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26/06/2018 | CEDH | N°001-184427

CEDH | CEDH, AFFAIRE S.C. SCUT S.A. c. ROUMANIE, 2018, 001-184427


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. SCUT S.A. c. ROUMANIE

(Requête no 43733/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2018

DÉFINITIF

26/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S.C. Scut S.A. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūr

is,
Iulia Motoc,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du ...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. SCUT S.A. c. ROUMANIE

(Requête no 43733/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2018

DÉFINITIF

26/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S.C. Scut S.A. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 mars et 29 mai 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43733/10) dirigée contre la Roumanie et dont une société commerciale de cet État, S.C. Scut S.A. (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me M. Veriotti, avocate à Constanţa. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la requérante se plaignait d’une atteinte à son droit au respect de ses biens, en raison du redressement fiscal infligé par les autorités fiscales, qu’elle qualifiait d’arbitraire.

4. Le 19 mai 2014, ce grief a été communiqué au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante, S.C. Scut S.A., est une société commerciale de droit roumain créée en 1991 et ayant son siège à Constanţa.

6. En 2000, l’Agence nationale des ressources minérales (« l’agence nationale ») délivra à la requérante une licence d’exploitation du sable du Danube (km 307-308), la redevance minière étant fixée à 2 % de la valeur du sable extrait. Cette licence ne fit cependant pas l’objet d’une approbation par le gouvernement roumain, alors que tel aurait dû être le cas en application de l’article 11 de la loi no 61/1998 sur les mines (paragraphe 19 ci-dessous).

7. En 2003 la nouvelle loi no 85/2003 sur les mines entra en vigueur. Elle prévoyait dans son texte initial, ainsi que dans celui modifié en 2004, la hausse des taux des redevances minières. Ces nouveaux taux étaient applicables dans certaines conditions prévues par la loi, qui instituait en outre un régime différencié pour les licences approuvées par le gouvernement avant l’entrée en vigueur de la loi, d’une part, et des licences qui n’avaient pas fait l’objet d’une telle approbation, de l’autre (paragraphe 20 ci-dessous).

8. En janvier 2007, la Direction générale des finances publiques (« la direction générale ») décida de diligenter un contrôle fiscal à l’égard de la requérante pour la période 2004‑2006. Le rapport de contrôle établi à l’issue de ce contrôle concluait que l’intéressée s’était acquittée correctement de ses obligations fiscales, y compris de la redevance minière de 2 %.

9. En septembre 2007, l’agence nationale délivra à la requérante un permis d’exploitation pour une quantité supplémentaire de sable (km 309). La redevance minière fut fixée à 6 % de la valeur du sable extrait. Conformément à la loi sur les mines, ce permis était valable pour une période fixe d’un an (paragraphe 20 ci-dessous).

10. En janvier 2009, la direction générale décida de procéder à un nouveau contrôle fiscal. Le rapport établi à l’issue de celui-ci concluait que, du 1er janvier 2007 au 30 septembre 2008, la requérante avait irrégulièrement calculé et versé la redevance minière. Il estimait que, en application de la législation sur les mines, la requérante aurait dû s’acquitter d’une redevance sur la valeur du sable extrait de 6 % pour la période comprise entre le 1er janvier 2007 et le 30 septembre 2007, et de 10 % pour celle comprise entre le 1er octobre 2007 et le 30 septembre 2008, au lieu de 2 %, pour la licence, et de 10 % pour la période comprise entre le 1er avril 2008 et le 30 septembre 2008, au lieu de 6 %, pour le permis, respectivement. Par conséquent, la direction générale dressa un
procès-verbal de contrôle fiscal à l’encontre de la requérante et lui infligea un redressement fiscal de 43 788 lei roumains (RON), à savoir environ 10 000 euros (EUR), dont environ un quart au titre des majorations de retard.

11. En mars 2009, l’agence nationale effectua elle aussi un contrôle de l’activité de la requérante, au terme duquel elle conclut que cette dernière respectait la législation sur les mines, y compris en ce qui concernait le calcul et le versement de la redevance de 2 % pour la licence et de 6 % pour le permis.

12. Le 27 mars 2009, la requérante saisit le tribunal départemental de Constanţa d’une demande en annulation du procès-verbal de contrôle fiscal (paragraphe 10 ci-dessus). À l’appui de sa demande, elle exposait principalement qu’elle avait correctement calculé et versé la redevance minière. Elle ajoutait que ce mode de calcul avait été confirmé par la direction générale et par l’agence nationale à l’issue de leurs contrôles respectifs réalisés en 2007 et en 2009 (paragraphes 8 et 11 ci-dessus). Par ailleurs, elle indiquait qu’elle ne s’était pas vu notifier, de la part de l’agence nationale, de demande de renégociation des conditions d’exploitation, et elle précisait qu’une telle notification était pourtant prévue par l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 101/2007 (paragraphe 22 ci-dessous).

13. Par un jugement du 6 juillet 2009, le tribunal rejeta l’action de la requérante. Après avoir constaté que la licence n’avait pas été approuvée par le Gouvernement, le tribunal estima que, en application de la législation sur les mines, la requérante avait l’obligation de verser une redevance de 6 % pour la période comprise entre le 1er janvier 2007 et le 30 septembre 2007. Il s’exprima comme suit :

« Étant donné que [la société S.C. Scut S.A.] n’était pas titulaire d’une licence entrée en vigueur, elle devait verser une redevance de 6 %, comme prévu par la loi, et non pas une redevance de 2 %, comme prévu par la licence ».

Le tribunal constata aussi que les dispositions de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 101/2007 étaient applicables pour la période comprise entre le 1er octobre 2007 et le 30 septembre 2008, et donc que la redevance y afférente à verser pour la licence, ainsi que pour le permis, était de 10 % (paragraphe 22 ci-dessous).

14. La requérante forma un recours contre ce jugement. À l’appui de ses dires, elle réitérait ses arguments, et elle signalait que l’agence nationale, en tant qu’autorité compétente pour vérifier le respect de la législation sur les mines, avait confirmé le respect de cette législation, ainsi que le mode de calcul de la redevance. Elle estimait par conséquent que l’interprétation différente de la législation à laquelle deux institutions étatiques auraient procédé était source d’insécurité juridique.

15. Par un arrêt définitif du 17 décembre 2009, la cour d’appel de Constanţa rejeta le recours au motif que la redevance dont la requérante devait s’acquitter n’était pas celle prévue par les autorisations d’exploitation (la licence et le permis), mais celle établie par les actes normatifs qui avaient modifié la loi no 85/2003 (paragraphe 20 ci-dessous). Elle jugea que les conclusions de l’agence nationale étaient correctes, mais que, pour les motifs susmentionnés, la redevance était celle prévue par la loi, telle que calculée par la direction générale. Elle s’exprima dans les termes suivants :

« La cour [d’appel] constate que les allégations [de la société S.C. Scut S.A.] concernant l’agence [nationale] et son rôle sont avérées, mais que, en ce qui concerne les redevances, celles-ci sont établies uniquement par la loi, laquelle a été appliquée correctement par la direction [générale] ».

La cour d’appel écarta l’argument tiré de l’absence de notification d’une demande de renégociation au motif que la licence de la requérante (paragraphe 6 ci-dessus) ne pouvait pas faire l’objet d’une telle procédure, puisque n’ayant pas été approuvée par le Gouvernement.

16. Par la suite, la requérante poursuivit son activité d’exploitation du sable et versa une redevance de 2 %, comme prévu par la licence (paragraphe 6 ci-dessus).

La direction générale engagea un contrôle fiscal en décembre 2010, concernant la période allant du 1er octobre 2008 au 30 septembre 2010 (le premier semestre 2009 inclus). Le rapport établi à l’issue de ce contrôle concluait que le taux de 2 %, retenu par la requérante pour le versement de la redevance, était correct.

17. Ultérieurement, l’activité de la requérante fit de nouveau l’objet d’un contrôle de la part de la direction générale en 2014, concernant le premier semestre 2009. Les conclusions de la direction générale furent similaires à celles auxquelles cette dernière était parvenue en 2009 (paragraphe 10 ci-dessus).

18. Ces conclusions furent cependant invalidées par les juridictions nationales, en première instance par le tribunal de Constanţa, le 23 décembre 2015, et ensuite en deuxième instance par la cour d’appel de Constanţa, le 21 septembre 2016. Dans leurs décisions, ces juridictions estimèrent que la redevance dont la requérante devait s’acquitter n’était pas celle prévue par les actes normatifs qui avaient modifié la loi no 85/2003 (paragraphe 20 ci‑dessous), mais celle établie par la licence d’exploitation, et elles précisèrent que le taux de cette dernière redevance restait inchangé en l’absence d’une renégociation des conditions d’exploitation, dont l’initiative était du ressort de l’agence nationale. La cour d’appel s’exprima comme suit :

« À l’instar du tribunal, la cour [d’appel] estime que l’application de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 101/2007 en ce qui concerne la redevance à verser est conditionnée par la renégociation de la licence et la conclusion d’un acte additionnel y relatif entre l’autorité nationale et le titulaire, procédure qui n’a pas été respectée.

La cour [d’appel] estime que le nouveau taux de la redevance ne peut pas être établi d’office par l’autorité fiscale, puisque l’obligation d’engager la procédure de renégociation incombait à l’agence nationale, laquelle devait notifier au titulaire la date de la renégociation et les modifications y afférentes ; dans ces circonstances, le non-paiement de la redevance majorée ne peut pas être imputé au titulaire. »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. La loi no 61/1998 sur les mines (legea minelor), alors en vigueur à l’époque de la délivrance de la licence d’exploitation à la requérante, prévoyait en son article 11 qu’une licence d’exploitation des ressources minérales entrait en vigueur après son approbation par le gouvernement.

20. Cette loi a été abrogée le 27 mars 2003 par la loi no 85/2003, qui, en son article 21, disposait que la date d’entrée en vigueur d’une telle licence était la date de la publication dans le Moniteur officiel de l’arrêté gouvernemental portant approbation de ladite licence.

Conformément à la nouvelle loi, la différence entre une licence d’exploitation et un permis d’exploitation résidait dans le fait que la licence donnait le droit de déployer des activités minières dans un certain périmètre et était délivrée pour une longue période (maximum 20 ans), tandis que le permis d’exploitation était délivré pour un an et pour une quantité déterminée de matière qui pouvait être extraite.

En outre, l’article 45 de la loi no 85/2003 a modifié le taux des redevances minières, le faisant passer de 2 % à 6 %. Selon cet article, ce taux était applicable dès l’entrée en vigueur de la loi, et les titulaires des licences devaient transmettre à l’autorité compétente les documents nécessaires pour le calcul de la redevance.

Quant à l’article 60 de la loi no 85/2003, il précisait que les termes des licences d’exploitation accordées avant l’entrée en vigueur de la loi et approuvées ou en attente d’approbation par le gouvernement restaient valables pendant toute leur durée, dans les conditions dans lesquelles elles avaient été octroyées. Cet article a été modifié le 25 juin 2004, dans le sens où les termes des licences accordées avant l’entrée en vigueur de la loi restaient valables uniquement si celles-ci avaient été approuvées par le gouvernement.

21. Par ailleurs, d’après l’ordre no 74 de l’agence nationale, en date du 29 mars 2004, portant approbation des instructions d’application de la loi no 85/2003, la redevance due était celle fixée dans la licence d’exploitation établie conformément aux lois en vigueur au moment de sa délivrance. Ce texte est resté en vigueur jusqu’au 27 décembre 2007, date à laquelle, à la suite de l’adoption de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 101/2007 (paragraphe 22 ci-dessous), les instructions techniques concernant les modalités de calcul de la redevance ont été légèrement modifiées.

22. Au vu des conditions spécifiques prévues par l’article 115 de la Constitution roumaine concernant la délégation législative et en justifiant l’urgence de l’adoption par « la nécessité d’uniformiser le plus rapidement possible les taxes et redevances dues à l’État pour la concession des activités minières », le Gouvernement a adopté l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 101/2007, entrée en vigueur le 11 octobre 2007, qui a relevé le plafond de la redevance de 6 % à 10 % de la valeur des ressources exploitées pour toutes les licences, avec application dès son entrée en vigueur.

Concernant les licences octroyées ayant fait l’objet d’une approbation par arrêté gouvernemental, l’ordonnance prévoit qu’elles restent valables, sauf si les parties conviennent de leur modification, par le biais d’un acte additionnel.

S’agissant des licences n’ayant pas fait l’objet d’une approbation par arrêté gouvernemental, l’ordonnance prévoit la notification au titulaire de la licence, de la part de l’agence nationale, d’une demande en vue d’une renégociation pour mise en conformité avec les nouvelles dispositions.

23. D’après la législation sur les mines et l’arrêté du Gouvernement no 756/2003, l’agence nationale est l’organe compétent pour appliquer les dispositions légales régissant la matière. Elle établit les clauses des licences et des permis d’exploitation des ressources minérales, délivre ces licences et permis, fixe les conditions d’exploitation et surveille, entre autres, le calcul de la redevance minière.

L’agence nationale ainsi que les autorités financières publiques sont chargées de vérifier les dates et les informations sur la base desquelles les taxes et les redevances minières sont calculées.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

24. La requérante allègue que la redevance établie dans la licence et le permis d’exploitation délivrés par l’agence nationale a été arbitrairement majorée par la direction générale, et ce, selon elle, en méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

25. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

26. La requérante considère que le redressement fiscal infligé par la direction générale était arbitraire, et, à cet égard, elle critique, entre autres, l’insécurité juridique du cadre législatif provoquée par l’interprétation différente des mêmes dispositions normatives à laquelle deux autorités étatiques se seraient livrées.

27. Le Gouvernement considère que l’ingérence dénoncée était légale, car basée sur des normes claires et prévisibles. À ce sujet, il indique que l’adoption de la réglementation portant majoration des redevances minières poursuivait un but d’intérêt général, à savoir la collecte des fonds budgétaires, et entrait, dans ce contexte, dans l’ample marge d’appréciation dont l’État aurait disposé en la matière. Il ajoute que la mesure litigieuse était proportionnée, car le montant imposé à la requérante n’aurait pas été excessif et n’aurait affecté ni son patrimoine ni la poursuite de son activité.

28. Le Gouvernement considère aussi que, en tant que professionnelle, la requérante ne peut pas tirer argument de sa propre méconnaissance des lois dans son domaine d’activité, même dans les situations caractérisées par une interprétation ou une application erronées des dispositions légales par certaines autorités publiques.

29. La Cour note que la requérante bénéficie d’un intérêt patrimonial, puisqu’elle est titulaire, depuis 2000, d’une licence d’exploitation dont la redevance a été établie à 2 % et, depuis 2007, d’un permis d’exploitation dont la redevance a été fixée à 6 % (paragraphes 6 et 8 ci-dessus). Elle souligne que cet intérêt patrimonial a le caractère d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 51, série A no 222).

30. Aux yeux de la Cour, il faut voir dans l’ingérence dénoncée en l’espèce – à savoir l’ingérence dans le droit de propriété de la requérante que représente la majoration de la redevance imposée par la direction générale avec effet au 1er janvier 2007 – une forme de réglementation de l’usage des biens, dans l’intérêt général « pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions », laquelle relève de la règle énoncée au second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Megadat.com SRL c. Moldova, no 21151/04, § 65, CEDH 2008). Il convient donc d’examiner si cette ingérence était légale.

31. La Cour rappelle que, pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, elle doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller
au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’État et leur mise en œuvre. À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 151, CEDH 2004‑V).

32. À ce sujet, la Cour redit que, si elle jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 108, CEDH 2000‑I), elle peut en revanche vérifier si la base légale de l’ingérence satisfait les exigences de la Convention quant à la qualité de la loi (Driha c. Roumanie, no 29556/02, § 31, 21 février 2008). En effet, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention (voir, par exemple, Yaşar Holding A.Ş. c. Turquie, no 48642/07, § 91, 4 avril 2017).

33. La Cour rappelle ensuite que le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006‑VIII). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 109, 20 janvier 2009). Leur contenu ou leur application par les autorités ou les juridictions nationales ne doivent pas être contradictoires (voir, parmi d’autres affaires portant sur les effets sur le droit de propriété du requérant d’une interprétation contradictoire des questions fiscales essentielles faite par les autorités internes, Shchokin c. Ukraine, nos 23759/03 et 37943/06, § 56, 14 octobre 2010).

34. La Cour rappelle que, dans une affaire issue d’une requête individuelle, il lui faut se borner à l’examen du cas concret dont elle a été saisie. Sa tâche ne consiste point à contrôler in abstracto la loi applicable en l’espèce au regard de la Convention, mais à rechercher si la manière dont elle a été appliquée au requérant ou a touché celui-ci a enfreint la Convention (Kanaginis c. Grèce, no 27662/09, § 51, 27 octobre 2016).

35. En l’espèce, la Cour constate que la redevance était établie dans chacune des autorisations d’exploitation (la licence et le permis), délivrées à la requérante. Ce point n’a d’ailleurs jamais été contesté par la direction générale. Par ailleurs, l’agence nationale, l’autorité compétente pour contrôler l’application de la législation sur les mines, a confirmé en 2009 le taux de ces redevances (paragraphe 11 ci-dessus).

36. Les deux autorités susmentionnées, compétentes l’une et l’autre pour procéder au contrôle du calcul et du versement des redevances dues en vertu des autorisations d’exploitation, sont arrivées, en procédant à des contrôles indépendants portant sur les mêmes périodes, à des conclusions contradictoires. Ainsi, après que la direction générale eut conclu, début 2009, que la requérante n’avait pas calculé de manière correcte les redevances dues (paragraphe 10 ci-dessus), l’agence nationale conclut, peu de temps après, que la requérante avait respecté la législation applicable (paragraphe 11 ci-dessus).

37. En outre, la Cour constate que la direction générale elle-même afficha successivement deux attitudes différentes. Ainsi, après le contrôle qu’elle avait diligenté en janvier 2009, où elle avait conclu à une violation des dispositions légales en vigueur par la requérante, elle constata plus tard, en décembre 2010, que la requérante respectait la législation, malgré le fait que celle-ci avait continué à exploiter le sable en vertu de la même licence (paragraphe 6 ci-dessus) et à verser une redevance inchangée de 2 %. La même question fiscale s’est posée de nouveau en 2014, lors d’un nouveau contrôle fiscal effectué par la direction générale, concernant le premier semestre 2009 (paragraphe 17 ci-dessus), où la direction constata à nouveau le non-respect de la législation par la requérante, alors que celle-ci s’acquittait toujours de la redevance calculée au même taux qu’auparavant.

38. Au niveau des juridictions amenées à se prononcer sur cette question, la Cour constate que celles-ci n’ont pas davantage contribué à clarifier la situation. Ainsi, alors que la procédure judiciaire engagée par la requérante en 2009 pour contester la décision de la direction générale lui imposant un redressement fiscal (paragraphe 10 ci-dessus) aboutit, le 17 décembre 2009, à un arrêt de la cour d’appel de Constanţa qui conclut à l’application des taux légaux (paragraphe 15 ci-dessus), la même cour arriva à la conclusion, le 21 décembre 2016, que les taux applicables étaient ceux prévus dans la licence d’exploitation (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour constate partant une contradiction dans la motivation des juridictions.

39. Eu égard à ces circonstances, la Cour doute que l’application dans le cas de la requérante des dispositions légales relatives au taux de la redevance correspondant aux activités d’exploitation minière, ainsi que de celles relatives à la procédure de renégociation des conditions d’exploitation, puisse être considérée comme « prévisible » et comme répondant à l’exigence de « sécurité juridique ».

40. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la décision de la direction générale, confirmée par la cour d’appel, de relever d’office le taux de la redevance est intervenue de manière arbitraire et guère prévisible sur le plan du droit interne et, par conséquent, de manière incompatible avec le droit au respect des biens de la requérante. La Cour rappelle que c’est à l’État qu’il incombe d’assumer le risque d’une faute des pouvoirs publics et qu’il ne faut pas y remédier aux dépens de la personne touchée, surtout lorsqu’aucun autre intérêt privé concurrent n’est en jeu (voir Romankevič c. Lituanie, no 25747/07, §§ 38-39, 2 décembre 2014, et, mutatis mutandis, Tomina et autres c. Russie, nos 20578/08 et 19 autres, § 39, 1er décembre 2016).

41. Une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.

42. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

43. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

44. La requérante réclame 14 492,36 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Cette somme, détaillée et justifiée dans un rapport d’expertise soumis par elle, correspond au montant payé au titre du redressement fiscal, ainsi qu’à un montant de 4 023,52 EUR représentant les intérêts calculés selon le taux d’intérêt de référence de la Banque nationale de Roumanie.

45. La requérante n’a pas soumis de demande pour dommage moral dans le délai imparti par la Cour.

46. Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante.

Par ailleurs, il estime que, en cas d’octroi d’une somme pour dommage matériel, l’actualisation du montant payé par la requérante au titre du redressement fiscal devrait être faite en fonction du taux d’inflation : le montant de la créance de la requérante ainsi réactualisée serait de 14 102,12 EUR.

47. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI).

48. Aussi, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 14 200 EUR pour dommage matériel.

B. Frais et dépens

49. La requérante demande également 6 200 lei roumains (RON), soit environ 1 400 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle présente à l’appui de sa demande des récépissés attestant le paiement des honoraires d’avocat.

50. Le Gouvernement conteste la somme réclamée par la requérante au titre des frais et dépens, la qualifiant d’excessive et injustifiée.

51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 400 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 14 200 EUR (quatorze mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

ii. 1 400 EUR (mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 juin 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-184427
Date de la décision : 26/06/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : S.C. SCUT S.A.
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VERIOTTI M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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