Boston c. Boston, [2001] 2 R.C.S. 413, 2001 CSC 413
Willis Barclay Frederick Boston Appelant
c.
Shirley Isobel Boston Intimée
et
Fonds d’action et d’éducation juridiques
pour les femmes Intervenant
Répertorié : Boston c. Boston
Référence neutre : 2001 CSC 43.
No du greffe : 27682.
2001 : 17 janvier; 2001 : 12 juillet.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 126 O.A.C. 296, [1999] O.J. No. 4140 (QL), qui a accueilli l’appel de l’intimée contre un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale) qui avait réduit le montant de la pension alimentaire. Pourvoi accueilli, les juges L’Heureux-Dubé et LeBel sont dissidents.
J. Yvonne Pelley et Susan Tindal, pour l’appelant.
Maurice J. Neirinck, pour l’intimée.
Nicole Tellier et Joanna Radbord, pour l’intervenant.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour rendu par
1 Le juge Major — Les expressions « double indemnisation » ou « double ponction » décrivent une situation où, après un partage égal des biens à la rupture d’un mariage, un conjoint sollicite une obligation alimentaire permanente tirée des biens de l’autre conjoint qui ont déjà fait l’objet du partage ou de l’égalisation. Cette situation survient généralement, comme en l’espèce, quand une pension de retraite est visée. Plutôt que les désignations habituelles d’« appelant » et d’« intimée », l’utilisation occasionnelle des termes « mari » et « femme » dans les présents motifs pourrait permettre de mieux comprendre ce qui suit.
2 Des droits de pension de retraite soulèvent des problèmes particuliers dans le cas de la pension alimentaire. Aux termes de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, un droit de pension de retraite doit être considéré comme un bien en capital qui représente un droit à un flux de revenu éventuel. À la retraite, la pension de retraite passe d’un bien en capital à un bien en revenu. Quand la pension de retraite est versée, dans un certain sens, les avoirs de retraite sont liquidés.
3 Quand une pension de retraite se transforme d’un bien en un revenu, le problème de la « double indemnisation » peut se poser, habituellement de la manière suivante. À la dissolution du mariage, les parties répartissent également les biens matrimoniaux. Le conjoint participant (le mari dans le présent pourvoi) doit inclure le droit futur à sa pension de retraite dans ses biens familiaux nets. Pour que le mari conserve sa pension de retraite, le conjoint bénéficiaire (la femme dans le présent pourvoi) doit obtenir d’autres biens de même valeur, aux fins d’égalisation des biens familiaux nets. Tant qu’il travaille, le mari peut être tenu de verser une pension alimentaire mensuelle à l’épouse. Toutefois, lorsqu’il prend sa retraite et commence à percevoir sa pension de retraite, on affirme que l’épouse reçoit une double indemnisation si elle continue de recevoir des versements de pension alimentaire faits sur le revenu de pension du mari, car elle a obtenu des biens égaux à la valeur en capital de la pension de retraite au moment du règlement. Si le paiement de la pension alimentaire provenant de la pension de retraite se poursuit, la femme perçoit deux fois des biens de la même source.
4 Le mari a-t-il donc le droit de réduire l’obligation alimentaire envers son ex-femme quand il prend sa retraite sur le fondement du principe selon lequel sa pension de retraite avait auparavant fait partie du partage convenu des biens matrimoniaux?
5 Dans le cadre du présent pourvoi, le mari appelant a cherché à réduire le montant de la pension alimentaire versée à la femme parce qu’il a pris sa retraite, que sa pension de retraite a commencé à lui être versée et que son revenu a diminué. Il a également prétendu que sa capacité de verser une pension alimentaire ne devrait pas être déterminée à l’aide de son revenu de pension de retraite, car il s’agissait de la même pension qui avait été précédemment partagée avec la femme dans le cadre du processus d’égalisation des biens familiaux nets.
6 Le juge des requêtes a réduit le montant de la pension alimentaire qui s’élevait à 3 433,12 $ par mois (indexée annuellement sur le coût de la vie) à 950 $ par mois (non indexée). La Cour d’appel a fixé cette somme à 2 000 $ par mois (indexée). Le mari a interjeté appel en vue de rétablir la pension alimentaire accordée par le juge des requêtes. Pour les motifs exposés, le présent pourvoi est accueilli et la somme de 950 $ par mois adjugée par le juge des requêtes est rétablie avec l’indexation et l’arriéré, le cas échéant, ajouté.
I. Les faits
7 Willis Boston et Shirley Boston se sont séparés en 1991 après 36 ans de mariage. Au moment de la séparation, le mari travaillait comme directeur de l’enseignement. La femme est demeurée au foyer pendant toute la durée du mariage et n’a jamais travaillé à l’extérieur de la maison. Elle a pris soin de leurs sept enfants et du ménage et, dans cette large mesure, a contribué à la carrière de son mari.
8 Le 21 octobre 1994, les parties ont consenti à un jugement qui réglait les questions de biens et de pension alimentaire. Le total des biens combinés, quoique imprécis, était d’environ 750 000 $. À l’égalisation, le mari a conservé sa pension de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario, qui était évaluée à 333 329 $ après impôt à la date d’évaluation. Il a également obtenu la moitié du produit de la vente de la maison de campagne familiale de 23 694 $, ainsi que des articles d’une exploitation agricole, des meubles, des biens personnels et une voiture de marque Oldsmobile de 1991 pour un total d’environ 65 000 $. De plus, le mari s’est chargé de toutes les dettes découlant du mariage qui s’élevaient à environ 65 000 $.
9 La femme a obtenu le foyer conjugal, exempt d’hypothèque, situé sur une terre de 168 acres, avec son contenu, le tout d’une valeur de 213 000 $. Elle a reçu la moitié du produit de la vente de la maison de campagne familiale de 23 694 $ ainsi qu’une voiture de marque Honda de 1992 valant 2 000 $. Elle a également obtenu des sommes de 18 000 $ et de 25 000 $ — qui ont été transférées par le mari dans des REER — en règlement partiel des paiements d’égalisation qui lui étaient dus.
10 Trois parcelles de terrains vagues ont été vendues au fils des parties, en fiducie, pour la somme de 68 500 $ de laquelle la femme a obtenu 64 000 $. Elle a touché la moitié du produit de la vente, soit 34 250 $, en plus de recevoir 24 000 $ du mari — au titre des paiements d’égalisation — somme qui a été déduite de sa moitié à lui du produit de la vente des terrains vagues. La somme de 6 100 $ a également été soustraite de la moitié du produit de la vente destiné au mari et a été versée à la femme à titre d’arriéré de pension alimentaire. Le mari a conservé environ 4 000 $ au total du produit de la vente des terrains vagues.
11 Quatre autres terrains vagues ont été vendus après l’audition de la requête en mars 1999, mais avant l’appel en novembre 1999. Les parties ont vendu une parcelle à leur fille et en ont partagé le produit de 16 000 $ également. Les trois autres parcelles ont été transférées à la femme, qui les a vendues à un tiers et a versé au mari la moitié du produit s’élevant à 16 000 $.
12 En résumé et en termes généraux, le jugement sur consentement prévoyait un partage presque égal des biens matrimoniaux. Le mari a reçu des biens nets valant environ 385 000 $ (333 329 $ étant la valeur capitalisée de sa pension de retraite) et la femme a reçu des biens valant environ 370 000 $.
13 À la date du jugement sur consentement en 1994, le mari gagnait annuellement comme directeur de l’enseignement un revenu d’emploi d’environ 115 476 $. Il a accepté de verser une pension alimentaire, indexée annuellement sur le coût de la vie, de 3 200 $ par mois à la femme.
14 Les parties ont divorcé en 1995 et le mari s’est remarié en 1996. Il habite avec sa nouvelle femme, qui travaille à temps partiel comme infirmière, et avec les deux fils de cette dernière nés d’un précédent mariage.
15 Le 31 janvier 1997, le mari a pris sa retraite, mais il a continué à travailler pour le conseil scolaire à titre de conseiller jusqu’à la fin du mois de décembre 1997. Il a commencé à recevoir sa pension de retraite indexée du Conseil du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario s’élevant à presque 7 600 $ par mois en février 1997 et ses prestations du Régime de pensions du Canada (RPC) d’environ 431 $ par mois en août 1998. Son revenu total de pension à la date de l’audience était d’environ 8 000 $ par mois.
16 Depuis la date du jugement sur consentement, la femme n’a pas gagné de revenu d’emploi. Toutefois, depuis cette date, elle a sagement investi ses biens et ceux-ci valent maintenant plus de 493 000 $. Elle n’a pas de dette. Or, les biens en capital du mari excèdent de 7 000 $ ses dettes.
17 En janvier 1998, le mari a demandé une réduction du montant de la pension alimentaire fixée dans le jugement sur consentement en octobre 1994. Il a prétendu que sa retraite, la diminution de son revenu et l’épuisement systématique de sa pension de retraite comme capital avaient fait en sorte que sa situation avait changé de façon importante.
18 La pension de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario du mari comportait deux éléments. La partie la plus importante de la pension de retraite, de 5 300 $ par mois, provenait des biens que le mari a conservés à l’égalisation des biens matrimoniaux et, selon lui, ne devrait pas être prise en considération dans la fixation de la pension alimentaire. Le second élément de la pension de retraite, 2 300 $ par mois, a été gagné depuis la séparation et ne faisait pas partie de l’égalisation des biens. La prétention du mari était que, compte tenu du partage précédent des biens, la femme avait l’obligation de subvenir à ses propres besoins et seulement la partie de sa pension de retraite qui n’avait pas servi au calcul d’égalisation devrait être prise en considération dans la fixation d’une pension alimentaire après un changement de situation.
II. Historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale), Cour de la famille — Ordonnance du juge Robertson, en date du 16 mars 1999
19 Le juge des requêtes a réduit le montant de la pension alimentaire de 3 433,12 $ par mois (indexée annuellement sur le coût de la vie) à 950 $ par mois (non indexée).
20 Elle a jugé que l’art. 37 de la Loi sur le droit de la famille, qui prévoit notamment que le tribunal peut modifier une ordonnance quand il est convaincu que la situation a changé de façon importante, lui confère la compétence de modifier l’ordonnance alimentaire. Le juge des requêtes a relevé deux changements importants : [traduction] « le mari fait face à une diminution de l’ensemble de son revenu de 13 pour 100 et la majeure partie de son revenu provient de la liquidation d’un bien ». Selon le juge Robertson, sans modification, la femme recevrait une double indemnisation parce qu’elle a déjà obtenu 50 pour 100 des biens matrimoniaux.
21 Le juge des requêtes a pris en considération la durée du mariage, les rôles tenus par les parties pendant le mariage, et le fait que la femme avait sagement investi sa part des biens matrimoniaux. Elle a relevé que la femme n’avait pas gagné un revenu d’emploi, mais qu’elle avait occupé [traduction] « des postes de responsabilité impressionnants au sein de la communauté » dont la présidence du conseil d’administration d’un hôpital pendant une période de restructuration. Elle a fait les observations suivantes :
[traduction] L’avocat [de la femme] s’attend à ce que je présume que celle-ci ne peut pas trouver un travail rémunéré ou qu’elle n’a pas besoin de le faire. [. . .] L’absence de travail rémunéré ne signifie pas un manque de compétence. Il n’existe aucune preuve du fait que sa capacité [celle de la femme] d’obtenir un travail rémunéré ait été abordée.
Le juge Robertson était d’avis qu’il s’agissait d’un [traduction] « facteur de moindre importance » qu’elle avait soulevé uniquement parce que si elle ne l’avait pas fait [traduction] « la valeur du rôle [de la femme] pendant le mariage aurait pu être sous‑estimée ».
22 Le juge Robertson a ensuite examiné la situation financière des parties. Le mari avait, outre sa pension de retraite d’environ 8 000 $ par mois, des biens de 7 000 $. La femme avait des biens de 493 486 $. Le mari a gagné des droits à pension depuis la séparation, ce qui a donné lieu à une valeur de pension plus élevée, et ces droits n’ont pas servi au calcul d’égalisation. Le juge des requêtes était d’avis que cette partie de la pension de retraite non visée par l’égalisation était un facteur favorable au maintien de la pension alimentaire. Comme je l’ai déjà signalé, la partie de la pension de retraite n’ayant pas servi au calcul d’égalisation s’élevait à 2 300 $ sur les 7 600 $ par mois de la pension de retraite des enseignantes et enseignants de l’Ontario.
23 Le juge des requêtes a conclu que la femme avait l’obligation d’utiliser ses biens de manière à produire un revenu. Le mari, au contraire, était [traduction] « pauvre en biens » parce que sa pension de retraite (la pension de retraite des enseignantes et enseignants de l’Ontario et les prestations du RPC) était sa seule source de revenu. Il n’avait pas la possibilité d’accumuler des biens. Le juge des requêtes a déclaré :
[traduction] La loi prévient la double indemnisation. Sans redressement, le mari payerait deux fois. Il n’a pas la possibilité d’accumuler des biens actuellement. L’obligation de la femme d’essayer d’atteindre l’autonomie s’étend au-delà du revenu d’emploi. Vu ces faits, elle est tenue de considérer que ses biens peuvent produire un revenu. Le mari l’a fait. Elle n’a pas à vendre sa maison et le mari ne cherche pas non plus à ce qu’elle le fasse. En réalité elle ne peut pas continuer à mettre de côté son argent et à vivre de la liquidation du bien principal que le mari a conservé du mariage, à savoir sa pension de retraite. [Je souligne.]
24 Après avoir dit que [traduction] « [s]ans redressement, la conséquence sera que la femme accumule un patrimoine et que le mari liquide le sien », le juge Robertson a déclaré que la situation avait changé de façon suffisamment importante pour réduire l’ordonnance alimentaire à 950 $ par mois, non indexée. L’arriéré a été annulé. Elle a également prévu une révision du montant de la pension alimentaire quand la femme atteindra l’âge de 65 ans en 2002.
B. Cour d’appel de l’Ontario (les juges Catzman, Labrosse et Moldaver) (1999), 126 O.A.C. 296
25 La Cour d’appel a infirmé l’ordonnance du juge des requêtes, a fixé le montant de la pension alimentaire à 2 000 $ par mois, indexée, et a ordonné le paiement de l’arriéré.
26 Devant la Cour d’appel, les parties ont admis que la situation avait changé de façon importante. La cour a jugé que la femme avait besoin d’une pension alimentaire et que le mari était en mesure de la payer.
27 La cour a examiné l’ensemble des biens de la femme qui pouvaient être liquidés et a évalué que celle-ci pouvait gagner annuellement un revenu de placement d’environ 15 000 $ en plus des prestations du RPC. La cour était d’avis que le juge des requêtes avait eu tort de tenir compte dans sa décision de la capacité de la femme de gagner un revenu d’emploi. En outre, le montant de la modification accordée par le juge des requêtes [traduction] « excédait le domaine du caractère raisonnable » (par. 10).
III. Les questions en litige
28 1. Le conjoint débiteur à la retraite a-t-il le droit de demander une réduction de son obligation alimentaire envers un ex-conjoint en raison du fait que la pension de retraite qu’il reçoit maintenant a déjà fait partie du partage des biens matrimoniaux?
2. Le conjoint qui a reçu des biens en échange d’une part de la valeur capitalisée de la pension de retraite de l’autre conjoint a-t-il l’obligation d’investir ces biens de manière à produire un revenu? Si ces biens ne sont pas investis pour produire un revenu, la cour devrait-elle attribuer au conjoint un revenu en fonction de ce que ces biens pourraient produire s’ils avaient été investis et réduire en conséquence l’obligation alimentaire à l’endroit de ce conjoint?
IV. L’analyse
A. La nature des pensions de retraite
29 À la rupture d’un mariage, les pensions de retraite posent des difficultés particulières dans la fixation de la pension alimentaire. Dans le cas des mariages de longue durée, un conjoint renoncera souvent à une carrière dans la population active pour prendre soin du ménage et/ou des enfants et contribuera ainsi à la carrière de l’autre conjoint. En conséquence, le conjoint sans emploi dépend financièrement du conjoint ayant un emploi pour vivre. Évidemment, contrairement au conjoint ayant un emploi, le conjoint sans emploi n’a pas de pension de retraite. À la séparation ou au divorce, dans le cadre du concept d’une ordonnance compensatoire, l’un des points à régler est de savoir comment distribuer de manière équitable la valeur de la pension de retraite du conjoint ayant un emploi.
30 La nature d’une « pension de retraite » complique les choses. Un droit à pension prend naissance comme un bien ou un ensemble éventuel de droits à un flux de revenu futur. Après la retraite, quand la pension de retraite produit un revenu, les avoirs de retraite sont, dans un sens, liquidés. Ce sujet soulève un débat à savoir si une pension de retraite est un bien (un bien en capital) ou un revenu (un bien alimentaire), ou une combinaison des deux.
31 Les droits de pension sont abordés de façon très sommaire dans la Partie I de la Loi sur le droit de la famille. La définition du terme « bien » au par. 4(1) est la suivante :
« bien » Droit, actuel ou futur, acquis ou éventuel, sur un bien meuble ou immeuble. Sont compris :
. . .
c) dans le cas du droit du conjoint, en vertu d’un régime de retraite, qui a été acquis, le droit du conjoint y compris les contributions des autres personnes.
32 La pension de retraite étant un bien, il faut l’inclure dans le calcul d’égalisation et l’évaluer comme les autres biens familiaux nets des conjoints. Un droit de pension de retraite présuppose une détermination de la valeur actuelle d’un flux de revenu éventuel. L’évaluation d’une pension de retraite est donc une affaire d’estimation raisonnée dont se chargent des actuaires.
33 Une fois la pension de retraite évaluée, il existe différentes façons permettant de procéder à l’égalisation des biens familiaux nets. En ce qui concerne les pensions de retraite, les deux méthodes sont celle de la « somme globale » et la méthode « conditionnelle » (voir Best c. Best, [1999] 2 R.C.S. 868). Les questions litigieuses en l’espèce se posent quand une pension de retraite fait l’objet de l’égalisation au moyen du paiement d’une somme globale, la méthode choisie par les parties au présent pourvoi.
B. Le problème de la double indemnisation
34 L’expression « double indemnisation » sert à décrire le cas où une pension de retraite, qui a servi comme bien aux fins du calcul d’égalisation, est également considérée comme un revenu aux fins du paiement de la pension alimentaire par le conjoint participant (en l’espèce le mari). Autrement dit, à la dissolution du mariage le conjoint bénéficiaire (en l’espèce la femme) reçoit des biens ainsi qu’un paiement d’égalisation qui tiennent compte de la valeur en capital du revenu futur de pension du mari. Si la femme partage par la suite le revenu de pension de retraite à titre de pension alimentaire quand la pension de retraite est versée après que le mari a pris sa retraite, il est possible de dire qu’elle est indemnisée deux fois à partir de la pension de retraite : d’abord, au moment de l’égalisation des biens et ensuite à titre de pension alimentaire provenant du revenu de pension de retraite.
35 La double indemnisation paraît fondamentalement inéquitable dans les cas où, dans une large mesure, il a été tenu compte de l’indemnisation nécessaire dans le partage ou l’égalisation des biens. Dans l’égalisation des biens familiaux nets, le mari ou la femme, selon le cas, doit inclure le droit futur au revenu de pension de retraite comme un « bien » dans sa partie du grand livre. Le conjoint participant doit donc, à la séparation ou au divorce, transférer des biens actuels d’une valeur égale à la pension de retraite à l’autre conjoint afin de conserver la pension dans le compte en immobilisations.
36 Le conjoint participant ne peut pas partager la pension elle-même, car celle-ci n’est pas disponible avant la retraite. Le droit à pension ne peut pas être vendu ni cédé. L’injustice apparente survient quand l’autre conjoint reçoit une pension alimentaire provenant du revenu de pension de retraite du conjoint participant qui a pris sa retraite. Le professeur James G. McLeod a affirmé dans son annotation à Shadbolt c. Shadbolt (1997), 32 R.F.L. (4th) 253, p. 253 : [traduction] « Autrement dit, le conjoint [participant] ne reçoit rien en retour des biens actuels transférés à son partenaire afin de conserver sa pension de retraite dans le compte en immobilisations. »
37 Le problème de la double indemnisation se pose en l’espèce si la femme est autorisée à demander le maintien d’une pension alimentaire de son ex-mari quand la capacité d’en verser une est déterminée par l’inclusion de la même pension de retraite, dont la valeur a précédemment servi à déterminer la valeur des biens familiaux nets du mari et à calculer le paiement d’égalisation dû à la femme. Il s’agit du problème qui demeure non résolu.
C. Examen de la jurisprudence ancienne
38 La question de la double indemnisation a d’abord été traitée de manière stricte. En rendant des ordonnances alimentaires à la rupture du mariage, deux cours de première instance de l’Ontario ont jugé que la pension alimentaire devrait complètement cesser quand le conjoint participant prend sa retraite afin que la pension alimentaire ne soit plus versée sur les avoirs de retraite ayant déjà fait l’objet de l’égalisation (voir Veres c. Veres (1987), 9 R.F.L. (3d) 447 (H.C. Ont.), et Butt c. Butt (1989), 22 R.F.L. (3d) 415 (H.C. Ont.)).
39 D’autres décisions rendues par la suite énonçaient que la pension alimentaire pouvait se poursuivre après la retraite. Ni Linton c. Linton (1990), 1 O.R. (3d) 1 (C.A.), ni Strang c. Strang, [1992] 2 R.C.S. 112, ne sont considérées comme étant des affaires de véritable « double indemnisation », car la pension de retraite ne constituait qu’une petite partie du total des biens à partager ou égaliser à la dissolution du mariage. La cour a, dans chacune de ces affaires, statué que même s’il y avait un certain chevauchement entre l’inclusion d’une petite partie de la pension de retraite dans le partage des biens matrimoniaux et l’utilisation de son revenu comme source de paiements alimentaires, le chevauchement était si peu important qu’il ne fallait pas en tenir compte.
40 D’autres décisions sont allées plus loin, en disant qu’une pension de retraite devrait figurer parmi les facteurs qu’un tribunal devrait prendre en considération pour apprécier la capacité de paiement d’un conjoint (voir Flett c. Flett (1992), 43 R.F.L. (3d) 24 (C.U.F. Ont.), et Rivers c. Rivers (1993), 47 R.F.L. (3d) 90 (C. Ont. (Div. gén.))). Dans Grainger c. Grainger (1992), 39 R.F.L. (3d) 101 (C.A. Sask.), la cour a déclaré, au par. 8 :
[traduction] Les avoirs de retraite, quoiqu’il s’agisse d’un droit à un flux de revenu, devraient pouvoir, en raison de leur caractère unique, être considérés comme l’un des facteurs permettant de déterminer la capacité de payer. Si les avoirs étaient une entreprise, le revenu d’entreprise pourrait être pris en considération dans l’évaluation de la capacité de verser des aliments du conjoint propriétaire d’une entreprise.
D. Tendances dans la jurisprudence récente
41 La question de savoir si un conjoint à la retraite a le droit de demander une réduction de son obligation alimentaire envers son ex-conjoint au motif que la pension avait été précédemment prise en considération dans la répartition des biens a directement été posée dans la décision Nantais c. Nantais (1995), 16 R.F.L. (4th) 201 (C. Ont. (Div. gén.)), rendue par le juge Brockenshire. Le tribunal a jugé que le maintien de la pension alimentaire après la retraite ne posait pas de problème. Le juge Brockenshire a affirmé, au par. 32 :
[traduction] En résumé, je ne considère pas le revenu de pension maintenant reçu comme la réalisation d’un bien, mais plutôt comme une substitution contractuelle d’un revenu. Ce revenu, comme le salaire reçu avant la retraite, est entièrement disponible pour aider un ex-conjoint dans le besoin.
Dans Rintjema c. Rintjema, [1996] O.J. No. 4717 (QL) (C. Ont. (Div. gén.)), la cour a dit qu’elle éprouvait une [traduction] « grande sympathie pour l’opinion [selon laquelle] il ne devrait pas y avoir de “double ponction” » (par. 9). Toutefois, la cour a jugé qu’elle était liée par la décision Nantais et devait prendre en considération le capital que la bénéficiaire avait reçu à l’égalisation à titre de facteur dans la détermination de la pension alimentaire.
42 Le problème soulevé par la décision Nantais a été cerné dans la décision de la cour de première instance de l’Ontario Shadbolt c. Shadbolt (1997), 32 R.F.L. (4th) 253 (C. Ont. (Div. gén.)), le juge Czutrin, au par. 35 :
[traduction] En toute déférence pour le juge Brockenshire [dans Nantais], je ne crois pas, contrairement à lui, que la pension de retraite est seulement une substitution de revenu et non la réalisation d’un bien. Si c’était le cas, alors pourquoi devrait-elle faire partie du calcul du paiement d’égalisation?
43 Le juge Czutrin a fourni une solution acceptable au problème de la double indemnisation. Il a formulé une règle générale qui, à mon avis, devrait constituer le point de départ des questions de double indemnisation : [traduction] « La cour a pour mission de déterminer comment éviter équitablement la “double indemnisation” » (par. 46 (je souligne)). Le juge Czutrin a déclaré que les questions de biens et d’aliments sont [traduction] « en quelque sorte étroitement liées » (par. 48) et que des causes reconnaissent la nécessité de prendre la double indemnisation en considération dans la détermination d’une pension alimentaire, des besoins et de la capacité de payer.
44 Le point de vue du juge Czutrin a reçu l’approbation des auteurs. Voir l’annotation du professeur McLeod à Shadbolt, loc. cit., p. 255 :
[traduction] Le juge Czutrin applique la logique des cas de partage conditionnel aux affaires dans lesquelles des prestations de retraite ont été partagées comme un capital dans le compte en immobilisations. Un revenu de pension de retraite n’est pas simplement une substitution de revenu. Un revenu de pension représente plutôt la réalisation d’un bien en capital en un flux de revenu. La pension passe d’un bien en capital à un bien en revenu. Un tribunal se prononçant sur les aliments après la retraite d’un débiteur devrait obliger un bénéficiaire à changer son remplacement d’immobilisations de pension de retraite en revenu afin de comparer équitablement les situations des parties. À cet égard, une diminution raisonnable dans la valeur d’un bien sera admise et une partie ne sera pas autorisée à conserver son capital et à vivre du revenu de l’autre tandis que celui-ci épuise son capital (la pension de retraite).
Si une pension de retraite est divisée sur une base conditionnelle, les deux conjoints sont tenus de vivre de leur propre capital, et ce capital est converti en revenu à la retraite de l’employé. Le juge Czutrin est d’avis qu’un conjoint qui reçoit son droit à pension comme un capital réel dans le compte en immobilisations matrimoniales doit convertir le capital en revenu quand l’autre conjoint prend sa retraite, et vivre du capital, comme l’autre est tenu de le faire. En conséquence, un tribunal peut comparer le capital disponible à la retraite et le revenu disponible du capital à la retraite pour décider si un nouvel ajustement est nécessaire pour favoriser l’équité entre conjoints.
Le raisonnement et l’analyse du juge Czutrin sont justes et reconnaissent que les pensions de retraite sont différentes d’autres biens. Il compare les politiques concurrentes et parvient à une solution qui traite les deux conjoints de manière équitable. Sa solution au problème de la double ponction est si évidente qu’il est surprenant que personne ne l’ait adoptée auparavant. [Je souligne.]
45 La jurisprudence ultérieure a appliqué le raisonnement fait dans Shadbolt pour éviter la double indemnisation. Voir Hutchison c. Hutchison (1998), 38 R.F.L. (4th) 377 (C. Ont. (Div. gén.)), et Campbell c. Campbell (1998), 40 R.F.L. (4th) 462 (C. Ont. (Div. gén.)). Dans Campbell, le juge Mazza a affirmé, au par. 4 :
[traduction] Il ressort clairement des décisions Shadbolt et Hutchison que dans les affaires récentes la tendance est de s’éloigner de la « double ponction », et que toute décision éventuelle relative aux aliments, après l’égalisation, devrait être restreinte aux montants qui n’ont pas fait partie du calcul d’égalisation.
E. Application de la pension de retraite
46 Comme je l’ai déjà souligné, une pension de retraite est un « bien » au sens où l’entend la Loi sur le droit de la famille et doit faire partie de l’égalisation des biens familiaux nets. Le droit à l’égalisation peut être appliqué par la méthode « conditionnelle » ou par celle de la somme globale.
47 Le tribunal peut ordonner une application sur une base « conditionnelle » aux termes de l’al. 9(1)d) de la Loi sur le droit de la famille. En résumé, une application sur une base « conditionnelle » signifie que le conjoint participant ne verserait à l’autre conjoint une part des prestations de retraite que lorsqu’il les recevrait, si tant est qu’il les reçoive.
48 Il existe des avantages et des inconvénients à l’application sur une base « conditionnelle » dans les cas où une valeur précise a été attribuée à la pension aux fins du partage des biens. Elle est utile quand une partie importante de la différence dans les biens familiaux nets est attribuable à la valeur capitalisée d’une pension de retraite. Le conjoint participant ne peut pas avoir recours aux avoirs de retraite pour répondre au fardeau de l’égalisation à la dissolution du mariage parce qu’il est impossible d’avoir accès à la pension avant la retraite. Il doit avoir recours à d’autres biens que la pension de retraite pour répartir également les biens familiaux nets. Le conjoint participant pourrait donc éprouver des difficultés si la pension de retraite est son principal ou son seul bien. Le régime de paiement « conditionnel » atténue ces difficultés puisqu’il prévoit que le montant d’égalisation sera prélevé de la pension de retraite elle-même.
49 Un inconvénient majeur du régime « conditionnel » est l’obligation qu’il fait aux ex-conjoints de maintenir leur association financière au-delà de la séparation ou du divorce. Il présente aussi le risque de paiement insuffisant pour le conjoint non participant si le conjoint participant décède avant que le montant d’égalisation ait été versé intégralement (voir Best, précité, par. 113).
50 La présente affaire et celles susmentionnées portent sur l’application d’une somme globale. Avec la méthode de la somme globale, le conjoint participant (en l’espèce le mari) doit, afin de conserver sa pension de retraite, transférer des biens actuels à la femme pour égaliser des biens matrimoniaux. La femme peut utiliser ces biens actuels immédiatement. Le mari ne peut pas se servir du droit à pension avant sa retraite.
51 L’application de la méthode de la somme globale présente des avantages et des inconvénients pour les deux parties. Le conjoint bénéficiaire (ici la femme) profite du fait qu’elle dispose immédiatement de biens pour répondre à ses besoins. Elle n’est pas tenue d’attendre que la pension de retraite du conjoint débiteur arrive à échéance et que les paiements commencent. Le mari est désavantagé du fait qu’il doit effectuer un paiement immédiat en échange de son droit à pension, mais qu’il ne peut pas utiliser le droit à pension pour effectuer ce paiement.
52 Un autre avantage pour la femme est que le versement global n’est pas tributaire des risques touchant la pension de retraite du mari. Le mari doit assumer le risque que le revenu de pension puisse être inférieur à la valeur attribuée. Cela dépend du type de pension, qu’il s’agisse de prestations garanties ou autre. Il existe également un risque que la pension soit sous-évaluée ou épuisée, quoiqu’en raison d’une réglementation gouvernementale accrue il devienne de moins en moins vraisemblable qu’une caisse de retraite soit insolvable au moment de la présentation de la réclamation. L’avantage pour le mari est que, idéalement, il peut conserver son revenu de pension comme une réserve pour sa retraite. En outre, la méthode de la somme globale vise à mettre un terme final à la relation économique entre les parties (voir B. Hovius et T. G. Youdan, The Law of Family Property (1991), p. 510-514, pour une analyse détaillée de l’application de la somme globale).
53 La question de savoir comment un conjoint débiteur peut s’acquitter de son obligation d’égalisation profiterait de l’attention combien nécessaire que le législateur aurait dû depuis longtemps lui consacrer (voir Best, précité, par. 2 et 116). Le problème de la double indemnisation ne surviendrait vraisemblablement pas si la pension était partagée entre les parties sur une base « conditionnelle »; toutefois, des inconvénients divers du régime « conditionnel » l’empêche de fournir la solution finale au problème de la double indemnisation. Les parties ont accepté la méthode de l’application de la somme globale, donc son bien-fondé par rapport à la méthode « conditionnelle » n’est pas pertinent dans le présent pourvoi.
F. Obligation du conjoint bénéficiaire d’utiliser les biens d’égalisation
54 Je suis d’accord avec les motifs du juge Czutrin dans Shadbolt et les commentaires du professeur McLeod en annotation à l’affaire. Quand on applique à une pension de retraite la méthode de la somme globale, le conjoint participant (en l’espèce le mari) doit transférer des biens actuels au conjoint bénéficiaire (en l’espèce la femme) afin d’égaliser les biens matrimoniaux. Conformément à une ordonnance ou entente alimentaire compensatoire, la femme a l’obligation d’utiliser ces biens de manière à produire un revenu. Il n’est pas nécessaire qu’elle investisse les biens d’égalisation dès qu’elle les reçoit; toutefois, elle doit s’en servir afin de produire un revenu quand le conjoint participant prend sa retraite. L’idéal serait que le conjoint bénéficiaire produise à même ses biens en capital un revenu ou des économies qui soient suffisants pour égaler le revenu de pension de retraite du conjoint débiteur. Quoi qu’il en soit, le conjoint bénéficiaire doit se servir des biens reçus à l’égalisation pour créer une « pension de retraite » en vue de subvenir à ses besoins.
55 Cette exigence repose sur le principe selon lequel, dans la mesure où c’est raisonnable, le conjoint bénéficiaire devrait essayer de parvenir à l’autonomie financière. L’autonomie n’est qu’un des nombreux facteurs qui sont évalués. Manifestement, dans la majorité des affaires touchant des mariages à long terme, l’objectif de l’autonomie demeure incontestablement difficile à atteindre, en particulier pour les conjoints qui sont restés à la maison pendant le mariage. L’autonomie sera rarement réalisable en grande partie à cause des effets résiduels que comporte le fait de se trouver en dehors du marché du travail pendant une période prolongée. En outre, il faut tenir compte de certains facteurs comme l’âge, les études et les responsabilités parentales. Par conséquent, il est souvent déraisonnable de s’attendre à ce que le conjoint bénéficiaire gagne un revenu d’emploi après une séparation ou un divorce.
56 Toutefois, lorsque le conjoint bénéficiaire reçoit des biens à l’égalisation en échange d’une part du droit à pension de son ex-conjoint, elle doit se servir de ces biens pour tenter raisonnablement de produire un revenu du moins au plus tard lorsque la pension de retraite commence à être versée. La raison de cette exigence est claire. Le conjoint bénéficiaire ne peut pas mettre de côté les biens qu’elle a obtenus à l’égalisation et choisir plutôt de vivre de la liquidation de la pension de retraite du conjoint débiteur quand il prend sa retraite. Si elle était autorisée à le faire, elle accumulerait un patrimoine tandis que le conjoint débiteur liquiderait le sien.
57 Un revenu de pension de retraite diffère évidemment d’un revenu d’entreprise ou d’un revenu de placement. Voir T. Walker, « Double Dipping : Can a Pension Be Both Property and Income? », dans Best of Money & Family Law, vol. 9, no 12, 1994, dans lequel l’auteur estime que les pensions de retraite ne devraient pas être traitées comme d’autres biens impliqués dans l’égalisation. Quand une pension de retraite produit un revenu, les biens sont liquidés. Le même capital qui a été égalisé est converti en un flux de revenu. Au contraire, quand une affaire ou un placement produit un revenu, celui-ci peut être dépensé sans que le bien lui-même soit touché. En fait, l’affaire ou le bien peut continuer à prendre de la valeur. La valeur de l’affaire ou du placement peut servir aux fins du calcul d’égalisation, mais ni l’un ni l’autre ne peuvent s’épuiser simplement en produisant un revenu.
58 L’obligation du conjoint bénéficiaire de tirer un revenu de placement des biens qu’elle reçoit à l’égalisation n’est pas exigeante. Elle n’est pas fondée sur des normes implacables sur la manière dont le conjoint bénéficiaire devrait gérer ses finances à compter de la séparation. Elle n’exige pas non plus des décisions avisées en matière d’investissement, fondées sur une connaissance approfondie du marché. L’obligation pour le conjoint bénéficiaire de tirer un revenu de ses biens serait remplie par l’investissement dans un fonds à revenu à épuisement de capital qui lui assurerait un revenu annuel régulier.
59 Dans le cas où la pension alimentaire joue un rôle compensatoire à la rupture du mariage, il peut être déraisonnable de s’attendre à ce que le conjoint bénéficiaire tire un revenu de placement à même le foyer conjugal. Dans la mesure du possible, les paiements de pension alimentaire devraient assurer un niveau de revenu suffisant pour maintenir un style de vie comparable à celui dont les conjoints bénéficiaient pendant le mariage. La capacité de demeurer dans le foyer conjugal contribue habituellement au maintien du style de vie du conjoint bénéficiaire et des enfants.
60 Chaque affaire dépend de ses propres faits. En général, on ne devrait pas s’attendre à ce que le conjoint bénéficiaire vende ou quitte le foyer conjugal, notamment s’il y a des enfants à charge. Cependant, des considérations différentes s’appliquent dans les cas où l’ordonnance alimentaire est fondée principalement sur le besoin plutôt que sur l’indemnisation. Il n’est pas impossible d’envisager des circonstances où la valeur du foyer conjugal deviendrait disproportionnée par rapport aux moyens des parties à un point tel que l’équité commande qu’il soit vendu et remplacé convenablement. De telles considérations ne se posent pas dans le présent pourvoi, car l’entente relative aux aliments était principalement compensatoire.
G. Modification lors de la retraite
61 La pension alimentaire vise dans des affaires comme l’espèce à remédier aux difficultés économiques suscitées par le mariage ou par la rupture de celui-ci. Il n’existe aucune raison en soi que la pension alimentaire ne puisse pas continuer à être versée après la date de la retraite du conjoint participant. Plusieurs facteurs doivent cependant être examinés pour prendre cette décision. À sa retraite, le conjoint participant peut présenter une demande sollicitant une modification de la pension alimentaire si sa capacité de payer une pension est compromise (voir Linton, précité, p. 31, et Rivers, précité, par. 17). La décision de modifier une pension alimentaire repose sur la question de savoir si le demandeur parvient à faire la preuve que sa situation a changé de façon importante conformément au par. 37(2) de la Loi sur le droit de la famille.
62 Les besoins du conjoint bénéficiaire et la capacité de payer du conjoint débiteur sont toujours des facteurs dont un tribunal tient compte quand il fixe une pension alimentaire (voir le par. 33(9) de la Loi sur le droit de la famille). Un autre point est l’étendue, le cas échéant, de la « double indemnisation ».
63 Comment éviter équitablement la double indemnisation? (Voir le juge Czutrin dans Shadbolt, précité, par. 46.) Il est généralement inéquitable de permettre au conjoint bénéficiaire de tirer avantage de la pension de retraite à la fois comme un bien et par la suite comme une source de revenu. C’est particulièrement vrai quand le conjoint bénéficiaire reçoit des biens en capital qu’elle conserve ensuite pour augmenter son patrimoine. Les commentaires de Walker, loc. cit., p. 233, vont dans le même sens :
[traduction] Il est bien reconnu qu’un emprunteur ne devrait pas être tenu de continuer à effectuer des versements mensuels sur un prêt au prêteur s’il a déjà payé toute la somme due. La « double ponction » est semblable à une telle situation et est logiquement et mathématiquement insoutenable.
64 Pour éviter la double indemnisation, le tribunal devrait, lorsque c’est possible, s’intéresser surtout à la portion du revenu et des biens du débiteur qui n’ont pas fait partie du partage ou de l’égalisation des biens matrimoniaux quand il est prouvé que le conjoint bénéficiaire a toujours besoin d’aide pour subvenir à ses besoins (voir Hutchison, précité, par. 9). Dans le présent pourvoi, la portion de la pension de retraite qui a été gagnée après la date de la séparation et qui n’a pas été prise en compte dans l’égalisation des biens matrimoniaux serait incluse.
65 Malgré ces règles générales, la double indemnisation ne peut pas toujours être évitée. Dans certaines circonstances, une pension de retraite qui a déjà fait l’objet de l’égalisation peut également être considérée comme un bien alimentaire. La double indemnisation peut être autorisée quand le conjoint débiteur possède la capacité de payer, quand le conjoint bénéficiaire a fait des efforts raisonnables pour utiliser les biens visés par l’égalisation de manière à produire un revenu et que, malgré cela, des difficultés économiques découlant du mariage ou de la rupture de celui-ci subsistent. La double indemnisation peut également être autorisée dans les ordonnances et ententes alimentaires fondées principalement sur le besoin plutôt que sur l’indemnisation, ce qui n’est pas le cas dans le présent pourvoi.
H. Revenu imputé
66 Enfin, si le conjoint bénéficiaire obtient des biens en échange d’une part de la valeur capitalisée de la pension de retraite de l’autre conjoint et qu’elle n’investit pas ces biens afin d’essayer de produire un revenu, le tribunal devrait imputer un revenu au conjoint bénéficiaire en fonction de ce que ces biens auraient pu raisonnablement produire s’ils avaient été investis. Cette imputation de revenu ne devrait pas se fonder sur des présomptions artificielles, mais sur des conseils actuariels professionnels.
I. Application à la présente affaire
67 Comme il a été souligné dans les faits, après avoir pris sa retraite, le mari a présenté une demande de modification du montant de la pension alimentaire précédemment fixé dans le jugement sur consentement. Le juge des requêtes a accueilli la demande et a réduit le montant de la pension alimentaire qui était de 3 433,12 $ par mois (indexée annuellement sur le coût de la vie) à 950 $ par mois (non indexée). La Cour d’appel a modifié le montant de la pension alimentaire à 2 000 $ par mois (indexée). Le mari sollicite le rétablissement de l’ordonnance du juge des requêtes.
68 Un tribunal possède la compétence de modifier une ordonnance alimentaire quand la situation a changé de façon importante. Le juge des requêtes a indiqué deux changements importants de situation. Après sa retraite, le mari a fait face à une diminution de l’ensemble de son revenu de 13 pour 100 et la majeure partie de son revenu provient de la liquidation de ses avoirs de retraite. Quand il était directeur de l’enseignement, il gagnait un revenu d’emploi de 115 476 $ par année. Après sa retraite, son revenu de pension était d’environ 96 000 $ par année, une diminution d’environ 13 pour 100 de son revenu. La situation a changé de façon importante en raison du fait que le revenu moins élevé du mari après sa retraite provenait de sa pension, pension qui avait déjà fait l’objet de l’égalisation des biens familiaux nets avec la femme.
69 Devant la Cour d’appel, il a été admis que la situation avait changé de façon importante. La cour a également conclu que la femme avait toujours besoin d’une pension alimentaire et que, comme la réduction du revenu du mari n’était que de 13 pour 100, celui-ci conservait la capacité de payer. Le mari n’a pas demandé la résiliation de l’ordonnance alimentaire, mais une réduction du montant à verser à cause de sa retraite.
70 Les besoins déclarés de la femme étaient de 3 400 $ par mois. Elle a sagement investi ses biens et ils valent maintenant presque 493 000 $. Elle est tenue, dans la mesure du possible, d’essayer de parvenir à l’autonomie en ayant recours à ses biens pour produire un revenu. Douglas C. Townsend, un actuaire, a calculé le revenu annuel que la femme pouvait s’attendre à recevoir si elle convertissait ses actifs à court terme en un revenu qui lui serait payable à vie. Si la femme investissait 250 000 $ dans une rente viagère, cet argent produirait 18 025 $ par année pour la vie. Si elle investissait 500 000 $, il en résulterait un revenu annuel de 36 050 $ à vie.
71 Tout comme le juge des requêtes, j’estime que le montant de la pension alimentaire devrait être réduit parce que la situation a changé de façon importante et que la femme est raisonnablement en mesure de produire un revenu de ses investissements, mais de combien?
72 Dans Hickey c. Hickey, [1999] 2 R.C.S. 518, le juge L’Heureux-Dubé a précisé pour la Cour la démarche que doivent adopter les tribunaux d’appel quand ils révisent les ordonnances de pension alimentaire pour le conjoint et les enfants rendues dans le cadre du procès (au par. 11) :
Notre Cour a souvent insisté sur la règle qui veut qu’une cour d’appel n’infirme une ordonnance alimentaire que si les motifs révèlent une erreur de principe ou une erreur significative dans l’interprétation de la preuve, ou encore si la décision est manifestement erronée.
73 Nous devons donc décider si la décision du juge des requêtes de fixer l’ordonnance alimentaire à 950 $ par mois (non indexée) était une erreur de principe, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve, ou était manifestement erronée. Elle a pris en considération le fait qu’une partie des droits à pension du mari a été obtenu après la date de la séparation et, à ce titre, ne faisait pas partie du calcul d’égalisation avec les autres biens familiaux nets. Cette partie non incluse dans le calcul d’égalisation est d’environ 2 300 $ par mois du revenu de pension provenant du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario de 7 600 $. La partie qui avait déjà été comprise dans le calcul d’égalisation s’élève à environ 5 300 $ par mois. Le juge des requêtes a correctement statué que la partie de 2 300 $ par mois qui n’entrait pas dans l’égalisation devrait [traduction] « être prise en considération dans la fixation de la pension alimentaire ».
74 Le juge des requêtes a conclu que parce que la femme disposait de biens de plus de 493 000 $ tandis que le mari avait seulement des biens de 7 000 $, il fallait que la femme se serve de ses biens de manière à ce qu’ils produisent un revenu. Elle a décidé que l’ordonnance alimentaire devrait être fixée à 950 $ par mois. L’une des raisons qu’elle a mentionnées était que, sans redressement, la femme accumulerait un patrimoine tandis que le patrimoine du mari s’épuiserait.
75 Il serait injuste en l’espèce d’autoriser la femme à tirer avantage de la pension de retraite une première fois au partage des biens et de nouveau comme une source de revenu. La femme a reçu des biens en capital à l’égalisation qu’elle épargne et accumule vraisemblablement pour ses ayants droit. Par contraste, le seul bien corporel du mari, sa pension de retraite, diminue.
76 Le juge des requêtes était d’avis que la femme avait toujours besoin d’une pension alimentaire et que le mari était toujours en mesure de payer, et elle s’est penchée sur cette partie du revenu du mari qui n’avait pas fait l’objet d’un partage avec la femme par le passé. Je fais mienne sa conclusion selon laquelle la partie de la pension du mari qui n’a pas servi au calcul d’égalisation représentait la considération principale en regard de la pension alimentaire à verser.
77 En toute déférence, je ne souscris pas aux brefs motifs de la Cour d’appel qui a jugé que la décision du juge des requêtes [traduction] « excédait le domaine du caractère raisonnable ». La décision du juge des requêtes ne comportait pas d’erreur de principe, d’erreur significative dans l’interprétation de la preuve, et n’était pas manifestement erronée. Je conclus que la Cour d’appel a eu tort de modifier de 950 $ à 2 000 $ par mois le montant fixé par le juge des requêtes, accordant ainsi plus du double que ce qu’avait accordé ce juge. En outre, alors que le juge des requêtes a clairement tenu compte de la question de la double indemnisation, je suis d’avis que la Cour d’appel a pour sa part manqué à son obligation de le faire et omis de prendre en considération le partage antérieur des biens matrimoniaux.
78 Quoique la Cour d’appel ait attribué à la femme un revenu annuel de placement de 15 000 $ plus 3 240 $ en prestations du RPC, il n’est pas clair sur quoi la cour s’est basée pour établir ce chiffre. De même, la question de savoir sur quelle base la Cour d’appel a accordé 2 000 $ par mois en pension alimentaire demeure incertaine. Il est possible que la Cour d’appel tentait de prévoir un niveau de pension alimentaire en sus du revenu imputé qui répondrait aux besoins déclarés de la femme qui étaient de 3 400 $ par mois. Toutefois, une somme de 2 000 $ par mois plus le revenu annuel de 18 240 $ imputé par la Cour d’appel donnait à la femme un montant de pension alimentaire plus élevé que ses besoins déclarés de 3 400 $ par mois.
79 Je suis d’avis, compte tenu des biens détenus par les deux parties considérés au moment de la demande de modification, que la femme n’éprouverait pas de difficultés si la double indemnisation à même la partie de la pension de retraite comprise dans l’égalisation ne lui était pas attribuée.
80 Enfin, la Cour d’appel a eu tort de conclure que le juge des requêtes avait commis une erreur lorsqu’elle a tenu compte dans sa décision d’une capacité de la part de la femme de gagner un revenu d’emploi. Le juge des requêtes a affirmé dans ses motifs, et je suis d’accord avec elle, qu’elle avait traité de ce [traduction] « facteur de moindre importance » dans le but de ne pas faire abstraction des capacités de la femme et de son rôle pendant le mariage. Ce facteur n’a eu aucune incidence sur les sommes allouées par le juge des requêtes et ne laissait nullement entendre que la femme, maintenant âgée de près de 65 ans, devait chercher un emploi.
V. Dispositif
81 Les montants ajustés de pension alimentaire fixés par le juge des requêtes et par la Cour d’appel ne sont pas détaillés, car les deux cours n’ont pas fourni leurs calculs. Les deux parties n’ont eu recours qu’aux chiffres apparemment arrondis. Le montant de 950 $ fixé par le juge des requêtes a été soigneusement évalué par elle et il faut témoigner de la déférence à cette décision. La double indemnisation peut équitablement être évitée dans la présente affaire. Par conséquent, le pourvoi est accueilli et le jugement du juge des requêtes est rétabli avec l’ordonnance supplémentaire que la somme mensuelle soit indexée et que l’arriéré de pension alimentaire, le cas échéant, soit versé à la femme.
82 Compte tenu du succès partagé des parties dans le présent pourvoi, chaque partie assume ses propres dépens devant toutes les cours.
Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé et LeBel rendus par
Le juge LeBel (dissident) —
I. Introduction
83 Le présent pourvoi porte sur l’obligation alimentaire entre conjoints après la rupture d’un mariage. Il convient d’analyser les conséquences de la retraite du conjoint soutien de la famille sur la pension alimentaire, et des problèmes que soulève la répartition des droits à une pension de retraite, lors du partage des biens familiaux et au moment de la retraite.
84 Dans ses motifs, le juge Major fait un examen complet des faits, et je n’y ferai référence que si les présents motifs l’exigent. L’appelant et l’intimée ont été mariés pendant de nombreuses années. Madame Boston a travaillé seulement à la maison où elle a élevé une famille nombreuse. Le mariage a pris fin après environ 30 ans, un partage des biens familiaux a eu lieu, et, par suite d’une entente, la pension alimentaire payable à l’intimée a été fixée à 3 200 $ par mois avec indexation annuelle sur le coût de la vie. Au moment du partage des biens familiaux, des arrangements ont été pris pour évaluer et partager les droits de l’appelant à une pension de retraite. Trois années plus tard, M. Boston a pris sa retraite, a commencé à toucher sa pension et a demandé une révision de l’ordonnance alimentaire.
85 Madame le juge Robertson de la Cour de l’Ontario (Division générale) a réduit le montant de la pension alimentaire à 950 $ par mois, sans indexation. La Cour d’appel de l’Ontario a porté le montant de la pension alimentaire payable à l’intimée à 2 000 $ par mois. Avec égards pour ceux qui sont d’avis contraire, il convient de confirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rejeter le pourvoi. Malgré sa concision, cet arrêt semble fondé sur une application correcte des principes de droit régissant l’égalisation des biens familiaux nets et l’obligation alimentaire entre conjoints.
86 En fin de compte, ce pourvoi pose une question très simple d’évaluation des besoins et des ressources des ex‑conjoints dans le cadre de la relation dynamique qui découle du mariage et de son échec. Cette relation est régie par un ensemble de principes de droit énoncés dans la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, et la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.).
II. Analyse
87 Dans une affaire comme l’espèce, l’analyse ne doit pas accorder trop d’importance à des mots accrocheurs comme « double ponction » et à son prétendu caractère injuste dans la fixation de la pension alimentaire et l’application de celle-ci, alors que ce n’est pas vraiment le cas, une fois les principes de droit pertinents cernés et appliqués. Par ailleurs, le fait qu’une épouse ne reçoive pas une pension alimentaire correspondant au style de vie dont elle bénéficiait paraîtrait inéquitable, bien qu’une séparation ou un divorce puisse faire baisser le niveau de vie des deux parties. Une conjointe ne devrait pas être pénalisée principalement parce qu’elle a choisi un style de vie modeste et parce qu’elle a investi ses biens avec prudence. L’argument soulevé par l’appelant, dans une certaine mesure, renvoie à l’idée ancienne selon laquelle, après la rupture du mariage, le conjoint bénéficiaire n’a droit à guère plus qu’un revenu de subsistance. Le processus du partage des biens et la fixation de la pension alimentaire payable à un conjoint doivent demeurer équitables, mais tenteront également de tenir compte de manière réaliste des conséquences de la rupture d’un mariage, dans le cadre de l’expérience de vie des conjoints.
88 Après la rupture d’un mariage, le règlement des questions financières peut paraître compliqué. On distingue deux étapes fondamentales : premièrement, le partage des biens familiaux et, deuxièmement, la décision sur l’attribution d’une pension alimentaire et la fixation du montant de celle‑ci.
A. Égalisation des biens familiaux nets
89 Aux termes de la Loi sur le droit de la famille, l’égalisation des biens familiaux nets diffère fondamentalement de la fixation du montant de la pension alimentaire. La Loi ne prévoit pas de nouveau partage des biens. Elle crée plutôt une relation débiteur/créancier qui doit naître à une obligation de paiement. Le paragraphe 5(1) montre clairement que l’égalisation des biens familiaux nets est une démarche tout à fait mécanique. Les conjoints évaluent leurs biens familiaux nets respectifs en application de l’art. 4 de la Loi. Une demande est alors présentée conformément à l’art. 7 pour égaliser les biens familiaux nets. Le conjoint qui possède le moins de biens familiaux nets doit recevoir un paiement égal à la moitié de la différence entre les biens familiaux nets qui appartiennent à chacun des conjoints, sous réserve du pouvoir discrétionnaire du tribunal prévu au par. 5(6) de modifier ce montant s’il est d’avis que l’égalisation des biens familiaux serait inadmissible.
90 Après avoir statué sur le droit des parties, le tribunal détermine comment le paiement sera effectué, en tenant compte de l’art. 9 de la Loi. Les droits à une pension de retraite, de même que tous les biens familiaux, sont mis en commun et doivent être égalisés. Malgré l’importance des droits à une pension de retraite pour un certain nombre de couples, la Loi ne comporte pas de disposition portant sur les problèmes particuliers découlant du partage et de la répartition de ceux-ci. À la fin du processus de partage et d’égalisation, le conjoint créancier conservera certains biens dont, parfois, une réclamation contre l’autre conjoint.
B. Pension alimentaire en faveur d’un conjoint
(1) Objectifs législatifs
91 Par contraste, le processus de fixation de la pension alimentaire est loin d’être simplement mécanique. Il exige une analyse souvent subtile, fondée sur les facteurs complexes énoncés à l’art. 33 de la Loi sur le droit de la famille. En particulier, la Loi précise plusieurs buts : les ordonnances alimentaires doivent reconnaître l’apport du conjoint à l’union et ses conséquences économiques, ainsi que le fardeau des aliments à fournir à un enfant, et elles doivent aider le conjoint à parvenir à l’autonomie et alléger ses difficultés financières, si l’égalisation des biens familiaux nets n’y est pas parvenue. Ces facteurs sont les suivants :
(8) [Buts de l’ordonnance d’aliments à l’égard d’un conjoint] L’ordonnance alimentaire à l’égard d’un conjoint devrait :
a) reconnaître l’apport du conjoint à l’union et les conséquences économiques de l’union pour le conjoint;
b) distribuer équitablement le fardeau économique que représentent les aliments à fournir à un enfant;
c) comprendre des dispositions équitables en vue d’aider le conjoint à devenir capable de subvenir à ses propres besoins;
d) alléger les difficultés financières, si les ordonnances rendues en vertu de la partie I (Biens familiaux) et de la partie II (Foyer conjugal) ne l’ont pas fait.
92 Cette démarche ne diffère pas substantiellement des objectifs des ordonnances alimentaires et modificatives prises sous le régime de la Loi sur le divorce. Aux termes des deux lois, toute ordonnance alimentaire définitive aura tenu compte des biens appartenant à chacun des conjoints et des revenus que leurs biens, leur travail et d’autres sources peuvent générer.
93 Il est bien connu que la détermination et l’application des principes régissant le droit en matière d’obligation alimentaire ont soulevé un nombre considérable de controverses et de litiges devant les tribunaux canadiens. La question revient toujours. Notre Cour a rendu plusieurs jugements dans ce domaine, dont les plus importants aux cours des récentes années demeurent Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, et Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420.
94 Le droit en matière d’obligation alimentaire doit traiter un nombre pratiquement infini de situations et d’expériences de vie. Les tribunaux ont toutefois tenté de définir des modèles de mariage. Comme madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a souligné dans l’arrêt Bracklow, précité, il paraît utile d’essayer de circonscrire certains modèles de base. Elle a par exemple proposé une distinction entre le modèle de « l’obligation sociale fondamentale » (par. 23) en vertu duquel c’est à l’ex‑époux qu’il incombe principalement de subvenir aux besoins de son ex‑conjoint et le modèle « indépendant » (par. 24) selon lequel chaque partie est considérée comme un acteur autonome qui conserve son indépendance économique pendant le mariage. Elle a alors associé chaque type de mariage à un modèle de pension alimentaire. Cependant, en définitive, le juge McLachlin a mentionné qu’aucune de ces classifications ne rendrait vraiment compte de toutes les situations ni ne permettrait l’élaboration d’une loi tout à fait équitable en matière de pension alimentaire au profit d’un époux (voir par. 32).
95 L’éventail des situations possibles demeure large. Notre Cour devrait se garder d’établir des catégories fermées et rigides qui ne correspondraient que peu aux expériences de vie réelles et aux vrais besoins des couples canadiens. La présente affaire ne se prête certainement pas à un tel exercice. Il ressort clairement des faits de l’espèce que les parties ont eu un mariage traditionnel de longue durée. Sans régimes législatifs comme le processus d’égalisation prévu par la Loi sur le droit de la famille et le droit aux aliments, l’intimée serait demeurée sans biens, sans expérience sur le marché du travail et sans revenu. Elle se serait retrouvée complètement dépendante, en raison du style de vie et de la répartition des responsabilités adoptés par le couple durant un long mariage. Par ailleurs, M. Boston aurait conservé la majorité des biens, dont sa pension de retraite, et le flux de revenu qu’ils génèrent.
96 L’un des principaux objectifs du droit contemporain en matière d’obligation alimentaire entre conjoints est de contrer cette injustice. Cependant, dans l’arrêt Moge, madame le juge L’Heureux‑Dubé a souligné que les objectifs législatifs sous‑jacents à la pension alimentaire payable à un conjoint sont variés, et qu’aucun ne devrait avoir préséance sur l’autre. Elle a fait état de ce point de vue de la manière suivante à la p. 853 :
Nombre de tenants du modèle de l’indépendance économique présumée lui attribuent en fait un rôle prédominant dans la détermination du droit à l’obligation alimentaire, de son montant et de sa durée. À mon avis, cette approche n’est pas compatible avec les principes d’interprétation législative. L’objectif d’indépendance économique n’est que l’un des nombreux objectifs énumérés dans cet article et, compte tenu de la façon dont le législateur les a formulés, je ne crois pas que l’un ou l’autre doive avoir priorité. À mon avis, le législateur a plutôt voulu que la pension alimentaire reflète la diversité dynamique de nombre d’unions conjugales uniques. [Je souligne.]
97 Les mêmes quatre objectifs formulés dans la Loi sur le divorce font partie de la Loi sur le droit de la famille. Par conséquent, la manière dont les quatre objectifs prévus dans la Loi sur le divorce sont abordés dans les arrêts Moge et Bracklow s’applique à la loi provinciale, mutatis mutandis. Toutefois, dans ces deux arrêts, notre Cour a apprécié ces quatre objectifs dans le contexte plus large des trois fondements relatifs au versement d’une pension alimentaire. J’examinerai donc cette méthode.
(2) Fondements du droit d’un conjoint à une pension alimentaire
98 La principale question en litige dans Bracklow était de savoir s’il existait un fondement à la pension alimentaire payable à un conjoint autre (i) qu’un contrat/consentement et (ii) qu’une indemnisation pour les difficultés économiques découlant du mariage ou de son échec. Après avoir examiné de près les dispositions législatives pertinentes, le juge McLachlin a statué, aux par. 37 et suiv. qu’un troisième fondement non compensatoire pouvait être établi, relativement aux besoins très concrets des conjoints.
99 Au paragraphe 40, le juge McLachlin a affirmé qu’il devait exister un fondement non compensatoire à la pension alimentaire payable à un conjoint de la manière suivante :
Bien que les lois prévoient une obligation alimentaire fondée sur le contrat et l’indemnisation, elles ne restreignent pas l’obligation à ces motifs. La « capacité de l’un ou l’autre des époux, ou des deux à la fois, de subvenir à leurs besoins, et [l]es efforts raisonnables qu’ils déploient en ce sens » (Family Relations Act, al. 89(1)d)), indiquent une préoccupation des besoins qui transcende l’indemnisation ou le contrat. [. . .] De même, les « circonstances économiques » (al. 89(1)e)) incitent à prendre en considération, de manière générale, tous les facteurs concernant la situation financière des parties, et non seulement ceux liés à l’indemnisation. On peut en dire autant de la Loi sur le divorce qui ordonne aux tribunaux de tenir compte « des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux ». [Premier soulignement ajouté; deuxième soulignement dans l’original.]
100 Il s’agit d’une analyse qui entraîne des conséquences très importantes. Certains auteurs les considèrent comme susceptibles d’avoir une grande portée mais comme étant toujours incertaines. Par exemple, le professeur D. Goubau (dans « The Clear and Clouded World of Spousal Support in Canada » (2000-2001), 18 C.F.L.Q. 333) est d’avis que cet arrêt permet l’attribution d’un soutien alimentaire en faveur d’un conjoint lorsqu’il existe un besoin de la part de l’un des conjoints et une capacité de payer de la part de l’autre, sans égard à la question de savoir si ce besoin découle du mariage. Le fait de supprimer le lien entre le besoin et le mariage, soutient‑il, contraint un conjoint à payer pour l’infortune de l’autre, même si cela n’a absolument rien à voir avec lui.
101 Plutôt que de retirer complètement l’exigence relative au lien de causalité, le professeur Goubau prétend qu’un assouplissement de cette exigence — de manière à ce que non seulement les besoins découlant du mariage, mais également ceux qui résultent de son échec soient indemnisables — suffit. Pour illustrer cette stratégie, il invoque un arrêt de la Cour d’appel du Québec, rendu peu de temps avant Moge, dans lequel une interprétation de la trilogie Pelech‑Richardson‑Caron qui exigerait une application trop mécanique de l’exigence du lien de causalité a été rejetée (Droit de la famille — 1688, [1992] R.J.Q. 2797). Un simple assouplissement de l’exigence, plutôt que son retrait complet, permet au tribunal de conserver le lien conceptuel qui existe entre le paiement d’une pension alimentaire et le mariage sans restreindre le recouvrement par l’établissement de catégories trop légalistes.
102 J’estime que l’arrêt Bracklow n’écarte pas totalement l’exigence d’un lien de causalité entre les besoins du conjoint bénéficiaire et le mariage, son histoire et son échec. Les motifs du juge McLachlin, qui s’inscrivent dans la lignée des jugements antérieurs de la Cour, mettent l’accent sur la diversité des facteurs ayant une incidence sur le droit à une pension alimentaire et son montant, mais ne paraissent pas rejeter la prise en considération d’une forme large de lien de causalité, en tant qu’exigence relative à certaines catégories d’ordonnances alimentaires.
103 Julien et Marilyn Payne prétendent qu’il [traduction] « est largement démontré dans Bracklow c. Bracklow que les besoins et la capacité de payer en tant que fondement de la pension alimentaire payable à un conjoint n’ont pas été supplantés par la notion d’aliments compensatoires. Ils ont été complétés par elle » (J. D. Payne et M. A. Payne, Canadian Family Law (2001), p. 207). Cette affirmation semble claire en regard du passage suivant tiré de Bracklow, par. 32 : « . . . le Parlement et les législatures en ont décidé autrement en exigeant que les tribunaux tiennent compte non seulement des facteurs compensatoires, mais également des “besoins” et des “ressources” des parties ». Julien et Marilyn Payne ont également exprimé leur satisfaction à l’égard de cet arrêt parce qu’il a précisé ce qui aurait dû l’être depuis toujours, soit simplement que ce n’est pas parce que les tribunaux ont tenu compte des sacrifices faits par des femmes dans un mariage et ont cherché à les indemniser pour ces sacrifices que toutes les autres considérations devraient être laissées de côté après la rupture du mariage.
104 Enfin, la situation que vivent les juges des tribunaux de la famille devrait être reconnue. Quoique le principe de l’indemnisation demeure très important, dans la majorité des cas il ne sera pas évident de déterminer exactement le montant de l’indemnisation nécessaire et comment la calculer. (Voir Payne et Payne, op. cit., p. 209.) Ainsi, même quand l’indemnisation est reconnue comme un principe important, les tribunaux se réfèrent souvent aux ressources et aux besoins des parties simplement parce qu’ils fournissent les seuls chiffres disponibles. Le juge Bastarache (maintenant juge de notre Cour) a admis cette réalité dans l’arrêt Ross c. Ross (1995), 168 R.N.-B. (2e) 147 (C.A.), par. 15, en disant :
[traduction] C’est dans les causes où il n’est pas possible de mesurer l’ampleur de la perte économique de l’époux désavantagé que la cour considère les besoins et le niveau de vie comme critères premiers, avec la capacité de payer de l’autre partie.
105 L’ordonnance alimentaire en l’espèce doit tenir compte tant des conséquences du mariage que de sa rupture. Elle doit reposer sur une évaluation des besoins et des ressources des parties et elle devrait reconnaître le besoin d’indemniser le conjoint qui est demeuré à la maison, qui y a travaillé et qui a renoncé à l’idée d’une carrière et à l’indépendance économique que celle‑ci autorise.
106 Le premier objectif d’une ordonnance alimentaire est de s’assurer que le conjoint à charge, après la rupture du mariage, dispose de ressources suffisantes pour subvenir à ses besoins. En évaluant la suffisance de la pension alimentaire, les tribunaux doivent tenir compte du revenu et du niveau de vie antérieurs des parties. (Voir Payne et Payne, op. cit., p. 205; Moge, précité, p. 866 et 870.) Le conjoint créancier a toujours droit à un revenu proportionnel à son ancien niveau de vie, quoique la scission de la cellule familiale entraîne souvent des inconvénients économiques et des coûts. Il est en outre juste et conforme aux objectifs de la Loi sur le droit de la famille d’inclure un élément d’indemnisation pour les conséquences de la rupture du mariage quand un des conjoints a renoncé à toute possibilité de carrière à l’extérieur de la maison.
107 Ensuite, dans l’évaluation des besoins d’un conjoint, le juge doit prendre en considération le besoin de sécurité des deux conjoints. Ce facteur peut très bien être devenu d’une importance cruciale pour une conjointe à charge comme l’intimée. Sans partage effectif des droits à la pension de retraite, elle sera entièrement livrée à elle‑même, si son conjoint décède avant elle, et elle devra compter sur les biens et les droits à un revenu qu’elle aura pu acquérir à la rupture ou depuis cette date. Ces facteurs semblent avoir été pris en considération quand les parties se sont séparées et ont convenu du montant de la pension alimentaire. Le droit et les tribunaux ont reconnu que de tels arrangements ne devraient pas être modifiés, à moins qu’un changement important ne survienne. Je m’abstiens de tout commentaire sur la question de savoir si un tel changement important est survenu en l’espèce. Compte tenu de l’admission devant la Cour d’appel, je statuerai sur l’affaire en supposant, sans toutefois le décider, qu’un tel changement est survenu quand M. Boston a pris sa retraite.
C. Le problème de la pension de retraite
108 Comme un juge ontarien l’a dit : [traduction] « J’avoue qu’il existe un mot que, si on me donnait le choix, je préférerais ne pas entendre dans une instance en matière matrimoniale : pension de retraite » (Iurincic c. Iurincic (1998), 40 R.F.L. (4th) 258 (C. Ont. (Div. gén.)), le juge Quinn), par. 1. Même si nous pouvons préférer oublier ce sujet, il s’agit d’un problème réel, qui porte à la fois sur le processus d’égalisation des biens familiaux et sur la fixation du montant de la pension alimentaire. Quand M. et Mme Boston se sont séparés, les droits à une pension de retraite acquis en vertu du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario constituaient un bien familial important. Comme nous l’avons déjà mentionné, la Loi sur le droit de la famille ne prévoit pas de règles particulières sur le partage des droits à une pension de retraite, contrairement à ce qu’on trouve dans d’autres lois provinciales régissant l’égalisation des biens familiaux, comme le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 426. Cependant, la Loi sur les régimes de retraite, L.R.O. 1990, ch. P.8, établit un certain nombre de règles régissant le partage de plusieurs droits, mais elle n’a pas été examinée dans la présente affaire. Sans autre règle que le principe d’un partage égal, les parties et les tribunaux sont laissés à eux‑mêmes. Le problème qui se présente est donc le suivant : partageons-nous maintenant ou plus tard, quand le conjoint titulaire de la pension prendra sa retraite et s’il la prend? Je n’essaierai pas de déterminer quelle démarche devrait être adoptée. Les deux possèdent des avantages et des inconvénients. Elles comportent toutes deux un élément de risque. Par exemple, la formule conditionnelle « si et quand » peut parfois exiger des dispositions juridiques complexes, afin de protéger le conjoint créancier jusqu’au moment de la retraite et de prévoir également la possibilité d’un décès prématuré. Les parties en l’espèce ont opté pour une autre méthode communément utilisée, comme l’explique le juge Major dans ses motifs. Elle requiert un transfert immédiat de biens ou d’argent afin d’éteindre une revendication relative à des droits à une pension de retraite qui ne seront exercés qu’ultérieurement.
109 Dans l’entente de séparation, les parties ont attribué une valeur aux droits de M. Boston à une pension de retraite et à ce moment‑là l’ensemble des biens matrimoniaux ont été partagés. Monsieur Boston a traité la revendication découlant de cette entente par le transfert d’un certain nombre de biens à son épouse. La démarche a permis à Mme Boston d’obtenir la majeure partie des biens matrimoniaux. Par ailleurs, M. Boston a conservé la totalité de ses droits à une pension de retraite et le droit à tout le flux de revenu qui en découle. Les parties n’ont pas abordé cet aspect de l’affaire, mais il demeure probable qu’une telle pension de retraite de la fonction publique garantit à l’appelant une protection importante contre l’inflation, des révisions périodiques des prestations de pension de retraite et une protection pratiquement absolue contre les risques économiques. L’intimée a acquis une sécurité à long terme par la gestion de biens qui doivent être utilisés de manière efficace et qui demeurent exposés à un degré de risque lié au marché et à l’économie.
110 Monsieur Boston a acquitté la réclamation de son épouse, transféré des biens et évité un partage de ses droits à une pension, de là le problème survenu lorsqu’il a pris sa retraite. Il était d’avis que le paiement d’une pension alimentaire provenant du flux de revenu généré par sa pension de retraite était fondamentalement inéquitable, et que cela équivalait à une double ponction. Il affirme que le flux de revenu découlant d’une pension de retraite ayant déjà fait l’objet d’une égalisation ne devrait pas servir au paiement d’une pension alimentaire. Notre Cour ne s’est jamais penchée directement sur ce problème qui a toutefois été mentionné dans l’arrêt Strang c. Strang, [1992] 2 R.C.S. 112, p. 120; dans cet arrêt, le juge Cory a conclu qu’il ne s’agissait pas d’un problème pertinent, compte tenu des faits de l’espèce. Il est intéressant de signaler qu’il paraît que dans cette affaire les avocats du conjoint débiteur ont proposé une distinction entre les biens patrimoniaux et les biens alimentaires. Les premiers ne devraient pas servir au paiement de la pension alimentaire. Les droits à une pension de retraite entreraient dans cette catégorie (voir p. 119). Un argument pratiquement identique est soulevé dans le présent pourvoi.
(1) Double ponction
111 La question de la « double ponction » en ce qui concerne des droits à une pension de retraite a donné lieu à des controverses devant les tribunaux canadiens. Une certaine jurisprudence soutient le point de vue selon lequel la pension alimentaire payable à un conjoint ne devrait provenir que de la partie de la pension de retraite qui n’a pas fait l’objet d’une égalisation au moment de la séparation et d’autres sources de revenu. (Voir Shadbolt c. Shadbolt (1997), 32 R.F.L. (4th) 253 (C. Ont. (Div. gén.)).) Néanmoins, cette méthode consistant à limiter la disponibilité des avoirs de retraite aux fins du paiement d’une pension alimentaire au profit d’un conjoint est incorrecte. Elle considère la pension de retraite comme un bien finalement attribué et ne prend pas en considération le fait que celle‑ci tient lieu principalement de source de revenu. En outre, il ne faudrait pas oublier que, bien qu’une pension alimentaire en faveur d’un conjoint et un partage de biens puissent être ordonnés ou acceptés dans le cadre d’un règlement d’ensemble, ils servent des fins différentes. Dans certaines situations, la pension alimentaire vise à indemniser le conjoint à charge et à répondre aux besoins économiques découlant de la rupture du mariage. Ce raisonnement demeure distinct du partage des biens, avec lequel il ne saurait se confondre. Les biens mis à la disposition de la conjointe à charge après le processus d’égalisation devraient être pris en considération dans l’évaluation des besoins et des ressources, car ils lui permettront parfois d’atteindre un degré d’indépendance qui témoigne de l’un des objectifs de la Loi sur le droit de la famille et sa dignité humaine essentielle. Par ailleurs, la Loi ne modifie pas la nature des facteurs et des objectifs complexes qui régissent l’obligation alimentaire entre conjoints avant ainsi qu’après la retraite du conjoint débiteur. De nombreux jugements en font clairement état.
112 À titre d’exemple, dans Dolman c. Dolman (1998), 38 R.F.L. (4th) 362 (C. Ont. (Div. gén.)), le juge Philp a conclu que la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario permet la poursuite du versement de la pension alimentaire au profit d’un conjoint après un paiement d’égalisation si le conjoint à charge sans pension de retraite reste dans le besoin, et que le payeur est toujours en mesure de payer. La décision Shadbolt a été mentionnée dans Carter c. Carter (1998), 42 R.F.L. (4th) 314 (C. Ont. (Div. gén.)), où on a rejeté une requête en suspension des obligations alimentaires existantes. Le juge Kozak a conclu que, bien que la première jurisprudence en ce qui concerne la Loi sur le droit de la famille défendait le principe que, après l’égalisation de la pension de retraite, la pension ne devait pas de nouveau servir au paiement de la pension alimentaire au profit d’un conjoint, la jurisprudence récente a confirmé que le paiement d’une pension alimentaire au profit d’un conjoint, qui se poursuit après la retraite du payeur, ne procure pas au conjoint à charge de double bénéfice à l’égard de la pension de retraite.
113 Comme le juge Bastarache (maintenant juge de notre Cour) l’a écrit dans LeMoine c. LeMoine (1997), 185 R.N.-B. (2e) 173 (C.A.), par. 29, en faisant référence à Linton c. Linton (1990), 1 O.R. (3d) 1 (C.A.), il n’est pas incorrect [traduction] « de prolonger le versement des aliments après la retraite du conjoint payeur simplement parce que le régime de retraite avait été inclus dans la répartition des biens ». Il a ajouté (au par. 30) :
[traduction] Bien que le revenu de pension puisse appartenir au mari [. . .], cela ne signifie pas qu’il soit impossible d’y toucher pour redresser les inconvénients économiques que l’épouse continue de subir en raison du mariage ou de son échec. Il ne s’agit pas de répartir de nouveau un bien, mais d’ordonner à quelqu’un de continuer de verser des aliments.
114 En dernier lieu, le juge Brockenshire a indiqué clairement dans Nantais c. Nantais (1995), 16 R.F.L. (4th) 201 (C. Ont. (Div. gén.)), que le simple fait que la source de revenu d’un payeur ou d’un conjoint soit une pension de retraite plutôt qu’un revenu d’emploi ne devrait pas prima facie empêcher la prise en considération de ce revenu dans la fixation du montant de la pension alimentaire payable à un conjoint. Le juge Brockenshire a décidé qu’il s’agissait [traduction] « [d’]un remplacement contractuel de revenu [. . .] [semblable] au salaire reçu avant la retraite, [qui] peut pleinement servir au paiement d’une pension alimentaire à un ex‑conjoint dans le besoin » (par. 32).
(2) La démarche relative à la fixation de la pension alimentaire après la retraite
115 Aucun bien ni flux de revenu ne devrait être écarté ou traité de manière différente après qu’un conjoint débiteur commence à toucher une pension de retraite. Notre Cour ne devrait d’aucune façon accepter le point de vue selon lequel nous serions tenus d’établir une distinction entre ce que certains appellent les biens et les biens alimentaires. Tous les flux de revenu restent pertinents dans l’évaluation des ressources et des besoins et de la pension alimentaire qu’il convient d’accorder eu égard au style de vie et à l’expérience de vie du couple. Les versements de pension de retraite demeurent un revenu. En fait, la Loi de l’impôt sur le revenu les considère comme entièrement imposables aux fins de l’impôt sur le revenu (voir P. W. Hogg et J. E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (2e éd. 1997), p. 357‑358). Le problème qu’il faut aborder dans une affaire d’obligation alimentaire entre conjoints ne porte pas sur la nature des biens à la disposition des parties, mais sur la façon dont ces biens devraient être utilisés par chaque partie.
116 Je conviens qu’un conjoint ne devrait pas conserver des biens importants tout en ruinant son ex‑partenaire de vie. Comme le juge de première instance et la Cour d’appel l’ont conclu, en raison de son style de vie modéré, voire frugal, Mme Boston avait fait des investissements prudents et, en conséquence, disposait d’un actif important. Cependant, M. Boston avait conservé tous ses droits à une pension de retraite avec la sécurité financière et personnelle qui en découle, mais peu d’autres biens. La preuve ne contient pas de renseignements quant à la nature et aux conditions du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario. Normalement, ce type de pension assure une sécurité financière à vie au retraité, et également aux conjoints survivants désignés. Monsieur Boston a renoncé à des biens, mais a conservé cette sécurité. Cet arrangement n’équivalait pas à l’échange de biens sans contrepartie, comme l’affirment des auteurs ou des juges. Par ailleurs, Mme Boston dispose de biens importants, et a contracté une assurance sur la vie de son mari, mais elle sera livrée à elle‑même si son ex‑conjoint décède avant elle. Eu égard aux circonstances de l’espèce, le raisonnement de la Cour d’appel laisse supposer que le calcul de la pension alimentaire payable à l’intimée devait tenir compte de son style de vie et de son niveau de vie antérieurs et également de son besoin d’acquérir une certaine sécurité financière pendant toute sa vie. Le jugement rendu en appel reconnaît le manque d’indépendance qui découle de la vie conjugale de l’intimée et de la rupture de son mariage.
117 À la retraite de l’appelant, il était juste, dans le cadre de la fixation de la pension alimentaire, que les tribunaux prennent en considération les biens des deux parties et le revenu que ces biens pouvaient générer s’ils étaient utilisés efficacement. La Cour d’appel a décidé d’attribuer un revenu aux biens sous le contrôle de l’intimée. Elle a calculé ce revenu en fonction de la valeur des biens jugés liquides qui s’élevait à environ 250 000 $, et a déduit un revenu fictif de quelque 15 000 $ par année, qui paraît aussi exact que possible. Compte tenu de la situation des parties et de la mention ambiguë dans l’ordonnance du juge de première instance quant à la capacité de l’intimée de subvenir à ses besoins, elle a jugé que la modification qu’avait apportée le juge Robertson au montant de la pension alimentaire était déraisonnable. En fait, la pension alimentaire fixée par la Cour d’appel pourrait paraître un peu conservatrice, compte tenu du revenu qui reste à M. Boston. Après tout, il touche annuellement une pension de retraite de près de 100 000 $. Même s’il possède peu de biens, il conserve un style de vie assez confortable. Madame Boston a droit à un niveau de vie raisonnable, comme le prévoit l’entente de séparation. Elle ne devrait pas être obligée de procéder à une liquidation importante de ses biens, étant donné l’hypothèse que son style de vie est frugal et qu’en conséquence ses besoins sont modestes.
118 Les droits à une pension de retraite s’épuisent avec le temps, mais ils fournissent, particulièrement dans la présente affaire, un revenu stable et garanti. Quoi qu’il en soit, un revenu provenant des droits à une pension de retraite demeure un revenu et peut servir au paiement d’une pension alimentaire, si les circonstances le justifient. Ni la Loi sur le droit de la famille ni la Loi sur le divorce ne permettent que soit faite une distinction entre des catégories de biens et des flux de revenu particuliers aux fins du paiement d’une pension alimentaire à un conjoint. Les facteurs et les objectifs définis dans la loi et appliqués par la jurisprudence de la Cour devraient continuer de régir l’obligation alimentaire.
119 Une analyse fondée sur la nature des biens peut altérer la manière correcte d’envisager la pension alimentaire. En l’espèce, des besoins ont été établis, après la prise en considération de l’utilisation efficace de biens sous le contrôle de l’intimée. Ces besoins devraient être raisonnablement évalués, en tenant compte du niveau de vie des parties pendant le mariage et de la nécessité d’une protection financière à long terme.
120 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli, les juges L’Heureux-Dubé et LeBel sont dissidents.
Procureur de l’appelant : J. Yvonne Pelley, Kingston.
Procureurs de l’intimée : Maurice J. Neirinck & Associates, Toronto.
Procureurs de l’intervenant : Nicole Tellier et Epstein Cole, Toronto.