Comité pour le traitement égal des actionnaires minoritaires de la Société Asbestos Ltée c. Ontario (Commission des valeurs mobilières), [2001] 2 R.C.S. 132, 2001 CSC 37
Comité pour le traitement égal des actionnaires minoritaires
de la Société Asbestos Ltée Appelant
c.
Sa Majesté du chef du Québec, la Commission des valeurs
mobilières de l’Ontario et la Société nationale de l’amiante Intimées
Répertorié : Comité pour le traitement égal des actionnaires minoritaires de la Société Asbestos Ltée c. Ontario (Commission des valeurs mobilières)
Référence neutre : 2001 CSC 37.
No du greffe : 27252.
2000 : 15 décembre; 2001 : 7 juin.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et Arbour.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Valeurs mobilières -- Commission des valeurs mobilières de l'Ontario -- Compétence relative à l’intérêt public -- Nature et portée de la compétence de la Commission pour intervenir en matière d’intérêt public dans les activités liées aux marchés financiers en Ontario -- La décision de la Commission de ne pas exercer en l’espèce sa compétence relative à l’intérêt public était-elle raisonnable? -- Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, ch. S.5, art. 127(1), disposition 3.
Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Commissions des valeurs mobilières -- Norme de contrôle -- Norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario portant sur l’exercice de sa compétence relative à l'intérêt public.
En 1977, le gouvernement du Québec a décidé de prendre le contrôle d’Asbestos, un chef de file de la production d’amiante dans la province. Les actions ordinaires d’Asbestos étaient négociées à la Bourse de Toronto et à la Bourse de Montréal. Environ 30 pour 100 des actions ordinaires d’Asbestos étaient détenues par des actionnaires minoritaires résidant en Ontario, alors que le contrôle appartenait à GD Canada, filiale d’une société américaine. Le Québec a constitué la Société nationale de l’amiante (« SNA »), société d’État possédée en propriété exclusive par Sa Majesté du chef du Québec, comme moyen de prendre le contrôle d’Asbestos. En 1981, le Québec et la société américaine ont conclu une entente prévoyant l’acquisition par la SNA du contrôle des voix de GD Canada et, par conséquent, du contrôle indirect d’Asbestos. Malgré les propos tenus par le ministre des Finances du Québec au cours des années précédentes au sujet de la présentation éventuelle d’une offre complémentaire aux actionnaires minoritaires d’Asbestos, le Québec a annoncé qu’il n’entendait pas faire une telle offre. Par suite de cette déclaration, les titres d’Asbestos sont tombés à leur niveau le plus bas en quatre ans. Cinq ans plus tard, la SNA a acheté les actions ordinaires restantes de GD Canada. L’appelant a demandé réparation sous le régime de l’art. 127 de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario (alors l’art. 124), particulièrement une ordonnance retirant au Québec et à la SNA les dispenses relatives aux opérations sur valeurs mobilières. La CVMO a conclu que l’opération ne constituait pas une offre d'achat visant à la mainmise, conclusion qui n’a pas été contestée en appel. Certes, la CVMO a conclu que les actes du gouvernement du Québec et de la SNA étaient abusifs envers les actionnaires minoritaires d’Asbestos et étaient manifestement injustes à leur égard, mais elle s’est abstenue d’exercer la compétence relative à l’intérêt public que lui confère la disposition 3 du par. 127(1) et de retirer au Québec les dispenses relatives aux opérations sur valeurs mobilières dont il bénéficie sur les marchés financiers de l’Ontario. La Cour divisionnaire a infirmé la décision, concluant que la CVMO avait commis une erreur en imposant deux conditions préalables à l’exercice de sa compétence sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1) : un « lien transactionnel » avec l’Ontario et une motivation consciente consistant à contourner le droit ontarien relatif aux offres d'achat visant à la mainmise. La Cour d’appel de l’Ontario a rétabli la décision de la CVMO.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
Sous le régime du par. 127(1) de la Loi sur les valeurs mobilières, la CVMO a la compétence et un large pouvoir discrétionnaire pour intervenir dans les marchés financiers en Ontario lorsqu’il est dans l'intérêt public qu’elle le fasse. Le libellé facultatif du par. 127(1) exprime l’intention de laisser à la CVMO le soin d’apprécier l’opportunité et la manière d’intervenir dans une affaire particulière. Le pouvoir d’agir dans l'intérêt public n’est toutefois pas illimité. Lorsqu’elle est appelée à exercer son pouvoir discrétionnaire, la CVMO doit prendre en considération la protection des investisseurs et l’efficacité des marchés financiers ainsi que la confiance du public en ceux-ci en général. De plus, le par. 127(1) est une disposition de nature réglementaire. Les sanctions qui y sont prévues sont de nature préventive et axées sur l’avenir. L’article 127 ne peut donc être invoqué par une partie privée ou un particulier pour une transgression de la Loi sur les valeurs mobilières qui lui aurait causé un préjudice ou des dommages.
La norme de contrôle appropriée en l’espèce est celle du caractère raisonnable. La CVMO est un tribunal spécialisé ayant un vaste pouvoir discrétionnaire d’intervention dans l'intérêt public et la protection de l'intérêt public est une matière qui se situe dans le domaine d’expertise fondamental du tribunal. Par conséquent, même en l’absence d’une clause privative mettant les décisions de la CVMO à l’abri du contrôle judiciaire, l’expertise relative de cet organisme dans la réglementation des marchés financiers, l’objet de la Loi dans son ensemble et du par. 127(1) en particulier, et la nature du problème soumis à la CVMO penchent pour un degré de retenue judiciaire élevé. Il faut toutefois tenir compte d’un autre facteur, à savoir le fait que la Loi prévoit le droit d’interjeter appel de la décision de la CVMO devant les tribunaux; lorsque ce facteur est pris en considération avec tous les autres facteurs, c’est une norme de contrôle intermédiaire qui semble indiquée.
La CVMO n’a pas commis d’erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire. Premièrement, elle a exercé le pouvoir discrétionnaire accessoire à sa compétence relative à l’intérêt public. Elle n’a pas considéré le lien transactionnel avec l’Ontario et l’intention d’échapper au droit de l’Ontario comme des entraves ou des conditions préalables juridictionnelles à la délivrance d’une ordonnance en vertu de la disposition 3 du par. 127(1) de la Loi. Elle a, à bon droit, rejeté l’argument selon lequel sa compétence relative à l’intérêt public était assujettie à une condition préalable implicite. Dans son analyse de la demande de réparation présentée par l’appelant sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1), la CVMO a identifié et examiné plusieurs facteurs pertinents relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère cette disposition. Le lien transactionnel avec l’Ontario et la motivation sous-tendant la structuration de l’opération constituaient deux des nombreux facteurs examinés.
Deuxièmement, le refus de la CVMO d’accorder réparation aux actionnaires minoritaires lésés en exerçant sa compétence pour agir dans l'intérêt public était raisonnable. Les motifs de la CVMO étaient inspirés par les considérations légitimes inhérentes au par. 127(1) et à la jurisprudence de la CVMO portant sur la compétence relative à l’intérêt public. Parmi ces considérations on compte : (i) la gravité et la rigueur de la sanction demandée, (ii) l’effet qu’aurait l’application d’une telle sanction sur l’efficacité des marchés financiers en Ontario ainsi que sur la confiance du public en ceux-ci, (iii) une réticence à invoquer la nature indéterminée de la compétence relative à l’intérêt public pour réglementer des activités qui se déroulent hors de la province et (iv) la reconnaissance du fait que les pouvoirs conférés par l’art. 127 sont de nature préventive et non réparatrice. Les conclusions de fait tirées par la CVMO, à savoir que l’opération en cause n’avait pas été structurée intentionnellement de façon à contourner le droit ontarien et que les marchés financiers en général et les actionnaires minoritaires d’Asbestos en particulier n’avaient pas été sensiblement induits en erreur par les déclarations du ministre des Finances du Québec au sujet de la présentation éventuelle d’une offre complémentaire, étaient raisonnables et étayées par la preuve.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Re Canadian Tire Corp. (1987), 10 O.S.C.B. 857, conf. par (1987), 59 O.R. (2d) 79, autorisation de pourvoi à la C.A. refusée (1987), 35 B.L.R. xx; Re H.E.R.O. Industries Ltd. (1990), 13 O.S.C.B. 3775; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; Re Albino (1991), 14 O.S.C.B. 365; Re Mithras Management Ltd. (1990), 13 O.S.C.B. 1600; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31; Re Atco Ltd. (1980), 15 O.S.C.B. 412; Re Electra Investments (Canada) Ltd. (1983), 6 O.S.C.B. 417; Re Turbo Resources Ltd. (1982), 4 O.S.C.B. 403C; Re Genstar Corp. (1982), 4 O.S.C.B. 326C; Global Securities Corp. c. Colombie-Britannique (Securities Commission), [2000] 1 R.C.S. 494, 2000 CSC 21.
Lois et règlements cités
Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, ch. S.5, art. 1.1 [aj. 1994, ch. 33, art. 2], 2.1, par. 5 [idem], 122 [abr. & rempl. 1994, ch. 11, art. 373], 127 [idem, art. 375], 128 [idem], partie XXIII.
Securities Act, R.S.O. 1980, ch. 466, art. 124(1).
Doctrine citée
Johnston, David, and Kathleen Doyle Rockwell. Canadian Securities Regulation, 2nd ed. Markham, Ont. : Butterworths, 1998.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 43 O.R. (3d) 257, 169 D.L.R. (4th) 612, 117 O.A.C. 224, [1999] O.J. No. 388 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour divisionnaire (1997), 33 O.R. (3d) 651, 146 D.L.R. (4th) 721, 100 O.A.C. 46, 46 Admin. L.R. (2d) 128, 34 B.L.R. (2d) 103, 13 C.C.L.S. 50, [1997] O.J. No. 1872 (QL). Pourvoi rejeté.
David W. Scott, c.r., Barry H. Bresner et Ira Nishisato, pour l’appelant.
Sheila R. Block, James C. Tory, Michel Jolin et Claude G. Rioux, pour l’intimée Sa Majesté du chef du Québec.
Tim Moseley, pour l’intimée la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario.
Glenn F. Leslie et Matthew J. Halpin, pour l’intimée la Société nationale de l’amiante.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi découle d’une série d’opérations au cours desquelles la Société nationale de l'amiante (« SNA »), société d’État possédée en propriété exclusive par Sa Majesté du chef du Québec (le « gouvernement du Québec » ou le « Québec »), a acquis le contrôle effectif d’Asbestos Corporation Limited (« Asbestos »), société constituée en vertu d’une loi fédérale. L’acquisition du contrôle d’Asbestos par la SNA s’est faite sans la présentation d’une offre complémentaire aux actionnaires minoritaires d’Asbestos. Après la prise de contrôle par la SNA, la valeur des titres d’Asbestos a chuté. Un groupe d’actionnaires minoritaires d’Asbestos s’est formé en association non constituée en personne morale pour représenter les intérêts de tous les actionnaires minoritaires. Cette association, appelée le Comité pour le traitement égal des actionnaires minoritaires de la Société Asbestos Ltée, a demandé réparation sous le régime de l’art. 127 de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. S.5 (la « Loi ») (auparavant R.S.O. 1980, ch. 466, art. 124). Plus particulièrement, l’association a demandé que soit rendue, sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1), une ordonnance retirant à la SNA et/ou au Québec les dispenses relatives aux opérations sur valeurs mobilières.
2 La question fondamentale soulevée dans le pourvoi est celle de savoir si la Cour devrait intervenir à l’égard du refus de la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario (« CVMO ») d’accorder réparation aux actionnaires minoritaires lésés en exerçant sa compétence pour agir dans l'intérêt public en vertu du par. 127(1) de la Loi.
I. Les faits
3 Il ne semble y avoir aucune question de fait substantielle en litige dans le pourvoi. Un examen complet du contexte de la présente espèce, des faits convenus par les parties, des détails des opérations en cause et des autres éléments de preuve produits devant la CVMO figure dans les motifs de la CVMO dans Re Asbestos Corp. (1994), 17 O.S.C.B. 3537. Les paragraphes qui suivent visent à présenter seulement un bref exposé des faits saillants du pourvoi.
4 À l’automne de 1977, la province de Québec était le plus gros producteur d’amiante en occident, fournissant près de 29 pour 100 de la production mondiale annuelle d’amiante. Elle ne possédait toutefois pratiquement pas d’industrie secondaire de l’amiante, environ 95 pour 100 du produit brut étant exporté ailleurs pour y être transformé.
5 À l’époque, le gouvernement du Québec, composé du Parti québécois nouvellement élu, menait une politique de création d’un secteur industriel de l’amiante au Québec, qui serait complémentaire au secteur d'extraction de l'amiante. À cette fin, le gouvernement du Québec a décidé de prendre le contrôle d’Asbestos, un chef de file de la production d’amiante dans la province.
6 Les actions ordinaires d’Asbestos étaient négociées à la Bourse de Toronto et à la Bourse de Montréal. Environ 30 pour 100 des actions ordinaires d’Asbestos étaient détenues par des actionnaires minoritaires résidant en Ontario. General Dynamics Corporation (Canada) Limited (« GD Canada ») détenait une participation majoritaire de 54,6 pour 100 des actions ordinaires d’Asbestos. Toutefois, le contrôle d’Asbestos appartenait en bout de ligne à la société mère de GD Canada, General Dynamics Corporation (« GD U.S. »), une société du Delaware ayant son siège social au Missouri. GD Canada était une filiale en propriété exclusive de GD U.S.
7 Le 22 octobre 1977, le premier ministre Lévesque a annoncé l’intention du gouvernement du Québec de prendre le contrôle d’Asbestos. Selon ses propos rapportés dans la presse, les autres actionnaires ne seraient [traduction] « pas à l'aise » s’ils étaient des actionnaires minoritaires, alors que le gouvernement détiendrait le contrôle, car le gouvernement du Québec doit prendre des positions et atteindre des objectifs qui ne correspondent pas toujours à ceux des actionnaires ordinaires. À la même époque, le ministre des Finances du Québec, M. Parizeau, a tenu les propos suivants, rapportés par les médias : [traduction] « nous allons de toute façon présenter une offre visant toutes les actions publiques » et une offre publique d’achat des actions d’Asbestos Corp. serait à [traduction] « un prix équivalant » à celui qui sera payé pour le bloc de General Dynamics.
8 En mai 1978, le Québec a constitué la SNA comme moyen de prendre le contrôle d’Asbestos. Toutes les actions de la SNA ont été attribuées au ministre des Finances du Québec.
9 En septembre 1979, la SNA a présenté sa première offre en vue d’acquérir le contrôle d’Asbestos. La SNA a offert d’acheter toutes les actions d’Asbestos détenues par GD Canada au prix de 42 $ l’action. L’offre précisait que, dès qu’il aurait acquis les actions détenues par GD Canada, le gouvernement du Québec offrirait d’acheter le reste des actions d’Asbestos au même prix. Cette offre a été rejetée par GD U.S. en sa qualité de société mère de GD Canada. Son évaluation s’élevait à 99 $ l’action, la différence de prix s’expliquant par les projections respectives des parties quant à l’avenir du marché de l’amiante.
10 En juin 1979, la loi constitutive de la SNA a été modifiée afin de permettre au Québec d’exproprier les biens d’Asbestos. Toutefois, dans les débats portant sur cette modification, le premier ministre Lévesque et le ministre des Finances Parizeau ont tous deux souligné leur préférence pour l’acquisition du contrôle d’Asbestos de gré à gré avec GD U.S. et leur intention de procéder à l’expropriation uniquement en cas d’échec des négociations.
11 Les négociations ont été suspendues pendant les procédures engagées par Asbestos pour contester la constitutionnalité de la Loi permettant à Québec de l’exproprier. Au printemps de 1981, la Cour d’appel du Québec a rejeté l’attaque constitutionnelle ([1981] C.A. 43, conf. [1980] C.S. 331) et notre Cour a refusé l’autorisation de pourvoi ([1981] 1 R.C.S. v). Le Québec a alors imposé la date limite du 30 novembre 1981 pour la conclusion d’une entente négociée avec GD U.S., faute de quoi il procéderait à l’expropriation.
12 Le 9 novembre 1981, le Québec et GD U.S. ont conclu une entente prévoyant l’acquisition par la SNA du contrôle des voix de GD Canada et, par conséquent, du contrôle indirect d’Asbestos. En vertu de cette entente, la SNA a acquis le contrôle de GD Canada, mais le paiement de la SNA pour GD Canada a été reporté au moyen d’une entente d’achat-vente. Cette forme d’opération visait à avantager GD U.S. sur le plan fiscal et à lui donner un moyen de tirer profit de toute amélioration subséquente du marché de l’amiante.
13 L’opération de 1981 différait sensiblement de l’offre rejetée par GD U.S. en 1979. Aux termes de l’opération de 1981, la SNA se portait acquéreur des actions de GD Canada plutôt que des actions d’Asbestos comme le prévoyait l’offre de 1979. De plus, l’opération de 1981 n’était pas accompagnée d’un engagement à acquérir les actions des actionnaires minoritaires d’Asbestos. Le 11 novembre 1981, deux jours après la conclusion de l’entente, le Québec a annoncé qu’il n’entendait pas faire d’offre complémentaire aux actionnaires minoritaires. Le ministre des Finances a plutôt déclaré dans un communiqué qu’« il reviendra à G.D. Canada d’évaluer au cours des années l’avantage de majorer éventuellement sa participation dans la [Société Asbestos Limitée] ». Par suite de cette déclaration, les titres d’Asbestos sont tombés à leur niveau le plus bas en quatre ans. Six jours plus tard, les journaux rapportaient les propos suivants du ministre des Finances : [traduction] « [m]ais en ce moment, je ne me porte pas acquéreur des actions de General Dynamics . . . mais si je les force à se retirer . . . alors, évidemment, je devrais faire quelque chose à l’égard des actionnaires minoritaires ».
14 Le 12 février 1982, l’entente entre Québec, la SNA et GD U.S. a été officialisée. Le nom de GD Canada a été remplacé par la dénomination Mines SNA Inc. et son siège social a été transporté d’Ottawa (Ontario) à Thetford Mines (Québec). En novembre 1986, GD U.S. a levé son option de vente et, le 9 décembre 1986, la SNA a acheté les actions ordinaires restantes de GD Canada détenues par GD U.S. Aucune offre complémentaire n’a été faite aux actionnaires minoritaires d’Asbestos à quelque moment que ce soit.
15 En avril 1988, la CVMO a notifié la tenue d’une audience visant à trancher deux questions, à savoir : (i) si l’opération équivalait à une offre d'achat visant à la mainmise en Ontario, ce qui obligerait la SNA à présenter une offre complémentaire aux actionnaires minoritaires d’Asbestos, et (ii) si la CVMO devait exercer la compétence relative à l’intérêt public que lui confère le par. 124(1) (maintenant la disposition 3 du par. 127(1)) de la Loi sur les valeurs mobilières, et retirer au Québec les dispenses relatives aux opérations sur valeurs mobilières dont il bénéficie sur les marchés financiers de l’Ontario.
16 Outre des renseignements détaillés sur les négociations et l’opération, les éléments de preuve produits devant la CVMO comprenaient des reportages sur les déclarations susmentionnées des membres du gouvernement du Québec, de même que d’autres articles citant les recommandations d’analystes qui incitaient à la prudence et mettaient en garde contre la nature spéculative d’un investissement dans la société Asbestos. La CVMO a aussi examiné le rendement des actions d’Asbestos sur le marché au cours de la période visée, d’après toute l’information sur Asbestos et l’opération de changement de contrôle qui était disponible sur le marché à l’époque des faits. Elle a également noté les dépositions des témoins produits par l’appelant. Elle a conclu que les déclarations des membres du gouvernement du Québec ne constituaient pas une promesse de présenter une offre complémentaire, que les actionnaires minoritaires et les analystes étaient conscients de la nature spéculative d’un investissement dans la société Asbestos et que le Québec ou la SNA n’ont pas substantiellement induit le marché en erreur.
II. Les décisions des tribunaux d’instance inférieure
1. Les procédures de 1988 sur la question de la compétence
17 Dès la notification par la CVMO de la tenue d’une audience au sujet de l’affaire, le Québec a contesté la compétence de la CVMO pour examiner l’opération. Dans une décision datée du 15 août 1988, la CVMO a conclu à la majorité qu’elle avait compétence pour trancher les questions soulevées dans l’avis d’audience : (1988), 11 O.S.C.B. 3419. Un recours en appel et en contrôle judiciaire engagé par le Québec a été rejeté par la Cour divisionnaire. La Cour d’appel a rejeté un nouvel appel : (1992), 10 O.R. (3d) 577, et notre Cour a rejeté la demande d’autorisation de pourvoi, [1993] 2 R.C.S. x.
18 Dans les motifs prononcés au nom de la Cour d’appel, Madame le juge McKinlay a conclu que les dispositions de la Loi invoquées dans l’avis d’audience demeuraient dans les limites des pouvoirs législatifs de la province et qu’on ne pouvait équitablement ni raisonnablement prétendre que seuls les résidents de l’Ontario sont assujettis aux dispositions réglementaires de l’Ontario lorsqu’ils procèdent à des opérations sur les marchés financiers en Ontario. Elle a écrit, à la p. 595 :
[traduction] . . . j’estime que la compétence territoriale de la CVMO sous le régime de l’art. 124 ne dépend pas uniquement de la province ou du pays où les opérations pertinentes peuvent avoir eu lieu, mais plutôt de la question de savoir si des personnes tirant profit d’opérations sur les marchés financiers en Ontario agissent ou non d’une façon qui est conforme aux dispositions de la Loi.
19 Le juge McKinlay a aussi conclu que la compétence relative à l’intérêt public de la CVMO n’était pas [traduction] « assujettie à une condition préalable implicite » (p. 592) en vertu de laquelle la conduite en cause [traduction] « doit avoir un “lien suffisant avec l’Ontario” » (p. 593). Elle a écrit, aux p. 592-593 :
[traduction] J’ai de la difficulté à comprendre l’argument de l’appelante selon lequel le par. 124(1) doit être interprété comme assujetti à une condition préalable implicite en vertu de laquelle la conduite sur laquelle se fonde la CVMO pour exercer son pouvoir discrétionnaire doit avoir un « lien suffisant avec l’Ontario ». Le lien avec l’Ontario prescrit par cet article est « l'intérêt public ». Mon interprétation de « l'intérêt public » dans cette disposition ne se limite pas au seul intérêt des résidents de l’Ontario, mais comprend aussi l’intérêt de toutes les personnes qui utilisent les marchés financiers en Ontario. Le pouvoir discrétionnaire sur lequel s’est prononcée la CVMO est celui de retirer des privilèges spéciaux consentis, en l’espèce, au gouvernement d’une autre province. Je ne vois aucune disposition dans la Loi ni aucune raison constitutionnelle ou politique qui commanderait une interprétation restrictive du libellé clair de cet article.
20 À la suite de l’arrêt de la Cour d’appel, la CVMO a repris son audience sur la question de savoir si l’opération constituait une offre d'achat visant à la mainmise, ou si la CVMO devait exercer sa compétence relative à l’intérêt public pour retirer au Québec les dispenses relatives aux opérations sur valeurs mobilières dont il bénéficie.
2. La Commission des valeurs mobilières de l'Ontario (Vice‑président Geller, avec l’appui des membres Kitts et Carscallen) (1994), 4 C.C.L.S. 233
21 La CVMO s’est penchée sur deux questions, à savoir : (i) si l’opération équivalait à une offre d'achat visant à la mainmise en Ontario, ce qui obligerait la SNA à présenter une offre complémentaire aux actionnaires minoritaires d’Asbestos, et (ii) si la CVMO devrait exercer la compétence relative à l’intérêt public que lui confère le par. 124(1) (maintenant la disposition 3 du par. 127(1)) de la Loi sur les valeurs mobilières et retirer les dispenses du Québec sur les marchés financiers de l’Ontario.
22 La CVMO a d’abord conclu que l’opération n’était pas une offre d'achat visant à la mainmise, ni une opération réputée constituer une telle offre au sens de la Loi. L’opération ne contrevenait donc pas à la Loi et aucune offre complémentaire n’était exigée par quelque disposition expresse de la Loi ou de ses règlements d’application. Cette conclusion n’a pas été portée en appel.
23 La CVMO s’est ensuite penchée sur la question de savoir si elle devait exercer sa compétence relative à l’intérêt public. Elle s’est fondée à cet égard sur sa jurisprudence dans les affaires Re Canadian Tire Corp. (1987), 10 O.S.C.B. 857, et Re H.E.R.O. Industries Ltd. (1990), 13 O.S.C.B. 3775. La CVMO a noté qu’il n’était pas nécessaire qu’elle conclue à l’existence d’une contravention à la Loi ou à ses règlements d’application pour pouvoir exercer sa compétence en vertu de l’art. 127. Toutefois, elle a souligné la nécessité d’user de circonspection dans l’exercice de sa compétence en vertu de l’art. 127 et de s’abstenir d’invoquer sa nature indéterminée pour corriger des abus perçus sans égard à l’existence d’un lien avec l’Ontario. La CVMO a ensuite examiné les quatre facteurs suivants : (i) si l’opération avait été conçue dans le but de contourner les principes directeurs qui sous-tendent la Loi et les règles régissant les offres d'achat visant à la mainmise, (ii) si l’opération était manifestement injuste envers les actionnaires minoritaires publics, (iii) s’il existait un lien suffisant avec l’Ontario pour justifier l’intervention de la CVMO, ou si l’opération était structurée de façon à donner à une opération ontarienne l’apparence d’une opération étrangère, et (iv) si l’opération portait atteinte à l'intégrité des marchés financiers de la province.
24 En ce qui a trait aux deux premiers facteurs, la CVMO a conclu que le Québec et GD U.S. avaient tous deux une obligation morale envers les actionnaires minoritaires et que
[traduction] les actes du gouvernement du Québec et de la SNA n’ont pas respecté l’esprit qui sous-tend les règles relatives aux offres d'achat visant à la mainmise édictées dans la Loi, étaient abusifs envers les actionnaires minoritaires d’Asbestos et étaient manifestement injustes . . . (par. 71)
25 En ce qui a trait au troisième facteur, toutefois, la CVMO a conclu qu’un lien suffisant avec l’Ontario n’avait pas été établi et que le motif principal, voire l’unique motif démontré par la preuve, de la structuration de l’opération dans sa forme finale était la réduction des impôts sur le profit réalisé par GD Canada et GD U.S.
26 La CVMO a en outre conclu, après avoir constaté que la situation aurait été plus juste si le gouvernement du Québec n’avait pas tergiversé quant à son intention de présenter une offre complémentaire, que ses tergiversations n’avaient néanmoins pas eu pour effet de tromper sensiblement le marché ni d’inciter des investisseurs à acheter des actions sur la foi d’une « promesse » de présentation d’une offre complémentaire.
27 La CVMO a conclu que les actionnaires minoritaires d’Asbestos, en dépit de la façon injuste et incorrecte dont ils ont été traités par le gouvernement du Québec, ne pouvaient invoquer la Loi pour obtenir réparation (par. 90).
3. Cour divisionnaire de l’Ontario (le juge Crane, avec l’appui du juge O’Driscoll; le juge Steele étant dissident en partie) (1997), 33 O.R. (3d) 651
28 La Cour divisionnaire a infirmé à l’unanimité la décision de la CVMO. Elle a conclu que la CVMO avait commis une erreur en imposant deux conditions préalables à l’exercice de sa compétence sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1) : un « lien transactionnel » avec l’Ontario et une motivation consciente consistant à contourner le droit ontarien relatif aux offres d'achat visant à la mainmise et à abuser les actionnaires minoritaires. Au sujet de la première erreur juridictionnelle, la cour a en outre statué que la CVMO avait commis une erreur en concluant qu’un rapport suffisant avec l’Ontario n’avait pas été établi. Quant à la deuxième erreur juridictionnelle, la cour a conclu que la CVMO doit tenir compte de l’effet de l’opération et non de la motivation des parties.
29 À partir de ces conclusions, la Cour divisionnaire a, à la majorité, prescrit à la CVMO d’ordonner au gouvernement du Québec de présenter une offre complémentaire aux actionnaires minoritaires dans un délai de 90 jours, faute de quoi la CVMO retirerait au gouvernement du Québec toutes les dispenses qu’elle lui avait accordées pour lui permettre de faire des opérations sur le marché financier en Ontario. La CVMO a aussi reçu la directive d’ordonner au gouvernement du Québec de payer à l’appelant ses dépens de la procédure de 1994 devant la CVMO, ceux de l’appel devant la Cour divisionnaire et ceux qui étaient susceptibles de découler de la comparution devant la CVMO sur cette question, le cas échéant. Tout en partageant les motifs des juges majoritaires, le juge Steele aurait rendu une ordonnance différente, qui s’apparentait à celle de la majorité quant au fond, mais qui aurait laissé à la CVMO le soin de régler les [traduction] « questions d’application concrète et de détail ». En d’autres termes, le juge Steele aurait renvoyé l’affaire devant la CVMO pour qu’elle détermine le délai de présentation d’une offre complémentaire, les dispenses à retirer, le taux d’intérêt à appliquer et la charge des dépens à venir.
4. Cour d’appel de l’Ontario (le juge Laskin, avec l’appui des juges Doherty et Rosenberg) (1999), 43 O.R. (3d) 257
30 Dans des motifs approfondis et lucides écrits par le juge Laskin, la Cour d’appel de l’Ontario a, à l’unanimité, accueilli l’appel et rétabli la décision de la CVMO. La Cour d’appel a conclu que la Cour divisionnaire avait commis quatre erreurs principales, à savoir :
(1) elle a appliqué la mauvaise norme de contrôle,
(2) elle a mal qualifié ce que la CVMO avait fait,
(3) elle a omis de considérer que les questions de savoir si l’acquisition du contrôle d’Asbestos avait un « lien transactionnel » suffisant avec l’Ontario, si le Québec a cherché à éviter la loi de l’Ontario et si les déclarations publiques du Québec ont induit des investisseurs à croire qu’une offre complémentaire serait présentée, constituaient des facteurs pertinents dont la CVMO devait tenir compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1); et
(4) elle a mal interprété l’objet visé par la compétence relative à l’intérêt public de la CVMO en la traitant comme si elle avait un caractère réparateur.
31 En ce qui a trait à la première erreur susmentionnée, la Cour d’appel a estimé que la Cour divisionnaire avait appliqué la norme de la décision correcte sans s’être penchée au préalable sur l’incontournable question de la norme de contrôle appropriée. La Cour d’appel a ensuite appliqué les arrêts Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, et elle a conclu que la norme de contrôle appropriée en l’espèce était celle de la décision « raisonnable ».
32 En ce qui a trait à la deuxième et à la troisième erreur, dans son interprétation des motifs de la CVMO, le juge Laskin était d’avis que la CVMO n’avait pas conclu qu’elle ne pouvait pas rendre une ordonnance sous le régime de l’art. 127, mais plutôt qu’elle ne rendrait pas une telle ordonnance. À son avis, la CVMO a traité le lien transactionnel avec l’Ontario et l’intention de contourner la loi de l’Ontario comme des facteurs pertinents relativement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et non comme des conditions préalables (à la p. 273) :
[traduction] . . . la Commission n’a établi aucune condition juridictionnelle préalable à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Elle a plutôt pris en considération, voire souligné, des facteurs qui étaient pertinents relativement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Elle a apprécié ces facteurs et tiré à leur égard des conclusions de fait qui étaient raisonnablement étayées par la preuve. Enfin, elle s’est penchée adéquatement sur la question de savoir si la conduite abusive et injuste qu’elle a constatée justifiait la délivrance, sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1) de la Loi, d’une ordonnance retirant les dispenses du Québec. Je ne suis pas convaincu qu’en refusant de rendre une telle ordonnance, la Commission ait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable ou, pour reprendre les termes usuels du contrôle des ordonnances discrétionnaires, qu’elle ait commis une erreur de principe, ou ait agi de façon capricieuse, arbitraire ou injuste.
33 Le juge Laskin a conclu que la Cour divisionnaire avait commis une erreur en ne considérant que l’effet de l’opération. Il a déclaré que ce facteur était pertinent et qu’il avait été pris en considération par la CVMO, mais que la CVMO avait agi de façon raisonnable en tenant aussi compte d’autres facteurs. Le juge Laskin estimait aussi qu’il était pertinent de tenir compte de la motivation du gouvernement du Québec et que les conclusions de la CVMO à cet égard étaient raisonnables.
34 Le juge Laskin a estimé que la conclusion de la CVMO portant qu’il n’y avait pas de lien suffisant avec l’Ontario était raisonnablement étayée par la preuve et, partant, qu’elle ne donnait pas ouverture au contrôle judiciaire. Le juge Laskin a rejeté l’argument subsidiaire de l’appelant selon lequel la CVMO avait commis une erreur en accordant trop de poids au lien avec l’Ontario et à l’intention de contourner la loi ontarienne. Selon le juge Laskin, la CVMO avait agi raisonnablement en soulignant ces facteurs.
35 Le juge Laskin a aussi statué que les conclusions de la CVMO selon lesquelles le public n’avait pas été induit en erreur et ne pouvait raisonnablement pas agir sur la foi des déclarations du ministre des Finances du Québec étaient raisonnablement étayées par la preuve au dossier et ne donnaient donc pas ouverture au contrôle judiciaire. Il a ajouté que la CVMO devait apprécier la possibilité d’une atteinte future à l'intégrité des marchés financiers de l’Ontario et la probabilité qu’un traitement injuste des investisseurs de la part du Québec se répète.
36 Quant à la quatrième erreur relevée par la Cour d’appel, le juge Laskin a conclu que la Cour divisionnaire avait commis une erreur en se concentrant uniquement sur l’abus envers les investisseurs et en considérant la disposition 3 du par. 127(1) comme si elle avait un caractère réparateur. La Cour d’appel était d’avis que la disposition 3 du par. 127(1) n’a pas un caractère réparateur (à la p. 272) :
[traduction] La fin visée par la compétence relative à l’intérêt public de la Commission n’est ni réparatrice, ni punitive; elle est de nature protectrice et préventive et elle est destinée à être exercée pour prévenir le risque d’un éventuel préjudice aux marchés financiers en Ontario. La conduite passée d’intervenants fautifs dans le marché n’est pertinente qu’en ce qui a trait à l’évaluation de la probabilité que leur conduite future soit préjudiciable à l'intégrité des marchés financiers.
37 Le juge Laskin a en dernier lieu commenté l’ordonnance de la Cour divisionnaire. Il a conclu que la Cour divisionnaire n’avait pas compétence pour rendre une ordonnance visant les dépens à venir. Il était toutefois d’avis que la cour avait compétence pour inclure les autres aspects de l’ordonnance, mais qu’elle aurait dû s’en abstenir. Elle aurait plutôt dû renvoyer l’affaire devant la CVMO pour que celle-ci détermine quelle ordonnance devrait être rendue.
III. Les questions soulevées par le pourvoi
38 Le pourvoi soulève trois questions principales :
1. Quelle est la nature et la portée de la compétence pour intervenir en matière d’intérêt public conférée par l’art. 127?
2. Quelle est la norme de contrôle appropriée?
3. La CVMO a-t-elle commis une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire?
IV. Analyse
1. Quelle est la nature et la portée de la compétence pour intervenir en matière d’intérêt public conférée par l’art. 127?
39 Le paragraphe 127(1) de la Loi confère à la CVMO la compétence pour intervenir dans les activités liées aux marchés financiers en Ontario lorsqu’il est dans l'intérêt public qu’elle le fasse. Le législateur a clairement voulu que la CVMO ait un très vaste pouvoir discrétionnaire en cette matière. Le libellé facultatif du par. 127(1) exprime l’intention de laisser à la CVMO le soin d’apprécier l’opportunité et la manière d’intervenir dans une affaire particulière :
127. (1) La Commission peut, si elle est d'avis qu'il est dans l'intérêt public de le faire, rendre une ou plusieurs des ordonnances suivantes . . . [Je souligne.]
40 La portée du pouvoir discrétionnaire de la CVMO d’agir dans l'intérêt public ressort aussi de façon évidente de la gamme et de la gravité potentielle des sanctions qu’elle est habilitée à imposer en vertu du par. 127(1). De plus, en vertu du par. 127(2), la CVMO dispose sans restriction du pouvoir discrétionnaire d’adjoindre des conditions à toute ordonnance rendue en vertu du par. 127(1) :
(2) L'ordonnance rendue en vertu du présent article peut être assortie des conditions qu'impose la Commission.
41 La compétence relative à l’intérêt public de la CVMO n’est toutefois pas illimitée. Sa nature et sa portée précises doivent être appréciées par une analyse de l’art. 127 dans son contexte. Deux aspects de la compétence relative à l’intérêt public revêtent une importance particulière à cet égard. En premier lieu, il importe de se rappeler que la compétence relative à l’intérêt public de la CVMO est fondée en partie sur les deux objets de la Loi, décrits à l’art. 1.1, à savoir « protéger les investisseurs contre les pratiques déloyales, irrégulières ou frauduleuses » et « favoriser des marchés financiers justes et efficaces et la confiance en ceux‑ci ». Par conséquent, lorsqu’il s’agit d’examiner une ordonnance rendue dans l'intérêt public, c’est commettre une erreur que de ne se concentrer que sur le traitement équitable des investisseurs. Il faut aussi prendre en considération l’incidence d’une intervention dans l'intérêt public sur l’efficacité des marchés financiers et sur la confiance du public en ces marchés financiers.
42 En deuxième lieu, il importe de reconnaître que l’art. 127 est une disposition de nature réglementaire. À cet égard, j’abonde dans le sens du juge Laskin lorsqu’il dit que [traduction] « [l]a fin visée par la compétence relative à l’intérêt public de la CVMO n’est ni réparatrice, ni punitive; elle est de nature protectrice et préventive et elle est destinée à être exercée pour prévenir le risque d’un éventuel préjudice aux marchés financiers en Ontario » (p. 272). Cette interprétation des pouvoirs conférés par l’art. 127 s’harmonise avec la jurisprudence de la CVMO dans des affaires comme Canadian Tire, précitée, conf. par (1987), 59 O.R. (2d) 79 (C. div.), autorisation d’interjeter appel à la C.A. refusée (1987), 35 B.L.R. xx, où les tribunaux ont reconnu qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait violation de la Loi pour que l’art. 127 s’applique. Elle s’accorde aussi à l’objet des lois de nature réglementaire en général. La visée d’une loi de nature réglementaire est la protection des intérêts de la société, et non la sanction des fautes morales d’une personne : voir l’arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, p. 219.
43 De plus, cette interprétation est compatible avec les moyens retenus pour l’application de la Loi. Les techniques d’application de la Loi embrassent un large éventail allant des sanctions purement réglementaires ou administratives aux sanctions pénales graves. Les sanctions administratives sont celles qui servent le plus fréquemment et elles sont regroupées à l’art. 127 sous l’intertitre « Ordonnances rendues dans l'intérêt public ». Ces ordonnances ne sont pas de nature punitive : Re Albino (1991), 14 O.S.C.B. 365. L’objet d’une ordonnance rendue en vertu de l’art. 127 est plutôt de limiter la conduite future qui risque de porter atteinte à l'intérêt public dans le maintien de marchés financiers justes et efficaces. Le rôle de la CVMO en vertu de l’art. 127 consiste à protéger l'intérêt public en retirant des marchés financiers les personnes dont la conduite antérieure est à ce point abusive qu’elle justifie la crainte d’une conduite ultérieure susceptible de nuire à l'intégrité des marchés financiers : Re Mithras Management Ltd. (1990), 13 O.S.C.B. 1600. Par contraste, c’est aux cours de justice qu’il appartient de punir ou de corriger une conduite antérieure, en vertu respectivement des art. 122 et 128 de la Loi : voir D. Johnston et K. Doyle Rockwell, Canadian Securities Regulation (2e éd. 1998), p. 209-211.
44 Plus précisément, l’art. 122 sanctionne par une infraction le fait de contrevenir à la Loi et, bien que le consentement de la CVMO soit nécessaire pour que des poursuites puissent être engagées en vertu de l’art. 122, autorise les tribunaux à imposer des amendes et des peines d’emprisonnement. L’article 128 permet à la CVMO de demander à la Cour de l'Ontario (Division générale) de rendre une ordonnance déclaratoire. Lorsqu’ils sont appelés à rendre une telle ordonnance, les tribunaux peuvent exercer une vaste gamme de pouvoirs réparateurs détaillés dans cet article, y compris prononcer une ordonnance d’indemnisation ou de restitution visant à dédommager des parties privées ou des particuliers pour les préjudices qu’ils ont subis. D’autres pouvoirs correctifs sont aussi prévus à la Partie XXIII de la Loi, laquelle porte sur la responsabilité civile découlant de la présentation inexacte de faits et de la communication de renseignements sur le marché et prévoit des recours en annulation et en dommages‑intérêts.
45 En résumé, sous le régime du par. 127(1), la CVMO a la compétence et un large pouvoir discrétionnaire pour intervenir dans les marchés financiers en Ontario lorsqu’il est dans l'intérêt public qu’elle le fasse. Le pouvoir d’agir dans l'intérêt public n’est toutefois pas illimité. Lorsqu’elle est appelée à exercer son pouvoir discrétionnaire, la CVMO doit prendre en considération la protection des investisseurs et l’efficacité des marchés financiers ainsi que la confiance du public en ceux-ci en général. De plus, le par. 127(1) est une disposition de nature réglementaire. Les sanctions qui y sont prévues sont de nature préventive et axées sur l’avenir. L’article 127 ne peut donc être invoqué par une partie privée ou un particulier simplement pour réparer une transgression de la Loi sur les valeurs mobilières qui lui aurait causé un préjudice ou des dommages.
2. Quelle est la norme de contrôle appropriée?
46 La détermination de la norme de contrôle appropriée nécessite l’application de l’analyse « pragmatique et fonctionnelle » adoptée pour la première fois par notre Cour dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048. Cette méthode a été reprise par notre Cour dans des arrêts comme Pezim et Southam, précités.
47 Le juge Bastarache a résumé la jurisprudence récente de notre Cour portant sur les normes de contrôle dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. L’examen effectué met l’accent sur la disposition particulière interprétée par le tribunal et la question centrale est la suivante : la question soulevée par la disposition est‑elle une question que le législateur voulait assujettir au pouvoir décisionnel exclusif du tribunal administratif? Quatre facteurs servent à déterminer le degré de retenue judiciaire approprié : (i) les clauses privatives; (ii) l’expertise relative du tribunal; (iii) l’objet de la loi dans son ensemble et de la disposition en cause; et (iv) la nature du problème : question de droit ou de fait? Aucun de ces facteurs n’est décisif. Chaque facteur fournit une indication s’inscrivant sur le continuum du degré de retenue judiciaire approprié pour la décision en cause.
48 Plus récemment, dans l’arrêt Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 17, on a souligné que l’arrêt Pushpanathan n’a pas modifié les décisions de notre Cour dans les affaires Pezim et Southam susmentionnées. En fait, à mon avis, la décision de notre Cour dans l’affaire Pezim est particulièrement applicable au présent pourvoi puisqu’il s’agit dans les deux cas de l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’une commission des valeurs mobilières appelée à déterminer ce qui est dans l'intérêt public.
49 En l’espèce, comme dans l’affaire Pezim, il est incontestable que la CVMO est un tribunal spécialisé ayant un vaste pouvoir discrétionnaire d’intervention dans l'intérêt public et que la protection de l'intérêt public est une matière qui se situe dans le domaine d’expertise fondamental du tribunal. Par conséquent, même en l’absence d’une clause privative mettant les décisions de la CVMO à l’abri du contrôle judiciaire, l’expertise relative de cet organisme dans la réglementation des marchés financiers, l’objet de la Loi dans son ensemble et du par. 127(1) en particulier, et la nature du problème soumis à la CVMO penchent pour un degré de retenue judiciaire élevé. Il faut toutefois tenir compte d’un autre facteur, à savoir le fait que la Loi prévoit un droit d’interjeter appel de la décision de la CVMO devant les tribunaux; lorsque ce facteur est pris en considération avec tous les autres facteurs, c’est une norme de contrôle intermédiaire qui semble indiquée. En l’espèce, la norme de contrôle est donc celle du caractère raisonnable.
3. La CVMO a-t-elle commis une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire?
(a) L’interprétation de la décision de la CVMO
50 Les parties au pourvoi font valoir deux interprétations différentes des motifs de la décision de la CVMO. L’interprétation juste dépend de notre perception de la façon dont la CVMO a traité la question du lien transactionnel avec l’Ontario et la motivation à l’origine du choix de la structure de l’opération en l’espèce. L’appelant prétend que la CVMO [traduction] « a adopté un rapport transactionnel comme condition préalable à l’exercice de sa compétence » et « imposé un prérequis subsidiaire » en exigeant « la preuve d’une motivation consciente consistant à contourner la réglementation comme condition préalable à l’exercice de sa compétence relative à l’intérêt public ». L’appelant prétend qu’en omettant d’examiner d’autres facteurs ayant une incidence sur la détermination de ce qui était dans l’intérêt public, la CVMO a [traduction] « omis ou refusé de s’acquitter de la mission que lui a confiée le législateur ». À l'opposé, les intimées prétendent que la CVMO a examiné le lien transactionnel comme l’un des nombreux facteurs pertinents à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et que la CVMO était fondée à se pencher sur la motivation comme facteur pour décider s’il y avait lieu d’exercer sa compétence relative à l’intérêt public en l’espèce.
51 Je partage l’avis du juge Laskin selon lequel [traduction] « la Commission n’a établi aucune condition juridictionnelle préalable à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire » (p. 273). Selon moi, l’établissement d’une telle barrière à l’exercice de sa compétence serait en contradiction avec la fermeté avec laquelle la CVMO a lutté, au cours des procédures antérieures, afin de faire reconnaître sa compétence pour connaître de cette matière. De plus, dans ses motifs en l’espèce, la CVMO a clairement rejeté l’idée selon laquelle le facteur du lien transactionnel pouvait agir comme une entrave juridictionnelle à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire relatif à l’intérêt public. Au paragraphe 63, la CVMO cite la décision rendue par le juge McKinlay de la Cour d’appel, dans les procédures antérieures, rejetant l’hypothèse selon laquelle un lien transactionnel avec l’Ontario serait une condition préalable implicite à l’exercice de sa compétence en vertu de l’art. 127. Et la CVMO de poursuivre en ces termes, au par. 64 :
[traduction] . . . nous voyons dans cette déclaration un refus d’imposer un « lien suffisant avec l’Ontario » comme exigence relative à la compétence à laquelle il faut satisfaire dans toute poursuite fondée sur la disposition 3 du par. 127(1) pour que le pouvoir discrétionnaire de la Commission soit applicable, de sorte qu’il appartient à la Commission de décider d’exercer son pouvoir discrétionnaire lorsque cela est nécessaire, sans être entravée par une exigence préliminaire que lui imposerait un tribunal par suite de son interprétation de cette disposition législative.
52 De plus, au par. 68 de ses motifs, plutôt que de soulever le « lien transactionnel » avec l’Ontario comme une entrave juridictionnelle, la CVMO l’a identifié comme un facteur parmi plusieurs facteurs pertinents sur lesquels elle doit se pencher lorsqu’elle est appelée à déterminer s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire relatif à l’intérêt public, y compris la motivation qui sous-tend la structuration de l’opération en cause :
[traduction] Les opérations dénoncées étaient-elles « clairement abusives envers les investisseurs et les marchés financiers », pour reprendre les termes de la décision Canadian Tire? Étaient-elles « clairement conçues de façon à contourner les principes directeurs qui sous-tendent la Loi et les règles [régissant les offres d'achat visant à la mainmise] », pour citer la même décision? Portaient-elles « clairement atteinte à l'intégrité des marchés financiers, qui ont absolument le droit de s’attendre à ce que les personnes qui participent aux marchés . . . respectent l’esprit tout autant que la lettre des règles cherchant à garantir un traitement égal aux sollicités dans le cadre d’une offre d'achat visant à la mainmise, quelle que soit la personne qui présente l’offre », et le résultat est-il « manifestement injuste envers les actionnaires minoritaires publics . . . qui perdent l’occasion d’offrir leurs actions . . . à un prix substantiel », pour reprendre la décision H.E.R.O.? Enfin, « l’opération en cause a-t-elle un lien ou un “rapport” suffisant avec l’Ontario pour justifier une intervention visant à protéger l’intégrité des marchés financiers dans la province », pour citer cette décision?
53 Même si, dans son raisonnement, la CVMO a accordé un poids significatif au facteur du lien transactionnel, elle n’a pas, ainsi que le prétend l’appelant, mis fin au processus d’examen immédiatement après avoir conclu au caractère insuffisant du lien transactionnel avec l’Ontario. De plus, à cet égard, la CVMO était fondée à considérer, comme facteur pertinent pour décider s’il y a lieu d’exercer sa compétence relative à l’intérêt public en l’espèce, l’existence ou l’absence d’une volonté de structurer l’opération de façon à donner à une opération essentiellement ontarienne l’apparence d’une opération étrangère. En fait, la CVMO a conclu qu’il est possible de réfuter ce qui pourrait autrement paraître une absence de lien avec l’Ontario par une conclusion portant qu’une opération a été structurée de façon irrégulière et intentionnelle pour créer une telle apparence.
54 La Cour d’appel a confirmé à bon droit que la CVMO était fondée à considérer la motivation comme un facteur pour décider s’il y avait lieu d’exercer sa compétence relative à l’intérêt public (à la p. 277) :
[traduction] La Commission a aussi raisonnablement considéré la question de savoir si le Québec et la SNA cherchaient intentionnellement à éviter le droit de l’Ontario comme un facteur pertinent à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de la disposition 3 du par. 127(1). Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, l’objet visé par une ordonnance rendue en vertu de cet article est de protéger les marchés financiers en Ontario en retirant tout participant qui, par son inconduite passée, présente une menace continue ou future pour l’intégrité de ces marchés. Par conséquent, la Commission ne peut limiter son examen au seul effet de l’opération. Cette opération était légale. La Commission était tenue d’examiner la question de savoir si le gouvernement du Québec a tenté délibérément d’échapper aux exigences de la Loi . . .
L’intention du Québec était donc pertinente.
55 La CVMO n’a pas considéré la motivation comme une condition préalable à l’exercice de sa compétence relative à l’intérêt public. Au contraire, la CVMO a statué qu’elle pouvait considérer la motivation comme un facteur lui permettant de décider s’il y avait lieu d’exercer la compétence qu’elle avait clairement. En fait, la CVMO a perçu la motivation comme un facteur qui pourrait la convaincre de rendre une ordonnance qu’autrement elle n’aurait peut-être pas rendue. Plutôt qu’une entrave à sa compétence, la CVMO a considéré la motivation comme un moyen d’étendre la gamme des circonstances dans lesquelles l’intérêt public pourrait justifier son intervention.
56 En résumé, je partage l’avis du juge Laskin selon lequel [traduction] « [la CVMO] n’a pas considéré un lien transactionnel et une intention d’échapper au droit de l’Ontario, ainsi que l’a prétendu la Cour divisionnaire, comme des entraves ou des conditions préalables juridictionnelles à la délivrance d’une ordonnance en vertu de la disposition 3 du par. 127(1) de la Loi » (p. 277-278). La CVMO a clairement et à bon droit rejeté l’argument selon lequel sa compétence relative à l’intérêt public était assujettie à une condition préalable implicite. Dans son analyse de la demande de réparation présentée par l’appelant sous le régime de la disposition 3 du par. 127(1), la CVMO a identifié et examiné plusieurs facteurs pertinents relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère cette disposition. Le lien transactionnel avec l’Ontario et la motivation sous-tendant la structuration de l’opération constituaient deux des nombreux facteurs examinés. Je partage aussi l’avis du juge Laskin selon lequel la CVMO a [traduction] « pris en considération, voire souligné, des facteurs qui étaient pertinents relativement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Elle a apprécié ces facteurs et tiré à leur égard des conclusions de fait . . . » (p. 273). Par conséquent, une interprétation juste de sa décision révèle que la CVMO n’a pas adopté de conditions préalables juridictionnelles, mais a plutôt exercé le pouvoir discrétionnaire accessoire à sa compétence relative à l’intérêt public.
(b) La décision de la CVMO était-elle raisonnable?
57 La CVMO a fait preuve de circonspection dans l’application de sa compétence relative à l’intérêt public en l’espèce. Cette méthode s’inspirait de la jurisprudence de la CVMO ainsi que de quatre considérations légitimes inhérentes à l’art. 127 lui-même : (i) la gravité et la rigueur de la sanction demandée, (ii) l’effet qu’aurait l’application d’une telle sanction sur l’efficacité des marchés financiers en Ontario ainsi que sur la confiance du public en ceux-ci, (iii) une réticence à invoquer la nature indéterminée de la compétence relative à l’intérêt public pour réglementer des activités qui se déroulent hors de la province, et (iv) la reconnaissance du fait que les pouvoirs conférés par l’art. 127 sont de nature préventive et non réparatrice.
58 Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, pour trancher la présente espèce, la CVMO s’est fondée sur sa jurisprudence dans les affaires Canadian Tire et H.E.R.O., précitées, pour identifier les facteurs pertinents à examiner. Elle a conclu que [traduction] « les actes du gouvernement du Québec et de la SNA n’ont pas respecté l’esprit qui sous-tend les règles relatives aux offres d'achat visant à la mainmise édictées dans la Loi . . . » (par. 71). La CVMO n’a toutefois pas conclu, à la lumière de la preuve, que l’opération en cause avait été structurée intentionnellement de façon à contourner le droit ontarien (au par. 73) :
[traduction] On ne nous a présenté aucune preuve établissant que l’opération qui a finalement eu lieu était structurée de façon à donner à une opération ontarienne l’apparence d’une opération étrangère. Il ne s’agit pas, comme c’était le cas dans l’affaire Canadian Tire, « d’opérations qui sont clairement conçues de façon à éviter les principes directeurs qui sous-tendent » la législation et les règles de l’Ontario régissant les offres d'achat visant à la mainmise. La preuve a établi clairement que le motif principal (voire l’unique motif démontré par la preuve) de la structuration de l’opération dans sa forme finale était la réduction des impôts sur le profit réalisé par GD Canada et GD U.S. À notre avis, la structuration de l’opération n’a pas porté atteinte à l'intégrité des marchés financiers de cette province, et elle ne peut être invoquée pour établir le rapport nécessaire.
Cette conclusion de fait est raisonnable et elle est étayée par la preuve.
59 La CVMO a, il est vrai, conclu que [traduction] « les actes du gouvernement du Québec et de la SNA . . . étaient abusifs envers les actionnaires minoritaires d’Asbestos et étaient manifestement injustes à leur égard » (par. 71). Toutefois, la question de savoir s’il y a lieu d’appliquer une sanction sous le régime du par. 127(1) exige un examen de tous les facteurs pertinents ensemble. Dans la présente espèce, la CVMO a aussi conclu que les marchés financiers en général et les actionnaires minoritaires d’Asbestos en particulier n’avaient pas été sensiblement induits en erreur par les déclarations du ministre des Finances du Québec au sujet de la présentation éventuelle d’une offre complémentaire. Cette conclusion est étayée par la preuve, y compris plusieurs rapports publiés recommandant la prudence et caractérisant un investissement dans la société Asbestos comme de nature spéculative. En l’espèce, une telle conclusion pouvait orienter et a effectivement orienté, à bon droit, l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont la CVMO est investie par l’art. 127.
60 De plus, conformément aux deux objets de la Loi décrits à l’art. 1.1 et en raison de la nature préventive des sanctions visées au par. 127(1), il était loisible à la CVMO d’accorder du poids au fait que les 13 ans qui ont suivi l’opération en cause n’ont donné lieu à aucune conduite abusive à l’endroit des investisseurs ni à quelque autre conduite incorrecte de la part de la province de Québec ou de la SNA. La CVMO pouvait aussi accorder du poids au fait que le retrait des dispenses de la province est une mesure très grave qui pourrait avoir des incidences négatives sur d’autres investisseurs et sur les marchés financiers en Ontario en général.
61 Par ailleurs, la CVMO n’a pas conclu qu’il n’existait aucun lien transactionnel avec l’Ontario en l’espèce, mais plutôt que le lien transactionnel n’était pas suffisant pour justifier qu’elle intervienne dans l'intérêt public. Ainsi que l’a mentionné le président Beck dans ses motifs de dissidence dans la décision Re Asbestos Corp. (1988), 11 O.S.C.B. 3419, il ressort d’une revue des décisions de la CVMO relatives à l’art. 124 (maintenant l’art. 127) que la CVMO a appliqué judicieusement sa compétence relative à l’intérêt public et que, dans chaque affaire, il y avait un lien transactionnel clair et direct avec l’Ontario, ce qui n’est pas le cas en l’espèce : voir H.E.R.O., précité; Re Atco Ltd. (1980), 15 O.S.C.B. 412; Re Electra Investments (Canada) Ltd. (1983), 6 O.S.C.B. 417; Re Turbo Resources Ltd. (1982), 4 O.S.C.B. 403C; Re Genstar Corp. (1982), 4 O.S.C.B. 326C.
62 Il est vrai que la CVMO a particulièrement mis l’accent sur le facteur du lien transactionnel. Il lui était toutefois loisible de le faire afin d’éviter de se servir de la nature indéterminée des pouvoirs conférés par l’art. 127 comme moyen de réglementer, démesurément, des opérations qui ont lieu à l’extérieur de la province. Les marchés financiers et les opérations boursières deviennent de plus en plus internationaux : voir l’arrêt Global Securities Corp. c. Colombie-Britannique (Securities Commission), [2000] 1 R.C.S. 494, 2000 CSC 21, par. 27-28. Il existe une myriade de compétences concurrentes en matière de réglementation des opérations sur valeurs mobilières. Aux termes de la disposition 5 de l’art. 2.1 de la Loi, l’un des principes fondamentaux dont la CVMO doit tenir compte est que « [l]’harmonisation et la coordination saines et responsables des régimes de réglementation des valeurs mobilières favorisent l'intégration des marchés financiers ». Une opération qui est contraire à la politique de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario peut être acceptable dans un autre régime de réglementation. Par conséquent, l’insistance de la CVMO pour qu’il y ait un lien plus clair et direct avec l’Ontario reflète une approche juste et responsable à l’égard de la réglementation à longue portée et des possibilités de conflits entre les différents régimes de réglementation régissant les marchés financiers dans l’économie mondiale.
63 En résumé, les motifs de la CVMO dans la présente espèce étaient inspirés par les considérations légitimes et pertinentes inhérentes au par. 127(1) et à la jurisprudence de la CVMO portant sur la compétence relative à l’intérêt public. Les conclusions de fait tirées par la CVMO étaient raisonnables et étayées par la preuve. Je conclus que la décision de la CVMO en l’espèce était raisonnable et qu’elle ne devrait donc pas être réformée.
64 Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelant : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
Procureurs de l’intimée Sa Majesté du chef du Québec : Torys, Toronto.
Procureur de l’intimée la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario : La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimée la Société nationale de l’amiante : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.