La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/04/2019 | CEDH | N°001-192463

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOKOVA c. RUSSIE, 2019, 001-192463


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BOKOVA c. RUSSIE

(Requête no 27879/13)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2019

DÉFINITIF

16/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bokova c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Ge

orgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mars 20...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BOKOVA c. RUSSIE

(Requête no 27879/13)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2019

DÉFINITIF

16/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bokova c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27879/13) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Olga Vladimirovna Bokova (« la requérante »), a saisi la Cour le 1er avril 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me M.R. Voskobitova, avocate exerçant à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par son représentant actuel, M. M. Galperine.

3. La requérante alléguait en particulier qu’une décision judiciaire ordonnant l’aliénation de sa maison, qui avait été rendue dans le cadre d’une procédure pénale menée contre son époux, avait violé son droit au respect de ses biens.

4. Le 20 novembre 2017, les griefs concernant le droit au respect des biens et le droit à un recours effectif ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

5. Le 3 septembre 2018, des questions complémentaires ont été posées au Gouvernement au sujet de l’action en mainlevée de la saisie, conformément à l’article 49 § 3 a) du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est née en 1959 et réside à Moscou. Depuis 1978, elle est mariée à B., avec lequel elle n’a pas conclu de contrat de mariage.

7. En 2003, la requérante hérita de son père une maison d’habitation inachevée dotée de dépendances située à la campagne dans la région de Moscou (« la maison »), et elle en devint la seule propriétaire.

A. Les poursuites pénales dirigées contre le mari de la requérante et la condamnation de celui-ci

8. Le 19 janvier 2011, une enquête pénale pour escroquerie aggravée fut ouverte contre B. et deux autres personnes, qui étaient accusés d’avoir escroqué à Tch., sur la période du 3 février au 1er décembre 2006, au moins 4,5 millions de dollars américains (USD) (l’équivalent de 121 470 680 roubles (RUB) à l’époque des faits).

9. Le 21 février 2011, Tch., la victime présumée, se constitua partie civile et forma une action civile en indemnisation du préjudice matériel qu’elle estimait lui avoir été causé par le délit et qu’elle chiffrait à 9 828 719 USD (l’équivalent de 265 722 293 RUB).

10. Le 4 juin 2012, le tribunal du district Nikoulinski de Moscou condamna B. et ses coaccusés à des peines d’emprisonnement pour des faits d’escroquerie commis, pour un montant total de 9 828 719 USD, entre octobre 2005 et septembre 2006. Le tribunal accueillit l’action de Tch. et condamna solidairement B. et ses coaccusés à lui verser cette somme (voir les détails aux paragraphes 18 et 19 ci-dessous). Saisie d’un pourvoi en cassation, la cour de la ville de Moscou (« la cour de Moscou ») confirma le jugement le 1er octobre 2012 (paragraphe 21 ci-dessous).

B. Les mesures prises à l’égard de la maison et leur contestation en justice

1. La saisie de la maison pendant l’enquête pénale et les recours formés par la requérante contre cette mesure

a) La saisie de la maison et du terrain

11. En 2011, à une date non précisée dans le dossier, l’enquêteur chargé de l’affaire pénale demanda au tribunal du district Basmanny de Moscou d’ordonner la saisie des biens de B. sur le fondement de l’article 115 § 3 du code de procédure pénale (« CPP »). Il indiquait dans sa demande que, selon les informations obtenues dans le cadre de l’enquête, B. avait blanchi les fonds obtenus illicitement en acquérant des biens immobiliers.

12. Le 19 juillet 2011, le tribunal du district Basmanny ordonna la saisie de la maison. À l’issue de l’analyse des livrets techniques (технические паспорта) relatifs à la maison délivrés en 2002 et 2009 et de témoignages recueillis dans le cadre de l’enquête pénale, le tribunal considéra que la maison avait fait l’objet d’aménagements (обустройство) entre 2005 et 2009, soit pendant la période au cours de laquelle l’activité illicite imputée à B. était censée avoir été exercée. Il estima que pour déterminer de quels aménagements concrets la maison avait fait l’objet en 2005 et 2006 et quels montants y avaient été investis, il fallait avoir des « connaissances spéciales » (специальных познаний), c’est-à-dire techniques. Il conclut que seuls étaient compétents pour statuer sur cette question le tribunal qui serait appelé à statuer sur la responsabilité pénale de B. ou le tribunal qui, le cas échéant, serait saisi au civil d’une action en mainlevée de la saisie.

13. Le 12 septembre 2011, la cour de Moscou rejeta le pourvoi en cassation formé par la requérante contre l’ordonnance de saisie. Elle confirma la décision par laquelle le tribunal du district Basmanny s’était déclaré incompétent pour déterminer le montant des investissements réalisés dans la maison au moyen de fonds provenant de l’activité criminelle reprochée à B.

b) L’action en mainlevée de la saisie

14. Le 22 mai 2012, la requérante assigna son mari et Tch. devant le tribunal de Dmitrov (région de Moscou). Soutenant que la maison était son bien propre, elle demandait la mainlevée de la saisie (освобождение от ареста) qui avait été ordonnée par le tribunal du district Basmanny le 19 juillet 2011 (paragraphe 12 ci-dessus). Elle se référait à l’article 442 du code de procédure civile (« CPC ») et aux articles 36 et 37 du code de la famille, ainsi qu’à l’indication qui avait été donnée par la cour de Moscou quant à la possibilité de former une action en mainlevée (paragraphe 13 ci‑dessus). La demande de la requérante était accompagnée d’un rapport estimatif selon lequel la superficie et la valeur de la maison avaient peu augmenté entre 2002 et 2009.

15. Le tribunal de Dmitrov prit en compte le rapport estimatif susmentionné, les livrets techniques et les dépositions faites par les témoins à l’audience. Il refusa d’admettre comme élément de preuve la copie du jugement de condamnation de B., expliquant que ce jugement n’était pas encore définitif et que l’autorité de la chose jugée qui s’attachait à un jugement de condamnation rendu au pénal était limitée à l’établissement de la culpabilité d’une personne déterminée pour un délit déterminé. Le tribunal considéra que la maison avait été construite grâce aux ressources financières des parents de la requérante, qu’après sa transmission successorale en 2003 sa valeur avait peu augmenté et que, par conséquent, elle constituait un bien propre de la requérante qui était insaisissable. Le 17 juillet 2012, le tribunal ordonna la mainlevée de la saisie pour ces motifs.

16. Le 9 octobre 2012, la cour régionale de Moscou, statuant en appel, annula le jugement et mit fin à l’instance (прекратила производство по делу), estimant que les demandes de mainlevée d’une saisie de biens qui avait été ordonnée dans le cadre d’une enquête pénale ne pouvaient pas être examinées par les juridictions civiles.

17. Le 25 février 2013, un juge unique de la cour régionale de Moscou refusa de transmettre pour examen au présidium de cette juridiction le pourvoi en cassation formé par la requérante, relevant que la saisie contestée avait été ordonnée dans le cadre d’une affaire pénale qui avait déjà donné lieu à un jugement de condamnation. Le juge renvoya aux conclusions de ce jugement selon lesquelles des travaux de construction et d’aménagement de la maison avaient été effectués pendant la période au cours de laquelle le mari de la requérante avait exercé son activité criminelle (paragraphe 19 ci‑dessous).

2. L’ordonnance d’aliénation de la maison aux fins d’exécution du jugement de condamnation

a) L’ordonnance d’aliénation de la maison et les recours exercés contre cette ordonnance

18. Dans le cadre du procès pénal de B., le tribunal du district Nikoulinski examina la question relative à la maison saisie. Le tribunal entendit comme témoins la requérante et sa mère, qui déclarèrent que B. n’avait réalisé aucun investissement dans la maison et que, après 2003, seuls de petits travaux y avaient été exécutés, avec l’épargne du père de la requérante. Les autres témoins qui comparurent déclarèrent qu’en 2002 la maison était inachevée, qu’à partir de 2005 elle s’était trouvée tous les ans en travaux, et que depuis les « deux-trois dernières années », de nouvelles dépendances étaient en cours de construction. Le tribunal examina également les livrets techniques de la maison délivrés en 2002 et 2009.

19. Dans le jugement de condamnation du 4 juin 2012 (« le jugement de condamnation »), le tribunal ordonna l’aliénation de la maison aux fins de paiement du montant de l’indemnisation allouée à la victime. Il se prononça en particulier comme suit :

« Se référant à l’autorité de la chose jugée (придавая преюдициальную силу) qui s’attache à [l’ordonnance de saisie du 19 juillet 2011], le tribunal estime nécessaire d’ordonner l’aliénation (обратить в счет возмещения причиненного ущерба (...) в целях возмещения причиненного ущерба) des biens saisis aux fins de paiement à la victime de l’indemnité portant réparation du préjudice matériel (...), sur ce point, le tribunal tient compte des preuves susmentionnées et retient que, eu égard à l’augmentation considérable de la superficie du bien, les travaux de gros œuvre et de finition de la maison héritée par [la requérante] en 2003 ont été réalisés pendant la période de commission du délit pénal. »

20. La requérante forma contre cette partie du jugement de condamnation un pourvoi en cassation dans lequel elle arguait notamment que, selon les livrets techniques et les témoignages, la construction de la maison s’était terminée en 2003 et que le bien lui appartenait en propre. Elle avançait que l’ordonnance de saisie du 19 juillet 2011 avait précisé, d’une part, que la question relative aux montants des investissements ayant été engagés dans la maison devait être examinée par le tribunal appelé à statuer sur la responsabilité pénale de son mari et, d’autre part, qu’un tel examen nécessitait des « connaissances spéciales ». Elle plaidait que le tribunal aurait dû ordonner une expertise pour permettre de déterminer comment la valeur de la maison avait évolué après sa construction et sa transmission par voie successorale. Enfin, elle se référait au jugement du tribunal de Dmitrov du 17 juillet 2012, qui indiquait que la maison lui appartenait en propre et qui ordonnait la mainlevée de sa saisie (paragraphe 15 ci-dessus).

21. B. se pourvut lui aussi en cassation, reprochant au tribunal, inter alia, de ne pas avoir déterminé le montant des investissements censés avoir été engagés dans la maison pendant la période de son activité délictueuse. Le 1er octobre 2012, la cour de Moscou rejeta sur le fond le pourvoi formé par B., sans répondre au moyen susmentionné.

22. Le 11 novembre 2013, la cour de Moscou statua sur le pourvoi en cassation formé par la requérante et confirma l’ordonnance d’aliénation de la maison. Elle considéra que l’appréciation des preuves qui avait été faite par le tribunal de district était correcte et elle se prononça en particulier en ces termes :

« La chambre ne peut pas accepter les moyens du pourvoi selon lesquels le tribunal [du district Nikoulinski] n’aurait pas dû tenir compte de l’autorité de la chose jugée qui s’attachait à l’ordonnance de saisie rendue par le tribunal du district Basmanny (...), considérant que, au jour du prononcé du jugement de condamnation, il n’existait pas (...) de jugement ordonnant la mainlevée de la saisie qui eût été rendu [par un tribunal civil], à la demande de [la requérante], selon les règles contentieuses (...) »

23. Le 14 août 2014, un juge unique de la Cour suprême de Russie refusa de transmettre pour examen à la chambre criminelle de cette juridiction le pourvoi en cassation formé par la requérante. Il indiqua que « nonobstant les décisions judiciaires définitives, [la requérante] n’[était] pas privée de la possibilité de défendre ses droits à l’égard de ses biens selon les règles régissant la procédure civile contentieuse ».

b) L’exécution de l’ordonnance d’aliénation de la maison

24. Le 29 octobre 2012 s’ouvrit la procédure d’exécution forcée du jugement de condamnation dans sa partie concernant l’aliénation de la maison. L’huissier chargé de l’exécution estima la valeur de la maison à 36 941 092 RUB (l’équivalent de près de 925 000 euros (EUR) à l’époque des faits).

25. À la date du 30 avril 2018, l’ordonnance d’aliénation de la maison n’avait toujours pas été exécutée.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes du CPP interprétées par la Cour constitutionnelle

26. Selon l’article 115 § 1 du CPP, une saisie (наложение ареста) peut avoir lieu pour assurer l’exécution d’un jugement de condamnation dans sa partie concernant l’action civile, l’imposition d’une amende ou d’autres sanctions pécuniaires, ou encore la confiscation de biens prévue par le code pénal pour la répression de certaines infractions. L’escroquerie ne figure pas parmi les infractions passibles d’une confiscation.

27. Selon l’article 115 § 3 du CPP, la saisie de biens possédés par des tiers peut être ordonnée s’il y a des motifs plausibles de croire que ces biens ont été obtenus par des agissements délictueux du suspect ou de l’inculpé, ou qu’ils ont été utilisés ou étaient destinés à être utilisés notamment comme instrument du délit.

28. L’article 115 § 9 du CPP dispose que lorsqu’elle n’est plus nécessaire, la saisie est levée par un organe chargé de l’affaire pénale. Dans sa décision no 2227-O du 29 novembre 2012, la Cour constitutionnelle a précisé qu’une saisie ordonnée conformément à l’article 115 du CPP ne peut subsister après le jugement de condamnation ou de relaxe qui est devenu définitif (вступивший в законную силу).

29. Les autres dispositions de l’article 115 du CPP pertinentes en l’espèce sont exposées dans l’arrêt Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie (nos 4437/03 et 13290/03, § 242, 19 juin 2014).

30. Selon l’article 299 § 1, 10) et 11), du CPP, le tribunal statue dans le jugement de condamnation sur l’action civile et sur le sort des biens saisis aux fins de l’exécution du jugement.

31. Selon l’article 309 du CPP, le tribunal doit se prononcer sur l’action civile dans le dispositif du jugement. S’il apparaît nécessaire de procéder à des calculs complémentaires des montants liés aux dommages matériel et moral et si cela nécessite un renvoi de l’audience, le tribunal peut accueillir l’action civile et renvoyer la question du montant de l’indemnisation devant les juridictions civiles.

32. Selon les articles 389.1 et 401.2 du CPP, entrés en vigueur le 1er janvier 2013, les personnes dont les droits et intérêts légitimes sont concernés par un jugement de condamnation ou de relaxe peuvent contester celui-ci en appel et en cassation.

B. Les dispositions pertinentes du CPC telles qu’interprétées par les hautes juridictions

33. Selon l’article 61 § 3 du CPC, un jugement définitif de condamnation s’impose au juge statuant au civil sur les conséquences des agissements de la personne condamnée au pénal. Le périmètre de l’autorité de la chose jugée couvre les faits établis dans le jugement de condamnation concernant les agissements délictueux imputés à la personne condamnée.

34. Selon l’article 442 § 2 du CPC, si une personne qui n’a pas été partie à une procédure dans le cadre de laquelle a été ordonnée l’aliénation d’un bien intente une action relative à la propriété de ce même bien, cette action est examinée par un tribunal compétent, qui applique à cet égard les règles régissant la matière contentieuse (по правилам искового производства). L’action en mainlevée de la saisie (об освобождении имущества от ареста) est dirigée contre le débiteur et contre le créancier. Si la saisie est effectuée dans le cadre d’une confiscation, l’action est dirigée contre la personne dont les biens doivent être confisqués et contre l’autorité publique compétente. Si les biens ont déjà été vendus aux enchères, l’action est dirigée contre leur acquéreur.

35. Selon la directive no 4 adoptée par le plénum de la Cour suprême de l’URSS le 31 mars 1978, l’action en mainlevée d’une saisie – que celle-ci ait été ordonnée en tant que mesure provisoire dans une procédure civile ou en tant que mesure d’exécution d’un jugement de condamnation rendu au pénal ou d’un jugement civil – est examinée par les juridictions civiles compétentes, qui appliquent à cet égard les règles régissant la matière contentieuse.

36. Selon la directive conjointe no 10/20 adoptée par le plénum de la Cour suprême et par celui de la Cour supérieure de commerce le 29 avril 2010, les actions en mainlevée de saisies ordonnées en tant que mesures provisoires dans le cadre d’un litige civil ou en tant que mesures d’exécution sont examinées par les juridictions civiles compétentes, qui appliquent à cet égard les règles régissant la matière contentieuse.

37. Dans un arrêt du 8 décembre 2015, la chambre civile de la Cour suprême de Russie a annulé une décision d’un tribunal civil qui avait refusé d’enrôler la demande en mainlevée d’une saisie au motif que celle-ci avait été ordonnée dans le cadre d’une enquête pénale. La Cour suprême a estimé qu’une telle action devait bien être examinée par les juridictions civiles et, plus précisément, par le tribunal du lieu de situation des biens en question.

38. Le contenu de l’article 392 du CPC concernant le réexamen des affaires civiles pour faits nouveaux ou nouvellement révélés est exposé dans l’arrêt Davydov c. Russie (no 18967/07, § 11, 30 octobre 2014).

C. Les dispositions pertinentes du code de la famille

39. Selon les articles 36 et 37 du code de la famille, les biens que l’un des époux acquiert pendant le mariage par voie de succession ou de donation constituent des biens propres. Les biens propres tombent dans la masse commune s’il est établi en justice que, pendant le mariage, des améliorations considérables (gros travaux, reconstruction, réaménagement, etc.) ont été apportées à ces biens avec des fonds de la communauté ou des fonds propres à l’autre époux.

40. Selon l’article 45 du même code, les dettes personnelles d’un époux ne peuvent être recouvrées que sur les biens propres de cet époux. Si les biens propres ne suffisent pas pour le recouvrement, le créancier peut, par une action en séparation des biens, exiger la soustraction d’une part des biens (выдел доли) de la communauté des époux. S’il est établi dans un jugement de condamnation rendu au pénal qu’un bien commun aux époux a été acquis ou revalorisé au moyen de fonds provenant de l’activité délictueuse de l’un des époux, ce bien peut être aliéné en entier ou, le cas échéant, en partie.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

41. La requérante voit dans l’ordonnance d’aliénation de la maison héritée par elle une violation par les autorités internes de son droit au respect de ses biens, tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

42. Le Gouvernement avance que, selon les autorités de poursuite, la maison en cause avait été acquise par B. et non pas par le père de la requérante. Il souligne aussi que, selon les conclusions formulées par le tribunal du district Nikoulinski dans son jugement de condamnation du 4 juin 2012, la maison avait été agrandie et aménagée avec des fonds obtenus illicitement par le mari de la requérante. Le Gouvernement semble ainsi suggérer que la maison n’était pas le « bien » de l’intéressée et que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’est pas applicable ratione materiae.

43. La requérante indique qu’elle a hérité de la maison en 2003, c’est‑à‑dire avant le début de l’activité criminelle imputée à son mari, et que les travaux qui y ont été effectués après l’héritage sont minimes. À ses yeux, la maison ne fait pas partie de la communauté de biens des époux mais lui appartient en propre et constitue donc un « bien » dont elle peut réclamer la protection en vertu de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. Appréciation de la Cour

44. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions qu’il dénonce se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition.

45. Elle note que, en l’espèce, la requérante a bien hérité de la maison construite par son père et dûment enregistré son droit de propriété, et que cette maison constituait, conformément à l’article 36 du code de la famille, un bien qui lui était propre. Cette transmission successorale a eu lieu bien avant le début de l’activité criminelle imputée au mari de la requérante et donc avant les investissements d’origine illicite qui y auraient été apportés. Aussi la Cour considère-t-elle que même si, du fait de ces investissements, la maison pouvait être requalifiée en bien commun en vertu des articles 36, 37 et 45 du code de la famille (paragraphes 39-40 ci-dessus), la requérante pouvait légitimement prétendre à la conservation d’au moins une partie de la valeur de ce bien, à savoir celle étrangère aux investissements effectués. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au moins une part de la maison était le « bien » de la requérante, ce qui emporte rejet de l’exception tacite d’irrecevabilité. Quant à la question de savoir quelle était concrètement la part de la maison qui revenait à la requérante, elle est intrinsèquement liée au fond du grief. Aussi la Cour décide-t-elle de la joindre au fond.

46. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

47. Le Gouvernement considère que tant l’ordonnance de saisie que l’ordonnance d’aliénation de la maison ont été dûment motivées et que l’ingérence a donc respecté l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il indique, par ailleurs, que la maison est toujours en la possession de la requérante.

48. La requérante soutient que, bien que non exécutée, l’ordonnance d’aliénation de la maison s’analyse en une privation de propriété, qu’elle a été prise en violation des dispositions internes et qu’elle était donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle argue également que l’ingérence ne poursuivait aucun but d’intérêt général. Elle plaide enfin que, faute d’avoir été entourée des garanties procédurales nécessaires, la mesure n’était pas proportionnée.

49. En particulier, aucune des juridictions devant lesquelles elle aurait tenté de contester cette ingérence n’aurait examiné son grief sur le fond. La requérante avance à cet égard que non seulement le tribunal ayant statué sur la responsabilité pénale de son mari n’a pas examiné la question de l’ampleur des investissements censés avoir été engagés dans la maison pendant la période au cours de laquelle son mari aurait exercé son activité criminelle, mais que, selon l’article 299 du CPP, ce tribunal n’était de toute façon pas compétent pour le faire ni pour ordonner l’aliénation. La requérante ajoute qu’elle n’a eu qu’un simple statut de témoin dans cette procédure pénale et qu’elle n’a donc pas bénéficié de droits procéduraux qui lui auraient permis de défendre son droit de propriété sur la maison. Elle soutient que seule une juridiction civile statuant sur une action en mainlevée de la saisie aurait pu déterminer quels investissements avaient été réalisés dans la maison pendant la période au cours de laquelle l’activité criminelle imputée à son mari était supposée avoir eu lieu. La juridiction ainsi saisie aurait alors pu faire tomber la maison dans la masse commune, conformément aux articles 37 et 45 du code de la famille, et ordonner, le cas échéant, l’aliénation d’une partie seulement de la maison, à hauteur des investissements en question. La requérante en conclut que l’ingérence litigieuse dans l’exercice par elle de son droit au respect de ses biens a été arbitraire.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence et sur la règle applicable

50. La Cour observe que la maison litigieuse a fait l’objet d’abord d’une mesure temporaire de saisie, puis d’une mesure définitive d’aliénation conformément au jugement de condamnation du mari de la requérante. Compte tenu du fait qu’une saisie ne peut pas subsister après un jugement définitif de condamnation (paragraphe 28 ci-dessus), la Cour estime qu’en l’espèce l’ingérence est constituée par l’ordonnance d’aliénation de la maison. Cette mesure, bien qu’ordonnée au profit d’une personne privée, peut être assimilée, pour les besoins de l’analyse par la Cour, à une mesure de future confiscation de biens illégalement acquis.

51. En ce qui concerne la règle applicable, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, la confiscation, quoiqu’elle entraîne une privation de propriété, constitue néanmoins une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Gogitidze et autres c. Géorgie, no 36862/05, § 94, 12 mai 2015, avec les références qui y sont citées). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette approche dans la présente affaire.

Il reste à déterminer si, en l’espèce, cette mesure était conforme à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

b) Sur le respect de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

52. La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence dans l’exercice du droit de propriété doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, par exemple, S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, § 28, 4 juillet 2017, avec les références qui y sont citées). S’agissant d’apprécier la proportionnalité d’une mesure d’ingérence, il convient de prendre en compte la procédure qui s’est déroulée dans l’ordre juridique interne pour évaluer si celle-ci offrait au requérant, compte tenu de la gravité de la mesure susceptible d’être imposée, une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes, en alléguant, le cas échéant, une violation de la légalité ou l’existence de comportements arbitraires ou déraisonnables (ibidem, § 29).

53. En l’espèce, la Cour observe que l’aliénation de la maison a été ordonnée par le tribunal du district Nikoulinski sur le fondement de l’article 299 § 1, 10) et 11), du CPP (paragraphe 30 ci-dessus). Elle admet que ces dispositions constituaient la base légale de l’ingérence en cause et que cette ingérence visait un but légitime de répression des infractions pénales et de sauvegarde des droits des victimes et des parties civiles.

54. En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure, la Cour rappelle que celle-ci a été prononcée dans le cadre de la procédure pénale qui fut menée contre le mari de la requérante. Pour ordonner l’aliénation de toute la maison, le tribunal a considéré que cette dernière avait bénéficié d’améliorations financées par certains fonds d’origine illicite apportés par B., mais il n’a pas examiné la question du montant de ces investissements. Certes, en vertu de l’article 309 du CPP et de l’article 45 du code de la famille, le tribunal n’était pas obligé de procéder lui-même aux calculs nécessaires, mais il pouvait renvoyer cette question devant les juridictions civiles (paragraphe 31 ci-dessus) en leur laissant le soin de décider si la maison entrait ou pas dans la masse commune, de déterminer, au besoin en recourant à une expertise, quels étaient les montants des investissements qui y avaient été apportés pendant l’activité illicite de B. et d’en soustraire la part étrangère à ces investissements, laquelle revenait uniquement à la requérante. Le tribunal ne l’a toutefois pas fait, et la requérante n’avait aucun moyen de l’y contraindre.

55. Par ailleurs, la Cour a déjà dit que, en principe, les personnes dont les biens sont menacés de confiscation doivent se voir conférer le statut de partie au procès dans le cadre duquel la confiscation peut être ordonnée (Silickienė c. Lituanie, no 20496/02, § 50, 10 avril 2012). Or, en l’espèce, la requérante n’a eu qu’un statut de témoin dans la procédure pénale concernant son mari et elle n’a pas joui de droits procéduraux qui lui auraient permis de combattre la thèse selon laquelle la maison avait été construite et aménagée grâce à des fonds d’origine illicite apportés par son mari (comparer avec Denisova et Moiseyeva c. Russie, no 16903/03, § 60, 1er avril 2010).

56. La Cour note que la requérante s’est pourvue en cassation contre le jugement de condamnation, mais la juridiction de cassation n’a pas répondu à ses griefs ni examiné la question du montant des investissements d’origine illicite réalisés dans la maison (voir, a contrario, par exemple, Aboufadda c. France (déc.), no 28457/10, § 29, avec les références qui y sont citées). Cette juridiction, comme du reste le juge unique qui a refusé de transmettre le pourvoi de la requérante pour examen par le présidium et les juridictions pénales qui ont ordonné la saisie sur le fondement de l’article 115 du CPP, se sont limités à indiquer que la requérante pouvait faire valoir ses droits en introduisant une action en mainlevée de la saisie devant les juridictions civiles (comparer les paragraphes 12, 13, 22 et 23 ci‑dessus).

57. La Cour relève que la requérante a effectivement exercé cette action le 22 mai 2012, à un moment où la saisie ordonnée sur le fondement de l’article 115 du CPP était en vigueur, puisque le jugement de condamnation n’avait pas encore été rendu. Le tribunal de Dmitrov a examiné l’action sur le fond et a ordonné la mainlevée de la saisie. Or la cour de Moscou, statuant en appel, a annulé ce jugement, estimant que les juridictions civiles n’étaient pas compétentes pour lever la saisie ordonnée sur le fondement de l’article 115 du CPP. La juridiction de cassation a confirmé à son tour l’incompétence des juridictions civiles pour examiner le grief de la requérante, mais sur un fondement différent. En effet, elle s’est basée sur le jugement de condamnation ayant établi que la maison avait bénéficié de certains investissements d’origine criminelle. Ainsi, l’action en mainlevée intentée par la requérante n’a pas été examinée sur le fond.

58. Il s’ensuit qu’aucune des juridictions internes n’a examiné la question du montant des fonds de provenance illicite investis dans la maison ni offert à la requérante une possibilité adéquate d’exposer sa cause et de défendre ses droits à l’égard d’une part de ce bien (voir, mutatis mutandis, Denisova et Moiseyeva c. Russie, no 16903/03, §§ 60-64, 1er avril 2010, ainsi que Rummi c. Estonie, no 63362/09, §§ 83-85 et 108, 15 janvier 2015).

59. La Cour conclut que la mesure d’aliénation litigieuse n’a donc pas été entourée des garanties procédurales suffisantes contre l’arbitraire requises par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

60. La requérante se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour défendre son droit de propriété à l’égard de la maison. Elle invoque l’article 13 de la Convention ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

61. Le Gouvernement combat cette thèse. Il considère que l’action en mainlevée de saisie prévue par l’article 442 du CPC constitue un recours effectif permettant aux personnes qui affirment être propriétaires d’un bien frappé par une saisie de défendre leurs droits sur ce bien.

62. La requérante réitère les arguments présentés par elle sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et estime qu’aucun des recours qu’elle a exercés ne s’est révélé effectif. Elle considère en particulier que si l’action en mainlevée de saisie constitue, en principe, une voie de recours effective, cela n’a pas été le cas en l’espèce, les tribunaux ayant refusé, de manière arbitraire selon elle, de statuer sur cette action.

63. La Cour relève que le grief tiré de l’article 13 est fondé sur les mêmes faits que ceux dont elle a eu à connaître dans le cadre du grief relatif à l’article 1 du Protocole no 1. Elle considère qu’elle a examiné la question juridique principale soulevée par la présente requête, de sorte que le grief tiré de l’article 13 se trouve absorbé par le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention auquel elle a abouti (paragraphe 59 ci‑dessus). Elle estime ainsi qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention (voir, par exemple, Barkanov c. Russie, no 45825/11, § 68, 16 octobre 2018).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Thèses des parties

65. La requérante réclame 25 000 EUR pour préjudice moral. En guise de réparation du préjudice matériel qu’elle allègue avoir subi, elle demande qu’il soit mis fin à la procédure d’exécution du jugement de condamnation dans sa partie concernant l’aliénation de la maison. Subsidiairement, elle sollicite une indemnisation correspondant à la valeur de la maison telle qu’estimée dans le cadre de la procédure d’exécution du jugement, soit 36 941 092 RUB (l’équivalent d’un peu moins de 490 000 EUR à la date des observations ; paragraphe 24 ci-dessus).

66. Le Gouvernement estime que, à partir du moment où la maison reste en la possession de la requérante, il n’y a pas lieu de lui allouer quelque somme que ce soit pour dommage matériel et que, en tout état de cause, l’ordonnance d’aliénation est compatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1. Il considère de même qu’aucune somme ne devrait être versée à la requérante pour dommage moral.

2. Appréciation de la Cour

67. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique, au regard de la Convention, de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée. La Cour rappelle également que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée.

68. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 procède de ce que la privation du bien de la requérante n’a pas été entourée des garanties procédurales requises et, en particulier, de ce que les juridictions internes n’ont pas examiné les prétentions de l’intéressée. La Cour estime qu’elle ne peut pas spéculer sur les conclusions auxquelles les tribunaux seraient parvenus s’ils avaient permis à la requérante d’exposer sa cause d’une manière compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 et de défendre, dans une procédure contradictoire, ses droits à l’égard de la maison. Elle ne peut, a fortiori, spéculer sur le calcul du montant correspondant à la part de la maison étrangère aux investissements d’origine illicite qui y ont été réalisés.

69. La Cour considère que, dans ces circonstances, les juridictions internes sont les mieux placées pour apprécier, sur la base des preuves soumises par les parties, quels ont été les montants concrets des investissements réalisés dans la maison pendant la période au cours de laquelle le mari de la requérante a exercé son activité délictueuse, et quel serait le montant correspondant à la part de la maison qui reviendrait à celle‑ci (mutatis mutandis, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010, Lenchenkov et autres c. Russie, nos 16076/06 et 3 autres, § 37, 21 octobre 2010, et East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 260-264, 23 janvier 2014). Pour ces raisons, la Cour ne peut pas allouer à la requérante la somme demandée.

70. En outre, la Cour tient compte du fait que, en vertu de l’article 392 du CPC (paragraphe 38 ci-dessus), le constat par elle d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles constitue un fondement permettant le réexamen de l’affaire concernée à la lumière de ses conclusions. Par ailleurs, il ne semble pas qu’un réexamen de la cause de la requérante puisse être préjudiciable aux intérêts légitimes de la victime de l’escroquerie, puisqu’il laisserait intacte l’obligation des personnes condamnées de réparer le dommage causé à la victime en vertu du jugement du 4 juin 2012 et que seul le mode de l’exécution du jugement pourrait varier (voir, a contrario, Almeida Santos c. Portugal (satisfaction équitable), no 50812/06, §§ 11-12, 27 juillet 2010, et le bilan d’action du gouvernement français dans l’affaire Lagardère c. France, no 18851/07, 12 avril 2012, document DH‑DD(2013)180F). Dans ces circonstances, la Cour estime qu’un tel réexamen constitue en l’occurrence le moyen le plus approprié pour remédier à la violation constatée (voir également, mutatis mutandis, Denisova et Moiseyeva c. Russie (satisfaction équitable), no 16903/03, § 14, 14 juin 2011, Vulakh et autres c. Russie, no 33468/03, § 54, 10 janvier 2012, Malikov et Oshchepkov c. Russie (comité), no 42981/06, § 39, 12 novembre 2015).

Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette la demande de la requérante pour préjudice matériel.

71. Par ailleurs, la Cour estime que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au dommage moral, au vu des circonstances de l’espèce, et notamment compte tenu du fait que la requérante continue à habiter la maison.

B. Frais et dépens

72. La requérante demande 203 000 RUB (l’équivalent de 2 700 EUR à la date des observations) pour les honoraires de Me Maslennikova, l’avocate qui l’a représentée et assistée devant les tribunaux internes, ainsi que 200 000 RUB (l’équivalent de 2 660 EUR) pour les honoraires de Me Voskobitova, son avocate devant la Cour. Enfin, elle réclame 40 000 RUB (l’équivalent de 532 EUR) pour les frais relatifs à l’établissement, en mars 2015, d’un rapport concernant l’état de certaines parties de la maison.

73. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter l’intégralité de ces demandes comme non étayées ou non liées à la présente affaire.

74. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 371, CEDH 2017 (extraits), avec les références qui y sont citées). Les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).

75. En l’espèce, la Cour observe que les frais correspondant à la représentation et à l’assistance de la requérante devant les instances internes assurées par Me Maslennikova ne se rapportent que partiellement à un travail juridique fourni en lien avec le grief de l’intéressée. Compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour décide d’allouer à la requérante 1 000 EUR à ce titre.

76. Quant aux honoraires de Me Voskobitova, la Cour constate qu’en vertu de la convention d’honoraires signée par elle, la requérante est dans l’obligation de payer la somme demandée. En conséquence, elle lui accorde cette somme.

77. En ce qui concerne enfin les frais relatifs à l’établissement du rapport susmentionné, la Cour note qu’aucun justificatif n’a été produit et, surtout, qu’il n’y a aucun lien entre ce document et la violation constatée. Elle rejette donc cette demande.

78. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 660 EUR (trois mille six cent soixante euros) pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-192463
Date de la décision : 16/04/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : BOKOVA
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VOSKOBITOVA M.R.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award