R. c. A.G., [2000] 1 R.C.S. 439
A.G. Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général du Manitoba,
le procureur général de la Colombie-Britannique,
le procureur général de l’Alberta,
la Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
l’Innocence Project et l’Association in Defence
of the Wrongly Convicted Intervenants
Répertorié: R. c. A.G.
Référence neutre: 2000 CSC 17.
No du greffe: 26924.
1999: 5, 6 octobre; 2000: 13 avril.
Présents: Le juge en chef Lamer* et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit criminel -- Appels -- Cour suprême -- Question de droit -- Le caractère raisonnable d’un verdict soulève-t-il une question de droit au sens des art. 691(1) et 693(1) du Code criminel? -- Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 691(1), 693(1).
Droit criminel -- Caractère raisonnable du verdict -- Norme de contrôle -- Norme de contrôle applicable par le tribunal qui procède à l’examen du caractère raisonnable d’un verdict -- L’arrêt Yebes devrait-il être confirmé de nouveau? -- Le verdict était-il déraisonnable? -- Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 686(1)a)(i).
L’accusé a été inculpé de contacts sexuels et d’agression sexuelle. La plaignante, sa nièce, avait 6 ans lorsque les sévices ont commencé, et 8 ans lorsqu’ils ont cessé; elle était âgée de 16 ans lorsqu’elle a témoigné au procès de l’accusé. Elle a affirmé que l’accusé lui avait touché et frotté le vagin à trois reprises, alors qu’elle était tout habillée. Les deux premiers épisodes se sont produits sur un divan rouge dans le sous‑sol de la maison de l’accusé, et le troisième épisode est survenu dans le boudoir chez la plaignante. L’accusé a nié les accusations. Il a témoigné que le divan rouge n’avait jamais été dans le sous‑sol pendant la période mentionnée dans la dénonciation parce que la maison subissait alors des rénovations. Il a également affirmé qu’il ne s’était pas trouvé seul avec la plaignante en l’absence d’un autre adulte. Toutefois, son épouse a témoigné qu’il se pouvait qu’il se soit trouvé seul avec la plaignante ou avec un seul ou plusieurs des autres enfants. Le juge du procès a déclaré l’accusé coupable d’agression sexuelle et l’a acquitté relativement à l’accusation de contacts sexuels. La Cour d’appel à la majorité a rejeté l’appel de l’accusé contre la déclaration de culpabilité. Le juge dissident aurait annulé le verdict pour le motif qu’il était déraisonnable.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
Les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour: Les principes juridiques et le critère qu’il convient d’appliquer pour apprécier le caractère raisonnable d’un verdict ont été énoncés au complet dans R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15.
Tel qu’énoncé dans l’arrêt Biniaris, il ne suffit pas que la cour d’appel parle d’un vague malaise ou d’un doute persistant qui résulte de son propre examen de la preuve. Bien qu’un «doute persistant» puisse être un puissant élément déclencheur d’un examen approfondi de la preuve en appel, il ne constitue pas, sans autre explication des motifs de ce doute, une bonne raison de modifier les conclusions d’un jury. Les commentaires contenus dans l’arrêt Biniaris ont été faits dans le cadre de l’examen du verdict d’un jury, mais ils s’appliquent tout autant au jugement d’un juge du procès qui siège seul. La cour d’appel n’apporte rien de particulier à l’évaluation de la preuve lorsque le juge expose des motifs de jugement détaillés qui, comme en l’espèce, révèlent qu’il était conscient des problèmes fréquents qui surgissent dans le domaine décisionnel pertinent. Le fait qu’un juge d’une cour d’appel aurait eu un doute que le juge du procès n’a pas eu est insuffisant pour justifier la conclusion que le jugement de première instance était déraisonnable.
En l’espèce, le verdict est raisonnable et s’appuie sur la preuve. Le juge du procès était en droit de croire le témoignage non corroboré de la plaignante en l’espèce comme dans n’importe quelle autre cause, et il l’a cru. S’il avait été déraisonnable qu’il le fasse, il serait impossible de prononcer des déclarations de culpabilité dans les nombreuses affaires similaires où les allégations non corroborées d’un plaignant sont divulguées très tardivement.
Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin: L’analyse et l’application que la Cour à la majorité fait du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel sont acceptées. Ce qui sous‑tend l’état actuel du droit est la nécessité d’affirmer les principes d’égalité et de dignité humaine dans notre droit criminel, en s’attaquant au problème des mythes et des stéréotypes dont font l’objet les plaignants en matière d’agression sexuelle.
Jurisprudence
Citée par le juge Arbour
Arrêts suivis: R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15; R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168; arrêts mentionnés: R. c. Molodowic, [2000] 1 R.C.S. 420, 2000 CSC 16; R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 57; Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122; R. c. François, [1994] 2 R.C.S. 827; R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. W. (G.), [1999] 3 R.C.S. 597; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122; R. c. François, [1994] 2 R.C.S. 827; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; R. c. V. (K.B.) (1992), 13 C.R. (4th) 87, conf. par [1993] 2 R.C.S. 857.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 151 [abr. & rempl. ch. 19 (3e suppl.), art. 1], 271 [mod. idem, art. 10; mod. 1994, ch. 44, art. 19], 686(1)a)(i) [mod. 1991, ch. 43, art. 9 (ann., art. 8)], 691 [mod. ch. 34 (3e suppl.), art. 10; mod. 1997, ch. 18. art. 99], 693 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 146; ch. 34 (3e suppl.), art. 12], 742.1 [rempl. 1997, ch. 18, art. 107.1].
Doctrine citée
Burt, Martha R. «Rape Myths and Acquaintance Rape». In Andrea Parrot and Laurie Bechhofer, eds., Acquaintance Rape: The Hidden Crime. New York: Wiley, 1991, 26.
Holmstrom, Lynda L., and Ann W. Burgess. The Victim of Rape: Institutional Reactions. New York: Wiley, 1978. Reprint, New Brunswick, USA: Transaction Books, 1983.
McGillivray, Anne. «R. v. Bauder: Seductive Children, Safe Rapists, and Other Justice Tales» (1998), 25 R.D. Man. 359.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1998), 130 C.C.C. (3d) 30, 114 O.A.C. 336, 21 C.R. (5th) 149, [1998] O.J. No. 4031 (QL), qui a rejeté l’appel de l’accusé contre sa déclaration de culpabilité d’agression sexuelle. Pourvoi rejeté.
James Lockyer et David M. Tanovich, pour l’appelant.
C. Jane Arnup et Randolv Schwartz, pour l’intimée.
Robert J. Frater et Morris Pistyner, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Argumentation écrite seulement par Sheilla Leinburd, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
William F. Ehrcke, c.r., et Kate Ker, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Argumentation écrite seulement par Jack Watson, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Frank R. Addario, pour l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Marlys A. Edwardh, pour l’intervenant l’Innocence Project.
Melvyn Green, pour l’intervenante l’Association in Defence of the Wrongly Convicted.
Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin rendus par
1 Le juge L’Heureux-Dubé — Je souscris tant à l’analyse qu’à l’application que fait madame le juge Arbour du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, en rejetant le présent pourvoi et en confirmant le verdict du juge du procès, à l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel ((1998), 130 C.C.C. (3d) 30). En ce qui concerne les commentaires formulés en dissidence en Cour d’appel, reproduits aux par. 23, 24 et 28 des motifs de madame le juge Arbour, je crois qu’il est important d’ajouter que ce qui sous-tend l’état actuel du droit est la nécessité d’affirmer les principes d’égalité et de dignité humaine dans notre droit criminel, en s’attaquant au problème des mythes et des stéréotypes dont font l’objet les plaignants en matière d’agression sexuelle.
2 Notre Cour a statué à maintes reprises que les mythes et les stéréotypes n’ont pas leur place dans un système juridique rationnel et juste, du fait qu’ils compromettent la fonction judiciaire de recherche de la vérité. (Voir R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, aux pp. 604 et 630, le juge McLachlin, et à la p. 651, le juge L’Heureux-Dubé, dissidente en partie; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la p. 670, le juge Cory; R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777, au par. 82, le juge McLachlin; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au par. 29, les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, aux par. 91 à 99, le juge L’Heureux-Dubé; R. c. W. (G.), [1999] 3 R.C.S. 597, au par. 29, le juge L’Heureux-Dubé.)
3 Notre Cour a rejeté l’idée que les plaignants en matière d’agression sexuelle ont plus tendance que les autres plaignants à inventer des histoires fondées sur des «motifs inavoués» et sont donc moins dignes de foi. Ni le droit, ni l’expérience des tribunaux, ni la recherche en sciences sociales n’étayent cette généralisation. (Voir Seaboyer, précité, aux pp. 652 et 690, le juge L’Heureux-Dubé, dissidente en partie; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, à la p. 134; R. c. François, [1994] 2 R.C.S. 827; W. (G.), précité; A. McGillivray, «R. v. Bauder: Seductive Children, Safe Rapists, and Other Justice Tales» (1998), 25 R.D. Man. 359, à la p. 381; M. Burt, «Rape Myths and Acquaintance Rape», dans A. Parrot et L. Bechhofer, dir., Acquaintance Rape: The Hidden Crime (1991), 26, à la p. 28; L. Holmstrom et A. Burgess, The Victim of Rape: Institutional Reactions (1983), aux pp. 174 à 179.)
4 Dans le même ordre d’idées, le droit ne permet pas de qualifier de «jeux anodins» les atteintes à l’intégrité sexuelle du genre de celle qui est ici en cause. (Voir l’art. 271 du Code criminel, tel qu’il a été interprété notamment dans R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, à la p. 302, et R. c. V. (K.B.) (1992), 13 C.R. (4th) 87 (C.A. Ont.), conf. par [1993] 2 R.C.S. 857.)
5 Compte tenu de l’analyse de madame le juge Arbour et à la lumière des considérations qui précèdent, je suis d’accord que rien dans les motifs dissidents de la Cour d’appel ne démontre l’existence d’une appréciation des faits qui rendrait les conclusions du juge du procès déraisonnables.
Version française du jugement des juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour rendu par
Le juge Arbour —
I. Introduction
6 Le présent pourvoi a été entendu en même temps que les pourvois R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15, et R. c. Molodowic, [2000] 1 R.C.S. 420, 2000 CSC 16. Dans cette trilogie, la Cour était invitée à revenir sur son arrêt R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et, en particulier, à trancher deux questions d’application générale. Il s’agissait, premièrement, de savoir si le caractère raisonnable d’un verdict soulève une question de droit au sens des art. 691 et 693 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, de manière à autoriser un pourvoi devant notre Cour contre une décision d’une cour d’appel provinciale, et deuxièmement, de savoir quelle norme de contrôle doit être appliquée par le tribunal qui procède à l’examen du caractère raisonnable d’un verdict. J’ai conclu dans l’arrêt Biniaris que l’arrêt Yebes devait être confirmé de nouveau. Une dissidence sur la question de savoir si le verdict était raisonnable est une dissidence sur une question de droit, peu importe qu’elle repose sur la formulation du critère applicable ou sur l’application de ce critère aux circonstances particulières de l’affaire. Le critère qui doit être appliqué est celui de savoir «si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre» (Yebes, précité, à la p. 185). En se livrant à l’exercice prescrit par** le sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel, le tribunal d’examen doit réexaminer la preuve en profondeur et mettre à profit toute son expérience pour déterminer si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, le verdict était raisonnable. Le verdict sera inévitablement un verdict que le jury pouvait rendre, en ce sens que le juge du procès n’a commis aucune erreur de droit en le laissant à l’appréciation du jury. En outre, il ne suffit pas que le juge qui procède à l’examen ait simplement une perception de la preuve différente de celle du jury. La cour d’appel doit, pour écarter le verdict, expliquer ce qui l’incite à conclure qu’il n’est pas conforme aux exigences d’une appréciation judiciaire de la preuve. C’est ce qui doit être fait dans la présente affaire.
II. Les faits
7 L’appelant a été déclaré coupable d’avoir agressé sexuellement sa jeune nièce entre décembre 1986 et mars 1988; l’enfant avait six ans lorsque les sévices ont commencé, et huit ans lorsqu’ils ont cessé. La plaignante n’a divulgué les faits à l’origine des accusations qu’en 1993 ou 1994, lorsqu’elle s’est confiée à une copine d’école nommée Nancy. Toutefois, ce n’est qu’en 1995 qu’elle en a parlé à sa mère, qui a alors porté l’affaire à la connaissance des autorités.
8 La plaignante avait 16 ans lorsqu’elle a témoigné. Elle a affirmé que, pendant la période alléguée, l’appelant lui avait touché et frotté le vagin à trois reprises, en lui passant la main sur ses vêtements alors qu’elle était assise. Elle a témoigné que ces trois épisodes étaient survenus durant des visites familiales. Les deux premiers s’étaient produits sur un divan rouge dans le sous‑sol de la maison de l’appelant. La deuxième fois, a‑t‑elle affirmé, l’appelant lui avait demandé si elle [traduction] «aim[ait] ça» se faire frotter. D’après le témoignage de la plaignante, le troisième épisode est survenu dans le boudoir chez elle.
9 On a demandé à la plaignante d’expliquer pourquoi elle avait tardé à signaler ces agressions. Elle a répondu que, si elle avait attendu de se confier à sa copine Nancy pour raconter ce que l’appelant lui avait fait, c’est parce qu’elle se sentait embarrassée et ne comprenait pas ce qui lui était arrivé. Lors de son contre‑interrogatoire, elle a également expliqué que Nancy et elle avaient parlé de leurs expériences respectives et que l’autre jeune fille lui avait dit qu’elle avait été violée par le mari d’une cousine.
10 En juillet 1995, au fil d’une conversation avec sa mère, la plaignante a appris que l’appelant avait une mauvaise opinion de sa copine Nancy et qu’il croyait qu’elle avait une [traduction] «mauvaise influence» sur elle. Sa mère l’a également informée de l’existence de rumeurs voulant que l’appelant ait eu un comportement indécent avec d’autres jeunes filles. Elle lui a défendu de laisser entrer l’appelant dans la maison lorsqu’elle ou le père de la plaignante seraient absents. La plaignante a témoigné qu’elle avait informé sa mère des agressions reprochées parce qu’elle craignait que son omission de le faire plus tôt n’ait mis en péril d’autres jeunes filles.
11 Le médecin de famille, chez qui la plaignante avait été conduite par sa mère, a recommandé qu’elle consulte un psychiatre et a communiqué avec la Société d’aide à l’enfance qui, à son tour, a renvoyé l’affaire à la police.
III. Les procédures et les jugements des tribunaux d’instance inférieure
A. Cour de l’Ontario (Division provinciale), [1996] O.J. No. 4981 (QL)
12 L’appelant a été arrêté et accusé de contacts sexuels et d’agression sexuelle, en application des art. 151 et 271 du Code criminel, respectivement. Il a subi son procès devant le juge Flaherty.
13 Appelées à la barre par le ministère public, la plaignante et sa mère ont témoigné, tel que résumé plus haut. L’appelant a nié les accusations. Il a témoigné que le divan rouge n’avait jamais été dans son sous‑sol pendant la période mentionnée dans la dénonciation parce que la maison subissait alors des rénovations. En outre, il a affirmé qu’il ne s’était jamais trouvé en compagnie de la plaignante dans une chambre, chez lui ou chez elle, en l’absence d’un autre adulte. Par contre, son épouse a admis en contre‑interrogatoire qu’il se pouvait que son mari se soit parfois trouvé seul avec la plaignante ou avec un seul ou plusieurs des autres enfants.
14 Soulignant les circonstances dans lesquelles elle avait fait part des allégations à sa mère, l’avocat de la défense a indiqué que la plaignante avait un motif de mentir et de fabriquer une preuve. Il a prétendu, en particulier, que la plaignante voulait se venger de l’appelant en raison des commentaires qu’il avait fait à sa mère au sujet de sa copine Nancy.
15 Le juge du procès a déclaré l’appelant coupable d’agression sexuelle et l’a acquitté relativement à l’accusation de contacts sexuels parce que la déclaration de culpabilité concernant l’autre chef [traduction] «empêch[ai]t de rendre un verdict de culpabilité de contacts sexuels fondé sur la même conduite» (par. 29). L’appelant a été condamné à cinq mois d’emprisonnement et à trois années de probation.
16 Le juge Flaherty était conscient des problèmes qui surviennent dans les types de procès où seuls s’opposent le témoignage de l’accusé et celui de la victime. Il a également reconnu les problèmes auxquels est confronté le défendeur qui fait face à des allégations d’inconvenance sexuelle relativement à une conduite qu’il aurait adoptée sept ou huit ans avant le procès. Il a noté qu’il n’incombait pas à l’appelant d’établir que la preuve de la plaignante avait été fabriquée ou pouvait l’avoir été. Gardant tout cela à l’esprit, le juge du procès a entrepris un examen détaillé de la preuve et a abordé les divers arguments de la défense indiquant les motifs pour lesquels la plaignante ne devait pas être crue. En définitive, le juge du procès était convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant avait agressé sexuellement la plaignante.
17 Le juge du procès a rejeté toute idée de motif répréhensible ou de fabrication. Par exemple, il a fait observer que le retard mis par la plaignante à signaler les prétendues agressions pouvait s’expliquer à la fois par son jeune âge et par la situation d’autorité de l’appelant dans sa vie. En outre, il a conclu que la plaignante était un témoin crédible et a accepté son témoignage selon lequel elle n’avait pas réagi fortement ou d’une façon très émotive à l’insinuation de l’appelant que sa copine Nancy avait une «mauvaise influence» sur elle.
18 Le juge du procès n’a pas cru à l’importance du témoignage contradictoire relativement au divan rouge parce qu’il [traduction] «concern[ait] l’endroit où l’infraction a[vait] été commise, d’après une enfant de six ou sept ans, par opposition à l’identité de l’auteur et à la nature de l’infraction dont elle a[vait] été victime, c’est-à-dire à la question de savoir qui a[vait] fait quoi» (par. 26). Il a affirmé qu’il examinait la preuve relative au divan rouge conformément à la «position fondée sur le bon sens» que notre Cour a prescrite relativement au témoignage d’enfants, dans l’arrêt R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 57.
19 Enfin, le juge Flaherty a rejeté la prétention de l’appelant qu’il ne s’était jamais trouvé en présence de la plaignante en l’absence d’un autre adulte, pour le motif qu’elle était [traduction] «invraisemblable» (par. 27). Il a conclu que la dynamique des visites familiales donnait suffisamment l’occasion de commettre les prétendues agressions.
B. Cour d’appel de l’Ontario (1998), 130 C.C.C. (3d) 30
(i) Le juge Labrosse (avec l’appui du juge Borins)
20 Le juge Labrosse a rejeté l’appel contre la déclaration de culpabilité, mais a annulé la peine imposée par le juge Flaherty et l’a remplacée par un emprisonnement de cinq mois avec sursis, conformément à l’art. 742.1 du Code criminel.
21 Le juge Labrosse s’est dit d’accord avec l’avocat de la défense pour reconnaître que, si on appliquait le critère que notre Cour a énoncé dans l’arrêt Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275, et qu’elle a clarifié dans l’arrêt Yebes, précité, le verdict était raisonnable. Abordant la preuve dont il était saisi en faisant montre de retenue à l’égard des conclusions du juge du procès quant à la crédibilité, il s’est dit d’avis qu’il n’y avait manifestement aucune raison de douter de la fiabilité du témoignage de la plaignante. La plaignante n’avait pas fait d’allégations étranges et il n’avait pas été démontré que son témoignage manquait de cohérence. De plus, le juge Labrosse a accordé peu d’importance au témoignage contradictoire concernant l’emplacement du divan rouge. Ce faisant, il a affirmé qu’il se fondait sur les commentaires de notre Cour dans l’arrêt R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, en ce qui concerne l’importance qu’il convient d’accorder aux incohérences relatives à des questions secondaires, comme le moment ou le lieu, dans l’évaluation du caractère raisonnable d’un verdict fondé sur le témoignage d’enfants.
22 En terminant son analyse du caractère raisonnable du verdict, le juge Labrosse a souligné son désaccord avec les raisons pour lesquelles le juge Finlayson a conclu que le verdict était déraisonnable, et il a rejeté le point de vue selon lequel l’application d’une norme élargie de contrôle en appel est justifiée par les modifications récentes de l’art. 271 du Code criminel, qui permettent au ministère public d’intenter par voie sommaire des poursuites relatives à une infraction d’agression sexuelle, ou par les autres facteurs relevés par le juge Finlayson.
(ii) Le juge Finlayson, dissident
23 Tout en indiquant qu’il n’essayait pas d’élargir la définition du terme «déraisonnable» utilisé au sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel, le juge Finlayson a affirmé qu’il avait [traduction] «le droit d’avoir une perception subjective de la preuve et de [se] demander [s’il était] convaincu du caractère inattaquable du verdict» (p. 41). Il a dit qu’il n’en était pas convaincu. Trois motifs justifiaient cette conclusion.
24 Premièrement, le juge Finlayson a relevé des aspects de la preuve qui, croyait‑il, auraient dû amener le juge du procès à aborder le témoignage de la plaignante avec scepticisme. Il a écrit (aux pp. 41 et 42):
[traduction] Il n’y a pas la moindre preuve que des actes sexuels ont été accomplis. En réalité, la seule preuve objective, soit celle de l’emplacement du divan rouge, contredit le témoignage de la plaignante. La grande ambiguïté des actes sexuels découle du fait qu’ils ont été accomplis par une personne qui était l’oncle et le «parrain» de la jeune fille. Toute forme de «jeu anodin» pourrait expliquer ces actes. Même interprétés de la façon la plus large possible, les actes décrits par la plaignante laissent difficilement croire à une intention de commettre une agression sexuelle. Même le juge du procès a noté qu’au moment où les attouchements ont été faits, la plaignante ne savait pas ce qu’ils signifiaient. La preuve justifie amplement l’interprétation selon laquelle l’[accusé] pourrait avoir eu avoir des contacts accidentels tout à fait innocents avec la jeune fille.
Il n’y a pas d’abus systématique en l’espèce. L’[accusé] aurait sûrement eu plus que trois occasions d’abuser de la jeune fille s’il avait eu l’intention de le faire. Aucune explication n’est donnée du fait que les agressions ont simplement cessé.
25 Deuxièmement, fort d’une expérience de dix ans dans des affaires d’abus sexuels, il a dit craindre qu’il ne soit question en l’espèce d’un [traduction] «type d’allégations d’abus sexuels fondées sur des motifs inavoués» (p. 42). Il a qualifié ces affaires d’«affaires historiques en matière d’abus sexuel», soulignant qu’elles comportent généralement des allégations dépassées, vagues et non fondées, de sorte qu’«il est impossible pour l’accusé de présenter une contre‑preuve détaillée sans éveiller des soupçons quant à la raison pour laquelle sa mémoire est si fidèle» (p. 42). Le juge Finlayson a noté (à la p. 42):
[traduction] Au pire, la preuve n’est pas incompatible avec la prétention de l’[accusé] que la plaignante avait un motif d’inventer une histoire, étant donné les préoccupations qu’il avait au sujet de son amitié avec Nancy.
En outre, il était d’avis que les allégations contre l’appelant reposaient sur un motif inavoué qui pouvait être attribué à l’aversion que la mère de la plaignante éprouvait pour l’appelant. Selon le juge Finlayson, c’est la mère de la plaignante qui avait [traduction] «orchestré la poursuite» (p. 41).
26 Enfin, le juge Finlayson a dit craindre que l’érosion et l’abolition de nombreuses protections traditionnelles accordées à l’accusé dans des affaires d’agression sexuelle fassent du concept du doute raisonnable une [traduction] «invocation vide de sens, plutôt qu’un bouclier contre l’injustice» (p. 43). Par exemple, il a souligné l’impossibilité de tenir une enquête préliminaire quand le ministère public choisit de procéder par voie sommaire en vertu de l’al. 271(1)b) du Code, et le fait qu’à une époque de [traduction] «tolérance zéro» les avocats du ministère public omettent d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de ne pas poursuivre dans des «dossiers peu solides». Selon le juge Finlayson, il incombe au juge du procès de faire fonction de nouveau gardien des cours criminelles en préservant le principe du doute raisonnable. À son avis, le juge Flaherty ne l’avait pas fait. À la page 43, il a écrit:
[traduction] Le juge du procès était disposé à se fonder sur les éléments de preuve les plus faibles pour déclarer l’[accusé] coupable. La présente plainte n’aurait pas dû être instruite, et encore moins mener à une déclaration de culpabilité. Je n’ai pas besoin d’une extension du sens du terme «déraisonnable» pour modifier le présent verdict. Quand le juge du procès prononce une déclaration de culpabilité fondée sur une preuve comme celle qui existe dans le présent dossier, la Cour d’appel a non seulement le droit mais encore le devoir d’intervenir et, dans l’intérêt de la justice, d’annuler le verdict pour le motif qu’il est déraisonnable.
IV. Analyse et application au présent pourvoi
27 Les principes applicables pour statuer sur le présent pourvoi sont énoncés dans les motifs de l’arrêt Biniaris, précité, et il n’est pas nécessaire de les reprendre en l’espèce. En outre, comme je souscris aux raisons pour lesquelles le juge Labrosse a conclu que le verdict est raisonnable et qu’il s’appuie sur la preuve, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de répéter son examen des principes juridiques applicables ni celui qu’il a fait de la preuve dont était saisi le juge Flaherty. Il est toutefois nécessaire d’aborder les motifs dissidents du juge Finlayson, notamment en ce qui concerne le rôle et les limites de l’expérience judiciaire dans un contrôle en appel fondé sur le sous‑al. 686(1)a)(i).
28 Dans les arguments qu’il a avancés devant nous, l’avocat de l’appelant a reconnu qu’il ne pourrait pas avoir gain de cause si les juges majoritaires de la Cour d’appel avaient appliqué le bon critère pour décider du caractère raisonnable de la déclaration de culpabilité. L’appelant nous a pressés d’effectuer une modification «progressive» du droit en approuvant une norme de contrôle en appel [traduction] «plus générale» et en habilitant les cours d’appel à écarter une déclaration de culpabilité quand ils ont un doute persistant quant à la culpabilité. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit à ce propos dans l’arrêt Biniaris, au par. 38:
Il ne suffit pas que la cour d’appel parle d’un vague malaise ou d’un doute persistant qui résulte de son propre examen de la preuve. Ce «doute persistant» peut être un puissant élément déclencheur d’un examen approfondi de la preuve en appel, mais il ne constitue pas, sans plus d’explications, une bonne raison de modifier les conclusions d’un jury. En d’autres termes, si après avoir examiné la preuve à la fin d’un procès dénué de toute erreur, qui a abouti à une déclaration de culpabilité, le juge de la cour d’appel continue d’éprouver un doute ou un certain malaise, ce doute, qui n’est pas suffisant en soi pour justifier l’annulation de la déclaration de culpabilité, peut constituer un signe utile qu’on en est effectivement arrivé d’une manière non judiciaire au verdict. Dans ce cas, la cour d’appel doit poursuivre son analyse.
29 Ces commentaires ont été faits dans le cadre de l’examen du verdict d’un jury, mais ils s’appliquent tout autant au jugement d’un juge du procès qui siège seul. Toutefois, la cour d’appel n’apporte rien de particulier à l’évaluation de la preuve lorsque le juge expose des motifs de jugement détaillés qui, comme en l’espèce, révèlent qu’il était conscient des problèmes fréquents qui surgissent dans ce domaine décisionnel. Comme l’indique très clairement la jurisprudence de notre Cour relative au sous‑al. 686(1)a)(i), le fait qu’un juge d’une cour d’appel aurait eu un doute que le juge du procès n’a pas eu est insuffisant pour justifier la conclusion que le jugement de première instance était déraisonnable. Voir, par exemple, Corbett, précité, à la p. 282; Yebes, précité, à la p. 186; W. (R.), précité, à la p. 130; R. c. François, [1994] 2 R.C.S. 827, à la p. 835; R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474, au par. 3. En toute déférence, bien que je reconnaisse que le juge qui procède à l’examen est autorisé à exprimer des doutes quant au résultat du procès, je ne trouve rien dans les motifs du juge Finlayson qui démontre que son appréciation différente des faits rend déraisonnable la conclusion du juge du procès.
30 En l’espèce, le juge Finlayson a attribué son malaise à l’égard du verdict inscrit par le juge Flaherty au fait qu’il avait eu [traduction] «l’avantage de lire les transcriptions d’un bon nombre de ce qu’on appelle les “affaires historiques en matière d’abus sexuel” dont notre cour a été saisie au cours de la dernière décennie» (p. 42). Il a écrit (à la p. 42):
[traduction] . . . je crains qu’il ne soit question en l’espèce d’un type d’allégations d’abus sexuels fondées sur des motifs inavoués. Les plaintes sont généralement ainsi vagues et non fondées. Elles sont tellement dépassées et nébuleuses qu’il est impossible pour l’accusé de présenter une contre‑preuve détaillée sans éveiller des soupçons quant à la raison pour laquelle sa mémoire est si fidèle.
La défense a également quelque chose de typique. Alors qu’il devait tenter de se remémorer ce qu’une personne normale aurait jugé anodin, l’accusé s’est servi d’une contradiction importante dans le témoignage de la plaignante pour démontrer objectivement que le récit qu’elle avait fait ne pouvait pas être véridique à un égard important. En l’espèce, il s’agissait du divan rouge.
Je comprends bien le malaise éprouvé par le juge Finlayson à l’égard de ce que le juge du procès a qualifié de [traduction] «difficultés bien connues» liées aux caractéristiques de ce type d’affaires, difficultés qui lui étaient également très familières. Du fait qu’il avait été saisi de plusieurs causes de ce genre, à l’instar de nombreux autres juges de cours criminelles, le juge du procès était conscient de la nécessité de faire montre de prudence en préservant l’intégrité de la présomption d’innocence. Il était en droit de croire le témoignage non corroboré de la plaignante en l’espèce comme dans n’importe quelle autre cause, et il l’a cru. S’il avait été déraisonnable qu’il le fasse, il serait impossible de prononcer des déclarations de culpabilité dans les nombreuses affaires d’agression sexuelle similaires où les allégations non corroborées d’un plaignant sont divulguées très tardivement. Tel n’est pas l’état du droit.
31 Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
V. Conclusion et dispositif
32 Pour ces motifs et pour ceux exposés par le juge Labrosse, le verdict n’est ni déraisonnable ni dénué de fondement en preuve. Le pourvoi est donc rejeté.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant: Pinkofsky, Lockyer, Toronto.
Procureur de l’intimée: Le ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba: Justice Manitoba, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le ministère du Procureur général, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta: Le procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario): Gold & Fuerst, Toronto.
Procureurs de l’intervenant l’Innocence Project: Ruby & Edwardh, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association in Defence of the Wrongly Convicted: Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
*Le juge en chef Lamer n’a pas pris part au jugement.
** Voir Erratum [2007] 1 R.C.S. iv.