COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Blackwater c. Plint, [2005] 3 R.C.S. 3, 2005 CSC 58
Date : 20051021
Dossier : 30176
Entre :
Frederick Leroy Barney
Appelant
et
Sa Majesté la Reine du chef du Canada,
représentée par le ministre des Affaires indiennes
et du Nord canadien, et Église unie du Canada
Intimées
Et entre :
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par
le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien
Appelante
et
Église unie du Canada, R.A.F., R.J.J., M.L.J., M.W. (2),
Frederick Leroy Barney et Patrick Dennis Stewart
Intimés
‑ et ‑
Assemblée des Premières Nations, Fonds d’action et
d’éducation juridiques pour les femmes, Association
des femmes autochtones du Canada et Réseau d’action
des femmes handicapées du Canada
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 98)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
______________________________
Blackwater c. Plint, [2005] 3 R.C.S. 3, 2005 CSC 58
Frederick Leroy Barney Appelant
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada,
représentée par le ministre des Affaires indiennes
et du Nord Canada, et Église unie du Canada Intimées
et
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par
le ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada Appelante
c.
Église unie du Canada, R.A.F., R.J.J., M.L.J., M.W. (2),
Frederick Leroy Barney et Patrick Dennis Stewart Intimés
et
Assemblée des Premières Nations, Fonds d’action et
d’éducation juridiques pour les femmes, Association
des femmes autochtones du Canada et Réseau d’action
des femmes handicapées du Canada Intervenants
Répertorié : Blackwater c. Plint
Référence neutre : 2005 CSC 58.
No du greffe : 30176.
2005 : 16 mai; 2005 : 21 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Esson, Hall, Saunders, Low et Smith) (2003), 21 B.C.L.R. (4th) 1, 235 D.L.R. (4th) 60, 192 B.C.A.C. 1, 315 W.A.C. 1, 30 C.C.E.L. (3d) 1, 20 C.C.L.T. (3d) 207, [2004] 3 W.W.R. 217, [2003] B.C.J. No. 2783 (QL) (sub nom. W.R.B. c. Plint), 2003 BCCA 671, qui a infirmé en partie les décisions du juge Brenner (1998), 52 B.C.L.R. (3d) 18 (sub nom. B. (W.R.) c. Plint), 161 D.L.R. (4th) 538, [1998] 4 C.N.L.R. 13, [1999] 1 W.W.R. 389, [1998] B.C.J. No. 1320 (QL) (sub nom. W.R.B. c. Plint) et (2001), 93 B.C.L.R. (3d) 228, [2001] B.C.J. No. 1446 (QL), 2001 BCSC 997. Pourvoi de Frederick Leroy Barney rejeté. Pourvoi du gouvernement du Canada accueilli en partie.
Diane H. Soroka, Peter R. Grant et Allan Early, pour l’appelant/intimé Frederick Leroy Barney et les intimés R.A.F., R.J.J., M.L.J. et M.W. (2).
Mitchell R. Taylor et James M. Ward, pour l’appelante/intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada.
Christopher E. Hinkson, c.r., et Bernard S. Buettner, pour l’intimée l’Église unie du Canada.
David Paterson, pour l’intimé Patrick Dennis Stewart.
Jack R. London, c.r., et Bryan P. Schwartz, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.
Marie Elena O’Donnell, pour les intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, l’Association des femmes autochtones du Canada et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef —
1. Introduction
1 Le gouvernement du Canada et l’Église unie du Canada (« Église ») ont‑ils une responsabilité à l’égard des élèves autochtones qui ont fréquenté leurs pensionnats en Colombie‑Britannique dans les années 40, 50 et 60? Dans l’affirmative, quel en est le fondement juridique et comment doit‑elle être répartie entre eux? Enfin, quel montant y a‑t‑il lieu d’accorder à titre de dommages‑intérêts? Telles sont les principales questions que notre Cour est appelée à trancher en l’espèce.
2 Le présent pourvoi découle de quatre actions en dommages‑intérêts intentées en 1996 par 27 anciens pensionnaires de l’Alberni Indian Residential School (« Pensionnat ») relativement à des agressions sexuelles et à d’autres actes de nature délictuelle. Enfants, ils ont été retirés à leurs familles suivant la Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29, puis envoyés au pensionnat créé en 1891 par l’Église presbytérienne du Canada, à laquelle a succédé l’Église, afin de dispenser un enseignement primaire et secondaire aux enfants autochtones habitant des endroits reculés sur la côte ouest de l’île de Vancouver. Les enfants ont perdu tout contact avec leurs familles et leur culture et ont été amenés à s’exprimer en anglais. On leur a infligé des châtiments corporels pour les corriger. Certains, dont l’appelant M. Barney, ont subi à maintes reprises des agressions sexuelles brutales.
3 Un certain nombre d’anciens pensionnaires, dont M. Barney, ont intenté une action en dommages‑intérêts pour les préjudices subis. Le procès s’est déroulé en deux étapes : tout d’abord, l’examen de la responsabilité du fait d’autrui ((1998), 52 B.C.L.R. (3d) 18 (« décision de 1998)), puis, trois ans plus tard, le règlement d’autres questions relatives à la responsabilité, suivi de la détermination du montant des dommages‑intérêts ((2001) 93 B.C.L.R. (3d) 228, 2001 BCSC 997 (« décision de 2001)).
4 Le juge de première instance a statué que tous les recours étaient prescrits, sauf celui pour agression sexuelle. Il a tenu le surveillant de dortoir, M. Plint, responsable pour l’agression sexuelle de six demandeurs. Il en a également tenu responsable le gouvernement du Canada à cause du manquement à une obligation légale intransmissible. Il a conclu que le gouvernement du Canada et l’Église étaient solidairement responsables du fait d’autrui à cet égard. Il a fixé à 75 p. 100 la part de responsabilité du gouvernement du Canada et à 25 p. 100 celle de l’Église. Il les a condamnés à verser à M. Barney des dommages‑intérêts généraux de 125 000 $ et des dommages‑intérêts majorés de 20 000 $. M. Plint devait en outre verser à M. Barney des dommages‑intérêts exemplaires se montant à 40 000 $, plus 5 000 $ pour les frais de consultation futurs. D’autres demandeurs ont obtenu des montants proportionnés à leurs situations.
5 Toutes les parties ont interjeté appel du jugement. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a interprété la règle de l’exonération des organismes de bienfaisance de manière à écarter la responsabilité de l’Église et à attribuer l’entière responsabilité du fait d’autrui au gouvernement du Canada ((2003), 21 B.C.L.R. (4th) 1, 2003 BCCA 671). Elle a estimé que le gouvernement du Canada avait une plus grande part de responsabilité que l’Église et qu’il était plus à même d’indemniser les victimes. Elle a aussi conclu que l’Église ne devait pas être tenue solidairement responsable du fait d’autrui. Elle a également ordonné un nouveau procès dans le cas d’un demandeur, M.J., et augmenté le montant des dommages‑intérêts octroyés à deux autres. Elle a accordé à M. Barney 20 000 $ supplémentaires pour la perte de capacité de gain ultérieure. Pour le reste, elle a confirmé les différents montants octroyés pour l’agression sexuelle.
6 Le demandeur Barney et le défendeur le gouvernement du Canada interjettent aujourd’hui appel devant notre Cour. M. Barney allègue que des erreurs entachent l’application des principes de responsabilité et la détermination des dommages‑intérêts. Il soulève plus particulièrement les questions suivantes :
1. Les tribunaux inférieurs ont‑ils commis une erreur dans l’application des principes de responsabilité aux agressions sexuelles dont il a été victime et dans l’évaluation du préjudice, dans la mesure où les défendeurs étaient responsables non seulement des agressions sexuelles, mais également d’autres actes délictuels pour lesquels tout recours était prescrit?
2. Ont‑ils eu tort de ne pas conclure au manquement des défendeurs à une obligation fiduciaire?
3. Ont‑ils mal appliqué le critère de la négligence et ont‑ils eu tort de conclure que les défendeurs n’avaient pas été négligents?
4. Ont‑ils commis une erreur dans le calcul des dommages‑intérêts généraux et majorés?
5. Ont‑ils eu tort de ne pas condamner le gouvernement du Canada à des dommages‑intérêts exemplaires?
6. La Cour d’appel a‑t‑elle eu tort de n’accorder à l’appelant que des dommages‑intérêts modestes pour la perte de capacité de gain ultérieure?
7 Le gouvernement du Canada soulève les questions suivantes sur le plan de la responsabilité et de la faute :
1. Vu les circonstances de l’espèce, la Cour d’appel a‑t‑elle eu tort d’exonérer l’Église de la responsabilité du fait d’autrui au motif qu’elle était un organisme de bienfaisance?
2. Le juge de première instance a‑t‑il eu tort de conclure à l’existence d’une obligation intransmissible incombant au gouvernement du Canada et découlant de la Loi sur les Indiens et au manquement à cette obligation, et de tenir le gouvernement responsable des sévices dont les demandeurs avaient été victimes au Pensionnat?
3. Le juge de première instance a‑t‑il eu tort de ne pas imputer la faute à parts égales au gouvernement du Canada et à l’Église dans la mesure où les deux défendeurs ont été tenus responsables sur le seul fondement de principes de responsabilité sans égard à la faute?
8 J’aborderai dans l’ordre suivant les questions de droit que les appels soulèvent tous deux :
1. Négligence
2. Responsabilité du fait d’autrui
3. Doctrine de l’exonération des organismes de bienfaisance
4. Obligation légale intransmissible
5. Obligation fiduciaire
6. Répartition des dommages‑intérêts
7. Dommages‑intérêts : incidence de traumatismes antérieurs
8. Dommages‑intérêts généraux et majorés : montants
9. Dommages‑intérêts exemplaires
10. Perte de capacité de gain ultérieure
9 Une question plus générale se profile derrière certaines de ces questions : dans une affaire comme celle considérée en l’espèce, où les faits remontent à de nombreuses années, quelle preuve doit être présentée relativement à la responsabilité et au préjudice et quel est à cet égard le rôle des éléments de preuve relevant de l’histoire et des sciences sociales. Par exemple, dans quelle mesure la preuve de pratiques généralisées à l’endroit des enfants autochtones est‑elle pertinente? Peut‑elle atténuer l’obligation de prouver la faute et le préjudice dans un cas donné? Je conclus que les politiques et les pratiques générales peuvent constituer des éléments de contexte pertinents pour statuer sur une action en dommages‑intérêts comme celle à l’origine du présent pourvoi. Cependant, l’existence d’une politique gouvernementale ne crée pas en soi une faute conférant un droit d’action. Un lien de causalité doit être établi entre l’acte fautif et le préjudice. Le présent pourvoi doit être réglé au vu de la preuve offerte au procès et soupesée par la Cour d’appel.
10 À mon sens, la Cour d’appel a eu tort de conclure que l’Église était exonérée en tant qu’organisme de bienfaisance et le juge de première instance a conclu à tort que la Loi sur les Indiens imposait une obligation intransmissible au gouvernement du Canada. J’estime qu’il n’y a pas lieu de modifier les conclusions du juge de première instance en ce qui concerne la négligence, la responsabilité du fait d’autrui, le manquement à l’obligation fiduciaire ou la détermination des dommages‑intérêts.
2. Analyse
2.1 Négligence
11 M. Barney soutient que le juge de première instance a eu tort de rejeter les allégations selon lesquelles l’Église et le gouvernement du Canada avaient fait preuve de négligence en employant puis en gardant à leur service des personnes dont ils savaient ou auraient dû savoir qu’elles étaient pédophiles, en omettant de prendre des mesures raisonnables pour empêcher ou faire cesser les agressions physiques et sexuelles, en omettant de faire enquête sur les agressions une fois que les élèves les eurent dénoncées et en omettant de surveiller et d’encadrer convenablement leurs employés.
12 Le juge de première instance a examiné attentivement le droit et les éléments de preuve relatifs à la négligence. Il a estimé que le gouvernement du Canada et l’Église entretenaient tous deux des liens suffisamment étroits avec les demandeurs pour avoir envers eux une obligation de diligence. Il a rejeté la prétention selon laquelle le gouvernement du Canada n’avait pas fait preuve de négligence puisqu’il avait pris ses décisions sur le fondement de politiques générales : [traduction] « En l’occurrence, le gouvernement du Canada se voit reprocher non seulement sa politique de mise sur pied de pensionnats indiens, comme celui d’Alberni, mais également les mesures qu’il a prises ou qu’il a omis de prendre pour mettre cette politique en oeuvre » (décision de 2001, par. 79).
13 Après avoir conclu que l’Église et le gouvernement du Canada avaient tous deux une obligation de diligence envers les demandeurs, le juge de première instance a déterminé l’étendue de cette obligation au regard de la norme de diligence applicable. La question était la suivante : qu’est‑ce que le gouvernement du Canada et l’Église savaient ou auraient dû savoir, compte tenu de l’époque où se sont produits les actes — les années 40 à 60? Autrement dit, le risque que les enfants soient agressés sexuellement était‑il alors raisonnablement prévisible?
14 Au vu de la preuve, le juge de première instance s’est dit d’avis que le préjudice n’était pas prévisible. Aucun élément n’établissait que les responsables du Pensionnat avaient effectivement été mis au courant de la possibilité d’agressions sexuelles. Selon lui, les enfants n’avaient pas signalé les agressions très clairement, et les adultes auxquels ils s’étaient adressés n’avaient pas saisi qu’il s’agissait d’agressions sexuelles, une éventualité alors presque impensable. D’anciens employés du Pensionnat ont témoigné avoir ignoré l’existence d’agressions systématiques ou généralisées dans l’établissement, et le médecin qui s’occupait des enfants n’a jamais soupçonné qu’ils étaient maltraités. Les deux fois où il avait été informé d’une agression sexuelle, le surveillant avait congédié l’agresseur sur‑le‑champ.
15 Selon les normes de l’époque et la sensibilisation qui existait alors, l’on ne peut non plus affirmer qu’ils auraient dû connaître le risque. Le juge de première instance a dit : [traduction] « examinée de plus près, la preuve porte à conclure que les actes innommables dont ces jeunes enfants ont été victimes ne pouvaient tout simplement pas être nommés : à l’époque, le plus souvent, on n’en parlait pas » (décision de 2001, par. 135). Pour mes contemporains, les mesures prises étaient nettement insuffisantes et le milieu de vie, peu sûr. Toutefois, suivant les normes de l’époque, la connaissance présumée d’un risque prévisible que les enfants soient sexuellement agressés n’a pas été établie. Le juge de première instance a donc rejeté les allégations de négligence formulées contre l’Église et le gouvernement du Canada.
16 M. Barney ne relève aucune erreur particulière dans l’application du critère et la conclusion sur la norme de diligence. Il s’en prend plutôt aux conclusions de fait du juge de première instance. Plus précisément, il fait valoir que l’Église et le gouvernement du Canada auraient dû chercher à savoir pourquoi tant d’enfants s’enfuyaient du Pensionnat et faire la lumière sur les plaintes des enfants. Cette prétention touche à la connaissance réelle et présumée des défendeurs et, surtout, aux mesures qu’ils auraient dû prendre s’ils avaient eu connaissance des agressions sexuelles. Dans ses motifs, le juge de première instance a abordé ces questions avec minutie et doigté, et la Cour d’appel a conclu à juste titre qu’aucune erreur n’entachait ses conclusions sur la négligence.
17 Je suis d’avis de rejeter l’appel de M. Barney sur ce point.
2.2 Responsabilité du fait d’autrui
18 Le juge de première instance a reconnu la responsabilité de l’Église et du gouvernement du Canada pour les actes fautifs du surveillant de dortoir, M. Plint. La Cour d’appel n’a pas partagé son avis. Elle a confirmé que le gouvernement du Canada était responsable du fait d’autrui à cause de son pouvoir sur le directeur et les activités du Pensionnat, mais elle a conclu que la qualité d’organisme de bienfaisance exonérait l’Église de toute responsabilité.
19 J’estime que le juge de première instance a eu raison de conclure à la responsabilité du fait d’autrui de l’Église et du gouvernement du Canada pour les actes fautifs de M. Plint.
20 La responsabilité du fait d’autrui peut être imputée dès lors qu’il existe un lien important entre la conduite autorisée par l’employeur, ou le surveillant, et la faute. L’employeur ou le dirigeant de l’entreprise qui a créé ou accru le risque de comportement fautif doit être tenu responsable même lorsque l’acte fautif peut aller à l’encontre de sa volonté : Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534. Le coût associé à la réalisation de ce risque incombe à l’entreprise. Lui imputer la responsabilité pour le fait d’autrui permet d’atteindre les objectifs de politique générale que sont l’indemnisation appropriée de la victime et la dissuasion. Pour déterminer si la responsabilité du fait d’autrui est fondée, le tribunal tient compte de plusieurs facteurs dont a) l’occasion que l’entreprise a donnée à l’employé d’abuser de son pouvoir, b) la mesure dans laquelle l’acte fautif a contribué à la réalisation des objectifs de l’employeur, c) la mesure dans laquelle le contexte de travail a créé un climat d’intimité ou d’autres conditions propices à la commission de l’acte fautif, d) l’étendue du pouvoir conféré à l’employé relativement à la victime et e) la vulnérabilité des victimes potentielles.
21 J’aborde tout d’abord la question de la responsabilité de l’Église pour le fait d’autrui. Suivant la preuve documentaire, l’Église était l’employeur immédiat de M. Plint, qui était chargé de la surveillance du dortoir où dormait M. Barney et relevait de l’Église. Le juge de première instance s’est penché sur le critère juridique applicable à la responsabilité du fait d’autrui et a conclu que l’Église était l’un des employeurs de M. Plint. L’Église avait retenu les services de M. Plint afin de réaliser son objectif — la scolarisation des enfants autochtones en pensionnat — , et elle lui avait donné le pouvoir de s’en prendre à des victimes vulnérables et fourni l’occasion de le faire. Le juge de première instance a donc tenu l’Église et le gouvernement du Canada responsables du fait d’autrui — l’agression sexuelle des enfants par M. Plint. Toutefois, étant donné les accords intervenus entre l’Église et le gouvernement du Canada relativement à l’administration du Pensionnat, la Cour d’appel a conclu que l’Église ne pouvait être considérée comme l’employeur de M. Plint ni, par conséquent, tenue responsable des actes de ce dernier.
22 Le juge de première instance a tiré au moins huit conclusions de fait à l’appui de sa thèse selon laquelle l’Église était l’un des employeurs de M. Plint, dans tous les sens du terme, et devait être tenue responsable des agressions.
23 Premièrement, chargé du recrutement et de l’encadrement des surveillants de dortoir, le directeur était engagé par l’Église sur l’approbation du gouvernement du Canada, suivant la convention établie (M. Caldwell en 1944 et M. Dennys en 1958), puis suivant l’accord intervenu (M. Andrews en 1962) : décision de 1998, par. 54‑55.
24 Deuxièmement, le directeur Andrews croyait que son engagement et son congédiement relevaient de l’Église. Dans l’exercice de ses fonctions, il communiquait régulièrement tant avec elle qu’avec le gouvernement du Canada. L’Église était son supérieur immédiat et décidait de son salaire : décision de 1998, par. 60. L’adjoint de M. Andrews a confirmé avoir été engagé par un représentant de l’Église : décision de 1998, par. 61.
25 Troisièmement, l’Église participait à tous les aspects de la direction et de l’administration du Pensionnat, y compris la surveillance constante du directeur, l’inspection périodique de l’établissement, l’engagement direct de ses employés (sauf le personnel enseignant après 1949) et l’éducation religieuse des élèves : décision de 1998, par. 65. Suivant le mémoire qu’elle a remis à la Commission royale sur les peuples autochtones en 1993, l’Église s’occupait, en tant qu’[traduction] « organe d’exécution », « du fonctionnement et du cadre quotidiens » des écoles : décision de 1998, par. 66. Le directeur encadrait M. Plint dans l’exécution de ses fonctions de surveillant de dortoir.
26 Quatrièmement, l’Église gérait le régime de retraite des employés laïques, même si les cotisations de l’employeur étaient acquittées par le gouvernement du Canada : décision de 1998, par. 69.
27 Cinquièmement, le directeur pouvait congédier un employé, mais sa décision était soumise au contrôle de l’Église; l’employé pouvait contester son congédiement devant le comité consultatif de l’Église : décision de 1998, par. 69.
28 Sixièmement, l’Église faisait périodiquement don d’une somme au Pensionnat (même si le budget de fonctionnement de ce dernier était financé par le gouvernement du Canada), garantissait son découvert et fixait la limite de sa marge de crédit : décision de 1998, par. 70‑71.
29 Septièmement, l’Église inspectait l’établissement chaque année et y dispensait l’enseignement chrétien : décision de 1998, par. 70‑71.
30 Enfin, l’Église avait mis sur pied un comité consultatif chargé du respect de ses politiques à l’école : décision de 1998, par. 64.
31 En résumé, le juge de première instance a étayé de manière convaincante sa conclusion que l’Église exerçait un pouvoir suffisant pour être tenue, de pair avec le gouvernement du Canada, responsable du fait d’autrui.
32 Pour écarter la responsabilité du fait d’autrui de l’Église, la Cour d’appel a tenu compte du degré de pouvoir du gouvernement du Canada sur le Pensionnat, de la mission de l’Église de promouvoir l’instruction chrétienne, ainsi que de la difficulté de tenir deux défendeurs — le gouvernement du Canada et l’Église — responsables du fait d’autrui pour une seule et même faute. Je conclus qu’aucune de ces considérations ne fait obstacle à la responsabilité du fait d’autrui de l’Église.
33 La Cour d’appel a tout d’abord invoqué à l’encontre de celle‑ci le pouvoir exercé par le gouvernement du Canada sur le fonctionnement du Pensionnat. Elle a donc réexaminé tous les éléments de preuve afin d’écarter la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’Église exerçait un pouvoir suffisant pour être tenue responsable du fait d’autrui. Le juge Esson a rappelé que suivant l’accord liant le gouvernement du Canada et l’Église, l’entière responsabilité de l’administration n’était pas transmise à l’Église, le ministre conservant un droit de regard sur le fonctionnement de l’établissement. Il a relevé que, devant le Conseil canadien des relations du travail, le gouvernement du Canada avait soutenu que les employés des pensionnats étaient des employés de l’État. En ce qui concerne la preuve abondante selon laquelle l’Église s’occupait dans les faits de l’administration et de la direction quotidiennes du pensionnat, y compris l’engagement, le congédiement et la surveillance du personnel, le juge Esson a conclu qu’elle n’importait guère puisque le représentant de l’Église, le révérend Joblin, était mandataire du gouvernement du Canada pour la surveillance et l’administration de ce qui était en fait des écoles de l’État.
34 En dépit de ces affirmations, l’Église a joué un rôle important dans la direction du Pensionnat. C’est elle qui engageait, congédiait et surveillait les employés. Elle le faisait pour le compte du gouvernement du Canada, mais également pour réaliser un objectif à elle — la promotion de l’instruction chrétienne des enfants autochtones. La conclusion du juge de première instance selon laquelle l’Église était en partie responsable de la situation ayant mené à la faute n’est pas réfutée par l’argument que le gouvernement du Canada conservait en droit un pouvoir résiduel, ni par les arguments formalistes voulant que l’Église n’ait été que son mandataire. Le gouvernement du Canada avait certes un rôle important, que le juge de première instance a reconnu en le tenant à 75 p. 100 responsable du fait d’autrui, mais ni le rôle de l’Église ni sa responsabilité du fait d’autrui ne sont pour autant exclus.
35 Suivant le deuxième motif invoqué par la Cour d’appel à l’encontre de la responsabilité du fait d’autrui de l’Église, les fonctions de M. Plint à titre de surveillant de dortoir échappaient au seul domaine dans lequel l’Église était appelée à prendre des décisions — l’instruction chrétienne des élèves. Là encore, cet argument est incompatible avec la réalité. Dans les faits, l’Église dirigeait le dortoir, ainsi que les autres parties du Pensionnat. Il importe peu de savoir si cela relevait ou non de sa mission officielle.
36 Le troisième motif — celui qui semble sous‑tendre la décision de la Cour d’appel concernant la responsabilité du fait d’autrui de l’Église — repose sur la réticence à imposer la responsabilité du fait d’autrui à deux défendeurs pour une même conduite.
37 Or, cette réticence peut être injustifiée. Il y a de nombreuses raisons d’abonder dans le sens de P. S. Atiyah qui, dans son ouvrage intitulé Vicarious Liability in the Law of Torts (1967), dit que [traduction] « rien n’empêche évidemment deux employeurs de retenir de concert les services d’un employé, et que c’est ce que feraient normalement les membres d’un partenariat. En l’espèce, l’employé travaille pour deux employeurs, individuellement et collectivement, et ceux‑ci sont solidairement responsables de ses délits » : p. 149. Il peut donc y avoir responsabilité solidaire du fait d’autrui dans le cas d’un partenariat.
38 Dans la présente affaire, le juge de première instance a précisément conclu à l’existence d’un partenariat entre le gouvernement du Canada et l’Église, plutôt qu’à un fonctionnement individuel indépendant. Aucun motif sérieux issu de la jurisprudence n’a été avancé pour justifier l’imposition de la responsabilité du fait d’autrui à un seul employeur dans le cas d’un partenariat. En effet, les principes de la juste indemnisation et de la dissuasion seraient compromis si la responsabilité d’un employeur exerçant de facto un pouvoir sur un employé n’était pas retenue en raison d’une règle arbitraire n’admettant la responsabilité que d’un seul employeur pour le fait d’autrui. Contrairement à la Cour d’appel, je conclus que l’Église doit être tenue responsable du fait d’autrui au même titre que le gouvernement du Canada pour les agressions commises.
2.3 Doctrine de l’exonération des organismes de bienfaisance
39 La Cour d’appel a statué que, de toute manière, l’Église échappait à la responsabilité en raison de l’exonération des organismes de bienfaisance. En effet, elle a créé une exonération de responsabilité restreinte au bénéfice des organismes sans but lucratif. Selon elle, lorsque [traduction] « le gouvernement est responsable et que l’organisme de bienfaisance sans but lucratif n’a commis aucune faute, ou que, s’il est à l’origine du risque, il l’est dans une moindre mesure que le gouvernement, l’organisme sans but lucratif ne doit se voir imposer aucune responsabilité » (par. 48).
40 Il s’agit d’une méprise quant aux principes de la responsabilité du fait d’autrui et, en particulier, aux arrêts Bazley et Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570. La Cour d’appel fonde l’exonération sur les propos concernant la répartition du risque tenus par notre Cour dans Bazley, savoir qu’il peut être juste que l’entreprise qui a créé le risque à l’origine du préjudice, plutôt que la victime, soit contrainte à supporter la perte s’il existe un lien suffisant entre l’entreprise et le préjudice. Elle fait ensuite fond sur cette observation pour soutenir que c’est à la partie la plus à même de supporter la perte d’être tenue responsable, à condition que sa responsabilité soit plus grande que celle d’une partie moins bien nantie. Estimant que le gouvernement du Canada est davantage fautif et plus à même de supporter la perte que l’Église, un organisme sans but lucratif, elle conclut que cette dernière ne doit pas être tenue responsable et que la perte ne doit être supportée que par le gouvernement du Canada. La Cour d’appel fait ainsi de l’observation générale formulée dans l’arrêt Bazley un critère juridique indépendant dictant qu’un organisme sans but lucratif échappe à toute responsabilité pour la faute d’un employé lorsque sa part de responsabilité est moindre que celle d’une partie plus à même de supporter la perte.
41 Aucun principe ou arrêt de jurisprudence ne justifie cette exonération fondée sur la nature de l’organisme. La Cour d’appel a fait abstraction des autres considérations qui, dans l’arrêt Bazley, avaient amené notre Cour à refuser d’exonérer de la responsabilité du fait d’autrui une catégorie de défendeurs. Premièrement, exonérer un organisme sans but lucratif lorsque l’État est partie prenante ne l’inciterait pas à recruter du personnel sûr et à protéger les enfants contre les agressions sexuelles. La participation de l’État ne garantit pas la sécurité des enfants, surtout lorsqu’il incombe à l’organisme sans but lucratif de veiller à l’administration quotidienne de l’établissement, comme c’était le cas en l’espèce.
42 Deuxièmement, l’Église ne faisait pas appel à des bénévoles pour diriger le Pensionnat, mais à des employés. L’on ne saurait donc prétendre qu’elle était moins en mesure de surveiller la conduite de ses employés. L’Église encadrait manifestement ses employés dans l’exécution de leurs fonctions et on peut affirmer qu’elle était la mieux placée pour le faire. Elle a accru le risque qu’elle avait créé en confiant M. Barney aux soins de M. Plint, dont elle dirigeait les activités.
43 L’exonération dont on propose de faire bénéficier un organisme de bienfaisance pose d’autres difficultés, dont le risque qu’un grand nombre d’entités prétendent être des organismes sans but lucratif, y compris certaines auxquelles l’on pourrait ne pas vouloir accorder d’exonération. En fait, le gouvernement lui‑même peut être considéré comme un organisme sans but lucratif. Par ailleurs, contrairement aux préceptes du droit, une responsabilité moindre deviendrait nulle, ce qui irait à l’encontre du principe selon lequel les tribunaux doivent modifier peu à peu la common law : R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 666.
44 On peut éprouver de la sympathie pour l’Église, dont les motifs sont généralement louables et qui se voit réclamer aujourd’hui des sommes importantes pour des délits commis dans ses établissements il y a bien des années. Cependant, cette sympathie ne saurait permettre à un tribunal de l’exonérer d’une responsabilité bien établie en droit. J’arrive à la conclusion que la Cour d’appel a eu tort d’écarter la responsabilité de l’Église au motif qu’il s’agissait d’un organisme de bienfaisance.
2.4 Obligation légale intransmissible
45 Le juge de première instance a statué que le gouvernement du Canada avait l’obligation légale intransmissible d’assurer la sécurité et le bien‑être des pensionnaires suivant les art. 113 et 114 de la Loi sur les Indiens (voir l’annexe).
46 Le juge de première instance a conclu que le gouvernement du Canada était tenu au respect d’une obligation intransmissible. La Cour d’appel n’a pas examiné la question, estimant que les conclusions du juge de première instance sur la responsabilité du fait d’autrui l’avaient rendue théorique. Dans le présent pourvoi, le gouvernement du Canada nous demande d’écarter la conclusion du juge de première instance concernant l’existence d’une obligation intransmissible.
47 Cette dernière question comporte deux volets principaux. Premièrement, existe‑t‑il une obligation légale intransmissible et, deuxièmement, a‑t‑elle fait l’objet d’un manquement? Je conclus qu’on ne peut déduire du libellé de la loi l’existence d’une obligation intransmissible. Il n’est donc pas nécessaire de se pencher sur les questions relatives aux manières de manquer à celle‑ci ni sur la possibilité de l’imposer lorsque la responsabilité du fait d’autrui est établie.
48 Pour savoir s’il existe une obligation légale intransmissible dans un cas donné, il faut d’abord examiner le libellé de la loi. L’analyse doit déterminer si la loi impose clairement au gouvernement du Canada l’obligation intransmissible d’assurer la sécurité des élèves à l’école : voir E.D.G. c. Hammer, [2003] 2 R.C.S. 459, 2003 CSC 52.
49 L’article 113 de la Loi sur les Indiens prévoit que « [l]e gouverneur en conseil peut [. . .] autoriser le Ministre a) à établir, diriger et entretenir des écoles pour les enfants indiens ». L’article 114 dispose que « [l]e Ministre peut a) [p]ourvoir à des normes de construction, d’installation, d’enseignement, d’éducation, d’inspection et de discipline relativement aux écoles, et établir des règlements à cet égard [et] c) [c]onclure des accords avec des institutions religieuses pour le soutien et l’entretien des enfants qui reçoivent leur instruction dans les écoles dirigées par ces institutions ».
50 Le libellé de ces articles n’étaye pas l’inférence d’une obligation intransmissible. Premièrement, on y emploie le verbe « pouvoir », qui confère une faculté, plutôt que le verbe « devoir », qui impose une obligation, limitant ainsi la possibilité d’y voir une véritable obligation. Deuxièmement, le pouvoir de l’État de contracter avec des organisations religieuses pour le soin et l’éducation des enfants indiens donne à penser que l’obligation est tout à fait transmissible et qu’elle a été sous‑traitée par l’État. On ne retrouve pas dans la loi le libellé clair qui était en cause dans l’arrêt Lewis (Tutrice à l’instance) c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1145, où l’on a conclu à l’existence d’une obligation intransmissible. On peut dire en l’espèce, comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt E.D.G., qu’« [a]ucune de ces fonctions générales ne fait peser sur les conseils scolaires l’entière responsabilité du bien‑être des élèves à l’école, à la façon dont les lois dans l’affaire Lewis imposaient au ministère l’entière responsabilité de superviser les projets d’entretien et de s’assurer de la diligence raisonnable des entrepreneurs » (par. 20). Les autres dispositions de la loi ne sont guère éclairantes. La Loi sur les Indiens ne crée aucune obligation d’assurer la santé et la sécurité des enfants dans les pensionnats.
51 L’Église soulève un certain nombre d’arguments à l’appui de la thèse contraire. Premièrement, elle soutient que le vaste pouvoir accordé par le législateur sur tous les aspects de la vie des Indiens — notamment la définition d’« Indien » et l’enregistrement à ce titre, la compétence sur les réserves et sur les Indiens mentalement incapables — permet de conclure à l’existence d’une obligation légale intransmissible. Cependant, un argument fondé sur une obligation générale étrangère au strict libellé de la loi et au fonctionnement du Pensionnat n’est pas convaincant. Il risque d’empiéter sur d’autres motifs de responsabilité, comme le manquement à l’obligation fiduciaire et la négligence. La frontière entre les différents chefs de responsabilité n’a de sens que si l’obligation intransmissible découle du libellé de la loi.
52 Deuxièmement, l’Église fait valoir que le règlement pris par le gouvernement en application de l’al. 114a) obligeait le directeur du Pensionnat à établir des normes convenant au surintendant des affaires indiennes du Canada pour tout ce qui avait trait à la vie des élèves au Pensionnat, y compris la sécurité, la conseillance, l’orientation et les relations à la maison et à l’école. En outre, le règlement prévoyait que [traduction] « [c]hacun des pensionnats est inspecté par le représentant du gouvernement du Canada et toute autre personne que désigne le surintendant » : Indian Residential School Regulations, 1953, art. 14. Ce règlement et d’autres accordaient au gouvernement du Canada le pouvoir d’établir les normes de fonctionnement et d’inspecter les lieux pour s’assurer de leur respect. Ils ne créent toutefois pas une obligation intransmissible d’assurer la sécurité et le bien‑être des élèves. Ils semblent plutôt présupposer la transmission des obligations du gouvernement du Canada.
53 Troisièmement, l’Église affirme qu’en forçant les enfants autochtones à fréquenter des pensionnats désignés qui exerçaient un pouvoir absolu sur eux (art. 115 et 117 de la Loi sur les Indiens), le gouvernement du Canada a contracté l’obligation de protéger les intérêts de ces enfants. Bien que convaincant sur le plan de l’émotion, cet argument ne suffit pas non plus à établir en droit l’existence d’une obligation légale intransmissible.
54 Considéré dans son ensemble, le libellé des dispositions législatives n’impose pas une obligation générale de diligence dont l’objet est d’assurer la sécurité et le bien‑être des enfants.
55 Je suis d’avis que le juge de première instance a eu tort de conclure que le gouvernement du Canada avait en l’espèce une obligation légale intransmissible.
2.5 Obligation fiduciaire
56 Ni le juge de première instance ni la Cour d’appel n’ont retenu la thèse du manquement à une obligation fiduciaire. L’appelant, M. Barney, nous demande d’infirmer leurs décisions.
57 Fondée sur la confiance, l’obligation fiduciaire exige de son débiteur qu’il soit loyal et qu’il agisse de manière désintéressée, faisant passer l’intérêt du créancier avant tout autre : K.L.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51, par. 49.
58 L’argument relatif au manquement à l’obligation fiduciaire a deux fondements, l’un individuel, l’autre collectif.
59 D’un point de vue individuel, le gouvernement du Canada et l’Église auraient eu à l’égard de M. Barney et des autres pensionnaires une relation de nature fiduciaire, avec les obligations fiduciaires que cela suppose. De ce fait, ils auraient dû faire passer les intérêts des enfants avant les leurs et éviter toute conduite déloyale envers eux.
60 Selon le juge de première instance, à supposer que pareille obligation ait existé, elle n’avait pas été violée. Il a précisé que ni l’Église ni le gouvernement du Canada n’avaient fait preuve de malhonnêteté ou de déloyauté intentionnelle. Ces conclusions de fait n’ont pas été contestées. Le manquement à l’obligation fiduciaire envers M. Barney et ses camarades de classe n’a donc pas été démontré.
61 Un second argument, plus général, vise les enfants autochtones collectivement. Cette thèse veut que le système des pensionnats ait soustrait les enfants autochtones à leurs communautés, à leur culture et à leurs réseaux d’entraide pour les placer dans des milieux abusifs. Il s’agirait d’une mesure malhonnête et déloyale par laquelle le gouvernement aurait manqué à son obligation fiduciaire envers les peuples autochtones du Canada.
62 Notre Cour ne peut statuer sur cet argument dans le cadre du présent pourvoi. Il n’a pas été formulé devant les tribunaux inférieurs, sauf en toile de fond aux événements qui se sont produits au Pensionnat fréquenté par M. Barney. C’est uniquement devant nous qu’il a été avancé, et principalement par les intervenants. Ces derniers ont déposé à l’appui études et documents qui n’avaient pas été mis en preuve devant les tribunaux inférieurs et dont les intimés n’ont pu contester la valeur historique et scientifique. Il serait donc injuste de s’y fier et inopportun de se pencher sur l’argument plus général.
63 Nous abondons dans le même sens que les tribunaux inférieurs, qui ont conclu que l’argument de l’obligation fiduciaire ne pouvait être retenu.
2.6 Répartition des dommages‑intérêts
64 Après avoir conclu à la responsabilité du fait d’autrui de l’Église et du gouvernement du Canada (et à la responsabilité du gouvernement du Canada pour le manquement à une obligation intransmissible), le juge de première instance a établi la part de responsabilité du gouvernement du Canada à 75 p. 100 et celle de l’Église à 25 p. 100. Ceux‑ci ayant été déclarés solidairement responsables, les parties peuvent réclamer la totalité des dommages‑intérêts à l’un ou l’autre. Cependant, une question demeure : l’une des parties à la coentreprise à l’origine de la perte a‑t‑elle droit au dédommagement total ou partiel de la part de l’autre?
65 Le juge de première instance s’est penché sur la relation entre les parties pour conclure que le gouvernement du Canada n’avait jamais convenu de dédommager généralement l’Église des pertes subies dans l’exploitation du Pensionnat. Compte tenu de la répartition de la responsabilité, il a réparti la perte à raison de 75 p. 100 au gouvernement du Canada et de 25 p. 100 à l’Église. Ce faisant, il a signalé que le gouvernement du Canada avait le dernier mot concernant l’engagement du directeur et la gestion des finances, ce qui lui conférait de fait la mainmise sur l’école. Il a conclu qu’à titre de coentrepreneur [traduction] « principal », le gouvernement du Canada devait supporter la majeure partie de la perte (décision de 2001, par. 324).
66 Le gouvernement du Canada soutient que cette conclusion va à l’encontre de la Negligence Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 333, qui prévoit que [traduction] « s’il n’est pas possible d’établir différentes parts de faute, la responsabilité doit être répartie à parts égales » (par. 1(2)). Il prétend que, la responsabilité du fait d’autrui n’étant pas fondée sur la faute, la responsabilité et les dommages‑intérêts doivent être répartis à parts égales, et non selon un ratio 75 : 25 comme l’a fait le juge de première instance.
67 Reste à savoir si la « faute » (fault) au sens de la Negligence Act s’entend de la responsabilité du fait d’autrui. Des tribunaux ont statué qu’elle n’englobait ni les délits intentionnels ni les délits autres que la négligence : voir p. ex. Chernesky c. Armadale Publishers Ltd., [1974] 6 W.W.R. 162 (C.A. Sask.); Funnell c. C.P.R., [1964] 2 O.R. 325 (H.C.). D’autres ont retenu la thèse contraire : Bell Canada c. Cope (Sarnia) Ltd. (1980), 11 C.C.L.T. 170 (H.C. Ont.); Gerling Global General Insurance Co. c. Siskind, Cromarty, Ivey & Dowler (2004), 12 C.C.L.I. (4th) 278 (C.S.J. Ont.). Il n’est cependant pas nécessaire de trancher. Si la responsabilité du fait d’autrui est une « faute » au sens de la Negligence Act, fixer à 75 p. 100 la part de responsabilité du gouvernement du Canada comme l’a fait le juge de première instance revient à conclure que la faute peut être répartie, si bien que le par. 1(2) ne s’applique pas pour imposer un partage égal. Par contre, si la responsabilité du fait d’autrui n’est pas une « faute » au sens de la loi, celle‑ci ne s’applique alors pas. En l’espèce, la common law permet d’attribuer la responsabilité avec le même résultat.
68 Dans ces circonstances, l’Église fait valoir que les principes de la common law en matière de contribution doivent s’appliquer. Dans l’arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, notre Cour s’est interrogée sur le caractère absolu de la règle de la common law interdisant la contribution. Elle a conclu que, en common law, les coauteurs d’un délit pouvaient se réclamer mutuellement une contribution, sauf délit intentionnel ou motivation malveillante (par. 101). La responsabilité du fait d’autrui ne tient ni à l’intention ni à la motivation malveillante. L’Église ajoute que la présente affaire — où les coauteurs du délit n’ont commis aucune faute — se prête à l’application de la règle de la contribution afin d’empêcher l’enrichissement sans cause du gouvernement du Canada, vu le pouvoir limité qu’elle exerçait sur le fonctionnement du Pensionnat.
69 La question de l’opportunité de répartir inégalement la responsabilité du fait d’autrui se pose alors. Les divergences de vues quant à savoir si une faute ou un blâme est imputé à l’auteur du délit sont résumées dans l’arrêt Bluebird Cabs Ltd. c. Guardian Insurance Co. of Canada (1999), 173 D.L.R. (4th) 318 (C.A.C.‑B.), par. 13‑14. Suivant la thèse la plus convaincante, même si, d’un côté, la responsabilité du fait d’autrui ne tient pas à la commission d’une faute, c’est‑à‑dire qu’il n’est pas nécessaire que l’employeur ait participé à l’acte fautif de l’employé ni même qu’il l’ait autorisé, d’un autre côté, elle suppose une faute. Comme le dit D. N. Husak, [traduction] « le responsable du fait d’autrui n’est pas désigné au hasard, et les principes appliqués ne sont pas arbitraires. Une personne est tenue responsable du fait d’autrui si elle était en situation d’autorité et aurait pu, de ce fait, prévenir le préjudice » : « Varieties of Strict Liability » (1995), 8 Can. J.L. & Jur. 189, p. 215. Il s’ensuit que la part de responsabilité peut varier en fonction de l’autorité exercée. La responsabilité d’une partie pour l’infraction commise par un tiers dépend de la surveillance plus ou moins grande qu’elle a exercée sur ce tiers et du lien plus ou moins direct qu’elle a entretenu avec lui.
70 Le raisonnement du juge de première instance donne à penser qu’il s’est fondé sur cette analyse pour conclure que l’une des parties, le gouvernement du Canada, était le coentrepreneur « principal » et exerçait un plus grand pouvoir (décision de 2001, par. 324). À son avis, lorsqu’un employé a plus d’un employeur, l’un d’eux exerce vraisemblablement un plus grand pouvoir ou joue un rôle plus important que l’autre. Il a estimé que le montant des dommages‑intérêts devait en tenir compte. Il est vrai qu’il a utilisé à plusieurs reprises les termes [traduction] « partenariat » (décision de 1998, par. 99 et 119), « coentreprise » (par. 107) et « surveillance conjointe » (par. 114). Je ne peux cependant pas retenir l’argument du gouvernement du Canada portant que le juge de première instance n’a vu aucune relation hiérarchique entre l’Église et la Couronne. Le juge a conclu que leur relation n’était pas celle d’un mandant et d’un mandataire ou d’un employeur et d’un employé. Ce qui n’empêche pas l’un des coentrepreneurs d’avoir plus d’ascendant ou d’exercer un plus grand pouvoir. Dans ces circonstances, il est opportun de répartir inégalement la responsabilité.
71 En l’espèce, le juge de première instance a estimé que le gouvernement du Canada était plus en mesure que l’Église de surveiller la situation et de prévenir la perte. Cette conclusion se fondait sur la preuve et je ne la modifierais pas.
72 Reste une dernière question. Le juge de première instance a réparti la responsabilité en considérant que le gouvernement du Canada était responsable à la fois pour le fait d’autrui et pour le manquement à une obligation légale intransmissible. J’estime qu’il ne lui était pas loisible de retenir ce deuxième élément. La répartition de la perte entre le gouvernement du Canada et l’Église devrait‑elle en être modifiée? La réponse dictée par la logique est négative. Le gouvernement du Canada s’est vu imputer une plus grande responsabilité parce qu’il avait exercé un plus grand pouvoir sur l’entreprise. L’inexistence d’une obligation légale intransmissible n’y change rien.
73 Je suis d’avis de confirmer que le gouvernement du Canada doit payer 75 p. 100 des dommages‑intérêts, et l’Église 25 p. 100.
2.7 Dommages‑intérêts : incidence de traumatismes antérieurs
74 Deux autres traumatismes compliquent le calcul du montant des dommages‑intérêts auxquels M. Barney a droit pour l’agression sexuelle dont il a été victime : (1) celui subi chez lui avant son placement au Pensionnat et (2) l’autre découlant des privations et des sévices non sexuels subis au Pensionnat et pour lequel tout recours était prescrit. En réalité, ces traumatismes se sont confondus avec les expériences subséquentes pour donner naissance aux problèmes avec lesquels M. Barney a été aux prises toute sa vie. Il est pratiquement impossible de démêler les différentes sources de préjudice. Le droit l’exige pourtant puisque le demandeur ne peut être indemnisé que pour le préjudice causé par le délit lui conférant un droit d’action. Selon « [l]’objet essentiel, le principe le plus fondamental du droit de la responsabilité délictuelle », le demandeur doit être rétabli dans la situation où il aurait été n’eût été le délit : Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, par. 32.
75 Adhérant à ce principe, le juge de première instance a entrepris d’exclure les préjudices issus des traumatismes dont M. Barney avait été victime avant son arrivée au Pensionnat et ceux liés aux délits prescrits. À son avis, les antécédents familiaux du demandeur, son placement au Pensionnat et les traumatismes d’ordre non sexuel qu’il avait subis devaient être considérés comme des facteurs inhérents à sa situation, distincts des agressions sexuelles. La conclusion du juge de première instance est claire : la vie familiale de M. Barney avant son arrivée au Pensionnat et les autres expériences qu’il y a vécues l’avaient prédisposé à des troubles psychologiques graves, indépendamment des agressions sexuelles.
76 M. Barney soutient que sa situation avant son placement au Pensionnat et les autres traumatismes qu’il y a subis sont pertinents pour l’évaluation du préjudice et que le juge de première instance a eu tort de ne pas en tenir compte. Il affirme également que suivant la maxime ex turpi causa non oritur actio (nul ne peut tirer profit de sa faute), les défendeurs ne peuvent alléguer que certains de ses problèmes ne découlent pas des agressions sexuelles, mais des autres délits, frappés de prescription, dont il a été victime au Pensionnat. Ces prétentions soulèvent indirectement, à certains égards, les mêmes doléances généralisées contre la politique des pensionnats dans son ensemble que le manquement allégué à l’obligation fiduciaire.
77 Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas persuadée que le juge de première instance a commis une erreur.
78 Il importe d’établir une distinction entre la cause de la perte et l’évaluation du préjudice en matière de responsabilité civile délictuelle. Pour ce qui concerne le lien de causalité, la règle veut généralement que l’on se demande si, selon la prépondérance des probabilités, n’eût été les actes du défendeur, le demandeur aurait subi le préjudice. Les causes, délictuelles ou non délictuelles, du préjudice subi par le demandeur peuvent être multiples, mais le défendeur en est pleinement responsable si l’acte qu’il a commis est l’une d’elles. Au chapitre de l’évaluation du préjudice, il faut déterminer la situation initiale du demandeur. Le principe fondamental est que le défendeur n’est pas tenu de rendre la situation du demandeur meilleure qu’elle ne l’était au départ et qu’il n’a pas à indemniser le demandeur d’un préjudice qu’il aurait subi de toute manière : Athey. La prétention de M. Barney selon laquelle le préjudice découlant d’autres traumatismes que l’agression sexuelle ne devrait pas être écarté revient à dire qu’une fois établi que l’acte délictuel est une cause réelle de préjudice, le défendeur devient responsable de tous les préjudices allégués par la suite, qu’il en soit responsable ou non.
79 Par ailleurs, le défendeur prend sa victime comme elle est — c’est la règle de la vulnérabilité de la victime. En l’espèce, la victime a subi des traumatismes avant son placement au Pensionnat. Il faut donc se demander quel a été l’effet de l’agression sexuelle sur le demandeur, déjà marqué par la vie. Le préjudice est celui causé par les agressions sexuelles, et non par sa situation antérieure, qu’il importe toutefois d’examiner pour circonscrire la perte imputable aux agressions. Ainsi, dans la mesure où la preuve établit que les agressions sexuelles ont eu un effet plus dévastateur à cause du préjudice préexistant, on peut tenir compte de cet état préexistant pour fixer les dommages‑intérêts.
80 Lorsqu’un deuxième acte fautif ou une négligence contributive du demandeur survient après l’acte fautif initial ou simultanément, on peut avoir affaire à ce qu’on appelle une « vulnérabilité déjà active ». Chaque auteur d’un délit peut obtenir que l’on tienne compte des conséquences des actes de l’autre. Le défendeur doit indemniser le demandeur du préjudice qu’il lui a effectivement causé, mais il n’est pas tenu de le dédommager des effets débilitants de l’autre acte fautif qui se seraient produits de toute manière. Ainsi, les dommages‑intérêts exigibles de l’auteur du délit peuvent être réduits lorsque d’autres facteurs ont contribué au préjudice : Athey, par. 32‑36.
81 Ces scénarios découlent tous du principe fondamental selon lequel les dommages‑intérêts doivent rétablir le demandeur dans la situation où il se serait trouvé n’eût été le délit dont le défendeur est responsable.
82 Le juge de première instance a bien manié les principes juridiques applicables. Il a reconnu la [traduction] « grande difficulté » de démêler des facteurs imbriqués les uns dans les autres et de circonscrire le préjudice causé uniquement par le délit conférant le droit d’action, soit l’agression sexuelle (décision de 2001, par. 365). Tenant compte de tous ces éléments, il a fait de son mieux pour accorder au demandeur une juste indemnité. Il a reconnu le principe de la vulnérabilité de la victime, mais vu l’absence de preuve que les problèmes familiaux de M. Barney avant son arrivée au Pensionnat avaient exacerbé le préjudice infligé par les agressions sexuelles, il n’a eu d’autre choix que de tenter d’isoler ces traumatismes. De même, aucun fondement juridique ne lui permettait d’indemniser le préjudice découlant de délits prescrits commis au Pensionnat, les coups par exemple, et d’accorder ainsi des dommages‑intérêts plus élevés.
83 De manière plus générale, M. Barney se fonde sur la maxime ex turpi causa non oritur actio (nul ne peut tirer profit de sa faute) pour soutenir que le fait d’avoir mal pris soin de lui ne devrait pas permettre aux intimés de s’enrichir. Il prétend que réduire le montant des dommages‑intérêts en fonction du préjudice causé par le placement des enfants autochtones dans des pensionnats permet à l’Église et au gouvernement du Canada de tirer profit de leur conduite immorale et illégale.
84 Cet argument ne saurait être retenu malgré l’attrait éprouvé spontanément. Tout d’abord, il est erroné de voir dans la réduction sollicitée par les intimés une tentative de tirer profit d’une conduite immorale ou illégale. Le montant des dommages‑intérêts ne correspond qu’à la perte causée par le délit conférant un droit d’action, en l’occurrence l’agression sexuelle. Ne pas indemniser le demandeur pour la perte découlant d’autres facteurs n’équivaut pas à « réduire » les dommages‑intérêts. Par contre, l’indemniser d’une telle perte reviendrait à accorder des dommages‑intérêts « supérieurs » à ceux exigibles en droit. On ne saurait donc affirmer que les intimés tirent profit de leurs actes fautifs.
85 Deuxièmement, la maxime ex turpi causa non oritur actio ne peut être invoquée pour contourner une limite fixée par la loi ou pour saper le système juridique. L’appliquer de manière à permettre le dédommagement pour d’autres actes fautifs frappés de prescription priverait la loi de sa raison d’être et permettrait l’indemnisation à l’égard de délits allégués mais non prouvés. L’intention du législateur serait bafouée, et la responsabilité serait imputée en l’absence d’éléments de preuve légaux.
86 Troisièmement, à supposer que ces obstacles soient surmontables, lorsque les circonstances commandent clairement l’application de la maxime ex turpi causa non oritur actio, les tribunaux doivent faire preuve de circonspection en l’appliquant : Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159. L’indemnisation des effets du placement dans les pensionnats est controversée et problématique. En l’espèce, comme pour l’allégation générale d’un manquement collectif à une obligation fiduciaire, la preuve requise pour l’examen d’actes fautifs découlant d’une politique antérieure fait défaut.
87 Je conclus que la prétention de M. Barney selon laquelle le juge de première instance a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte, pour la fixation des dommages‑intérêts, d’autres actes fautifs que ceux conférant le droit d’action — les agressions sexuelles — n’est pas fondée.
2.8 Dommages‑intérêts généraux et majorés : montants
88 Le juge de première instance a accordé à M. Barney des dommages‑intérêts généraux de 125 000 $, plus 20 000 $ à titre de dommages‑intérêts majorés. M. Barney soutient que l’indemnité doit être portée à 300 000 $, eu égard aux sommes accordées dans d’autres affaires, aux facteurs aggravants et aux sévices à caractère non sexuel qui lui ont été infligés au Pensionnat.
89 Ce motif d’appel ne saurait être retenu. Le juge de première instance a tenu compte des bons facteurs pour fixer les dommages‑intérêts. Il a souligné la nature et la fréquence des sévices, ainsi que leurs terribles répercussions physiologiques et psychologiques sur la victime. Il s’est référé à de nombreuses décisions rendues dans des affaires apparentées pour fixer un juste montant. Je ne vois aucune raison de modifier les dommages‑intérêts généraux et majorés.
2.9 Dommages‑intérêts exemplaires
90 Seul M. Plint a été condamné à des dommages‑intérêts exemplaires. L’appelant demande que le gouvernement du Canada soit également condamné à lui verser 25 000 $ à titre de dommages‑intérêts exemplaires.
91 Aucune raison valable ne justifie de modifier la décision du juge de première instance à cet égard. Les dommages‑intérêts exemplaires ne sont accordés qu’exceptionnellement, en cas de « conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite » : Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18, par. 94. Le juge de première instance n’a pas conclu que la conduite du gouvernement du Canada satisfaisait en l’espèce à l’un ou l’autre de ces critères. Il a dit à juste titre que des dommages‑intérêts exemplaires ne pouvaient être octroyés si l’employeur n’avait pas eu lui‑même une conduite répréhensible. Il a tenu l’Église et le gouvernement du Canada responsables du fait d’autrui, ajoutant dans le cas du second défendeur le manquement à une obligation légale intransmissible, mais ce, en raison de leur lien avec M. Plint, et non d’une inconduite de leur part.
92 Il y a lieu de rejeter l’allégation selon laquelle le gouvernement du Canada devrait également être condamné à des dommages‑intérêts exemplaires.
2.10 Perte de capacité de gain ultérieure
93 Le juge de première instance n’a pas indemnisé l’appelant de la perte de capacité de gain ultérieure. La Cour d’appel lui a accordé 20 000 $ à ce titre. L’appelant demande aujourd’hui à notre Cour de porter ce montant à 240 000 $.
94 Selon la Cour d’appel, [traduction] « le juge de première instance a fait abstraction de ce que le préjudice psychologique de M. Barney l’empêcherait, du moins un certain temps, d’exercer des métiers qui, autrement, auraient été à sa portée » (par. 221). Le juge avait estimé que, de toute façon, M. Barney serait vraisemblablement devenu bûcheron, comme ses deux frères. Il avait également conclu que M. Barney n’était pas apte à travailler comme bûcheron pour des motifs qui n’avaient rien à voir avec les agressions sexuelles (décision de 2001, par. 527). Enfin, à son avis, M. Barney n’avait pas la capacité intellectuelle requise pour suivre un programme de formation professionnelle ou de recyclage, [traduction] « à moins que celui‑ci ne soit très court et axé sur la pratique » (par. 527).
95 Le gouvernement du Canada ne conteste pas le montant accordé par la Cour d’appel au titre de la perte de capacité de gain ultérieure. Il fait cependant valoir que, vu la preuve, le calcul à partir de tables détaillées n’est pas opportun en l’espèce.
96 Je suis convaincue qu’aucun élément de la preuve ne permet précisément de quantifier une perte de capacité de gain ultérieure et que la Cour d’appel a eu raison, à défaut de la preuve voulue, d’accorder un montant fondé sur la jurisprudence.
3. Conclusion
97 Je conclus que la Cour d’appel a eu tort de ne pas tenir l’Église responsable du fait d’autrui pour l’agression sexuelle de M. Barney. De plus, elle a mal appliqué l’arrêt Bazley en exonérant l’Église de toute responsabilité. Le juge de première instance a commis une erreur en dégageant de la Loi sur les Indiens une obligation légale intransmissible. Il a eu raison de répartir les dommages‑intérêts inégalement entre l’Église et le gouvernement du Canada. Aucun élément n’a été avancé pour justifier une conclusion de négligence ou de manquement à une obligation fiduciaire ou la modification du montant des dommages‑intérêts.
98 Je suis d’avis de rejeter l’appel de M. Barney et d’accueillir en partie celui du gouvernement du Canada. Le jugement de première instance est rétabli en ce qui concerne la responsabilité solidaire du fait d’autrui de l’Église et du gouvernement du Canada, ainsi que la détermination et la répartition des dommages‑intérêts. Le jugement de la Cour d’appel est annulé quant à l’exonération d’un organisme de bienfaisance. Sa décision d’accorder à M. Barney une indemnité pour la perte de capacité de gain ultérieure est confirmée. Aucun dépens ne seront adjugés dans les circonstances, chacune des parties assumant les siens.
ANNEXE
Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29
113. Le gouverneur en conseil peut, en conformité de la présente loi, autoriser le Ministre
a) À établir, diriger et entretenir des écoles pour les enfants indiens;
b) À conclure, au nom de Sa Majesté et pour l’instruction des enfants indiens conformément à la présente loi, des accords avec
(i) le gouvernement d’une province,
(ii) le conseil des Territoires du Nord‑Ouest,
(iii) le conseil du Territoire du Yukon,
(iv) une commission d’écoles publiques ou séparées, et
(v) une institution religieuse ou de charité.
114. Le Ministre peut
a) Pourvoir à des normes de construction, d’installation, d’enseignement, d’éducation, d’inspection et de discipline relativement aux écoles, et établir des règlements à cet égard;
b) Assurer le transport, aller et retour, des enfants à l’école;
c) Conclure des accords avec des institutions religieuses pour le soutien et l’entretien des enfants qui reçoivent leur instruction dans les écoles dirigées par ces institutions, et
d) Appliquer la totalité ou une partie des deniers qui seraient autrement payables en faveur ou pour le compte d’un enfant qui fréquente un pensionnat, à l’entretien dudit enfant à cette école.
115. (1) Sous réserve de l’article cent seize, tout enfant indien qui a atteint l’âge de sept ans doit fréquenter l’école.
(2) Le Ministre peut
a) Autoriser un Indien qui a atteint l’âge de six ans à fréquenter l’école;
b) Exiger qu’un Indien qui atteint l’âge de seize ans pendant une période scolaire continue à fréquenter l’école jusqu’à la fin de cette période, et
c) Exiger qu’un Indien qui atteint l’âge de seize ans fréquente l’école durant la période additionnelle que le Ministre juge à propos, mais aucun Indien ne doit être tenu de fréquenter l’école après avoir atteint l’âge de dix‑huit ans.
. . .
117. Tout enfant indien tenu de fréquenter l’école doit fréquenter celle que le Ministre peut désigner, mais aucun enfant dont le père ou la mère, selon le cas, est protestant ou protestante, ne doit être assigné à une école dirigée sous les auspices de catholiques romains, et aucun enfant dont le père ou la mère, selon le cas, est catholique romain ou catholique romaine, ne doit être assigné à une école dirigée sous les auspices de protestants, sauf sur des instructions écrites du père ou de la mère, suivant le cas.
Indian Residential School Regulations
[traduction]
. . .
2. « surintendant » Le surintendant de l’Éducation, Direction des affaires indiennes, ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration.
. . .
13. Le directeur de chacun des pensionnats établit relativement à ce qui suit des normes convenant au surintendant :
a) le nombre d’employés et leurs compétences;
b) le nombre d’élèves;
c) l’alimentation et toutes les étapes de la préparation des aliments et de leur service;
d) les vêtements et la literie;
e) le dortoir;
f) le chauffage et la ventilation;
g) la propreté, l’assainissement, l’approvisionnement en eau et la lessive;
h) l’éclairage;
i) la décoration intérieure;
j) les mesures de sécurité;
k) l’enseignement en classe;
l) les loisirs;
m) la conseillance et l’orientation;
n) les relations à la maison et à l’école;
o) la tenue de dossiers;
p) la comptabilisation des fonds, des stocks et du matériel.
14. Chacun des pensionnats est inspecté par le représentant du gouvernement du Canada et toute autre personne que désigne le surintendant.
15. (1) Le directeur d’un pensionnat veille à ce qui suit :
a) l’entretien et le fonctionnement des bâtiments, des terrains et du matériel;
b) l’attribution de tâches au personnel et la surveillance de l’exécution de ces taches;
c) l’établissement et la diffusion de règles de fonctionnement;
d) l’adoption et le respect de mesures visant à assurer la santé, la sécurité, le bien‑être et l’apprentissage des élèves;
. . .
h) le déroulement d’un exercice d’évacuation en cas d’incendie, au moins une fois par mois.
Pourvoi de Frederick Leroy Barney rejeté. Pourvoi du gouvernement du Canada accueilli en partie.
Procureurs de l’appelant/intimé Frederick Leroy Barney et des intimés R.A.F., R.J.J., M.L.J. et M.W. (2) : Hutchins Grant & Associates, Vancouver; Diane Soroka, Barrister & Solicitor Inc., Vancouver.
Procureur de l’appelante/intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.
Procureurs de l’intimée l’Église unie du Canada : Harper Grey Easton, Vancouver.
Procureurs de l’intimé Patrick Dennis Stewart : David Paterson Law Corporation, Surrey.
Procureurs de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Pitblado, Winnipeg.
Procureur des intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, l’Association des femmes autochtones du Canada et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada : Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, Toronto.