Giguère c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 1 R.C.S. 3, 2004 CSC 1
Serge Giguère, ès qualités Appelant
c.
Chambre des notaires du Québec Intimée
et
Comité administratif de la Chambre des notaires du Québec Intervenant
Répertorié : Giguère c. Chambre des notaires du Québec
Référence neutre : 2004 CSC 1.
No du greffe : 28901.
2003 : 5 juin; 2004 : 29 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Major, Bastarache, Binnie, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2001] R.R.A. 876, [2001] J.Q. no 3900 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure, [1997] R.J.Q. 1674, [1997] A.Q. no 1038 (QL). Pourvoi accueilli, la juge Deschamps est dissidente.
Jean-Paul Duquette, Pascale Closson-Duquette et Marie-Noëlle Closson-Duquette, pour l’appelant.
Sylvain Généreux et Sophie Lauzon, pour l’intimée.
Personne n’a comparu pour l’intervenant.
Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Major, Bastarache, Binnie et LeBel a été rendu par
1 Le juge Gonthier — Le présent pourvoi vise la décision du Comité administratif de la Chambre des notaires du Québec (le « Comité administratif ») de ne pas indemniser la succession d’une femme spoliée par son notaire. Pour les motifs qui suivent, j’estime que cette décision est manifestement déraisonnable et qu’il y a lieu de l’annuler. J’ordonne également aux intimés de verser l’indemnité qui s’impose.
I. Faits
2 Mme Marie-Rose Hamel Longpré est née en 1915 à Sainte-Thérèse (Québec). C’est au cours de la Deuxième Guerre mondiale qu’elle s’est installée avec son mari dans la ville avoisinante de Blainville, où ils se sont construit une maison. Son mari est mort en service dans les années 40, soit quelques années seulement après le déménagement. Elle ne s’est jamais remariée et n’a jamais eu d’enfant.
3 Mme Hamel était très proche de ses deux notaires, Me Georges-Étienne Filiatrault et son fils Me Nolan Filiatrault. Lorsque le mari de Mme Hamel est décédé, c’est Me Filiatrault père qui a reçu la déclaration de décès. Celui-ci a continué à s’occuper des affaires d’ordre juridique de la veuve avant de les confier à Me Filiatrault fils. La relation qu’entretenait Mme Hamel avec les deux hommes a duré plus de 50 ans.
4 Avec l’âge, les facultés mentales de Mme Hamel ont commencé à décliner. Elle a souffert de délires et de paranoïa mais a continué à vivre seule dans sa maison. Me Nolan Filiatrault s’occupait de ses affaires. Il encaissait ses chèques de pension et lui rendait d’autres services. Selon ses dires, son père — aujourd’hui décédé — et lui étaient les seuls amis de Mme Hamel.
5 L’amitié de Me Filiatrault avait cependant un prix. Le notaire, contre qui la Chambre a depuis pris des mesures disciplinaires et qui est maintenant radié du tableau de l’Ordre, a profité de l’état vulnérable de Mme Hamel pour la spolier. Il a réclamé du gouvernement fédéral, pour ensuite les conserver, les arrérages de la pension de vieillesse de Mme Hamel, qui s’élevaient à plus de 17 000 $ et qu’elle-même n’avait pas réclamés par crainte de perdre sa pension de veuve. Il a procédé à la vente d’un terrain appartenant à Mme Hamel et s’en est approprié le produit. Il est même allé jusqu’à contrefaire la signature de Mme Hamel pour retirer des fonds d’un compte en fidéicommis à son nom. Sans doute encouragé par la réussite de ces escroqueries, il s’est ensuite tourné vers la maison de Mme Hamel.
6 Par acte sous seing privé en date du 25 octobre 1989, Mme Hamel a vendu sa maison à son notaire pour un dollar « et autres bonnes et valables considérations ». Me Filiatrault a lui-même rédigé l’acte de vente. Mme Hamel l’a signé de sa main tremblante le 25 octobre 1989. On peut lire sous la signature de Me Filiatrault : « Me Nolan Filiatrault, notaire ».
7 Finalement, Me Filiatrault a présenté une requête pour ouverture d’un régime de protection aux biens et à la personne de Mme Hamel, même s’il ne restait à ce stade que peu de choses à protéger sur le plan financier. L’instance a été formellement introduite par le neveu de Mme Hamel, Jean-Paul Giguère. Mme Hamel devait subir une évaluation en application de l’art. 878 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25. Interrogée sur l’identité de la personne qu’elle voulait voir prendre soin d’elle et de ses affaires, Mme Hamel a répondu : « Le notaire Filiatrault ». Quand on lui a demandé pourquoi, elle a simplement répondu : « Parce que ça prend un homme de loi ».
8 Presque aussitôt après en avoir fait l’acquisition, Me Filiatrault tentait de vendre l’immeuble de Mme Hamel. Ses démarches ont éveillé les soupçons du frère de Mme Hamel, M. Josephat Hamel. M. Hamel a consulté son notaire et a déposé une plainte auprès du syndic de la Chambre des notaires du Québec (la « Chambre »). Devenu curateur de Mme Hamel en vertu de l’ordonnance de protection, M. Giguère en a fait autant. Un représentant de la Chambre (l’intimée en l’espèce) a répondu à M. Hamel près de quatre mois plus tard. Il l’a informé qu’il avait communiqué avec Me Filiatrault à ce sujet et qu’il estimait que sa plainte n’était pas fondée. Il a relevé que Mme Hamel elle-même n’avait jamais déposé de plainte et a avisé M. Hamel de la fermeture du dossier. Dans une lettre similaire adressée à l’avocat de M. Giguère, le représentant de la Chambre a qualifié la vente de transaction personnelle entre Me Filiatrault et Mme Hamel. Entre-temps, Me Filiatrault a vendu l’immeuble en trois parties pour un montant total de 550 000 $. Mme Hamel a emménagé dans un centre d’accueil.
9 M. Giguère a maintenu sa contestation de la vente. Vers la fin de 1995, le juge Marx de la Cour supérieure du Québec prononçait l’annulation de la transaction. Selon la preuve, Mme Hamel a été frappée d’incapacité juridique dès la fin des années 70 et faisait aveuglément confiance à Me Filiatrault. Elle signait tout ce qu’il lui demandait de signer, quand lui-même ne contrefaisait pas tout simplement sa signature. L’annulation par le juge Marx de l’acte de vente est survenue trop tard pour Mme Hamel, qui est décédée plus tôt la même année. La cour a ordonné à Me Filiatrault de rembourser plus de un million de dollars à la succession Hamel (la « succession »).
10 Comme il fallait s’y attendre, Me Filiatrault a fait faillite. Il n’a pu rembourser la succession. Les héritiers de Mme Hamel se sont donc tournés vers la Chambre. Les notaires, comme d’autres professionnels au Québec, sont tenus par la loi d’établir un fonds d’indemnisation : Code des professions, L.R.Q., ch. C-26, art. 89. Le fonds de la Chambre a été établi en vertu du Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec, R.R.Q. 1981, ch. N-2, r. 8 (le « règlement »). La succession a demandé que lui soient remboursées, à même ce fonds, la valeur de la maison de Mme Hamel (une réclamation de 900 000 $) ainsi que d’autres sommes détournées. Suivant sa procédure habituelle, le Comité du fonds d’indemnisation de la Chambre (le « Comité d’indemnisation ») a examiné la réclamation. Il a recommandé que certaines sommes soient remboursées à la succession, mais que soit rejetée la réclamation au titre de la maison de Mme Hamel au motif que Me Filiatrault n’agissait pas dans l’exercice de sa profession lorsqu’il l’a acquise frauduleusement de Mme Hamel et que sa conduite n’était donc pas visée par le règlement régissant le fonds d’indemnisation. Les recommandations du Comité d’indemnisation ont par la suite été entérinées par le Comité administratif au nom de la Chambre.
11 Agissant pour le compte de la succession, M. Giguère a sollicité la révision judiciaire de la décision du Comité administratif. Le juge Hurtubise de la Cour supérieure l’a débouté en soulignant que la clause privative contenue à l’art. 4.03 du règlement restreignait la révision judiciaire, et que la norme de contrôle applicable à la décision du Comité administratif était celle de la décision manifestement déraisonnable, que la décision n’était pas manifestement déraisonnable et qu’elle devait par conséquent être maintenue. La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel interjeté par la succession. Cet appel, tout comme le présent pourvoi, a été déposé par M. Serge Giguère, qui a repris l’instance à titre de curateur au décès de Jean-Paul Giguère.
II. Norme de contrôle
12 Les parties n’ont pas contesté devant nous la norme de contrôle applicable. Elles ont accepté qu’eu égard à la clause privative énoncée à l’art. 4.03 du règlement, la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. L’objet du pourvoi est de savoir s’il était manifestement déraisonnable de ne pas indemniser la succession.
III. Analyse
13 La décision du Comité d’indemnisation de ne pas indemniser la succession se fondait sur son interprétation de l’art. 2.01 du règlement, que le Comité administratif a retenue. L’article 2.01 prévoit :
Le Bureau établit un fonds d’indemnisation devant servir à rembourser les sommes d’argent ou autres valeurs utilisées par un notaire à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises dans l’exercice de sa profession.
Les deux comités étaient d’avis que la maison de Mme Hamel n’avait pas été remise à Me Filiatrault dans l’exercice de sa profession. Ils ont caractérisé la fraude commise par Me Filiatrault à l’endroit de Mme Hamel comme un acte personnel plutôt que professionnel et ont conclu que seuls les actes professionnels étaient susceptibles d’indemnisation à même le fonds. Avec respect, je suis d’avis que cette décision méconnaît la relation entre Mme Hamel et Me Filiatrault, les devoirs incombant aux notaires et la nature du fonds d’indemnisation, et la Cour ne saurait en permettre le maintien. Il s’agit d’une analyse manifestement déraisonnable de la relation entre Mme Hamel et Me Filiatrault. Elle a conduit à un résultat tout aussi déraisonnable. Je suis d’avis d’annuler la décision et d’ordonner à la Chambre d’indemniser la succession.
A. Les notaires et le fonds d’indemnisation
14 C’est la Loi sur le notariat, L.R.Q., ch. N‑2, qui s’appliquait aux notaires à l’époque où sont survenus les événements relatifs au présent pourvoi. Au paragraphe 2(1) de cette loi, les notaires sont définis comme étant « des praticiens du droit et des officiers publics dont la principale fonction est de rédiger et de recevoir les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité qui s’attache aux actes de l’autorité publique et en assurer la date ». L’alinéa 15b) dispose que l’un des « principaux devoirs d’un notaire » est « d’observer, dans l’exercice de sa profession, les règles de la probité et de l’impartialité la plus scrupuleuse ». La Loi sur le notariat a depuis été abrogée et remplacée en grande partie par la Loi sur le notariat, L.R.Q., ch. N-3. Cependant, les art. 10 et 11 de la nouvelle loi reprennent respectivement la qualité de conseiller juridique et d’officier public qu’ont les notaires ainsi que le devoir d’impartialité auquel ils sont soumis.
15 Le Code de déontologie des notaires, R.R.Q. 1981, ch. N‑2, r. 3 (le « Code »), complétait la Loi sur le notariat. Le Code a depuis été abrogé et remplacé, mais il était en vigueur à l’époque où ont eu lieu les événements en cause dans le présent pourvoi. Le Code affirmait à plusieurs endroits l’exigence d’impartialité à laquelle le notaire était tenu. L’article 3.01.05 prévoyait que le notaire devait agir comme conseiller « désintéressé, franc et honnête » de ses clients ou des parties à un acte. L’article 3.04.01 était ainsi libellé : « Le notaire doit subordonner son intérêt personnel à celui de son client. » Conformément à l’art. 3.03.04, le notaire ne peut cesser d’agir pour le compte d’un client sauf pour un « motif juste et raisonnable », comme « le fait que le notaire soit en situation de conflit d’intérêts ». Ces dispositions du Code sont reprises et parfois élargies par le nouveau Code de déontologie des notaires, D. 921-2002, (2002) 134 G.O. II, 5969. Par exemple, l’art. 30 du nouveau Code dispose que le notaire ne peut être en situation de conflits d’intérêts et qu’il y a conflits d’intérêts « lorsque les intérêts sont tels [que le notaire] peut être porté à préférer certains d’entre eux et que son jugement ou sa loyauté peuvent être défavorablement affectés ».
16 L’exigence d’impartialité sous-tend le devoir qu’ont les notaires de conseiller leurs clients et les parties aux actes qu’ils préparent. Comme l’explique le professeur Roy, « [l]e notaire est impartial lorsqu’il informe chacune des parties à l’acte de la portée des droits et des obligations susceptibles d’en résulter » : A. Roy, Déontologie et procédure notariales (2002), p. 16. Ce devoir de conseil, qui se trouvait à l’art. 3.02.04 du Code, est aujourd’hui consacré par l’art. 11 de la Loi sur le notariat, mais sa première formulation en droit québécois remonte à l’arrêt Ayotte c. Boucher (1883), 9 R.C.S. 460. Usant de manœuvres frauduleuses, M. Ayotte a pu amener les enfants de feu le Dr Boucher à signer un acte qui les rendait responsables des dettes de leur père. L’acte a été rédigé par un notaire qui, après l’avoir préparé, a refusé de le recevoir parce qu’il estimait que les enfants du Dr Boucher refuseraient de le signer s’ils en connaissaient la portée réelle. M. Ayotte a donc fait appel à un autre notaire. Ce second notaire a reçu l’acte sans expliquer aux enfants du Dr Boucher les conséquences juridiques qui en découlaient. La Cour a annulé l’acte et statué qu’il incombait au notaire de conseiller ses clients à propos des conséquences juridiques découlant de leurs actes. Les deux notaires ont agi contre la loi, explique le juge Fournier (p. 476) :
. . . mais le plus coupable est sans doute celui qui, connaissant parfaitement les intentions de l’Appelant de commettre un acte de dol, n’a rien dit ni rien fait pour l’empêcher. L’autre, en exécutant cet acte préparé d'avance, peut prétendre qu’il était sous l'impression que les parties s’étaient complètement expliquées avant son arrivée. Cette explication qui paraît assez bien prouvée peut servir à l’excuser de participation à la fraude commise par l’Appelant; mais il n’en a pas moins manqué à son devoir professionnel en ne s’assurant pas par lui-même de la nature des conventions auxquelles il devait donner la sanction de l’authenticité. Les devoirs du notaire ainsi compris et pratiqués en feraient une institution dangereuse au lieu de cette sorte de magistrature si utile à la société en général.
17 De telles situations d’abus de pouvoir par des notaires ne sont malheureusement pas que chose du passé. C’est pourquoi en vertu du Code des professions, la Chambre (comme tout ordre professionnel au Québec) est tenue d’établir un fonds d’indemnisation. L’établissement de ce fonds, et d’ailleurs le Code des professions dans son ensemble, vise à assurer la protection du public : Comité administratif de l’Ordre des comptables agréés du Québec c. Schwarz, [2001] R.J.Q. 920 (C.A.), par. 112 et 117‑118, le juge Fish (dissident); Hinkova c. Ordre des pharmaciens du Québec, [2000] J.Q. no 1445 (QL) (C.A.). La nécessité d’établir ce fonds s’explique notamment par les limites de l’assurance-responsabilité professionnelle. Grâce à une telle assurance, les professionnels et leurs clients peuvent être à l’abri des conséquences découlant de l’erreur, de l’inadvertance et de la négligence professionnelles, mais non en général des actes intentionnels d’inconduite. En ce sens, le fonds d’indemnisation prévu par la loi paie ce que l’assurance privée ne couvre pas. Cela ne revient pas à faire de la malveillance ou de la fraude une condition préalable au remboursement à même le fonds d’indemnisation. Cependant, en présence de tels facteurs, l’assurance-responsabilité professionnelle ne sera généralement d’aucun secours. Les victimes n’auront alors d’autre recours que d’intenter des poursuites contre le notaire lui-même (qui peut avoir déclaré faillite ou qu’on ne peut retracer) et de réclamer le versement d’une indemnité à même le fonds d’indemnisation.
18 Comme je l’ai souligné, l’établissement du fonds d’indemnisation des notaires se fonde sur l’art. 2.01 du règlement, ainsi libellé :
Le Bureau établit un fonds d’indemnisation devant servir à rembourser les sommes d’argent ou autres valeurs utilisées par un notaire à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises dans l’exercice de sa profession.
Cette disposition rejoint l’al. 4.02.01b) du Code, qui stipule que « sont dérogatoires à la dignité de la profession » les actes comportant « le détournement ou l’emploi pour des fins autres que celles indiquées par le client de deniers ou valeurs confiés au notaire dans l’exercice de sa profession ». À mon sens, ces deux dispositions doivent être interprétées ensemble. L’alinéa 4.02.01b) du Code pose la règle déontologique. L’article 2.01 du règlement prévoit l’établissement d’un fonds permettant d’accorder réparation en cas de manquement à la règle déontologique. Les deux dispositions s’appliquent ensemble. Voir Schwarz, précité, par. 92.
B. La décision du Comité administratif
19 Comme je le signale, le Comité administratif a entériné la décision du Comité d’indemnisation de ne pas indemniser la succession au titre de la maison de Mme Hamel. Cette décision a été rendue en deux étapes.
20 Tout d’abord, le 3 mai 1996, le Comité administratif a déclaré :
QUE le Comité administratif prenne acte de la recommandation à l’effet que soit refusée partiellement cette réclamation pour la somme de 900 000,00 $ représentant la valeur de l’immeuble ayant fait l’objet de la vente par Marie-Rose Hamel à Nolan Filiatrault et annulée aux termes du jugement rendu par l’Honorable Herbert Marx, J.C.S., le 4 décembre 1995, étant donné que Nolan Filiatrault, quelle que soit la nature des gestes qu’il ait pu poser, relativement à l’immeuble concerné, n’agissait pas dans l’exercice de sa profession au sens des termes du Règlement sur le fonds d’indemnisation;
M. Giguère a sollicité la révision judiciaire de la décision du Comité administratif.
21 Par la suite, le 13 décembre 1996, le Comité administratif émet une deuxième déclaration rédigée notamment en ces termes :
CONSIDÉRANT QUE monsieur Nolan Filiatrault n’était pas dans « l’exercice de sa profession » au sens où ces mots sont utilisés dans le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec;
. . .
CONSIDÉRANT QUE cet immeuble n’a, de toute façon, pas été « remis » à monsieur Nolan Filiatrault « dans l’exercice de sa profession » au sens où ces mots sont employés dans le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec;
CONSIDÉRANT QUE monsieur Nolan Filiatrault n’a pas « utilisé à d’autres fins » cet immeuble au sens où ces mots sont employés dans le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec;
CONSIDÉRANT QU’il a été pris en considération par le Comité du fonds d’indemnisation dans sa recommandation et par le Comité administratif que des témoins auraient pu venir témoigner de ce qui est allégué dans la requête en mandamus, en évocation et en révision judiciaire de monsieur Jean-Paul Giguère du 1er novembre 1996 et, en particulier, de ce qui est allégué aux paragraphes 10, 28, 31 et 42(1) à (5) de cette requête;
Sur proposition dûment appuyée, IL EST RÉSOLU À L’UNANIMITÉ :
QUE le Comité administratif entérine la recommandation du Comité du fonds d’indemnisation et en conséquence que soit refusée cette réclamation pour la somme de 900 000 $ représentant la valeur de l’immeuble ayant fait l’objet de la vente par madame Marie-Rose Hamel à monsieur Nolan Filiatrault laquelle vente a été annulée aux termes d’un jugement rendu par l’Honorable Herbert Marx J.C.S. le 4 décembre 1995.
22 La référence à la demande de révision judiciaire déposée par M. Giguère est révélatrice. Les extraits auxquels renvoie le Comité administratif indiquent que M. Giguère était disposé à prouver devant le Comité d’indemnisation, par déposition des témoins, plusieurs aspects liés aux aptitudes mentales de Mme Hamel et à la conduite professionnelle de Me Filiatrault. M. Giguère était tout particulièrement prêt à démontrer : que Mme Hamel a signé l’acte de vente en s’en remettant à son notaire en sa qualité de conseiller juridique impartial; qu’un syndic de la Chambre des notaires avait en sa possession une autorisation de Mme Hamel datant de 1983 qu’il avait omis de divulguer et qui l’avait convaincu que la transaction Hamel-Filiatrault ne relevait pas de la pratique notariale de Me Filiatrault; qu’il est notoire que Mme Hamel souffrait d’incapacité mentale depuis au moins 1975; que Mme Hamel avait une confiance absolue en son notaire. Il ressort de la décision du Comité administratif que celui-ci a tenu compte de la disponibilité de cette preuve en arrivant à sa conclusion. Il a néanmoins rejeté la réclamation de la succession.
23 Le refus du Comité administratif de faire droit à la réclamation de la succession reposait sur sa perception que Me Filiatrault n’agissait pas dans l’exercice de sa profession lorsqu’il a conseillé Mme Hamel et agi pour son compte relativement à la vente de sa maison. Selon les propos du Comité d’indemnisation (qu’a essentiellement repris le Comité administratif dans sa décision du 3 mai 1996), « quelle que soit la nature des gestes qu’il ait pu poser relativement à cet immeuble, Nolan Filiatrault les a posés en sa qualité personnelle et non pas dans le cadre de l’exercice de sa profession » : procès-verbal de la réunion d’étude du Comité du fonds d’indemnisation tenue au siège social de la Chambre des notaires du Québec, 3‑4 avril 1996; voir également le procès-verbal de la 57e réunion du Comité administratif, 3 mai 1996. La nature censément personnelle de l’acte posé par Me Filiatrault appelle un examen approfondi.
24 Il convient tout d’abord de se pencher sur la nature de la relation de Me Filiatrault avec Mme Hamel. Même s’il feignait d’entretenir des liens d’amitié avec elle, il était avant tout son conseiller juridique au sens du par. 4(3) de la Loi sur le notariat (N-2) et, aujourd’hui, de l’art. 10 de la Loi sur le notariat (N-3). Elle-même le considérait clairement comme son conseiller juridique. Elle a longtemps suivi les conseils juridiques de Me Filiatrault, tout comme elle avait suivi ceux du père de celui-ci bien des années auparavant. Elle l’a expressément qualifié d’« homme de loi ». Fait encore plus important, elle a accepté son conseil juridique lorsqu’elle a signé l’acte de vente par lequel elle lui cédait, sans le savoir, sa maison. Je remarque que l’acte de vente porte la signature officielle de Me Filiatrault en la forme requise par le par. 4(1) de la Loi sur le notariat : la mention « Me Nolan Filiatrault, notaire » apparaît sous la ligne réservée à la signature. Je constate également que, dans sa décision du 13 décembre 1996, le Comité administratif a lui-même reconnu que M. Giguère était disposé à établir la nature professionnelle de la relation Hamel-Filiatrault.
25 La nature professionnelle plutôt que personnelle de la relation ressort non seulement des faits, mais de la loi elle-même. J’ai déjà fait état des responsabilités légales et déontologiques qui incombent aux notaires de conseiller leurs clients de manière impartiale. Par cette transaction, l’obligation professionnelle de Me Filiatrault de conseiller Mme Hamel avec impartialité a été engagée. Dans Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45, j’ai eu l’occasion de formuler des commentaires sur l’autre branche de la profession juridique au Québec, soit les avocats (par. 17) : « En tant que dépositaire de la confiance du public, l’avocat joue un rôle très particulier au sein de la collectivité lorsqu’il exerce [les] actes réservés ». Il en va de même des notaires qui exercent des actes réservés. Le fait qu’il s’agisse d’un rôle professionnel et non personnel devrait aller de soi. Les transactions personnelles entre les membres de la profession juridique et leurs clients ne peuvent être encouragées. Si elles se produisent, les avocats ou les notaires doivent les traiter avec une extrême prudence afin d’éviter des conflits entre les obligations qui naissent de la relation de confiance avec leurs clients et leurs intérêts personnels. Les principes établis par l’Association du Barreau canadien nous éclairent à cet égard :
(a) L’avocat ne doit conclure aucune transaction d’affaires avec son client ou sciemment acquérir un droit de propriété, des valeurs ou tout autre intérêt pécuniaire d’un client, à moins que :
(i) la transaction ne soit honnête et raisonnable et que les termes de cette transaction ne soient complètement exposés au client par écrit, d’une manière que le client puisse raisonnablement comprendre;
(ii) le client n’ait eu une occasion raisonnable de demander un conseil juridique indépendant sur la transaction, l’avocat ayant le fardeau de prouver que les intérêts du client furent protégés par un tel avis indépendant; et que
(iii) le client ne consente par écrit à la transaction.
(b) L’avocat ne doit pas conclure ni poursuivre une transaction d’affaires avec un client, si :
(i) le client s’attend à ce que l’avocat protège ses intérêts ou peut raisonnablement le présumer;
(ii) il y a un risque important que les intérêts de l’avocat et ceux du client puissent diverger.
(Association du Barreau canadien, Code de déontologie professionnelle, ch. VI)
Bien que le Code de déontologie professionnelle de l’ABC ne s’applique pas directement à l’ensemble des notaires du Québec, il n’en reste pas moins que le notaire qui envisage de conclure une transaction d’affaires avec son client devrait garder à l’esprit les principes qui y sont énoncés.
26 Le fait que la transaction en question est effectuée sous forme d’acte sous seing privé ne doit pas faire perdre de vue la question en litige. On dit parfois que le notaire qui procède par acte sous seing privé, plutôt que par acte authentique, n’agit plus en sa qualité professionnelle et n’est donc pas assujetti à l’obligation de conseil qui lui incombe habituellement. Ainsi peut-on lire dans une note tirée de La Revue du Notariat de septembre 1911 :
D’après la jurisprudence constante, l’acte sous seing privé conserve strictement son caractère, alors même qu’il est établi que le notaire a pu, à titre de conseil, participer à sa rédaction. Il n’agit plus là comme notaire, mais comme simple conseil ou mandataire des parties, et l’acte n’en acquiert pas pour cela ni le caractère, ni la valeur, ni les effets d’un acte authentique. De même que l’honoraire de l’acte notarié n’est pas dû pour sa rédaction, de même aucune responsabilité n’est encourue par le notaire tant pour la forme que pour le fond de l’acte. Et les effets au point de vue juridique en sont et restent ceux prévus par la loi pour les actes sous seing privé.
(Anonyme, « Rôle du notaire dans l’acte sous seing privé » (1911), 14 R. du N. 56) Certes, je conviens que le simple fait pour un notaire de rédiger un acte sous seing privé n’en fait pas pour autant un acte authentique au sens du Code civil. Mais je ne peux me rallier à la proposition qu’un notaire peut se soustraire à toute responsabilité professionnelle par le simple fait de choisir une forme d’acte plutôt qu’une autre. En effet, son devoir de conseil désintéressé demeure entier dans ces circonstances, sans égard à la forme de l’acte intervenu. Cette conclusion découle du principe qui sous-tend l’arrêt Ayotte c. Boucher, précité. Elle est également conforme à la doctrine, comme le démontre le professeur Marquis : P.-Y. Marquis, La responsabilité civile du notaire (1999), p. 168-169. J’estime irréfutable sa conclusion sur ce point :
Nous ne croyons pas qu’en principe le devoir notarial de conseil doive être rattaché exclusivement à une forme externe de l’acte plutôt qu’à une autre [. . .] Cette obligation d’information est partie intégrante de la profession. On ne saurait vraisemblablement l’écarter nécessairement d’une façon aussi aisée.
Nous pensons aussi que même si le notaire, de son propre choix ou à la demande d’un client, préfère utiliser l’acte sous seing privé au lieu de l’acte authentique, il n’est pas inévitablement et automatiquement pour autant déchargé de son obligation de conseil. [. . .] [T]out devra s’analyser en fonction des particularités de chaque espèce, de l’importance de la contribution du notaire à la rédaction de l’acte et du degré de confiance que le client aura réellement manifesté envers le praticien.
Bref, le fait que cette transaction ait pris la forme d’un acte sous seing privé ne lui confère aucunement la qualité d’acte personnel, plutôt que celle d’acte posé par Me Filiatrault dans l’exercice de sa profession. À l’égard de cette transaction et de toutes les autres, Me Filiatrault avait l’obligation professionnelle de conseiller sa cliente en toute impartialité. Penser autrement revient non seulement à faire fausse route, mais traduit du même coup une grave méconnaissance des devoirs propres aux notaires tels qu’ils sont énoncés dans la Loi sur le notariat, la doctrine et la jurisprudence.
27 Toute caractérisation de la transaction Hamel-Filiatrault comme étant de nature personnelle plutôt que professionnelle doit également tenir compte de la finalité du fonds d’indemnisation. Comme je l’ai expliqué, ce fonds vise notamment à protéger les clients de notaires ayant commis des méfaits qui ne sont pas couverts par l’assurance-responsabilité professionnelle en raison de leur caractère intentionnel. Le présent pourvoi en est un parfait exemple : le Comité d’indemnisation a admis la preuve irréfutée des nombreuses fausses représentations que Me Filiatrault a faites à Mme Hamel. Toutefois, en qualifiant la transaction de personnelle, les deux comités ont situé la fraude de Me Filiatrault hors du champ d’application du fonds, niant ainsi la protection même que le fonds vise à conférer. Cette décision crée une rupture entre les obligations déontologiques des notaires, prévues à l’al. 4.02.01b) du Code, et la réparation pour violation de ces obligations que le fonds d’indemnisation est censé fournir en dernier ressort. Non seulement Mme Hamel est-elle laissée sans protection aucune, mais on se trouve également à faire échec à l’objet même du fonds.
28 En conclusion, on ne peut en aucune manière raisonnablement qualifier de personnelle plutôt que de professionnelle la transaction par laquelle Mme Hamel a, sans le savoir, vendu sa maison à son notaire pour la somme dérisoire de un dollar. Le Comité administratif a commis une erreur fondamentale en acceptant la conclusion du Comité d’indemnisation selon laquelle les actes posés par Me Filiatrault étaient de nature personnelle plutôt que professionnelle et qu’ils se situaient, de ce fait, hors du champ d’application du fonds d’indemnisation. On pourrait faire valoir en contrepartie qu’il s’agit d’une erreur de droit bénéficiant de la protection de la clause privative contenue à l’art. 4.03 du règlement. Mais la Cour ne saurait laisser persister une erreur à ce point grossière, fondée sur une méconnaissance aussi fondamentale des responsabilités professionnelles des notaires en droit québécois, de la relation entre Mme Hamel et Me Filiatrault, ainsi que du but de l’établissement du fonds d’indemnisation. Il s’agit d’un résultat manifestement déraisonnable.
C. Réparation
29 Je suis d’avis d’annuler la décision du Comité administratif en raison de son caractère manifestement déraisonnable. Pour justifier son refus d’indemniser la succession, la Chambre n’a invoqué que sa conclusion manifestement déraisonnable selon laquelle Me Filiatrault agissait en sa qualité personnelle lorsqu’il a spolié Mme Hamel. Si le seul obstacle à l’indemnisation de la succession se résumait à cela, il est manifeste que la succession doit aujourd’hui être indemnisée.
30 À l’audition devant la Cour, l’avocat de la Chambre a invoqué un nouveau moyen. Au lieu de chercher à défendre la décision du Comité administratif telle qu’elle a été rendue, il a fait valoir qu’aucune indemnité n’est payable à la succession parce que la maison de Mme Hamel n’est pas visée par le règlement. Il ne s’agirait pas, au sens du règlement, d’une somme d’argent ou autre valeur. Par conséquent, même si elle n’avait pas rendu sa décision manifestement déraisonnable, la Chambre n’aurait quand même pas pu indemniser la succession.
31 Rien ne permet de penser que la décision du Comité administratif (ou d’ailleurs celle du Comité d’indemnisation) repose sur cette interprétation restrictive de l’expression « autres valeurs » que préconise maintenant l’intimée. Au contraire, il y a tout lieu de supposer que la décision a été prise sur le seul fondement de la caractérisation déraisonnable des actes posés par Me Filiatrault, à savoir qu’ils sont personnels plutôt que professionnels, puisqu’il s’agit là de l’unique raison que les deux comités ont eux-mêmes avancée.
32 Quoi qu’il en soit, cet argument fait abstraction du jugement rendu le 4 décembre 1995 prononçant l’annulation du contrat de vente intervenu entre Me Filiatrault et Mme Hamel. Je reproduis les extraits pertinents du dispositif :
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL
ANNULE l’acte de vente [. . .] en autant que les parties à la présente cause sont concernées [. . .] de manière à ce que le présent demandeur [M. Giguère] ès qualités soit substitué au défendeur comme créancier de toute somme due en vertu des ventes postérieures faites du même immeuble sans préjudice aux droits des tiers dont les acquéreurs;
CONDAMNE la partie défenderesse à payer à la partie demanderesse, ès qualités la somme de 900,000 $, le tout avec intérêt et indemnité prévus au Code civil;
. . .
33 Les conséquences juridiques de l’annulation d’un contrat sont énoncées dans le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »). L’article 1422 C.c.Q. prévoit : « Le contrat frappé de nullité est réputé n’avoir jamais existé. » Par conséquent, entre Mme Hamel et Me Filiatrault, l’acte de vente du 25 octobre 1989 est nul et doit être considéré comme n’étant jamais intervenu. D’après les art. 1422 et 1701, il est clair que nous devons nous intéresser, non pas à la maison de Mme Hamel, mais bien à sa valeur et à tout le moins au produit qu’a obtenu Me Filiatrault de la vente à des tiers acheteurs. Nul ne conteste que ce produit constitue une somme d’argent.
34 On a fait valoir qu’ayant annulé la décision du Comité administratif, la Cour devrait renvoyer l’affaire pour réexamen de la question relative aux « autres valeurs ». Dans les circonstances de l’espèce, je ne peux me ranger à cet avis. Le quantum des dommages-intérêts ne pose aucune problème (sauf pour ce qui est de l’intérêt au taux légal et de l’indemnité additionnelle, dont je traiterai plus loin). C’est la première fois depuis que la réclamation a été présentée, en 1995, que la Chambre, soit devant ses comités ou en cour, soulève un argument fondé sur le sens de l’expression « autres valeurs ». En fait, cet argument non plus que la demande de renvoi n’aurait pu être soulevé plus tard puisque nous en avons été saisis pour la première fois en plaidoirie, lors de l’audition. La Cour ne croit pas que des questions litigieuses devraient être soulevées pour la première fois lors d’un pourvoi formé devant elle : R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, p. 916. Des arguments soulevés aussi tardivement privent la Cour du bénéfice de l’examen antérieur des tribunaux et peuvent entraîner d’autres conséquences peu souhaitables. En l’espèce, renvoyer l’affaire devant la Chambre sur cette question aurait pour effet de la récompenser pour la tardiveté de son argument. Et il va sans dire que cela va retarder davantage le règlement du litige. La succession tente depuis huit ans d’obtenir une indemnité. Elle ne devrait pas avoir à attendre plus longtemps. Je fais miens les propos qu’a tenus le juge LeBel (dissident en partie) dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, par. 140 :
Ce n’est pas d’hier que les délais inutiles dans les procédures judiciaires et les procédures administratives sont qualifiés de contraires à une société libre et équitable. Il s’agit jusqu’à un certain point d’un fléau qui touche presque tous les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs. C’est un problème qu’il faut régler pour assurer le maintien d’un système de justice efficace et digne de la confiance des Canadiens et des Canadiennes. La solution à ce problème réside non seulement dans l’application de la Charte, mais également dans celle des principes d’un régime de droit administratif souple et en évolution constante.
35 Compte tenu des circonstances de l’espèce, je suis d’avis d’exercer le pouvoir discrétionnaire de la Cour et de refuser de renvoyer l’affaire à la Chambre pour réexamen.
D. Quantum
36 Il reste à établir le montant de l’indemnité. L’article 4.04 du règlement (modifié par le décret 645-86, 14 mai 1986) dispose que « [l]’indemnité maximale payable à même le fonds est établie à la somme de 300 000 $ pour le total des réclamations contre le même notaire ». La succession ayant reçu de ce fonds 112 535,96 $, la différence s’élève à 187 464,04 $. Les parties ne contestent pas que la valeur de l’immeuble de Mme Hamel et du produit de la vente de cet immeuble dépasse ce chiffre. La succession a donc droit au plein montant de la différence.
37 La succession réclame en outre le versement des intérêts au taux légal, conformément à l’art. 1617 C.c.Q., de même que l’indemnité additionnelle prévue à l’art. 1619 C.c.Q. La Chambre soutient que la limite de 300 000 $ fixée par l’art. 4.04 du règlement exclut le versement des intérêts ou d’une indemnité additionnelle sous le régime du Code civil. Selon elle, le fonds d’indemnisation vise à rembourser les sommes détournées et non pas à verser des intérêts sur ces sommes. La Chambre ne cite aucune autorité à l’appui de l’une ou l’autre de ces propositions.
38 La Chambre fait erreur lorsqu’elle établit une distinction entre un remboursement et le versement des intérêts. L’intérêt constitue en soi une forme de remboursement. Le créancier se voit rembourser une certaine somme pour la période pendant laquelle il n’a pas été mis en possession des sommes qui lui étaient dues. Comme l’explique le juge Rand dans Reference as to the Validity of Section 6 of the Farm Security Act, 1944 of Saskatchewan, [1947] R.C.S. 394, p. 411, [traduction] « [d]e manière générale, l’intérêt est la contrepartie ou le dédommagement de l’utilisation ou la détention par une personne d’une certaine somme d’argent qui appartient, au sens courant de ce mot, à une autre ou qui lui est due. »
39 Le droit d’une personne de se faire rembourser ou indemniser par suite de la détention par une autre d’une somme d’argent lui appartenant revêt une grande importance. En l’absence de ce droit, une personne en possession d’une somme d’argent appartenant à autrui serait incitée à ne pas la remettre à son propriétaire légitime en temps opportun. Au contraire, elle aurait tout intérêt à en reporter le remboursement et à l’investir à des fins personnelles. Lorsque, pour quelque motif que ce soit, il lui est impossible d’en retarder davantage le paiement, elle pourrait toujours remettre le capital à son propriétaire et conserver les intérêts courus. Manifestement, il s’agit là d’une situation injuste et non souhaitable. Le Code civil tente d’empêcher cette situation par l’entremise de l’art. 1617. Dans les faits, retenir l’argument de la Chambre équivaudrait à l’autoriser à invoquer l’art. 4.04 du règlement pour s’octroyer les délais injustes que je viens de décrire. Je ne dis pas que c’est ce que la Chambre a fait; je ne doute aucunement de sa bonne foi. Je dis simplement qu’il pourrait y avoir des abus si on faisait droit à l’argument de la Chambre. Je refuse de le faire.
40 Selon l’art. 4.04 du règlement, à mon sens, la limite de 300 000 $ ne constitue pas une restriction à l’octroi de l’intérêt au taux légal en vertu de l’art. 1617 C.c.Q. Il s’agit plutôt d’une restriction à l’indemnité que la Chambre elle-même peut accorder pour le total des réclamations contre le même notaire. Cette restriction s’applique non seulement à la Chambre, mais également à la réparation que la Cour peut consentir à la succession. Bien que la valeur de l’immeuble de Mme Hamel ait dépassé de loin 300 000 $, nous ne pouvons enjoindre à la Chambre d’accorder une indemnité plus élevée que cette somme. L’article 4.04 ne nous empêche pas cependant d’octroyer à la succession des intérêts calculés au taux légal.
41 L’article 4.04 du règlement ne fait pas non plus échec au pouvoir dont dispose la Cour, en vertu de l’art. 1619 C.c.Q., d’accorder une indemnité additionnelle. Les articles 1617 et 1619 visent tous deux à indemniser les créanciers privés des sommes qui leur sont dues et à inciter les débiteurs à leur remettre ces sommes promptement. L’indemnité additionnelle représente l’indemnisation d’un dommage dû au retard : Compagnie d’assurance Travelers du Canada c. Corriveau, [1982] 2 R.C.S. 866, p. 875; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 834. L’octroi d’une indemnité additionnelle est nécessaire lorsque le taux d’intérêt légal ne permet pas d’indemniser adéquatement le créancier du fait qu’il est moins élevé que les taux en vigueur. Comme l’expliquent les auteurs Baudouin et Deslauriers,
En période d’inflation, un taux légal de 5 % était irréaliste, parce qu’il s’écartait très substantiellement du taux commercial ou du « loyer » de l’argent qu’il était possible d’obtenir sur le marché libre. Un éventuel débiteur n’avait donc pas intérêt à acquitter sa dette à l’endroit de la victime. Il ne risquait qu’une condamnation, plusieurs années après, portant un taux d’intérêt de 5 %, alors que, pendant cette même période, il pouvait placer cette même somme à des taux représentant souvent plus du double.
(J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (6e éd. 2003), p. 419)
Priver une partie de l’indemnité additionnelle en invoquant la limite de 300 000 $ établie par l’art. 4.04 du règlement pourrait donner lieu aux abus dont j’ai déjà fait état relativement au taux d’intérêt légal.
42 Je conclus donc que la succession a droit à un montant de 187 464,04 $, payable à même le fonds d’indemnisation, auquel s’ajoutent les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle, tous deux payables à compter de la date du manquement. J’établis cette date au 3 mai 1996, soit la date à laquelle le Comité administratif a rendu sa décision, manifestement déraisonnable, de ne pas indemniser la succession. La succession a également droit aux dépens devant toutes les cours.
Les motifs suivants ont été rendus par
43 La juge Deschamps (dissidente) — Il est acquis que la conduite du notaire Filiatrault est répréhensible et qu’il a abusé honteusement de sa victime. La sympathie qu’inspire la victime ne devrait cependant pas faire oublier que la question devant la Cour se limite à déterminer si, suivant une norme de contrôle requérant une grande retenue judiciaire, les instances inférieures ont fait erreur en refusant d’intervenir pour casser la décision du Comité administratif de la Chambre des notaires (le « Comité »).
44 En toute déférence, je suis d’avis qu’il n’est pas approprié d’intervenir. Selon moi, l’art. 2.01 du Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec, R.R.Q. 1981, ch. N-2, r. 8 (le « règlement »), est susceptible de plus d’une interprétation raisonnable, et celle retenue par le tribunal compétent n’est pas déraisonnable.
45 Toutefois, même si j’étais d’accord avec la majorité sur la pertinence d’une intervention judiciaire, je renverrais le dossier au Comité pour qu’il se prononce sur les aspects de la réclamation sur lesquels il n’a pas statué. J’estime, en effet, que la position majoritaire déborde les limites de la révision judiciaire, laquelle réserve au juge le soin d’examiner la légalité de la décision mais ne lui permet que dans des cas restreints de statuer lui-même sur le fond.
I. L’article 2.01 du règlement est susceptible de plus d’une interprétation
46 Pour déterminer la portée de la protection offerte par le règlement, il est utile de rappeler les conditions donnant ouverture à l’application de l’art. 2.01 du règlement. Cet article est ainsi libellé :
2.01. Le Bureau établit un fonds d’indemnisation devant servir à rembourser les sommes d’argent ou autres valeurs utilisées par un notaire à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises dans l’exercice de sa profession.
Quatre éléments doivent donc être établis afin de donner ouverture à la protection : (1) il doit s’agir de sommes d’argent ou autres valeurs; (2) elles doivent avoir été remises au notaire; (3) elles doivent lui avoir été remises dans l’exercice de sa profession; (4) le notaire doit les avoir utilisées à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises.
47 Contrairement à l’analyse faite par la majorité, je ne puis conclure que la décision du Comité ait uniquement été fondée sur son opinion que le notaire n’agissait pas dans l’exercice de sa profession.
48 Malgré son laconisme, la décision du 13 décembre 1996 du Comité traite tout de même de trois des quatre éléments prévus à l’art. 2.01. Ces trois éléments sont mis en relief dans la décision :
. . .
CONSIDÉRANT QUE monsieur Nolan Filiatrault n’était pas dans « l’exercice de sa profession » au sens où ces mots sont utilisés dans le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec;
. . .
CONSIDÉRANT QUE cet immeuble n’a, de toute façon, pas été « remis » à monsieur Nolan Filiatrault « dans l’exercice de sa profession » au sens où ces mots sont employés dans le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec;
CONSIDÉRANT QUE monsieur Nolan Filiatrault n’a pas « utilisé à d’autres fins » cet immeuble au sens où ces mots sont employés dans le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec;
. . .
49 Ainsi, même si j’étais d’avis que la victime n’aurait jamais fait affaire avec le fraudeur s’il n’avait pas été son notaire et qu’il agissait donc dans l’exercice de sa profession, je ne pourrais, en raison de la déférence due aux tribunaux administratifs dans une affaire comme celle-ci, conclure que la décision du Comité justifie l’intervention de la Cour. En effet, d’autres facteurs entrent en jeu.
50 Le Comité a conclu que l’immeuble n’a pas été remis à Me Filiatrault dans l’exercice de sa profession et que le notaire n’a pas utilisé cet immeuble à d’autres fins que celles pour lesquelles il lui avait été remis. Cette conclusion repose sur plusieurs conditions cumulatives. En conséquence, même si, de l’avis d’un tribunal judiciaire, une des conditions est remplie, cela ne signifie pas que la victime doit être indemnisée. À supposer donc que le notaire ait agi dans l’exercice de ses fonctions, il faut examiner les trois autres conditions avant de conclure au droit à l’indemnisation.
51 L’utilisation par un notaire d’un bien à une fin autre que celle prévue par le client lors de la remise présuppose, d’une part, que le client a remis volontairement un bien pour une fin particulière et, d’autre part, qu’il a donné des instructions quant à sa garde, à sa gestion ou à sa disposition. Cette remise et ces instructions cadrent mal dans le cas où le bien a été soutiré au client à son insu, comme lors d’une extorsion ou d’une obtention frauduleuse de bien. Or, si les conditions se prêtent mal à ces actes répréhensibles, c’est peut-être qu’ils ne sont pas visés par le règlement et qu’une interprétation qui les exclurait ne serait pas incorrecte ni même déraisonnable. Ces remarques s’appliquent à deux des conditions de l’art. 2.01 du règlement sur lesquelles le Comité s’est prononcé. Mais il y a plus.
52 Le Comité n’a pas étudié le sens de l’expression « sommes d’argent ou autres valeurs ». L’intimée, pour sa part, a plaidé pour la première fois devant la Cour que l’immeuble ne peut être ainsi caractérisé. Mes collègues de la majorité estiment que l’argument est tardif et qu’il ne saurait être fondé puisque, comme la vente intervenue entre le notaire et la victime a été annulée, il faudrait s’intéresser non à l’immeuble, mais à la somme reçue par le notaire lors de la revente. Cette somme serait incontestablement une « somm[e] d’argent » au sens du règlement (par. 33 de l’opinion majoritaire). Cette approche me paraît inappropriée pour de nombreuses raisons.
53 D’abord elle présume que l’argument devait nécessairement être soulevé devant le Comité ou traité par lui. Je ne puis accepter cette position. En effet, de l’avis du Comité, la réclamation devait être refusée parce que trois des conditions requises pour donner ouverture à la protection n’étaient pas remplies. Fallait-il nécessairement que le Comité se prononce sur la quatrième condition? On ne peut exiger des tribunaux administratifs qu’ils fassent une étude exhaustive de tous les motifs pouvant potentiellement justifier leur décision afin de se prémunir contre l’intervention d’un tribunal judiciaire. Une telle exigence alourdirait considérablement l’obligation qu’ils ont de motiver leurs décisions.
54 Ensuite, faire une équation entre l’immeuble et une somme d’argent impose une analyse après coup de la nature du bien remis. Cette interprétation colle mal au contexte du règlement, qui dicte une qualification du bien lors de sa remise et non après sa transformation ou sa disposition. En effet, ce sens ressort de la juxtaposition de l’art. 2.01 du règlement à l’art. 89 du Code des professions, L.R.Q., ch. C-26, qui impose aux ordres professionnels l’obligation de créer un fonds d’indemnisation. Le premier paragraphe de cet article est libellé en ces termes :
89. Le Bureau d’un ordre dont les membres sont appelés à détenir des sommes d’argent ou autres valeurs pour le compte de leurs clients doit, sous réserve des dispositions de la Loi sur le curateur public (chapitre C-81) relatives aux biens non réclamés, déterminer par règlement les modalités et les normes de réception, de garde et de disposition des sommes et valeurs ainsi détenues, ainsi que celles relatives à la tenue et à la vérification des comptes en fidéicommis, livres et registres de ces membres. Ce règlement doit établir un fonds d’indemnisation devant servir à rembourser les sommes d’argent ou autres valeurs utilisées par un professionnel à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises dans l’exercice de sa profession, et il doit en fixer les règles d’administration et de placement des montants le constituant.
Selon cet article, l’ordre professionnel détermine d’abord les conditions de réception, de garde et de disposition des sommes ou valeurs détenues par un professionnel, pour ensuite établir un fonds d’indemnisation. Il semble donc que l’on doive considérer le bien lors de sa réception et non après qu’il a été vendu, puisque le règlement établit les conditions de réception, de garde et de disposition du bien. Je ne prétends pas qu’il s’agisse de la seule interprétation raisonnable, mais telle pourrait à tout le moins être celle d’un tribunal administratif dûment constitué.
55 De plus, comme l’impact de l’art. 2.01 du règlement revêt une importance considérable au Québec, le tribunal administratif compétent devrait, en premier lieu, procéder à l’exercice interprétatif. En effet, tous les ordres professionnels du Québec soumis à l’art. 89 du Code des professions ont adopté des couvertures identiques (voir, outre le règlement qui nous occupe, le Règlement sur le fonds d’indemnisation du Barreau du Québec, R.R.Q. 1981, ch. B-1, r. 6, art. 1.01; le Règlement sur le fonds d’indemnisation de l’Ordre des comptables agréés du Québec, R.R.Q. 1981, ch. C-48, r. 6, art. 2.01; le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Corporation professionnelle des administrateurs agréés du Québec, R.R.Q. 1981, ch. C-26, r. 12, art. 2.01; le Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Corporation professionnelle des comptables généraux licenciés du Québec, R.R.Q. 1981, ch. C-26, r. 33, art. 2.01; et le Règlement sur la comptabilité en fidéicommis des huissiers de justice et sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des huissiers de justice du Québec, D. 153-99, (1999) 131 G.O. II, 454, art. 21).
56 Dans d’autres lois, le législateur a prévu des régimes d’indemnisation dont la portée diffère sensiblement de celle imposée aux ordres professionnels. Il y a lieu de se reporter, entre autres, à la Loi sur le courtage immobilier, L.R.Q., ch. C-73.1 (Règlement d’application de la Loi sur le courtage immobilier, D. 1863-93, (1993) 125 G.O. II, 9059, art. 28 et suiv.), et à la Loi sur la distribution de produits et services financiers, L.R.Q., ch. D-9.2 (Règlement sur l’admissibilité d’une réclamation au Fonds d’indemnisation des services financiers, D. 831-99, (1999) 131 G.O. II, 3072). Dans ces lois, les contours du droit à l’indemnisation semblent plus étendus. En effet, l’art. 155 de la Loi sur le courtage immobilier prévoit que le gouvernement peut déterminer, par règlement, « les conditions d’admissibilité des réclamations adressées au Fonds d’indemnisation [. . .] selon qu’il s’agit d’une fraude ou d’une opération malhonnête, d’une part, ou d’un détournement de fonds ou d’autres biens qui, en application de la présente loi, doivent être déposés dans un compte en fidéicommis, d’autre part » (je souligne). L’article 274 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers prévoit que « [l]e Fonds a pour objet d’administrer les sommes d’argent qui y sont déposées pour indemniser les victimes de fraude, de manœuvres dolosives ou de détournement de fonds dont est responsable un cabinet, un représentant autonome ou une société autonome » (je souligne).
57 Il ressort de ces autres lois québécoises qu’un règlement qui spécifie explicitement que la couverture vise les sommes ou autres valeurs remises à un notaire et utilisées à des fins autres que celles autorisées par le client peut être interprété différemment d’un autre qui protège contre toute opération malhonnête quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre.
58 Dans quelques provinces canadiennes, la portée de la couverture est plus large qu’au Québec. Ainsi en va-t-il pour les avocats en Alberta et en Colombie-Britannique. Le paragraphe 31(4) de la Legal Profession Act, S.B.C. 1998, ch. 9, énumère trois conditions d’admissibilité à l’indemnisation : [traduction] « a) un avocat s’est vu confier ou a autrement reçu des sommes d’argent ou d’autres biens en sa qualité d’avocat b) l’avocat a détourné ou s’est approprié illicitement les sommes d’argent ou d’autres biens c) l’intéressé a subi une perte pécuniaire par suite de ce détournement ou de cette appropriation illicite » (je souligne). Le paragraphe 89(2) de la Legal Profession Act, R.S.A. 2000, ch. L-8, prévoit que [traduction] « si un membre détourne ou s’approprie illicitement des sommes d’argent ou d’autres biens qui lui ont été confiés ou qu’il a reçus en sa qualité d’avocat, l’intéressé peut présenter au Barreau une réclamation demandant une indemnisation sur le fonds d’assurance » (je souligne). En Ontario, les différences avec le régime québécois sont encore plus évidentes. Le paragraphe 51(5) de la Loi sur la Société du Barreau, L.R.O. 1990, ch. L.8, dispose : « Le Conseil peut, à son entière discrétion, accorder une indemnité provenant du Fonds d’indemnisation, afin de dédommager partiellement ou intégralement une personne d’un préjudice subi en raison de la malhonnêteté d’un membre dans l’exercice de sa profession ou à l’égard d’un mandat de fiducie qui lui avait été confié . . . » (je souligne). Les conditions d’admissibilité de ces régimes sont plus souples que celles des fonds régis par l’art. 89 du Code des professions. Le contraste met en relief le caractère distinct, moins généreux, du régime québécois ici en cause.
59 Par ailleurs, il est loin d’être certain que la portée de l’expression « or other securities » dans la version anglaise de l’art. 2.01 du règlement soit assez large pour inclure un bien immeuble.
60 Enfin, l’approche et la conclusion adoptées par les juges majoritaires font que la marge interprétative laissée au tribunal administratif est nulle. Il s’agit d’un cas où l’on ne se soucie pas de l’opinion du décideur spécialisé. Aux termes du jugement de la majorité, l’expression « sommes d’argent ou autres valeurs » ne pourrait avoir qu’un sens, qu’une seule interprétation raisonnable ou correcte. Autrement dit, ce serait un autre cas où la norme de la décision correcte se confondrait avec les normes imposant une plus grande retenue. Pourtant, comme je crois l’avoir démontré, l’expression « sommes d’argent ou autres valeurs » peut très bien désigner le bien tel qu’il peut être caractérisé lors de la remise. Ni l’analyse de la disposition en cause ni la conclusion retenue ne tiennent compte de la clause privative rigoureuse, de l’expertise des membres du Comité, de la nature de la question, qui est une simple demande d’indemnisation, ou de l’objet du règlement, qui prend sa source dans l’art. 89 du Code des professions.
61 Dans mon analyse, je prends soin d’utiliser comme point de repère la jurisprudence de la Cour sur la norme de contrôle. Selon les éléments de l’approche pragmatique et fonctionnelle auxquels j’ai fait allusion plus haut, il est certain que la décision se situe au cœur de la compétence du Comité et qu’en conséquence celui-ci bénéficie, en principe, d’une large marge interprétative. Les parties ont d’ailleurs soutenu que la norme applicable est celle exigeant la plus grande retenue.
62 J’estime donc qu’il n’est pas déraisonnable pour le Comité de conclure que l’immeuble n’a pas été remis au notaire et que ce dernier ne l’a pas utilisé à d’autres fins que celles pour lesquelles il lui aurait été remis. Il ne s’agit ni d’un cas où la décision du Comité serait dépourvue de fondement rationnel, ni d’un cas où une erreur paraîtrait au vu du dossier. En d’autres termes, il n’est pas déraisonnable de soutenir que l’acte illicite commis par le notaire Filiatrault s’apparente davantage à une fraude, à une opération malhonnête ou à une manœuvre dolosive qu’à un détournement de fonds et que seul ce dernier comportement ouvre droit à indemnisation par le fonds. Il n’est donc pas évident que, pour reprendre l’expression de la Cour d’appel, « [l’]escroquerie » concoctée par le notaire Filiatrault entre « dans le cadre du droit à l’indemnisation » prévu à l’art. 89 du Code des professions et à l’art. 2.01 du règlement.
II. Le rôle du tribunal en matière de révision judiciaire
63 Comme je l’ai mentionné ci-dessus, même si j’avais conclu que la décision était déraisonnable, j’aurais été d’avis de retourner le dossier au Comité pour qu’il statue sur les aspects du dossier sur lesquels il ne s’est pas prononcé.
64 En effet, je conçois difficilement comment la Cour peut, sans usurper la fonction du Comité, se substituer à lui quant au sens à donner à l’expression « sommes d’argent ou autres valeurs ». Il est acquis que la Cour supérieure dispose d’un pouvoir d’intervention très limité en matière de révision de décisions qui se situent au cœur de la compétence d’un tribunal administratif. L’appelant a intitulé sa demande « requête en mandamus, émission d’ordonnance en évocation et révision judiciaire ». Il ne s’agit pas, de toute évidence, d’un mandamus. Par ailleurs, l’évocation et la révision judiciaire font appel au pouvoir de contrôle par la Cour supérieure des tribunaux administratifs. Ce pouvoir se fonde sur l’art. 846 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25. Le juge LeBel (maintenant juge de notre Cour) a bien circonscrit l’étendue et les limites du contrôle judiciaire dans Guilde des employés de Super Carnaval (Lévis) c. Tribunal du travail, [1986] R.J.Q. 1556 (C.A.), p. 1558 :
Si fondamentale et si étendue que soit cette juridiction [pouvoir de contrôle et de surveillance de la Cour supérieure], elle demeure cependant un contrôle de régularité, de légalité et de protection de la justice fondamentale dans l’activité des tribunaux inférieurs et des corps administratifs. La Cour supérieure interviendra autant que nécessaire, mais pas davantage. Elle ne saurait s’arroger les fonctions propres des tribunaux inférieurs. Évocation veut dire appel à la juridiction générale de la Cour supérieure, pour corriger une irrégularité ou une injustice. Elle ne signifie pas la substitution de la Cour supérieure au corps ou au tribunal placé sous son contrôle judiciaire. Une telle conception du contrôle judiciaire comme instrument de substitution de la Cour supérieure au tribunal inférieur violerait les limites de son rôle et ne respecterait pas l’autonomie juridictionnelle des organismes soumis au contrôle judiciaire, que réaffirmait la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada. [Je souligne.]
Voir également Pelletier c. Cour du Québec, [2002] R.J.Q. 2215 (C.A.); Gardner c. Air Canada, J.E. 99-1143 (C.A.); Panneaux Vicply inc. c. Guindon, J.E. 98-109 (C.A.).
65 Par conséquent, une fois jugé que le décideur administratif a compromis sa juridiction en rendant une décision déraisonnable et qu’il subsiste une matière relevant de sa compétence, le dossier doit, en principe, lui être retourné : Guilde, précité; Guindon, précité; Commissaire à la déontologie policière c. Bourdon, [2000] R.J.Q. 2239 (C.A.); Comité de déontologie policière c. Millette, J.E. 2000-591 (C.A.); Compagnie des transformateurs Philips Ltée c. Métallurgistes unis d’Amérique, local 7812, [1985] C.A. 684.
66 Une cour de justice ne peut substituer sa décision à celle d’un décideur administratif à la légère ou de manière arbitraire, sans justification sérieuse. Ainsi, un tribunal judiciaire peut statuer sur le fond si le renvoi au tribunal administratif s’avère inutile : Guindon, précité; Guilde, précité. C’est aussi le cas lorsque, une fois l’illégalité corrigée, le décideur administratif est sans compétence, faute d’assise juridique : Guilde, précité. Il en va de même lorsque, suivant les circonstances et la preuve au dossier, une seule interprétation ou solution est envisageable, c’est-à-dire que toute autre interprétation ou solution serait déraisonnable : Matane (Ville de) c. Fraternité des policiers et pompiers de la Ville de Matane inc., [1987] R.J.Q. 315 (C.A.). Par ailleurs, il est également acquis que le dossier ne sera pas renvoyé à l’autorité compétente si celle-ci n’est plus en état d’agir, par exemple, s’il y a crainte raisonnable de partialité : Guindon, précité; Ordre des audioprothésistes du Québec c. Chanteur, [1996] R.J.Q. 539 (C.A.); Transformateurs Philips, précité; Guilde, précité.
67 Cette règle n’est pas enchâssée dans une loi. Il demeure cependant que, partout au Canada, le contrôle judiciaire est fondé sur le respect, par les tribunaux de révision, de l’expertise et de la discrétion des tribunaux administratifs. Les auteurs D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (2003), commentent ainsi le rôle du tribunal siégeant en révision judiciaire (par. 5:2210) :
[traduction] S’il s’agit d’une erreur juridictionnelle d’une nature telle qu’elle ne peut être corrigée, il ne conviendrait manifestement pas d’ordonner de renvoyer l’affaire au tribunal administratif. Par contre, si celui-ci a commis une erreur dans l’exercice de sa compétence ou s’il y a eu violation de l’équité procédurale, même si, une fois la décision annulée, il est loisible au décideur d’entamer de nouvelles procédures, la réparation appropriée peut consister à ordonner le renvoi de l’affaire pour réexamen. [. . .] De plus, même si un tribunal judiciaire a le pouvoir exprès de substituer sa décision à celle d’un organe administratif, comme dans le cas d’un appel d’une décision administrative, le fait qu’il ne dispose pas d’expertise voulue peut justifier une ordonnance portant renvoi de l’affaire pour réexamen.
La Cour suit d’ailleurs habituellement cette règle (Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54). Je ne vois pas de raison d’y déroger ici.
68 En l’espèce, aucune des exceptions permettant à une cour de substituer son opinion à celle du tribunal administratif ne trouve application. Au contraire, tout milite en faveur d’un renvoi parce que le Comité n’a pas statué sur une question, qu’il dispose de l’assise juridique et de l’expertise nécessaire pour se prononcer et qu’il n’était pas dans l’obligation de se prononcer sur cette question lorsqu’il a étudié le dossier puisqu’il avait déjà trois motifs fondant son refus. Finalement, le fait qu’un délai se soit écoulé depuis le moment où le Comité a prononcé sa décision ne me paraît pas être une circonstance exceptionnelle justifiant de ne pas retourner le dossier au Comité. Il s’agit du délai inhérent au processus judiciaire. Si le délai était considéré comme une circonstance exceptionnelle, les pourvois à la Cour suprême, et peut-être aussi ceux présentés à la Cour d’appel, placeraient les parties en situation d’exception.
69 Le renvoi du dossier s’impose pour une autre raison. En effet, aucune justification particulière n’autorise la Cour à prononcer une condamnation pécuniaire ni à dicter le sort de la réclamation. Une telle conclusion déborde ici le cadre de la révision judiciaire. La Cour n’est pas saisie de la réclamation elle-même; sa fonction est limitée à la révision de la légalité de la décision du Comité. La tâche d’examiner le dossier dans son entier et de statuer revient au décideur administratif.
III. Conclusion
70 En résumé, je ne puis me convaincre que la sympathie due à une victime puisse donner lieu à un bouleversement des règles du droit administratif. Dans un cas où un tribunal agit dans les limites de sa compétence, la cour de révision doit faire preuve de déférence et accepter qu’une disposition réglementaire puisse recevoir plus d’une interprétation. En l’espèce, le Comité aurait pu fournir des motifs plus élaborés, mais cette faille ne peut servir de prétexte pour que notre Cour se substitue à lui. L’importance de la disposition à interpréter devrait militer en faveur d’un renvoi. Le rôle de la Cour n’est pas de dicter aux législatures l’étendue de la protection dont les clients des professionnels doivent bénéficier.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Code des professions, L.R.Q., ch. C-26
89. Le Bureau d’un ordre dont les membres sont appelés à détenir des sommes d’argent ou autres valeurs pour le compte de leurs clients doit, sous réserve des dispositions de la Loi sur le curateur public (chapitre C‑81) relatives aux biens non réclamés, déterminer par règlement les modalités et les normes de réception, de garde et de disposition des sommes et valeurs ainsi détenues, ainsi que celles relatives à la tenue et à la vérification des comptes en fidéicommis, livres et registres de ces membres. Ce règlement doit établir un fonds d’indemnisation devant servir à rembourser les sommes d’argent ou autres valeurs utilisées par un professionnel à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises dans l’exercice de sa profession, et il doit en fixer les règles d’administration et de placement des montants le constituant.
Règlement sur le fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires du Québec, R.R.Q. 1981, ch. N‑2, r. 8
2.01. Le Bureau établit un fonds d’indemnisation devant servir à rembourser les sommes d’argent ou autres valeurs utilisées par un notaire à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui avaient été remises dans l’exercice de sa profession.
4.03. Le Comité administratif, sur recommandation du comité, décide s’il y a lieu de faire droit en tout ou en partie à une réclamation et, le cas échéant, en fixe l’indemnité. Sa décision est définitive.
4.04. L’indemnité maximale payable à même le fonds est établie à la somme de 300 000 $ pour le total des réclamations contre le même notaire. . .
Loi sur le notariat, L.R.Q., ch. N-2
2. 1. Les notaires sont des praticiens du droit et des officiers publics dont la principale fonction est de rédiger et de recevoir les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité qui s’attache aux actes de l’autorité publique et en assurer la date.
4. 1. Tout notaire s’intitule « notaire » et sa signature officielle doit comprendre, à la suite de sa signature habituelle, le mot « notaire ».
15. Les principaux devoirs d’un notaire, outre ceux qui lui sont imposés par la présente loi, sont :
. . .
b) d’observer, dans l’exercice de sa profession, les règles de la probité et de l’impartialité la plus scrupuleuse;
Code de déontologie des notaires, R.R.Q. 1981, ch. N‑2, r. 3
3.01.05. Le notaire doit agir comme conseiller désintéressé, franc et honnête de ses clients ou des parties.
3.03.04. Le notaire ne peut, sauf pour un motif juste et raisonnable, cesser d’agir pour le compte d’un client. Constituent notamment des motifs justes et raisonnables :
a) la perte de la confiance du client;
b) le fait que le notaire soit en situation de conflit d’intérêts ou dans un contexte tel que son indépendance professionnelle pourrait être mise en doute;
c) l’incitation, de la part du client, à l’accomplissement d’actes illégaux, injustes et frauduleux.
3.04.01. Le notaire doit subordonner son intérêt personnel à celui de son client.
4.02.01. En outre de ceux mentionnés aux articles 57 et 58 du Code des professions, sont dérogatoires à la dignité de la profession, les actes suivants :
. . .
b) le détournement ou l’emploi pour des fins autres que celles indiquées par le client de deniers ou valeurs confiés au notaire dans l’exercice de sa profession;
Loi sur le notariat, L.R.Q., ch. N-3
10. Le notaire est un officier public et collabore à l’administration de la justice. Il est également un conseiller juridique.
En sa qualité d’officier public, le notaire a pour mission de recevoir les actes auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité qui s’attache aux actes de l’autorité publique, d’en assurer la date et, s’il s’agit d’actes reçus en minute, d’en conserver le dépôt dans un greffe et d’en donner communication en délivrant des copies ou extraits de ces actes.
11. Dans le cadre de sa mission d’officier public, le notaire a le devoir d’agir avec impartialité et de conseiller toutes les parties à un acte auquel elles doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité.
Code de déontologie des notaires, (2002) 134 G.O. II, 5969
18. Le notaire ne peut utiliser pour ses fins personnelles les fonds, valeurs et autres biens qui lui sont confiés dans l’exercice de sa profession. Ainsi, il ne peut notamment les utiliser comme emprunt personnel ou en garantie ni les placer à son profit, soit en son nom personnel, soit par personne interposée ou pour le compte d’une personne morale dans laquelle il détient un intérêt.
30. Le notaire ne peut être en situation de conflits d’intérêts.
Il est en situation de conflits d’intérêts lorsque les intérêts sont tels qu’il peut être porté à préférer certains d’entre eux et que son jugement ou sa loyauté peuvent être défavorablement affectés.
Dès qu’il constate qu’il se trouve dans une situation de conflits d’intérêts, le notaire doit cesser d’exercer ses fonctions.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64
1422. Le contrat frappé de nullité est réputé n’avoir jamais existé.
Chacune des parties est, dans ce cas, tenue de restituer à l’autre les prestations qu’elle a reçues.
1617. Les dommages-intérêts résultant du retard dans l’exécution d’une obligation de payer une somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux convenu ou, à défaut de toute convention, au taux légal.
Le créancier y a droit à compter de la demeure sans être tenu de prouver qu’il a subi un préjudice.
Le créancier peut, cependant, stipuler qu’il aura droit à des dommages-intérêts additionnels, à condition de les justifier.
1619. Il peut être ajouté aux dommages-intérêts accordés à quelque titre que ce soit, une indemnité fixée en appliquant à leur montant, à compter de l’une ou l’autre des dates servant à calculer les intérêts qu’ils portent, un pourcentage égal à l’excédent du taux d’intérêt fixé pour les créances de l’État en application de l’article 28 de la Loi sur le ministère du Revenu sur le taux d’intérêt convenu entre les parties ou, à défaut, sur le taux légal.
1701. En cas de perte totale ou d’aliénation du bien sujet à restitution, celui qui a l’obligation de restituer est tenu de rendre la valeur du bien, considérée au moment de sa réception, de sa perte ou aliénation, ou encore au moment de la restitution, suivant la moindre de ces valeurs; mais s’il est de mauvaise foi ou si la cause de restitution est due à sa faute, la restitution se fait suivant la valeur la plus élevée.
Le débiteur est cependant dispensé de toute restitution si le bien a péri par force majeure, mais il doit alors céder au créancier, le cas échéant, l’indemnité qu’il a reçue pour cette perte, ou le droit à cette indemnité s’il ne l’a pas déjà reçue; lorsque le débiteur est de mauvaise foi ou que la cause de restitution est due à sa faute, il n’est dispensé de la restitution que si le bien eût également péri entre les mains du créancier.
Pourvoi accueilli avec dépens, la juge Deschamps est dissidente.
Procureurs de l’appelant : Duquette & Closson-Duquette, Sainte-Thérèse, Québec.
Procureurs de l’intimée et de l’intervenant : Joli-Cœur, Lacasse, Geoffrion, Jetté, Saint-Pierre, Montréal.