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29/04/2022 | CEDH | N°001-217257

CEDH | CEDH, AFFAIRE KHASANOV ET RAKHMANOV c. RUSSIE, 2022, 001-217257


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KHASANOV ET RAKHMANOV c. RUSSIE

(Requêtes nos 28492/15 et 49975/15)

ARRÊT

Art 3 • Extradition • Pas de risque individuel réel de mauvais traitements en cas d’extradition d’Ouzbeks de souche vers le Kirghizistan • Appréciation ex nunc en trois étapes du risque au regard de la situation dans le pays de destination, en général et à l’égard du groupe en question, et des circonstances individuelles • Principe ex nunc constitutif d’une garantie lorsqu’un laps de temps important s’est écoulé entre les décisions interne

s et l’examen par la Cour d’un grief de violation de l’article 3 • Appréciation des risques étant de na...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KHASANOV ET RAKHMANOV c. RUSSIE

(Requêtes nos 28492/15 et 49975/15)

ARRÊT

Art 3 • Extradition • Pas de risque individuel réel de mauvais traitements en cas d’extradition d’Ouzbeks de souche vers le Kirghizistan • Appréciation ex nunc en trois étapes du risque au regard de la situation dans le pays de destination, en général et à l’égard du groupe en question, et des circonstances individuelles • Principe ex nunc constitutif d’une garantie lorsqu’un laps de temps important s’est écoulé entre les décisions internes et l’examen par la Cour d’un grief de violation de l’article 3 • Appréciation des risques étant de nature essentiellement factuelle et susceptible d’être révisée par la Cour à la lumière de l’évolution des circonstances • Situation générale actuelle au Kirghizistan ne justifiant pas une interdiction totale des extraditions • Aucune base permettant de conclure que les Ouzbeks de souche constituent encore un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements • Situation individuelle des requérants ayant été dûment prise en compte par les juridictions nationales

STRASBOURG

29 avril 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Khasanov et Rakhmanov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Ksenija Turković,
Ganna Yudkivska,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov,
Carlo Ranzoni,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Lətif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Raffaele Sabato,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 janvier 2021 et le 9 février 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 28492/15 et 49975/15) dirigées contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants kirghizes, MM. Turdyvay Urunbayevich Khasanov et Shavkatbek Salyzhanovich Rakhmanov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 juin et le 11 octobre 2015 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Initialement désignés par les initiales T.K. et S.R. dans la procédure conduite devant une chambre de la troisième section, les requérants ont ultérieurement demandé la divulgation de leur identité, ainsi que la levée de l’anonymat et de la confidentialité qui leur avaient été auparavant accordés en vertu des articles 33 et 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes N. Yermolayeva, K. Zharinov, D. Trenina et E. Davidyan, avocats à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matyushkin et M. M. Galperin, anciens représentants de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, leur successeur dans cette fonction.

3. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants alléguaient que leur extradition vers le Kirghizistan les exposerait à un risque réel de subir des mauvais traitements du fait de leur origine ethnique ouzbèke.

4. Le 16 juin et le 12 octobre 2015 respectivement, la Cour, appliquant l’article 39 de son règlement, a indiqué au gouvernement défendeur que les requérants ne devaient pas être extradés ou renvoyés à un autre titre contre leur gré de Russie vers le Kirghizistan ou vers un autre pays pendant la durée de la procédure conduite devant elle. Elle a également décidé, en vertu de l’article 41 du règlement, de réserver un traitement prioritaire à ces affaires.

5. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 16 juin 2015 et le 10 mars 2016 respectivement, les griefs susmentionnés de violation de l’article 3 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement.

6. Le 15 octobre 2019, une chambre de la troisième section composée de Paul Lemmens, président, Helen Keller, Dmitry Dedov, Alena Poláčková, María Elósegui, Gilberto Felici et Erik Wennerström, juges, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel, à l’unanimité, elle prononçait la jonction des deux requêtes, déclarait celles-ci recevables et concluait, par cinq voix contre deux, que l’extradition des requérants vers le Kirghizistan ne serait pas contraire à l’article 3 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint le texte de deux opinions séparées rédigées par les juges Keller et Elósegui.

7. Par une lettre du 7 février 2020, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 15 avril 2020, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

9. Tant les requérants que le gouvernement ont produit des observations écrites complémentaires sur le fond (article 59 § 1 du règlement).

10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 20 janvier 2021. En raison de la crise sanitaire résultant de l’épidémie de Covid-19, elle s’est déroulée par visioconférence. L’enregistrement de l’audience a été publié le lendemain sur le site Internet de la Cour.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MM. M. Galperin, représentant de la Fédération de Russie
auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, agent,
P. Smirnov,
Mmes O. Ocheretyanaya,
Z. Bereza,
MM. S. Grigorenko,
S. Klykovskiy,
Mmes O. Zinchenko,
K. Dzhabbarova, conseillers ;

– pour les requérants
Mes N. Yermolayeva,
K. Zharinov, conseils.

La Cour a entendu M. Galperin, Me Yermolayeva et Me Zharinov en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. Les requérants sont des ressortissants kirghizes d’origine ethnique ouzbèke. Les circonstances de l’espèce peuvent se résumer comme suit.

1. Les événements survenus en juin 2010 dans le sud du Kirghizistan

12. Selon différents rapports de sources internationales, en juin 2010, des violences intercommunautaires éclatèrent dans les provinces d’Och et de Djalal-Abad dans le sud du Kirghizistan. Elles se soldèrent par plus de 400 morts, 2 000 blessés et des milliers de personnes déplacées à l’intérieur et à l’extérieur du pays, ainsi que par de graves détériorations de biens. D’importantes communautés ouzbèkes – environ 14 % de la population totale du Kirghizistan – résident dans cette région où elles vivent dans les centres historiques de villes, là où un nombre croissant de Kirghizes venant de zones rurales se sont aussi installés. Les communautés ethniques ouzbèkes représentent entre un cinquième et la moitié de la population des principales villes des provinces d’Och et de Djalal-Abad. Les affrontements ethniques survenus en 2010 avaient en toile de fond l’instabilité politique qui avait fait suite à la destitution du président Kurmanbek Bakiyev en avril 2010 et la persistance des tensions sociales et politiques qui étaient nées du découpage territorial et ethnique postsoviétique entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan limitrophe.

2. La requête no 28492/15 (Khasanov c. Russie)

13. M. Khasanov (« le premier requérant ») est né en 1957. Jusqu’à son arrivée en Russie en juillet 2010, il vivait à Och (Kirghizistan).

14. Le 13 septembre 2010, il fut poursuivi au Kirghizistan pour détournement aggravé de fonds d’un montant d’environ 18 500 euros (EUR). Il était accusé d’avoir dépensé pour ses besoins personnels des sommes qu’il avait reçues, en sa qualité de directeur général d’une société privée, de quatre autres sociétés dans le cadre de transactions commerciales.

15. Le 13 novembre 2010, il fut inculpé en son absence. La partie pertinente de l’acte d’inculpation se lisait ainsi :

« Entre le 23 mai 2008 et le 5 novembre 2009, Turdyvay Urunbayevich Khasanov, agissant en qualité de directeur général d’Altyn Alco SARL et profitant de sa fonction officielle, a reçu dans le cadre de ses relations commerciales avec Ysabay et K SARL 726 366 soms [kirghizes] de son directeur général, S. [Il a également reçu des montants] d’un certain nombre de propriétaires individuels [entrepreneurs privés] : A. – 195 000 soms, S. – 87 027 soms, B. – 49 415 soms, A. – 22 957 soms, soit 1 080 765 soms au total, qu’il n’a pas comptabilisés et qu’il a dépensés pour ses besoins personnels. »

16. Les autorités kirghizes ordonnèrent par la suite le placement en détention provisoire du premier requérant et délivrèrent un mandat de recherche et d’arrêt international à son nom.

17. Le 11 juillet 2013, le premier requérant fut appréhendé en Russie, à la suite de quoi les tribunaux russes ordonnèrent son placement puis son maintien en détention. Il fut libéré le 2 avril 2014 et réside à présent à Verkhneye Mukhanovo, dans la région d’Orel.

1. La procédure d’extradition

18. Le 30 juillet 2013, le parquet kirghize demanda l’extradition du premier requérant pour les chefs d’inculpation susmentionnés. La demande comportait différentes assurances indiquant que l’intéressé serait traité convenablement, notamment : a) qu’il ne serait pas soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; b) qu’il ne ferait pas l’objet de poursuites pour des motifs politiques ou discriminatoires ; et c) qu’il aurait la possibilité d’assurer sa défense et d’avoir accès à un avocat. Le 5 février 2014, les autorités kirghizes renforcèrent ces assurances en ajoutant que des membres du corps diplomatique russe rendraient visite au premier requérant dans les lieux où il serait détenu une fois extradé.

19. Le 21 février 2014, le procureur général adjoint de la Fédération de Russie autorisa l’extradition du premier requérant. Le même jour, il adressa au ministère russe des Affaires étrangères une lettre relative à la procédure d’extradition en cours, dans laquelle il sollicitait la mise en place d’une entraide en vue d’assurer un suivi des assurances que les autorités kirghizes avaient données. Les parties pertinentes de cette lettre se lisaient ainsi :

« Le Parquet général de la République kirghize a donné les assurances nécessaires concernant les droits [du premier requérant], notamment que celui-ci ne serait pas persécuté pour des motifs ethniques ni soumis à la torture ou à d’autres traitements et peines interdits.

Cela dit, la Cour européenne des droits de l’homme, dans sa pratique récente, s’est montrée critique au sujet de l’extradition vers le Kirghizistan de personnes appartenant à une ethnie « non majoritaire » (нетитульная), compte tenu de leur vulnérabilité et du risque de subir des traitements prohibés auquel elles sont exposées.

Dans l’affaire Mahmudzhan Ergashev c. Russie, la Cour européenne s’est prononcée en faveur du requérant, jugeant que [les assurances] que les autorités de la République kirghize avait données étaient en elles-mêmes et en l’absence d’un mécanisme de contrôle insuffisantes pour protéger [quiconque] contre un traitement prohibé.

Eu égard à cette pratique, le Parquet général de la République kirghize a donné d’amples assurances indiquant que [si le premier requérant venait à leur être remis] les autorités compétentes de la République kirghize garantiraient l’accès du corps diplomatique russe à l’établissement pénitentiaire [où le premier requérant serait incarcéré] de manière à ce qu’il puisse veiller au respect des droits de ce dernier. »

Il ressort du libellé de cette lettre que d’autres lettres de ce type étaient adressées au ministère russe des Affaires étrangères dans tous les cas où les autorités kirghizes avaient donné d’amples assurances similaires.

20. Le premier requérant contesta la décision d’extradition en justice, soutenant qu’il courait un risque réel d’être persécuté et maltraité du fait de son appartenance à un groupe ethnique vulnérable.

21. Par un arrêt du 2 avril 2014, la cour régionale d’Orel donna gain de cause au premier requérant et annula la décision d’extradition au motif qu’elle avait été prise illégalement. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, elle conclut que l’intéressé appartenait à un groupe ethnique vulnérable qui était exposé à un risque de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, et que les assurances données par les autorités kirghizes ne suffisaient peut-être pas à atténuer ce risque, compte tenu des doutes entourant leurs modalités d’exécution en pratique. Elle ajouta que, selon le rapport produit par les autorités chargées de l’immigration, la situation politique, sociale et économique demeurait « complexe » au Kirghizistan. Le premier requérant fut aussitôt libéré.

22. Le parquet forma un pourvoi contre cet arrêt, avançant notamment les trois arguments suivants. Premièrement, il soutenait que le premier requérant était accusé d’infractions à caractère financier et que la question de la persécution politique ou ethnique ne se posait donc pas en tant que telle. Deuxièmement, s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Latipov c. Russie (no 77658/11, 12 décembre 2013), il estimait que le premier requérant ne pouvait pas se contenter d’opposer la situation générale dans le pays mais qu’il devait présenter la preuve d’un risque individuel. Troisièmement, tout en prenant acte des conclusions que la Cour avait tirées dans l’arrêt Makhmudzhan Ergashev c. Russie (no 49747/11, 16 octobre 2012) relativement aux persécutions des personnes de souche ouzbèke qui avaient été impliquées dans les affrontements survenus en 2010, il considérait que les assurances que les autorités kirghizes avaient données en l’espèce étaient suffisantes et renfermaient d’amples garanties que le corps diplomatique russe aurait accès aux lieux de détention.

23. Le 28 mai 2014, la Cour suprême de la Fédération de Russie rejeta le pourvoi et confirma l’arrêt que la cour régionale avait rendu. Le parquet forma un recours en supervision.

24. Le 4 février 2015, le présidium de la Cour suprême de la Fédération de Russie, siégeant en juridiction de supervision, annula les décisions antérieurement rendues et ordonna que l’affaire fût rejugée. Il releva que la cour régionale s’était appuyée sur la jurisprudence de la Cour et sur le fait que les autorités chargées de l’immigration avaient qualifié la situation au Kirghizistan de « complexe », mais il considéra que les conclusions formulées par les juridictions inférieures reposaient sur un exposé général de la situation dépourvu de toute appréciation individuelle des risques auxquels le premier requérant se trouvait exposé. La partie pertinente de sa décision se lisait ainsi :

« Une juridiction appelée à apprécier un risque de violation des droits de l’homme doit non seulement se pencher sur la situation générale en matière de droits de l’homme dans l’État requérant mais aussi peser les circonstances particulières de l’espèce, qui pourraient dans leur globalité démontrer l’existence ou l’absence de motifs sérieux de croire que l’intéressé risque de faire l’objet de traitements ou peines [cruels].

Il faut interpréter la loi comme imposant à toute juridiction saisie de questions en matière d’extradition d’examiner les déclarations de l’intéressé, les éléments d’information émanant du ministère des Affaires étrangères relativement à la situation des droits de l’homme sur le territoire de l’État requérant, les assurances données par ce dernier, ainsi que d’autres pièces et éléments.

(...)

Il ressort des éléments du dossier que [le premier requérant] est accusé d’une infraction qui ne revêt aucun caractère ethnique ou politique et qui a été perpétrée en 2008-2009, soit bien avant les événements de juin 2010.

Dans les déclarations qu’il a faites devant les autorités russes le 11 juillet 2013, [le premier requérant ne s’est pas dit victime de persécution pour des motifs politiques ou autres et il n’a pas prétendu être entré en Russie dans le but d’y demander l’asile.]

Ces déclarations, qui auraient pu influencer les conclusions de la [cour régionale], n’ont pas été examinées.

De plus, [la cour régionale] n’a pas dûment pesé les éléments d’information émanant du Parquet général (...) relativement aux assurances données par les autorités compétentes de la République kirghize, à savoir que le corps diplomatique russe aurait accès au lieu de détention [du premier requérant].

Le juge du fond a annulé la décision d’extradition en se fondant sur le rapport établi par les autorités chargées de l’immigration, mais sur la seule partie qui qualifiait la situation politique, sociale et économique au Kirghizistan de « complexe », et sans tenir compte de l’autre partie, qui énumérait les mesures que le gouvernement kirghize avait adoptées pour renforcer le respect des droits de l’homme et préserver les droits des minorités ethniques. »

25. Le 8 avril 2015, la cour régionale d’Orel réexamina, en suivant le raisonnement du présidium de la Cour suprême, le recours du premier requérant contre la décision d’extradition et le rejeta. Elle indiqua plus précisément que, conformément à la jurisprudence de la Cour, la situation générale dans un pays donné ne pouvait pas justifier l’interdiction totale des extraditions. Elle conclut que le premier requérant ne se trouvait exposé à aucun risque individuel, compte tenu des assurances que les autorités kirghizes avaient données, de la possibilité pour le corps diplomatique russe d’exercer un suivi, du fait que certaines avancées en matière de droits de l’homme avaient été accomplies au Kirghizistan, du caractère financier de l’infraction en question et du refus que les autorités chargées de l’immigration avaient opposé à la demande d’asile. Les parties pertinentes de sa décision étaient ainsi libellées :

« Par une lettre du 21 août 2013, le Parquet général kirghize a garanti que [le premier requérant] bénéficierait (...) de toutes les facilités nécessaires à sa défense, y compris l’assistance d’avocats, qu’il ne serait pas soumis à la torture, à des mauvais traitements ni à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants, et que la demande d’extradition n’avait pas pour but de le persécuter pour des motifs politiques ou raciaux ou en raison de son origine ethnique ou de ses opinions religieuses ou politiques. Le 5 février 2014, des assurances supplémentaires ont été données, le Parquet général du Kirghizistan ayant déclaré qu’il garantirait l’accès du corps diplomatique russe au lieu de détention [du premier requérant] (...) Contrairement à ce que prétend [le premier requérant], il n’y a aucune raison de douter des assurances fournies par les autorités kirghizes (...)

La cour est consciente de la position de la Cour européenne selon laquelle la situation générale dans un État requérant ne peut pas motiver [à elle seule] l’interdiction totale des extraditions vers cet État.

Les documents analytiques du ministère des Affaires étrangères montrent que le Kirghizistan honore ses obligations internationales.

Il ressort des éléments du dossier que [le premier requérant] est accusé d’avoir commis au Kirghizistan, en 2008 et 2009, une infraction financière relevant du droit pénal ordinaire, qui ne revêt aucun caractère politique ou ethnique et qui n’est pas liée aux événements de juin 2010.

Dans sa déclaration du 11 juillet 2013, [le premier requérant] n’a pas affirmé être persécuté au Kirghizistan [pour quelque motif que ce soit.] Il n’a pas justifié son séjour en Russie par la moindre intention de soumettre une demande d’asile liée à [une quelconque] persécution (...)

En conséquence, aucun motif qui, en vertu des traités internationaux ou de la législation russe, ferait obstacle à l’extradition [du premier requérant] (...) n’a été établi. »

26. Par un arrêt définitif rendu le 17 juin 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma la décision de la juridiction inférieure.

2. La procédure d’asile

27. Le 14 août 2013, le premier requérant demanda l’asile, se disant exposé à un risque de persécution au Kirghizistan en raison de son origine ethnique.

28. Le 20 novembre 2013, le département pour la région d’Orel du Service fédéral des migrations rejeta la demande. Il mit en particulier en avant les éléments suivants : 1) l’absence de toute allégation de mauvais traitements dont le premier requérant ou ses proches résidant au Kirghizistan seraient victimes ou auraient été victimes dans le passé, 2) les déclarations officielles du premier requérant selon lesquelles il n’avait jamais adhéré à des organisations politiques ou religieuses, 3) l’annulation de sa qualité de résident permanent au Kirghizistan cinq mois après son arrivée en Russie, 4) le fait que, en mai 2010, il avait fait l’objet d’un premier interrogatoire dans son procès pénal et qu’il l’avait caché dans l’un de ses entretiens avec les autorités chargées des migrations, 5) sa description des événements de juin 2010 en des termes vagues et généraux sans le moindre détail précis sur sa propre situation, et 6) le fait que lors de son premier entretien en Russie il avait expressément déclaré ne pas avoir l’intention de demander l’asile en Russie. Le département compétent en conclut que l’arrivée du premier requérant en Russie n’avait aucun rapport avec les événements de juin 2010 et qu’il s’agissait d’un stratagème de l’intéressé visant à se soustraire à des poursuites pénales pour des infractions financières.

29. Par une décision administrative définitive qu’il rendit le 15 janvier 2014, le Service fédéral des migrations confirma l’analyse de l’autorité inférieure et rejeta la demande.

30. Le premier requérant attaqua cette décision devant les tribunaux, soutenant qu’il courait un risque réel d’être persécuté et maltraité du fait de son appartenance à un groupe ethnique vulnérable.

31. Le 17 juin 2014, le premier requérant fut débouté par le tribunal du district Basmannyy de Moscou. Il ne fit pas appel.

3. La requête no 49975/15 (Rakhmanov c. Russie)

32. M. Rakhmanov (« le second requérant ») est né en 1986. Jusqu’en 2010, il vivait à Souzak, dans la région de Djalal-Abad, au Kirghizistan. Il arriva en Russie en janvier 2011.

33. Le 24 juillet 2012, le second requérant fut inculpé en son absence d’infractions à caractère violent en rapport avec les événements de juin 2010 (paragraphe 12 ci-dessus), en particulier des chefs suivants : achat et transport illégaux d’armes à feu et de substances explosives au sein d’une bande criminelle organisée, participation à des émeutes violentes de grande ampleur avec incendie, destruction de biens, usage d’armes à feu et de substances et appareils explosifs, meurtres d’individus motivés par la haine ethnique et perpétrés avec une cruauté particulière et des moyens ayant mis en danger le public, ce au sein d’une bande criminelle organisée, ainsi que destruction et dégradation intentionnelles de biens par des incendies ou par d’autres moyens ayant mis en danger le public. Selon l’acte d’inculpation, les infractions étaient motivées par la haine ethnique et visaient les personnes de souche kirghize.

34. La partie pertinente de l’acte d’inculpation se lisait ainsi :

« [Le second requérant], mû par une intention délictueuse, a rejoint une bande criminelle organisée par A.S. et U.A. afin de se livrer à des meurtres, des vols et des destructions de biens motivés par la haine ethnique.

Pour commettre les infractions susmentionnées, le groupe que [le second requérant] avait rejoint, a acheté, détenu et transporté illégalement des armes à feu, des couteaux et des barres de fer. De plus, ses membres ont fabriqué et transporté des bâtons à lame de 1,5 m de long, et des bouteilles contenant une substance inflammable (...)

Par ailleurs, le 12 juin 2010, tout en continuant à commettre leurs méfaits, [le second requérant], de concert avec A.S. et UA, au km 564 de l’autoroute Bichkek‑Och, qui revêt une importance stratégique pour la République kirghize, à proximité de l’usine de transformation de coton Sanpa située à Topurak-Bel dans le district Souzakskiy, a déversé du pétrole brut et dispersé des débris sur la route puis l’a bloquée à l’aide d’un tracteur et d’autres machines agricoles, obstruant ainsi le passage des véhicules circulant sur l’autoroute.

Ainsi, [le second requérant], de concert avec d’autres membres de son groupe mus par la même haine ethnique, s’est rendu activement complice de violentes émeutes, d’incendies criminels et de destructions de biens, et il a attaqué et dévalisé des conducteurs et des passagers de véhicules circulant sur l’autoroute (...)

Le 12 juin 2010, [le second requérant], avec la bande criminelle, poursuivant ses méfaits, a stoppé, sous la menace d’armes à feu, des véhicules qui circulaient sur l’autoroute et avaient comme passagers des habitants d’Och : K.M. et K.A, ainsi que des habitants de la région de Bazar-Korgonskiy : A.M., K.N., M.A., Z.M. et K.S. Ils les ont violemment sortis de leurs voitures, et les ont frappés avec une cruauté particulière au moyen de bâtons à lame et de barres de fer, puis les ont poignardés en différentes parties du corps. A.M., K.N., M.A., Z.M. et K.S. ont été blessés par balles.

Les victimes K.M., A.M., K.N., M.A., Z.M. et K.S. ont aussitôt succombé à leurs blessures et K.A. est décédé à l’hôpital municipal de Djalal-Abad. (...)

[La partie suivante donne des détails sur les rapports d’autopsie des victimes.]

En outre, la bande criminelle, avec [le second requérant], poursuivant ses méfaits, a stoppé des véhicules qui circulaient sur l’autoroute, a menacé les conducteurs et les passagers avec des armes à feu, des substances et des appareils explosifs (bouteilles contenant une substance inflammable), et les a dévalisés.

En conséquence, le véhicule U [d’une valeur de 4 000 som] (...) a été complètement détruit à l’aide de pierres, de bâtons et de barres de fer (...) ]

De plus, le véhicule M [d’une valeur de 237 000 som] a été pillé et démonté, causant ainsi [à la société qui en était propriétaire] (...) un préjudice matériel. »

35. Les autorités kirghizes ordonnèrent ultérieurement le placement en détention provisoire du second requérant et délivrèrent un mandat de recherche et d’arrêt international à son nom.

36. Le 15 avril 2014, le second requérant fut appréhendé en Russie ; par la suite, les tribunaux russes ordonnèrent son placement puis son maintien en détention. Il fut libéré le 15 octobre 2015 et réside actuellement à Elektrogorsk, dans la région de Moscou.

1. La procédure d’extradition

37. Le 13 mai 2014, le parquet kirghize demanda l’extradition du second requérant pour les chefs d’inculpation susmentionnés. La demande comportait différentes assurances indiquant que l’intéressé serait traité convenablement, notamment a) qu’il ne serait pas soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; b) qu’il ne ferait pas l’objet de poursuites pour des motifs politiques ou discriminatoires ; c) qu’il aurait la possibilité d’assurer sa défense et d’avoir accès à un avocat ; et d) qu’il aurait des visites du corps diplomatique russe dans le lieu où il serait détenu détention une fois l’éloignement effectué.

38. Le 8 juillet 2015, le procureur général adjoint de la Fédération de Russie autorisa l’extradition du second requérant.

39. Celui-ci contesta la décision d’extradition en justice, soutenant qu’il courait un risque réel d’être persécuté et maltraité par les autorités kirghizes en raison de son appartenance à un groupe ethnique vulnérable.

40. Le 31 août 2015, la cour régionale de Belgorod débouta le second requérant et rejeta ses allégations concernant le risque de mauvais traitements. S’appuyant sur la pratique de la Cour et sur celle du Comité des droits de l’homme des Nations unies, elle souligna que tout individu se disant exposé à un risque réel de subir des mauvais traitements dans un pays donné doit étayer son allégation en exposant sa situation personnelle, en sus de la description générale de la situation dans ce pays. Elle tint dûment compte des rapports internationaux que le représentant du second requérant avait produits, mais conclut que ce dernier n’était pas parvenu à prouver l’existence d’un quelconque risque individuel. La partie pertinente de sa décision se lisait ainsi :

« [Les autorités chargées des migrations ont rejeté les demandes d’asile formées par le second requérant.] En particulier, les décisions (...) relevaient qu’au début de l’année 2011 [il] avait quitté le Kirghizistan pour la Russie afin non pas d’y demander l’asile mais d’y chercher un emploi (...) [Le second requérant] n’a avancé aucun argument convaincant à même d’étayer sa crainte d’être persécuté dans son pays d’origine (...)

La thèse, [défendue par le second requérant], de la « falsification » par les forces de l’ordre du Kirghizistan de pièces du dossier pénal n’est corroborée par aucun élément et contredit le principe de reconnaissance mutuelle des documents officiels entre [États contractants] (...)

La cour tient compte des assurances écrites données par l’État étranger (...) [et leur] application doit être considérée comme un moyen fiable de prévenir les traitements interdits [, ce qui] satisfait aux exigences du droit international.

La cour rejette les arguments tirés par l’avocat (...) d’une pratique généralisée d’infliction de mauvais traitements aux Ouzbeks de souche au Kirghizistan, notant ce qui suit (...)

Il ressort du dossier que [les charges] portées contre [le second requérant] concernent des actes portant atteinte à l’ordre public, ainsi qu’à la vie et à l’intégrité physique d’autrui.

[Le second requérant], contrairement à ce que lui-même et son avocat affirment, ne fait pas l’objet de poursuites procédant d’une politique de l’État ni de la persécution par les autorités kirghizes de certains groupes d’individus, par exemple les Ouzbeks de souche.

La cour prend en considération les arguments et documents présentés par la défense [du second requérant], notamment des extraits [de rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch], qui indiquent que les personnes accusées pénalement au Kirghizistan sont soumises à la torture et que les Ouzbeks de souche inculpés [dans le cadre des événements de 2010] constituent un groupe vulnérable.

Or, cette seule circonstance ne saurait suffire à refuser [l’extradition du second requérant], pour les raisons suivantes.

[La lutte contre l’impunité en matière criminelle est un principe fondamental de l’entraide internationale en matière pénale.]

Interrogé le 15 avril 2014 après son arrestation en Russie, [le second requérant] a déclaré que jusqu’en août 2010, il résidait dans le village de Souzak (...). En juin 2010, « de jeunes Ouzbeks de notre village ont simplement bloqué l’accès à notre village tandis que les Kirghizes tentaient de s’en emparer, mais les gars ne les ont pas laissé faire. Je n’ai pas participé à tout ça. Je ne suis pas persécuté pour des motifs politiques. »

Dans le prétoire, [le second requérant] a déclaré ne pas avoir exercé d’activités politiques ou civiques au Kirghizistan.

Il ressort de ce qui précède que (...) les poursuites pénales dirigées contre [le second requérant] ont trait à la commission d’actes dangereux pour la société et n’ont aucun rapport avec une quelconque discrimination fondée sur des motifs ethniques (...)

[L’article 3 de la Convention contre la torture exige un examen] non seulement de l’existence de violations graves et massives des droits de l’homme, mais aussi d’une question essentielle – celle de l’existence d’un risque individuel de torture ou d’autres traitements interdits (...) Ce risque doit être suffisamment réel.

[Le Comité des Nations Unies contre la torture a dit dans ses décisions que l’existence de violations graves et massives des droits de l’homme ne peut à elle seule justifier la conclusion qu’une personne risque d’être maltraitée en cas de retour dans un pays particulier. Il doit y avoir d’autres éléments donnant à penser que l’intéressé court un risque personnel. Ce risque doit être non pas hypothétique, mais prévisible, individuel et réel.]

En ce qui concerne la situation générale dans un pays, la Cour européenne des droits de l’homme a dit qu’il fallait prêter une certaine attention aux récents rapports des [ONG internationales]. Toutefois, la possibilité de mauvais traitements en raison d’une situation instable dans le pays de destination ne peut à elle seule emporter violation de l’article 3.

Lorsque les sources dont la Cour dispose ne décrivent que la situation générale, les allégations spécifiques d’un requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve dans chaque cas.

[Ni le second requérant] ni son avocat n’ont apporté une telle preuve à la cour. (...)

Au vu des conclusions ci-dessus et sur la base des dispositions des traités internationaux et de leur interprétation par les [organes conventionnels], la cour conclut que les éléments du dossier ne démontrent pas l’existence d’un risque individuel que [le second requérant] subisse un mauvais traitement s’il venait à être extradé. (...) »

41. Par une décision définitive rendu par elle le 14 octobre 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie débouta le second requérant du recours qu’il avait formé. Elle observa que les autorités kirghizes avaient donné des assurances pertinentes concernant le traitement qu’il convenait de réserver à l’intéressé (paragraphe 37 ci-dessus) et que la juridiction inférieure avait à bon droit estimé que ces assurances étaient un moyen fiable de prévenir les traitements proscrits par le droit international.

2. La procédure d’asile

42. Le 26 mai 2014, le second requérant demanda l’asile, se disant exposé à un risque de persécution au Kirghizistan du fait de son origine ethnique.

43. Le 3 juillet 2014, le département pour la région de Belgorod du Service fédéral des migrations rejeta la demande. Il se référa en particulier aux éléments suivants : (1) les voyages répétés du second requérant à destination et en provenance du Kirghizistan après juin 2010 et l’obtention par lui d’un nouveau passeport au Kirghizistan plusieurs mois après son arrivée en Russie, (2) le fait que les neuf membres de sa proche famille résidaient toujours dans son village natal dans le sud du Kirghizistan, dépendaient financièrement de lui et n’avaient jamais fait état d’une quelconque persécution, et (3) le fait qu’il n’avait jamais adhéré à des organisations politiques, civiles ou religieuses. Le département régional en conclut que le second requérant était arrivé en Russie pour des raisons économiques et qu’il cherchait à se soustraire à des poursuites pénales dans son pays d’origine.

44. Par une décision administrative définitive rendu par lui le 23 septembre 2014, le Service fédéral des migrations confirma les conclusions de l’autorité inférieure et rejeta la demande d’asile de l’intéressé. Il souligna que le second requérant bénéficierait du mécanisme de suivi assuré par les services diplomatiques russes au Kirghizistan.

45. Le second requérant attaqua cette décision devant les tribunaux, soutenant qu’il courait un risque réel d’être persécuté et maltraité du fait de son appartenance à un groupe ethnique vulnérable.

46. Par un jugement du 16 janvier 2015, le tribunal du district Basmannyy de Moscou débouta le second requérant. Par un arrêt du 8 juin 2015, la Cour de Moscou confirma ce jugement.

2. le cadre et la pratique juridiques pertinents
1. Le droit et la pratique internes

47. Le droit interne en matière d’extradition qui était applicable au moment des faits se trouve résumé dans l’arrêt Savriddin Dzhurayev c. Russie (no 71386/10, §§ 70-75, CEDH 2013 (extraits).

48. Dans sa décision no 11 du 14 juin 2012, le plénum de la Cour suprême de la Fédération de Russie a fourni aux juridictions inférieures des orientations sur l’interprétation et l’application des règles de droit interne et de droit international en matière d’extradition. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision sont ainsi libellées :

« (...)

11. L’article 2 de la Convention européenne, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, (...) fait obstacle à l’extradition d’une personne accusée d’avoir commis une infraction qui, selon les lois de l’État requérant, est punie de la peine de mort, si cet État ne donne pas des assurances, que la Fédération de Russie jugerait suffisantes, que la peine capitale ne sera pas appliquée. De telles assurances peuvent prendre la forme de dispositions légales dans l’État requérant interdisant le recours à la peine de mort ou des assurances, fournies par les services répressifs ou par d’autres autorités compétentes (...), que la peine de mort ne sera pas appliquée.

12. Les tribunaux doivent retenir que l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, tel qu’interprété par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, et l’article 3 de la Convention contre la torture (...) font obstacle aux extraditions lorsqu’il existe des motifs sérieux de croire que, dans l’État requérant, l’intéressé risque d’être soumis [soit] à la torture [soit] à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Les tribunaux doivent être conscients que, d’après l’interprétation de l’article 3 de la Convention européenne par la Cour européenne des droits de l’homme, un traitement ou une peine sont regardés comme inhumains s’ils ont été appliqués avec préméditation pendant des heures d’affilée et qu’ils ont causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales. Une peine ou un traitement est dégradant en particulier lorsqu’il inspire à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité.

(...)

13. L’extradition peut également être refusée si, du fait de circonstances exceptionnelles, elle risque de mettre en danger la vie ou l’intégrité physique de l’intéressé en raison notamment de son âge ou de sa condition physique.

14. Les tribunaux doivent retenir qu’en vertu [de la législation interne et] de l’article 3 de la Convention contre la torture (...), lorsqu’une autorisation d’extradition est attaquée en justice, c’est [au parquet] qu’il revient de prouver qu’il n’y a pas de motifs sérieux de croire que l’intéressé risque d’être condamné à la peine de mort, soumis à des mauvais traitements ou persécuté en raison de sa race, de ses convictions religieuses, de sa nationalité, de son origine ethnique ou sociale ou de ses opinions politiques.

L’article 3 de la Convention contre la torture, tel qu’interprété par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, impose aux tribunaux appelés à statuer sur l’existence ou l’inexistence des circonstances ci-dessus d’apprécier aussi bien la situation générale des droits de l’homme dans l’État requérant que les circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, lesquelles, considérées dans leur globalité, peuvent révéler l’existence (...) de motifs sérieux de croire que l’intéressé pourrait être soumis à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

À cet égard, les tribunaux peuvent prendre en compte, par exemple, les déclarations de l’intéressé et de tout témoin, les informations fournies par le ministère des Affaires étrangères au sujet de la situation des droits de l’homme dans l’État requérant, toutes les assurances que ce dernier a pu donner, ainsi que les documents et rapports des organisations internationales conventionnelles ou autres (...) Ils doivent peser les allégations de l’intéressé à l’aune de l’ensemble des preuves disponibles.

Les tribunaux doivent retenir que l’appréciation faite par les organes internationaux conventionnels ou autres de la situation générale en matière de droits de l’homme dans l’État requérant peut évoluer avec le temps (...) »

49. En Russie, les procureurs chargés des demandes d’extradition sont instruits par la directive no 212/35 du procureur général (18 octobre 2008), qui était en vigueur à l’époque des faits et précisait ce qui suit dans ses parties pertinentes :

« Afin de garantir le respect des obligations internationales et de la législation de la Russie [en matière d’extradition], (...) il est ordonné ce qui suit [aux procureurs] :

1.1. L’organisation des activités se rapportant à l’exécution des demandes d’extradition (...) est confiée à la Direction générale de la coopération internationale du Parquet général de la Fédération de Russie.

(...)

1.2.2. Si aucun motif ne fait obstacle à l’extradition ou à la saisine d’une juridiction internationale, [les procureurs] veillent à ce que la personne arrêtée soit mise en détention dans les 48 heures.

1.2.3. [Les procureurs] interrogent les personnes arrêtées sur les motifs de leur séjour en Russie, (...) sur leur nationalité, sur leur intention de demander l’asile ou sur la possession par elles de la qualité de réfugié en raison d’un risque de persécution dans [le pays d’origine] (...), sur les circonstances et les raisons à l’origine des poursuites pénales dirigées contre elles (...) et sur les éventuels obstacles à l’extradition (...)

1.2.4. [Les procureurs] vérifient l’existence et la réalité de tout motif pour lequel l’extradition pourrait être refusée (...)

1.2.6. [Les procureurs] prennent des dispositions pour libérer toute personne en détention lorsque l’existence de motifs faisant obstacle à son extradition est établie (...)

1.6. La Direction générale de la coopération internationale :

(...)

1.6.9. Fait l’analyse et la synthèse de la pratique juridique en matière d’extradition (...)

1.6.10. Fournit [aux procureurs] des informations relatives aux instruments internationaux en matière d’extradition que la Fédération de Russie est tenue d’appliquer. »

2. Le droit international

50. Les extraditions entre la Russie et le Kirghizistan sont encadrées par la Convention de la Communauté des États indépendants (CEI) de 1993 sur l’entraide judiciaire et les relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale (« la Convention de Minsk »), dont l’article 56 fait obligation aux parties d’extrader une personne aux fins de poursuites pénales et/ou de l’exécution d’une peine.

Article 56 – Obligation d’extrader

« 1. Les Parties contractantes s’engagent à se livrer réciproquement, sous les conditions déterminées par la présente Convention, les personnes qui se trouvent sur leur territoire, aux fins de poursuites pénales ou de l’exécution d’un jugement prononcé à leur égard.

(...) »

51. Les articles 58 et 59 de la Convention de Minsk précisent le contenu des demandes d’extradition et les pièces à produire à l’appui.

Article 58 – Demandes d’extradition

« 1. Toute demande d’extradition doit comporter les éléments suivants :

a) le nom de l’organe requérant et celui de l’organe requis ;

b) un exposé factuel des infractions [pour lesquelles l’extradition est demandée], ainsi que le texte des dispositions pertinentes de droit pénal, y compris des règles applicables en matière de fixation des peines ;

c) le nom, le prénom et le patronyme de la personne réclamée, son année de naissance, sa nationalité, son lieu de résidence ou de séjour et, si possible, son signalement, sa photographie, un relevé de ses empreintes digitales et d’autres renseignements sur sa personne ;

d) des renseignements sur l’étendue du préjudice causé par l’infraction.

2. Toute demande d’extradition pour poursuites pénales doit être accompagnée d’une copie certifiée de la décision de placement en détention provisoire.

(...) »

Article 59 – Renseignements complémentaires

« (...) Si les renseignements communiqués par la partie requérante sont incomplets, la partie requise peut demander les renseignements complémentaires nécessaires, dans un délai d’un mois (...) »

52. Les dispositions ci-dessus sont comparables en substance aux articles 1, 12 et 13 de la Convention européenne d’extradition de 1957.

Article 1 – Obligation d’extrader

« Les Parties contractantes s’engagent à se livrer réciproquement, selon les règles et sous les conditions déterminées par les articles suivants, les individus qui sont poursuivis pour une infraction ou recherchés aux fins d’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté par les autorités judiciaires de la Partie requérante. »

Article 12 – Requête et pièces à l’appui

« 1. La requête sera formulée par écrit et présentée par la voie diplomatique. Une autre voie pourra être convenue par arrangement direct entre deux ou plusieurs Parties.

2. Il sera produit à l’appui de la requête :

a. l’original ou l’expédition authentique soit d’une décision de condamnation exécutoire, soit d’un mandat d’arrêt ou de tout autre acte ayant la même force, délivré dans les formes prescrites par la loi de la Partie requérante ;

b. un exposé des faits pour lesquels l’extradition est demandée. Le temps et le lieu de leur perpétration, leur qualification légale et les références aux dispositions légales qui leur sont applicables seront indiqués le plus exactement possible ; et

c. une copie des dispositions légales applicables ou, si cela n’est pas possible, une déclaration sur le droit applicable, ainsi que le signalement aussi précis que possible de l’individu réclamé et tous autres renseignements de nature à déterminer son identité et sa nationalité. »

Article 13 – Complément d’informations

« Si les informations communiquées par la Partie requérante se révèlent insuffisantes pour permettre à la Partie requise de prendre une décision en application de la présente Convention, cette dernière Partie demandera le complément d’informations nécessaire et pourra fixer un délai pour l’obtention de ces informations. »

3. éléments d’InfoRmation sur la situation au Kirghizistan

53. Par le passé, la Cour a examiné les informations pertinentes relatives à la situation au Kirghizistan et en a fait la synthèse dans ses arrêts Tadzhibayev c. Russie (no 17724/14, §§ 19-26, 1er décembre 2015, avec d’autres références), et Turgunov c. Russie (no 15590/14, § 32, 22 octobre 2015).

54. La Grande Chambre relève en outre qu’un exposé détaillé de rapports récents figure dans l’arrêt que la chambre a rendu en l’espèce (T.K. et S.R. c. Russie, nos 28492/15 et 49975/15, §§ 39-54, 19 novembre 2019), de sorte que – vu l’ampleur des éléments analysés – elle ne reproduira dans le présent arrêt que les éléments et rapports qui ont été publiés postérieurement à l’adoption de l’arrêt de la chambre ou qui n’avaient pas été évoqués auparavant. Parmi ces éléments figurent des pièces que les parties ont produites et d’autres que la Cour a recueillies d’office.

1. Les organes des Nations unies en matière de protection des droits de l’homme

55. Le rapporteur spécial des Nations unies sur les questions relatives aux minorités a souligné les points suivants dans sa déclaration sur la visite qu’il avait faite du 6 au 17 décembre 2019 au Kirghizistan [traduction du greffe] :

« (...) Alors que les Ouzbeks représentent plus de 14% de la population, seuls trois parlementaires appartiennent à cette minorité.

Un point positif : depuis les élections d’octobre 2015, la loi électorale impose de faire figurer dans les listes des partis politiques un quota de 15 % de membres des minorités de manière à ce que celles-ci soient représentées. Les réformes juridiques visant à améliorer la représentation au parlement ont jusqu’à présent été timides et dans une large mesure inefficaces. Si le quota susmentionné assure ne serait-ce que symboliquement une certaine visibilité pour une poignée des groupes minoritaires du pays, dont le nombre s’élève à une centaine, j’ai cependant été informé qu’en pratique cette mesure n’a guère de portée dès lors qu’il s’agit d’assurer une présence proportionnelle reflétant la diversité [du pays] ou de faire bénéficier la plupart des minorités d’un moyen effectif de participer à la vie politique.

(...)

Les relations interethniques au Kirghizistan, et en particulier les relations entre l’ethnie majoritaire kirghize et la minorité ouzbèke à la suite des événements survenus en 2010 à Och, restent fragiles. Plusieurs facteurs bien précis risquent d’amener le niveau de tension interethnique à son point de rupture, par exemple la sous‑représentation des minorités, la question des langues minoritaires dans l’enseignement et dans les services publics, les allégations faisant état de traitements inéquitables par les forces de l’ordre et dans les services publics, et les questions touchant la gestion des ressources, y compris l’eau et les terres.

(...)

Le conflit de 2010 a coûté la vie à plus de 400 personnes, dont plus des deux tiers appartenaient à l’ethnie ouzbèke, et a entraîné la destruction de milliers de maisons, de propriétés et d’entreprises. Or, la réaction du gouvernement à ce conflit, en particulier pour ce qui est des enquêtes et de la répression judiciaire concernant les violations graves commises à cette époque, est préoccupante. Il a été signalé qu’un nombre notable de procès pénaux pour meurtre ainsi que pour destruction de biens et vol simple ou vol à main armée demeurent suspendus, et que le gouvernement n’a pas mis en œuvre de programmes de réadaptation pour les victimes et leurs familles, y compris les enfants qui ont été exposés aux violences et aux destructions.

(...) Les données de la Cour suprême pour l’année 2016 montrent qu’environ 60 % des condamnations liées à l’extrémisme concernent des membres de minorités (54% pour l’ethnie ouzbèke).

(...) »

56. Le 23 avril 2014, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a dit ceci dans ses Observations finales concernant le deuxième rapport périodique du Kirghizistan :

« 14. Le Comité prend note des renseignements donnés pendant le dialogue, mais il relève avec préoccupation que, d’après certaines sources, l’État partie n’a pas enquêté de façon approfondie, avec diligence et sans discrimination sur les violations des droits de l’homme commises pendant et immédiatement après le conflit ethnique de juin 2010 dans le sud du Kirghizistan, notamment sur les cas de torture et de mauvais traitements, de violations graves des règles d’une procédure équitable pendant les procès, comme les agressions contre des avocats représentant des Ouzbeks et une discrimination dans l’accès à la justice fondée sur l’appartenance ethnique. Le Comité note également avec préoccupation que l’État partie ne s’est pas penché de manière approfondie sur les causes de ce conflit qui, dès lors, peuvent se perpétuer (art. 2, 7, 9, 14, 26 et 27).

L’État partie devrait prendre des mesures efficaces pour que toutes les allégations de violations des droits de l’homme commises dans le contexte du conflit ethnique de 2010 fassent l’objet d’enquêtes approfondies et impartiales, que les responsables soient poursuivis et que les victimes soient indemnisées sans discrimination fondée sur l’appartenance ethnique. L’État partie devrait d’urgence accroître ses efforts pour s’attaquer aux causes profondes qui entravent la coexistence pacifique entre les différents groupes ethniques présents sur son territoire, et pour promouvoir la tolérance et la confiance mutuelle.

15. Le Comité accueille avec appréciation les mesures d’ordre législatif et administratif visant à combattre et éliminer la pratique de la torture, notamment les modifications apportées au Code pénal, mais il demeure préoccupé par le fait que l’infraction de torture n’emporte pas des peines suffisantes. Il note également avec préoccupation: la pratique toujours généralisée de la torture et des mauvais traitements sur les personnes privées de liberté afin d’obtenir des aveux, en particulier en garde à vue; le nombre de décès en détention et le fait qu’aucun des cas portés à sa connaissance n’ait abouti à une condamnation; le fait que l’État partie ne mène pas sans délai d’enquêtes impartiales et approfondies sur les décès en détention; le fait que les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements ne soient pas poursuivis et punis et que les victimes ne soient pas indemnisées. Le Comité reste également préoccupé par les allégations de torture et de déni de justice dans l’affaire Azimjan Askarov (art. 6, 7 et 10).

L’État partie devrait faire le nécessaire pour que les actes de torture soient passibles de peines à la mesure de la gravité des faits, et pour que l’interdiction de la torture soit absolue. Il devrait d’urgence intensifier ses efforts pour prendre des mesures qui permettent de prévenir les actes de torture et les mauvais traitements et veiller à ce que des enquêtes impartiales soient menées sans délai sur les plaintes pour torture ou mauvais traitements, notamment dans le cas d’Azimjan Askarov, que des poursuites pénales soient engagées contre les auteurs, que des peines appropriées soient prononcées contre ceux qui sont reconnus coupables et que les victimes soient indemnisées. L’État partie devrait prendre des mesures pour qu’en aucun cas des preuves obtenues par la torture ne puissent être retenues par un tribunal. Il devrait également accélérer la mise en service du Centre national pour la prévention de la torture en dotant celui-ci des ressources nécessaires pour lui permettre de s’acquitter de son mandat efficacement et en toute indépendance. »

57. Le 25 février 2020, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a reçu le Troisième rapport périodique soumis par le Kirghizistan en application de l’article 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ce rapport renfermait les passages suivants :

« 124. Conformément aux dispositions de la Constitution, nul ne peut être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Toute personne privée de liberté a le droit d’être traitée avec humanité et dans le respect de la dignité humaine (art. 22).

125. Le nouveau Code criminel et le nouveau Code de procédure pénale, qui sont entrés en vigueur le 1er janvier 2019, renforcent les garanties fondamentales relatives au droit de ne pas être soumis à la torture en garde à vue et au cours de l’enquête préliminaire.

126. La durée de la peine la plus lourde dont sont passibles les actes de torture visés à l’article 143 du Code criminel (Actes de torture) a été réduite de cinq ans. La peine maximale pouvant désormais être prononcée par un juge est une peine de privation de liberté de dix ans.

(...)

136. Afin de prévenir la torture et les mauvais traitements, un organisme public indépendant − le Centre national pour la prévention de la torture − a été créé en 2012. Entre 2014 et 2018, le Centre a effectué plus de 4 000 visites de contrôle. À ce jour, la plupart des actes de torture sont commis pendant la période précédant l’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis un crime pour lui extorquer des aveux.

137. L’efficacité du Centre est mise à mal par les difficultés qu’il rencontre. Sur 46 cas d’obstruction constatés en quatre ans, entre 2014 et 2018, trois ont fait l’objet de poursuites (en 2014, 2015 et 2017). La loi interdit d’entraver ou de gêner les activités des employés du Centre, mais, dans la pratique, les infractions se poursuivent.

(...)

139. Entre 2014 et 2018, les autorités judiciaires n’ont engagé de poursuites pénales que dans 28 affaires de torture et de mauvais traitements, soit 3 % de l’ensemble des affaires rapportées par le Centre.

140. Les actes de torture ont été incriminés en 2003, mais, en 2012, aucune condamnation n’avait encore jamais été prononcée à ce titre.

141. Entre 2012 et 2018, 18 agents − dont 14 membres des forces de l’ordre et 4 membres de l’administration pénitentiaire − ont été reconnus coupables d’actes de torture par les tribunaux.

142. Six agents des forces de l’ordre ont été dispensés de peine, le délai de prescription étant échu, puisque les actes qui leur étaient imputés avaient été commis avant juillet 2012 (c’est-à-dire avant le durcissement des peines encourues pour actes de torture) ; les 12 autres − parmi lesquels 2 agents des forces de l’ordre reconnus coupables d’actes de torture sur mineurs − ont été condamnés à des peines de sept à onze ans de privation de liberté (...) »

Un tableau précisait le nombre de plaintes pour torture enregistrées chaque année : 371 en 2012, 265 en 2013, 220 en 2014, 478 en 2015, 435 en 2016, 418 en 2017, et 377 en 2018.

2. L’Union européenne

58. Le rapport annuel de l’Union européenne sur les droits de l’homme et la démocratie pour 2019 indiquait en particulier ce qui suit dans la mise à jour concernant le Kirghizistan [traduction du greffe] :

« La situation générale des droits de l’homme [en 2019], qui est restée stable, est considérée comme la plus avancée de la région. Toujours attaché à son programme en matière de droits de l’homme, le gouvernement a adopté des textes pertinents aux fins de sa mise en œuvre, par exemple le plan d’action national des droits de l’homme 2019‑2021. La mise en œuvre de la réforme judiciaire, à laquelle l’UE contribue par le biais de l’aide au développement, a été inscrite parmi les priorités des dirigeants. Cinq nouveaux codes (dont le code pénal et le code de procédure pénale) sont entrés en vigueur le 1er janvier 2019, offrant de nouveaux moyens et réduisant l’arbitraire dans les décisions. (...) Certaines lacunes existent encore relativement à des questions spécifiques en matière de droits de l’homme telles que l’impunité persistante en ce qui concerne l’usage de la torture, la corruption généralisée (...), le manque d’indépendance et de professionnalisme du système judiciaire et la faiblesse générale de l’état de droit. (...) Aucune mesure n’a été prise pour régler le cas notoire d’Azimjan Askarov, malgré les solides prises de position constatées au niveau international (dont celle du Comité des droits de l’homme des Nations unies). »

3. Les organisations non gouvernementales internationales de protection des droits de l’homme

59. Le rapport publié par Amnesty International en 2019 et intitulé « Les droits humains en Europe de l’Est et en Asie centrale » se lit ainsi dans sa partie consacrée au Kirghizistan [traduction du greffe] :

« Le 1er janvier, un nouveau code pénal et un nouveau code de procédure pénale sont entrés en vigueur. Ces codes renforcent les garanties contre la torture et les autres mauvais traitements en ce qu’ils interdisent expressément et rendent irrecevable toute preuve obtenue au moyen de la torture ou d’autres mauvais traitements, tout en précisant à partir de quel moment débute la détention entre les mains de la police et en garantissant ainsi aux détenus le droit à un avocat dès leur arrestation. Le nouveau code de procédure pénale ajoute qu’une fois une plainte pour torture déposée, les preuves médicales doivent être recueillies dans les douze heures.

Cependant, les ONG ont continué à recevoir des informations faisant état de cas de torture et d’autres mauvais traitements, ou de profilage ethnique, par la police. Le 20 novembre, des policiers du poste d’Ak-Burinsk à Och ont arbitrairement détenu un homme d’origine ouzbèke et l’auraient battu pour le forcer à avouer qu’il avait volé deux téléphones portables. Cet homme se trouvait dans la voiture d’une avocate qui travaillait pour Positive Dialogue, un groupe de défense des droits de l’homme, lorsque des policiers ont stoppé la voiture et l’ont arrêté sans explication. Deux autres policiers sont arrivés et ont montré des papiers en langue kirghize, que cet homme ne pouvait pas comprendre, mais ils n’ont pas permis à l’avocate de lui en expliquer la teneur. L’avocate a ensuite retrouvé l’homme au poste de police d’Ak-Burinsk où il lui a dit qu’il avait été battu. Elle a pris des dispositions pour que l’homme soit emmené à l’hôpital et que ses blessures soient constatées. Le médecin a accepté de l’examiner en privé, loin des policiers qui l’avaient battu, mais il a refusé de remplir un formulaire de constat des blessures, contrairement à ce que le protocole d’Istanbul prévoit. L’homme a porté plainte pour torture.

(...)

Le Kirghizistan n’a toujours pas mené d’enquête complète et impartiale sur les violations des droits de l’homme qui se sont produites au cours et à la suite des violences ethniques survenues en juin 2010 à Och, après lesquelles des Ouzbeks de souche ont fait l’objet de poursuites dans des proportions exagérées. »

60. Le « Rapport Mondial 2020 » de Human Rights Watch indique notamment ce qui suit [traduction du greffe] :

« Malgré les appels internationaux en faveur de la libération d’Azimjon Askarov, un défenseur des droits, une cour régionale a confirmé sa condamnation à perpétuité en juillet. S’appuyant sur la réforme du code pénal kirghize, les avocats de M. Askarov ont saisi la Cour suprême. Les membres de la société civile qui ont rendu visite à M. Askarov, âgé de 68 ans, disent qu’il a plusieurs problèmes de santé et qu’il n’a pas accès à un médecin en dehors de la prison où il est détenu. En octobre, M. Askarov a rédigé une lettre ouverte pour se plaindre de ses conditions de détention, notamment du recours arbitraire à la mise à l’isolement et des limitations des visites familiales. Dans une autre affaire, M. Askarov a été assigné pour non-paiement d’une « indemnité pour dommage moral » aux victimes de ses crimes allégués.

Les victimes attendent toujours que justice soit rendue neuf ans après les violences interethniques de juin 2010, qui ont fait des centaines de morts et entraîné la destruction de milliers de maisons. Les Ouzbeks de souche ont été touchés de manière disproportionnée.

(...)

Les actes de torture perpétrés par les forces de l’ordre persistent, et l’impunité est la norme. Selon les statistiques gouvernementales adressées au groupe anti-torture Voice of Freedom, 171 allégations de torture ont été recensées au premier semestre 2019, mais les tribunaux n’ont été saisis que d’un seul de ces cas. Selon des groupes locaux et internationaux, la réforme du code pénal du Kirghizistan a permis de renforcer la protection contre les actes de torture et d’alourdir les peines pour leurs auteurs. »

Dans un document d’informations du 9 juin 2020 intitulé « Kirghizistan : une justice en fuite depuis dix ans », Human Rights Watch indiquait ce qui suit [traduction du greffe] :

« Alors que d’horribles crimes ont été commis aussi bien contre des Ouzbeks que contre des Kirghizes en juin 2010, la plupart des personnes tuées ou chassées de leurs foyers dans le chaos appartenaient à la communauté ouzbèke.

Les autorités kirghizes ont tenu certaines personnes pour responsables des crimes commis lors des violences de juin 2010. Selon les données gouvernementales publiées en 2017, « les tribunaux ont examiné 286 affaires impliquant 488 personnes » en relation avec les violences de juin 2010. Or, selon les données gouvernementales publiées en 2017, la plupart des enquêtes pénales conduites sur les crimes commis à l’occasion des violences, soit près de 4 000 sur plus de 5 000 cas, ont été suspendues car l’accusé n’avait pas pu être identifié ou retrouvé.

Le gouvernement kirghize refuse de reconnaître que les Ouzbeks de souche ont été victimes d’agressions de manière disproportionnée et que les attaques contre leurs quartiers étaient systématiques. Human Rights Watch a noté en 2012 que la grande majorité des affaires pénales dans lesquelles les victimes étaient des Ouzbeks de souche n’avaient pas encore fait l’objet d’une enquête.

(...)

Human Rights Watch a également signalé que les enquêtes et procédures pénales profondément défaillantes, principalement dirigées contre la minorité ethnique ouzbèke, ont été entachées d’arrestations arbitraires et de mauvais traitements arbitraires, y compris d’actes de torture, à grande échelle. Le parquet a refusé d’enquêter sur les allégations de torture, et les agressions physiques fréquemment commises contre les accusés et leurs avocats ont vicié les procès, comme Human Rights Watch l’a relevé.

(...)

[B]ir Duino, une organisation de défense des droits de l’homme, a fait état au CERD de données officielles montrant que plus de 70 % des personnes poursuivies pénalement en rapport avec les violences de juin 2010 étaient de souche ouzbèke. Elle a noté en outre que sur 105 personnes poursuivies pour des meurtres commis au cours des violences, 97 étaient de souche ouzbèke et 7 étaient kirghizes.

(...)

Depuis dix ans, la communauté ethnique ouzbèke du sud du Kirghizistan éprouve au fond d’elle-même un sentiment de peur et d’insécurité, en particulier vis-à-vis des forces de l’ordre et de la justice. « Pour ce qui est des tribunaux et de la représentation politique, rien n’a changé », a déclaré à Human Rights Watch un défenseur des droits de l’homme de souche ouzbèke du sud du Kirghizistan. En conséquence, « il est très difficile pour moi de faire mon travail ». Il a demandé l’anonymat par crainte de représailles.

(...)

Après sa visite au Kirghizistan en décembre 2019, le rapporteur spécial des Nations unies sur les questions relatives aux minorités, Fernand de Varennes, a déclaré que les relations ethniques au Kirghizistan « rest[ai]ent fragiles » et que des facteurs tels que la « sous-représentation des minorités » et les « traitements inéquitables de la part des forces de l’ordre » pouvaient « amener le niveau de tension interethnique à son point de rupture ».

(...)

Alors que certaines communautés ont trouvé des moyens de tourner la page après les violences de juin 2010, il incombe toujours au gouvernement kirghize de reconnaître les torts passés et de rendre des comptes.

(...) »

61. Freedom House, dans son document de 2020 intitulé « La liberté dans le monde » indiquait ce qui suit [traduction du greffe] :

« Les groupes ethniques minoritaires sont politiquement marginalisés. Les politiciens de la majorité kirghize se sont servis des Ouzbeks de souche comme boucs émissaires sur diverses questions ces dernières années, et les populations minoritaires restent sous‑représentées dans les fonctions électives, même dans les régions où elles sont démographiquement majoritaires.

(...)

Les droits des accusés, y compris le droit à la présomption d’innocence, ne sont pas toujours respectés, et des preuves qui ont pu être obtenues par la torture sont régulièrement acceptées par les tribunaux.

Des informations crédibles font état d’actes de torture perpétrés au cours d’arrestations et d’interrogatoires, ainsi que de violences physiques commises dans les prisons. La plupart de ces cas n’aboutissent ni à une enquête ni à une condamnation. Peu d’auteurs de violences perpétrées contre la communauté ouzbèke dans le sud du Kirghizistan en 2010 ont été traduits en justice.

(...) Les minorités ethniques – en particulier les Ouzbeks, qui représentent près de la moitié de la population de la ville d’Och – continuent de subir des discriminations en matière économique, sécuritaire et autres. Les Ouzbeks sont souvent la cible de harcèlement, d’arrestations et de mauvais traitements de la part des forces de l’ordre sur la base d’accusations douteuses de terrorisme ou d’extrémisme. (...) »

4. Les organisations nationales et régionales de protection des droits de l’homme

62. À l’occasion de la 35e session du groupe de travail de l’Examen périodique universel (« l’EPU ») des Nations unies, le groupe Coalition against torture in Kyrghyzistan a relevé ce qui suit dans ses observations de juillet 2019 [traduction du greffe] :

« Depuis son indépendance, le Kirghizistan a adhéré à tous les traités des Nations unies en matière d’interdiction et de prévention de la torture et des mauvais traitements et ces accords ont été transposés dans la législation nationale. En 2003, celle-ci a érigé la torture en infraction pénale. À partir du 1er janvier 2019, dans le cadre des mesures d’amélioration de la justice en République kirghize, un nouveau code pénal et un nouveau code de procédure pénale qui renforcent les garanties fondamentales de protection contre la torture pendant la détention et alourdissent les peines pour actes de torture ont été promulgués.

Le gouvernement kirghize a adopté un plan d’action contre la torture qui est mis en œuvre grâce à une collaboration entre les services gouvernementaux et des organisations non gouvernementales internationales et locales, dont Coalition against torture.

Ces dernières années, le gouvernement de la République kirghize a affiché une [volonté] politique résolue « d’améliorer [la] situation dans la lutte contre la torture ». Or, ces changements positifs dans ce domaine ne suffisent pas. Les forces de l’ordre persistent en pratique à faire usage de la torture. L’impunité des auteurs d’actes de torture est la norme, ainsi qu’il ressort des rapports d’organismes tels que le Médiateur ou le CNPT, et des travaux de Coalition against torture.

(...) [Selon] le répertoire des (...) actes de tortures et des mauvais traitements infligés aux personnes détenues dans les maisons d’arrêt (SIZO) et dans les centres de détention temporaire (IVS), (...) 30 % [des] personnes interrogées disent avoir fait l’objet d’un recours injustifié à la force physique ou d’actes de torture entre les mains des forces de l’ordre.

(...)

En 2018, le caractère sélectif de la lutte contre la corruption, les mesures de plus en plus lourdes prises par les services répressifs dans la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme et d’autres facteurs ont eu des conséquences négatives et ont aggravé la situation en matière de torture. Il y a lieu de noter que le nombre d’affaires pénales pour torture a augmenté, mais que seuls quelques-uns des auteurs ont été poursuivis. Cela montre que l’un des principaux obstacles à l’éradication de la torture est l’impunité pour ce type d’actes.

L’absence d’enquêtes adéquates et effectives est un obstacle majeur à l’éradication de la torture. L’analyse comparative des suites données aux plaintes pour torture reçues par le parquet dans un contexte où l’on refuse de plus en plus d’engager des poursuites pénales contre les auteurs présumés montre que les enquêtes sur les plaintes pour torture sont [de moins en moins] effectives. (...)

En 2018, une étude conjointe de Coalition against torture et du Centre national pour la prévention de la torture et des autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CNPT), qui portait sur les cas de torture et de mauvais traitements infligés aux détenus dans les maisons d’arrêt (SIZO) tout au long de l’année 2017, a constaté que près d’un tiers de ces 679 personnes (30,2 %) avaient déclaré avoir fait l’objet de contraintes ou violences physiques injustifiées lors de leur arrestation ou de leur détention, des chiffres qui montrent incontestablement la persistance de la torture au Kirghizistan.

Pour la période de 2016 à 2018, le Parquet général a recensé 1 140 allégations de torture et de mauvais traitements, dont 435 en 2016, 418 en 2017 et 377 en 2018. Les plaintes pour torture sont donc moins nombreuses. Une diminution du nombre de plaintes pour torture a également été constatée par Coalition against torture : elle a été saisie de 59 plaintes pour torture en 2016, de 43 plaintes en 2017, et de 38 plaintes en 2018. En règle générale, il s’agit soit de la conséquence de mesures efficaces prises par les acteurs de la lutte contre la torture, notamment les défenseurs des droits de l’homme, soit d’un signe attestant d’un manque de confiance dans les mécanismes de protection juridique en place et d’une crainte de représailles ultérieures. (...)

Dans l’écrasante majorité des cas (94 %), la torture est utilisée par les agents du ministère de l’Intérieur sur le terrain dans le but d’extorquer des aveux. [voir le rapport annuel du Centre national pour la prévention de la torture pour 2016, page 27]

(...)

Dans plus d’une douzaine de décisions, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a reconnu que le Kirghizistan avait violé le droit, énoncé à l’article 7 du PIDCP, à ne pas être soumis à la torture et il a recommandé à l’État de prendre des mesures de réparation et d’indemniser la victime.

(...)

V. MÉCANISME NATIONAL DE PRÉVENTION

En 2012, un mécanisme national de prévention (« le MNP ») a été instauré. Ses fonctions ont été confiées à un nouvel organe de l’État – le Centre national pour la prévention de la torture et des autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« le CNPT »). En juillet 2016, pour la première fois depuis ses sept années de fonctionnement, le MNP était doté d’un effectif complet. Le CNPT a été saisi de plus de 900 plaintes et les autorités ont ouvert 45 procédures pénales, dont 28 pour le chef de « torture ». Le CNPT a soumis six rapports annuels au Parlement, dont cinq ont été examinés par ce dernier, et des recommandations pertinentes ont été adressées aux organes de l’État.

Entrave aux activités du MNP

Au cours des cinq dernières années, 46 cas d’entrave aux activités du MNP ont été recensés et 3 [procédures d’]inculpation ont été engagées à ce sujet. Actuellement, l’interdiction des ingérences et entraves dans les activités du personnel du Centre national et des membres du Conseil de coordination ne figure plus dans le nouveau code pénal ni dans le code de déontologie.

Actuellement, [le] Parlement kirghize sabote les activités du Conseil de coordination du Centre national pour la prévention de la torture.

De ce fait, l’organe directeur est paralysé [pour ce qui est de sa capacité] à prendre des mesures d’importance, par exemple (...) l’adoption [du] budget pour 2019, la planification [des] visites de suivi et bien d’autres mesures. En outre, le Parlement n’a pas encore approuvé le règlement portant formation d’une commission de travail pour la sélection des membres du Conseil de coordination [du] MNP.

Faute de financement suffisant, le Centre national n’a pas la capacité de fonctionner à plein régime. Pour cette même raison, il n’y a pas de possibilités de visites préventives. Dès lors, il risque de ne pas y en avoir assez. »

En revanche, cette communication ne laisse pas supposer que les Ouzbeks de souche sont actuellement exposés à un risque accru de torture par rapport à d’autres groupes de personnes.

63. Dans sa communication au troisième cycle de l’EPU consacré au Kirghizistan, qui a été examinée le 20 janvier 2020, OPZO Spravedlivost Djalal-Abad Human Rights Organization a noté ce qui suit [traduction du greffe] :

« L’histoire récente du Kirghizistan est marquée par des conflits interethniques, caractérisés par des affrontements à grande échelle, qui se sont produits en juin 2010. Les causes de ces conflits sont complexes, en ce qu’ils prennent racine dans les différences historiques et culturelles entre Kirghizes et Ouzbeks, ainsi que dans les inégalités socioéconomiques et politiques – objectives ou subjectives – qui les séparent. Les procédures d’enquête et le caractère disproportionné des poursuites dirigées contre les Ouzbeks de souche pour des infractions pénales commises pendant le conflit montrent que les services répressifs ont systématiquement adopté un comportement discriminatoire à l’égard des Ouzbeks de souche pendant et après le conflit. En conséquence, les enquêtes et poursuites sélectives qui ont été engagées depuis lors ont ciblé les Ouzbeks de manière disproportionnée et n’ont abouti que dans de rares cas à l’inculpation de personnes appartenant à un autre groupe. En outre, des dizaines de procès se rapportant aux violences de juin 2010 ont été gravement viciés par des atteintes aux droits des accusés depuis leur mise en détention jusqu’à leur condamnation, notamment par le recours généralisé à la torture par les forces de l’ordre au cours leurs enquêtes et le déni du droit des accusés d’être représenté par un avocat de leur choix ou du droit de consulter un avocat en privé.

(...) Le Kirghizistan n’est pas parvenu à instaurer un climat de confiance et d’assurance parmi les minorités ethniques en ce qui concerne l’administration de la justice et l’application des lois. Les efforts visant à promouvoir l’état de droit et la stabilité à long terme s’en trouvent entravés, ce qui compromet tout effort de réconciliation. Par exemple, au lieu d’instaurer ou de mettre en mouvement un mécanisme permettant de réexaminer tous les cas de personnes condamnées en rapport avec les événements de juin 2010, le Kirghizistan a formulé des dizaines de demandes tendant à l’extradition d’Ouzbeks de souche que les autorités accusent d’avoir joué un rôle d’organisateur ou d’acteur dans le conflit en juin 2010. La plupart des personnes visées par ces demandes d’extradition se sont enfuies en Russie. (...)

Le gouvernement de la République kirghize a pris certaines mesures en faveur d’une société pacifique et inclusive prônant la tolérance, la réconciliation et la compréhension entre la majorité kirghize et les groupes ethniques minoritaires. Néanmoins, l’élaboration et la mise en œuvre effective [du] document d’orientation de l’État pour le renforcement de l’unité nationale et des relations interethniques (2013) n’a pas eu d’incidence mesurable sur la situation interethnique dans le pays. »

64. En avril 2020, l’ONG locale Bir Duino a signalé que dans plus de 60 % des cas, ce sont les proches des victimes de torture qui lui avaient demandé de l’aide car les victimes elles-mêmes purgeaient des peines ou étaient incarcérées dans des maisons d’arrêt fermées, et que 51 % des personnes qui avaient sollicité son assistance étaient d’origine ethnique ouzbèke.

5. Le fonctionnement du mécanisme de suivi au Kirghizistan et la situation des personnes extradées depuis la Russie

65. Le gouvernement défendeur a fourni à la Grande Chambre des éléments d’information mis à jour relatifs au fonctionnement du mécanisme qui a été mis en place pour contrôler les assurances données par les autorités kirghizes. La partie ci-dessous se fonde exclusivement sur ses observations et n’inclut pas les éléments précédemment reproduits dans l’arrêt de la chambre (paragraphes 55-60 de l’arrêt de la chambre).

66. Le gouvernement défendeur indique que, se fondant sur les dispositions de la Convention, sur la convention de la CEI du 6 mars 1998 sur le transfèrement des personnes condamnées et sur les directives méthodologiques à l’intention des membres du corps diplomatique russe chargés des visites de suivi (« les directives »), l’ambassade de Russie au Kirghizistan, par l’intermédiaire de ses unités territoriales, conduit ces visites auprès des personnes extradées.

67. Il expose que les directives méthodologiques précitées, fruit d’une collaboration entre les parquets généraux de la Fédération de Russie et du Kirghizistan et le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, régissent les visites de suivi aux personnes extradées depuis la Russie qui sont détenues au Kirghizistan dans l’attente d’un jugement ou qui purgent leurs peines.

68. Il explique que, une fois les assurances données, le mécanisme de suivi s’applique à toutes les personnes extradées vers le Kirghizistan, quelle que soit leur origine ethnique, que la Cour ait été saisie ou non d’une requête et qu’elle ait ou non indiqué des mesures provisoires en vertu de l’article 39 de son règlement. Il ajoute que pour aider le personnel diplomatique dans cette démarche, l’annexe aux directives renferme un exposé détaillé de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 3 de la Convention, notamment aux mauvais traitements, aux conditions de détention et à la fourniture d’une assistance médicale aux détenus.

69. Selon les informations fournies par la mission diplomatique russe au Kirghizistan, des membres de celle-ci se sont rendus auprès de cinq personnes en 2018 et auprès de trois personnes en 2019, avec le concours du ministère kirghize des Affaires étrangères. Aucune irrégularité n’aurait été observée au cours de ces visites. À l’heure actuelle, huit personnes extradées depuis la Russie continueraient d’y purger leurs peines ; toutefois, en raison de la pandémie de COVID-19, aucune visite n’aurait pu être conduite entre février et septembre 2020.

70. Outre les informations ci-dessus, le gouvernement russe a produit des données statistiques, communiquées par les autorités kirghizes, sur les poursuites pénales engagées contre des personnes extradées. Selon ces données, en 2012-2013, 69 des 130 personnes extradées, d’origine ethnique diverse, ont été condamnées (dont 20 auraient bénéficié d’une liberté conditionnelle). Pour le reste, les poursuites pénales auraient été abandonnées pour différents motifs. Les informations recueillies grâce au mécanisme de suivi feraient état de cas précis de procédures dirigées contre quatre personnes (dont trois de souche ouzbèke) qui auraient été extradées avant la création du mécanisme. Ces dernières auraient bénéficié soit d’une libération conditionnelle soit d’une amnistie à la suite de leur renvoi au Kirghizistan ; dans un cas, les poursuites auraient été abandonnées.

71. Enfin, selon les informations produites par le Parquet général russe, entre 2017 et 2020, onze personnes d’origine ethnique ouzbèke ont été extradées vers le Kirghizistan et rien ne prouve que les autorités kirghizes n’aient pas respecté les assurances qu’elles avaient données ni les droits de ces personnes.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

72. Les requérants estiment que, du fait de leur appartenance à la minorité ethnique ouzbèke, leur extradition vers le Kirghizistan les exposerait à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

73. Le Gouvernement repousse cette thèse.

1. L’arrêt rendu par la chambre

74. Sur les griefs exposés par les requérants, la chambre a dit qu’elle était essentiellement appelée à suivre les principes généraux bien établis dans la jurisprudence de la Cour (paragraphes 77-81 et 99-101 de l’arrêt de la chambre), et elle s’est focalisée sur l’application de ces principes et sur l’appréciation des faits.

75. La chambre a reconnu que, dans certaines circonstances, l’appartenance d’une personne à un groupe ciblé donné pouvait exposer celle‑ci à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention et que, dans des arrêts rendus entre 2012 et 2015, la Cour avait conclu qu’au Kirghizistan les Ouzbeks de souche inculpés d’infractions se rapportant aux événements de 2010 constituaient un groupe vulnérable de ce type. Elle a cependant souligné que la situation générale au Kirghizistan n’avait jamais été jugée de nature à faire naître globalement un risque réel de mauvais traitements pour tous et que les arrêts antérieurs reposaient sur des rapports émanant de sources internationales qui avaient été rédigés au lendemain des événements de 2010. Elle a conclu de son examen de la période allant de 2015 à 2019 que les rapports de ce type qui étaient disponibles ne permettaient plus de constater que les Ouzbeks constituaient un groupe vulnérable exposé à un risque ciblé spécifique de mauvais traitements (paragraphes 84-88 de l’arrêt de la chambre).

76. Après avoir tiré cette conclusion, la chambre a recherché si, dans le cas des requérants, l’existence de risques individuels pouvait être établie. Elle a estimé que les autorités internes avaient correctement examiné les plaintes exposées par les requérants à ce sujet et que ceux-ci n’avaient pas établi l’existence de risques individuels (paragraphes 93-96 de l’arrêt de la chambre). Ayant expressément déclaré que ce constat suffisait à conclure que les autorités russes s’étaient conformées à leurs obligations découlant de la Convention, elle a néanmoins jugé bon d’examiner les assurances que les autorités kirghizes avaient données ainsi que le mécanisme de suivi conjoint russo-kirghize qui avait été mis en place pour permettre au corps diplomatique russe de rendre visite aux personnes extradées vers le Kirghizistan, et elle a dit que ces assurances et ce mécanisme étaient propres à atténuer tout risque éventuel de mauvais traitement (paragraphes 97-108 de l’arrêt de la chambre).

77. Au vu de ces éléments, la chambre a conclu, par cinq voix contre deux, qu’il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention si les requérants venaient à être extradés vers le Kirghizistan.

2. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Les requérants

78. Dans leurs observations devant la Grande Chambre, les requérants allèguent que leur extradition vers le Kirghizistan serait contraire à l’article 3 de la Convention.

79. S’appuyant sur des sources internationales et sur les conclusions d’organes de contrôle compétents, les requérants estiment que la chronologie des événements survenus de 2011 à aujourd’hui qui en ressort montre une persistance de graves violations des droits de l’homme au lendemain des affrontements interethniques de 2011 et 2012. Ils évoquent des actes de torture et des mauvais traitements constants, des détentions arbitraires, et des poursuites pénales ciblant de manière disproportionnée les Ouzbeks, un recours continu à la torture dans les enquêtes pénales ultérieures, une absence d’enquêtes effectives de la part des autorités kirghizes sur ces cas entre 2013 et 2016, un déni de justice pour les victimes, une impunité pour les auteurs, des parti pris ethniques dans des proportions potentiellement endémiques, un sentiment d’insécurité et de crainte au sein de la communauté ouzbèke et un déni de garanties judiciaires dans la période allant de 2017 à 2020. Les requérants considèrent que la situation actuelle des Ouzbeks de souche au Kirghizistan se caractérise par des tensions persistantes, une marginalisation politique, une absence d’égalité réelle, des poursuites pénales disproportionnées pour des chefs d’inculpation d’extrémisme, des stéréotypes, un ciblage et un profilage ethnique.

80. Les requérants affirment, contrairement à la thèse que le Gouvernement défend et aux conclusions que la chambre a tirées, qu’ils ne sont pas poursuivis pour des actes « du droit pénal ordinaire » et que leur inculpation repose sur un parti pris ethnique et est liée aux événements de juin 2010. Ils ajoutent que les allégations qu’ils avaient formulées à ce sujet devant les autorités russes ont été écartées sans motifs suffisants.

81. Les requérants soutiennent, en ce qui concerne le premier d’entre eux, que si les chefs d’inculpation retenus contre lui se rapportent à des événements remontant à 2008, il n’a fait l’objet de poursuites pénales qu’à partir de 2010 et que celles-ci sont en réalité un stratagème visant à lui extorquer des pots-de-vin et à le dépouiller de ses biens. En ce qui concerne le second requérant, ils considèrent que la dimension ethnique des chefs d’inculpation retenus contre lui ne saurait être négligée et que ceux-ci ont directement trait aux affrontements interethniques et aux partis pris ethniques existant au Kirghizistan. Ils estiment que les poursuites dont ils font l’objet sont arbitraires et que les chefs d’inculpation retenus contre eux sont abusifs.

82. Se référant aux arrêts que la Cour a rendus entre 2012 et 2016, les requérants indiquent que celle-ci reconnaît depuis longtemps que les Ouzbeks de souche qui sont poursuivis au Kirghizistan courent un risque et que ceux‑ci, quelle que soit la nature des charges retenues contre eux, se trouvent exposés à un risque de subir des mauvais traitements du seul fait de leur origine ethnique. Ils ajoutent que les éléments disponibles font ressortir des partis pris et un arbitraire endémiques dans les poursuites pénales, un risque accru pour les Ouzbeks de souche de faire l’objet de mauvais traitements et un défaut de fonctionnement effectif du mécanisme national de prévention. Ils en concluent que leur extradition vers le Kirghizistan les exposerait à un risque élevé d’être soumis à des mauvais traitements en raison de leur origine ethnique.

83. Sur la question des assurances, les requérants soutiennent que celles que les autorités kirghizes ont données sont inaptes à leur offrir une protection adéquate contre la torture. À l’appui de cette thèse, ils affirment que ces assurances ont été rédigées en des termes généraux et standardisés manquant de précision et que, analysées à l’aune de la situation au Kirghizistan où les Ouzbeks sont victimes de discriminations et de mauvais traitements systématiques, elles n’apparaissent pas fiables. Citant l’arrêt Khamrakulov c. Russie (no 68894/13, § 69, 16 avril 2015), ils allèguent que les visites de suivi conduites par le corps diplomatique russe reposent sur le bon vouloir des autorités kirghizes et qu’il n’existe aucune garantie adéquate pour en vérifier l’effectivité.

2. Le Gouvernement

84. Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement fait siennes les conclusions de la chambre. Il estime en particulier que les requérants ne seraient exposés à aucun risque s’ils venaient à être extradés et que les autorités kirghizes ont donné des assurances de qualité et fiables.

85. En ce qui concerne l’interdiction de soumettre à la torture et à d’autres mauvais traitements les personnes poursuivies pénalement, le Gouvernement avance que la situation au Kirghizistan a nettement évolué au cours des dix dernières années. Il estime que la République kirghize a manifesté une volonté constante de respecter les droits de l’homme par la mise en œuvre d’une série de réformes législatives et au moyen d’une coopération avec les acteurs internationaux. Sur la situation des Ouzbeks de souche, il soutient que, depuis 2010, les autorités kirghizes s’attaquent à ce problème en menant constamment des enquêtes et des activités de surveillance. Il ajoute que les rapports de sources internationales qui font mention de tensions existantes sont focalisés sur les événements de juin 2010, sur l’efficacité de la réaction des autorités face à ces évènements et sur les répercussions au sein de la communauté ouzbèke et ne tiennent pas dûment compte de l’état actuel de la situation ou s’appuient sur des ouï-dire et non sur des faits établis. Il affirme que les discriminations visant la population non kirghize n’ont jamais été systématiques ou massives et que les préoccupations actuelles sont surtout axées sur des questions tenant à la représentation politique des minorités.

86. Le Gouvernement repousse la thèse de l’aggravation progressive de la situation au Kirghizistan et indique que si le phénomène des mauvais traitements est malheureusement répandu, il ne fait pas à lui seul obstacle aux extraditions. Il affirme qu’avant de procéder à une extradition un État ne saurait raisonnablement être censé lever toutes les craintes qui pourraient exister quant aux risques de mauvais traitements, exposant que cela ferait peser sur lui un fardeau excessif qui ne peut se déduire de la jurisprudence de la Cour.

87. Pour ce qui est des cas des requérants, le Gouvernement soutient tout d’abord que la Cour n’a jamais constaté que la situation générale au Kirghizistan était de nature à faire obstacle à tout renvoi vers ce pays et que, compte tenu des progrès signalés selon lui dans les rapports émanant de sources internationales, il n’y a aucune raison de s’écarter de ce constat. Il estime que ni l’un ni l’autre des requérants n’a établi l’existence de circonstances individuelles propres à faire naître un risque de mauvais traitement. Il indique que les intéressés n’ont demandé pour la première fois l’asile qu’après avoir été arrêtés dans le cadre d’une procédure d’extradition et que leur comportement et leurs déclarations devant les autorités nationales étaient incohérents. Il affirme que les autorités russes ont dûment examiné les demandes formulées par les deux requérants et qu’elles les ont jugées contradictoires et non étayées.

88. Le Gouvernement soutient enfin que les assurances données par les autorités kirghizes, qui, indique-t-il, contiennent des garanties spécifiques concernant les droits des requérants, sont assimilables à de véritables obligations internationales et que rien ne porte à croire que les autorités kirghizes ne les respecteront pas en pratique. Pour lui, la qualité et la fiabilité des assurances sont confirmées par le fonctionnement du mécanisme de suivi, qui permet aux membres du corps diplomatique russe de rendre visite aux personnes extradées.

3. Observations des tiers intervenants

89. La Commission internationale de juristes (CIJ) et European Council on Refugees and Exiles, en leur qualité de tiers intervenants, ont produit devant la Grande Chambre des observations dans lesquelles ils examinent 1) la portée des obligations de non-refoulement, 2) le recours aux assurances diplomatiques, et 3) le cadre et la pratique juridiques concernant les extraditions depuis la Russie et les droits des suspects au Kirghizistan.

90. Se référant aux principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour relative aux articles 2 et 3 de la Convention et soulignant le caractère absolu de l’interdiction des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, les tiers intervenants estiment qu’il est particulièrement important que la Cour analyse de façon minutieuse et rigoureuse les griefs défendables et qu’elle examine tous les éléments disponibles tirés du contexte et du dossier, y compris ceux recueillis d’office, en tenant compte de la vulnérabilité des demandeurs d’asile. Ils soutiennent qu’il incombe à la Cour de s’assurer que les autorités nationales ont conduit une enquête réelle et effective sur la situation de la personne concernée et que les conclusions tirées par autorités sont adéquates et suffisamment étayées par les pièces disponibles. Selon eux, toute crainte quant à l’existence d’un risque avéré de traitement proscrit doit être levée et le contrôle exercé sur ce point doit être d’autant plus minutieux.

91. Sur la question des assurances, les tiers intervenants évoquent les critiques émises au sein des Nations unies par le Conseil des droits de l’homme, par le Comité contre la torture, par le Rapporteur spécial sur la torture et par le Comité des droits de l’homme, qui préconiseraient tous de ne pas s’appuyer sur les assurances, même lorsqu’elles sont assorties d’un mécanisme de suivi, et qui ne permettraient qu’avec de fortes réserves d’en tenir compte en tant qu’élément pertinent. En ce qui concerne les principes dégagés par la Cour, ils soutiennent que les assurances doivent être examinées non seulement à l’aune d’éléments fiables et individuel, mais aussi à la lumière du contexte dans lequel elles ont été données. Ils estiment que les assurances doivent être assorties d’un mécanisme de suivi indépendant permettant un accès illimité et confidentiel aux personnes renvoyées et avec lequel les autorités internes doivent collaborer de bonne foi.

92. Quant au cadre et à la pratique juridiques en matière d’extraditions depuis la Russie, les tiers intervenants affirment que les juridictions russes font rarement usage du pouvoir qui leur permet d’apprécier les risques de refoulement arbitraire, qu’elles s’en remettent fréquemment aux décisions du procureur général et qu’elles ne tiennent aucun compte des orientations interprétatives émises par la Cour suprême.

3. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

a) Interdiction d’exposer les étrangers menacés d’éloignement à un risque de mauvais traitement

93. Les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 113, CEDH 2012, Üner c. Pays‑Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006-XII, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). Toutefois, l’éloignement d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, parmi d’autres, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124‑125, CEDH 2008).

94. Dans les affaires d’extradition, les États contractants voient peser sur eux une obligation de coopérer en matière pénale internationale. Toutefois, cette obligation est assujettie à l’obligation faite aux mêmes États de respecter le caractère absolu de l’interdiction posée par l’article 3 de la Convention. Dès lors, toute allégation relative à l’existence d’un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 en cas d’extradition vers tel ou tel pays doit faire l’objet du même degré de contrôle quelle que soit la base juridique de l’éloignement.

b) Champ de l’appréciation : situation générale et circonstances individuelles

95. L’appréciation du risque doit se concentrer sur les conséquences prévisibles du renvoi de la personne concernée vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres à l’intéressé (voir, par exemple, Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 136, 11 janvier 2007, et Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, §§ 107-108, série A no 215). Il faut rechercher si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Si l’existence d’un tel risque est établie, le renvoi du requérant emporterait nécessairement violation de l’article 3, que le risque émane d’une situation générale de violence, d’une caractéristique propre à l’intéressé, ou d’une combinaison des deux (F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 116, 23 mars 2016).

96. Le point de départ dans cette démarche est l’analyse de la situation générale dans le pays de destination. À cet égard, et s’il y a lieu, la Cour examinera s’il existe une situation générale de violence dans ce pays (Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 216, 28 juin 2011). Toutefois, une situation générale de violence n’est en principe pas à elle seule de nature à entraîner une violation de l’article 3 en cas d’expulsion vers le pays en question, sauf si la violence est d’une intensité telle que tout renvoi dans ce pays emporterait une pareille violation. La Cour n’adopterait pareille approche que dans les cas de violence générale les plus extrêmes où l’intéressé courrait un risque réel de subir des mauvais traitements du seul fait que son retour dans le pays en question l’exposerait à cette violence (Sufi et Elmi, précité, § 218, et NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 115, 17 juillet 2008).

97. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, éventuellement en s’appuyant sur les sources disponibles, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la pratique en question existe et qu’il appartient au groupe visé (F.G. c. Suède, précité, § 120).

98. Les allégations de cette nature ne s’apprécient pas de la même façon que, d’une part, celles se rapportant à une situation générale de violence dans tel ou tel pays et, d’autre part, celles se rapportant aux circonstances individuelles.

99. La première étape de cette démarche consiste à examiner si l’existence d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements a été établie, question qui relève du volet de l’analyse du risque consacré à la « situation générale ». Les requérants qui appartiendraient à un groupe vulnérable ciblé doivent évoquer non pas la situation générale mais l’existence d’une pratique ou d’un risque accru de mauvais traitements visant le groupe auquel ils disent appartenir. L’étape suivante consiste pour eux à établir qu’ils appartiennent chacun au groupe concerné, sans qu’ils aient besoin de faire état d’autres circonstances individuelles ou caractéristiques distinctives (J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, §§ 103-105, 23 août 2016).

100. Dans les cas où, nonobstant l’existence d’une crainte de persécutions pouvant être bien fondée en raison de certaines circonstances aggravant les risques, on ne peut pas établir qu’un groupe est systématiquement exposé à des mauvais traitements, les requérants sont tenus de démontrer l’existence d’autres caractéristiques distinctives particulières qui les exposeraient à un risque réel de mauvais traitements, faute de quoi la Cour conclura à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, A.S.N. et autres c. Pays-Bas, nos 68377/17 et 530/18, 25 février 2020, concernant les Sikhs en Afghanistan, A.S. c. France, no 46240/15, 19 avril 2018, concernant les personnes liées au terrorisme en Algérie, et A. c. Suisse, no 60342/16, 19 décembre 2017, concernant les chrétiens en Iran).

101. Lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse, courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3, la Cour examine ensuite si les assurances obtenues dans le cas d’espèce suffisent à lever tout risque réel de mauvais traitements (Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 192, CEDH 2012). Toutefois, les assurances ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour garantir une protection satisfaisante contre le risque de mauvais traitements : il faut absolument vérifier qu’elles prévoient, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant sera protégé contre le risque de mauvais traitements. Le poids à leur accorder dépend, dans chaque cas, des circonstances prévalant à l’époque considérée (ibidem, § 187).

c) Nature de l’appréciation de la Cour

102. Le souci de la Cour en l’espèce est d’éviter que les requérants soient exposés à de mauvais traitements interdits par l’article 3 s’ils venaient à être extradés vers le Kirghizistan. En vertu de l’article 1 de la Convention, ce sont les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286‑287, CEDH 2011).

103. Toujours est-il que la Cour doit estimer établi que l’appréciation livrée par les autorités de l’État contractant est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des organes des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir, parmi d’autres, NA. c. Royaume-Uni, précité, § 119).

104. De plus, lorsque des procédures internes ont été menées, la Cour n’a pas à substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient en principe d’établir les faits sur la base des éléments du dossier (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 179-180, CEDH 2011, Nizomkhon Dzhurayev c. Russie, no 31890/11, § 113, 3 octobre 2013, et Savriddin Dzhurayev, précité, § 155). Ce principe ne signifie toutefois pas qu’elle doive abandonner sa responsabilité et renoncer à tout contrôle sur l’issue de l’usage de la voie de recours interne, ce qui aurait pour effet de vider de toute substance les droits garantis par la Convention. La Cour a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect par les États contractants des engagements résultant pour eux de la Convention (Nizomkhon Dzhurayev, précité, § 113).

105. En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits mais, plus particulièrement, la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée. Toutefois, leur appréciation est elle aussi soumise au contrôle de la Cour (voir, par exemple, R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010).

106. Lorsque le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996‑V). Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87-95, CEDH 2008, et Sufi et Elmi, précité, § 215). Dès lors que la responsabilité que l’article 3 fait peser sur les États contractants dans les affaires de cette nature tient à l’acte consistant à exposer un individu au risque de subir des mauvais traitements, l’existence de ce risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment du renvoi (Saadi, précité, § 133). Cette réserve montre que le principe de l’évaluation ex nunc a pour finalité principale de fournir une garantie lorsqu’un laps de temps notable s’est écoulé entre l’adoption de la décision interne et l’examen par la Cour du grief de violation de l’article 3 exposé par le requérant, et donc lorsque la situation dans le pays de destination a peut-être évolué en ce qu’elle se serait détériorée ou améliorée.

107. La Cour souligne que, dans des affaires de ce type, tout constat relatif à la situation générale dans un pays donné et à sa dynamique ainsi que tout constat relatif à l’existence de tel ou tel groupe vulnérable procède par essence d’une appréciation factuelle ex nunc à laquelle elle se livre sur la base des éléments disponibles.

108. Dans certains arrêts de chambre, la Cour était appelée à rechercher si, oui ou non, la situation générale dans le pays de destination, en ce qui concerne le risque de mauvais traitements, s’était améliorée depuis qu’elle avait rendu ses arrêts antérieurs dans lesquels elle avait jugé établie l’existence d’un risque (voir, par exemple, A.M. c. France, no 12148/18, §§ 120-126, 29 avril 2019, X c. Suède, no 36417/16, §§ 26-31, 52, 9 janvier 2018, et Dzhaksybergenov c. Ukraine, no 12343/10, § 37 10 février 2011). Dans cette démarche, elle a considéré qu’une « amélioration » n’était pas un élément ou critère supplémentaire à satisfaire dans l’appréciation de la situation générale : elle ne s’est servie de cette notion que pour décrire une évolution dans les pays concernés (Algérie, Maroc et Kazakhstan respectivement dans les affaires susmentionnées). Elle a procédé de la même manière dans les affaires où elle a estimé que l’amélioration de la situation générale dans un pays donné était insuffisante (voir, par exemple, Chahal, précité, §§ 101-103, et Salah Sheekh, précité, § 139). Dès lors, tout examen tendant à déterminer si la situation générale dans un pays donné s’est améliorée ou détériorée est assimilable à une analyse factuelle sur laquelle la Cour est susceptible de revenir en fonction de l’évolution des circonstances. Rien ne s’oppose donc à ce qu’une chambre, dans un arrêt statuant sur un cas individuel, se livre à pareil réexamen de la situation générale.

d) Répartition de la charge de la preuve

109. L’appréciation de l’existence d’un risque réel appelle nécessairement l’application de critères rigoureux (Chahal, précité, § 96, et Saadi, précité, § 128). C’est en principe au requérant qu’il incombe de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des motifs sérieux de croire que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de faire l’objet d’un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, Saadi, précité, § 129, et N. c. Finlande, no 38885/02, § 167, 26 juillet 2005). S’il le fait, il appartient ensuite au Gouvernement de dissiper tout doute à ce sujet (F.G. c. Suède, précité, § 120).

110. Lorsque l’existence d’un risque réel individuel est alléguée, c’est aux personnes qui affirment que leur expulsion emporterait violation de l’article 3 qu’il incombe de produire, dans toute la mesure du possible, des pièces et informations permettant aux autorités de l’État contractant concerné ainsi qu’à la Cour d’apprécier le risque allégué (Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 49, CEDH 2005‑VI). Même si certains facteurs individuels peuvent ne pas constituer un risque réel quand on les examine séparément, ils sont néanmoins susceptibles d’engendrer un risque réel lorsqu’ils sont pris cumulativement et considérés dans le cadre d’une situation de violence générale et de sécurité renforcée (NA. c. Royaume-Uni, précité, § 130).

111. De la même manière, lorsqu’un requérant soutient que la situation générale dans le pays est telle qu’elle fait obstacle à tout renvoi, il lui incombe en principe d’en apporter la preuve. Concernant toutefois les allégations fondées sur un risque général bien connu, lorsque les informations sur un tel risque sont faciles à vérifier à partir d’un grand nombre de sources, les obligations découlant pour les États des articles 2 et 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office (F.G. c. Suède, précité, §§ 126-127, avec d’autres références).

112. Les mêmes principes s’appliquent aux allégations fondées sur l’appartenance à un groupe vulnérable, qui requièrent la preuve de l’existence de mauvais traitements systématiques, en tant qu’élément de la situation générale dans un pays, et de l’appartenance du requérant à ce groupe (paragraphe 99 ci-dessus).

e) Éléments pertinents

113. En ce qui concerne l’appréciation des preuves, il est constant dans la jurisprudence de la Cour que « l’existence [du] risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion » (ibidem, § 115). L’État contractant a donc l’obligation de tenir compte non seulement des éléments de preuve soumis par le requérant, mais aussi de toute autre circonstance pertinente pour l’affaire examinée.

114. La Cour a dit que, pour apprécier l’importance à accorder aux données sur le pays en question, il convenait de prendre en compte leur source, en particulier l’indépendance, la fiabilité et l’objectivité de celle-ci. En ce qui concerne les rapports, l’autorité et la réputation de l’auteur, le sérieux des enquêtes à leur origine, la cohérence de leurs conclusions et leur confirmation par d’autres sources sont autant d’éléments pertinents (Saadi, précité, § 143).

115. La Cour reconnaît également qu’il convient de prendre en considération la présence de l’auteur des données dans le pays en question et sa capacité à rendre compte (Sufi et Elmi, précité, § 231). Elle est consciente des nombreuses difficultés auxquelles se heurtent les gouvernements et les ONG pour recueillir des informations dans des situations dangereuses et instables. Elle admet qu’il n’est pas toujours possible de mener des enquêtes au plus près d’un conflit et qu’en pareil cas il peut être nécessaire de s’appuyer sur des informations fournies par des sources ayant une connaissance directe de la situation (ibidem, § 232).

116. Pour apprécier le risque allégué, la Cour peut se procurer d’office les éléments pertinents. Ce principe se trouve solidement établi dans la jurisprudence (H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 37, Recueil 1997‑III, Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 116). La Cour adopterait une approche par trop étroite au regard de l’article 3 dans les affaires concernant des étrangers menacés d’expulsion ou d’extradition si, en sa qualité de juridiction internationale chargée de contrôler le respect des droits de l’homme, elle ne devait prendre en considération que les éléments fournis par les autorités internes de l’État contractant en question, sans comparer ces éléments avec ceux provenant d’autres sources fiables et objectives (Salah Sheekh, précité, § 136).

2. Application à la présente affaire des principes généraux ci-dessus

117. La Cour doit à présent déterminer si, à la lumière des principes généraux découlant de l’article 3 de la Convention, l’extradition des requérants de Russie vers le Kirghizistan emporterait violation de cette disposition.

118. La Cour note qu’entre 2012 et 2016 elle a été saisie de neuf affaires d’extradition d’Ouzbeks de souche de Russie vers le Kirghizistan (Makhmudzhan Ergashev c. Russie, no 49747/11, 16 octobre 2012, Gayratbek Saliyev c. Russie, no 39093/13, 17 avril 2014, Kadirzhanov et Mamashev c. Russie, no 42351/13, 17 juillet 2014, Mamadaliyev c. Russie, no 5614/13, 24 juillet 2014, Khamrakulov c. Russie, no 68894/13, 16 avril 2015, Nabid Abdullayev c. Russie, no 8474/14, 15 octobre 2015, Turgunov c. Russie, no 15590/14, 22 octobre 2015, Tadzhibayev c. Russie, no 17724/14, 1er décembre 2015, et R. c. Russie, no 11916/15, 26 janvier 2016). Dans les arrêts qu’elle a rendus dans ces affaires, sans avoir jugé que la situation générale des droits de l’homme, bien qu’éminemment problématique, était de nature à empêcher toute extradition, la Cour a constaté que des rapports spécifiques faisaient état d’une pratique ciblée et systématique de mauvais traitements visant les Ouzbeks de souche pendant la période considérée, et elle a donc jugé établi qu’ils continuaient à être exposés à un risque réel de subir des mauvais traitements. Elle va à présent déterminer si les informations et pièces actuellement disponibles étayent toujours un constat similaire en ce qui concerne les deux requérants dans la présente affaire, au point où leur appartenance à ce groupe suffirait à démontrer la matérialité du risque réel allégué.

a) Les circonstances individuelles des requérants

119. La Grande Chambre relève que près de six années se sont écoulées depuis l’adoption des décisions internes définitives en l’espèce. Dès lors, conformément au principe de l’examen ex nunc, elle doit évaluer l’existence d’un risque réel à la date à laquelle elle connaît de l’affaire.

b) La situation générale au Kirghizistan

120. La Cour rappelle d’emblée que, bien qu’elle ait jugé préoccupants les cas répétés de mauvais traitements au Kirghizistan, elle n’a jamais constaté l’existence d’une base suffisante pour conclure que la situation générale sur place était de nature à empêcher tout renvoi vers ce pays (voir, par exemple, Makhmudzhan Ergashev, Gayratbek Saliyev, et Tadzhibayev, tous précités).

121. Les rapports disponibles élaborés par les organes des Nations unies en matière de protection des droits de l’homme ainsi que par des ONG internationales, régionales et nationales, qui décrivent la situation actuelle au Kirghizistan, continuent de signaler que les cas de torture et de mauvais traitements, l’absence d’enquêtes effectives, et l’impunité récurrente sont toujours des sources de préoccupation majeures relativement à ce pays (voir, par exemple, paragraphes 56 et 59-63 ci-dessus).

122. À cet égard, la Cour observe que, dans le troisième rapport périodique qu’elles ont soumis au Comité des droits de l’homme le 25 février 2020 (paragraphe 57 ci-dessus), les autorités kirghizes, tout en indiquant que la torture était proscrite par la loi et par la Constitution et en communiquant des données statistiques faisant état d’une légère baisse des cas de torture signalés, ont reconnu qu’entre 2014 et 2018 seules 3 % des plaintes adressées au mécanisme national de prévention avaient donné lieu à des poursuites pénales et qu’entre 2012 et 2018 les tribunaux n’avaient reconnu coupables d’actes de torture que dix-huit agents publics à l’issue de procès pénaux. Dans son rapport annuel pour 2019 sur les droits de l’homme et la démocratie, l’Union européenne a souligné, d’une part, la résolution du gouvernement kirghize à exécuter son programme de protection des droits de l’homme, la mise en œuvre de la réforme de la justice et l’adoption de cinq nouveaux codes visant à limiter les décisions arbitraires et, d’autre part, l’impunité persistante des auteurs d’actes de torture, la corruption généralisée, le manque d’indépendance et de professionnalisme au sein du système judiciaire et la faiblesse de l’État de droit.

123. La Cour note aussi que, dans son rapport pour 2019 (paragraphe 59 ci-dessus), Amnesty International a indiqué que le code pénal et le code de procédure pénale nouvellement adoptés avaient renforcé les garanties contre la torture et les autres mauvais traitements en les prohibant expressément et en interdisant l’administration de preuves par ces moyens, en garantissant le droit pour les détenus de consulter un avocat dès leur arrestation et en imposant la collecte d’éléments médicaux dès le dépôt d’une plainte pour torture. En revanche, Amnesty International a signalé que des cas de torture, d’autres mauvais traitements et de profilage ethnique par la police continuaient d’être signalés à des ONG. Dans son rapport pour 2020, Human Rights Watch (paragraphe 60 ci-dessus) a souligné en outre, en se référant à des données statistiques gouvernementales, que l’impunité en matière de torture persistait au Kirghizistan mais que la réforme du code pénal de ce pays avait permis de renforcer la protection juridique contre les actes de torture et d’alourdir les peines pour leurs auteurs. Freedom House, dans son rapport de 2020, a précisé que des signalements crédibles faisaient état d’actes de torture perpétrés au cours d’arrestations et d’interrogatoires, ainsi que de violences physiques commises en prison, et que la plupart de ces cas n’aboutissaient ni à une enquête ni à une condamnation (paragraphe 61 ci-dessus).

124. Le groupe Coalition Against Torture in Kyrgyzstan a indiqué dans ses observations de juillet 2019 adressées au groupe de travail de l’EPU que 30 % des personnes détenues en maison d’arrêt alléguaient avoir fait l’objet d’actes de torture ou d’un recours injustifié à la force physique entre les mains des forces de l’ordre et que dans l’écrasante majorité des cas (94 %) celles-ci faisaient usage de la torture pour extorquer des aveux. Il a ajouté que, si le nombre d’allégations de torture recensées tant par les autorités que par les ONG avait baissé d’environ 10 % entre 2016 et 2018, on ignorait toujours s’il s’agissait soit de la conséquence de mesures efficaces prises dans le cadre de la lutte contre la torture, soit d’un signe attestant d’un manque de confiance dans les mécanismes de plainte en place garantissant une protection juridique ou d’une crainte de représailles ultérieures (paragraphe 61 ci-dessus).

125. Les rapports internationaux relatifs au fonctionnement du mécanisme national de prévention sont mitigés. Par exemple, si à la suite de la visite qu’il avait faite en 2018, le Sous-Comité des Nations unies pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels a salué ce mécanisme pour la volonté qui le sous-tendait de prévenir les actes de torture et l’engagement en ce sens, il a noté que le Parlement ne s’intéressait guère aux rapports adoptés par ce mécanisme et que les recommandations de ce dernier n’étaient en général pas prises au sérieux par les hautes autorités de l’État, même si elles avaient un certain poids au niveau fonctionnel (paragraphe 40 de l’arrêt de la chambre). Coalition Against Torture in Kyrgyzstan a indiqué dans ses observations de juillet 2019 adressées au groupe de travail de l’EPU que le Parlement kirghize sabotait les activités du mécanisme national de prévention et que celui-ci n’avait pas la capacité de fonctionner correctement, faute de financement suffisant (paragraphe 63 ci‑dessus).

126. Indépendamment des réformes juridiques et institutionnelles susmentionnées, la Cour note que des sources internationales continuent de s’inquiéter de l’insuffisance des mesures prises par les autorités kirghizes pour empêcher la torture et les autres mauvais traitements en pratique, et de la persistance de l’impunité. Cependant, les éléments disponibles tirés de sources internationales ne permettent pas de conclure que la situation générale dans le pays soit s’est détériorée par rapport aux appréciations précédentes, qui n’avaient pas amené la Cour à juger que cette situation était de nature à exclure tout renvoi vers le Kirghizistan (paragraphe 118 ci‑dessus), soit que cette situation est telle que l’interdiction totale des extraditions vers ce pays s’impose (voir, à titre de comparaison, Sufi et Elmi, précité, § 216, et Dzhaksybergenov, précité, § 37).

c) La situation des Ouzbeks de souche au Kirghizistan

127. Les requérants ont constamment soutenu, que ce soit devant les autorités internes ou devant la Cour, que, du fait de leur origine ethnique ouzbèke, ils appartiennent à un groupe vulnérable de personnes risquant de subir des mauvais traitements en cas d’extradition vers le Kirghizistan. Cette thèse combine des aspects relatifs à la situation générale dans le pays concerné et d’autres relatifs à des circonstances individuelles. Elle doit donc être étayée par des éléments fiables et objectifs prouvant, pour ce qui est de la situation générale, que le groupe en question est systématiquement exposé à des mauvais traitements et, pour ce qui est des circonstances individuelles, que les requérants font partie de ce groupe (paragraphes 99, 111 et 112 ci‑dessus).

128. L’origine ethnique des requérants n’est pas un point de désaccord entre les parties en l’espèce. Il est incontesté qu’ils sont des ressortissants kirghizes d’origine ethnique ouzbèke. La Cour va donc à présent rechercher si les Ouzbeks de souche sont un groupe qui est systématiquement exposé à des mauvais traitements au Kirghizistan.

129. Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, la Cour a conclu dans un certain nombre d’arrêts concernant l’extradition d’Ouzbeks de souche vers le Kirghizistan que ceux-ci étaient exposés à un risque réel de subir des mauvais traitements en raison de leur origine ethnique (voir, par exemple, Makhmudzhan Ergashev, et R. c. Russie, tous deux précités). La question de savoir si les Ouzbeks de souche continuent de courir un risque accru de mauvais traitements par rapport à d’autres personnes au Kirghizistan est le principal point qui oppose les parties.

130. Par conséquent, la Cour se concentrera sur l’allégation spécifique selon laquelle les Ouzbeks de souche sont exposés à un risque accru en la matière. Ce faisant, elle tiendra compte dans son appréciation des signes éventuels d’amélioration ou de détérioration de la situation en matière de droits de l’homme en général ou en ce qui concerne un groupe ou une région en particulier qui pourraient entrer en ligne de compte s’agissant des circonstances individuelles des requérants (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 337, CEDH 2005 III).

131. À cet égard, il convient de noter que les conclusions antérieures de la Cour selon lesquelles les Ouzbeks de souche au Kirghizistan constituaient un groupe vulnérable aux fins de l’article 3 de la Convention étaient fondées sur des rapports spécifiques qui faisaient état une pratique ciblée et systématique de mauvais traitements visant ce groupe pendant la période considérée (voir les références au paragraphe 118 ci-dessus, et plus récemment R. c. Russie, précité, § 62).

132. En ce qui concerne la situation actuelle, la Cour constate l’absence de signalements spécifiques d’actes de torture dont des Ouzbeks de souche feraient l’objet en raison de leur origine ethnique par opposition à d’autres risques liés à l’origine ethnique, tels que l’insécurité, la discrimination en matière économique et sécuritaire, le profilage ethnique et la marginalisation politique (paragraphes 55 et 59-60 ci-dessus). Alors qu’au lendemain des affrontements ethniques de juin 2010, il existait des éléments spécifiques prouvant que les Ouzbeks de souche étaient exposés à un risque accru de faire l’objet de mauvais traitements, les récents rapports susmentionnés (paragraphes 55-64 ci-dessus) ne renferment plus d’éléments de ce type. Dès lors, la Cour ne dispose d’aucune base pour conclure que les Ouzbeks de souche constituent un groupe qui continue d’être systématiquement exposé à des mauvais traitements. Elle va donc à présent aborder les circonstances individuelles des requérants.

d) Les circonstances individuelles des requérants

133. Le premier requérant est inculpé au Kirghizistan de détournement de fonds aggravé et le second requérant de plusieurs chefs d’infractions violentes aggravées (paragraphes 15 et 33-34 ci-dessus). En ce qui concerne ces chefs d’inculpation, les requérants soutiennent dans leurs observations qu’ils comportent une dimension ethnique. Ils contestent la qualification donnée par la chambre à ces chefs, qui selon elle relevaient du droit « pénal ordinaire [et] a priori n’[avaie]nt aucun rapport avec l’origine ethnique ouzbèke des requérants et ne s’analys[ai]ent pas en une persécution politique fondée sur cette origine » (paragraphe 93 de l’arrêt de la chambre).

134. En ce qui concerne le chef de détournement de fonds retenu contre le premier requérant, la Grande Chambre constate qu’aucun élément solide n’a été présenté à l’appui de la thèse du parti pris ethnique qui en serait à l’origine. Le premier requérant, pour sa part, affirme qu’il n’a fait l’objet de poursuites qu’à partir de 2010 et qu’il s’agissait en réalité d’un stratagème visant à extorquer des pots-de-vin aux Ouzbeks de souche et à les dépouiller de leurs biens. Or ces assertions ne sont étayées par aucun élément de fait spécifique et concret autre que la mention de la date d’ouverture des poursuites pénales et que les conclusions que la Cour est invitée à en tirer. Si le premier requérant soutient que les chefs d’inculpation dirigés contre lui ne sont ni énoncés avec précision ni étayés par des preuves, ce qui confirme à ses yeux que son inculpation est entachée de parti pris ethnique, la Cour relève que ces accusations sont suffisamment détaillées, en ce qu’elles indiquent aussi bien les noms des victimes que les montants des sommes qu’il aurait détournées (paragraphe 15 ci-dessus). Aucune des allégations du premier requérant n’étant étayée par la moindre preuve et ne dépassant le stade de la conjecture, l’existence d’un risque individuel réel de mauvais traitements ne peut être établie avec fiabilité en ce qui le concerne.

135. Quant au second requérant, la Cour constate que les charges qui pèsent sur lui portent sur des infractions violentes aggravées motivées par la haine ethnique qui auraient été commises au cours des événements de juin 2010. Or, le seul fait que le second requérant est poursuivi parce qu’il aurait ciblé ses victimes en fonction de leur origine ethnique et perpétré des violences contre des Kirghizes de souche dans un contexte d’affrontements interethniques ne signifie pas automatiquement qu’il est lui-même victime de persécution et de parti pris ethniques. La thèse qu’il défend, à savoir que les chefs retenus contre lui ont été fabriqués de toutes pièces et que l’accusation selon laquelle il nourrit une haine ethnique à l’égard de la population kirghize l’exposerait à des parti pris susceptibles de dégénérer en mauvais traitements, doit être étayée par des éléments distincts et adéquats. Faute pour le second requérant d’avoir étayé ses allégations autrement qu’en précisant qu’il était inculpé de crimes de haine contre des Kirghizes de souche ou d’avoir apporté une explication raisonnable à ses voyagés répétés au Kirghizistan et en provenance de ce pays après juin 2010 et à l’obtention là-bas par lui d’un nouveau passeport plusieurs mois après son arrivée en Russie (paragraphe 43 ci-dessus), l’existence d’un risque réel individuel de mauvais traitements ne peut être établie avec fiabilité en ce qui le concerne.

136. La Cour rappelle que, pour ce qui est des circonstances individuelles, c’est au requérant qu’il incombe de produire dans toute la mesure du possible les pièces et informations permettant aux autorités de l’État contractant concerné, ainsi qu’à elle-même, d’apprécier le risque que peut entraîner son éloignement (paragraphe 110 ci-dessus). Elle observe que, en examinant soigneusement et convenablement la question de l’existence de risques individuels susceptibles d’empêcher l’extradition des requérants, les juridictions russes ont satisfait à leurs obligations conventionnelles. Les requérants en l’espèce sont restés en défaut de démontrer devant les juridictions internes, la chambre ou la Grande Chambre l’existence d’un motif politique ou ethnique inavoué qui aurait été à l’origine de leur inculpation au Kirghizistan ou d’autres caractéristiques distinctives particulières susceptibles de les exposer à un risque réel de subir des mauvais traitements.

137. Si un problème peut se poser sur le terrain de l’article 3 dans les affaires d’extradition ou d’expulsion lorsqu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3, les requérants n’ont pas apporté la preuve de l’existence de tels motifs en l’espèce.

138. La Grande Chambre prend acte de l’engagement de l’État défendeur selon lequel il veillera, notamment au moyen de visites de suivi effectuées par les services diplomatiques russes au Kirghizistan, à ce que les requérants, une fois extradés, bénéficient de l’application des assurances fournies par les autorités kirghizes (paragraphes 44 et 88 ci-dessus). Toutefois, au vu des conclusions ci-dessus (paragraphe 137 ci-dessus), elle n’estime pas justifié de se prononcer sur ces assurances en ce qui concerne les requérants (paragraphe 101 ci-dessus).

e) Conclusion

139. En conséquence, l’extradition des requérants de Russie vers le Kirghizistan n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

2. ARTICLE 39 du règlement

140. La Cour constate que, conformément à l’article 44 § 1 de la Convention, le présent arrêt est définitif, ce qui met fin aux mesures provisoires qu’elle avait indiquées auparavant au gouvernement russe, les 16 juin et 12 octobre 2015, en vertu de l’article 39 du règlement.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention si le premier requérant venait à être extradé vers le Kirghizistan ;
2. Dit qu’il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention si le second requérant venait à être extradé vers le Kirghizistan.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 avril 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert Robert Spano
Adjoint à la Greffière Président

R.S.

J.C.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-217257
Date de la décision : 29/04/2022
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Extradition) (Conditionnel) (Kirghizistan)

Parties
Demandeurs : KHASANOV ET RAKHMANOV
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : YERMOLAYEVA N. ; ZHARINOV K. ; TRENINA D. ; DAVIDYAN E.

Origine de la décision
Date de l'import : 01/05/2022
Fonds documentaire ?: HUDOC

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