Crystalline Investments Ltd. c. Domgroup Ltd., [2004] 1 R.C.S. 60, 2004 CSC 3
Domgroup Ltd. Appelante
c.
Crystalline Investments Ltd. et Burnac Leaseholds Ltd. Intimées
Répertorié : Crystalline Investments Ltd. c. Domgroup Ltd.
Référence neutre : 2004 CSC 3.
No du greffe : 29196.
2003 : 7 novembre; 2004 : 29 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2002), 58 O.R. (3d) 549, 210 D.L.R. (4th) 659, 156 O.A.C. 392, 27 B.L.R. (3d) 102, 49 R.P.R. (3d) 171, 31 C.B.R. (4th) 225, [2002] O.J. No. 883 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure de justice (2001), 39 R.P.R. (3d) 49, 31 C.B.R. (4th) 216, [2001] O.J. No. 736 (QL). Pourvoi rejeté.
Fred D. Cass, Lawrence J. Crozier et David Stevens, pour l’appelante.
Peter-Paul E. DuVernet, pour les intimées.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Major —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi découle d’une motion sollicitant un jugement sommaire. Les faits ne sont pas contestés. Bien qu’elles soient propriétaires de biens différents, les intimées, Crystalline Investments Limited (« Crystalline ») et Burnac Leaseholds Limited (« Burnac »), sont appelées collectivement ci-après les « locateurs ».
2 Dominion Stores Limited était le locataire initial des locateurs. Le dossier n’indique pas clairement — information qui n’est d’ailleurs pas pertinente — si Dominion Stores Limited est devenue Domgroup Limited (« Domgroup ») à la suite d’une réorganisation ou d’un changement de dénomination. Pour les besoins du présent pourvoi, l’appelante Domgroup peut être considérée comme le locataire initial.
3 Domgroup a cédé les baux à Coastal Foods Limited (« Coastal Foods »), une filiale en propriété exclusive. Cette cession pouvait intervenir sans le consentement des locateurs. Domgroup a par la suite vendu Coastal Foods, qui s’est fusionnée pour former Food Group Inc. (« Food Group »). La société Food Group est plus tard devenue insolvable et a tenté une réorganisation en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B‑3 (la « Loi »), dans sa version en vigueur en 1994.
4 Il s’agit de décider si les conditions de la réorganisation qu’a effectuée la cessionnaire insolvable par l’intermédiaire de son syndic et au moyen de laquelle elle entendait résilier les baux en vertu de l’art. 65.2 de la Loi ont une incidence sur les obligations convenues entre les locateurs et le locataire initial.
5 En Ontario, jugement sommaire est rendu dans les cas prévus par la règle 20.04(2) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, qui est rédigée ainsi :
20.04 . . .
(2) Le tribunal, s’il est convaincu qu’une demande ou une défense ne soulève pas de question litigieuse, rend un jugement sommaire en conséquence.
6 Dans l’arrêt Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, par. 27, les juges Iacobucci et Bastarache ont examiné les principes juridiques régissant les motions sollicitant un jugement sommaire :
Le critère qu’il convient d’appliquer à une motion visant à obtenir un jugement sommaire est respecté lorsque le requérant démontre qu’il n’y a aucune véritable question de fait importante qui requiert la tenue d’un procès et qu’il est donc opportun que le tribunal examine s’il y a lieu d’accorder un jugement sommaire. Voir Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, au par. 15; Dawson c. Rexcraft Storage and Warehouse Inc. (1998), 164 D.L.R. (4th) 257 (C.A. Ont.), aux pp. 267 et 268; Irving Ungerman Ltd. c. Galanis (1991), 4 O.R. (3d) 545 (C.A.), aux pp. 550 et 551. Une fois que l’auteur de la motion a fait cette démonstration, il incombe ensuite à la partie intimée « d’établir que son action a vraiment des chances de réussir » (Hercules, précité, au par. 15).
Les parties ne contestent pas ce critère.
7 Le juge des motions a conclu que les préavis de résiliation donnés en vertu de l’art. 65.2 ont eu pour effet de résilier les baux à tous égards. S’appuyant sur l’affaire Cummer-Yonge Investments Ltd. c. Fagot, [1965] 2 O.R. 152 (H.C.), le juge a conclu que, puisque les baux n’existaient plus, les obligations du locataire initial envers les locateurs avaient également disparu. Le juge a prononcé des jugements sommaires rejetant les demandes des locateurs, qui réclamaient des dommages-intérêts du locataire initial. La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision du juge de première instance et conclu que les droits des locateurs et du locataire initial n’étaient pas touchés par les procédures engagées en vertu de l’art. 65.2. L’appel a été accueilli et les jugements sommaires ont été annulés.
8 Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis, tout comme la Cour d’appel de l’Ontario, que l’insolvabilité du cessionnaire et l’ordonnance rendue en application de la Loi ne touchent pas les locateurs, qui peuvent continuer d’exiger du locataire initial le respect des baux. L’ordonnance produit ses effets à l’égard du cessionnaire insolvable et de ses créanciers, y compris le locataire initial qui a cédé les baux, mais non à l’égard des locateurs. Je rejetterais le pourvoi.
9 En l’espèce, l’appelante a voulu invoquer certains moyens de défense prévus par la common law et elle a notamment fait valoir la défense d’abandon qui n’avait été ni plaidée par écrit ni soulevée devant le juge des motions ou devant la Cour d’appel. L’abandon est un moyen qui doit être plaidé. Voir McNeil c. Train (1848), 5 U.C.Q.B. 91; Wotherspoon c. Canadian Pacific Ltd. (1979), 22 O.R. (2d) 385 (H.C.), p. 562. Dans ces circonstances, les tribunaux ont refusé d’examiner cette question.
10 Le présent pourvoi confirme uniquement que la résiliation par Food Group des baux que lui avait cédés Domgroup n’a pas, par la seule application de l’art. 65.2, éteint les droits et obligations de Domgroup découlant des baux. L’article 65.2 porte sur la résiliation de baux par des locataires commerciaux insolvables. Il ne traite pas des effets de cette résiliation sur les tierces parties, par exemple les cédants et les garants. La question de savoir s’il a été mis fin aux baux soit par abandon, comme l’invoque pour la première fois Domgroup devant notre Cour, soit par application d’un autre principe de common law est un problème qui devrait être débattu en première instance.
II. Contexte
11 Le 30 avril 1979, Domgroup a loué des locaux de Crystalline. Le 24 avril 1980, Domgroup a loué un autre local de Burnac. Tous ces locaux étaient situés au Nouveau-Brunswick. Les baux, d’une durée de 25 ans, comportaient la clause de cession suivante :
[traduction] Nonobstant toute cession ou sous-location, le locataire demeure entièrement responsable du présent bail, il n’est pas libéré des engagements ou autres obligations énoncés dans ce bail et il continue d’être lié par celui-ci.
12 Le 25 mai 1985, Domgroup a cédé les deux baux à Coastal Foods, devenue par la suite Food Group.
13 Éprouvant des difficultés financières, Food Group a tenté une réorganisation. En février 1994, Food Group a déposé un avis d’intention de faire une proposition selon la partie III de la Loi.
14 Food Group a ensuite rédigé et déposé sa proposition, où elle affirmait croire que celle-ci serait [traduction] « avantageuse pour ses créanciers et ses employés et permettrait à Food Group de poursuivre ses activités, mais à une échelle plus modeste ». La proposition prévoyait notamment la résiliation, conformément à l’art. 65.2, des baux de Food Group avec Burnac et Crystalline.
15 Le 18 février 1994, Food Group — qui était alors insolvable — a, par l’intermédiaire de son syndic, donné préavis de son intention de résilier les baux aux locateurs initiaux, Burnac et Crystalline. Même si la Loi les autorisait à le faire, ni Burnac ni Crystalline n’ont contesté la résiliation des baux devant le tribunal. Food Group n’a à aucun moment avisé Domgroup de ces procédures.
16 Le 18 mars 1994, la proposition a été approuvée par la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick siégeant en matière de faillite. Le 24 mars 1994, Burnac et Crystalline ont reçu, conformément au par. 65.2(3) de la Loi, des indemnités respectives de 173 704,39 $ et de 131 154,54 $, soit l’équivalent de six mois de loyer selon les conditions des baux. Le tribunal a déclaré que la résiliation prenait effet le 31 mars 1994.
17 Food Group a quitté les locaux de Crystalline en mars 1994. Elle avait laissé ceux de Burnac un an auparavant, mais continué à payer le loyer.
18 Burnac, l’un des locateurs initiaux, a conclu des baux de courte durée avec un exploitant de salle de bingo et entrepris des modifications aux locaux pour répondre aux besoins d’un autre locataire. De son côté, Crystalline, l’autre locateur, a autorisé l’occupation de ses locaux par des vendeurs en kiosques.
19 Le 20 janvier 1995, Burnac et Crystalline ont avisé par courrier Domgroup, le locataire initial, que Food Group, qui était alors insolvable, avait résilié les baux. Les locateurs ont par la même occasion fait valoir leur droit aux loyers impayés conformément à la clause de cession figurant dans les baux. Les lettres ne contenaient aucune mention reconnaissant la résiliation des baux survenue le 31 mars 1994.
20 Domgroup a refusé de payer. Burnac et Crystalline ont chacune poursuivi cette entreprise en Cour supérieure de l’Ontario. Domgroup a demandé et obtenu un jugement sommaire dans les deux instances. Ces jugements ont par la suite été infirmés par la Cour d’appel de l’Ontario.
III. Dispositions législatives pertinentes
21 Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B‑3
65.2 (1) Entre le dépôt d’un avis d’intention et celui d’une proposition relative à une personne insolvable qui est un locataire commercial en vertu d'un bail immobilier, ou lors du dépôt d’une telle proposition, cette personne peut, sous réserve du paragraphe (2), résilier son bail sur préavis de trente jours donné de la manière prescrite.
(2) Le locateur peut, dans les quinze jours suivant le jour où préavis lui a été donné aux termes du paragraphe (1), demander au tribunal de déclarer ce paragraphe inapplicable au bail en question; le tribunal est tenu, sur avis donné aux parties qu’il ordonne d’aviser, de rendre l’ordonnance souhaitée, sauf si la personne insolvable le convainc que, sans la résiliation du bail en question et de tout autre bail résilié par le locataire aux termes du paragraphe (1), elle ne serait pas en mesure de faire une proposition viable ou que la proposition déjà faite ne serait pas viable.
(3) En cas de résiliation du bail, la proposition déposée par la personne insolvable doit prévoir le paiement au locateur, dès que le tribunal approuve la proposition, d’une indemnité égale au moindre des deux montants suivants :
a) une somme égale à six mois de loyer, selon les termes du bail;
b) le loyer pour la partie du bail non écoulée à la date de prise d’effet de la résiliation.
(4) En ce qui a trait au vote sur toute question relative à la proposition visée au paragraphe (3), le locateur n’a aucune réclamation à faire valoir à l’égard soit du loyer perçu par anticipation, soit des dommages-intérêts découlant de la résiliation, soit de l’indemnité prévue à ce paragraphe.
(5) Les paragraphes (1) à (4) n’ont pas pour effet de porter atteinte, en cas de faillite, à l’application de l’article 146.
(6) Dans le cas où la personne insolvable qui a fait une proposition visée au paragraphe (3) devient un failli après l’approbation de la proposition par le tribunal, mais avant l’exécution intégrale de celle-ci, et après le paiement de l’indemnité prévue à ce paragraphe, le locateur n’a aucune réclamation à faire valoir contre l’actif du failli à l’égard du loyer perçu par anticipation.
IV. Historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (2001), 39 R.P.R. (3d) 49
22 Les motions de Domgroup sollicitant un jugement sommaire ont été entendues par le juge Trafford le 1er mars 2001 et, par consentement, la question de droit en litige a été formulée comme suit :
[traduction] Une fois la résiliation d’un bail commercial approuvée par le tribunal en application de l’article 65.2 de la Loi qui était en vigueur en 1992 et une fois acceptée l’indemnité prévue par le code législatif, un locateur a-t-il droit d’obtenir de celui qui a cédé le bail avant la proposition les loyers impayés, ou des dommages-intérêts, pour la période du bail résilié qui reste à courir?
23 Le juge des motions a estimé que la résiliation des baux approuvée par le tribunal avait éteint toutes les obligations des parties et rendu inopérante la clause de cession. Les sommes versées aux locateurs en application de l’art. 65.2 constituaient l’indemnité totale à laquelle ils avaient droit en vertu des baux au titre des dommages-intérêts. Étant donné que le bail au complet, y compris la clause de cession, avait été résilié par l’ordonnance du tribunal, les réclamations présentées contre Domgroup, le locataire initial, n’étaient pas fondées en droit. Le juge des requêtes a rendu le jugement sommaire demandé dans les deux affaires.
B. Cour d’appel de l’Ontario (2002), 58 O.R. (3d) 549
24 La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté la conclusion du juge des motions selon laquelle les dispositions de l’art. 65.2 avaient eu pour effet de résilier les baux à tous égards. Suivant le juge Carthy, les procédures en matière d’insolvabilité n’ont eu aucune incidence sur les droits des locateurs et du locataire initial. Il a estimé que la modification apportée en 1997 à la version anglaise de l’art. 65.2, qui a substitué le mot « disclaim » au mot « repudiate », ne commandait pas un résultat différent.
25 La Cour d’appel a jugé que les conséquences de la résiliation devaient se limiter à celles prévues à l’art. 65.2, compte tenu de l’objectif de l’ensemble des procédures en matière d’insolvabilité. Bien que ces procédures aient permis à Food Group, la société insolvable, de se libérer de ses obligations, les droits et obligations de Domgroup envers les locateurs aux termes des baux sont demeurés intacts.
V. Analyse
A. L’interprétation de l’art. 65.2
26 Il s’agit de décider si, du fait de la cession des baux à la société insolvable, l’appelante Domgroup est libérée par la Loi de ses obligations. Plus précisément, l’art. 65.2 a-t-il eu pour effet d’éteindre toutes les obligations liant l’appelante et les intimées lorsque les baux ont été résiliés par Food Group, la société insolvable?
27 Bien que le texte de l’art. 65.2 vise principalement des relations bilatérales, par exemple un simple bail entre un locateur et un locataire, l’effet de la résiliation n’est pas différent dans une situation comme la présente, où il y a arrangement tripartite résultant de la cession d’un bail. Dans l’un et l’autre cas, il faut considérer que la résiliation ne bénéficie qu’à la personne insolvable.
28 En conséquence, je partage l’avis de la Cour d’appel que l’art. 65.2 doit recevoir une interprétation restrictive. Les objectifs manifestes de cet article sont de libérer une personne insolvable des obligations découlant d’un bail commercial qui sont devenues trop lourdes, d’indemniser le locateur pour la fin prématurée du bail et de permettre à la personne insolvable de reprendre autant que possible des activités viables. Ni l’article 65.2 ni quelque autre partie de la Loi ne protègent les tiers (c’est-à-dire les garants, cédants ou autres) des conséquences de la résiliation d’un bail commercial par une personne insolvable. C’est donc dire que les tiers demeurent responsables lorsque la partie au nom de laquelle ils ont agi devient insolvable.
29 Lorsqu’un bail a été conclu, il s’établit alors entre le locataire et le locateur un lien contractuel et une connexité de domaine. Voir Francini c. Canuck Properties Ltd. (1982), 35 O.R. (2d) 321 (C.A.), p. 322-323. En cas de cession du bail, la connexité de domaine entre le locateur et le locataire initial cesse d’exister, mais le lien contractuel survit et le locataire initial demeure tenu par son engagement. Le domaine ou l’intérêt dans la location est transféré au cessionnaire, qui, du fait de son droit à la possession, doit payer le loyer. Toutefois, sous réserve des conditions du bail et de l’entente entre les parties, le locataire initial demeure responsable du paiement du loyer si le cessionnaire fait défaut de le payer. Voir C. S. Goldfarb, « The Rights and Obligations of the Original Tenant and Subsequent Tenants after an Assignment of Lease », dans H. M. Haber, dir., Assignment, Subletting and Change of Control in a Commercial Lease (2002), 157.
30 Tant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Transco Mills Ltd. c. Percan Enterprises Ltd. (1993), 100 D.L.R. (4th) 359, p. 366, que le juge Carthy au par. 16 de l’arrêt visé par le présent pourvoi ont cité les propos du vice-chancelier Megarry dans l’affaire Warnford Investments Ltd. c. Duckworth, [1978] 2 All E.R. 517 (Ch. D.), p. 526, qui examinait la situation du locataire initial dans le cadre de procédures de faillite. Il vaut la peine de reproduire le passage en question :
[traduction] Le locataire initial est la personne qui, à titre de débiteur principal, assume envers le locateur les obligations du bail pour toute la durée de celui-ci; de plus, le processus de cession n’a pas pour effet de substituer à cette obligation la simple obligation subsidiaire qu’a la caution de payer le loyer uniquement en cas de défaut du cessionnaire. La faillite du cessionnaire a éteint pour le moment le droit du locataire initial d’exiger du cessionnaire l’exécution des obligations prévues par le bail et a affaibli le droit du locataire d’être indemnisé par ce dernier lorsqu’il doit les exécuter lui-même; mais la faillite du cessionnaire n’a pas eu d’incidence sur l’obligation fondamentale du locataire initial envers le locateur, obligation qui, elle, reste intacte. En aucune circonstance le locataire initial ne devient simple garant envers le locateur des obligations du cessionnaire du bail. [Je souligne.]
31 À compter du moment où un bail est formé, le locataire initial est lié par toutes ses conditions, y compris sa durée. Quelles que soient les difficultés qui pourraient surgir ultérieurement, la convention en question est pleinement exécutoire même si elle a fait l’objet d’une cession. En Angleterre toutefois, les inquiétudes exprimées par la population au sujet du maintien de la responsabilité des locataires initiaux en cas de faillites postérieures à une cession ont entraîné l’adoption de la Landlord and Tenant (Covenants) Act 1995 (R.‑U.), 1995, ch. 30. Conséquemment, en Angleterre, le locataire qui cède légalement son bail n’est plus tenu aux obligations découlant de celui-ci. Une loi similaire serait nécessaire pour produire le même résultat au Canada.
B. Le droit à indemnisation en common law fait-il obstacle à l’application de la Loi?
32 Si les obligations demeurent opposables au locataire initial par le locateur, on peut alors supposer que le locataire initial peut, à titre de créancier non garanti, exercer contre son cessionnaire le droit à indemnisation que lui accorde la common law. Voir Peterborough Hydraulic Power Co. c. McAllister (1908), 17 O.L.R. 145 (C.A.), p. 151. Le locataire initial pourrait donc, en vertu de ce droit, établir l’existence d’une réclamation contre ce cessionnaire en contexte d’insolvabilité. En conséquence, en plus du paiement qui doit être fait en priorité au locateur conformément à l’art. 65.2, le cessionnaire insolvable pourrait être exposé à une réclamation additionnelle fondée sur le bail.
33 L’appelante fait valoir que ce résultat ferait obstacle à la réalisation des objectifs de la Loi et constitue la raison pour laquelle la résiliation prévue par l’art. 65.2 doit mettre fin au bail à tous égards. Je ne suis pas de cet avis, et ce pour deux raisons.
34 Premièrement, un cédant ne diffère pas des autres débiteurs subsidiaires, dont aucun n’est exempté de l’application de la Loi. À titre d’exemple, l’art. 179 dispose ainsi :
179. Une ordonnance de libération ne libère pas une personne qui, au moment de la faillite, était un associé du failli ou coadministrateur avec le failli, ou était conjointement liée ou avait passé un contrat en commun avec lui, ou une personne qui était caution ou semblait être une caution pour lui.
Le paragraphe 62(3) prévoit ceci :
62. . . .
(3) L’acceptation d’une proposition par un créancier ne libère aucune personne qui ne le serait pas aux termes de la présente loi par la libération du débiteur.
Le législateur a donc jugé bon de maintenir les obligations des débiteurs « subsidiaires », mais il a choisi de ne pas éteindre leur droit à indemnisation en common law.
35 Deuxièmement, lorsqu’un locataire initial demande l’indemnisation d’une réclamation éventuelle, sa réclamation — pourvu qu’elle soit prouvable et qu’elle ne soit pas rejetée — est traitée conformément au régime établi par la Loi en matière d’insolvabilité. Le cédant joint simplement les rangs des autres créanciers non garantis participant aux procédures pertinentes. Si une telle réclamation est approuvée, elle ne saurait à la fois répondre aux exigences de la Loi et faire obstacle à la réalisation des objectifs de celle-ci.
36 En somme, la simple possibilité que le locataire initial dispose d’un droit d’indemnisation opposable à son cessionnaire insolvable et qu’il puisse présenter une réclamation afin de participer aux procédures de proposition en tant que créancier non garanti n’est pas incompatible avec le régime établi par la Loi. Au contraire, cette possibilité demeure pertinente dans les circonstances applicables aux autres contractants subsidiaires et ne modifie en rien la nature des obligations et relations contractuelles du locataire initial. Facteur plus important, cette possibilité ne commande pas que le locataire initial soit libéré de ses obligations.
37 Je me demande également s’il existe quelque raison justifiant d’établir une distinction, après la résiliation, entre un garant d’une part et l’auteur d’une cession d’autre part. Dans l’affaire Cummer-Yonge, précitée, le locateur a intenté une action contre les garants d’un locataire failli pour le loyer qui avait été impayé après la faillite du locataire mais avant le relouage des lieux. Le syndic de la faillite avait résilié le bail conformément aux droits reconnus aux syndics par les mesures législatives alors applicables, à savoir la loi fédérale sur la faillite et la loi provinciale régissant les rapports entre propriétaires et locataires. La clause de garantie qui figurait dans le bail résilié était rédigée ainsi :
[traduction] Les garants parties aux présentes, s’il en est, s’engagent, pour les cinq (5) premières années du bail qui est accordé par les présentes moyennant juste contrepartie, à garantir l’exécution par le locataire de toutes ses obligations découlant du présent bail, notamment son engagement de payer le loyer.
38 Le juge en chef Gale de la Haute Cour de l’Ontario a appliqué le raisonnement qu’avait suivi la Cour d’appel de l’Angleterre dans l’arrêt Stacey c. Hill, [1901] 1 Q.B. 660. Il a interprété la clause de garantie comme un simple cautionnement et il a conclu que, au moment où le syndic de faillite avait résilié le bail, les engagements du failli avaient été éteints. Comme l’obligation des garants consiste à assurer l’exécution de ces engagements, leurs obligations s’étaient éteintes en même temps que ces engagements. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé cette décision sans donner de motifs ([1965] 2 O.R. 157n).
39 L’arrêt Cummer-Yonge a engendré de l’incertitude dans le domaine de la location et de la faillite. Non seulement les rédacteurs de baux ont-ils tenté de contourner la conclusion de l’arrêt Cummer-Yonge en jouant sur la distinction entre obligation principale et obligation secondaire, mais les tribunaux ont eux aussi établi ce qu’on a décrit comme des [traduction] « distinctions tortueuses » pour rétablir la responsabilité des garants. Voir J. W. Lem et S. T. Proniuk, « Goodbye “Cummer-Yonge” : A Review of Modern Developments in the Law Relating to the Liability of Guarantors of Bankrupt Tenants » (1993), 1 D.R.P.L. 419, p. 436.
40 Malgré les désaccords qui sont survenus à propos de l’arrêt Cummer-Yonge, demeure toujours bien vivante dans la jurisprudence canadienne la distinction voulant que les garants soient tenus à une obligation secondaire qui disparaît en cas de résiliation du bail par le syndic de faillite et que les cédants soient tenus à une obligation principale qui survit à cette résiliation.
41 Il n’est pas étonnant que l’arrêt Stacey c. Hill, précité, ait conduit à une situation similaire en Angleterre. Dans l’affaire Hindcastle Ltd. c. Barbara Attenborough Associates Ltd., [1996] 1 All E.R. 737 (H.L.), p. 754, en présence d’un litige concernant la caution du cédant d’un bail, lord Nicholls a illustré de manière convaincante l’absurdité du maintien de cette distinction :
[traduction] Un tel résultat n’aurait absolument aucun sens, ni sur le plan juridique ni sur le plan commercial. Il impliquerait que les administrateurs qui se portent garants des obligations de leur société ne seraient pas responsables si leur propre société devenait insolvable pendant qu’elle est locataire, mais qu’ils seraient responsables si un cessionnaire de leur société éprouvait des difficultés financières pendant qu’il est locataire. À titre de garant des obligations de CIT, M. Whitten demeure responsable envers le locateur. Suivant l’arrêt Stacey c. Hill, s’il avait été garant des obligations de Prest [le cessionnaire en faillite], la résiliation l’aurait libéré. Quelle sorte de règle de droit serait-ce donc? [En italique dans l’original.]
42 La Chambre des lords a par la suite infirmé l’arrêt Stacey c. Hill. À mon avis, l’arrêt Cummer-Yonge devrait subir le même sort. Après la résiliation d’un bail, cédants et garants devraient être assujettis à la même responsabilité. Le seul fait de la résiliation ne devrait libérer ni les uns ni les autres de leurs obligations contractuelles.
43 L’appelante a plaidé que la loi anglaise sur la faillite appliquée dans l’arrêt Hindcastle énonçait clairement que la résiliation [traduction] « n’a aucune incidence sur les droits ou obligations de toute autre personne », puis elle a ajouté que l’art. 65.2 ne comporte pas ces mots. Je suis d’accord avec la réponse des intimées à cet argument, à savoir que ce passage du texte de loi anglais exprime l’interprétation normale de cette loi. En d’autres mots, il faut une disposition législative explicite pour priver une personne de droits dont elle jouit par ailleurs en droit. Comme l’a fait observer le juge Carthy de la Cour d’appel, aux par. 11 et 12, le bail peut avoir une valeur réelle pour le locataire initial et le libellé de l’art. 65.2 ne permet pas d’éliminer le bail sans son accord. Quoi qu’il en soit, tant que la doctrine de la primauté des lois fédérales n’entre pas en jeu, on ne saurait utiliser des procédures en matière de faillite et d’insolvabilité régies par le droit fédéral pour écarter des droits de propriété et autres droits civils régis par le droit provincial. Voir Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453; Giffen (Re), [1998] 1 R.C.S. 91.
44 Comme il a été dit précédemment, l’appelante a voulu invoquer devant la Cour la défense d’abandon, bien qu’elle n’ait pas plaidé ce moyen dans ses actes de procédure dans l’une ou l’autre action ni soulevé cette question devant le juge des motions ou la Cour d’appel. Comme les autres moyens de défense, l’abandon est une question qui doit être débattue en première instance. La décision d’autoriser ou non la modification des actes de procédure et, dans l’affirmative, de dire à quelles conditions cela doit être fait, devrait être laissée au juge de première instance.
VI. Dispositif
45 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’accorder aux intimées leurs dépens tant devant notre Cour que devant les juridictions inférieures.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Aird & Berlis, Toronto.
Procureurs des intimées : Glaholt & Associates, Toronto.