extraits, pris isolément, constituent une affirmation inexacte. La preuve de la consommation d’alcool ne suffit pas à elle seule pour ordonner la fourniture d’un échantillon d’haleine. Toutefois, lorsqu’on lit l’ensemble des motifs du juge du procès, il est clair qu’il ne s’agit pas du critère qui a été appliqué.

15 Le juge du procès a mentionné comme il se doit le par. 254(3) qui prévoit le critère relatif au droit d’un policier d’exiger un échantillon d’haleine. Il a aussi correctement examiné le témoignage pertinent du policier qui a procédé à l’arrestation concernant les circonstances de l’accident, l’odeur d’alcool que dégageait l’haleine de M. Rhyason et d’autres signes de moindre importance de la capacité affaiblie tels que les yeux injectés de sang, le regard vide et l’aveu de M. Rhyason qu’il était le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident.

16 Il a également correctement examiné la jurisprudence pertinente relative à des situations factuelles semblables, faisant observer qu’il existait, dans toutes ces décisions sauf une, [traduction] « une combinaison de faits très semblables à ceux dont l’agent Stevens a tenu compte pour décider d’arrêter l’accusé » (par. 18 M.V.R.).

17 Comme l’a signalé la juge McFadyen, aucune des décisions sur lesquelles le juge du procès s’est appuyé n’indiquait que la preuve de l’absorption d’alcool suffisait à elle seule pour établir l’existence de motifs raisonnables. Le juge du procès a lui‑même fait remarquer que la « combinaison de faits », et non la preuve de la simple consommation d’alcool, avait fourni les motifs raisonnables, comme l’indique l’extrait suivant de ses motifs :

[traduction] [I]l est clair que M. Stevens n’a pas arrêté arbitrairement l’accusé. Au contraire, lorsqu’il a décidé de l’arrêter, M. Stevens avait une conscience subjective d’une combinaison de faits objectifs (piéton décédé sur le lieu de l’accident, l’haleine de la personne qui admet être le conducteur dégage une odeur d’alcool, ainsi que d’autres éléments de preuve de moindre importance compatibles avec la thèse que le conducteur avait consommé de l’alcool) qui, ensemble, signalent raisonnablement l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort. [Je souligne; par. 23 M.V.R.]

Il a aussi fait remarquer que des signes de consommation d’alcool [traduction] « suffisent à contribuer à établir l’existence de motifs raisonnables » seulement (par. 24 M.V.R. (je souligne)), et non à établir leur existence.

18 Les deux paragraphes suivant immédiatement les deux phrases contestées sont également pertinents. Le juge du procès a estimé que l’accident était important, faisant remarquer que [traduction] « [s]i l’agent Stevens avait simplement décelé des signes de consommation d’alcool en l’absence d’un accident, on aurait pu valablement affirmer que la preuve de l’absorption d’alcool ne constitue pas en soi une preuve de capacité affaiblie » (par. 25 M.V.R.). Comme l’a fait observer le juge du procès, une jurisprudence abondante confirme que les circonstances d’un accident peuvent être prises en considération, avec d’autres éléments de preuve, pour déterminer si un policier avait des motifs raisonnables d’arrêter une personne pour conduite avec facultés affaiblies. (Voir, par exemple, R. c. Eliuk (2002), 299 A.R. 364, 2002 ABCA 85, par. 12; R. c. Pedersen (2004), 193 B.C.A.C. 206, 2004 BCCA 64, par. 30; R. c. Turner (2004), 1 M.V.R. (5th) 191 (C.J. Ont.), par. 8; et R. c. Gairdner (1999), 40 M.V.R. (3d) 133 (C.S.C.‑B.), par. 15.)

19 Cela ne veut pas dire que la consommation d’alcool conjuguée à un accident inexpliqué fournissent toujours des motifs raisonnables ou, à l’inverse, qu’ils ne le font jamais. L’important, c’est que la décision relative à l’existence de motifs raisonnables doit se fonder sur les faits et reste fonction des circonstances. En l’espèce, la présence d’un accident inexpliqué constituait un facteur que le juge du procès a eu raison de prendre en compte pour statuer sur l’existence de tels motifs.

20 À maintes reprises dans ses motifs, le juge du procès a signalé qu’il ne se fondait pas uniquement sur la preuve de la consommation d’alcool pour conclure que le policier ayant procédé à l’arrestation avait des motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine. L’ensemble des motifs démontre que le critère approprié a été appliqué.

21 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Charron rendu par

22 La juge Charron (dissidente) — Monsieur Rhyason a été déclaré coupable de conduite avec facultés affaiblies causant la mort et de conduite avec une alcoolémie supérieure à 80 mg par 100 ml de sang ((2006), 389 A.R. 277, 2006 ABQB 60). Ses déclarations de culpabilité ont été confirmées par la juge McFadyen (avec l’appui de la juge Hunt) de la Cour d’appel de l’Alberta ((2006), 397 A.R. 163, 2006 ABCA 367). Le juge Slatter, dissident, aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès relativement aux deux chefs d’accusation. Monsieur Rhyason se pourvoit de plein droit. Il s’agit précisément de savoir si le juge du procès a appliqué le bon critère juridique pour décider si l’agent qui a procédé à l’arrestation avait des motifs raisonnables d’ordonner à M. Rhyason de fournir les échantillons d’haleine nécessaires à l’analyse permettant de déterminer son alcoolémie.

23 Suivant le par. 254(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, « le policier doit subjectivement croire sincèrement que le suspect a commis [une infraction prévue à l’art. 253] et, objectivement, cette croyance doit être fondée sur des motifs raisonnables » : R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254, par. 48. Une preuve établissant que M. Rhyason avait consommé de l’alcool ne suffirait pas en soi à justifier la demande d’échantillons d’haleine de l’agent Stevens parce qu’il n’est pas interdit de conduire un véhicule à moteur après avoir consommé de l’alcool. Il fallait plutôt que l’agent ait des motifs raisonnables de croire que M. Rhyason avait conduit son véhicule soit lorsque sa capacité de le faire était affaiblie par la consommation d’alcool (al. 253a)), soit lorsqu’il avait consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépassait la limite permise (al. 253b)). Par souci de commodité, je qualifierai de « capacité affaiblie » l’état du conducteur relativement aux deux infractions prévues à l’art. 253.

24 Cette distinction entre consommation et capacité affaiblie était cruciale parce que, comme le juge du procès l’a fait remarquer, l’affaire était un [traduction] « cas limite » du fait que le témoignage de l’agent n’avait révélé « aucun signe évident de capacité affaiblie, ni aucun signe pouvant également correspondre à une consommation d’alcool et à des troubles émotionnels » ((2005), 27 M.V.R. (5th) 262, 2005 ABQB 988, par. 21-22). L’accident s’est produit vers 3 h du matin. L’agent Stevens a témoigné qu’à son arrivée sur les lieux de l’accident, M. Rhyason s’est approché de lui et lui a demandé si le piéton était mort. Monsieur Rhyason, qui a tout de suite admis être le conducteur de l’automobile, pleurait, tremblait et avait les yeux injectés de sang. Après avoir appris que le piéton était décédé, il s’est mis à cligner des yeux lentement et son regard est devenu vide. L’agent a senti une légère odeur d’alcool qui se dégageait de son haleine. L’agent Stevens a immédiatement mis M. Rhyason en état d’arrestation pour conduite avec facultés affaiblies causant la mort, et a expliqué ainsi les motifs qui l’ont amené à le faire :

[traduction]

Q. Pourquoi l’avez‑vous mis en état d’arrestation?

R. Et bien, parce que j’ai décelé des indices de capacité affaiblie ou, excusez‑moi, de consommation d’alcool, et que je croyais que la victime était décédée, et en raison du fait qu’il avait affirmé être le conducteur.

Q. Ce qui vous a amené à faire quoi?

R. Je me suis fait l’opinion que M. Rhyason avait consommé une quantité d’alcool telle que sa capacité de conduire un véhicule à moteur avait été affaiblie, et qu’il avait subséquemment causé la mort de — de la victime.

25 Au procès, la défense a plaidé spécifiquement que, sans quelque élément de preuve de capacité affaiblie, outre la preuve de consommation d’alcool, sur lequel fonder son opinion, l’agent Stevens n’avait pas les motifs requis pour arrêter M. Rhyason ou lui ordonner de fournir des échantillons d’haleine pour fins d’analyse. Le juge du procès a expressément rejeté cet argument, affirmant ce qui suit (par. 24 M.V.R.) :

[traduction] Il n’y a pas d’exigence stricte que le policier qui décide de procéder à l’arrestation ou d’ordonner qu’un échantillon d’haleine soit fourni ait préalablement une preuve de la capacité affaiblie (qui est distincte de la preuve de la simple consommation d’alcool et s’y ajoute) . . . L’argument de l’accusé selon lequel le policier doit avoir une preuve de la capacité affaiblie ainsi que de la consommation d’alcool échoue donc clairement.

La juge Abella convient que « [l]a preuve de la consommation d’alcool ne suffit pas à elle seule pour ordonner la fourniture d’un échantillon d’haleine » et que les motifs du juge du procès sur ce point constituent une « affirmation inexacte » (par. 14). Elle conclut néanmoins que, « lorsqu’on lit l’ensemble des motifs du juge du procès, il est clair qu’il ne s’agit pas du critère qui a été appliqué » (par. 14). En toute déférence, je ne suis pas d’accord. C’est précisément parce que j’ai lu la décision erronée du juge du procès sur cette question cruciale dans le contexte de l’ensemble de ses motifs et à la lumière de la preuve présentée au procès que je dois conclure qu’il a commis une erreur de droit.

26 Après avoir reproduit les passages pertinents du par. 254(3) et résumé le témoignage de l’agent, le juge du procès a examiné ce qu’il a présenté comme [traduction] « [u]ne sélection de décisions d’appel canadiennes récentes dont les faits et les circonstances se rapprochent le plus de ceux de l’espèce (aucun trouble de l’élocution, aucune démarche chancelante, aucune conduite visiblement inhabituelle) » (par. 14 M.V.R.). La juge McFadyen de la Cour d’appel et ma collègue croient utile de signaler qu’aucune des décisions sur lesquelles s’est appuyé le juge du procès n’indiquait que la preuve de la consommation d’alcool était suffisante à elle seule pour établir l’existence des motifs permettant de faire une demande d’échantillons (par. 23 des motifs de la Cour d’appel et par. 17 des motifs de la juge Abella). J’en conviens — d’ailleurs, la question de savoir si la preuve de la consommation d’alcool pouvait, en l’absence de preuve de capacité affaiblie, constituer un motif suffisant pour faire une telle demande ne s’est même pas posée dans les décisions examinées par le juge du procès. Cependant, pour cette même raison, je ne vois rien dans le résumé que ce dernier a fait de la jurisprudence qui jette un éclairage différent sur sa décision clairement erronée contenue au par. 24 M.V.R. Pas plus que je ne trouve de réconfort dans le reste de ses motifs sur cette question. Je reproduis ici le texte intégral de ces motifs :

[traduction] Certains aspects du témoignage de l’agent Stevens diffèrent de ce qui précède en ce que ce dernier a parlé de la démarche, du comportement et des yeux de l’accusé sur les lieux de l’accident. Néanmoins, le contenu de son témoignage est quelque peu ambigu en ce qu’il ne révèle aucun signe évident de capacité affaiblie, ni aucun signe pouvant également correspondre à une consommation d’alcool et à des troubles émotionnels.

La présente affaire se rapproche clairement des affaires Lesuk et Legere. Les résultats contraires obtenus dans ces deux affaires indiquent que la présente affaire est un cas limite lorsqu’il s’agit des « motifs raisonnables » d’arrêter et d’exiger un échantillon d’haleine.

Toutefois, il est clair que M. Stevens n’a pas arrêté arbitrairement l’accusé. Au contraire, lorsqu’il a décidé de l’arrêter, M. Stevens avait une conscience subjective d’une combinaison de faits objectifs (piéton décédé sur le lieu de l’accident, l’haleine de la personne qui admet être le conducteur dégage une odeur d’alcool, ainsi que d’autres éléments de preuve de moindre importance compatibles avec la thèse que le conducteur avait consommé de l’alcool) qui, ensemble, signalent raisonnablement l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort.

À l’exception peut‑être de l’arrêt Legere, tous les arrêts susmentionnés (notamment l’arrêt Pedersen et sa « dénonciation en vue d’obtenir un mandat » peu détaillée) indiquent que les signes de consommation d’alcool suffisent à contribuer à établir l’existence de motifs raisonnables de procéder à une arrestation ou à une perquisition pour « conduite avec facultés affaiblies causant la mort ». Il n’y a pas d’exigence stricte que le policier qui décide de procéder à l’arrestation ou d’ordonner qu’un échantillon d’haleine soit fourni ait préalablement une preuve de la capacité affaiblie (qui est distincte de la preuve de la simple consommation d’alcool et s’y ajoute). L’argument de l’accusé selon lequel le policier doit avoir une preuve de la capacité affaiblie ainsi que de la consommation d’alcool échoue donc clairement.

Ma conclusion en l’espèce aurait peut‑être été différente s’il n’y avait pas eu d’accident. Dans bon nombre des décisions publiées contraires invoquées par l’accusé, il n’y avait pas eu d’accident. Si l’agent Stevens avait simplement décelé des signes de consommation d’alcool en l’absence d’un accident, on aurait pu valablement affirmer que la preuve de l’absorption d’alcool ne constitue pas en soi une preuve de capacité affaiblie. Les arrêts susmentionnés (à l’exception de l’arrêt Legere) tendent toutefois à indiquer qu’un accident constitue en soi un élément valable des motifs raisonnables que peut avoir un agent de procéder à une arrestation ou à une perquisition. Voir également R. c. Turner (2004), 1 M.V.R. (5th) 191 (C.J. Ont.), par. 8.

Cette distinction entre le scénario avec accident et sans accident est en soi raisonnable. Bien que des faits autres que la capacité affaiblie aient pu causer l’accident ou y contribuer, le simple fait qu’il y ait eu un accident sans autre cause manifeste indique raisonnablement que la consommation d’alcool du conducteur a effectivement altéré son comportement. Il en est ainsi même en l’absence de preuve de conduite inhabituelle avant ou après l’accident. [Je souligne; par. 21‑26 M.V.R.]

27 Nulle part avant ou après le passage contesté ne trouve‑t‑on un énoncé exact du critère. Ma collègue semble interpréter la combinaison de faits énumérés par le juge du procès au par. 23 M.V.R. comme indiquant que ce dernier comprenait que la simple consommation d’alcool ne constituait pas un motif raisonnable de croire qu’un suspect avait commis une infraction (par. 17). Cette [traduction] « combinaison de faits objectifs » énumérés par le juge du procès mérite d’être répétée : un piéton décédé sur le lieu de l’accident, l’haleine de la personne qui admet être le conducteur sent l’alcool, ainsi que d’autres éléments de preuve de moindre importance compatibles avec la thèse que le conducteur avait consommé de l’alcool (par. 23 M.V.R.). Avec égards pour l’opinion contraire, les deux derniers éléments de cette liste ne visent que la consommation d’alcool, et le premier, un piéton décédé sur le lieu de l’accident, s’il constitue une conséquence tragique, ne dit rien sur l’état de M. Rhyason. C’est pourtant cette combinaison de faits qui, selon le juge du procès, [traduction] « signale raisonnablement l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort » (par. 23 M.V.R.). À mon avis, l’énoncé sur la combinaison de faits que formule le juge du procès au par. 23 M.V.R. aggrave sa décision erronée au par. 24 M.V.R. plutôt qu’il ne la corrige.

28 La juge Abella s’appuie aussi plus particulièrement sur l’analyse que fait le juge du procès, aux par. 25 et 26 M.V.R., de l’importance de l’accident dans cette équation (par. 18). Cette analyse, affirme‑t‑elle, indique encore une fois que ce dernier ne se fondait pas uniquement sur la preuve de la consommation d’alcool pour conclure que le policier avait des motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine (par. 20). Je suis d’accord avec ma collègue pour dire que les circonstances d’un accident peuvent être prises en considération avec d’autres éléments de preuve pour décider si un policier avait les motifs requis. Ce qui réfute cet argument, en l’espèce, c’est que les circonstances de l’accident ne faisaient pas partie des éléments de preuve sur lesquels l’agent Stevens a fondé sa demande. Si ce dernier avait parlé de ce qu’il avait observé sur les lieux de l’accident, et s’il s’était appuyé en partie sur les inférences tirées de ces observations pour faire sa demande, la situation aurait pu être différente. Mais l’agent Stevens n’a jamais dit qu’un [traduction] « accident sans autre cause manifeste » figurait parmi les motifs qui l’avaient amené à croire qu’une infraction avait été commise. De plus, la preuve révèle que, au moment où il a arrêté M. Rhyason et lui a ordonné de fournir des échantillons d’haleine pour fins d’analyse, l’agent était sur les lieux depuis environ deux minutes. Hormis le fait qu’il avait été informé que le piéton était décédé, rien n’indique que l’agent avait reçu quelque renseignement que ce soit au sujet de la façon dont l’accident s’était produit. Ce qui est en cause en l’espèce, ce sont les motifs raisonnables de l’agent au moment où il a fait la demande, et non les inférences qui peuvent être tirées après coup de la preuve présentée au procès.

29 La question soulevée dans le cadre de la demande d’exclusion des échantillons d’haleine restait donc entière : l’agent Stevens devait‑il se fonder sur d’autres éléments en plus de la preuve de consommation d’alcool pour appuyer ses motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine? On ne peut répondre à cette question que par l’affirmative. Le juge du procès a erronément répondu non au par. 24 M.V.R. Compte tenu du contexte et de l’ensemble de ses motifs, je ne saurais attribuer à la décision du juge du procès sur cette question juridique fondamentale une autre signification que celle conférée par les termes clairs qu’il a employés. S’il avait appliqué le bon critère juridique, le juge du procès aurait pu se rendre compte du fait qu’il existait peu d’éléments de preuve appuyant la thèse voulant qu’un accident inexpliqué ait figuré parmi les motifs de l’agent. Cela aurait très bien pu avoir une incidence sur sa conclusion quant à l’admissibilité.

30 Je souscris donc à l’opinion dissidente du juge Slatter. Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement au chef d’accusation de conduite d’un véhicule à moteur en ayant une alcoolémie supérieure à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang. De plus, puisque les taux d’alcoolémie faisaient partie intégrante du fondement de preuve nécessaire pour déclarer M. Rhyason coupable de conduite avec facultés affaiblies causant la mort, je suis d’avis, comme le juge Slatter, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement à ce chef d’accusation également.

Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Charron sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Gunn & Prithipaul, Edmonton.

Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : 2007 CSC 39 ?
Date de la décision : 27/07/2007
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Conduite avec facultés affaiblies causant la mort - Motifs raisonnables pour exiger des échantillons d’haleine - Distinction entre consommation et capacité affaiblie - Le juge du procès a‑t‑il appliqué le mauvais critère pour décider si le policier avait des motifs raisonnables pour exiger des échantillons d’haleine? - Est‑ce que les énoncés dans les motifs du juge du procès sont erronés au point de justifier une intervention en appel?.

Après avoir consommé de l’alcool, sur une période de plusieurs heures, l’accusé a conduit sa voiture et heurté mortellement un piéton. Sur les lieux de l’accident, le policier qui a effectué l’arrestation a remarqué que l’accusé avait les yeux injectés de sang, qu’il clignait des yeux lentement, qu’il tremblait et que son haleine dégageait une odeur d’alcool. Le policier a arrêté l’accusé pour conduite avec facultés affaiblies ayant causé la mort et lui a ordonné de fournir des échantillons d’haleine pour les besoins de la preuve. Ces échantillons ont indiqué une alcoolémie supérieure à la limite permise par la loi lors de la conduite d’un véhicule à moteur. Au procès, l’accusé a demandé l’exclusion des échantillons d’haleine. Le juge du procès a conclu que le policier avait des motifs raisonnables d’ordonner à l’accusé de fournir des échantillons d’haleine, affirmant qu’il « n’y a pas d’exigence stricte que le policier qui décide de procéder à l’arrestation ou d’ordonner qu’un échantillon d’haleine soit fourni ait préalablement une preuve de la capacité affaiblie (qui est distincte de la preuve de la simple consommation d’alcool et s’y ajoute) ». Le juge du procès a déclaré l’accusé coupable. La Cour d’appel à la majorité a confirmé la déclaration de culpabilité, statuant que, lorsqu’on lit l’ensemble des motifs du juge du procès, on constate qu’il a appliqué le critère approprié pour décider s’il existait des motifs raisonnables pour exiger un échantillon d’haleine. Le juge dissident aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès, estimant que les échantillons d’haleine n’auraient pas dû être admis parce que le juge du procès avait appliqué le mauvais critère.

Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Charron sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein : Bien que, pris isolément, les passages contestés des motifs du juge du procès constituent une affirmation inexacte, l’ensemble de ses motifs démontre que le critère approprié a été appliqué. Le juge du procès a mentionné le par. 254(3) du Code criminel qui prévoit le critère approprié et, à maintes reprises, il a signalé qu’il ne se fondait pas uniquement sur la preuve de la consommation d’alcool pour conclure que le policier ayant procédé à l’arrestation avait des motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine. Le juge du procès a aussi correctement examiné le témoignage pertinent du policier concernant les circonstances de l’accident et les signes de l’affaiblissement de la capacité de l’accusé. Il a également examiné la jurisprudence pertinente relative à des situations factuelles semblables et il a eu raison de prendre en compte la présence d’un accident inexpliqué. Il n’existe en conséquence aucune raison justifiant une intervention en appel. [9] [14‑17] [19‑20]

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Charron (dissidents) : C’est précisément la décision erronée du juge du procès sur la question cruciale des motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine, considérée dans le contexte de l’ensemble de ses motifs et à la lumière de la preuve présentée au procès, qui amène à conclure que le juge du procès a commis une erreur de droit et appliqué le mauvais critère. Aucune autre signification que celle conférée par les termes clairs qu’il a employés ne saurait être attribuée à la décision du juge du procès. Nulle part avant ou après le passage contesté ne trouve‑t‑on un énoncé exact du critère qui exige davantage que la preuve de consommation d’alcool pour appuyer les motifs raisonnables du policier pour requérir un échantillon d’haleine. En outre, la combinaison de faits objectifs énumérés par le juge du procès, lesquels ne font état que de la consommation d’alcool et sont par ailleurs muets quant à l’état de l’accusé, n’indique pas qu’il considérait que la simple consommation ne constituait pas un motif raisonnable. Au contraire, l’énoncé du juge du procès selon lequel cette combinaison de faits signale raisonnablement l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort aggrave sa décision erronée plutôt qu’il ne la corrige. Bien que les circonstances d’un accident puissent être prises en considération avec d’autres éléments de preuve pour décider si un policier disposait des motifs requis, ce qui s’y oppose en l’espèce c’est que les circonstances de l’accident ne faisaient pas partie des éléments de preuve sur lesquels le policier a fondé sa demande. [25] [27-29]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Rhyason

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Abella
Arrêts mentionnés : R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26
R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17
R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314
R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254
R. c. Eliuk (2002), 299 A.R. 364, 2002 ABCA 85
R. c. Pedersen (2004), 193 B.C.A.C. 206, 2004 BCCA 64
R. c. Turner (2004), 1 M.V.R. (5th) 191
R. c. Gairdner (1999), 40 M.V.R. (3d) 133.
Citée par la juge Charron (dissidente)
R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 253a), b), 254(3), 255(3).

Proposition de citation de la décision: R. c. Rhyason, 2007 CSC 39 (27 juillet 2007)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-07-27;2007.csc.39 ?
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